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Assemblée nationale

COMPTE RENDU
ANALYTIQUE OFFICIEL

Session ordinaire de 2003-2004 - 64ème jour de séance, 164ème séance

3ème SÉANCE DU MARDI 24 FÉVRIER 2004

PRÉSIDENCE de Mme Hélène MIGNON

vice-présidente

Sommaire

      RESPONSABILITÉS LOCALES (suite) 2

      QUESTION PRÉALABLE 2

      ORDRE DU JOUR DU MERCREDI 25 FÉVRIER 2004 26

La séance est ouverte à vingt et une heures trente.

RESPONSABILITÉS LOCALES (suite)

L'ordre du jour appelle la suite de la discussion du projet de loi, adopté par le Sénat, relatif aux responsabilités locales.

QUESTION PRÉALABLE

Mme la Présidente - J'ai reçu de M. Jean-Marc Ayrault et des membres du groupe socialiste une question préalable déposée en application de l'article 91, alinéa 4, de notre Règlement.

M. Jean-Pierre Balligand - L'objet d'une question préalable est de « faire décider qu'il n'y a pas lieu à délibérer ». La tâche que j'ai choisie n'est donc pas des plus simples, puisque je milite pour la décentralisation depuis de nombreuses années. J'ai néanmoins l'ambition de vous convaincre de plier vos tablettes et de repartir illico dans vos circonscriptions ! (Sourires) J'ai en effet la conviction profonde que ce projet de loi n'a pas été préparé comme il aurait dû l'être, surtout pour remplir l'ambition monumentale affichée par le Premier ministre : s'inscrire dans la lignée des précurseurs de la décentralisation que furent François Mitterrand, Pierre Mauroy et Gaston Defferre et construire rien moins que « l'acte II » de la décentralisation.

C'est en tant que porteur de la parole socialiste dans ce débat, mais aussi en tant que co-président, avec Adrien Zeller, de l'Institut de la décentralisation - j'insiste sur cette double casquette car je ne compte pas m'exprimer seulement en partisan, mais aussi au nom des pratiquants convaincus de la décentralisation - que je dois vous dire que le résultat est loin d'être à la hauteur. Certes, on peut trouver des dispositions de bon sens ou d'intention louable dans ce projet, que les promoteurs historiques de la décentralisation n'auraient pas reniées. En revanche, il transparaît une volonté politique d'ignorer des pans entiers de l'organisation territoriale française - à commencer par les établissements publics de coopération intercommunale, mais pas seulement - qui risque de placer notre pays en porte-à-faux face aux évolutions institutionnelles du reste de l'Union européenne et qui ôte tout sens au projet.

Ce sont les lois Joxe de 1992 et Chevènement de 1999 qui ont mis en place les outils de l'intercommunalité à fiscalité propre. Les années ont prouvé la qualité de ces dispositifs et, le 1er janvier 2003, 48,8 millions de Français dépendaient d'un des 2 360 groupements de communes à fiscalité propre ! L'avenir appartient de toute évidence à ces nouvelles formes d'association qui balaient les anciens découpages administratifs. L'élu francilien que vous êtes, Monsieur le ministre, sait qu'il y a encore un travail important à accomplir en région parisienne !

M. Patrick Devedjian, ministre délégué aux libertés locales - A cause de Paris !

M. Jean-Pierre Balligand - Pas seulement ! Il est loin d'être simple d'allier des villes de départements pauvres, comme la Seine-Saint-Denis, ou riches, comme les Hauts-de-Seine. Les décisions doivent donc être prises au plus près des bassins de vie : ce sont les nouveaux territoires pertinents de l'action locale, et ils bénéficient du soutien implicite de nos concitoyens.

Nous pouvions penser que ce mouvement intercommunal allait être sacralisé, dans une démarche institutionnellement reconnue. C'est ce que pense aussi le rapporteur, qui ne redoute pas d'écrire qu'il est « nécessaire de travailler dès aujourd'hui à l'élaboration d'un acte III de la décentralisation, qui devra porter sur l'intercommunalité ». Cette phrase vaut aveu de la part de la majorité, en même temps qu'elle décrédibilise la présente réforme...

M. le Ministre délégué - Pas du tout !

M. Jean-Pierre Balligand - Le fait que le président de l'ADCF, Marc Censi, n'ait pas été associé aux discussions est éloquent...

Plus généralement, notre organisation territoriale devrait être modifiée pour s'articuler autour de la région, d'une part, de l'agglomération et du pays, d'autre part. La France, avec ses 36 000 communes et sa centaine de départements, souffre d'un déficit de grandes agglomérations par rapport à ses voisins européens. Son échelle régionale n'est pas assez importante pour concurrencer, en termes économiques, les Länder allemands ou les régions italiennes. La région est oubliée par votre projet, alors que le temps était venu d'en faire une grande scène politique, un espace de démocratie et de citoyenneté et, pour tout dire, l'échelon majeur de la décentralisation. Son entrée dans la Constitution a certes été une promotion, mais aussi un effet d'optique. Dans la réalité, c'est aux départements que sont transférées le plus de compétences concrètes. Il n'est d'ailleurs pas sûr que ces derniers ne soient pas vite asphyxiés par leurs nouvelles charges, compte tenu du désengagement croissant de l'Etat. Il est urgent de conforter l'échelon régional en renforçant sa dimension politique et démocratique, mais aussi ses compétences et ses moyens : la région est en effet le niveau adéquat pour l'exercice d'un grand nombre de compétences stratégiques. Si vous aviez vraiment voulu rendre la décentralisation à la fois efficace et compréhensible pour les citoyens - et ce sont bien là deux défis essentiels -, vous auriez dû orienter la décentralisation vers les niveaux régional et intercommunal.

En ce qui concerne la répartition des responsabilités, la nécessité d'une clarification vous a totalement échappé. Une remise à plat était pourtant impérative : l'enchevêtrement des compétences nuit à leur maîtrise et à leur connaissance par les citoyens. Comment exiger qu'ils se déplacent en masse pour aller voter, s'ils ne savent ni qui agit au niveau local, ni pourquoi, ni comment ? Après vingt années de pratique, il fallait commencer par dresser un bilan de l'exercice des compétences issues des lois Defferre, pour mettre un terme à la confusion croissante, et non pas continuer à empiler des strates ! Exception faite de la commune, qui opère une délégation volontaire de compétences à l'intercommunalité, il aurait mieux valu réviser, voire supprimer la clause de compétence générale afin de désigner clairement, pour chaque compétence, une collectivité responsable. L'un des effets aurait dû être de faire de la région l'unique détenteur de la compétence économique, l'intercommunalité ayant un rôle d'opérateur. La plupart des conseils généraux disposent d'agences de développement économique, mais la région est le seul échelon de taille suffisante et qui permette la connexion avec les universités, la recherche-développement et les pôles technologiques. Le « chef-de-filat » - quel vilain mot ! - instauré par le projet de loi va dans le bon sens, mais il ne sera pas suffisant pour effacer les effets néfastes de la compétition économique actuelle entre régions, départements et agglomérations, qui fragilise les stratégies d'attractivité et épuise les énergies locales. A l'inverse, dans le domaine social, le département a pleinement vocation à s'articuler avec la commune. On a essayé, par le passé, de donner la compétence sociale aux régions. Ce fut un échec.

Il ne s'agit pas de hiérarchiser les collectivités locales - encore qu'il ne serait pas mauvais de réfléchir à un mode d'organisation qui est en vigueur dans la plupart des grandes démocraties européennes - mais d'opérer une distribution plus efficace des compétences, seule capable de clarifier l'identification des acteurs locaux pour les citoyens mais aussi de mettre un frein à la concurrence coûteuse que se livrent les collectivités entre elles, et donc d'assurer mieux le développement des territoires. Non seulement les citoyens ont besoin de connaître et de sanctionner, mais ils exigent des politiques plus efficaces, moins dispendieuses et mieux évaluées.

Ce que nous, militants de la décentralisation, pouvions attendre de votre arsenal législatif, c'est une clarification des institutions, adaptée aux réalités et aux enjeux et respectueuse de l'évolution des territoires, la coopération intercommunale n'étant pas autre chose qu'une conséquence spontanée de la recherche d'efficacité au niveau local, et une volonté claire de rendre l'organisation territoriale plus lisible. Or, que voyons-nous émerger, au terme d'une année et demie ? Des destinées éparses : une région modestement bénéficiaire, un département conforté, une ville poliment délaissée, des communautés reléguées dans les limbes... Il paraît presque indécent de parler d' « acte II » de la décentralisation ! Après tant d'incantations, tant d'air brassé (Exclamations sur les bancs du groupe UMP), le constat est celui d'un décalage flagrant entre les promesses et les actes.

Le contraste est d'ailleurs saisissant entre les termes employés ici même par le Premier ministre dans sa déclaration de politique générale, le 3 juillet 2002, et le présent projet.

Au lieu de bâtir « une République des proximités, unitaire et décentralisée », la réforme aboutit à une France des individualités, divisée et déséquilibrée. Elle devait s'appuyer sur deux piliers, « le pilier régional qui a pour vocation la cohérence et la programmation » et « le pilier de la proximité qui relève de l'échelon départemental et de l'intercommunalité ». Mais le Gouvernement accouche d'une organisation bancale, d'une sorte de « dahu institutionnel »... (Sourires) Nous aurions dû nous en douter : l'intercommunalité avait déjà disparu du discours de clôture des Assises des libertés locales à Rouen, le 28 février 2003, discours tout entier à la gloire de la région et du département, à un an, il est vrai, des élections régionales et cantonales, qui mobilisent aujourd'hui la moitié du Gouvernement.

J'aurais préféré que le projet bâti sur le concept aussi vide que rebattu de la proximité, donne plus de place et de contenu à la notion de citoyenneté.

Quand nous avons connu une crise politique comme celle du 21 avril 2002, quand un Premier ministre et un Président de la République sortants n'ont atteint respectivement que 16 et 20 % des suffrages, nous voyons la faillite de tout un système de représentation. J'en vois pour preuve le recul continuel de la participation, y compris aux scrutins réputés les plus mobilisateurs, comme les présidentielles ou les municipales.

M. René Dosière - Les municipales aussi, en effet !

M. Jean-Pierre Balligand - J'ai étudié l'évolution des taux de participation aux élections régionales, cantonales et municipales dans notre pays, de manière à observer l'impact de la décentralisation à la française sur l'implication des citoyens dans la vie locale. Il faut regarder la vérité en face. Or le constat est alarmant ! La participation aux élections municipales est plus basse en 2001 qu'en 1959, avec une chute radicale et continue à partir de 1977. Au premier tour de scrutin, elle passe de 79 % à 78 % en 1983, à 73 % en 1989, à 69 % en 1995, pour finir à 67 % en 2001. Pour les élections régionales, le constat est encore plus flagrant et la dégradation plus dramatique : 78 % en 1986, 69 % en 1992, 58 % en 1998. Quant aux élections cantonales, malgré une évolution contrastée entre milieu urbain et milieu rural, la tendance est identique : on vote moins en 2001 qu'en 1982 et la participation au second tour, qui était de 62 % en 1992, n'était plus que de 55 % en 1998. Ainsi, le transfert de pouvoir de l'Etat jacobin vers les instances territoriales s'est accompagné d'une perte de légitimité démocratique de ces institutions.

Cet éloignement du citoyen a quelque chose de paradoxal : les Français votent moins, tout en réclamant des élus toujours plus proches de leurs préoccupations. Ouvriers et employés étaient respectivement 70,5 % et 62,5 % à estimer en 1978 que « les hommes politiques ne se préoccupent pas des gens » ; ils étaient 86,5 % et 86 % à le penser en 2002.

A l'heure où il faut craindre qu'un vent de libéralisme accentue les inégalités, il est plus que jamais vital de renforcer le contrôle et la participation des citoyens. Tel est l'enjeu crucial que représente l'épanouissement de la démocratie locale, à tous les échelons. Or, dans un passé récent, cette question n'a été qu'effleurée par l'institution sélective de référendums locaux, dont les EPCI sont proprement exclus. A ces structures, vous refusez toujours de donner une légitimité démocratique.

M. René Dosière - Surtout ne rien changer !

M. Jean-Pierre Balligand - Je suis loin d'être hostile, pour ma part, à la dernière réforme du mode de scrutin régional - dans sa version revue et corrigée par le Conseil constitutionnel bien sûr. S'inspirant des municipales, elle renforcera le président de région et permettra de dégager une majorité de gestion tout en assurant une représentation démocratique des minorités.

M. René Dosière - Ça, c'est Jospin !

M. Jean-Pierre Balligand - Je n'osais pas le dire, mais le ministre l'avait compris. Merci, Monsieur Dosière !

M. le Ministre délégué - Vous devriez le rappeler !

M. Jean-Pierre Balligand - La région a trop souffert d'instabilité politique ; elle a besoin de stabilité pour renforcer son influence. En revanche, il n'est pas possible de se satisfaire d'un mode de scrutin régional qui ne permette toujours pas d'avoir de véritables listes régionales, affranchies du lien départemental.

M. René Dosière - Ça, c'est Raffarin !

M. Jean-Pierre Balligand - Des avancées partielles ne sont pas suffisantes pour faire de la région la scène politique qu'elle mérite d'être. C'est pourquoi il est urgent d'expérimenter, ailleurs qu'en Corse, dans une ou plusieurs régions, un parlementarisme régional reposant sur une dissociation claire du pouvoir exécutif et du pouvoir délibératif.

Si une telle partition n'a jamais existé dans notre pays, c'est parce que le maire a été considéré, historiquement, comme le représentant de l'Etat centralisateur, de ses valeurs mais aussi de son pouvoir de police. Mais il est absurde d'appliquer la même logique aux autres échelons, en particulier à l'échelon régional qui, par vocation, est un espace de débat. Si cette distinction entre exécutif et assemblée existe dans la plupart des régions européennes, c'est parce qu'elle constitue un bon mode d'organisation du débat démocratique.

Si on veut une citoyenneté et un débat politique local dignes de ce nom, et si on veut mesurer l'importance des enjeux régionaux, on a besoin d'une scène politique régionale. Avant la décentralisation, quand la région n'était pas encore une collectivité locale mais un établissement public régional, un certain découplage existait entre l'exécutif, alors assuré par le représentant de l'Etat, et une assemblée fortement légitime, où siégeaient maires des grandes villes, parlementaires, élus des départements. Avec peu de pouvoirs et peu de moyens, il y avait pourtant là un vrai corpus politique et les débats étaient, à certains égards, de meilleure qualité qu'aujourd'hui. Le paradoxe est que, depuis qu'on élit les conseillers régionaux au suffrage universel, les débats ont régressé en qualité, essentiellement parce qu'on a décalqué le modèle « mayoral » lui-même imité de celui de l'Etat.

On peut tenir un raisonnement analogue à propos de l'organisation des assemblées municipales et départementales : la confusion entre les pouvoirs délibératif et exécutif conduit à une absence de contre-pouvoirs, alors que ceux-ci sont au fondement même de la démocratie. Même si les élus locaux n'aiment guère l'évoquer, cette question des contre-pouvoirs aurait dû être, bon gré mal gré, résolue dans un véritable acte second de la décentralisation, de manière à éviter que les citoyens et parfois les élus eux-mêmes continuent d'avoir le sentiment qu'une élite locale confisque le pouvoir. Il faut d'ailleurs reconnaître que le sommet d'un tel exécutif dispose d'un pouvoir presque sans partage, qui n'est pas conforme à l'idée que tout un chacun a raison de se faire de la démocratie.

L'exigence démocratique étant par nature l'impératif suprême au sein d'une République, elle devrait s'appliquer à tous les types de collectivités. Ma critique à l'égard du mode de fonctionnement des EPCI, pour lesquels vous ne proposez aucune amélioration, reste cependant la plus vive. Comment justifier que la direction d'une collectivité de première importance, qui lève de plus en plus souvent l'impôt et qui organise notre quotidien, ne soit pas soumise au suffrage universel ? Il y a là une sorte d'aberration institutionnelle. L'histoire retiendra que ce Gouvernement et sa majorité n'ont pas voulu y mettre fin.

M. Georges Siffredi - Et pourquoi ne l'avez-vous pas fait ?

M. Jean-Pierre Balligand - Il fallait d'abord que soit maillé tout le territoire ! Or c'est aujourd'hui chose faite (Interruptions sur les bancs du groupe UMP).

Le référendum d'initiative locale est interdit d'EPCI, signe manifeste que vous ne voulez pour cette structure ni de la sanction, ni de l'approbation populaires, mais que vous continuez de préférer pour elle la confusion des genres.

Comme je crois sincèrement à l'intercommunalité, que je lui pressens un destin majeur dans l'organisation territoriale française, j'estime pour ma part - et en disant cela, je parle surtout au nom de l'Institut de la décentralisation - qu'il faut tester à ce niveau l'élection au suffrage universel direct d'un exécutif qui représenterait l'intérêt communautaire, tandis que le pouvoir délibératif continuerait d'être incarné par les communes.

D'autres options sont peut-être envisageables - comme la désignation des futurs délégués communautaires sur les listes de candidats aux élections municipales, ou l'élection au suffrage universel de l'ensemble des conseillers - mais, d'une manière ou d'une autre, il faut à tout prix doter les communautés urbaines, les communautés d'agglomérations, les communautés de communes et les pays d'une indépendance et d'une légitimité renforcées par un verdict populaire souverain. D'aucuns réclamaient un grand débat national sur cette question : pourquoi, si ce n'est par manque d'ambition réformatrice, l'avoir soigneusement éludé ? Si je voulais être méchant - ce n'est pas mon style - je dirais même : à quoi ont servi les Assises des libertés locales ?

M. Bernard Derosier - A rien ! C'était Barnum-Raffarin ! (Protestations sur les bancs du groupe UMP)

M. Jean-Pierre Balligand - Cette vision partielle et partiale de la décentralisation s'est incarnée depuis plus d'un an dans une succession de réformes qui feront du citoyen le dindon de la farce, ce jour de 2005 où il découvrira le nouveau « net à payer » de ses impôts locaux... Vous l'avez compris, j'aborde maintenant l'aspect financier qui n'est pas le moins critiquable de votre démarche.

On a beaucoup débattu de ce qu'une décentralisation mal comprise, pour ne pas dire maladroite - elle n'est hélas que trop à droite (Sourires) - peut entraîner comme glissements pervers du contribuable national vers le contribuable local. Pire, c'est sur l'usager que va peser l'essentiel de votre « élan » décentralisateur.

Cela nous amène à la critique plus large de la politique économique de ce gouvernement, de l'avenir qu'il réserve aux services publics, bref, de sa logique libérale de régression sociale. L'émergence inquiétante de l'usager, c'est un service devenu ponctuel au lieu de demeurer universel, c'est le choix, contraint ou délibéré, de réserver aux populations ou territoires solvables le bénéfice de prestations que les collectivités n'auront plus les moyens de fournir équitablement à tous. Là où il était possible d'ajuster le prélèvement en fonction des revenus - c'est le principe même de la notion de contribuable -, la logique de l'usager, c'est, au contraire, celle du péage : elle s'adresse indistinctement à tous les Français et pénalise fortement les ménages les plus modestes. Le mot « péage » s'entend d'ailleurs dans tous les sens du terme, puisque le texte, amendé par le Sénat, prévoit des routes nationales payantes ! Même si ce dispositif est limité aux routes nouvelles, comme le prétendent le Gouvernement et le rapporteur, cette exclusion par l'argent est inadmissible, la libre circulation des personnes et des biens devant demeurer universelle.

Il n'y a pas seulement dans votre projet un démantèlement de l'Etat, un transfert de charges ou une décentralisation des déficits au bénéfice du budget de l'Etat ; il y a surtout le risque d'une rupture d'égalité entre les citoyens et d'un démantèlement de l'action publique locale, et cela au moment où nos concitoyens, particulièrement ceux des territoires ruraux, doivent faire face à la disparition programmée des services publics. Lorsque cette logique libérale aura porté ses fruits, le Gouvernement devra expliquer aux Français pourquoi il n'y a plus qu'une seule boîte aux lettres par commune rurale ; pourquoi le prix du timbre-poste varie selon l'endroit où l'on vit : pourquoi il y a moins d'une école par canton ; pourquoi l'APA est plus faible dans les départements les plus défavorisés.

Il faut dire que les enjeux économiques et financiers de la décentralisation sont considérables. Les dépenses des collectivités territoriales représentent aujourd'hui 75 % des dépenses publiques hors défense. Et leurs investissements vont encore augmenter dans les années à venir, notamment en raison des mises aux normes communautaires.

Avant la loi constitutionnelle, la règle voulait qu'en se déchargeant de certaines de ses compétences, l'Etat transfère les ressources correspondantes. Ses dotations aux collectivités locales sont ainsi devenues le deuxième poste budgétaire, avec 57 milliards d'euros...

M. le Ministre délégué - 59 milliards !

M. Jean-Pierre Balligand - ...même si ces dotations se sont elles-mêmes révélées insatisfaisantes par le passé, car les compétences déléguées ont souvent été celles pour lesquelles l'investissement de l'Etat était insuffisant.

M. Michel Piron - Voilà une belle preuve d'objectivité...

M. Jean-Pierre Balligand - Avec vingt ans de recul, on commence à bien connaître la mécanique. En 1982-1983, nous avons décentralisé un peu à l'aveugle mais la faiblesse des investissements de l'Etat en faveur des collèges a été largement compensée. Que le Premier ministre ne nous prenne donc pas pour des imbéciles ! Prétendre que la décentralisation coûte moins cher est une erreur historique et une contre-vérité ! On sait bien aujourd'hui qu'il faut assurer des dotations correctes aux collectivités locales.

Au-delà du problème des dotations, c'est tout le volet financier de la décentralisation qui méritait d'être mieux pris en considération. L'absence de lisibilité liée à la généralisation des financements croisés - Etat, région, Union européenne - est vivement critiquée sur le terrain. Quant à la part de la fiscalité locale dans les budgets régionaux, elle est tombée de 66 % en 1997 à 45 % en 2001, au prix d'une « recentralisation » des impôts locaux qui équivaut pratiquement à une mise sous tutelle financière.

M. le Ministre délégué - Qui a fait cela ?

M. Jean-Pierre Balligand - Beaucoup dénoncent cette réalité, qui met à mal l'autonomie des collectivités.

Et que dire de ce coup de théâtre, l'un de ceux dont le Président de la République a le secret ? Le 6 janvier 2004, lors de ses v_ux aux forces vives du pays, alors que ce projet avait été adopté six semaines plus tôt par le Sénat et que la loi de finances pour 2004 était promulguée depuis quelques jours seulement, il a annoncé, sans concertation préalable, quitte à surprendre même les siens, la suppression de la taxe professionnelle...

Nous avons tous de bonnes raisons de penser que la taxe professionnelle est un mauvais impôt, pas seulement parce qu'il a été institué il y a trente ans par Jacques Chirac...

M. le Ministre délégué - A la place d'un impôt encore pire...

M. Jean-Pierre Balligand - ...mais parce que son mode de calcul est injuste et inefficace. Pour conserver son principal attrait, il méritait par conséquent d'être profondément remanié. Nous avions d'ailleurs commencé à le faire, avec Dominique Strauss-Kahn puis Laurent Fabius, en supprimant la base salaires de son assiette...

M. Michel Piron - Voilà !

M. Jean-Pierre Balligand - ...pour ne pas baisser la main-d'_uvre au niveau de l'équipement et pour ne pas défavoriser la reprise du marché de l'emploi. Mais l'annonce impromptue du Président de la République a quelque chose d'inquiétant : alors que les élus locaux attendaient d'être rassurés sur la pérennité de leurs ressources et sur leurs marges de man_uvre, voilà qu'une fois de plus la démagogie politicienne passe avant la responsabilité politique et que les collectivités se voient imposer l'amputation d'un tiers du produit de leur fiscalité au détriment d'une ressource fiscale majeure puisque 22 milliards ont été récoltés en 2002, soit une progression de plus de 4 % par an depuis 1992.

M. le Ministre délégué - La progression a été moindre après la suppression de la part salariale.

M. Jean-Pierre Balligand - Le Gouvernement a même imposé une franchise de taxe professionnelle pour les investissements intervenus dès le 1er janvier 2004, sans préciser immédiatement comment ce manque à gagner serait compensé, et avec quel degré d'évolutivité.

M. Marc-Philippe Daubresse, rapporteur de la commission des lois - Mais si, il l'a dit immédiatement !

M. Jean-Pierre Balligand - Mais il faut l'écrire ! Il a choisi d'accuser sciemment le déséquilibre des finances locales en faveur des compensations étatiques, en attendant que les collectivités se voient proposer un mécanisme fiscal de substitution dont les entreprises annoncent déjà qu'elles ne voudront pas. Pour avoir fait un cadeau royal au MEDEF en subordonnant la décentralisation à une contre logique de type ultralibéral, vous voici désormais confrontés à vos propres paradoxes...

Il faut dire qu'un problème de nature constitutionnelle était déjà venu se greffer sur une situation juridique incertaine. Sous le précédent gouvernement, le Sénat avait adopté, en octobre 2000, une proposition de loi constitutionnelle, d'ailleurs cosignée par le président du Sénat et par le Premier ministre actuels, fixant un pourcentage chiffré et précis - « la moitié au moins » - des recettes fiscales propres des collectivités locales par rapport au total de leurs ressources. La révision constitutionnelle du 17 mars 2003 a renoncé à cette règle simple pour tenir compte de l'extrême inégalité des richesses des collectivités locales et des nécessités de la péréquation. Aux termes du nouvel article 72-2 de la Constitution, « les recettes fiscales et autres ressources propres des collectivités locales représentent, pour chaque catégorie de collectivités, une part déterminante de l'ensemble de leurs ressources ». Le flou de cette formule a été largement souligné au cours des débats. Il devait être levé par une loi organique qui, mise en distribution le 23 octobre 2003, dort toujours dans l'antichambre de l'Assemblée nationale...

S'il ne devait rester d'ailleurs qu'un seul motif de suspendre nos débats, c'est bien que vous créez la confusion dans les budgets de nos collectivités en mettant la charrue avant les b_ufs : les transferts de compétences avant leur mode de financement. Surtout, le Gouvernement ne respecte pas la parole donnée lors de l'examen du projet de loi constitutionnelle, quand le Garde des Sceaux nous avait assurés que nous serions « prochainement saisis d'un dispositif à deux étages : une ou plusieurs lois organiques sur les conditions d'application et les modalités de la décentralisation, en particulier les expérimentations ; des lois simples pour les transferts de compétences plus consensuels »...

La loi organique relative à l'autonomie financière des collectivités territoriales ne répondra pas à nos attentes en matière de sécurité fiscale et financière des collectivités territoriales. Si le projet définit désormais a minima la « catégorie de collectivités », l'« ensemble de leurs ressources » et les « autres ressources propres » évoqués dans la Constitution, la définition qu'il donne du caractère « déterminant » de la part de ces ressources est très insuffisante et pour le moins tautologique : « la part des ressources propres est déterminante lorsqu'elle garantit la libre administration des collectivités territoriales relevant de cette catégorie compte tenu des compétences qui leur sont confiées »... Autant dire que le législateur - et non l'élu local - adaptera au cas par cas la nature des compétences transférées, en fonction des possibilités des collectivités : aux plus pauvres le strict minimum, aux plus riches le large éventail des responsabilités locales. Et adieu la péréquation !

On peut craindre que le Gouvernement, faute de volonté politique ou, au contraire, pour politiser le débat sans pour autant l'assumer, veuille simplement se défausser sur le juge, puisque le devenir de la réforme dépendra de la jurisprudence à géométrie variable du Conseil constitutionnel... Je prédis d'ailleurs beaucoup de travail à Guy Carcassonne et quelques autres !

Vingt ans après les premières lois de décentralisation, alors que les collectivités locales attendent qu'on leur garantisse une véritable autonomie financière, le choix de compenser une partie des dépenses induites par les transferts de compétences, - 11 milliards minimum, dont 3 pour les régions et 8 pour les départements - par une répartition adaptée du produit de la TIPP constitue à cet égard un contre-exemple parfait.

Saisi par les parlementaires socialistes de la loi de finances pour 2004, le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 29 décembre 2003, inscrit dans ses considérants l'obligation pour l'Etat de maintenir un niveau de ressources équivalent à celui qu'il consacrait à l'exercice de la compétence visée. C'est là une réserve majeure apportée au projet gouvernemental.

M. Michel Piron - C'est plutôt une confirmation !

M. Jean-Pierre Balligand - S'agissant du RMI - puisque c'est de cela qu'il est question dans la loi de finances pour 2004 -, la facture va être très salée pour le contribuable local. Ce qui justifie théoriquement l'idée de ressources propres, c'est la liberté fiscale ; or le Gouvernement transfère aux départements, en guise de financement, le produit d'une taxe et non la taxe en elle-même. De plus, la TIPP est loin d'être un impôt dynamique et évolutif alors qu'on peut prédire une augmentation exponentielle du recours au RMI, les entreprises préférant la croissance des profits à celle des emplois. On peut certes augmenter la pression fiscale sur les produits pétroliers, mais ce serait contrevenir une fois de plus aux promesses de Gascon du candidat Chirac... De plus, le développement durable passe par la diminution de la consommation de ces produits.

Evidemment, en calculant la compensation sur la base des crédits consacrés au cours des trois à cinq dernières années aux compétences qu'il transfère, le Gouvernement compte tirer profit de ses choix budgétaires restrictifs... Par ailleurs, les contribuables locaux devront supporter à terme l'imposition de 0,3 % sur la masse salariale des collectivités territoriales au titre de la suppression d'un jour férié. En d'autres termes, le Gouvernement organise, au choix, l'appauvrissement des collectivités ou la paupérisation des contribuables locaux.

M. Augustin Bonrepaux - Les deux !

M. Jean-Pierre Balligand - Les transferts de compétences s'accompagnent d'un véritable abandon des collectivités à elles-mêmes, qui traduit un ultralibéralisme institutionnel : des citoyens laissés pour compte, une concurrence sauvage entre les collectivités, des évolutions locales à plusieurs vitesses et, pour couronner le tout, l'essor inquiétant de partenariats public-privé qui, mal contrôlés, pourraient nous conduire dans les ornières bien connues du développement à l'anglo-saxonne.

Déjà, l'Etat se désengage ouvertement de son rôle d'aménageur du territoire et d'investisseur. Il ne respecte plus sa signature : les contrats de plan Etat-régions en cours connaissent un taux record d'inexécution budgétaire, que ce soit en programmation ou en réalisation.

M. le Ministre délégué - Cela a toujours été comme cela !

M. Jean-Pierre Balligand - Non ! Il y a toujours eu, quels que soient les gouvernements, un décalage la première année des contrats ; mais après, on adoptait le rythme de croisière.

M. le Ministre délégué - Vous n'y croyez pas vous-même !

M. Jean-Pierre Balligand - Vous organisez le désengagement de l'Etat. C'est tellement vrai que des amendements sur ce sujet ont été adoptés à l'unanimité en commission des finances.

J'ajoute à cela des décisions qui pénalisent l'investissement local, comme la suppression brutale des subventions de l'Etat aux transports collectifs en site propre dans les grandes villes, remplacées par 4 milliards de prêts à taux bonifiés accordés par la Caisse des dépôts - qui n'avait pas besoin de cela... Le groupement des autorités responsables de transports vous a solennellement demandé de surseoir à cette décision unilatérale, mais rien n'y a fait.

Votre conception de la décentralisation, c'est moins d'Etat ; la nôtre, c'est « mieux » d'Etat. La décentralisation ne doit pas avoir pour corollaire l'affaiblissement de l'Etat, lequel doit demeurer garant de l'égalité des citoyens.

Ceci se ressent jusque dans les transferts de compétences que vous organisez. Vous omettez ce rôle de l'Etat lorsque vous supprimez son droit de regard sur la formation professionnelle ; lorsque vous rendez facultative la création des centres communaux d'action sociale ; lorsque vous transférez aux départements le fonds de solidarité pour le logement ; lorsque vous donnez aux intercommunalités et aux départements la délégation des aides à la pierre ; lorsque vous permettez sans aucun garde-fou une intervention des régions dans le domaine hospitalier ; lorsque vous autorisez le transfert de la médecine scolaire aux départements ; lorsque vous ne prévoyez aucun transfert financier en faveur de la CNRACL, alors qu'est annoncée l'arrivée de 130 000 agents supplémentaires.

M. le Ministre délégué - Regardez la pyramide des âges !

M. Jean-Pierre Balligand - Il n'est pas étonnant que le volet « évaluation » de votre réforme ait été réduit à la portion congrue. Il avait pourtant fait l'objet, tout au long de l'année 2003, des engagements les plus fermes, notamment avant la discussion du projet de loi organique relative à l'expérimentation par les collectivités territoriales.

Or, à quoi assistons-nous ? A la suppression progressive du Comité national d'évaluation et à celle de la mission d'évaluation du plan, ainsi qu'à la suppression, par les sénateurs, de l'article créant le Conseil national des politiques publiques décentralisées. Ce cafouillage rend hasardeux le recentrage de l'Etat sur ses missions de stratège et d'évaluateur, qui devaient être la contrepartie de son pouvoir délégataire. Il n'y a d'ailleurs pas eu d'étude d'impact de ce projet, ce qui rend impossible tout diagnostic ultérieur précis : 11 milliards ? 13 milliards ? 15 milliards d'euros de compétences transférées ? Le Sénat lui-même s'est inquiété de votre incroyable légèreté !

La décentralisation solidaire, telle que nous la concevons, supposait une réelle péréquation entre collectivités, le maintien de la garantie par l'Etat des droits fondamentaux du citoyen que sont la santé, le logement et l'éducation et, bien entendu, une véritable compensation des charges transférées, sans laquelle le fossé entre collectivités riches et collectivités pauvres ne fera que se creuser.

La décentralisation ne saurait être réduite à un transfert désordonné de charges insuffisamment compensées, susceptible, dans ce cas, d'accentuer les fractures territoriales et sociales.

Avec le marché de dupes que constituent la décentralisation des déficits, la substitution du contribuable local au contribuable national, l'absence de péréquation, la confusion persistante des responsabilités et un laisser-faire généralisé, le citoyen risque malheureusement d'être une nouvelle fois perdant.

Il aurait fallu au contraire refonder la démocratie locale et assurer la sécurité juridique de nos institutions. Mais vous avez délibérément choisi l'insécurité financière au détriment des collectivités et sur le dos, douloureux, des contribuables.

Nos collectivités doivent retrouver une grande ambition. Alors qu'elles polarisent des attentes sociales multiformes, elles ne doivent plus être conçues comme de simples échelons administratifs de réflexion ou de programmation, mais bien comme des niveaux de référence, dotés de compétences et de moyens stratégiques, et surtout comme des espaces politiques et de citoyenneté responsables.

Si nous avançons sur cette voie, ce qui suppose une volonté politique et, pour les acteurs locaux, un vrai souci de l'intérêt général, nous aurons contribué à rendre la décentralisation plus claire et plus efficace... Si nous ne le faisons pas, ou mal, ou confusément, nous renforcerons la distance critique entre le citoyen et ses gouvernants et laisseront la porte grande ouverte à la frange la plus démagogique des prétendants politiques.

Pour toutes ces raisons, je vous encourage à adopter la question préalable que j'ai défendue au nom du groupe socialiste et à surseoir ainsi à l'examen d'un texte laborieux et incomplet sur un sujet qui mérite mieux que cela (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des députés communistes et républicains).

M. Marc-Philippe Daubresse, rapporteur de la commission des lois - De la décentralisation, comme des Evangiles, il existe plusieurs versions... (Sourires) Celle de Mme Royal est plutôt... centralisatrice, celle de M. Ayrault se livre à tous les procès d'intention quant aux finances, celle de M. Derosier s'en prend aux inégalités supposées... Celle de M. Balligand est, de toutes, celle qui témoigne de la plus grande honnêteté intellectuelle (Protestations sur les bancs du groupe socialiste). Mais il est paradoxal que son discours, celui d'un décentralisateur véritable, s'achève par une invitation à ne pas délibérer, pour des raisons qui ne sont pas bonnes.

La région, nous dit-il, serait la grande oubliée de ce projet. Voilà qui est curieux : dans le discours qu'il a prononcé à Lille, fin 2000, M. Jospin expliquait que les compétences à transférer aux régions sont exactement celles que le Gouvernement s'apprête à leur transférer - ni plus, ni moins.

Il reproche ensuite au projet de ne pas permettre à l'intercommunalité de progresser autant qu'il le souhaiterait. Mais n'ai-je pas indiqué vouloir, à cette fin, un « Acte III » de la décentralisation ? Dois-je vous rappeler qu'en dépit des grands discours de M. Jospin sur la nécessité de parachever la décentralisation, il n'a pas fait ce qu'il annonçait ?

Quant à dire que la montagne aurait accouché d'une souris... je doute que tel soit l'avis de M. Adrien Zeller, co-président, avec M. Balligand, de l'Institut de la décentralisation, qui réclame depuis des années des transferts massifs de compétences aux collectivités territoriales. Souris, vraiment, que ces 11 à 12 milliards transférés ? Souris que ce transfert de 135 000 fonctionnaires ? Souris que ces régions qui deviendront les premiers acteurs économiques de France, et ces départements les premiers acteurs sociaux du pays ? De quoi s'agit-il donc, sinon de transferts massifs de compétences ?

Et qu'en est-il de ces citoyens prétendument ignorés ? Chacun le sait, le Premier ministre veut mettre des microprocesseurs dans la Constitution (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste), autrement dit, y injecter ces ferments que sont les expérimentations, la péréquation et les transferts de compétences, afin de favoriser un processus de décentralisation lent mais irréversible (Interruptions sur les bancs du groupe socialiste).

Mme la Présidente - Je vous prie de laisser l'orateur poursuivre.

M. le Rapporteur - S'agissant de l'argument selon lequel il reviendrait aux usagers de payer la décentralisation, l'exemple que vous avez choisi, celui des péages, est de ceux qui font « pschitt ! » (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste), tant cette possibilité a été strictement encadrée par la commission. Et pour ce qui est de la taxe professionnelle, le ministre de l'intérieur a indiqué, après que le Premier ministre l'a dit au Sénat (Mêmes mouvements) qu'un nouvel impôt serait créé. De plus, la commission a proposé un amendement tendant à ce que les dégrèvements annoncés par le Président de la République soient compensés à l'euro près (M. Augustin Bonrepaux s'exclame).

Enfin, la commission - et vous ne l'ignorez pas - a adopté plusieurs amendements tendant à préserver le rôle de garant qui doit demeurer celui de l'Etat.

Pour toutes ces raisons, il est urgent de délibérer et, donc, de rejeter la question préalable (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP).

M. le Ministre délégué - J'ai apprécié votre discours, Monsieur Balligand, car c'est celui d'un vrai décentralisateur. Mais ce qu'a de pathétique (Protestations sur les bancs du groupe socialiste) cet exposé par ailleurs brillant, c'est qu'il met au jour la contradiction profonde entre décentralisation et socialisme (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste). A cette contradiction, qui vous est douloureuse, vous deviez trouver une issue, et vous le faites en condamnant ce que vous qualifiez de « décentralisation libérale », ce qui permet bien des contorsions. Pourtant, la décentralisation n'a rien d'idéologique : elle permet d'organiser autrement le territoire...

M. Bernard Derosier - Et l'égalité ?

M. le Ministre délégué - Vous déplorez que les EPCI soient les grands oubliés du projet et vous en tenez pour leur élection au suffrage universel, tout en admettant qu'une certaine conjoncture politique ne vous ait pas permis de la mener à son terme. Mais vous savez fort bien pourquoi cela n'a pas été fait !

M. Jean-Marc Ayrault - Vous souvenez-vous des conditions de vote de la loi Chevènement ? Il y a eu un accord en CMP !

M. le Ministre délégué - Ce n'est pas le propos. Vous ne l'avez pas fait, et vous avez eu sans doute de bonnes raisons de ne pas le faire, en plus de celle que vous donnez.

L'élection trop précoce des EPCI au suffrage universel risquerait de les détruire (Protestations sur les bancs du groupe socialiste). Environ la moitié d'entre eux, en effet, repose sur un pacte politique indépendant de la démographie des communes. Avec le principe : « un homme, une voix », le pacte fondateur des EPCI exploserait.

M. René Dosière - Non ! Tout dépend du mode de scrutin !

M. le Ministre délégué - Nous croyons à l'intercommunalité, qui avance d'ailleurs à grand pas.

M. Augustin Bonrepaux - Mais pas les dotations !

M. le Ministre délégué - L'élection des EPCI au suffrage universel pourra avoir lieu lorsque l'intercommunalité couvrira tout le territoire, comme c'est déjà le cas dans un certain nombre de départements. Quant au référendum local, s'il ne peut être organisé par les EPCI, c'est pour la même raison : les petites communes ne veulent pas d'un référendum local qui viserait à les contraindre ou à les contourner.

L'intercommunalité est encore un phénomène récent, et donc fragile. Il ne faut pas risquer, par impatience, de le faire exploser, et je crains, Monsieur Balligand, que vous ne soyez, si vous m'autorisez cette expression, un « cabri » de l'intercommunalité (Rires).

L'acte II de la décentralisation serait-il vide ? Pas le moins du monde ! Tout d'abord, il est inscrit dans la Constitution même, ce qui n'était pas le cas de l'acte premier. Ensuite il a donné lieu à une large concertation ; vous avez ironisé sur les Assises des libertés locales, mais elles ont réuni plus de 55 000 participants (Interruptions sur les bancs du groupe socialiste) et donné lieu à plus de 600 propositions, reprises dans le projet de loi. La réforme de Gaston Defferre, elle, était une réforme octroyée, qui n'a fait l'objet d'aucune concertation (Vives protestations sur les bancs du groupe socialiste).

L'acte II de la décentralisation a inscrit dans la Constitution le principe de péréquation, ce que vous n'aviez pas fait. Il pose, en outre, le principe de l'expérimentation, celui de la subsidiarité, et offre des garanties financières.

La décentralisation est un processus permanent. Il y aura, contrairement à ce que vous affirmez, un acte III. Nous espérons que les outils proposés par la réforme institutionnelle seront utilisés par d'autres - peut-être par vous... Un esprit communautaire se développera inéluctablement au sein des intercommunalités, et de nouvelles étapes pourront alors être franchies. Ces intercommunalités bénéficient d'ores et déjà, d'ailleurs, de nouvelles prérogatives importantes, comme l'aide à la pierre ou l'appel à compétence. S'agissant de la taxe professionnelle, la réforme...

M. Jean-Marc Ayrault - Laquelle ?

M. le Ministre délégué - ...était indispensable. Il ne s'agit pas d'un « cadeau au patronat », puisque nous allons créer, quoi que dise le Medef (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des députés communistes et républicains), un nouvel impôt, localisable et modulable, sur les entreprises, alors que vous leur aviez accordé 10 milliards sans contrepartie - ni création d'emplois !

M. Bernard Roman - Bien sûr que si !

M. le Ministre délégué - Votre réforme, en outre, avait transféré une part du poids de la taxe professionnelle des services sur l'industrie, pénalisant ainsi la classe ouvrière ! (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe des députés communistes et républicains ; applaudissements sur plusieurs bancs du groupe UMP)

Le dialogue que nous aurons durant deux semaines au moins sera fructueux, je n'en doute pas, et j'aurai donc l'occasion, Monsieur Balligand, de répondre à vos autres arguments. Pour l'heure, on aura compris que le Gouvernement considère votre question préalable comme non pertinente (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP).

M. Michel Piron - Vous avez regretté, Monsieur Balligand, que la réforme ait été insuffisamment préparée. Ce sont pourtant plus de 55 000 personnes qui ont participé aux Assises des libertés locales.

M. Bernard Derosier - Des gendarmes et des fonctionnaires !

M. Michel Piron - Il est quelque peu exagéré de parler d'une préparation insuffisante après l'examen du texte par le Sénat, sachant surtout qu'il a retenu plus de 470 amendements !

Vous avez regretté que la région et l'intercommunalité soient quelque peu oubliées par le texte (Interruptions sur divers bancs).

Mme la Présidente - Je vous prie de prêter attention à l'orateur.

M. Michel Piron - Pourtant, j'ai relevé quelque cinquante-cinq articles consacrés à l'intercommunalité, qui sera considérablement facilitée. Quant à la région, son rôle de chef de file, notamment en matière économique, et ses futures compétences, en matière de formation professionnelle par exemple, suffisent à contrer votre critique. Ce que vous semblez surtout regretter, c'est que les institutions ne soient pas clarifiées : il aurait fallu résorber l'empilement des compétences. On en revient alors à une question très ancienne - le niveau à supprimer - et à l'utopie de la compétence exclusive. Certes, il y aura encore des compétences croisées, car la compétence exclusive n'a jamais trouvé de traduction pratique - pas plus pendant votre dernière législature que maintenant. Cependant, les transferts opérés contribueront à une certaine clarification. Cette avancée nous semble très importante.

M. Balligand estime que ce projet ne contribuera pas à renforcer la citoyenneté. Nous déplorons autant que lui la baisse constante de la participation aux élections, mais nous comptons justement y remédier en rapprochant les décisions des citoyens et en permettant de mieux identifier les responsables. Quant au démantèlement de l'Etat, le terme est tellement excessif que vous-même ne l'avez employé que de façon incidente. Le but du texte est de le désencombrer de tâches qu'il n'a plus à exercer, pour lui permettre de se concentrer sur ses missions essentielles, au premier rang desquelles la péréquation. Vous avez affirmé qu'elle était absente de ce texte, mais en la matière, nous avons fait pourtant beaucoup mieux que vous, en l'inscrivant dans la Constitution. Nous faire un tel procès alors que nous avons apporté cette garantie, c'est un peu fort !

Plusieurs députés socialistes - La péréquation est démantelée !

M. Michel Piron - Lisez donc l'article 72-2 de la Constitution ! Le Conseil constitutionnel a confirmé le bien-fondé de cette modification constitutionnelle ! Il faut considérer que 11 milliards sont négligeables pour affirmer que les financements ne sont pas assurés... Ce n'est pas notre cas.

Mme la Présidente - Je vous prie de vous acheminer vers votre conclusion.

M. Michel Piron - J'y viens, avec la taxe professionnelle : quel bel exemple ! Si j'ai bien compris, ce qui était une excellente mesure sous la signature de M. Strauss-Kahn devient mauvaise lorsqu'elle est proposée par le Président de la République ! (Protestations sur les bancs du groupe socialiste)

Au fond, M. Balligand ne reproche pas à cette réforme d'être mauvaise, c'est d'être insuffisante. Mais le mieux est l'ennemi du bien. L'UMP reste convaincue qu'il y a lieu d'en débattre (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP).

M. André Chassaigne - Après avoir écouté M. Daubresse et le ministre, plus aucune hésitation n'est possible ! L'intervention du ministre m'a fait penser à la commedia dell'arte (Protestations sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF). Quelle pantalonnade ! Lorsqu'on vous entend vous faire le défenseur de la classe ouvrière et dire que vous allez obliger le Medef à voter un impôt pour remplacer la taxe professionnelle, le comique rejoint le tragique ! (Exclamations sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF)

M. Pascal Clément, président de la commission des lois - Voilà bien du théâtre !

M. André Chassaigne - Ce spectacle est un peu triste pour la République. Il est plus proche de Molière, et j'ai envie de dire : couvrez ce sein que je ne saurais voir !

M. Michel Bouvard - M. Chassaigne serait-il un intermittent du spectacle ?

M. André Chassaigne - La tartufferie sert à masquer l'opacité du projet. Premier exemple, le transfert de la compétence des routes nationales. Les ministres ont prouvé qu'ils ne connaissaient même pas le texte qui nous est présenté ce soir ; leur démonstration, cet après-midi, était totalement fausse. Le projet prévoit effectivement qu'il pourrait y avoir un péage non seulement pour des routes nouvelles, mais aussi pour l'entretien des routes existantes (Protestations sur les bancs du groupe UMP). Si vous n'êtes pas capable de lire ce texte, retournez sur les bancs de l'école ! (Exclamations sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF)

Deuxième exemple : vous avez refusé de donner des garanties quant au maintien du statut public du personnel des collèges et lycées transféré aux départements. La commission des lois a repoussé un amendement visant à garantir que la restauration scolaire resterait assurée par le service public, au nom de la libre administration et de l'autonomie des collectivités locales ! Vous préparez en fait la marchandisation des collèges et des lycées ! (Protestations sur les bancs du groupe UMP et du groupe UDF) Dernier exemple de cette opacité et nouvelle tartufferie : il n'y a rien sur l'autonomie financière. Le projet de loi organique qui est annoncé est vide. Rien sur la péréquation. A l'inverse de M. Daubresse, je dirais qu'il est urgent de ne pas délibérer : il est même scandaleux de nous avoir présenté un texte aussi opaque (Applaudissements sur les bancs du groupe des députés communistes et républicains et du groupe socialiste).

Mme la Présidente - Sur le vote de la question préalable, je suis saisie par le groupe socialiste d'une demande de scrutin public.

M. Bernard Derosier - Le rapporteur a apprécié l'honnêteté intellectuelle de M. Balligand, semblant dire que d'autres avant lui n'avaient pas eu la même rigueur. Je me suis alors remémoré les interventions du Premier ministre, du ministre de l'intérieur et du président de la commission des lois... Les constitutionnalistes avertis, comme M. Albertini, vont par ailleurs se pencher avec attention sur les microprocesseurs qui sont désormais dans notre Constitution : cet élément nouveau que nous devons à M. Daubresse semble très intéressant.

Il y aurait dans cet hémicycle les partisans de la décentralisation - à droite - et ses adversaires - à gauche.

Plusieurs députés UMP - C'est vrai !

M. Bernard Derosier - Courte vision de l'histoire ! On ne peut que professer la plus grande réserve face aux convertis de la dernière heure. Rappelez-vous en 1982 l'opposition à la décentralisation proposée par Pierre Mauroy ! Vous étiez jacobins jusqu'au bout des ongles ! Vous n'imaginiez pas un instant, après vingt-trois ans de pouvoir absolu, que les institutions pourraient être réorganisées.

Plusieurs députés UMP - Nous n'étions pas là ! Nous ne sommes pas des dinosaures !

M. Bernard Derosier - Monsieur Devedjian, la décentralisation de 1982 n'a pas été octroyée. Il n'y a que le roi qui octroie, ou peut-être la droite... Nous dénoncions depuis des années la tutelle de l'Etat sur les collectivités locales et le pouvoir exorbitant du préfet, qui pouvait rayer d'un trait de plume les décisions des assemblées élues.

Pierre Méhaignerie nous a appris cet après-midi les raisons de cette opposition : les nationalisations ! Quel dommage d'avoir décidé de ne pas soutenir la décentralisation pour un tel motif ! Mais ce ne serait pas si grave si vous n'aviez pas persisté dans l'erreur. Faut-il rappeler votre opposition à la démocratie de proximité par exemple, en 2002, ou à l'intercommunalité ? Malgré cela, vous vous êtes précipités, dans les territoires dont vous êtes les élus, pour mettre en place l'intercommunalité, à votre mode...

En vérité, vous ne faites pas confiance au citoyen et vous trouvez toujours de bonnes raisons pour l'empêcher de s'exprimer (Interruptions sur les bancs du groupe UMP). Monsieur le ministre délégué, vous dites avoir compris la liaison entre décentralisation et socialisme. Mais laissez-moi vous expliquer ce que vous n'avez pas compris, c'est-à-dire le socialisme (Exclamations sur les bancs du groupe UMP).

Le socialisme vise à donner toute sa place à l'homme dans la société (Interruptions sur les bancs du groupe UMP). Et cette place, l'homme ne peut l'occuper que s'il est libre. Or la politique antisociale que vous menez l'en empêche. On n'est pas libre, quand on n'a pas de travail, pas de logement, pas de soins corrects...

Parce que nous sommes socialistes, nous sommes décentralisateurs. Nous voulons que les citoyens prennent part aux décisions en étant près de ceux qui décident.

Votre prétendue décentralisation, nous n'en voulons pas ! (Interruptions sur les bancs du groupe UMP)

Vous ne nous proposez que le démantèlement des services publics et des transferts sans moyens. La décentralisation doit placer l'homme au c_ur de la décision politique.

Jean-Pierre Balligand a démontré les dangers de ce projet, que nombre d'entre vous, chers collègues, ont critiqué par derrière. Alors, votez la question préalable !

A la majorité de 91 voix contre 52, sur 143 votants et 143 suffrages exprimés, la question préalable n'est pas adoptée.

La séance, suspendue à 23 heures 20, est reprise à 23 heures 25.

M. Pierre Albertini - Quand, en 1969, le général de Gaulle a proposé par référendum son projet de régionalisation, le « non » l'a emporté pour des raisons qui n'avaient guère à voir avec le contenu du texte. Le général de Gaulle aura eu raison trop tôt. J'avais voté « oui ». J'ai été frappé de voir que, sur cette question, les gouvernements successifs sont restés comme tétanisés.

Entre 1978 et 1980, le projet sur les responsabilités locales n'en finissait pas d'être débattu au Sénat, comme si l'on en parlait pour éviter de l'adopter.

Il a fallu un coup d'audace pour légiférer. François Mitterrand s'y était certes engagé pendant la campagne présidentielle, mais la rapidité avec laquelle la loi de 1982 a été votée a surpris plus d'un observateur. Il a fallu ce geste pour mettre fin à cette « tentation multiséculaire » - l'expression est du général de Gaulle - qui poussait l'Etat à se replier sur lui-même, au détriment de l'intérêt général.

Vingt ans après les premières lois de décentralisation, le bilan est globalement satisfaisant. Les collectivités locales ont entrepris un effort d'investissement très soutenu, dont l'aspect le plus visible a été la remise à niveau du parc des collèges et des lycées. L'Etat traitait plutôt mal ses agents et son patrimoine et je ne connais pas un proviseur qui souhaite le retour au statu quo ante.

La fiscalité a évidemment augmenté, mais elle s'est stabilisée depuis une dizaine d'années et les collectivités locales se sont remarquablement désendettées, se montrant bien plus vertueuses que l'Etat qui, avec un endettement proche de 60 % du PIB, tire des traites sur les générations à venir.

Le temps semble aujourd'hui venu d'une nouvelle étape de la décentralisation, car les collectivités locales ont fait la preuve de leur aptitude à conduire des politiques publiques de grande qualité, par exemple en matière de mise en valeur des centres-villes, de soutien au spectacle vivant ou de constructions universitaires, rompant ainsi avec une certaine uniformisation imposée par l'Etat, pour des raisons d'économies, de Dunkerque à Bonifacio...

Par ailleurs, les élus locaux ont pris conscience que le temps de la démagogie était révolu.

Enfin, en appliquant non le principe de subsidiarité, que l'on ne peut définir juridiquement, mais celui de proximité, les collectivités ont apporté des solutions concrètes aux préoccupations quotidiennes des Français, répondant de la meilleure façon possible au désenchantement de la politique que traduisent l'abstention et le vote protestataire. La réussite de cette nouvelle étape suppose d'abord, dans un pays où toute réforme se fait à structures administratives constantes, une clarification des responsabilités. Je ne parle pas de simplification, car on sait depuis Alfred Sauvy combien elle est illusoire. Non, il faut que nos concitoyens puissent savoir qui fait quoi, qui est responsable de quoi, quelle collectivité assume le succès ou l'échec des politiques engagées. Il y a, en la matière, quelque progrès à faire car, après les lois Defferre qui prétendaient décentraliser par blocs, on s'est rendu compte que l'empilement législatif créait beaucoup de confusion. Qui plus est, bien des attributions sont aujourd'hui exercées par les collectivités locales en marge des textes. Ainsi, le maire de Rouen que je suis n'a pas l'intention de laisser l'entière responsabilité du développement économique à une autre collectivité.

L'autonomie de gestion est la deuxième condition de la réussite. Il s'agit en fait de la capacité de prendre des décisions non en fonction d'un cadre financier trop contraint mais des avantages et des inconvénients de telle ou telle politique. Je crois plus, de ce point de vue, à l'autonomie financière qu'à l'autonomie fiscale. Les Länder allemands sont-ils moins autonomes que nos régions au motif qu'ils reçoivent une part importante d'impôts nationaux ? Ils ont une marge de man_uvre bien plus importante pour gérer leurs budgets que nos régions, dont l'autonomie fiscale est inférieure à 50 %.

Enfin, la réussite de la décentralisation suppose une réforme concomitante de l'Etat. Comment décentraliser si l'Etat n'adapte pas ses méthodes et ses structures. De ce point de vue, le projet ne comporte que quelques dispositions homéopathiques.

Le texte comporte de nombreux points positifs comme la tentative d'attribuer aux régions le leadership en matière de développement économique, de formation professionnelle, de logement, de gestion des grands équipements. Mais il ressemble trop à un fourre-tout dont ne se dégage pas une vision claire des priorités, d'autant que les amendements du Sénat ont encore compliqué les choses. Est-il raisonnable, par exemple, de prévoir un comité départemental et un comité régional de l'habitat ?

M. le Rapporteur - Nous y avons remédié !

M. Pierre Albertini - Ah, j'en suis ravi...

Est-il bien utile d'affirmer que les communes gèrent à égalité de droits avec les départements et avec les régions un certain nombre de responsabilités alors qu'il est déjà prévu qu'aucune collectivité ne peut exercer de tutelle sur une autre ?

Pourquoi entrer à ce point dans les détails en précisant que la commune peut organiser la cérémonie d'accueil des Français récemment naturalisés ?

Ce texte est truffé de dispositions à caractère réglementaire. Mieux vaudrait l'ordonner autour des principes qu'autour des procédures.

Le constitutionnaliste que je suis craint aussi que ces faiblesses rédactionnelles ne nuisent au prestige du droit français dans le monde, à la veille du bicentenaire du droit civil et alors que les techniques juridiques anglo-saxonnes dominent largement les approches européennes.

Quel est le bénéficiaire final de ces dispositions où chacun peut faire son marché ? C'est plutôt le département, surtout si l'on considère la somme des budgets départementaux et même si la croissance des budgets régionaux va être supérieure en pourcentage.

J'exprimerai par ailleurs deux craintes.

D'abord, celle - ce n'est pas une certitude - d'un désengagement de l'Etat en matière de logement. Nous connaissons actuellement une crise très profonde : on ne construit pas plus de logements qu'en 1954, lorsque l'abbé Pierre a lancé son fameux appel et il y a un vrai problème d'accès des jeunes, notamment des jeunes couples, aux logements sociaux.

Les intercommunalités sont-elles prêtes à gérer la question difficile et douloureuse du logement des personnes défavorisées ? Personnellement, je suis favorable au maintien d'un contingent préfectoral, même si la délégation de l'exercice de cette compétence peut être étudiée. Mais attention : les intercommunalités disposent-elles des outils nécessaires à la répartition la plus judicieuse et la plus harmonieuse possible, faisant abstraction des considérations politiques ou partisanes ? Il faut en ce domaine un minimum d'apprentissage. Or, dans certaines intercommunalités, il n'y a pas encore de PLH, les conférences intercommunales du logement se mettent à peine en route, et les bailleurs sociaux se font une guerre de tranchée en refusant de prendre chacun leur part de la solidarité. Nous aurions donc intérêt à avancer avec prudence.

En deuxième lieu, il y a l'incertitude sur les moyens financiers.

On n'aura jamais eu autant de garanties sur la compensation. Le Conseil constitutionnel garantira par sa jurisprudence le respect des principes constitutionnalisés en mars 2003, et la loi organique fondera juridiquement le dispositif. Je crois que la compensation, à partir de 2005, sera faite honnêtement et complètement. Cependant, elle ne tiendra pas compte des évolutions futures des compétences transférées : autant on peut espérer qu'avec la reprise de la croissance, le nombre de érémistes, qui dépasse aujourd'hui 1,1 million, diminuera, autant on peut être sûr qu'en matière de logement, de santé et de dépendance, la charge sera de plus en plus lourde ; et la pression sociale sera renforcée par la proximité : il est infiniment plus difficile à un élu local qu'à un décideur national de refuser, par exemple, de doter un hôpital d'une IRM. Le Conseil constitutionnel n'y pourra rien car il raisonne en droit, sans examiner l'opportunité d'une action publique. Il vérifiera que la compensation a été honnête, intégrale, mais il ne s'interrogera pas sur le caractère pérenne des ressources transférées aux collectivités locales.

M. le Ministre délégué - Il l'a pourtant fait !

M. Pierre Albertini - Seulement dans un considérant de principe.

Reste, enfin, la question de la modernisation de la fiscalité locale. Je ne reviens pas sur la taxe professionnelle que, j'espère, nous parviendrons à réformer dans les mois qui viennent, mais je m'interroge sur le reste. Les bases de la taxe d'habitation, dont l'actualisation remonte à 1990, n'ont toujours pas été modifiées.

S'agissant de la péréquation, nous aurions intérêt à nous inspirer d'exemples étrangers, et notamment de celui de l'Espagne. De grâce, n'imaginons pas que la DGF, dont le rôle essentiel est d'apporter une garantie de recettes, fera des miracles en matière de péréquation. Mieux vaudrait assurer celle-ci par d'autres moyens.

Le groupe UDF aurait souhaité que la région fût plus nettement favorisée car, alors que le département a essentiellement des attributions de gestion, elle doit constituer, comme l'a dit M. Sarkozy, un pôle de développement. Son rôle doit être essentiel en matière de recherche, d'enseignement supérieur, de transports. Dans ce dernier domaine, la dispersion des compétences entre villes ou intercommunalités, départements et régions n'est sans doute pas la solution la plus efficace et la plus économe des deniers publics.

Quant à l'Etat, il doit se moderniser. A-t-on besoin de 330 arrondissements ? Cela fait cinquante ans qu'on annonce une réforme... Il faudra aussi que l'Etat choisisse entre les départements et la région pour l'organisation de ses services : aujourd'hui, des directeurs régionaux de l'équipement sont en même temps directeurs départementaux... Enfin, il y a la grande erreur des régions à deux départements. Les cinq départements normands se trouveraient bien mieux dans une Normandie réunifiée que séparés entre la Haute et la Basse-Normandie.

Reste la question des aires urbaines. Il est temps d'ouvrir une réflexion sur le fait qu'elles ont toutes les chances de polariser le développement économique.

Le groupe UDF, favorable à une nouvelle étape de la décentralisation, s'attachera à clarifier le texte et, si possible à l'alléger, car les principes sont plus importants que la procédure. Il souhaite, par ailleurs, éviter que l'Etat ne se désengage ; rien ne le justifie, car la décentralisation n'est pas l'ennemie de l'Etat, bien au contraire : il s'agit des deux volets d'une même politique, le service de l'intérêt général. Que demandent les Français, sinon la solidarité, l'équité et la compétitivité économique, sociale et culturelle ? C'est de cela qu'il s'agit ; le groupe UDF abordera donc le débat dans un esprit constructif et son vote dépendra de l'évolution de la discussion (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF).

M. François Liberti - Deux semaines pour ce projet qui bouleverse les institutions, et ce en pleine période électorale : voilà qui traduit le choix délibéré d'escamoter le débat (M. le rapporteur proteste).

Mais personne n'est dupe. Ce texte n'est qu'un des vecteurs de votre politique de démantèlement des services publics et de désengagement massif de l'Etat.

De fait, si le Gouvernement ne ménage pas ses efforts budgétaires en matière de sécurité, de défense et de justice, qui deviendront bientôt les seuls domaines d'intervention de l'Etat, on ne peut, en revanche, croire en son engagement en faveur de l'emploi, de l'éducation, de la fiscalité ou de la santé publique.

Ce texte s'inscrit bien dans une logique libérale, qui veut que l'Etat se recentre sur des missions de pilotage, de régulation et de contrôle. Les autres missions risquent, à terme, d'être privatisées si elles relèvent du secteur concurrentiel, ou renvoyées vers les collectivités locales. On est là dans le droit fil de certaines directives européennes ou de textes de l'OMC.

Les conséquences seront graves pour nos concitoyens, s'agissant de l'accès pour tous aux services publics, seule garantie du respect de la solidarité républicaine. Quant aux collectivités territoriales, elles ne pourront respecter leur obligation d'équilibre budgétaire et les inégalités territoriales ne pourront que s'aggraver.

Nombre de missions sont transférées aux collectivités territoriales, sans que les moyens financiers soient assurés. Dans ces conditions, quel est l'avenir de nos services publics ?

Quand on parle de droit à la santé, à l'éducation, au logement, aux transports, une logique publique ou privée n'est pas indifférente. L'accès à ces droits doit être assuré à tous sur l'ensemble du territoire. Cela suppose des services publics efficaces, tant sur le plan local que sur le plan national.

Or, nous avons du souci à nous faire pour la solidarité dans ce pays, car le Premier ministre a trahi ses convictions libérales en affirmant que « ce qui compte pour le citoyen, c'est le service ». Le masque est tombé : le mot « public » a disparu, nous entrons dans une ère où le service pourra être assuré par des entreprises privées. Le grand absent de ce projet, comme de la politique globale du Gouvernement, est bien l'intérêt général.

J'insisterai plus longuement sur l'éducation et la formation.

Vous prévoyez de transférer les 96 300 techniciens et ouvriers de service aux collectivités territoriales, ce que rien ne justifie. Leur gestion est déjà totalement déconcentrée et leur transfert, loin d'améliorer le service aux usagers, risque au contraire d'être source de conflit entre une double hiérarchie : la collectivité considérée et l'éducation nationale.

M. André Chassaigne - C'est parfaitement exact.

M. François Liberti - L'argument consistant à dire qu'ils s'occupent des murs qui appartiennent à la collectivité territoriale, outre qu'il ne peut s'appliquer aux agents chargés de la restauration, est sans fondement car ils sont chargés des travaux du locataire qu'est « l'Education nationale » et non du propriétaire qu'est « la collectivité ».

De surcroît, les personnels TOS n'ont même pas la garantie d'être affectés exclusivement dans des établissements scolaires et de conserver les acquis de leur statut. Ils craignent également de ne plus pouvoir exercer leur droit syndical et de voir se substituer aux concours un mode de recrutement contractuel. Ils redoutent donc une précarisation générale.

Plusieurs déclarations du Premier ministre, du ministre de l'éducation nationale et du ministre des libertés locales ont tenté de persuader les personnels que la décentralisation ne changerait rien pour eux. C'est faux, ou alors il faudra voter nos amendements !

Plus largement, c'est le maintien du caractère public de leurs missions qui est menacé. Votre objectif est clair : faire du dumping social pour attirer les entreprises dans les régions et les départements où la main d'_uvre sera rentable à souhait.

Le transfert de compétences proposé ouvre bien la possibilité, pour les collectivités, de recourir à des entreprises privées spécialisées pour réaliser les tâches assumées auparavant par ces TOS. La concession de ces services à des entreprises privées pourra très bien se faire au fur et à mesure des départs à la retraite.

M. André Chassaigne - C'est l'objectif recherché.

M. François Liberti - Une telle mise en concurrence sera fatale au principe d'égalité devant le service public et renforcera les inégalités régionales déjà constatées. Savez-vous que dans l'enseignement primaire où la restauration scolaire est gérée à 52 % par des entreprises privées, les tarifs varient dans la proportion de 1 à 12, contre 1 à 1,5 dans l'enseignement secondaire ? Qui va supporter le surcoût ? Les familles, les collectivités territoriales, ou les deux ?

Dans un établissement scolaire, tout adulte a sa place dans l'équipe éducative. Pourtant, votre objectif est bien de remettre en cause l'article 15 de la loi d'orientation de 1989 qui reconnaît la mission éducative des personnels ouvriers. Vous allez briser l'unité des équipes pédagogiques et encore réduire la présence des adultes dans les établissements. Je veux évidemment parler des adultes qui n'obéissent pas aux ordres du ministre de l'intérieur...

Pourtant, l'existence d'une communauté éducative partageant valeurs et objectifs communs est plus que jamais indispensable à la réussite de tous.

A la suite du mouvement social qui s'est levé au printemps 2003, vous avez été contraints de reculer. En effet, le Gouvernement a annoncé, le 10 juin 2003, que les médecins scolaires ne seraient pas concernés par la décentralisation. Mais vous avez confié à votre majorité au Sénat le soin de reprendre cette mesure pourtant rejetée par les salariés, revenant ainsi sur vos engagements. Allez-vous confirmer cela devant notre assemblée ?

M. André Chassaigne - Encore une tartufferie !

M. François Liberti - Les médecins scolaires sont légitimement attachés à leur mode d'exercice cohérent, au c_ur de l'institution. Ils travaillent depuis longtemps auprès des élèves et des familles, en lien direct avec les équipes éducatives. Lorsqu'ils auront été envoyés en mission dans les centres de protection maternelle et infantile, qu'adviendra-t-il de toutes leurs missions ? Il manque aujourd'hui 1 200 médecins dans nos écoles, et aucun poste n'a été prévu au budget de 2004. Fera-t-on appel à des étudiants en médecine ou à des médecins libéraux ? Et comme les infirmières scolaires ne sont pas concernées par le transfert, des dysfonctionnements majeurs sont à craindre.

Aujourd'hui, les infirmières scolaires travaillent en collaboration avec les assistantes sociales et les médecins à la prévention des troubles de l'apprentissage et de l'échec scolaire. Cette profession connaît déjà de graves difficultés compte tenu des faibles moyens qui lui sont accordés. Ce n'est pas en isolant les infirmières scolaires que vous répondrez à leurs légitimes inquiétudes.

Non, la médecine scolaire n'est pas une simple mécanique du soin des petits maux ; elle a un rôle à jouer dans la réflexion sur la prévention de la violence. Eduquer à la santé, c'est aussi éduquer à la citoyenneté et favoriser la réussite scolaire, vous devriez vous en souvenir.

Quant à la formation professionnelle, aura-t-elle désormais pour objectif la simple adéquation aux besoins de quelques entreprises locales ? J'ai bien peur que la réponse soit « oui » ; or, qui ne comprend le danger de cette politique à courte vue ? Une formation adaptée aux seuls critères de l'emploi local peut devenir obsolète. Comment oublier les filières en restructuration et la difficulté de reconversion de certains salariés ? Comment oublier l'aggravation des inégalités territoriales et sociales déjà maintes fois dénoncée ? Comment oublier que des dérives sont déjà constatées, avec des formations imposées par les besoins économiques spécifiques ?

Alors qu'il faut se battre pour l'élévation du niveau des qualifications et de formation pour tous, la région privilégie l'individualisation des parcours et l'employabilité, au détriment des garanties collectives. Vous allez exacerber ces dysfonctionnements.

Dans chaque bassin d'emploi, les services publics effectuent un diagnostic en fonction des besoins exprimés par les structures d'orientation. Cette analyse est soumise à l'appréciation des chambres consulaires, des élus locaux, des organisations syndicales et des techniciens de la région dans le cadre d'une commission d'orientation locale. Mais ce processus, en apparence démocratique, est un leurre : la programmation des actions de formation finalement adoptée ne correspond pas aux demandes exprimées par les usagers mais à la volonté des chambres consulaires et des syndicats professionnels ; vous allez encore aggraver cette situation. Et que deviendront les actions de formation menées en faveur des détenus, l'alphabétisation et la lutte contre l'illettrisme ?

Il faut défendre l'accès à la formation pour tous, quels que soient le degré d'éloignement de l'emploi, le niveau de la formation concernée ou le lieu de résidence. Or, la logique voudra que les régions privilégient les personnes plus proches du retour à l'emploi.

Vous allez faire perdre au service public son unité et ses ambitions, vous allez remettre en cause l'égalité de traitement des usagers et renforcer les inégalités territoriales. Votre décentralisation entraînera la disparition, à terme, des structures nationales. Elle soumettra les centres de formation AFPA à une concurrence avec d'autres organismes de formation, et ce sera la fin du service public de formation qualifiante des adultes.

Réorganiser l'intervention publique suppose d'être attaché au progrès social et économique, à la démocratie, à l'égalité et au développement durable. Aucune des mesures que vous proposez ne révèle votre attachement à ces valeurs. Le groupe des députés communistes et républicains s'opposera donc avec force à ce texte (Applaudissements sur les bancs du groupe des députés communistes et républicains).

M. Michel Piron - Ce projet de loi est politiquement cohérent et exigeant.

La très large concertation permise par les « Assises des libertés locales », avec plus de 600 propositions de transferts de compétences ou d'expérimentations, a nourri la réflexion publique et associé les interlocuteurs des différentes instances territoriales à la nécessaire redéfinition des tâches et des rôles.

La question de la redistribution des pouvoirs a été posée en fonction de l'efficacité de l'action publique.

M. André Chassaigne - Et de l'intérêt marchand.

M. Michel Piron - L'« article II de la décentralisation » pose ainsi les jalons d'une autre gouvernance.

Ainsi pris en compte, le développement économique, la formation professionnelle et le tourisme, les infrastructures et l'environnement, la solidarité et la santé, l'éducation et la culture sont l'objet de transferts ou de délégations de compétences qui devraient mettre fin aux confusions nées de la cogestion des politiques publiques. En attribuant aux régions, aux départements, aux communes ou à leurs groupements les ressources humaines, matérielles et financières correspondant à leurs nouvelles responsabilités, les titre V et VI font de ces collectivités les véritables acteurs de ces mêmes politiques, dont la mise en _uvre sera facilitée par les titres VII et IX en ce qui concerne la consultation des électeurs et, surtout, la coopération intercommunale.

Que l'Etat puisse réorganiser et réaffirmer sa présence en la concentrant sur ces missions essentielles, c'est au moins ce que suggèrent le titre VIII et la rénovation attendue du contrôle de légalité. N'est-ce pas également ce qui constitue l'enjeu majeur de cette réforme ?

Deux risques - pour ne pas dire deux dangers - pourraient cependant obérer la démarche décentralisatrice en cours (« Ah ! » sur les bancs du groupe socialiste).

Le premier est celui d'une reprise en main « normative » généralisée. La tentation est grande, certes, pour le pouvoir central, de vouloir tout contrôler et édicter de multiples règles « générales » qu'il est trop facile de justifier par une certaine conception de l'égalité où les mêmes contraintes s'imposent partout. Ainsi, nous n'avons peut-être pas mesuré la nouveauté - je dis bien « la nouveauté » - du problème réglementaire dans un système de gouvernance à mi-chemin de la centralisation et de la décentralisation. Quand l'Etat centralisé posait ses règles, il était contraint d'entendre ses propres fonctionnaires chargés d'en assurer l'exécution et d'en vérifier ainsi l'acceptabilité, voire l'applicabilité.

Or bientôt déchargé de nombreux travaux pratiques, l'Etat conservera cependant la quasi-totalité de ses attributions normatives et réglementaires. Le risque n'est-il pas, dès lors, de voir se multiplier les règles ? Je crains qu'on ne sous-estime fortement les conséquences de nos excès réglementaires, en termes quantitatifs - s'agissant notamment des coûts directs et indirects qu'ils génèrent - et qualitatifs - s'agissant de l'insécurité juridique qu'ils nourrissent et du rejet de l'Etat qu'ils suscitent quand ce dernier paralyse l'initiative publique ou privée.

La décentralisation ne pourra en rester là. Elle ne répondra à l'objectif de simplification que si le champ pratique des normes est lui-même décentralisé afin de répondre à la diversité des situations qu'elles sont censées réguler.

En outre, comme l'a souligné récemment le Sénat, la « complexité de notre organisation institutionnelle » ne tient pas seulement au nombre de nos collectivités territoriales mais autant, sans doute, au rôle ambigu de l'Etat qui peine à redéfinir ses missions comme à parfaire la déconcentration.

Sur ce point, en renforçant la responsabilité du préfet, notamment au niveau régional, le titre VIII de la loi apporte incontestablement un début de réponse à l'attente d'un « interlocuteur unique » exprimée par les élus locaux.

Clarifier les compétences et en faciliter l'exercice pour rendre l'action publique plus « lisible », voilà l'esprit de la loi. Si la direction ainsi prise peut encore inquiéter certains tenants d'une autre tradition, reconnaissons qu'elle n'a rien de brutal ni même d'original. Comment ne pas souligner que votre engagement, Monsieur le ministre, l'engagement du Gouvernement, et le nôtre, en faveur de cette « nouvelle architecture des pouvoirs » souhaitée par le Président de la République, nous rapproche aujourd'hui de nos partenaires européens ? En proposant que nos rapports institutionnels respectent mieux l'esprit de la subsidiarité, vous faites le pari d'une France mieux gouvernée et mieux administrée et d'une Europe plus solidaire parce que plus responsable.

C'est également le choix de l'UMP (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP).

M. André Chassaigne - La messe est dite.

M. René Dosière - Depuis 1992, l'intercommunalité a changé et a rencontré un succès que personne ne soupçonnait. En province, 93 % de la population se trouvent dans une structure intercommunale.

Au niveau national, le taux est plus faible : Paris mise à part, l'intercommunalité concerne environ 50 % de la population de la grande couronne et 30 % de la petite couronne... L'intercommunalité est donc pratiquement achevée. Or, une des réponses à la crise de la démocratie que connaît la France, qui se traduit par l'abstention ou par le vote extrémiste, se trouve dans le fonctionnement de l'intercommunalité.

D'abord en effet, la démocratie repose sur la confrontation d'une majorité et d'une opposition - selon le clivage gauche-droite pour la France. A chaque fois que l'on constate un affaiblissement de ce clivage, on assiste à un désintérêt politique - l'abstention - et à un comportement de rejet - le vote extrémiste.

M. Alain Gest - C'est un argument spécieux !

M. René Dosière - Qui est pourtant très communément développé. La démocratie n'est pas un consensus mou, c'est la confrontation.

Or, l'intercommunalité implique la disparition de ce clivage. Elle est construite sur une base géographique qui gomme les oppositions politiques. Les bureaux sont constitués par l'association des principaux responsables politiques, pour pouvoir dégager des consensus, et les conseils communautaires ne peuvent que ratifier les décisions prises. Il y a donc une volonté de réduire les dossiers à leurs aspects techniques et financiers. Cela n'est pas un progrès pour la démocratie.

Ensuite, si la démocratie implique de responsabiliser les citoyens, j'observe que l'intercommunalité mène à déresponsabiliser les élus et les habitants !

M. Alain Gest - Les maires sont responsables !

M. René Dosière - Les élus des communes voient des compétences de plus en plus importantes leur échapper discrètement. Les élus de l'intercommunalité, eux, n'ont aucun compte à rendre à la population et peuvent toujours s'abriter derrière le vote unanime (Protestations sur les bancs du groupe UMP). Cela explique la montée vertigineuse de la fiscalité intercommunale, qui a dépassé celle des régions en 2003 ! Il est anormal qu'une masse financière aussi importante puisse être prélevée par des gens qui n'ont pas de comptes à rendre aux citoyens (« Si ! » sur les bancs du groupe UMP). De leur côté, les habitants ne savent plus qui fait quoi ! Pourquoi procéder à des élections pour des conseillers municipaux aux compétences en voie de disparition mais pas pour les conseillers communautaires ?

Tout cela pèse sur les charges publiques et donne au citoyen le sentiment qu'il ne peut rien faire pour y remédier. Entre 1993 et 2003 par exemple, le personnel des structures intercommunales a augmenté de 34 564 postes.

M. le Ministre délégué - C'est normal !

M. René Dosière - Certes, mais dans la même période, les communes recrutaient 200 000 personnes de plus... Les dépenses de personnel s'accroissent donc de façon vertigineuse.

L'élection permettrait de remédier à toutes ces difficultés. On a d'abord argué que cela briserait le mouvement intercommunal. Etant donné son succès, ce n'est plus valable. L'intercommunalité serait trop diverse ? Mais étant donné la différence des situations locales, comment pourrait-on vouloir que toutes les intercommunalités se ressemblent ! Enfin, on avance que l'élection au suffrage universel désavantagerait les petites communes. Le suffrage universel ne devrait-il tenir compte que du nombre ? Il y a d'autres possibilités. Un mode de scrutin pourrait opérer la distinction éminemment démocratique entre exécutif et délibératif, en élisant l'exécutif sur le territoire intercommunal, au scrutin majoritaire, et l'assemblée communautaire dans chaque commune, en garantissant que le nombre de délégués soit proportionnel à la population.

M. Alain Gest - Voilà qui serait infiniment plus lisible pour nos concitoyens !

M. René Dosière - D'autres solutions peuvent être discutées : je veux simplement démontrer que le suffrage universel n'emporte pas la mort des petites communes. Cette affirmation est un simple slogan. Je pense au contraire que c'est le défaut d'élection qui fait disparaître les petites communes, par des transferts progressifs et discrets de compétences.

Réfléchir à cette élection permettrait également d'améliorer la répartition des tâches entre communes et intercommunalité. Le rapporteur a montré que l'investissement local est un facteur important de développement économique. Pourquoi ne pas le réserver à l'intercommunalité, qui aurait ainsi de très faibles charges de fonctionnement, et laisser la gestion à la commune, échelon de proximité ?

Pour rénover la démocratie, il faut commencer à la base. De même que pour assurer une bonne formation à un adulte, il faut qu'il ait bénéficié d'un bonne école primaire, pour former un citoyen, il faut une véritable démocratie locale. C'est dire combien il est urgent de rénover au niveau local la notion de politique - gouvernement de la cité ! C'est un enjeu primordial pour notre démocratie (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste).

Mme Janine Jambu - Les dispositions du chapitre III de ce texte, relatives au logement social, sont la déclinaison de la logique d'éclatement des solidarités que François Liberti a déjà dénoncée. Le logement est une question aiguë et quotidienne pour la majorité de nos concitoyens. La gravité de la situation est sans précédent. Tous les acteurs, experts, associations, syndicats, jusqu'au Conseil économique et social et à la fondation de l'abbé Pierre, dénoncent une crise qui concerne des couches de plus en plus importantes de la population.

Le projet que vous nous présentez permettra-t-il d'apporter des réponses concrètes aux besoins de nos concitoyens ? Car on parle trop peu d'eux, depuis le début de ce débat... Hélas, votre décentralisation, qui n'est en fait qu'une déstructuration de l'engagement public pour le logement social, laisse augurer de plus mauvais jours encore.

Le logement ne se distingue malheureusement pas du reste de votre politique. Ses crédits pour 2004 sont calamiteux : constructions, réhabilitations, ANAH, aide personnalisée au logement, tous les chapitres sont lourdement touchés !

M. le Rapporteur - Mais on passe de 56 000 à 85 000 constructions !

Mme Janine Jambu - Je vous assure que le compte n'y est pas...

Seuls se réjouissent de ce budget les investisseurs immobiliers, heureux bénéficiaires de l'amortissement fiscal mis en place par M. de Robien. En ce qui concerne les moyens donc, la décentralisation se résumera à une misérable répartition de la pénurie. « Selon que vous serez puissant ou misérable »... Il est aisé de deviner que ce sont les collectivités les plus modestes et qui font les choix sociaux les plus avancés qui en pâtiront le plus. Le département des Hauts-de-Seine, terre de deux ministres, dont celui qui défend ce texte ce soir, est une merveilleuse inégalité territoriale à lui tout seul ! (Protestations sur les bancs du groupe UMP)

La pénurie des aides n'aura pas les mêmes conséquences à Antony qu'à Bagneux, ni à Neuilly qu'à Gennevilliers, et le désengagement de l'Etat du fonds de solidarité pour le logement n'aura pas le même impact dans les Hauts-de-Seine que pour la Seine-Saint-Denis !

En matière de logement, ce texte ne renforce pas la solidarité, il ne marque pas un engagement national.

Nous proposons - et nous ne sommes pas les seuls - la création d'un véritable service public du logement, qui garantisse à tous le droit au logement. Mais la réponse du Gouvernement est négative. Dans la logique libérale, le logement est une marchandise comme les autres, soumise aux lois du marché.

C'est pourquoi MM. Raffarin et de Robien, dans un récent colloque, se sont faits les chantres de « la propriété pour tous » en imaginant la vente du parc social.

M. le Rapporteur - C'est cela, l'ascenseur social.

Mme Janine Jambu - Sans doute devront-ils faire preuve de persuasion auprès des futurs acquéreurs, titulaires d'un contrat de travail précaire et frappés par le surendettement, qui béniront M. Borloo grâce à qui ils vont bénéficier de la procédure de faillite personnelle.

S'agissant de la vente du parc social, la SCIC, filiale de la Caisse des dépôts, s'y emploie déjà. Mais vous remettez en question tout ce qui est public : organismes HLM, statut des personnels, circuits de financement...

Le projet « Habitat pour tous », en préparation, sera la mise en musique de ce livret intitulé Haro sur les missions de service public !

Je note d'ailleurs, comme l'a fait l'union sociale pour l'habitat, que les dispositions de l'article 49 anticipent les futurs débats sur l'évolution des organismes et leur champ d'intervention.

MM. Poignant et Daubresse, considérant que cela ne va pas assez vite, ont fait adopter deux amendements sur le conventionnement global. Ils vont aggraver la disparité des règles applicables : chacun son loyer ou son surloyer, chacun ses plafonds de ressources et son APL ! On devine aisément les dangers, selon que la gestion sera ou non sociale...

Je n'ai encore rien dit de la délégation du contingent préfectoral au maire qui, compte tenu des nombreuses protestations que cette mesure a soulevées, est devenue une délégation à l'EPCI ou au département ayant obtenu la compétence d'attribution des aides à la pierre, avec une possibilité de subdélégation au maire.

Où sont les états des lieux ? Comment comptez-vous garantir la transparence des attributions, le respect du plan pour le logement des personnes les plus défavorisées ?

M. le Rapporteur - La réponse est dans l'amendement !

Mme Janine Jambu - Une récente réunion à la préfecture des Hauts-de-Seine me montre qu'il y a lieu de s'inquiéter.

Outre que les communes qui ont un taux important de logements sociaux supportent l'essentiel des relogements du plan départemental, nous avons constaté qu'en raison du manque de production de logements sociaux, les objectifs du plan n'ont jamais pu être tenus. Ainsi, seulement 350 familles sur 850 peuvent être relogées en un an.

C'est pourquoi la gestion de ce contingent doit rester sous compétence du représentant de l'Etat ; il faut simplement garantir la transparence des attributions.

Pourquoi une réelle coopération décentralisée, prenant en compte les situations locales, l'état de la demande, les critères de liens avec la commune ne serait-elle pas envisageable ? Cela suppose qu'elle implique l'ensemble des partenaires.

Enfin, nous sommes là dans le domaine de l'existant, mais comment attribuer plus de logements sociaux si on n'en construit pas ?

M. le Rapporteur - Nous en construisons plus que le précédent gouvernement !

Mme Janine Jambu - Il suffit de voir l'empressement mis par vos amis à ne pas appliquer la loi SRU, qui exige 20 % de logements sociaux par commune, pour comprendre quels dégâts va causer votre texte.

Toujours pas de construction sociale dans certaines intercommunalités ou départements, des zones de relégation sociale dans d'autres ! Dans les poubelles sociales de l'intercommunalité, concentrons donc ces populations que nous ne saurions voir !

L'article 51 vous permettra de transférer aux communes et aux EPCI la grande misère du logement étudiant, que le rapport Anciaux vient de confirmer.

Nous craignons l'effacement des Crous, l'entrée en force du privé au détriment des étudiants les plus modestes.

Le problème est particulièrement épineux en Ile-de-France et nous nous interrogeons, dans ce contexte, sur le devenir d'une grande cité universitaire comme celle d'Antony.

Le seul point sur lequel nous ayons, pour l'instant, été entendus, c'est le rétablissement de la possibilité de faire instruire les permis de construire par la DDE pour les communes de plus de 10 000 habitants. Le Gouvernement, qui veut « dégraisser » les effectifs des DDE, va sans doute s'y opposer.

Nous nous opposerons à ce texte et avancerons d'autres propositions qui, en ces temps d'échéances régionales et cantonales, peuvent rassembler ceux qui veulent être parties prenantes d'une véritable démocratie de proximité (Applaudissements sur les bancs du groupe des députés communistes et républicains et du groupe socialiste).

Prochaine séance, cet après-midi, à 15 heures.

La séance est levée à 0 heure 50.

            Le Directeur du service
            des comptes rendus analytiques,

            François GEORGE

ORDRE DU JOUR
DU MERCREDI 25 FÉVRIER 2004

A QUINZE HEURES : 1ère SÉANCE PUBLIQUE

1. Questions au Gouvernement.

2. Suite de la discussion du projet de loi, adopté par le Sénat (n° 1218), relatif aux responsabilités locales.

M. Marc-Philippe DAUBRESSE, rapporteur au nom de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République.(Rapport n° 1435.)

M. Dominique TIAN, rapporteur pour avis au nom de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales. (Avis n° 1434.)

M. Serge POIGNANT, rapporteur pour avis au nom de la commission des affaires économiques, de l'environnement et du territoire. (Avis n° 1423.)

M. Laurent HÉNART, rapporteur pour avis au nom de la commission des finances, de l'économie générale et du plan. (Avis n° 1432.)

A VINGT ET UNE HEURES TRENTE : 2ème SÉANCE PUBLIQUE

Suite de l'ordre du jour de la première séance.


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