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ASSEMBLÉE NATIONALE
DÉBATS PARLEMENTAIRES


JOURNAL OFFICIEL DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE DU MERCREDI 26 NOVEMBRE 2003

COMPTE RENDU INTÉGRAL
3e séance du mardi 25 novembre 2003


SOMMAIRE
PRÉSIDENCE DE M. FRANÇOIS BAROIN

1.  Déclaration de l'urgence d'un projet de loi «...».
2.  Elargissement de l'Union européenne. - Suite de la discussion d'un projet de loi «...».

QUESTION PRÉALABLE «...»

Question préalable de M. de Villiers : MM. Philippe de Villiers, Hervé de Charette, rapporteur de la commission des affaires étrangères ; Jacques Floch, Nicolas Perruchot. - Rejet.

Suspension et reprise de la séance «...»
DISCUSSION GÉNÉRALE «...»

MM.
Nicolas Perruchot,
Jean-Claude Lefort,
Jacques Barrot,
Jean-Marc Ayrault,
René André,
Jacques Floch,
Jean-Louis Bianco,
Christian Philip.

Suspension et reprise de la séance «...»

MM.
François Loncle,
Michel Hunault,
Jacques Myard,
Lionnel Luca.
Clôture de la discussion générale.
M. Dominique de Villepin, ministre des affaires étrangères.
Mme Noëlle Lenoir, ministre déléguée aux affaires européennes.

MOTION D'AJOURNEMENT «...»

Motion d'ajournement de M. de Villiers : MM. Philippe de Villiers, François Loncle. - Rejet.

Article unique «...»

Renvoi des explications de vote et du vote sur l'article unique du projet de loi à la prochaine séance.
3.  Saisine du Conseil constitutionnel «...».
4.  Dépôt d'un rapport «...».
5.  Ordre du jour des prochaines séances «...».

COMPTE RENDU INTÉGRAL
PRÉSIDENCE DE M. FRANÇOIS BAROIN,
vice-président

    M. le président. La séance est ouverte.
    (La séance est ouverte à vingt-deux heures.)

1

DÉCLARATION DE L'URGENCE
D'UN PROJET DE LOI

    M. le président. J'ai reçu de M. le Premier ministre une lettre m'informant que le Gouvernement déclare l'urgence du projet de loi relatif à la formation professionnelle tout au long de la vie et au dialogue social (n° 1233).
    Acte est donné de cette communication

2

ÉLARGISSEMENT DE L'UNION EUROPÉENNE

Suite de la discussion d'un projet de loi

    M. le président. L'ordre du jour appelle la suite de la discussion du projet de loi autorisant la ratification du traité relatif à l'adhésion à l'Union européenne de la République tchèque, de l'Estonie, de Chypre, de la Lettonie, de la Lituanie, de la Hongrie, de Malte, de la Pologne, de la Slovénie et de la Slovaquie (n°s 1048, 1241).

Question préalable

    M. le président. J'ai reçu de M. Philippe de Villiers une question préalable, déposée en application de l'article 91, alinéa 4, du règlement.
    La parole est à M. Philippe de Villiers.
    M. Philippe de Villiers. Monsieur le président, madame la ministre déléguée aux affaires européennes, mes chers collègues, avant de commencer ma deuxième intervention, je voudrais répondre à M. de Charette et à M. Lefort.
    Mme Noëlle Lenoir, ministre déléguée aux affaires européennes. Par une philippique ! (Sourires.)
    M. Hervé de Charette, rapporteur de la commission des affaires étrangères. Est-il normal de nous associer ?
    M. Philippe de Villiers. Il s'agissait de deux questions différentes qui, au fond, se rejoignent.
    M. Lefort semble avoir induit de mon propos que j'étais hostile à l'élargissement. Je voudrais le rassurer, et lui expliquer que ce n'est pas le cas. Je me suis trouvé, en préparant ces motions de procédure, dans une situation qui aurait pu être la sienne puisque M. Lefort a failli les défendre au nom de son groupe, lequel semble s'être ravisé. Pourtant, M. Lefort, qui est là pour représenter les député-e-s communistes et républicains, prouve sa grandeur d'âme, alors qu'il souffre visiblement d'un discours rentré sur le sujet.
    M. Jean-Claude Lefort. C'est un procès d'intention !
    M. Philippe de Villiers. Sans doute s'est-il demandé à cette occasion comment expliquer, d'un côté, qu'on est pour l'élargissement - car qui peut être contre aujourd'hui ? - et, d'un autre côté, que la manière dont l'élargissement s'accomplit ne convient pas. Alors, je parle à votre place, monsieur Lefort.
    M. Jean-Claude Lefort. Je suis capable de le faire !
    M. Philippe de Villiers. Vous voyez que nous avons parfois des points communs même si cela peut vous gêner. (Exclamations sur divers bancs.) Oui, on peut être pour l'élargissement et hostile à la manière dont il est réalisé. Je rejoins là la question posée par M. de Charette, qui déclarait tout à l'heure que « si l'élargissement avait eu lieu dès 1989, ç'aurait été une catastrophe ». En effet, monsieur de Charette, ce sera de toute façon une catastrophe parce que c'est une question de méthode. C'est ce que je me propose de vous démontrer dans cette deuxième intervention, avant d'aborder, dans une troisième, un peu plus tard dans la nuit, en défendant la motion d'ajournement, la question de la Constitution qui mérite des développements un peu plus importants.
    En m'efforçant d'être bref (Sourires.) et, madame la ministre, d'aller à l'essentiel, je voudrais montrer que, loin d'être opposé à l'élargissement, j'y suis favorable. Et c'est parce que j'y suis favorable que...
    M. Pierre Lequiller, président de la délégation pour l'Union européenne. Vous allez voter pour !
    M. Philippe de Villiers. ... je ne comprends pas qu'on ait raté cette occasion historique.
    Je disais tout à l'heure, devant M. Lequiller, toujours très attentif, que l'élargissement était une chance historique pour passer de l'Europe disciplinaire, rigide et centralisée que nous la connaissons - et telle que le peuple français la voit - à une Europe de la souplesse, de la proximité et de la décentralisation.
    En réalité, si je parle de rendez-vous manqués à propos de l'élargissement aux pays de l'Europe centrale et orientale, c'est parce que le choix fait dans les années 1990 a été imaginé dans le cadre d'une Europe fédérale. Or, il aurait fallu sortir de ce schéma et profiter de la réunification pour construire une nouvelle Europe.
    Le premier rendez-vous manqué, c'est d'avoir choisi la « fédéralisation » de la petite Europe, celle issue de la guerre froide, plutôt que la réunification immédiate des deux Europe. Quand on y réfléchit, c'est d'ailleurs extraordinaire ! Maastricht était déjà dans les cartons lorsque, le 9 novembre 1989, le mur de Berlin est tombé. A l'époque, les autorités françaises et européennes - la Commission de Bruxelles - auraient dû immédiatement porter un coup d'arrêt à la construction juridique et technique qu'entérinerait Maastricht, et ce que l'on appelait déjà à l'époque l'approfondissement, puisque l'Europe allait passer à vingt, vingt-cinq, trente ou trente-cinq pays.
    M. Hervé de Charette, rapporteur. Puis-je vous interrompre un instant ?
    M. Philippe de Villiers. Bien sûr, monsieur de Charette.
    M. le président. La parole est à M. le rapporteur de la commission des affaires étrangères, avec l'accord de l'orateur.
    M. Hervé de Charette, rapporteur. A l'époque, avez-vous jugé opportun de le demander ? Mes souvenirs sont trop lointains.
    M. le président. Monsieur de Villiers, avant de vous laisser répondre, je précise que, même si l'orateur permet qu'on l'interrompe, il est d'usage de le laisser terminer sa démonstration. Ensuite, l'échange peut se dérouler librement.
    M. Philippe de Villiers. M. de Charette est un homme tellement brillant qu'il ne peut qu'enrichir nos débats.
    M. Hervé de Charette, rapporteur. Votre réflexion, en tout cas !
    M. Philippe de Villiers. Il se trouve qu'à l'époque, j'ai rédigé un livre intitulé Notre Europe sans Maastricht, dans l'introduction duquel j'écrivais que nous étions en train de nous tromper d'Europe et qu'il fallait absolument faire entrer les pays d'Europe centrale et orientale. Votre voisin, M. Lequiller, qui est un homme considérable aujourd'hui, pour l'Europe en construction, sait très bien quelle était notre pensée à l'époque : ne pas rater la chute du mur de Berlin, faire l'Europe de l'avenir et non celle du passé. Je vous renvoie donc à ce livre, publié chez Albin Michel, et qui est mon troisième livre, après La chienne qui miaule.
    M. Jacques Floch. Combien coûte-t-il en euros ?
    M. Philippe de Villiers. Il a très bien marché, ce fut même un best-seller, car beaucoup de Français pensaient, comme nous, qu'il fallait faire ce que nous appelions la Grande Europe. Je vous remercie de me donner l'occasion de citer quelques-uns de mes ouvrages.
    Le deuxième rendez-vous manqué, c'est de ne pas avoir décidé de plan Marshall pour l'Europe centrale et orientale. Les pays de l'Est attendaient de l'Europe de l'Ouest qu'elle fasse ce que les Américains avaient fait pour l'Europe libérée du nazisme avec le plan Marshall. Or, il n'en fut rien. Il ne se trouva personne, au sein de l'Union européenne, ayant la stature nécessaire pour saisir le moment privilégié des retrouvailles d'après 1989, et lancer immédiatement en direction de l'Est une politique ouverte et généreuse. Dans l'atmosphère d'enthousiasme populaire qui régnait partout en Europe, elle aurait bénéficié d'un soutien de l'opinion publique. Aucun dirigeant pourtant ne sut faire comprendre que l'intérêt de tous commandait de contribuer massivement et sans délai au redressement de l'autre Europe.
    Je le dis ce soir : le coût de ce manque de générosité, que l'on retrouvera au moment de la négociation des accords d'adhésion, sera considérable. L'atlantisme des pays de l'Europe centrale et orientale n'est pas né de rien.
    Troisième rendez-vous manqué : des accords d'association sans perspective d'adhésion.
    La dureté impitoyable avec laquelle la Commission européenne négocie les accords économiques d'association avec la Pologne, la Hongrie et la Tchécoslovaquie en 1991 frappe de saisissement ces jeunes nations retrouvées, qui ne comprennent pas une telle arrogance, un tel mépris affichés par des démocraties pour de nouvelles démocraties nationales, et cela d'autant moins qu'aucune perspective d'adhésion ne leur est alors offerte. Le choc sera profond et durable. Le malentendu commence alors à apparaître.
    Pour l'Europe centrale et orientale, la sortie du communisme est vécue fondamentalement comme un processus de recouvrement de la souveraineté perdue. Les nationaux de ces Etats ont une conscience extrêmement vive des sacrifices qu'ils ont consentis pour recouvrer leur liberté. Ils n'ont aucune intention de retrouver la souveraineté limitée qu'ils ont rejetée et ne conçoivent pas leur adhésion comme l'entrée dans un nouveau bloc. Souveraineté limitée, bloc, fusion, utopie : ils en sortent. Ils se sentent Européens, parce que Hongrois, Polonais, Tchèques, et non par appartenance à un peuple européen mythique. Comme le rappelle très bien Max Gallo, il n'y a pas un peuple européen, il y en a trente.
    Mme la ministre déléguée aux affaires européennes. Et même un peu plus !
    M. Philippe de Villiers. A ces Etats, qui redécouvrent tout ensemble liberté, nation et démocratie, que propose l'Union européenne ? Elle ne leur propose qu'une longue attente, quinze ans, au terme de laquelle ils devront entrer dans un super-Etat, ou plutôt - parce qu'on pourrait donner à l'expression un sens positif - dans un Etat bureaucratique, centralisateur, uniformisateur, méprisant à l'égard des démocraties nationales.
    Quatrième rendez-vous manqué : le contresens de Maastricht.
    Les pays d'Europe centrale et orientale nouvellement libérés font alors le plus douloureux des constats ; ils s'aperçoivent que l'élargissement n'est pas au programme de l'Union européenne et que le traité de Maastricht, pourtant voté trois ans après la chute du mur de Berlin, les ignore purement et simplement et poursuit imperturbablement sur la voie de l'intégration baptisée « approfondissement » : là encore, la temporalité close de l'idéologie, pour faire moins peur, de l'Europe de l'Ouest comme s'il ne s'était rien passé en 1989.
    Puis, viennent les dures et longues négociations d'adhésion, loin des idéaux de la chute du mur de Berlin, qui s'achèvent en bataille de chiffonniers avec un manque de générosité évident. Après avoir multiplié les manoeuvres retardatrices, étendu au maximum le calendrier et divisé en lots, je dis bien en lots, les pays candidats, la Commission est finalement contrainte par le Conseil d'engager, en 1998, les négociations d'adhésion. Débute alors un long et difficile tête-à-tête entre ces pays tout juste libérés et la Commission, portant sur les modalités de leur adaptation au marché unique et l'ingurgitation de l'énorme corpus d'un acquis communautaire qui ne cesse d'enfler au fur et à mesure que les nouveaux membres s'efforcent de l'assimiler.
    La réunification politique attendue prend la forme d'un élargissement réduit à la seule dimension économique. L'exercice n'est plus relié aux idéaux de 1989. Chacun défend des intérêts économiques divers. Il n'y a pas de projet politique. Ainsi, monsieur de Charette, au lieu de redéfinir l'Union à partir du retour en Europe de sa partie orientale et en se situant au bon niveau, avec un découplage du politique et de l'économique, on procède à « l'élargissement » - le mot prend tout son sens - de l'Union existante en marche vers le super-Etat. On ne propose pas autre chose qu'un élargissement technique et comptable à des démocraties retrouvées, qui attendent un geste politique et même géopolitique. Le glissement sémantique est significatif. Ce qui aurait dû être un projet politique fondé sur les aspirations et les valeurs démocratiques des peuples sortant du communisme, devient un processus technocratique et comptable d'extension vers l'Est des normes économiques et juridiques de l'Union.
    Alors vient l'ultime étape du processus : le sommet de Copenhague du 13 décembre 2002. Date symbolique, puisque c'est le jour anniversaire du coup d'Etat du général Jaruzelski, en 1981, et de la répression de Solidarité, le plus important mouvement social de l'après-guerre en Europe - la révolte des ouvriers contre le communisme -, mouvement qui avait été annoncé comme un rendez-vous historique. Tout le monde pensait que les Européens tourneraient ensemble et solennellement la page de la division de l'Europe. On eut en réalité une bataille de chiffonniers sur un budget dont le montant limité était pourtant fixé d'avance. La solidarité attendue n'était pas au rendez-vous de Copenhague. Le coût de l'élargissement représentera moins d'un millième du PIB des Quinze. Les nouveaux Etats membres perçoivent donc les termes de leur entrée dans l'Union européenne comme défavorable. Cela aura des conséquences sur leur comportement futur au sein de l'Union. Le sommet de Copenhague donne un avant-goût de l'âpreté des négociations à venir dans l'Union élargie.
    L'Union, qui n'avait pas su inventer, dans la foulée de la libération de 1989, un plan Marshall pour l'Europe centrale et orientale, a marchandé âprement les conditions d'adhésion. Ce double manque de générosité aura un coût politique. Des conditions d'adhésion plus favorables n'auraient-elles pas été le meilleur investissement que l'on pût faire dans l'avenir commun de la grande Europe ? Au lieu de cela, nous avons assisté, mes chers collègues, au triomphe de la comptabilité à Copenhague ! Contraste saisissant avec le sommet de l'élargissement de l'OTAN à Prague, trois semaines plus tôt, sommet éminemment politique, exaltant le primat des valeurs communes et l'importance du lien transatlantique.
    Les nouveaux Etats membres ont en outre le sentiment d'être placés durablement sous haute surveillance. Une période de sauvegarde de deux ans permettra même de poursuivre la mise sous tutelle après l'adhésion !
    Enfin, le degré suprême de cette méthode consistant à définir sans les nouveaux Etats membres l'Europe qui s'imposera à eux, est atteint avec le calendrier de la Convention. Madame le ministre, il est très choquant que l'on puisse tenir aux pays de l'Europe centrale et orientale à peu près ce langage : voilà, vous vous décidez pour entrer dans l'Europe... trois petits tours, et ce n'est plus la même Europe ! C'est extraordinaire ! Mais quand on se rend dans ces pays, en Hongrie, par exemple, comme ce fut mon cas récemment, ou en Pologne, en Tchéquie, on voit tout de suite que les gens sont très choqués et ne comprennent pas. Le calendrier est en effet établi de telle sorte que la Constitution européenne du super-Etat puisse être ficelée juste avant leur entrée dans l'Union, sous leur regard d'observateurs mais sans qu'ils puissent être acteurs.
    M. Jacques Floch. C'est faux !
    M. Philippe de Villiers. Méthode évidemment la plus sûre, pour préserver l'orientation fédéraliste imposée à la construction européenne et éviter tout risque de contamination de la part de nations qui ont déjà goûté aux charmes du super-Etat.
    Je le dis sincèrement, et avec tristesse, nous n'avons pas à être fiers de la manière dont la réunification a été dégradée en élargissement. Un élargissement qui intervient quinze ans après la chute du mur de Berlin, sous le signe du désenchantement et de l'amertume parce que Bruxelles voulait, avec l'appui d'un certain nombre d'hommes politiques français, que ces pays-là ingurgitent 80 000 pages de normes, pour leur imposer finalement, après la doctrine Brejnev, la doctrine Solbes.
    Dès 2002, Václav Havel avait dressé un bilan amer de la négociation d'adhésion : « L'Europe croule sous le poids de la technocratie, des normes réglementaires et des procédures administratives, au point d'en oublier l'essentiel. L'essentiel : le sens historique du processus de réunification. »
    M. Hervé Novelli. Très bien !
    M. Philippe de Villiers. Un an plus tard, Jacques Rupnick résume, admirablement et douloureusement, le contresens historique paradoxal sur lequel débouche l'élargissement : « L'entrée des pays d'Europe centrale dans l'Union en 2004, quinze ans après la chute du communisme, a eu pour première conséquence de déconnecter dans leur perception les changements démocratiques d'après 1989 et l'entrée dans l'Europe, au point où le citoyen des pays d'Europe centrale ne fait guère le lien entre les libertés acquises depuis quinze ans et l'appartenance à l'Union européenne. Une adhésion politique précoce appuyée sur un calendrier prévoyant les délais nécessaires pour préparer les conditions économiques et institutionnelles aurait permis d'établir un lien entre les conquêtes démocratiques et la demande d'Europe. L'entrée dans l'Union européenne est aujourd'hui évaluée, hélas, en termes de coûts et de bénéfices. Elle n'est plus associée à une conquête démocratique. »
    Mes chers collègues, ceux qui ont conduit l'élargissement ont pris le risque de rendre insupportable pour les uns, et malheureux pour les autres, une réunification tellement attendue, un élargissement tellement indispensable. A cinq mois de l'échéance, la schizophrénie de la Commission révèle son désarroi devant les conséquences négatives de la méthode choisie pour préparer l'adhésion. La Commission ne sait plus où donner de la tête,... si tant est qu'on lui accorde une tête ! L'ultime bilan qu'elle vient de publier sur l'état de préparation des Etats candidats à l'adhésion - qui inclut d'ailleurs la Turquie -...
    M. Hervé de Charette, rapporteur. Non !
    M. Philippe de Villiers. ... est alarmiste sur une série de points qui ne sont pas tous secondaires. Je prends une précaution oratoire pour que personne, dans la suite de mon propos, ne fasse une contraction idéologique qui serait malheureuse entre les maux que je vais dénoncer et les peuples qui en souffrent. Ce n'est pas parce que je parle de corruption que je suis en train de dire que la Pologne est corrompue : c'est le contraire.
    M. Jean-Claude Lefort. Vous l'avez pourtant dit tout à l'heure !
    M. Philippe de Villiers. Mais ce n'est pas parce que la Commission dit qu'il y a de la corruption dans les pays d'Europe centrale et orientale que c'est faux : il arrive à la Commission de faire des constats qui sont justes... quelquefois. Et là, elle constate l'ampleur de la corruption, la porosité des contrôles frontaliers et - quel constat ! - l'absence de structures fiables pour la distribution des futures aides européennes. Chacun reçoit son lot de cartons jaunes et de cartons rouges. La Pologne à elle seule reçoit neuf avertissements. C'est cela, l'humiliation d'un peuple, quand on le pointe du doigt en brandissant cartons jaunes et cartons rouges ! Et pourquoi pas l'exclusion ? Bienvenue par avance dans l'Europe disciplinaire !
    Dans le même temps, l'inénarrable M. Prodi et ses commissaires acolytes, pour se rassurer, nous racontent des contes de fées : tout va bien se passer, il n'y a aucun problème ! Plutôt que de faire le procès des pays candidats, la Commission ferait mieux de s'interroger sur la manière dont elle a conduit le processus d'adhésion. Sa posture schizophrène, mêlant alarmisme et méthode Coué, révèle d'ailleurs un profond malaise devant les conséquences qu'elle commence à apercevoir de la méthode qu'elle a choisie. Une méthode qui n'a pas permis de consacrer la réunification politique de l'Europe au lendemain de 1989, ni de forger une grande Europe éprise d'indépendance, c'est-à-dire une grande Europe européenne. Puisque l'élargissement de l'Europe, aujourd'hui, c'est l'élargissement des Etats-Unis en Europe. Une méthode qui n'a pas permis non plus, quinze ans après, de prendre convenablement en compte les spécificités de chaque pays candidat.
    Ce résultat était, hélas ! inévitable, dès lors que l'on n'avait pas choisi la méthode d'adhésion la plus sage, celle que nous préconisions dès 1992, mais M. de Charette ne nous a pas entendus.
    M. Hervé de Charette, rapporteur. Non, pas bien !
    M. Philippe de Villiers. En 1994, nous l'avons répété, mais M. de Charette ne nous a toujours pas entendus.
    M. Hervé de Charette, rapporteur. De moins en moins bien !
    M. Philippe de Villiers. C'est la raison pour laquelle je le redis ce soir pour la troisième fois, pour que M. de Charette nous entende.
    M. Hervé Novelli. Il lui faut un appareil ! (Sourires.)
    M. Philippe de Villiers. Non, il n'a pas besoin d'un sonotone !
    M. Hervé Novelli. Précision utile !
    M. Philippe de Villiers. Mme Bachelot ne l'a pas dénoncé. (Sourires.)
    Cette méthode consistait à créer une grande confédération politique et à faire ensuite adhérer les pays d'Europe centrale et orientale aux différentes politiques communautaires, au fur et à mesure de leurs intérêts et de leurs capacités.
    Le Conseil, à l'instigation de la Commission, a préféré la formule de l'adhésion, en une seule fois, à un système unifié conduisant au super-Etat. Nous allons en payer les conséquences et devoir constater que ce système n'est viable ni techniquement ni politiquement.
    Madame la ministre, j'ai évoqué tout à l'heure, beaucoup trop rapidement je le reconnais, mais nous avions peu de temps (Sourires sur quelques bancs), la réapparition dans le débat médiatique - il y en a des pages tous les jours - d'un projet d'union franco-allemande. Certes, j'avais bien entendu à Versailles le Président Chirac et M. Schröder nous expliquer qu'on aurait désormais une citoyenneté commune. J'avais cru comprendre également que M. Fischer était candidat au poste de ministre des affaires étrangères de la politique étrangère unique de l'Europe. Mais curieusement, c'est au moment précis où l'on nous parle de la Constitution d'un Etat fédéral et où l'on va fêter l'entrée des pays de l'Europe centrale et orientale dans l'Union européenne que la France et l'Allemagne vont peut-être en sortir ou plutôt créer un échelon supplémentaire, une maison commune à deux. Bref, c'est le moment précis où le couple franco-allemand propose de faire chambre à part. (Sourires sur quelques bancs.)
    Cela veut peut-être dire qu'il y a un malaise. Cela signifie peut-être que, dans les chancelleries - sans doute pourrez-vous nous en dire plus tout à l'heure, madame la ministre -, et en tout cas à Berlin et à Paris, on a d'ores et déjà fait une croix sur la Constitution européenne. Ce serait une formidable nouvelle. Ou alors que l'élargissement n'intéresse plus personne, ni à Berlin ni à Paris et que, après nous avoir bercés pendant quinze ans avec l'idée qu'on allait faire entrer les pays de l'Europe centrale et orientale dans l'Union européenne, on va finalement nous proposer une Europe fédérale, à deux.
    On voit bien cependant que cette tentation, dès les premières paralysies constatées, consiste à négliger la grande Europe au profit de ce que l'on appelle l'Europe-noyau, la Kern-Europa, si chère à M. Schäuble et M. Lamers, à M. Lamy et à M. Verheugen.
    M. Jacques Floch. N'importe quoi !
    M. Philippe de Villiers. Ce n'est pas n'importe quoi, monsieur Floch, c'est le propos d'un diplomate allemand qui a été tenu hier et qui est rapporté par un grand journal ce soir.
    M. Jacques Floch. Essayez donc d'avoir de saines lectures !
    M. Philippe de Villiers. Alors, ne prétendez pas que les diplomates allemands disent n'importe quoi.
    M. Jacques Floch. C'est vous qui dites n'importe quoi !
    M. Philippe de Villiers. Ce serait un manquement à l'amitié franco-allemande. Et je ne vous laisserai pas dire une chose pareille !
    M. Michel Piron. Cet argument d'autorité est digne des Pères de l'Eglise !
    M. Philippe de Villiers. A un super-Etat continental, impotent et incontrôlé, accompagné d'un verrouillage central de plus en plus insupportable, on prétendra donc substituer, au nom de l'Europe-puissance, un noyau fusionnel dans lequel la France se dissoudrait totalement. Mais pourquoi faudrait-il donc, en permanence, passer d'un systématisme à un autre, d'une idéologie à une autre ? Il s'agit là de deux impasses dont il faut s'écarter. Il n'y a pas d'autre avenir possible que la grande Europe, fondée sur l'harmonie des souverainetés nationales, et donc la coopération interétatique. Un empire avec une norme pour la chasse à la palombe décidée par les Lapons et pour la pêche au harpon décidée par les Grecs, c'est absurde. Les peuples ne l'accepteront pas.
    M. Michel Piron. C'est du Salvador Dali !
    M. Philippe de Villiers. Les nouveaux Etats membres doivent donc être, avec nous, les architectes de la seule Europe viable : la véritable Europe de l'avenir, la grande Europe de la géométrie variable.
    Mais revenons encore une fois sur le propos talentueux de M. Edouard Balladur, dont je regrette l'absence - il est vrai qu'il est tard (Sourires sur quelques bancs)...
    M. Jacques Floch. Et en plus, M. de Villiers est insolent.
    M. Philippe de Villiers. Pour moi, la géométrie variable passe non pas par la Commission de Bruxelles mais par les Etats. Si tel n'est pas le cas, ce sera un verrouillage supplémentaire à quelques-uns. Une géométrie variable qui passe par Bruxelles impliquerait deux cadences ; une pour ceux qui marchent au pas de la Commission, et l'autre pour ceux qui marchent à un pas plus rapide, mais toujours dicté par la Commission. Il faut donc une géométrie variable extérieure à la Commission. C'est sur ce schéma que M. de Villepin entraînant ses collègues - et avec quel talent - et vous-même, madame la ministre, vous êtes rendus en Iran...
    Mme la ministre déléguée aux affaires européennes. Non !
    M. Philippe de Villiers. Vous y étiez par la pensée. (Sourires.)
    ... pour convaincre les Iraniens à propos de leur armement nucléaire. Voilà l'Europe que nous aimons : une Europe efficace, une Europe rapide, la même que celle de Nicolas Sarkozy, qui a réuni à La Baule, dans une seule journée, ses collègues,...
    M. Pierre Lequiller, président de la délégation pour l'Union européenne. Ça se répète !
    M. Philippe de Villiers. ... et qui s'est fait réprimander par la Commission. Celle-ci, en effet, n'entend pas que les politiques d'immigration soient prises en main par les ministres, compte tenu du fait qu'à partir du 1er mai 2004, c'est elle qui sera l'attributaire exclusive des compétences en matière d'immigration.
    Alors, en cet instant j'ai envie de citer un député letton. Tout à l'heure, M. Lefort a déploré que vous ayez mis du temps à citer les pays de l'Europe centrale et orientale. M. Lequiller, vous étiez de ce fameux voyage. Nous avons été parmi les premiers à mettre le pied là-bas, en Pologne. Pour moi, en tout cas, c'était la première fois. Vous, vous y étiez déjà allé en explorateur. En cet instant donc, je pense aux Lettons. Ayons, ce soir, une pensée pour les Lettons. Un député letton s'est en effet inquiété récemment - vous avez peut-être lu sa déclaration dans la presse - de ce qu'allait devenir la liberté de décision de son pays lorsqu'il serait représenté par huit députés dans un Parlement européen de 736 membres aux pouvoirs devenus décisifs.
    M. Pierre Lequiller, président de la délégation pour l'Union européenne. 732 !
    M. Philippe de Villiers. Je constate, monsieur Hollande, que vous quittez l'hémicycle. C'est dommage !
    M. François Hollande. Je crois avoir compris l'essentiel ! (Rires sur divers bancs.)
    M. Philippe de Villiers. Vous partez au moment où j'en arrivais...
    M. François Hollande. Au coeur de votre propos !
    M. Lionnel Luca. A la tragédie du Letton !
    M. Philippe de Villiers. J'étais honoré de votre présence que j'ai interprétée comme un signe d'attention personnelle.
    M. François Hollande. C'était le cas, mais vous vous répétez !
    M. Philippe de Villiers. Je comprends que vous ayez des obligations. En tout cas, je vous remercie d'être passé. (Rires sur divers bancs.)
    M. le président. Est-ce vraiment dans l'articulation de votre démonstration, monsieur de Villiers ?
    M. Philippe de Villiers. Ce n'est pas parce que nous sommes adversaires qu'il faut s'envoyer des quolibets. On peut se sourire mutuellement, comme le fait, d'ailleurs, M. Loncle de manière gourmande. (Sourires.)
    M. François Loncle. Toujours !
    M. Philippe de Villiers. Nous sommes là pour longtemps, autant en profiter. C'est vrai, si on doit y passer la nuit...
    M. le président. Monsieur de Villiers, vous n'êtes pas obligé de prendre cinq minutes sur votre temps de parole pour dire bonjour et au revoir à vos collègues !
    M. Philippe de Villiers. Je constate d'ailleurs qu'il y a du public dans les tribunes, ce qui est très rare à cette heure-ci et plus de députés dans l'hémicycle que je ne le pensais.
    M. François Loncle. Quel succès !
    M. Philippe de Villiers. Alors, madame Lenoir, que répond-on à ce député letton ?
    Mme la ministre déléguée aux affaires européennes. Il n'y en a qu'un ?
    M. Philippe de Villiers. Les grands pays devraient, eux aussi, se poser cette question. Si nous voulons éviter la dilution de la démocratie, la diffusion du sentiment de ne plus rien contrôler, il faut inventer une Europe nouvelle,...
    M. Pierre Lequiller, président de la délégation pour l'Union européenne. A géométrie variable !
    M. Philippe de Villiers. ... plus flexible, plus libre, articulée sur les démocraties nationales respectées. Il faut impliquer fortement les parlements nationaux.
    D'ailleurs, tout à l'heure,...
    M. Hervé de Charette, rapporteur. Vous avez apparemment retrouvé le fil de votre pensée. Nous nous réjouissons que vous sachiez ce que vous allez dire après un quart d'heure de creux.
    M. Philippe de Villiers. Monsieur de Charette, ce n'est pas parce que vous ne suivez pas quand il y a du relief qu'il faut prendre cela pour un creux. (Sourires sur divers bancs.) Vous sentant somnolent, j'ai simplement tenté de relever un peu le niveau. Comme moi, vous avez noté que M. de Villepin a tenu, tout à l'heure, un propos courtois et élégant à mon endroit. Il a dit : « On a besoin de vous dans ce combat. »
    M. Hervé de Charette, rapporteur. Vous espérez bien avoir une place !
    M. Philippe de Villiers. Je ne sais pas encore à quelle place, mais cela m'a touché. (Sourires.)
    Et s'agissant des Parlements nationaux, il a fait une observation que je ne peux pas ne pas relever. Vous êtes trop fin, monsieur de Charette, pour ne pas l'avoir relevée vous-même d'autant que vous êtes un des seuls Français, en tant que compagnon de Valéry Giscard d'Estaing, à avoir lu intégralement la Constitution européenne et les annexes.
    M. Hervé de Charette, rapporteur. Vous n'avez pas regardé le traité d'adhésion, moi oui !
    M. Philippe de Villiers. Si, monsieur de Charette.
    M. Hervé de Charette, rapporteur. Mais cela ne vous empêche pas d'en parler !
    M. Philippe de Villiers. Non, j'ai tout lu. Sinon, je ne pourrais pas m'écarter de mes notes pour en parler aussi à l'aise.
    M. Hervé de Charette, rapporteur. Vous n'avez pas parlé du traité !
    M. Philippe de Villiers. Mes chers collègues, je vous mets en garde, la Constitution européenne annonce la fin des Parlements nationaux. Je vais, à cet égard, vous raconter une petite anecdote.
    Lorsqu'il a pris en main les destinées de la « convention de Philadelphie » et avant même de savoir - il le confesse dans un livre récent - que cela le conduirait aux portes d'une Constitution, M. Giscard d'Estaing était hésitant sur la question de savoir dans quel sens il fallait réorienter l'Europe. Et je l'ai entendu ici nous expliquer à plusieurs reprises qu'il avait la ferme intention de redonner du tonus à la démocratie et, pour cela, de s'appuyer sur les Parlements nationaux. C'est à cette époque qu'il a remis au goût du jour le principe de subsidiarité et imaginé un système d'arbitrage qui permettait aux Parlements nationaux de bloquer le système si une décision leur apparaissait enfreindre ledit principe.
    Que reste-t-il de tout cela dans le projet sorti de la convention ? Monsieur Lequiller, vous qui êtes l'une des consciences de la « convention de Philadelphie », vous le savez bien : il n'y a plus rien.
    M. Pierre Lequiller, président de la délégation pour l'Union européenne. Si !
    M. Philippe de Villiers. Disons pour être précis - je parle sous votre contrôle - qu'il est prévu que les parlements nationaux pourront alerter la Cour de justice.
    M. Pierre Lequiller, président de la délégation pour l'Union européenne. Non !
    M. Philippe de Villiers. Si ! La Cour de justice devient l'arbitre de la subsidiarité.
    M. Jacques Floch. Ce n'est pas vrai ! Relisez le texte !
    M. Jean-Claude Lefort. C'est pire que cela !
    M. Pierre Lequiller, président de la délégation pour l'Union européenne. Me permettez-vous de vous interrompre, monsieur de Villiers ?
    M. Philippe de Villiers. Je vous donne bien volontiers la parole.
    M. le président. Ce n'est pas à vous de le faire. Mais puisque vous acceptez d'être interrompu, la parole est à M. le président de la délégation pour l'Union européenne.
    M. Pierre Lequiller, président de la délégation pour l'Union européenne. Monsieur de Villiers, la Constitution prévoit qu'un Parlement national pourra faire part à la Commission de son désaccord s'il considère que la proposition qu'elle fait dépasse le principe de subsidiarité. Et lorsqu'un tiers des Parlements nationaux se prononcera de la même manière, la Commission sera alors obligée de revoir sa proposition.
    M. Jean-Claude Lefort. Non !
    M. Jacques Floch. Si !
    M. Pierre Lequiller, président de la délégation pour l'Union européenne. Voilà ce que prévoit la Constitution.
    Ce n'est qu'en fin de parcours - un peu comme notre Conseil constitutionnel peut être amené à trancher en dernier recours - que les gouvernements pourront saisir la Cour de justice pour condamner la Commission si celle-ci n'a pas respecté le principe de subsidiarité, comme les parlements nationaux l'y invitaient. La convention a donc préparé un véritable mécanisme. C'est la procédure de l'alerte précoce.
    M. Philippe de Villiers. Monsieur Lequiller, je crois me souvenir, mais c'est un point sur lequel je reviendrai - vous m'y ferez penser tout à l'heure dans ma dernière intervention -, que c'est la Commission qui commande en dernier ressort. C'est elle qui décidera si cela relève ou non du principe de subsidiarité.
    En tout état de cause, il faut impliquer plus fortement les Parlements nationaux dont les pouvoirs vont être considérablement diminués à la suite de la Constitution de M. Giscard d'Estaing. La preuve en est que le renforcement du Parlement européen l'emporte sur tout le reste. C'est une évidence. D'ailleurs, il est extraordinaire - c'est un cas unique dans l'histoire à ma connaissance - qu'un Parlement national se dessaisisse avec autant de légèreté de ses propres pouvoirs, dans une sorte de jubilation active. On aurait pu penser que cela se ferait avec tristesse. Il n'en est rien ! On se dessaisit dans une ardeur oblative (Exclamations sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire) qui touche beaucoup les commissaires de Bruxelles. Cela les encourage à être de plus en plus fermes à l'égard des nations et de leurs représentants.
    L'Europe que j'appelle de mes voeux - pas celle de Bruxelles et de la Constitution qui va droit dans le mur - ne sera plus celle de la contrainte généralisée et uniforme. Ce sera véritablement une Europe à géométrie variable, monsieur Lequiller, dans laquelle chaque partenaire restera maître de ses décisions.
    Passons à présent à un autre sujet. Dans sa réponse d'ailleurs fort brillante, ce qui ne m'a pas surpris, M. de Charette a indiqué, avant l'interruption de nos travaux, que j'allais vraisemblablement reparler de la Turquie. Je n'avais pas l'intention de le faire...
    M. Hervé de Charette, rapporteur. Mais voilà ! (Sourires.)
    M. Philippe de Villiers. J'ai constaté cependant que, s'agissant de la Turquie, je n'avais pas abordé un point important. Certes, et je le répète pour nos collègues qui n'étaient pas là cet après-midi, je considère que la décision pour la Turquie est d'ores et déjà prise puisque, lorsque j'ai rencontré le Président de la République il y a quinze jours, il m'a dit : « Que voulez-vous, il ne fallait pas prendre la décision en 1963 ! » Mais est-ce parce qu'on a fait une erreur en 1963 qu'il faut en refaire une en 2004 ? Elle est prise, puisque la Turquie était représentée à la Convention. La décision est prise, puisque la Turquie est observateur à la Conférence. Elle est prise, puisque, à Copenhague, on n'a fait que repousser le début des négociations pour éviter une collision, si l'on peut dire, entre ce débat et les élections européennes. Elle est prise, puisque si l'on va sur l'Internet - je l'ai fait entre les deux séances pour m'assurer que c'était bien vrai - on constate que le Parlement européen a ajouté la langue turque et a déjà prévu les interprètes.
    M. Pierre Lequiller, président de la délégation pour l'Union européenne. Vous l'avez déjà dit !
    M. Philippe de Villiers. Elle est prise, puisque les aides au titre de la pré-adhésion ont été doublées.
    M. François Loncle. Sous conditions !
    M. Philippe de Villiers. Mais il est une autre question que M. de Charette aurait pu me poser et à laquelle j'ai pensé en l'écoutant : celle de l'islamisme. « Attention, refuser l'adhésion turque serait faire le jeu de l'islamisme », entend-on souvent répéter. Je me demande si Mme Lenoir ne l'a pas dit un jour.
    Mme la ministre déléguée aux affaires européennes. J'ai beaucoup d'homonymes ! (Sourires.)
    M. Philippe de Villiers. C'était peut-être M. le ministre.
    Refuser l'adhésion de la Turquie reviendrait donc, nous dit-on, à l'empêcher de devenir une véritable démocratie et à ouvrir la porte à la guerre des civilisations. Mais des raisonnements aussi simplistes ne tiennent pas une seconde. Qui peut croire sérieusement que l'islamisme conquérant serait soluble dans la méthode communautaire ? Comment les islamistes pourraient-ils accepter qu'un pays clé de leur obédience se trouve ainsi tiré de force vers ce qu'ils appellent l'Occident ?
    A cet égard, l'attitude du Premier ministre islamiste turc à propos du projet de Constitution européenne devrait retenir notre attention. La Turquie n'est pas encore à la table de négociations que, déjà, elle fait connaître ses exigences : aucune mention du christianisme ne devra figurer dans la Constitution, a décrété M. Erdogan, début septembre.
    M. François Loncle. Il a raison !
    M. le président. Monsieur Loncle !
    M. Philippe de Villiers. Sur une question aussi importante, je vous reconnais parfaitement le droit de m'interpeller, monsieur Loncle.
    M. François Loncle. Le Président de la République a dit la même chose !
    M. Jean-Claude Lefort. Exactement !
    M. Philippe de Villiers. Si quelque chose vous paraît obscur dans mon propos, n'hésitez pas. Vous non plus, monsieur Lefort.
    M. le président. Monsieur de Villiers, il vous reste une demi-heure. Je ne vous le signale que pour vous aider à articuler votre démonstration...
    M. Philippe de Villiers. Je salue le retour de M. de Villepin. Je suis très sensible à sa présence qui témoigne du poids non négligeable acquis par le souverainisme en France. En effet, malgré les communications urgentes qu'il doit entretenir avec le reste du monde, le ministre des affaires étrangères a choisi de venir, à onze heures du soir, écouter un deuxième « topo » dont il pouvait craindre qu'il ressemblât au premier...
    M. Hervé de Charette, rapporteur. De ce point de vue, il n'aura pas été déçu... (Rires.)
    M. Philippe de Villiers. Monsieur Loncle, que vous parliez de laïcité ou que nous en parlions, cela ne pose pas de problème. En revanche, venant du Premier ministre turc, qui est issu d'un parti islamiste, c'est un peu fort.
    M. François Loncle. Et Atatürk ?
    M. Jacques Floch. Il y a bien des partis chrétiens !
    M. Philippe de Villiers. Je suis sûr de ne pas choquer M. Ayrault, dont je salue également le retour, en le rappelant : des autorités de notre pays - non des historiens, certes, mais hommes politiques - ont affirmé que les racines de l'Europe étaient autant musulmanes que chrétiennes. Même au prix d'un salmigondis autour de Lépante, Vienne et Poitiers, il est absurde de prétendre que l'Europe a été plus musulmane que chrétienne !
    M. Jean-Marc Ayrault. Monsieur de Villiers...
    M. Philippe de Villiers. Le fait que l'Europe de Bruxelles ne soit même plus capable d'évoquer ses racines montre qu'elle est complètement coupée d'elle-même, de son terreau, de son histoire. Certes, je n'ai pas demandé au Président de la République que le préambule de la Constitution fasse mention de « racines chrétiennes ». En effet, étant opposé à l'existence même d'une constitution, je n'allais pas réclamer un préambule au vide ! (Sourires.) Cela étant, je trouve un peu fort, de la part de M. Erdogan, d'exiger que ces mots n'apparaissent pas afin d'entrer plus facilement dans l'Union européenne.
    La démocratie, me semble-t-il, est l'affaire des Turcs eux-mêmes. La démocratie existe hors d'Europe. Vous citiez tout à l'heure, monsieur le ministre, les fameux critères de Copenhague, mais ils sont bien vagues. Si ces critères devaient déterminer l'entrée des pays dans l'Europe, on n'en finirait plus. L'Australie, le Japon et le Chili n'ont pas eu besoin d'adhérer à l'Union européenne pour se démocratiser. Et c'est un mensonge de prétendre, comme le fait le Conseil européen, qu'après avoir satisfait aux critères de Copenhague, une fois démocratisée, la Turquie deviendra ipso facto européenne. Qu'elle décide de respecter la liberté religieuse, d'autoriser l'enseignement de la langue kurde ou de modifier les compétences du Conseil de sécurité nationale, et elle aura effectivement progressé sur le chemin de la démocratie. Elle n'en sera pas devenue pour autant européenne. La Turquie n'est européenne ni par son territoire - à l'exception d'une toute petite partie -, ni par son substrat culturel. Un changement d'institutions n'entraîne pas un changement de civilisation.
    L'historien Alain Besançon le disait récemment : l'Europe et la Turquie sont deux grandes civilisations amies, mais distinctes. Les mélanger ne ferait de bien ni à l'une, ni à l'autre.
    Quant au prétendu choc des civilisations que ne manquerait pas de produire le refus de l'adhésion turque - une thèse chère, je crois, à Michel Rocard -, il est parfaitement fallacieux et dangereux de vouloir s'enfermer dans un tel choix binaire entre l'intégration et l'affrontement.
    Je cite le professeur Saintignon : « L'alternative, pour les sociétés humaines, n'est pas de s'intégrer ou de se combattre. La différence assumée entre les civilisations n'implique pas le conflit. Le respect se nourrit de l'échange, qui suppose que chacun reste soi. » Vouloir fusionner deux espaces culturels aussi différents que l'Europe et le monde turc n'a simplement pas de sens. Car la Turquie est beaucoup plus que la Turquie : derrière Ankara, la capitale qu'Atatürk, cité à l'instant par M. Loncle, a implantée au coeur de l'Anatolie, délaissant l'Istanbul héritière de Byzance, se profile en effet l'important archipel de l'Asie centrale turcophone, qui s'étend du Caucase jusqu'au Sinkiang chinois et englobe cinq des six républiques musulmanes ex-soviétiques d'Asie centrale.
    M. Pierre Lequiller, président de la délégation pour l'Union européenne. C'est le Larousse !
    M. Philippe de Villiers. Il y aurait - on nous le dit parfois - 100 millions de turcophones. L'autre jour, le Président de la République me citait même le chiffre de 300 millions.
    M. Pierre Lequiller, président de la délégation pour l'Union européenne. C'est un monde à géométrie variable !
    M. Philippe de Villiers. On entend dire aussi - je ne sais pas si c'est vérifiable - que les turcophones acquièrent la nationalité turque. En tout cas, on sait que, de tradition, elle leur est attribuée généreusement.
    Fondre la Turquie dans un super Etat européen reviendrait à l'empêcher d'accomplir sa vocation géopolitique spécifique, à laquelle je suis sensible, mais qui n'est pas la nôtre : celle d'une puissance d'équilibre en Asie occidentale et surtout centrale, dans une zone d'influence dont la stabilité est essentielle pour le monde puisqu'elle détient les secondes réserves pétrolières mondiales.
    C'est pourquoi les peuples veulent être consultés sur les problèmes de fond que soulève la candidature turque. Cette fois, ils n'ont pas l'intention de se laisser forcer la main sur une question dont ils ressentent qu'elle touche à leur identité profonde. Ils ne se laisseront pas priver de débat. Or, les questions de fond touchant l'adhésion éventuelle de la Turquie ne manquent pas, et je voudrais en poser quelques-unes.
    M. Hervé de Charette, rapporteur. Quand même !
    M. Philippe de Villiers. Etes-vous prêt, monsieur de Charette, pour la première question ?
    Voulons-nous faire de la Turquie, non pas l'un quelconque, mais le principal Etat membre de l'Union européenne ? Je vous ai entendus évoquer, cet après-midi, les uns et les autres, le système de décision à la majorité qualifiée, les 60 % de la population, etc. Une chose est évidente, et vous l'avez signalée vous-même, monsieur le ministre : la démographie est une science implacable. De 70 millions d'habitants aujourd'hui, la Turquie passera demain à 100 millions, avec l'arrivée d'une génération qui compte plus d'enfants que la France et l'Allemagne réunies.
    M. Jacques Floch. Ou 200 millions, voire 210 ! Qui dit mieux ?
    M. Philippe de Villiers. Je crois que les chiffres sont incontestables, monsieur Floch. On parle, si je ne me trompe, de 100 millions en 2020, ou à peu près.
    La population de la Turquie représentera alors 20 % de la population de l'Union.
    M. Michel Piron. C'est incontestable, ça ?
    M. Philippe de Villiers. Je cite les chiffres de la Communauté européenne...
    M. Hervé de Charette, rapporteur. Non !
    M. Philippe de Villiers. Eurostat est une institution bien connue, fiable, au-dessus de tout soupçon. C'est elle qui m'a fourni ces chiffres.
    M. Michel Piron. Nous sommes rassurés !
    M. Philippe de Villiers. En 2050, un Européen sur cinq sera turc. Le poids de la Turquie au Parlement européen et au Conseil sera déterminant, bien supérieur à celui de la France ou de l'Allemagne, et cela d'autant plus si la logique démographique prévue par le projet de Constitution pour calculer les voix au Conseil est retenue. Voulons-nous cela ?
    M. Pierre Lequiller, président de la délégation pour l'Union européenne. Non.
    M. Philippe de Villiers. La réponse est : non.
    Deuxième question : voulons-nous, un jour, parvenir à une défense autonome de nos pays et de notre continent, garantissant notre sécurité et notre indépendance, ou devenir, si vous me pardonnez une citation personnelle, la « 51e étoile du drapeau américain », tout en nous fourvoyant dans des conflits qui ne sont pas les nôtres ? C'est une vraie question, que M. le ministre des affaires étrangères se pose tous les jours.
    Il est déjà très compliqué de concevoir une bribe de défense commune avec nos voisins, alors, avec la Turquie, je vous souhaite bien du plaisir ! Notre sécurité sera-t-elle mieux assurée quand la frontière extérieure de l'Union traversera les zones kurdes aux confins de la Turquie, de l'Iran et de l'Irak, et que les conflits endémiques qui affectent ces territoires seront devenus la question prioritaire de l'ordre du jour des conseils européens ?
    Les contentieux que la Turquie entretient sur toutes ces frontières doivent-ils vraiment devenir les nôtres ? Que cherche-t-on à construire : une union européenne ou une communauté « européo-moyen-orientale », c'est-à-dire un ensemble eurasiatique ?
    M. Jacques Floch. Le péril jaune est de retour !
    M. Philippe de Villiers. Est-ce en superposant le périmètre de l'Union européenne à celui de l'OTAN que l'on progressera vers une défense européenne autonome ? C'est une question très sérieuse, monsieur Floch. Les Américains ont décidé - peut-être le savez-vous - que le prochain sommet de l'OTAN aurait lieu, en mai prochain - les Américains n'ont pas de problèmes avec les élections européennes, ils n'ont donc pas fait attention au calendrier -, à Ankara. Or, lors de ce sommet, ils vont évidemment exiger que les Européens acceptent, je cite un diplomate, « de faire coïncider le périmètre de l'OTAN avec le périmètre de l'Europe », ou plutôt l'inverse : de faire coïncider le périmètre de l'Europe avec celui de l'OTAN.
    Croit-on qu'une Turquie poussée dans l'Union par Washington contribuera à forger une Europe européenne ? Que doit-on offrir à la Turquie...
    M. Jacques Floch. ... pour qu'elle reste chez elle ?
    M. Philippe de Villiers. Non, monsieur Floch, car cela relèverait d'une conception fermée de l'Europe qui ne convient pas à l'histoire du monde, et encore moins à celle de notre pays. La France est une grande puissance méditerranéenne, et le problème actuel de l'Europe est bien que la France, pour suivre trop volontiers le tropisme géopolitique de Bruxelles, qui la tire vers l'Europe du Nord, a trop tendance à abandonner sa vocation méditerranéenne, latine, africaine. Il faut tous les efforts de la diplomatie française, en particulier les grandes enjambées du ministre des affaires étrangères dans toutes ces parties du monde, pour rétablir l'équilibre. Il n'est pas évident pour la France de faire partie d'une Europe qui la contraint de plus en plus tout en continuant à jouer ses cartes, notamment celle de la francophonie.
    Ne rien offrir à la Turquie est absurde, comme il serait absurde de ne rien offrir aux Tunisiens, aux Marocains, aux Algériens, aux Israéliens, à tout le pourtour méditerranéen. Mais une réponse existe : le processus de Barcelone.
    La Turquie est un pays ami, un pays allié. Elle nous a aidés efficacement à contenir l'URSS. Nous devons donc lui offrir mieux qu'une fusion qui tournerait à la confusion. La solution, à la fois digne et réaliste pour tous, consiste à proposer à la Turquie, qui bénéficie des avantages considérables de l'union douanière, un statut d'association étroite qui pourra être proposé par la suite, de la même manière, à des pays comme l'Ukraine ou la Biélorussie, sans pour autant qu'elles participent aux mécanismes institutionnels de l'Union.
    Il faut - et je réponds là à l'interpellation de M. Floch - que l'Europe cesse de se construire et de se présenter comme un bloc monolithique dans lequel on est inclus ou dont on est exclu. Dans un tel cas de figure, soit on est corseté dans le bloc supranational et on ne peut plus bouger, soit on est rejeté dans la géhenne extérieure, comme si le monde tournait autour de l'Europe ; une Europe pourtant de plus en plus soumise, de plus en plus aliénée, de moins en moins puissante.
    Non. Il faut que le pourtour de l'Europe s'y retrouve. Il faut une Europe souple, fonctionnant en réseaux diversifiés selon les domaines, pratiquant justement - pour reprendre l'expression de M. Lequiller - la géométrie variable, la bonne, celle de la coopération interétatique, à même de faire participer des pays comme la Turquie à des programmes européens ou à des politiques européennes, dans des domaines où des intérêts communs réels existent, et où l'assemblage de compétences serait profitable à tous.
    Oui, monsieur le ministre, il faut rendre, beaucoup plus ambitieux le partenariat euro-méditerranéen connu sous le nom de processus de Barcelone. Si au lieu de se borner, comme il le fait actuellement, à promouvoir une simple zone de libre-échange, ce dernier s'assignait de véritables objectifs politiques, en cherchant à contribuer au développement de relations plus solidaires entre la Turquie et ses voisins arabes, dont elle s'est largement coupée, cette orientation pourrait constituer un facteur de stabilisation majeur de la situation au Proche-Orient.
    Monsieur le ministre, tous les espoirs sont permis. J'ai écouté attentivement votre réponse. Elle était diplomatique. Elle pesait, comme disait Voltaire à propos de Marivaux, des oeufs de mouche dans des balances de toiles d'araignée, évoquant le pour, le contre, et concluant que l'on verrait le moment venu. Mais j'ai vu une petite ouverture se dessiner, et j'ai pensé au processus de Barcelone. Peut-être pourriez-vous vous en tirer en faisant à la Turquie une proposition alternative, sans toutefois revenir à 1963 : « non à l'adhésion, ce n'est pas possible, c'est la confusion ; oui au processus de Barcelone revisité ».
    Votre prédécesseur, monsieur le ministre, après avoir longtemps hésité sur cette question, a finalement reconnu qu'une adhésion de la Turquie à l'Union européenne serait absurde. (« Non ! » sur les bancs du groupe socialiste.)
    M. Védrine a dit exactement ceci : c'est comme si la France demandait à adhérer à l'Union africaine.
    Mme Marylise Lebranchu. Il n'a jamais prononcé le mot « absurde ».
    M. François Loncle. De plus, vous sortez ces propos de leur contexte. Il faut lire l'ensemble !
    M. Philippe de Villiers. Vous ne contestez pas la citation : elle est rigoureusement exacte. (Protestations sur les bancs du groupe socialiste.)
    Simplement, il a attendu de ne plus être ministre pour faire ce constat. Je ne souhaite pas le même sort à M. de Villepin.
    M. Jacques Floch. Ce n'est pas le genre de Védrine !
    M. Philippe de Villiers. Vous avez tort de protester, mon propos n'était pas polémique, ce n'était qu'une citation...
    Mme Marylise Lebranchu. Une citation tronquée !
    M. François Loncle. Il ne s'agit pas de protester, mais simplement de vous corriger.
    M. Jacques Floch. De vous recadrer ! Cela prouve, d'ailleurs, qu'on vous écoute !
    M. le président. Monsieur Floch, laissez M. de Villiers poursuivre.
    M. Philippe de Villiers. Vous avez la possibilité, monsieur le ministre, de ne pas attendre votre départ pour nous administrer une nouvelle preuve de votre lucidité.
    Sensible à la qualité d'écoute et à la délicatesse de celles et ceux qui participent à cette soirée (Sourires), je voudrais maintenant aborder, pour conclure cette deuxième intervention, un point qui me paraît important, celui du projet de constitution, et plus particulièrement du référendum.
    Chacun peut constater que ceux que l'on a coutume d'appeler les fédéralistes français - et auxquels s'opposent ceux que l'on a l'habitude, maintenant, d'appeler les souverainistes français - font tout pour qu'une telle consultation populaire n'ait jamais lieu. Ils sont en effet épouvantés parce que, même si les sondages montrent que les Français sont favorables, dans l'abstrait, à l'idée d'une constitution, - il faut convenir qu'il s'agit d'un beau mot - il savent que, en réalité, ils n'en connaissent pas le contenu et que, dès qu'on leur parlera de super Etat, ils y seront nécessairement opposés.
    Par ailleurs, j'insiste sur le fait qu'un tel référendum devrait se tenir dans la deuxième moitié de l'année 2004, c'est-à-dire au moment où le Conseil devrait décider d'ouvrir ou non les négociations avec la Turquie. Les deux éléments - constitution et adhésion de la Turquie - ont en effet des calendriers voisins.
    M. François Loncle. C'est une phobie !
    M. Philippe de Villiers. Or une écrasante majorité de Français, toutes sensibilités confondues, est opposée à cette adhésion. Si les deux questions - super Etat et adhésion de la Turquie - faisaient leur jonction dans l'esprit de nos compatriotes, ce serait explosif pour les fédéralistes, d'autant que la nouvelle constitution qui donnerait un poids croissant aux considérations démographiques dans la prise de décision européenne accorderait forcément une place de premier rang à la Turquie. Certes, la crainte de la conjonction du super Etat et de l'arrivée de la Turquie qui alimente les conversations privées dans tous les milieux fédéralistes n'est bien évidemment pas avouée en public. Officiellement, on exprime d'autres arguments que je vais rappeler, brièvement, monsieur le président, en les classant en quatre catégories.
    Monsieur le ministre, c'est à vous que je m'adresse parce qu'ils vous seront présentés, à vous-même, à tous les membres du Gouvernement et jusqu'au Président de la République, pour vous décourager, les uns et les autres, d'entreprendre cette démarche de redonner la parole aux Français sur l'Europe. Pourtant, nous sommes tous d'accord, y compris M. de Charette, pour dire que l'Europe doit être rendue au peuple et ne pas être subtilisée par des oligarques.
    Or, pour qu'elle soit rendue au peuple, pourquoi ne pas, de temps en temps, vérifier que le peuple suit bien les dirigeants dans la voie choisie pour la construire ? Si tel n'était pas le cas, il faudrait choisir une autre construction parmi les multiples autres possibilités. C'est cela, l'histoire : éviter la collision avec le réel, s'arrêter à temps, suspendre l'action - on parle souvent de moratoire - prendre le temps nécessaire pour vérifier que le peuple est bien d'accord. Sur la Turquie et sur la constitution, on pourrait donc poser la question au peuple.
    Le premier argument que l'on oppose à cette demande est qu'il n'y aurait pas besoin de référendum, car le projet en cours ne serait pas la vraie constitution d'un véritable Etat.
    Je conviens bien volontiers que, même si le projet de constitution tel que nous le connaissons était adopté, le super Etat européen ne serait pas complètement achevé. Il resterait encore quelques cas de décision à l'unanimité. Néanmoins, ce texte introduit une innovation majeure : ces décisions à l'unanimité pourraient, un jour, être abandonnées sur simple décision du Conseil européen et sans révision de la constitution, c'est-à-dire sans nouvelle ratification par les peuples.
    A ce propos, je rappelle que nous avions demandé que l'article 1er du nouveau texte proclame : « L'Union européenne respecte les souverainetés nationales de ses Etats membres. » Or - je le répète pour ceux qui n'étaient pas présents cet après-midi -, la formule retenue est la suivante : « L'Union européenne respecte les identités nationales de ses Etats membres. » Ce n'est pas du tout la même chose puisque cette rédaction supprime le concept juridique de souveraineté. Cela démontre que ce texte est bien l'ébauche très avancée d'une constitution au sens de règle suprême qui s'impose à toutes les autres normes juridiques des Etats fédérés.
    Selon un deuxième argument, il s'agirait bien d'une vraie constitution, mais elle ne contiendrait rien de nouveau.
    Certes, il est exact que ce texte utilise la méthode habituelle des traités précédents et prolonge des tendances qui préexistaient. Toutefois, en même temps, il va beaucoup plus loin, en particulier dans son article 10, qui proclame la primauté du droit européen sur toute forme de droit national.
    M. Jacques Floch. Eh oui ! Mais ce n'est pas nouveau !
    M. Philippe de Villiers. Bien sûr, la jurisprudence de la Cour de justice a consacré cette interprétation depuis 1963-1964, mais l'article 10 du projet de constitution comporte deux aspects nouveaux sur lesquels j'appelle votre attention.
    D'abord, le principe jurisprudentiel de la primauté du droit communautaire n'a jamais été présenté clairement à la ratification des peuples.
    M. Jacques Floch. Il figure dans notre constitution.
    M. Philippe de Villiers. Il n'est inscrit dans aucun traité, sauf dans un codicille au traité d'Amsterdam. Il n'est donc bien que le fruit de la délibération de quelques juges, six à l'époque.
    On retrouve d'ailleurs ici la source du malentendu permanent entre les peuples et l'Europe qui vit sur des principes qu'elle considère sacro-saints, alors qu'ils n'ont jamais été approuvés par les peuples. (Protestations sur les bancs du groupe socialiste.)
    M. Jacques Floch. Ce n'est pas vrai ! Vous avez bien voté la Constitution de 1958.
    Mme Marylise Lebranchu. Cela figure dans la Constitution de 1958.
    M. Jacques Floch. N'inventez pas des choses !
    M. le président. Monsieur Floch !
    M. Philippe de Villiers. Monsieur Floch, je regrette d'autant plus vos apostrophes que, jusqu'à présent, toutes vos remarques avaient été constructives. (Sourires.)
    M. Jacques Floch. Merci !
    M. Philippe de Villiers. En revanche, celle-là est hors sujet.
    M. Jacques Floch. Pas du tout ! Vous voulez induire en erreur !
    M. le président. Monsieur Floch, on a compris.
    M. Philippe de Villiers. Ce n'est donc que sur la base de la jurisprudence de la Cour et d'un codicille au traité d'Amsterdam...
    M. Hervé de Charette, rapporteur. Non, c'est dans la Constitution !
    M. Philippe de Villiers. ... qu'a été édictée la supériorité du droit européen sur le droit national.
    Mme la ministre déléguée aux affaires européennes. Et l'article 55 de notre Constitution ?
    M. Philippe de Villiers. La deuxième nouveauté apportée par l'article 10 du projet de constitution tient au fait que la primauté du droit communautaire ne concernera plus seulement de simples domaines techniques. Elle vaudra également pour des compétences de souveraineté très larges touchant à des problèmes aussi essentiels que l'économie et l'immigration.
    Le troisième argument serait que, bien qu'il s'agisse d'une vraie constitution, il ne serait pas utile d'en soumettre le texte au référendum car on en aurait largement débattu au sein de la Convention. (Murmures.)
    Avant d'aller plus avant, je veux exprimer ma satisfaction de constater que vous vous animez sur le sujet. En effet, mon but, ce soir - vous l'avez bien compris - est de faire en sorte qu'un débat soit ouvert sur toutes les questions européennes. J'estime que le Parlement ne peut pas se laisser dessaisir sans réagir. C'est pourquoi j'interviens ici - et une, et deux et trois fois ! - pour qu'il y ait débat dans le pays.
    Pardonnez-moi de digresser quelques instants, monsieur le président, en arrivant à la fin de mon intervention, d'autant que j'ai fait mon possible pour aller vite et m'en tenir à l'essentiel. (Sourires.)
    Je suis persuadé que certains députés ne savent pas que, à partir du 1er mai 2004, la Commission de Bruxelles aura le monopole d'initiative sur les questions de l'immigration. Cela constituera pourtant une innovation majeure. Certains, comme vous, probablement, monsieur de Charette, estimeront que c'est très bien parce que nous serons mieux protégés. Nous aurons alors le « Mario Monti » de l'immigration. (Sourires.) Parfait ! Mais permettez au moins que nous en discutions et que nous puissions en parler avec les Français. Je perçois en effet une frustration sur le terrain, voire un malaise grandissant face à ce débat évanescent. Les Français sentent que certains ne veulent pas de débat et ils se demandent ce qui les gêne.
    Or pourquoi serions-nous gênés sur la Turquie, par exemple ? Certains auraient-ils l'intention de la faire entrer en douce sans que le peuple français s'en aperçoive ?
    Pourquoi serions-nous gênés sur la constitution ? En effet, tant pis si le peuple français vote non ! Cela serait certes embêtant pour M. Giscard d'Estaing, mais après tout, il a connu d'autre échecs ! (Rires sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire et du groupe socialiste.) Et cela ne l'empêchera même pas d'entrer à l'Académie française. (Mêmes mouvements.)
    M. Jacques Floch. Ne soyez pas cruel !
    M. Philippe de Villiers. J'avais donc pour objectif de faire ouvrir le début d'un débat, et, constatant que nous parlons entre nous dans la courtoisie, voire avec un peu d'amitié, M. le ministre ou Mme Lenoir vont me répondre. C'est pourquoi j'ai voulu leur soumettre quelques remarques.
    Le troisième argument était donc que, même s'il s'agit d'une vraie constitution, il n'était pas nécessaire de la soumettre au référendum, car on en aurait déjà débattu au sein de la Convention.
    Or, vous le savez bien, monsieur Lequiller, la Convention n'était pas, à ma connaissance, outillée juridiquement et n'avait pas de mandat pour rédiger une constitution. Que la Convention ait bien travaillé, dans le consensus euro-fédéraliste, sans être gênée par les bruits extérieurs, je le conçois, grâce à l'autorité bienveillante de M. Giscard d'Estaing. Mais ce n'est pas parce que la Convention s'est réunie que le peuple a tranché. Ce n'est pas parce que la Convention est arrivée à un projet consensuel, toutes sensibilités confondues, qu'on doit l'approuver.
    M. Jean-Claude Lefort. Quel consensus ?
    M. Philippe de Villiers. Je dis cela par antiphrase, monsieur Lefort, et je ne vous englobais pas dans le consensus. Je pensais seulement aux partis du référendum corse, ceux qui, lorsqu'ils se mettent en ligne ensemble, aident habituellement à la victoire du non. (Rires sur bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire et du groupe socialiste.) Je le précise parce que j'ai lu récemment, dans Le Figaro, un article de M. Juppé où il indiquait qu'il n'y aurait de référendum que si l'UMP et le PS se mettaient d'accord. Certes, on ne sait pas encore ce que fera le PS, surtout si l'on en juge par ce qu'ont dit les tenants des courants souverainistes qui commencent à émerger.
    M. Jacques Floch. Occupez-vous de vos affaires, laissez-nous gérer les nôtres !
    M. Jean-Marc Ayrault. Mêlez-vous de vos affaires !
    M. Philippe de Villiers. Vous avez raison, monsieur Ayrault. Vous auriez dû me le dire avant et je me serais arrêté plus tôt, car cela ne me regarde pas. (Rires.) En tout cas, je constate que cela ne va pas tout seul et que c'est compliqué partout.
    M. Jacques Floch. Comme chez vous !
    M. Philippe de Villiers. Je relève d'ailleurs que chez vous, vous avez laissé les gens s'exprimer alors que, dans d'autres partis, ils ne s'expriment pas, ou seulement à la buvette. (Sourires.) Ils y reconnaissent que j'ai bien raison, mais qu'ils sont obligés de la fermer. (Rires sur les bancs du groupe socialiste.)
    Je parle donc au nom de tous les absents, au nom de tous ceux qui dorment, au nom de tous ceux qui se sont réveillés ou qui vont se réveiller pour déclarer que nous voulons que le peuple se prononce à notre place, parce que, même si nous sommes ses représentants, il est des questions que nous ne pouvons pas trancher seuls.
    Monsieur le ministre, vous avez indiqué cet après-midi que vous n'étiez pas fondamentalement hostile à un référendum, qu'il fallait veiller à ce que les gens ne mélangent pas tout. C'est un argument que je qualifie de baroque. En effet, il faudrait que l'objet du référendum soit clair et que sa procédure permette d'éviter toute confusion. Mais est-ce possible ?
    Le quatrième argument est que les élections européennes pourraient servir de référendum. On a vu apparaître cet argument dans la déclaration de Rome, diffusée le 18 juillet 2003 par M. Giscard d'Estaing.
    Cela revient à dire que les Parlements nationaux pourraient ratifier la constitution sans consultation directe des peuples, en considérant seulement le résultat des élections européennes. Cette procédure serait tout à fait illégitime, car, en l'occurrence il n'y aurait pas une seule question posée et un grand nombre de problèmes viendraient s'entremêler.
    De plus, du strict point de vue juridique, les députés européens n'ont pas de compétences constitutionnelles et leur élection ne peut pas servir de référence pour des bouleversements constitutionnels. Ce que Valéry Giscard d'Estaing a proposé le 18 juillet est tout simplement un détournement de la loi, sur un sujet particulièrement grave puisqu'il s'agirait de subordonner les démocraties nationales.
    Je voudrais pour terminer répéter, comme au début de mon propos, que trois questions sont liées chronologiquement et juridiquement, car je ne parle même pas du plan politique : l'élargissement de l'Europe, la Constitution de l'Europe, actuellement en préparation, et l'adhésion de la Turquie.
    Un orateur a soutenu cet après-midi, qu'il ne fallait pas parler de l'élargissement à la Turquie. Pourtant, il a évoqué l'adhésion de la Roumanie et de la Bulgarie. Il faudrait donc savoir : soit on parle des futurs élargissements, soit on n'a pas le droit d'en parler, mais, en ce cas, on ne les prévoit pas !
    A cet égard, il me semble de bon sens d'affirmer qu'une Europe élargie à la Turquie et, en même temps, placée sous l'empire d'une constitution fédérale, ne sera plus du tout la même. On peut être pour, on peut être contre, mais la grande question que nous devons nous poser, mes chers collègues, est celle de savoir s'il ne serait pas à l'honneur de la représentation nationale, au moment où elle va être dessaisie de tous ses pouvoirs, de se tourner, par l'intermédiaire des plus hautes autorités de notre pays - monsieur le ministre des affaires étrangères, vous pouvez y contribuer - vers le peuple français pour lui dire : « Non possumus, c'est à vous de trancher ; nous n'avons que la potestas, vous avez l'auctoritas. » (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)
    M. le président. Je vous remercie, monsieur de Villiers, car le temps qui vous était imparti n'était pas tout à fait écoulé. C'est une réponse en forme de clin d'oeil que j'adresse à celles et à ceux qui s'interrogeaient sur la durée de votre intervention. Vous avez parfaitement respecté le temps qui était à votre disposition.
    M. Philippe de Villiers. Merci !
    M. le président. Le Gouvernement m'a fait savoir qu'il ne souhaitait pas intervenir.
    La parole est à M. le rapporteur de la commission des affaires étrangères.
    M. Hervé de Charette, rapporteur de la commission des affaires étrangères. Monsieur le président, la commission m'a demandé, à l'unanimité, de vous suggérer de repousser la question préalable présentée par M. de Villiers.
    M. François Loncle. C'est exact !
    M. Hervé de Charette, rapporteur. Je pourrais me contenter de cette indication, mais je souhaite contribuer à la discussion en réagissant à quelques-uns des propos de M. de Villiers.
    Il a traité essentiellement, me semble-t-il - quoique j'ai parfois eu un peu de mal à suivre le caractère évolutif de la pensée villiériste (Sourires) - trois sujets.
    Le premier est le fait que nous aurions manqué de générosité envers les dix, voire envers les douze, en n'acceptant pas de découpler - tels sont les mots employés par M. de Villiers - les aspects politiques et les aspects économiques, et en n'acceptant pas par conséquent - c'est dans le « par conséquent » que réside le problème - de faire entrer les pays d'Europe centrale et orientale dans l'Union européenne sans leur appliquer les conséquences économiques de leur adhésion.
    En vérité, mes chers collègues, il faut savoir que plusieurs tentatives ont été faites pour donner aux pays d'Europe centrale et orientale, d'entrée de jeu - c'est-à-dire dès le début des années 90 - et ensuite, une participation directe aux débats engagés entre les pays membres de l'Union européenne sans les impliquer directement dans son organisation avec toutes les conséquences que cela comporte. Ainsi que je l'ai rappelé cet après-midi, la principale démarche en ce sens a été le projet de confédération européenne présenté par M. Mitterrand, et qui a fait long feu, puisqu'il a été repoussé par les Etats en cause.
    M. François Loncle. Peut-être à tort.
    M. Hervé de Charette, rapporteur. La confédération proposée était d'ailleurs beaucoup plus large puisqu'elle pouvait recevoir l'ensemble des pays du continent européen, Russie incluse. Toutefois, tous les pays intéressés ont marqué leur désaccord avec cette proposition.
    Je me rappelle avoir moi-même proposé que soit organisée pour les pays d'Europe centrale et orientale ce que j'avais appelé « la conférence européenne ». L'idée était de réunir les chefs d'Etat et de gouvernement de ces pays dans la foulée des sommets européens, qu'ils soient régulièrement associés aux délibérations de caractère politique de l'Union européenne, sans les engager dans les processus techniques, économiques, financiers et sociaux propres à celle-ci. Là encore, ces pays ont répondu par la négative, parce que ce qu'ils voulaient, c'était entrer dans l'Union européenne, avec tout ce que cela comporte.
    La proposition un peu tardive et, en quelque sorte rétroactive, de 2003 n'aurait pas prospéré si elle avait été faite par des voix autorisées dans le début des années 90, tout simplement parce que ce n'est pas ce que voulaient les pays d'Europe centrale et orientale et qui était, je le répète, s'asseoir autour de la table, participer aux décisions et être concernés par tout ce que comporte l'Union européenne, si vilipendée par Philippe de Villiers mais si désirée par les pays dont nous parlons.
    Avec l'OTAN, c'est différent : il suffit de signer pour en faire partie. Cela n'a pas beaucoup de conséquences et relève largement du voeu pieu : on fait partie du cercle et, avec un peu de chance, on a une base américaine. Il faut être conscient que ces pays garderont encore longtemps comme principal souvenir la présence de l'armée russe dans leurs villes et dans leurs villages et que leur principale obsession est de se protéger contre le retour de pareils événements. Ils pensent, non sans raison, que leur principale garantie, c'est de faire partie de l'Alliance atlantique et d'avoir la protection américaine et, en particulier, d'avoir une base américaine proche de leur frontière avec la Russie.
    La France doit être capable de comprendre ces deux démarches : il est légitime et naturel que les pays d'Europe centrale et orientale aient le souci de garantir pour longtemps leur sécurité - et qu'ils pensent que ce sont les Etats-Unis qui fourniront cette garantie n'est pas incompréhensible -, et qu'en même temps ils veulent sincèrement participer aux débats qui ont lieu au sein de l'Union européenne. Ils veulent y participer avec leur vision des choses, leurs analyses, leurs points de vue et leurs intérêts. Il faut donc être lucide et comprendre qu'ils défendront âprement ceux-ci.
    Il suffit d'ailleurs de voir comment certains pays de l'Europe centrale et orientale réagissent aux décisions prises par l'Eurogroupe concernant les positions française et allemande relatives au respect ou non des décisions de Maastricht en matière financière. La réaction polonaise à la fois dure et rude, menaçant même la poursuite du débat dans le cadre de la CIG, montre à quel point ces pays sont décidés à défendre leurs intérêts.
    Monsieur de Villiers, c'est bien de nous donner des leçons de générosité mais il est tout aussi légitime de regarder les choses avec lucidité et de voir comment chacun se positionne dans le débat.
    Je ne crois pas que l'on puisse dire que l'Europe ait manqué de générosité envers les Dix dans ces négociations. Je pense, au contraire, que nous avons bien fait. En particulier, la France, souvent alliée de la Commission européenne, a tout fait pour que l'entrée des Dix dans l'Union européenne se fasse selon les règles de droit commun et que le projet politique de l'Union ne soit pas vidé de son sens ou dévoyé. Même s'il y avait quelques tentations du côté des Dix en ce sens, la France a agi de manière qu'il n'y ait pas deux Europe : d'un côté, l'Europe des Quinze et, de l'autre, une Europe de seconde catégorie qui eût été l'Europe des Dix. Elle a fait en sorte que les Dix soient des partenaires à part entière. Tout cela est raisonnable et sain, et c'est exactement ce qu'exprime le traité qui est soumis aujourd'hui à votre ratification.
    M. de Villiers nous a dit qu'il n'abordait la question de la Turquie que par pure circonstance mais en a quand même parlé une demi-heure, sur une heure et demie. Tout le monde connaît exactement les éléments du dossier. Ce que je peux dire, c'est qu'aucune décision n'est prise. Je ne veux pas prendre parti sur le fond aujourd'hui. Je le ferai en d'autres occasions. Je comprends fort bien qu'en dehors de cette assemblée, on puisse être amené à parler de cette question, mais, dans le cadre du débat sur le projet de loi de ratification relatif à l'adhésion des Dix,...
    M. Jacques Floch. Cela n'a aucun sens !
    M. Hervé de Charette, rapporteur. ... elle n'a pas sa place.
    A propos de la Turquie, on pourrait d'ailleurs évoquer le cheval akhal-téké d'Alexandre, qui est très célèbre...
    M. Jacques Floch. Comme symbole !
    M. Hervé de Charette, rapporteur. ... et a été le symbole de la présence turque à travers tout l'espace asiatique. Mais cela s'est passé il y a déjà un bout de temps.
    M. Philippe de Villiers. Vous avez raison, j'aurais dû en parler !
    M. Hervé de Charette, rapporteur. J'aborderai très rapidement les deux autres points qui ont été traités.
    La question du type de rapport que peut avoir l'Union européenne avec les pays voisins est très importante. Elle n'est pas complètement éloignée de notre débat compte tenu des nouvelles frontières que va avoir l'Union. Je comprends qu'elle ait été abordée par M. Philippe de Villiers.
    Il y a plusieurs démarches.
    Le processus de Barcelone, que vous avez évoqué, monsieur le député, ne fait pas aujourd'hui preuve de bonne santé, c'est le moins que l'on puisse dire. Bien que cela ait été un projet excellent, pour la réussite duquel nous nous sommes avec d'autres, notamment les Espagnols, beaucoup investis, le fait est que pour l'instant il n'est pas dans un état fort brillant.
    Des réflexions sont en cours au sein de l'Union européenne sur ce que l'on appelle la politique de nouveau voisinage avec les pays riverains de l'Union européenne, tant à l'Est qu'au Sud. L'Europe devra - il y a sur ce point un accord assez général - développer des relations spécifiques avec les pays qui sont dans son voisinage immédiat, que ce soit en Europe - je pense à l'Ukraine et à d'autres pays - ou dans la zone méditerranéenne. Il y a une demande de la part de ces pays et, par conséquent, il y a certainement un intérêt commun à aller dans ce sens.
    Quant à la question du référendum sur les institutions, elle est, vous en conviendrez, monsieur le député, très éloignée de notre sujet. Le traité portant constitution de l'Europe verra-t-il seulement le jour ? Personne n'en sait rien. Il paraît donc pour le moins prématuré d'évoquer sa procédure de ratification.
    Ce qui me frappe d'ailleurs, c'est que tous ceux ou, du moins, neuf dixièmes de ceux qui réclament la ratification par la voie référendaire espèrent que le non l'emportera et militeront en ce sens.
    Mme Élisabeth Guigou. Ce n'est pas vrai !
    M. Hervé de Charette, rapporteur. Je dis bien neuf sur dix.
    Mme Élisabeth Guigou. Non !
    M. Hervé de Charette, rapporteur. Pour l'instant, ce sont eux que l'on entend.
    Mme Élisabeth Guigou. Vous devriez davantage prêter l'oreille, monsieur le rapporteur.
    M. Hervé de Charette, rapporteur. En tout cas, leur démonstration ne doit pas être brillante ! Je rappelle que selon notre constitution, la ratification des traités relève normalement de la voie parlementaire,...
    M. Philippe de Villiers. Ce n'est pas un simple traité !
    M. Hervé de Charette, rapporteur. ... sauf décision du Président de la République.
    Chacun donnera ensuite son point de vue. Je ne vous donnerai pas le mien aujourd'hui puisque ce n'est pas le sujet. Mais je tenais simplement à rappeler ce point de droit.
    Mes chers collègues, je me demande ce que M. de Villiers va bien pouvoir nous dire dans sa dernière intervention prévue pour un moment proche de celui où le soleil se lève et où blanchit la campagne !
    M. le président. Dans les explications de vote sur la question préalable, la parole est à M. Jacques Floch, pour le groupe socialiste.
    M. Jacques Floch. J'ai écouté avec intérêt, et parfois passion, le long réquisitoire de M. de Villiers. Qu'en ai-je retenu ? Un sentiment de mépris à l'égard des candidats à l'entrée dans l'Union. Toute personne connaissant un tant soit peu le règlement de l'Assemblée nationale sait, en effet, qu'opposer la question préalable sur un traité revient à dire qu'il n'y a pas lieu de délibérer parce que la question n'en vaut pas la peine. Ainsi, d'après vous, monsieur de Villiers, cela ne vaut pas la peine de discuter ici, à l'Assemblée nationale, de l'entrée de dix nouveaux Etats dans l'Union européenne.
    Vous nous avez parlé longuement - trop longuement - de la Turquie. Mais des autres Etats, très peu. Vous n'en avez cité aucun.
    M. Philippe de Villiers. Vous avez mal écouté !
    M. Jacques Floch. Vous n'avez pas cité les dix Etats qui veulent entrer dans l'Union européenne.
    Si vous avez insisté sur la Turquie c'est parce que vous voulez faire peur au bon peuple en faisant craindre que l'élargissement ne se fasse essentiellement vers ce pays.
    Mme Élisabeth Guigou. Cela fait mouche, n'est-ce pas, monsieur de Villiers !
    M. Jacques Floch. En créant ce faux débat, vous faites une fausse manoeuvre et une très mauvaise action à l'égard de l'Europe et à l'égard de la France. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste.)
    Mme Élisabeth Guigou. Absolument !
    M. Jacques Floch. Cela sera dit et répété, y compris chez vous, en Vendée.
    M. Philippe de Villiers. Oh ! là ! là ! J'ai peur !
    M. Jacques Floch. Ce n'est pas cela qui vous fera peur, mais cela vous apprendra à essayer de tromper ceux qui sont en face de vous.
    M. Philippe de Villiers. Ce que j'ai dit doit vous gêner !
    M. Jacques Floch. Vous avez encore dit que le droit européen ne devait pas être supérieur au droit national. Je vous rappelle que l'ensemble du droit européen est issu de traités qui ont été signés par la France et que l'article 55 de notre Constitution stipule que les traités adoptés par notre assemblée ont une force supérieure à notre droit national. N'essayez pas de refaire le coup de l'indignation en faisant croire que le droit européen va nous écraser ! Le droit européen, vous l'avez accepté. Vous avez voté des textes européens qui ont force de loi aujourd'hui.
    Tout au long de votre discours, vous avez voulu nous tromper en invoquant de fausses questions et en proposant de fausses réponses. Voilà pourquoi, monsieur le président, je souhaite que la question préalable soit repoussée. Il serait injuste de dire qu'il n'y a pas lieu de discuter de l'entrée de dix pays européens qui, pour au moins huit d'entre eux, ont particulièrement souffert au cours des cinquante dernières années et demandent aujourd'hui avec insistance d'adhérer à l'Union européenne.
    M. Philippe de Villiers. Ils ont souffert du socialisme, monsieur Floch !
    M. Jacques Floch. Nous n'avons pas de leçons à recevoir de votre part en ce qui concerne la défense des libertés et de la démocratie !
    M. Philippe de Villiers. Les pays de l'Est n'ont aucune leçon à nous donner !
    M. Jacques Floch. Vous non plus !
    M. Philippe de Villiers. Ils ont vécu le socialisme réel !
    M. le président. Monsieur de Villiers, vous avez eu le temps de vous exprimer ! Laissez maintenant s'exprimer M. Floch.
    Mme Élisabeth Guigou. Ne vous énervez pas, monsieur de Villiers ! M. Floch aurait-il fait mouche ?
    M. Jacques Floch. Monsieur de Villiers, nous n'avons pas de leçon à vous donner en ce qui concerne la défense des libertés et de la démocratie, mais vous non plus.
    Alors qu'il y a un certain nombre de peuples en Europe qui, par l'intermédiaire de leur Etat, demandent à rejoindre l'Union européenne, vous venez nous dire qu'il n'y a pas lieu d'en discuter. Il faut donc repousser votre question préalable. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste.)
    Mme Élisabeth Guigou. C'est du mépris !
    M. le président. La parole est à M. Nicolas Perruchot, pour le groupe UDF.
    M. Nicolas Perruchot. Comme vient de l'indiquer mon collègue, l'objet de la question préalable est de démontrer qu'il n'y a pas lieu de délibérer. Dans les propos de Philippe de Villiers, que nous avons écoutés, les uns et les autres, avec beaucoup d'attention, j'ai noté cette phrase qui a été prononcée vers la fin de son intervention. « Mon but est qu'il y ait un débat ! » Or, en général, les débats précèdent les délibérations. C'est un premier paradoxe.
    Dans votre démonstration, monsieur de Villiers, que j'ai trouvée intéressante, tout en ayant parfois eu du mal à en suivre le fil, vous souhaitez une Europe sans contraintes. Tous les responsables de collectivités, de la plus petite à la plus grande, savent que tout élargissement et tout projet commun créent des contraintes. Je crois qu'il faut en accepter les augures.
    Vous souhaitez également une Europe dans laquelle les Parlements nationaux aient un rôle primordial. Pourquoi siéger à l'Assemblée nationale si vous considérez que le rôle du Parlement est désavoué et que le Parlement européen prime ? Peut-être les élections à venir vous donneront-elles l'occasion de faire un autre choix.
    Vous souhaitez en fait une Europe recroquevillée, car sans pouvoir institutionnel. Là encore, il est difficile de vous suivre. A travers votre vision de l'Europe, nous avons une idée de votre vision de la France : une France « riquiqui » dans une Europe fermée. Ce n'est pas, et cela ne vous étonnera pas, la vision du groupe UDF. C'est pour ces raisons que nous repousserons la question préalable. (Applaudissements sur quelques bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)
    M. le président. Je mets aux voix la question préalable.
    (La question préalable n'est pas adoptée.)
    M. le président. Nous allons marquer une courte pause avant d'aborder la discussion générale.

Suspension et reprise de la séance

    M. le président. La séance est suspendue.
    (La séance, suspendue, le 26 novembre, à zéro heure, est reprise à zéro heure dix.)
    M. le président. La séance est reprise.

Discussion générale

    M. le président. Dans la discussion générale, la parole est à M. Nicolas Perruchot, pour quinze minutes.
    M. Nicolas Perruchot. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la ministre déléguée, mes chers collègues, nous vivons un jour historique, puisque nous débattons de la ratification du traité d'adhésion à l'Union européenne de dix nouveaux pays qui vont rejoindre la maison commune européenne.
    Les députés du groupe UDF veulent souligner l'importance de cet élargissement, le cinquième dans l'histoire de la construction européenne, puisque c'est grâce au rapprochement avec l'Union européenne que les pays de l'Europe centrale et de l'Est, ainsi que les îles méditerranéennes, profitent de démocraties stables et d'économies de marché modernisées. C'est, en fin de compte, la réalisation du rêve des fondateurs de l'intégration européenne : la réunification du continent européen, divisé depuis la Seconde Guerre mondiale.
    Cet élargissement est réputé devoir être acquis au 1er mai 2004. On pourrait avoir l'impression d'être quelque peu contraint à des marches forcées pour surmonter coûte que coûte les difficultés d'un tel parcours, mais il n'en est rien. Chaque élargissement a toujours été précédé de débats passionnés entre tenants de l'élargissement et tenants de l'approfondissement.
    Une fois encore, l'arrivée de nouveaux membres fait craindre un affaiblissement du projet européen. Cette crainte doit être prise au sérieux, mais elle ne saurait en aucun cas servir de prétexte pour claquer la porte et laisser passer une chance historique de réconciliation, de stabilisation et de développement économique pour l'Europe réunifiée. A l'UDF, nous pensons au contraire que la construction européenne n'a pu progresser que grâce aux élargissements, qui ont permis d'aller au-delà de la défense des intérêts particuliers des Etats pour relancer de grands projets pour l'Europe.
    Après la signature officielle de ce traité d'adhésion, le 16 avril dernier à Athènes, c'est maintenant au tour des parlementaires de jouer leur rôle dans ce processus d'élargissement de l'Union européenne, en lui accordant un « oui » clair, enthousiaste, mais sans triomphalisme aveugle.
    Le rôle des Parlements nationaux est essentiel dans ce chemin vers une union sans cesse plus étroite des Etats européens que nous appelons de nos voeux. Sans débat de fond sur les projets européens, sans explication transparente auprès de nos concitoyens, l'idée européenne ne peut rester que la marotte des hommes politiques et de quelques chercheurs en sciences politiques.
    Nous espérons sincèrement que cette étape s'accompagnera d'un approfondissement de l'union des Européens. En particulier, il est essentiel de rappeler que l'intégration de ces dix nouveaux membres ne sera réussie que si elle s'accomplit avec le soutien des opinions publiques.
    Pour nous, qui n'avons cessé de témoigner notre attachement à la construction européenne, c'est une étape décisive dans l'histoire de l'Europe, une chance que nous nous devions de saisir.
    Il ne s'agit pas seulement de signer la réconciliation historique des nations européennes. Il ne s'agit pas seulement de respecter notre engagement auprès des Etats candidats auxquels nous avons imposé de patienter pendant dix ans dans l'antichambre et d'intégrer dans ce laps de temps la totalité de l'acquis communautaire, que nous ne respectons pas toujours parfaitement d'ailleurs. Il s'agit très exactement de renforcer la stabilité, la démocratie, l'économie, l'identité, le poids politique de l'Europe.
    Pour l'UDF, il n'y a aucun argument valable contre l'élargissement, et je tiens à le dire à nos concitoyens. En revanche, l'élargissement ne sera pas le sésame qui viendra relancer la construction européenne, aujourd'hui bien en panne, et l'UDF pense qu'il y a un risque très sérieux de dilution du projet politique européen dans un espace flou, reposant essentiellement sur le marché commun, mais sur aucune solidarité économique, sociale et politique, à la grande joie des détracteurs de la construction européenne.
    Il y a quatre critiques de l'élargissement que nous récusons. La première, la plus essentielle, consiste à demander s'il est prudent de vouloir ainsi atteler dans la même Union, et bientôt avec la même monnaie, des pays si hétérogènes par leurs économies, leurs sociétés et leurs niveaux de développement. La réponse est évidemment oui. On nous objectera que le PIB moyen des dix nouveaux membres n'excède pas 40 % de la moyenne communautaire actuelle. Mais nous sommes sûrs que, si ce pari n'est pas gagné, il serait pire encore de laisser ces pays en dehors de l'Europe. Ce serait transformer l'Union européenne en un ghetto de pays riches, et ce serait ne pas voir que la coupure du rideau de fer ne représente rien : jusqu'à 1945, tous ces pays et nous-mêmes étions unis dans la même Europe, et il suffit de regarder l'histoire de l'ancien empire d'Autriche-Hongrie pour s'en convaincre. Nos destins sont, depuis des décennies et même des siècles, indissolublement liés.
    Nous entretenons déjà des liens étroits avec les dix pays entrants, sur le plan économique, social et même culturel. C'est pourquoi il est logique - presque naturel - que la Hongrie rejoigne l'Autriche, que Chypre rejoigne la Grèce, que Malte rejoigne les autres îles de la Méditerranée et la Grande-Bretagne, et que la République tchèque rejoigne son voisin allemand.
    La France, elle-même, a une longue histoire avec ces pays. Je n'en citerai qu'un : la Pologne - souvenons-nous de Chopin.
    Aussi la formule « Europe élargie » n'est-elle pas heureuse, parce qu'elle sous-entend qu'il existerait une sorte d'« Europe de base », qui serait ouverte à des aires géographiques moins essentielles, ou considérées comme moins européennes. La main tendue à l'Est et au Sud n'est pas un élargissement, mais la fusion de deux Europes historiques.
    Cette position politique appelle une deuxième question : y a-t-il au moins une communauté de vues en politique internationale ? La réponse est malheureusement non, si l'on se réfère aux positions prises sur l'intervention américaine en Irak. Déjà, dans l'Europe des Neuf, le tropisme atlantique du Royaume-Uni introduisait une sérieuse dissonance. Mais aujourd'hui, au moment où Tony Blair accepte d'y mettre quelques formes, la Pologne affiche un militantisme dû à sa crainte de perdre un bouclier contre un ennemi extérieur.
    D'où la troisième question : quelle Europe saura se constituer - et quand ? - une force militaire suffisamment puissante et coordonnée ? Le sujet n'est pas ouvertement inscrit à l'ordre du jour de l'élargissement, mais il occupe de plus en plus l'esprit des « vieux Européens », y compris l'esprit de la Grande-Bretagne. On sent bien que cette garantie manque encore à des pays dont certains ont en commun d'avoir été envahis, occupés et opprimés par l'étranger.
    En revanche, l'offre européenne est plus substantielle sur le plan économique et budgétaire. Cette question est d'ailleurs en ce moment l'objet de négociations sévères, car l'entrée de dix nouveaux pays dans le marché européen et leur accès aux aides du budget communautaire ne se feront pas sans régler la question des dépenses... On constate, en effet, que la Pologne serait la principale bénéficiaire des aides agricoles et régionales et que la France est promise à perdre surtout sur les aides agricoles, tandis que l'Espagne perdrait sur les aides régionales.
    Aujourd'hui, une question cruciale reste en suspens, celle des dépenses nécessaires à l'élargissement.
    C'est finalement devenu une tradition européenne que les questions financières - l'intendance, aurait dit le général de Gaulle - retiennent l'attention et freinent un processus d'adhésion par ailleurs bien engagé. Les enjeux sont si importants que l'on peut se demander jusqu'où peut aller le budget communautaire, c'est-à-dire quel degré de solidarité les membres de l'Union sont prêts à supporter.
    Dans la mise en oeuvre concrète de l'élargissement, le groupe UDF souhaite mettre l'accent sur quatre points.
    D'abord, nous rappelons notre foi dans la dimension culturelle de l'élargissement : les enjeux linguistiques ne peuvent être ignorés, pas plus que le principe de la diversité culturelle. Nous affirmons, en concordance avec une des conclusions de la délégation pour l'Union européenne, que la première des libertés de circulation, celle des idées, doit reposer sur le principe de diversité culturelle, afin que la mondialisation ne devienne pas un processus d'effacement et d'uniformisation des cultures.
    D'autre part, nous exprimons une inquiétude sur les risques de délocalisation d'entreprises - sujet d'actualité, il me semble - en raison des écarts du coût de la main-d'oeuvre. Il est donc souhaitable que la concurrence s'exerce dans un marché unique homogène, sans disparités sociales et fiscales excessives.
    Il est également nécessaire de trouver une gestion appropriée des flux migratoires dans l'Union élargie et de renforcer les capacités des nouveaux Etats membres pour garantir l'efficacité des politiques en matière d'immigration et de lutte contre l'immigration clandestine.
    Il est surtout indispensable que les dix pays adhérents remplissent les critères économiques et assument les obligations découlant de l'adhésion à partir de 2004. Or, à six mois de l'échéance, plusieurs voix s'inquiètent des retards pris dans l'application de l'acquis communautaire. Le 5 novembre dernier, les rapports publiés par la Commission européenne ont mis en évidence « d'importants retards dans la préparation des pays candidats », en particulier de la Pologne. Dans de nombreux domaines - la modernisation des administrations publiques, notamment la justice, la lutte contre la corruption, le respect des minorités, l'égalité hommes-femmes, le contrôle des frontières extérieures -, les écarts restent importants. Mais les candidats ont déjà accompli d'énormes progrès et ils appliquent déjà la plus grande part de l'acquis communautaire. A condition de prendre les mesures qui s'imposent, ils sont prêts, ou le seront.
    Enfin, nous sommes convaincus que l'élargissement et les nouvelles relations de voisinage sont deux projets pour lesquels la réussite de l'un conditionne celle de l'autre. L'initiative de la Commission européenne sur le nouveau voisinage de l'Europe élargie doit être considérée comme une première réponse à approfondir, parce qu'il est nécessaire de renforcer les partenariats avec nos voisins de l'Est et du pourtour méditerranéen.
    C'est une véritable révolution du nombre qui s'opère et que nous avons à ratifier ici. Les règles du Marché commun des Six ne peuvent décidément plus s'appliquer à l'Europe politique des Vingt-Cinq. Nous accueillons dix nouveaux pays. Encore faut-il être sûr que la maison commune sera prête pour les accueillir.
    C'est pourquoi nous ne pouvons débattre de l'élargissement de l'Europe sans parler de la Convention et du projet de Constitution pour l'Europe qu'elle a élaboré. L'élargissement est une chance, mais c'est aussi un danger s'il ne s'accompagne pas d'un approfondissement de la construction européenne. Mais ne nous voilons pas la face ! Les Etats qui nous rejoignent attendent de l'Union européenne stabilité politique et développement économique, mais pour eux, le fédéralisme, la solidarité entre Etats et la mise en commun des forces militaires sont des notions liées à la domination soviétique et au pacte de Varsovie. Il ne sera donc pas facile de lever ces obstacles et de lancer des projets européens fédérateurs.
    Le Conseil européen de Nice du 9 décembre 2000 n'a pas accompli sa mission, qui était d'adapter les institutions européennes pour les rendre compatibles avec l'augmentation du nombre des membres de l'Union. Des interrogations essentielles sont au coeur de ce texte. De quelle Union européenne avons-nous besoin à vingt-cinq ? Les compétences d'origine sont-elles toujours justifiées ? Doivent-elles être complétées ? Les institutions actuelles - le Conseil, le Parlement, la Commission - et les systèmes de décision mis en place sont-ils encore adaptés ? Enfin, jusqu'à quel point les modèles politiques existants - fédération, confédération - sont-ils transposables à nos besoins actuels ?
    Nous assistons à la fondation d'une autre Communauté, d'une autre Union, d'une autre Europe, mais qui conservent les mêmes objectifs et les mêmes aspirations : garantir la paix entre tous ; traiter au niveau du continent les sujets qui relèvent désormais de ce cadre ; défendre ensemble nos intérêts communs, ainsi que le modèle politique et social que nous avons bâti ensemble ; contribuer, enfin, à diffuser la paix et la justice dans le monde. Cette autre Union exige une refondation, et une refondation commune : il n'y aura pas d'Europe forte sans institutions fortes. Voilà un demi-siècle que les fédéralistes insistent sur cette évidence, que, d'ailleurs, les citoyens admettent plus facilement que les dirigeants nationaux. L'élargissement et la discussion de la Constitution européenne nous offrent enfin l'occasion historique de répondre durablement à ce besoin d'institutions, pour donner à l'Europe un visage.
    Construire l'Europe à vingt-cinq, c'est aujourd'hui le meilleur moyen de défendre notre civilisation, nos valeurs contre la dissolution portée par la mondialisation. C'est aussi le meilleur moyen de tirer un trait sur une mémoire de divisions et de guerres. Réconcilier le continent européen en effaçant une coupure qui n'a été qu'artificielle et superficielle, c'est se donner une chance de construire un avenir moins sanglant, économiquement plus prospère, humainement plus libre et plus fraternel, dans le respect des diversités et des cultures de chacun.
    Pour toutes ces raisons, le groupe UDF votera le projet de loi autorisant la ratification du traité relatif à l'élargissement de l'Union européenne. (Applaudissements sur quelques bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)
    M. le président. La parole est à M. Jean-Claude Lefort, pour quinze minutes.
    M. Jean-Claude Lefort. Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, bienvenue aux dix peuples qui feront désormais partie de l'Union européenne. A la question politique majeure qui nous est posée aujourd'hui, à savoir si nous sommes pour ou bien contre l'entrée de dix nouveaux membres dans l'espace européen, vous aurez compris que la réponse de notre groupe est claire et nette : nous disons oui.
    M. Pierre Lequiller, président de la délégation pour l'Union européenne. Très bien !
    M. Jean-Claude Lefort. Nous les accueillons d'autant plus chaleureusement qu'ils ont tous manifesté démocratiquement leur volonté souveraine et exigeante de participer. Les député-e-s communistes et républicains français tendent à chacun des peuples qui nous rejoignent une main fraternelle.
    Mais - car il y a un mais - il faut que les choses soient bien claires : si nous sommes pour l'entrée de ces peuples, nous sommes en même temps contre le type de construction européenne actuellement en cours. J'y reviendrai.
    L'acte qui se déroule aujourd'hui à l'Assemblée nationale française est donc significatif : voici en effet qu'une grande partie des peuples de l'Europe se retrouve réunie, après tant d'années de divisions. Voilà que les murs cèdent la place aux ponts.
    A ce propos, que l'on me permette d'avoir une pensée particulière pour nos amis chypriotes, qui vivent une situation que rien ne justifie ni n'autorise. Chypre rejoint l'Europe, mais pas dans sa totalité. C'est une blessure à notre flanc sud. Que ceux qui ont divisé cette île sachent clairement, tandis qu'ils frappent eux aussi à notre porte, que l'une des conditions formelles pour leur entrée réside dans la fin de cette insupportable occupation qui dure depuis 1974. Le droit international pertinent s'impose à eux aussi.
    Demain, nous serons vingt-cinq, mais surtout nous serons 453 millions. Nous constituerons l'un des premiers ensembles mondiaux. Nous pouvons donc légitimement nourrir de l'ambition pour l'avenir si nous savons faire prévaloir, ensemble, des valeurs supérieures aux simples valeurs marchandes, des valeurs humaines dont nos peuples sont porteurs et auxquelles ils sont fortement attachés. Nous savons que travailler à cet objectif, à cet autre avenir que celui concocté aujourd'hui, à cette autre Europe, est un défi qui demandera du temps et de l'énergie. Nous pouvons le relever. Au reste, nous sommes à une époque qui, tout simplement, l'exige.
    Nous vivons aujourd'hui la fin d'un processus historique ; nous voulons en ouvrir un nouveau, celui de la construction d'une autre Europe. C'est pourquoi nous ne craignons pas cet élargissement, car nous, à la différence d'autres, nous ne craignons pas les peuples. Ce sont eux qui façonneront et forgeront le destin de l'Europe et non pas quelques élites qui se croient éclairées.
    Il est vrai que nous avons déjà pour cela bien du pain sur la planche. Nous savons combien les nouveaux membres ont réalisé de lourds sacrifices pour intégrer Maastricht et tout l'acquis communautaire contenu dans cette extravagance : 80 000 pages. De plus, à la commission des affaires étrangères, j'ai dit - sans être suivi par quiconque - que nous faisions subir à ces dix pays entrants ce que j'ai appelé une discrimination négative. Je maintiens cette opinion, bien qu'elle soit minoritaire dans cet hémicycle. En effet, ces dix pays ne bénéficieront pas d'emblée des mêmes droits que les Quinze. C'est vrai de la politique agricole commune. De même, et alors que le fossé entre les niveaux de vie moyens va s'élargir très nettement, les Quinze n'ont pas mis en oeuvre pour la pré-adhésion des moyens financiers proportionnés à ceux qu'ils ont mis en place pour accueillir nos amis espagnols, portugais et grecs. La façon d'accueillir les dix nouveaux pays ne procède donc pas d'une logique de solidarité, qui devrait pourtant être un fondement majeur, une norme constitutive de tout traité européen.
    Il en va de même des institutions. Les dés sont cette fois carrément pipés. Comment en effet ne pas comprendre que des peuples qui ont ratifié un traité qui leur accordait une certaine place ne puissent pas accepter dans la foulée un autre projet qui la réduit ?
    Par exemple, on discute le fait de savoir s'il faut ou non vingt-cinq commissaires, soit un par pays. Nous, Français, le réclamons pour nous. Comment justifier que cela ne puisse pas être le cas pour tous au prétexte qu'un commissaire européen ne représente pas son pays ? Demande légitime pour les uns, demande illégitime pour les autres ? Comment, après cela, s'étonner de telle ou telle réaction ? J'ai proposé un commissaire par pays en commission. Je n'ai pas été suivi.
    Mme Elisabeth Guigou. C'est ce qui va se faire, pourtant !
    M. Jean-Claude Lefort. Vous n'êtes pas le Gouvernement, chère collègue ! Vous n'êtes plus ministre des affaires européennes...
    Mme Elisabeth Guigou. Mais je vous approuve, vous devriez être satisfait.
    M. Jean-Claude Lefort. Si vous rejoignez mon opinion, c'est parfait.
    M. le président. Poursuivez, monsieur Lefort.
    M. Jean-Claude Lefort. En commission, M. le rapporteur a dit que ni lui ni la commission ne prendraient position sur cette question, laissant au Gouvernement le soin de trancher. Moi j'ai pris position : je suis heureux de voir que je ne suis pas seul dans cet hémicycle.
    En vérité, c'est toujours la même idée que je veux mettre en exergue : il nous faut un système fondé sur des valeurs claires et progressistes. L'arrogance ou le mépris ne peuvent permettre une dynamique globale et cohérente qui fasse que l'Europe pèse au plan politique autant qu'elle pèse au plan économique. Si nous n'ancrons pas cette Union nouvelle sur un ensemble de valeurs partagées, peut-on imaginer que nous dépasserons des situations qui nous ont heurtés, ainsi que je le redis aujourd'hui depuis cette tribune, par exemple la prise de position d'une partie des Dix au moment de la crise irakienne ? Si on ne change pas, alors la question « A quoi bon l'Europe ? » se posera forcément parmi les peuples.
    Car cet élargissement suscite des inquiétudes, et il ne faut pas les cacher - et elles sont utilisées, on l'a entendu ce soir -, et pas seulement chez les Dix : chez nous, aussi, des questions se posent, par exemple pour les coûts salariaux, ou encore s'agissant des délocalisations qui pourraient nous atteindre. L'occasion s'offre à nous de demander l'harmonisation par le haut du social, de l'économique, et donc de l'emploi. Cela concerne non seulement le contrôle des capitaux, mais aussi celui des installations. De même, le principe de non-régression des droits devrait être retenu : les lois européennes ne doivent s'appliquer que si elles représentent un progrès social relativement à la situation actuelle que connaît un pays.
    Derrière cela, il y a en vérité une question claire : en rester à une simple zone de libre-échange, où la concurrence est « libre et non faussée », selon les termes du nouveau projet de traité, ou bien construire un espace de solidarité, de progrès social et politique. Tel est l'enjeu central qui nous attend.
    Nous sommes, vous l'aurez compris, pour le second terme de l'alternative, car nous voulons continuer l'Europe, aujourd'hui mise à mal quand elle n'est pas rejetée du fait de l'ensemble des éléments qui résultent, précisément, du libéralisme.
    Le projet de Constitution qui vient s'ajouter au débat biaise encore plus les choses. Il constitue un élément marquant, qui sous-tend fortement notre débat d'aujourd'hui. Ce projet aurait pu redonner du sens à l'Europe. Il aurait pu créer une dynamique en dessinant les grands traits d'un vrai projet de société européen. Il aurait pu répondre aux attentes des peuples en matières sociale, environnementale et démocratique. Il aurait pu offrir une nouvelle base, un nouveau souffle, créer un nouvel élan. Ce n'est pas le cas, et c'est pourquoi nous y sommes opposés.
    Dans ce projet, une volonté supplante toutes les autres : celle de constitutionnaliser le libéralisme. Ce projet va même jusqu'à le considérer comme « irréversible ».
    Mais comment peut-on croire qu'il soit possible que les peuples puissent être privés d'avenir ?
    En constitutionnalisant la prééminence du marché sur l'individu, ce projet dessine un avenir qu'il est difficile de qualifier d'humain.
    Il consacre et fige dans le marbre le tout libéral avec l'ensemble des conséquences qui en résulteront. Il met à mal les diversités.
    Du même coup, je crains la montée des nationalismes qui sont déjà à l'oeuvre, et pas seulement en France, ainsi qu'on a pu l'entendre, des nationalismes dangereux en soi mais qui, de surcroît, font le jeu du plus puissant sur cette planète.
    Unilatéralisme et nationalisme sont frères jumeaux tandis qu'il est établi que difficultés à vivre et rejet de l'autre sont bien trop souvent compagnons.
    Quant à la politique extérieure de sécurité commune, elle reste enserrée, quoi qu'on dise, dans le carcan de l'OTAN, qui n'a rien d'européen.
    Pour nous, mais aussi pour ceux qui vont devenir désormais nos nouveaux voisins, à l'Est comme au Sud, il y a là une source d'inquiétude contraire au dessein que l'on prétend nourrir.
    Qui peut sérieusement affirmer que sans un affranchissement politique vis-à-vis de la puissance dominante dans le monde, l'Europe pourra apporter une pierre originale, comme cela est nécessaire mais aussi attendu, à la construction d'un nouvel ordre mondial ? S'affranchir, ce n'est pas s'opposer. C'est se poser. C'est exister.
    Bref, ce projet de Constitution plane totalement sur notre débat d'aujourd'hui. Il risque, le moment venu, d'ouvrir en Europe un débat qui peut déboucher sur de sérieuses difficultés. Mais, après tout, n'est-ce pas ce qui peut arriver de mieux à l'Europe ? Ne vaut-il pas mieux une bonne crise qu'un mauvais traité si l'on veut que l'Europe marche enfin sur les pieds et non plus sur la tête ?
    Quoi qu'il en soit, devant pareils enjeux soulevés par ce projet, les peuples doivent être impérativement consultés.
    Si les modes de ratification des traités sont divers dans nos vingt-cinq pays, en France nous estimons que seul un référendum peut et doit être imaginé et organisé.
    J'entends certains nous expliquer savamment que soumettre ce projet à référendum relève de l'imprudence, sinon de l'irresponsabilité. Voilà qu'un projet de constitution nous est proposé - rien de moins ! - et le constituant ne devrait pas en être saisi directement ? Messieurs qu'on nomme grands, ce n'est pas le mépris qui est souverain à notre époque, c'est le peuple. Vous commettez une lourde erreur de casting.
    Monsieur le président, madame et monsieur les ministres, mes chers collègues, notre volonté d'accueillir dix nouveaux peuples dans cette Union européenne est sincère. Elle est aussi lucide et en parfaite harmonie avec notre volonté, qui n'est pas surprenante, de construire une autre Europe. Elle contribue également à faire la clarté. Oui, on peut être pour l'Europe et en vouloir une autre ! Est ainsi démenti ce terrorisme intellectuel selon lequel être contre le modèle européen libéral actuel, c'est être contre l'Europe par principe. Non, il y a bien une alternative à l'Europe actuelle. C'est même parce que nous voulons l'Europe que nous demandons qu'elle change en profondeur. Sinon, nous semble-t-il, elle ne sera pas, elle ne se fera pas.
    C'est pourquoi également nous considérons que les dix peuples entrants constituent une chance. Je redis donc à nouveau à nos amis polonais, tchèques, slovènes, lituaniens, slovaques, lettons, estoniens, hongrois, maltais et chypriotes : bienvenue.
    C'est en tenant compte de tous ces éléments, qui contrarient et brouillent l'entrée de ces pays, que nous voulons réellement, que notre groupe ne prendra pas part au vote...
    M. Pierre Lequiller, président de la délégation pour l'Union européenne. Qu'est-ce que c'est que ça ?
    M. Jean-Claude Lefort. ... de même que je n'ai pas pris part au vote sur le rapport de M. le rapporteur.
    M. Hervé de Charette, rapporteur. C'est un fait !
    M. le président. La parole est à M. Jacques Barrot, pour vingt minutes.
    M. Jacques Barrot. Madame et monsieur les ministres, mes chers collègues, cet élargissement se veut d'abord un accueil, un accueil au sens le plus vrai, le plus fraternel. En effet, les Quinze accueillent les pays qui ont participé à la communauté historique, culturelle et spirituelle de l'Europe unie, mais qui, pour la plupart, ont été séparés par la Seconde Guerre mondiale et la « guerre froide ». Nous accueillons des nations qui, à cause du joug soviétique, ont été privées de la liberté de choisir l'intégration européenne. Nous accueillons des peuples qui ont fait de leur aspiration à rejoindre l'Europe un levier de leur libération. Nous accueillons des Européens qui ont accepté beaucoup d'efforts pour nous rejoindre. Notre accueil est donc un devoir historique, moral et politique.
    Mais il faut aussi apprécier les conséquences de l'élargissement. Avec 75 millions d'habitants supplémentaires, l'Union accroît sa population de 17 %. Et ce sont dix Etats-nations qui nous rejoignent, avec un risque de complexification de la vie communautaire. Le niveau de vie des nouveaux arrivants n'atteint en moyenne que 46 % de celui des Quinze. Le risque d'hétérogénéité de la future Europe est réel, qui pourrait alimenter des forces centrifuges. Il nous reviendra d'y remédier.
    Mais l'élargissement demeure fondamentalement un investissement déterminant pour notre avenir, et c'est sur ce point que je voudrais m'arrêter un instant.
    Au risque de répéter ce qui a été dit avant moi, notamment par M. le rapporteur, qui a fait un excellent rapport, je le répète car il faut en convaincre nos compatriotes, l'élargissement est porteur de grandes chances pour les Quinze comme pour les Dix, à condition évidemment que cet élargissement soit soutenu par des ambitions.
    Première ambition, en s'élargissant et en s'unifiant, le continent européen doit porter un vrai projet de paix. Il doit devenir un pôle de stabilité dans un monde en crise tenté par le repli, le protectionnisme et le nationalisme. L'adhésion des Dix évitera tout d'abord que, comme dans les Balkans, les questions des minorités et des frontières n'engendrent des conflits. L'Union européenne a su poser le principe de l'intangibilité des frontières. Elle a décidé, grâce à la convention-cadre du Conseil de l'Europe, de protéger les minorités et de prévenir le risque de déplacement de populations et d'épuration ethnique. En adhérant à l'Union, les nouveaux membres verront leur sécurité renforcée et le risque de conflit s'éloigner.
    Pour autant, notre sécurité ne saurait se passer de leur concours. Les nouveaux Etats devront participer, avec leurs moyens et en leur temps, à la construction d'une Europe de la défense. Nous sommes fondés à leur demander de prendre leurs responsabilités d'Etats membres, parce que l'Europe élargie sera également un acteur irremplaçable pour aider à la résolution des conflits dans le monde. Monsieur le ministre, à travers tous les efforts que vous avez déployés ces derniers mois, vous avez montré combien l'expérience et la compétence de la France et de l'Union européenne pouvaient être utiles pour appréhender tous les problèmes qui se posent au Sud et dans le Moyen-Orient.
    Cette Europe, qui s'est élargie à des pays qui ont souffert, qui ont traversé des crises, est née de conflits surmontés. Riche de cette expérience, elle peut jouer un rôle irremplaçable dans le monde. A cet égard, l'arrivée des Dix sera bénéfique.
    Deuxième ambition, ou plutôt deuxième chance : nous allons devenir un des plus grands marchés mondiaux. L'élargissement doit nous permettre une croissance plus vigoureuse. Les Quinze ont déjà su tirer parti depuis dix ans de l'ouverture de ces nouveaux marchés. La France a quadruplé ses échanges avec l'Est. Elle dégage un excédent significatif. Elle est le troisième investisseur direct en Europe centrale et orientale. Elle est en position d'y conquérir de nouvelles parts de marché. Tout cela doit se réaliser par une dynamique des échanges qui doit s'accélérer et bénéficier de l'expansion soutenue des économies de l'Europe centrale et orientale. Leur taux de croissance est en effet en moyenne supérieur à 3 %. C'est donc ces économies qui constitueront une force d'entraînement pour le reste de l'Union et, à cet égard, l'arrivée des Dix dans l'Union, le 1er mai 2004, peut contribuer à accélérer le retournement de la conjoncture. Elle peut apporter un surcroît de vigueur à la croissance prévue pour l'an prochain.
    Troisième ambition : il faut que cette Europe élargie devienne un modèle économique et social qui rayonne à l'échelle du monde, un modèle où s'additionnent les bienfaits de la concurrence et ceux de la solidarité. Le projet de Constitution fixe, dans son article 3, parmi les objectifs de l'Union, l'économie sociale de marché et le développement durable. Nous voilà loin de la caricature d'une Europe ultralibérale. Les nouveaux entrants vont pouvoir importer progressivement ce modèle économique et social, reconstruire des sociétés bouleversées par le communisme et marquées par dix années d'une transition difficile. Ils ont entrepris des efforts drastiques pour transformer leur économie autoritairement administrée en une économie de marché. Ces efforts se sont traduits par des sacrifices, par un taux de chômage parfois très élevé, supérieur en moyenne de 7 % à celui de l'Ouest.
    Il ne faut pas que la flexibilité extrême du droit social conduise à de vraies distorsions de concurrence avec l'Ouest, ni à de véritables tensions à l'intérieur de ces sociétés.
    M. René André. Tout à fait !
    M. Jacques Barrot. Or les risques existent : la faiblesse des classes moyennes, les écarts de revenus très importants, l'existence d'économies souterraines sont autant de facteurs de déstabilisation. C'est pourquoi leur adhésion à l'Union ne peut pas se réduire à une entrée dans une simple zone de libre-échange. Elle doit leur permettre l'instauration d'un vrai droit social et d'un vrai Etat de droit. En ce sens, l'élargissement nous fait un devoir de consolider et d'approfondir encore un modèle social européen fait de liberté, mais aussi de solidarité.
    Enfin, cette Europe agrandie pourra peser plus fortement dans la mondialisation. Les Etats ne peuvent influencer et orienter la mondialisation que par l'action de grands ensembles régionaux. C'est ainsi que l'Europe va acquérir un poids critique qui lui permettra de mieux agir à l'échelle du monde. Sa position au sein de l'OMC, où elle est représentée de manière unitaire, sera renforcée par l'apport de ces dix Etats et de leurs 75 millions d'habitants. Ainsi fortifiée, l'Europe sera mieux en mesure de convaincre.
    Par la voix d'un ministre des affaires étrangères de l'Union, les Européens pourront militer en faveur de cette mondialisation humanisée à laquelle nous sommes attachés. L'Europe s'est engagée dans un partenariat avec les pays du Sud, les plus déshérités. Demain, elle pourra militer pour leur accès au commerce mondial. Elle pourra oeuvrer pour que les accords de l'OMC intègrent de plus en plus les questions environnementales et les préoccupations sociales. Cette Europe doit pouvoir convaincre une majorité d'Etats du monde de faire aboutir, progressivement, un conseil de sécurité économique, capable d'organiser les régulations nécessaires.
    Bien sûr, pour jouer tout son rôle dans la mondialisation, l'Europe doit affirmer une identité culturelle forte. Sous le joug soviétique, les peuples de l'Europe centrale et orientale ont vu leur culture ravalée au rang de folklore touristique, quand ils n'ont pas fait l'objet d'une russification contre laquelle ils tentaient de résister. Aujourd'hui, l'Europe leur offre la chance d'affirmer leur identité, dans le cadre d'un ensemble géopolitique qui reconnaît et protège la diversité de ses cultures. Mais il ne faut pas que leur adhésion, synonyme, d'une certaine manière, d'occidentalisation, conduise à l'adoption d'une culture de masse et marchandisée. A cet égard, la France a un rôle actif à jouer dans la préservation des cultures de ces Etats.
    Ces quelques atouts majeurs résulteront de l'élargissement, il faut en rendre conscients tous nos compatriotes.
    Toutefois, pour réussir l'élargissement, nous devons conjurer deux risques.
    Le premier risque, c'est la dilution du projet européen dans une simple zone de libre-échange. Les nouveaux adhérents peuvent être tentés de réduire l'Europe à un grand marché et de se tourner vers les Etats-Unis pour leur avenir politique, leur témoignant ainsi une reconnaissance pour avoir oeuvré à leur libération. Mais cette gratitude ne doit pas s'exprimer au détriment du projet européen. Tout en reconnaissant les efforts qu'ils ont consentis pour s'intégrer au marché, on est en droit de demander à ces pays de ne pas rester en retrait de l'Europe politique et de s'associer à l'édification d'une politique de défense et de sécurité européenne. Il est vrai que, ayant récemment acquis ou recouvré leur souveraineté, ils peuvent éprouver des difficultés à comprendre le sens d'un exercice partagé de la souveraineté par tous les membres de l'Union. Il faut néanmoins qu'ils s'approprient le volet politique du projet européen. Leurs hésitations à partager ce projet pourraient encourager ceux qui n'ont pas encore renoncé à une vision a minima d'une Europe simple espace marchand et qui refusent l'Europe en tant que puissance.
    Le remède contre un tel risque réside, bien sûr, dans la réforme des institutions. Celle-ci est, heureusement, bien engagée dans le projet de constitution. Le groupe UMP souhaite, madame, monsieur les ministres, que le Gouvernement fasse preuve de la plus grande détermination pour maintenir l'architecture équilibrée du projet tel que l'a élaboré la Convention. Seule la constitution peut permettre de maîtriser certains effets de l'élargissement, notamment de conjurer une complexité dangereuse dans les procédures de décision. Pour cela, elle prévoit une nouvelle définition de la majorité qualifiée, fondée sur la moitié des Etats représentant les trois cinquièmes des peuples. Ces nouveaux mécanismes de décision garantissent une conduite de l'Union à la fois démocratique et efficace.
    La constitution ouvre, en outre, des possibilités de coopération renforcée pour les Etats qui souhaitent approfondir leurs coopérations. Mais il est intéressant, au moment où nous parlons d'élargissement, de préciser que ces coopérations renforcées sont organisées de manière à être compatibles avec la vie de l'ensemble communautaire, pour ne pas nuire à la cohérence et au dynamisme de l'Union. Je tenais à exprimer l'attachement de mon groupe à l'effort constitutionnel qui nous paraît apporter une vraie réponse au risque de dilution du projet européen.
    Le deuxième risque peut venir de l'hétérogénéité du nouvel espace européen. En gagnant en espace, l'Europe ne doit pas perdre en cohérence. Il faut prendre garde à ce que de trop fortes inégalités n'entraînent des tensions qui menaceraient la cohésion de l'Europe. Dans une Union à vingt-cinq, que rejoindront bientôt la Roumanie et la Bulgarie, près d'un tiers de la population habitera un territoire où le revenu par tête est inférieur à 90 % de la moyenne communautaire. Le maintien de tels écarts de revenus affaiblirait dangereusement le sentiment d'appartenance à une même Europe. Il nourrirait la tentation de ces nations d'importer, grâce à des mesures de dumping social et fiscal, une croissance dont ils priveraient d'autres membres de l'Union. Il en découlerait des délocalisations mal vécues par les populations qui en seraient les victimes.
    Dans ces conditions, il est à craindre que la marche vers l'harmonisation des dispositifs sociaux et des systèmes fiscaux, déjà laborieuse au sein des Quinze, ne devienne encore plus difficile. Mais il y a mieux à faire qu'à se disputer les fruits d'une croissance européenne limitée, dans un esprit malthusien. Il faut accroître cette croissance européenne par une coopération et par une complémentarité dynamiques. Pour remédier au risque d'hétérogénéité de l'espace européen, il faut organiser un cercle vertueux de la croissance européenne.
    Les Vingt-Cinq doivent être des alliés et non pas des rivaux. Ils doivent concourir ensemble à donner à ce marché de plus de 450 millions d'habitants, l'un des plus grands marchés au monde, une homogénéité croissante.
    D'un côté, les Quinze doivent apporter une aide financière supplémentaire, qui se traduira notamment dans les trois prochaines années par une contribution de l'ordre de 40 milliards d'euros. Ils devront expliquer à leurs citoyens que les efforts consentis sont le moyen d'aider les nouveaux entrants à se mettre à niveau, à entrer pleinement dans l'ensemble communautaire, à en accepter pleinement les règles du jeu.
    D'un autre côté, les dix nouveaux entrants doivent se doter d'une organisation économique et sociale qui les mette à l'abri de la tentation de certains errements de l'économie souterraine. Ils doivent faire un bon usage de l'aide qui va leur être apportée.
    M. René André. Très bien !
    M. Jacques Barrot. Elle leur sera nécessaire pour poursuivre des restructurations courageuses, aussi bien dans l'agriculture que dans les secteurs des mines, des aciéries ou encore des chantiers navals.
    De même, après les avoir transposées pour faire leur l'acquis communautaire, ils devront faire une bonne application des normes européennes, qu'elles soient techniques, sanitaires, sécuritaires ou sociales. Et c'est dans cette démarche qu'ils doivent être accompagnés, sans pour autant que les efforts demandés aux Quinze excèdent leurs possibilités. A cet égard, et Hervé de Charette l'a dit, l'acte d'élargissement a su dessiner des étapes qui sont à la fois acceptables par les Quinze et suffisamment signifiantes pour les Dix. Ainsi, doit s'instaurer un jeu « gagnant-gagnant » qui nourrira une croissance plus vigoureuse dans tous les Etats de l'Union.
    Et, sur ce socle, madame et monsieur les ministres, l'Union européenne devra bâtir de nouveaux projets à sa mesure. Déjà, les initiatives italiennes, françaises et allemandes orientent l'Union vers de nouveaux investissements. A la Commission désormais d'élaborer rapidement un calendrier, de dégager les financements nécessaires. A l'Union élargie de faire émerger des projets de recherche en commun pour combler le différentiel de croissance entre les Etats-Unis et l'Europe.
    Enfin, le cercle vertueux de la croissance européenne exigera une poursuite opiniâtre des efforts de convergence des économies nationales car il faudra bien se rapprocher d'une véritable gouvernance économique européenne. C'est à ce prix que l'on dépassera les problèmes posés aujourd'hui par l'application du pacte de stabilité.
    Je conclurai, en rappelant quelques principes.
    Premièrement, l'élargissement de l'Europe était inéluctable. Depuis la chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide, le projet européen pouvait et devait enfin s'accomplir. Un tel événement est véritablement historique : pour la première fois, l'unité du continent se réalise dans la paix et la démocratie.
    Deuxièmement, la réussite doit être incontestable. Si nous devons nous réjouir de voir demain la famille européenne réunie, il faut aussi tout faire pour que la maison commune repose sur de solides piliers : des institutions efficaces, d'un côté, un meilleure convergence des économies, de l'autre.
    Troisièmement, autre condition sine qua non de la réussite, il faut vraiment qu'une identité européenne émerge et se renforce, que les peuples aient le sentiment d'appartenir à une identité commune, fondée sur des valeurs, celles, précisément, que rappelle le préambule de la future Constitution. Il existe une pensée européenne, née du respect envers l'autre et de l'échange entre les peuples ; il faut en retrouver une pleine conscience.
    Quatrièmement, la nécessité de renforcer l'identité européenne nous oblige à considérer que le temps n'est pas à imaginer d'autres élargissements : s'il faut renforcer nos liens avec nos voisins, sachons inventer des formes d'association et de partenariat renforcé. Mais proposer de nouvelles adhésion à ce stade pourrait ressembler à une fuite en avant inutile et préjudiciable à la réussite de la nouvelle Europe.
    Enfin, il faut consacrer le meilleur de nos efforts à populariser l'Union élargie. Développons sur une grande échelle les échanges au sein de la jeune génération, dans les écoles, les universités, les laboratoires de recherche. La pensée européenne, riche de ses diversités linguistiques, culturelles, philosophiques et spirituelles, doit devenir le meilleur rempart contre les tentations de repli et la résurgence des communautarismes, des nationalismes.
    J'appartiens à la génération qui a vu naître, se développer et prospérer le projet européen et j'ai la chance de connaître son début d'accomplissement. Nous sommes en train de réaliser le rêve de tous ceux qui, à la suite des pères fondateurs, ont oeuvré à ce chantier, en faisant du vieux continent une nouvelle Europe, et peut-être une jeune Europe, si nous le voulons.
    C'est pourquoi le groupe UMP, sans réserve et sans réticence, votera pour le traité d'adhésion. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)
    M. Pierre Lequiller, président de la délégation pour l'Union européenne. Excellent !
    M. le président. La parole est à M. Jean-Marc Ayrault, pour quinze minutes.
    M. Jean-Marc Ayrault. Monsieur le président, madame et messieurs les ministres, mes chers collègues, avant de développer mon propos, je voudrais vous dire à quel point mon groupe est indigné par la façon dont est organisé ce débat. Si vous y attachiez une véritable importance, monsieur le ministre, vous auriez pris le temps nécessaire et accepté d'y consacrer deux jours pour que l'hémicycle soit rempli et que le public puisse assister à une discussion qui nous concerne tous, et qui concerne aussi l'avenir de la France.
    M. Michel Hunault. Tout le monde a le droit de venir !
    M. Jean-Marc Ayrault. Songez que le représentant du groupe socialiste va s'adresser à l'Assemblée nationale à une heure du matin !
    Ce traité, mes chers collègues, est un moment d'histoire, à la charnière de deux mondes, de deux époques, de deux cheminements. La blessure qui séparait l'Europe en deux s'estompe. Le rideau de fer des esprits s'efface enfin. Pour la première fois dans la marche de l'humanité, un continent, le plus vieux d'entre tous, s'unit pacifiquement. Les peuples latins, germaniques, scandinaves, méditerranéens, slaves, fourbus de querelles, riches de traditions, de langues, de religions, ouvrent leurs frontières, dépassent leurs différences pour se rassembler dans un espace commun. La vieille Europe est encore capable d'écrire l'histoire. Elle donne une leçon à ces pseudo-stratèges de la guerre préventive qui partent modeler le monde la fleur au fusil et finissent tragiquement enlisés dans les sables.
    Ce que les maréchaux d'Empire ont rêvé de bâtir par le fer et le feu, des démocrates, des socialistes, des sociaux-démocrates, des démocrates chrétiens, des libéraux, des républicains l'ont fait par le compromis, la persuasion et la ténacité. On les a souvent moqués, humiliés, on les a traités de tous les noms de la terre. Mais ils n'ont jamais dévié de leur route : construire une cathédrale continentale, réunir les peuples que les langues, les coutumes jadis séparaient. Ce puzzle est en train de se prendre forme sous nos yeux.
    Nous n'avons pas à craindre l'élargissement. Il est une dette envers des pays qui ont eu la malchance d'être du mauvais côté du mur. Il est surtout le cours naturel d'une entreprise dont la France fut l'un des artisans : l'unification de l'Europe.
    Mesdames, messieurs les députés, rien n'est plus délétère que d'ouvrir la porte à contrecoeur et d'asséner des cours de maintien à nos nouveaux partenaires, comme l'ont fait avec une insigne arrogance le chef de l'Etat et certains de ses ministres. Les Dix ne sont pas des invités. Ils ne sont pas des pauvres à qui l'on fait l'aumône d'un grand marché. Ils ont accepté de lourds sacrifices pour obtenir leur droit d'entrée. Ils sont des partenaires de plein exercice, à égalité de droits et de devoirs. Que, par leur histoire et leurs souffrances, ils aient une conception de l'Europe moins ambitieuse que la nôtre, qu'ils considèrent les Etats-Unis comme le meilleur garant de leur sécurité ne saurait valoir qu'on les abaisse au rang de subalternes ou de supplétifs. C'est une blessure que nous sommes d'ailleurs en train de payer...
    Mme Elisabeth Guigou. Hélas !
    M. Jean-Marc Ayrault. ... à la Conférence intergouvernementale, où apparaît la plus dangereuse et la plus fausse des césures, entre grands et petits pays.
    Mme Elisabeth Guigou. C'est vrai !
    M. Jean-Marc Ayrault. Oui, mes chers collègues, l'Europe est et doit être un projet de solidarité. Il lui faut être, telle la République, une communauté de destin fondée par des citoyens libres, dans des pays libres.
    Alors, je veux le dire sans retenue au nom des députés socialistes : bienvenue à ces peuples qui nous rejoignent ! Vous êtes des nôtres ! Vous être nos partenaires à part entière, comme le seront demain, nous l'espérons, les peuples des Balkans !
    J'entends la complainte de tous les conservatismes : « ça ne marchera jamais ». C'était le même refrain en 1984, quand l'Espagne, le Portugal et la Grèce nous ont rejoints.
    Mme Elisabeth Guigou. Bien sûr !
    M. Jean-Marc Ayrault. Eux aussi étaient plus pauvres que nous. Eux aussi étaient perçus comme un risque de concurrence déloyale, et comme le cheval de Troie de l'Amérique. Aujourd'hui, ils sont à notre hauteur et tout le monde se félicite de leur présence. Comme l'a souligné, à cette tribune, le Président de la République sud-africaine M. Mbeki, en écho d'ailleurs au Président du Brésil, M. Lula, l'Europe est une puissance d'intégration. Elle est une référence, un espoir pour beaucoup de peuples du monde. Alors, ne les décevons pas !
    Le grand reproche qu'on peut adresser à l'Union, c'est d'avoir très mal préparé le passage vers cet élargissement. Le traité de Nice a été un échec. Il n'a pas doté l'Union des instruments de décision lui permettant de fonctionner à vingt-cinq. Quant au projet de constitution actuellement en négociation, il renvoie à 2009 l'indispensable réforme.
    L'Europe se trouve ainsi en complet déséquilibre. Elle s'élargit à vingt-cinq, et bientôt à trente, avec des institutions politiques en grande partie conçues il y a quarante ans, pour six membres ! L'impuissance et la paralysie qui risquent d'en découler sont les vraies menaces qui pèsent sur l'Union.
    Elle ne peut donc plus se contenter d'aménagements ou de replâtrages. Elle a besoin d'un élan, d'une force, d'un projet. Dans les décombres de la guerre, nous avons construit la première Europe, un espace de paix et de sécurité s'appuyant sur un grand marché. Il nous faut maintenant écrire une nouvelle page, celle de la seconde Europe qui se définira géographiquement et politiquement dans un projet commun de civilisation.
    Force est de constater qu'en ce domaine, la France de Jacques Chirac n'a guère apporté de vision.
    Mme Elisabeth Guigou. Absolument !
    M. Jean-Marc Ayrault. Après un septennat d'inertie dépourvu de la moindre avancée significative, la relance du couple franco-allemand et l'esquisse d'une Europe de la défense ne suffisent pas à masquer la lente érosion de notre influence. Entre les querelles avec nos partenaires sur la chasse, la TVA, les déficits, « les bureaux anonymes » de Bruxelles, votre gouvernement, monsieur le ministre, nous a souvent placés en porte-à-faux, et ce qui s'est passé hier à Bruxelles est, à mes yeux, particulièrement grave. Non qu'il faille s'opposer à une réforme du pacte de stabilité - je la souhaite -, mais pas dans ces conditions ! Monsieur le ministre, vous avez déstabilisé l'euro et l'Europe.
    Mme Elisabeth Guigou. Hélas !
    M. Jean-Marc Ayrault. Cela ne vous empêchera pourtant pas d'envoyer la facture dans quelques jours aux Français. Nous n'en connaissons toujours pas le montant, mais on sait au moins qu'elle existera, et qu'elle sera lourde.
    De tout cela, vous portez l'entière responsabilité, car, là où il fallait tracer de grandes perspectives, éclairer l'opinion sur le chemin à suivre, vous vous êtes enlisé dans des batailles picrocholines qui n'ont fait qu'accentuer le désarroi des Français vis-à-vis de l'Europe et l'inquiétude des Européens vis-à-vis de la France. Puisse donc ce débat apporter la lumière qui nous manque aujourd'hui !
    La révolution de l'Europe commence par la définition de ses frontières, et M. de Villiers a d'ailleurs abordé le sujet ce soir, avec la question, pendante depuis des années, de la candidature de la Turquie. Je ne veux pas ici trancher le débat, qui demanderait un développement particulier, mais je tiens à souligner qu'à aucun prix la réponse ne doit être soumise à des motifs religieux.
    Mme Elisabeth Guigou. Evidemment !
    M. Jean-Marc Ayrault. Les seuls critères qui vaillent sont la géographie et le respect de la charte des droits fondamentaux qui s'imposent à tous les membres de l'Union et à ceux qui veulent y adhérer. (Approbations sur les bancs du groupe socialiste.)
    Pour le reste, toutes les confessions, toutes les croyances ou les non-croyances ont leur place dans l'Union. Comme la République française, l'Europe est une idée laïque, une construction politique, un dépassement des vieilles fractures de l'histoire. Non, l'Europe n'est pas la fille aînée d'une Eglise, et nous refusons avec la plus grande fermeté et la plus grande énergie que soit remis en cause ce point essentiel dans le projet de constitution. Les terribles terroristes qui viennent d'ensanglanter la Turquie visent la Turquie moderne, la Turquie laïque, celle d'Atatürk, et blessent toute l'Europe démocratique, celle de la charte des droits fondamentaux. (Approbations sur les bancs du groupe socialiste.)
    L'identité européenne, mes chers collègues, c'est d'abord et avant tout ce qu'elle veut être dans le monde : une simple société de marché qui vit dans le complexe de son enfant émancipé, l'Amérique, ou une puissance qui rayonne et s'impose par elle-même ? Un nain politique ou un nouveau géant démocratique ? Un fourre-tout d'Etats parfois partenaires, souvent concurrents, ou un « vivre ensemble » qui porte des valeurs, des lois et des ambitions ?
    Ces questions-là, nous les avons esquivées pendant cinquante ans. Nous avons construit l'Europe en marchands. Aujourd'hui, nous devons la construire en architectes : consciemment, les yeux ouverts sur le souhaitable et sur le possible.
    Oui, l'Europe connaît une dérive. Oui, elle s'éloigne du projet d'intégration auquel nous aspirons depuis l'origine. Oui, elle pense plus aux règles de la libre concurrence qu'à la protection des salariés. Mais comment peut-on combattre cette dérégulation et contester en même temps la volonté de l'Union de se définir enfin sur des principes ? Pour la première fois, un projet de traité donne valeur constitutionnelle aux droits fondamentaux de ses citoyens, notamment en matière sociale. Pour la première fois, sont reconnus juridiquement les politiques de lutte contre les exclusions et les discriminations, le développement durable, l'égalité entre les sexes. Pour la première fois, le carcan de l'unanimité est desserré par l'extension du vote à la majorité qualifiée. Quel progrès, comparativement au vide antérieur, notamment au traité de Nice !
    Sans doute peut-on fustiger le manque d'audace en matière d'harmonisation des règles sociales et fiscales,...
    M. Pierre Cohen. La critique est fondée.
    M. Jean-Marc Ayrault. ... la faiblesse du chapitre consacré aux services publics, la frilosité en matière de diplomatie et de défense communes. Nous butons là toujours sur les différentes conceptions.
    C'est pourquoi je parle d'une avancée nécessaire mais inachevée. N'ayons pas la naïveté de nous prononcer sur le contenu d'un texte qui est encore en négociation mais faisons en sorte que la France pèse pour l'améliorer. La défense passive du projet existant par le Président de la République ne peut suffire à contrebalancer la coalition des « euro-tièdes » qui veulent s'en tenir au statu quo.
    Mme Elisabeth Guigou. Tout à fait !
    M. Jean-Marc Ayrault. En tout état de cause, la constitution telle qu'elle est proposée aujourd'hui est un progrès, mais elle n'est qu'une étape, un moyen. Quel que soit le résultat de la CIG, aussi positif possible soit-il, cette instance ne suffit pas pour traiter les questions relatives à l'avenir de l'Europe. De même que la Constitution de 1958, que nous avons combattue et que nous continuons à critiquer, n'a pas empêché l'alternance - elle permis à la fois la création de la CMU et la mise en place cet après-midi même du RMA - la future constitution sera compatible avec une politique de droite comme de gauche.
    C'est donc bien une question de volonté de projet politique, et pas seulement de cadre juridique, même si ce dernier, je viens de le dire, n'est pas négligeable.
    Avec l'arrivée de ces nouveaux membres dans l'Union européenne, nous avons maintenant plus que jamais, et plus qu'hier encore, le devoir de redonner foi en l'Europe, en dépassant les discours incantatoires et en concrétisant trois de nos ambitions : une politique de croissance et d'emploi où la puissance publique a sa place - ce qui suppose, je le répète, de changer certains termes du pacte de stabilité -, un espace social qui casse le dumping à l'intérieur de l'Union et une véritable direction politique qui associe les peuples.
    Osons le dire clairement ! Cette Europe-là ne se fera pas à vingt-cinq ou à trente, comme nous l'avons faite à dix ou à quinze.
    Elle se forgera dans la liberté laissée à certains groupes de pays d'avancer plus vite, plus loin, comme nous l'avons fait pour l'euro et Schengen. Du plan Lamers aux initiatives Fischer, l'Allemagne est en quête d'une telle approche. Avec elle, nous pouvons, nous devons tout faire. Avec nos autre partenaires originels, le Benelux, l'Italie, nous pouvons commencer à bâtir les instruments d'une diplomatie commune, d'un gouvernement économique et d'une politique industrielle. Nous pouvons, ensemble, établir des règles sociales et reconnaître le rôle des services publics.
    Avec les Onze de l'euro, nous pouvons travailler à changer le pacte de stabilité pour en faire un véritable moteur de croissance et d'emploi. Avec l'Angleterre, nous pouvons avancer vers une défense commune. Avec les nouveaux adhérents, nous pouvons renforcer les coopérations policières, judiciaires, et les politiques d'immigration.
    Ces groupes pionniers ne peuvent être exclusifs d'aucun pays. Chacun doit pouvoir y venir à son rythme. Mais on s'apercevra au final que ce sont toujours les mêmes, la France et l'Allemagne, qui sont dans tous les groupes. On donnera ainsi corps au projet d'une fédération d'Etats nations, qui reconnaît la personnalité souveraine de chacun d'entre eux, mais porte l'ambition d'une intégration plus poussée. Le projet de constitution l'autorise. J'espère que nous saurons saisir cette chance.
    Bien sur, il ne s'agit pas de demander à cette constitution ce qu'elle ne peut pas faire. Encore une fois, elle donne un cadre démocratique, elle n'a pas le pouvoir de fixer une politique. Or, si nous voulons infléchir le cours de l'Europe, si nous voulons apporter « une réponse à la mondialisation américaine », pour reprendre l'expression du secrétaire général de la Confédération européenne des syndicats à l'occasion du Forum social européen, la réponse est politique : que les progressistes, que les hommes et les femmes de gauche en France et en Europe s'unissent, et qu'ils travaillent ensemble à une alternative. Alors, le souhaitable deviendra possible.
    Quel autre choix s'offre à nous ? La crise, l'éclatement ? M. Bush serait le premier à s'en féliciter. Quant à la France, je ne suis pas sûr qu'elle ait les moyens d'une telle crise. Nous ne sommes plus à l'époque de François Mitterrand, où notre pays inspirait toutes les grandes initiatives européennes. (Murmures sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.) Nous ne sommes plus au temps de Lionel Jospin, où nos performances économiques surpassaient celles de nos partenaires et permettaient de créer deux millions d'emplois. Nous sommes à l'ère Chirac, qui allie la crise de confiance au défaut de constance.
    M. René André. Ce passage-là est de trop !
    M. Jean-Marc Ayrault. Alors, je veux le rappeler à cette tribune avec la plus grande netteté : nous dirons oui à ce traité d'élargissement ; nous serons au rendez-vous de tous les choix déterminants ; les socialistes sont et seront fidèles aux idéaux européens qu'ils défendent avec la même persévérance depuis cinquante ans. Nous avons participé à toutes les grandes réalisations européennes et nous continuerons de le faire. Car l'Europe est pour nous, mes chers collègues, le prolongement de la République, non sa négation. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste.)
    Mme Elisabeth Guigou. Excellent !
    M. le président. La parole est à M. René André, pour quinze minutes.
    M. René André. Monsieur le président, madame et monsieur les ministres, mes chers collègues, au moment de prendre la parole sur le traité d'élargissement, je ne puis pas ne pas avoir une pensée pour des personnes comme Benes, Slansky, Nagy, Dubcek. Je ne peux pas ne pas penser aux événements de Berlin en juin 1953, de Budapest et de Varsovie en 1956 et de Prague en 1968. J'ai en mémoire la réflexion de l'historien François Fejtö, qui conclut son Histoire des démocraties populaires, de la façon suivante : « On peut espérer - les citoyens des pays de l'Est du moins l'espèrent - que le prochain Dubcek se dressera au centre nerveux du système, à Moscou. » Il écrivait ces lignes le 14 octobre 1968, quelques semaines après l'invasion de la Tchécoslovaquie et l'entrée des chars soviétiques à Prague.
    S'il l'espérait, le croyait-il vraiment ? Toujours est-il que, dix-huit ans plus tard, Gorbatchev arrivait au pouvoir à Moscou.
    Comment, dès lors, ne pas être enthousiastes quand nous prenons conscience que c'est nous qui, au terme de cette longue nuit, allons tirer un trait sur le traité de Yalta ?
    Comment ne pas être enthousiastes à l'idée de retrouver nos frères européens, principales victimes de cette déchirure, eux qui n'avaient pas seulement perdu leur liberté et leur prospérité, mais qui étaient menacés de voir effacer leur identité nationale et leur culture ?
    Comment ne pas être enthousiastes à l'idée de voir 450 millions d'Européens s'unir pour bâtir ensemble non seulement une communauté d'intérêts, mais aussi une communauté de destin ?
    Alors, oui ! dix fois oui ! à la réunification de l'Europe et à nos retrouvailles.
    Mais l'enthousiasme qui nous étreint ne suffit pas. La lucidité et la compréhension sont aussi nécessaires à la réussite de ce rendez-vous historique. Nous avons bien conscience que les attentes de ceux qui nous rejoignent ne recouvrent pas toujours les nôtres et que, pour tout dire, il existe une approche différente, sinon de la finalité de la construction européenne, du moins de son tempo, de son rythme.
    Alors que nous, nous souhaitons construire de nouvelles politiques communes : affaires étrangères, défense, recherche, politique sociale, ces nouveaux membres souhaitent, en rejoignant l'Union européenne - c'est normal et compréhensible -, reconstruire et réaffirmer leur identité et leur souveraineté nationale. Il en résulte pour nous l'obligation de lever toute ambiguïté et d'expliquer que les pays de l'Union qui souhaitent aller de l'avant, au besoin en créant des groupes pionniers, le font ou le feront en ayant la volonté que chacun des membres de l'Union conserve son identité et qu'il ne soit en aucune façon porté atteinte à la souveraineté de ceux qui nous rejoignent. Nous devons leur faire comprendre, au contraire, que le moyen de mieux exercer leur souveraineté, c'est de laisser s'avancer et de rejoindre quand ils le pourront ces groupes pionniers.
    L'histoire récente de ceux qui nous rejoignent explique aussi l'attachement particulier que beaucoup d'entre eux portent aux Etats-Unis, et pas seulement parce qu'un certain nombre de leurs élites ont été formées dans ce pays. On doit les comprendre lorsqu'ils voient dans les Etats-Unis d'Amérique - à tort, me semble-t-il, mais c'est aussi - les garants, l'ultima ratio de leur indépendance et de leur souveraineté fraîchement recouvrées.
    Il est donc plus que jamais nécessaire que les membres de l'Union européenne clarifient le niveau de leurs ambitions et les termes de leurs engagements mutuels. Je suis persuadé que la plupart, sinon tous les Etats entrants refusent de limiter l'ambition européenne à la seule vision économique et monétaire, que la plupart souhaitent, au moins à terme, une politique européenne qui ne fasse pas de l'Union simplement une organisation internationale ; que tous veulent, au travers de la construction européenne à laquelle ils vont être maintenant partie prenante, aboutir à l'émergence d'une personnalité politique européenne de plein exercice sur la scène internationale.
    Sans insister outre mesure sur les exigences politiques que je viens d'évoquer, nous sommes nombreux à penser qu'à partir du moment où les nouveaux pays rejoignent le club européen, avec - je le rappelle, sans vouloir me montrer pingre - une enveloppe globale de près de 41 milliards d'euros en crédits d'engagement et de 25 milliards d'euros en crédits de paiement pour le financement de leur adhésion, la moindre des choses est que l'on soit en droit d'attendre de ces pays qu'ils ne choisissent pas systématiquement le grand large plutôt que l'Europe, pour paraphraser Churchill.
    Cela étant, nous devons avoir bien conscience que c'est aussi notre pusillanimité, notre faiblesse qui nourrit parfois leur tentation de choisir le grand large. A nous alors de construire une défense européenne, de les convaincre de sa crédibilité et de la nécessité pour eux de s'y engager, en leur démontrant que cette défense n'a pas pour vocation de se substituer à l'OTAN mais de la compléter, de la renforcer, de la rendre plus efficace pour qu'à terme l'Union soit à même d'assurer la protection de tous ses membres et d'avoir ainsi une véritable existence sur la scène internationale.
    Notre compréhension des difficultés auxquelles sont confrontées les nations qui nous rejoignent ne doit pas cependant nous conduire à passer sous le silence un certain nombre d'attentes qu'il est de notre devoir de formuler pour que l'élargissement réussise.
    La Commission vient de remettre au Conseil un rapport sur l'état de préparation de chacun des pays candidats et sur le respect des engagements pris. Trente-neuf problèmes graves ont été relevés et des lettres d'avertissement ont été adressées aux intéressés, exigeant une « action décisive et immédiate. »
    Il ne suffit pas d'élaborer une législation reprenant l'acquis communautaire, encore faut-il avoir la volonté politique de l'appliquer et de mettre en oeuvre les réformes nécessaires. Or force est de constater, sans vouloir insister, que dans certains pays la situation observée reste et demeure inquiétante.
    Sans vouloir insister non plus, nous sommes en droit d'attendre une lutte plus efficace contre la corruption, la contrebande, la contrefaçon et toutes sortes de trafics. Nous sommes en droit d'attendre une administration et une justice plus efficaces pour éviter le gaspillage des fonds européens. Nous sommes en droit d'attendre une stabilité des règles juridiques et administratives pour permettre les investissements européens nécessaires au développement de ces nouveaux membres.
    Ce n'est que si ces efforts sont réalisés - en prenant le temps nécessaire, mais sans tergiverser - que nous réussirons à convaincre nos concitoyens qui, tout en approuvant le principe de l'élargissement, nourrissent quelques craintes, que les avantages l'emportent sur le risque.
    Mais si nous demandons des efforts à ceux qui nous rejoignent, nous avons, nous aussi, des efforts à accomplir. Comment ne pas être inquiets de la faiblesse du budget européen ? Est-il sérieux de présenter un budget constant à quinze et à vingt-cinq ? Lorsque nous avons élargi l'Union européenne à l'Espagne et au Portugal, nous avons doublé les fonds structurels. Aujourd'hui, alors que nous admettons dix pays supplémentaires dont la richesse nationale est inférieure à la moyenne européenne, peut-on faire croire raisonnablement que l'on peut accueillir les nouveaux membres à budget constant ?
    Si nous voulons éviter les dérives que j'évoquais, ne serait-il pas opportun de disposer des moyens financiers et budgétaires nécessaires pour aider ceux qui nous rejoignent à combler plus rapidement leurs handicaps sociaux et territoriaux, sauf à les contraindre à transformer ces handicaps en atouts pour arriver plus vite à notre niveau ? Car moins les transferts financiers liés à la solidarité entre Etats membres seront importants, plus les nouveaux pays adhérents seront tentés d'utiliser leurs avantages comparatifs dans une concurrence avivée et plus ils redouteront de se voir imposer des normes sociales minimales, certes nécessaires, mais qui freineraient à leurs yeux leur compétitité. Cela imposera aux Etats membres, lors du débat sur les perspectives budgétaires 2007-2013, de trouver la bonne combinaison entre le nécessaire relèvement des ressources propres fixées à 1,24 % du revenu national brut de l'Union, une incontournable et obligatoire révision du chèque britannique et les réformes de la politique agricole et de la politique régionale.
    Toutes ces difficultés, toutes ces incertitudes liées à l'élargissement ne doivent pas cependant freiner la construction de l'Europe politique.
    Mes chers collègues, l'Europe ne pourra pas longtemps compter sur sa seule puissance commerciale pour peser sur l'évolution du monde, face à l'évolution de l'ALENA et du MERCOSUR, à l'émergence de la Chine et de l'Asie. Seule une union politique forte complétant une union économique permettra à l'Europe de préserver ses valeurs.
    Les différences d'approche entre les Etats-Unis et l'Union européenne sur l'évolution de la mondialisation, sur la gestion des crises, sur les valeurs, se sont trop accentuées pour que l'Union européenne puisse songer à continuer à déléguer durablement à son allié le soin de parler au nom de la communauté occidentale et ne puisse pas affirmer ses choix quand ceux-ci ne sont pas ceux des Etats-Unis.
    Il ne sert à rien de nier que la discorde apparue lors de la crise irakienne a fait de la politique étrangère européenne par rapport à celle des Etats-Unis une question cruciale. S'il nous faut d'abord comprendre la position des nouveaux membres comme le reflet, encore une fois, d'un passé douloureux et de la volonté d'affirmer une souveraineté et une volonté nationales à peine recouvrées, ne les fermant pas à toute ambition européenne, il nous faut aussi construire un consensus entre Européens sur une politique étrangère autonome, une politique de défense substantielle et un partenariat atlantique réactualisé.
    Si nous comprenons que les épreuves terribles qu'ont traversées les nouveaux adhérents et le poids de leurs opinions publiques ne leur permettent peut-être pas d'aller aussi vite sur cette voie que nous le souhaiterions, ils doivent aussi comprendre que la différenciation des systèmes d'intégration est inévitable dans un ensemble aussi hétérogène que l'Union européenne élargie et qu'il ne peut s'agir là ni d'une atteinte à l'égalité de leurs droits ni d'une tentative de création d'une Europe à deux vitesses. La construction européenne s'est développée grâce à des groupes pionniers qui ont créé l'euro et le système de Schengen sans que ceux qui avaient choisi de ne pas en faire partie aient eu un sentiment d'exclusion ou d'inégalité, tant il est vrai qu'ils peuvent rejoindre ce groupe quand ils le veulent ou quand ils le souhaitent.
    Pourquoi alors ne pas considérer que cette simple procédure d'avant-garde des groupes pionniers s'annonce comme la préfiguration de ce que pourraient être des coopérations renforcées et rénovées en matière de politique étrangère, de défense, de recherche, de politique sociale, ouvertes à tous les membres de l'Union et intégrées au système communautaire ?
    Refuser toute possibilité de ce genre, refuser cette respiration communautaire, dénier à certains Etats de l'Union, fussent-ils les pères fondateurs, le droit d'enrichir l'union économique par une union politique plus forte, serait prendre le risque, tant redouté par certains, de créer deux Europe institutionnelles, dans un premier temps relativement étanches, à terme étrangères l'une à l'autre. Ce serait aussi prendre le risque de cantonner les nouveaux adhérents dans une vaste zone de libre-échange, qui se déliterait dans la mesure où serait refusée ou niée la solidarité politique et sa possibilité de développement. Il y aurait là une terrible régression que personne ne peut souhaiter.
    Si l'élargissement est déjà une réalité, un autre défi nous attend, plus difficile, celui de le réussir en apprenant à vivre ensemble et à nous comprendre pour construire l'union politique de l'Europe. Les travaux de la Convention constituent un outil qui pourra peut-être être amélioré dans l'avenir mais qui, aujourd'hui, fait l'objet d'un large consensus. Son architecture est bonne et modifier son équilibre général serait prendre un risque considérable.
    Sur ce point, et pour conclure sans acrimonie, mais avec fermeté, je rappellerai que notre pays a tout de même quelques titres à défendre cette position, ce qui est aussi valable pour le pacte de stabilité. Notre pays n'est-il pas, avec l'Allemagne, le principal contributeur net au budget européen, le principal pôle de stabilité des prix internes, le principal soutien de la valeur externe de l'euro ? Ce n'est pas faire preuve d'arrogance que de dire que ce n'est pas le cas de tous, notamment de certains qui veulent remettre en cause les travaux de la Convention et peut-être donner des leçons de bonne conduite européenne, alors que ce sont eux qui bénéficient le plus de la manne européenne, que ce sont eux qui ont un taux d'inflation supérieur au taux de l'Union européenne et un déficit de la balance courante considérable. Ils ne paraissent donc pas être les mieux placés pour contester les travaux de la Convention et s'ériger aujourd'hui en défenseurs du maintien du pacte de stabilité.
    Le succès de l'élargissement nécessitera de longs et peut-être pénibles efforts de tous. La France en a déjà pris largement sa part et continuera très certainement à le faire. Mais ces efforts doivent être partagés par tous, y compris par ceux qui nous ont rejoints le plus récemment ou ceux qui nous rejoignent maintenant. Encore une fois, c'est la condition de la réussite de cet élargissement. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)
    M. le président. La parole est à M. Jacques Floch, pour dix minutes maximum.
    M. Jacques Floch. Merci de votre générosité !
    M. le président. C'est le président de votre groupe qui vous a attribué ce temps de parole.
    M. Jacques Floch. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la ministre, monsieur le rapporteur, monsieur le président de la délégation aux affaires européennes, mes chers collègues, le 5 septembre 1929 à Genève, Aristide Briand dans un discours resté célèbre présenta un projet européen. En voici un extrait : « Je pense qu'entre les peuples qui sont géographiquement groupés comme ceux de l'Europe, il doit exister une sorte de lien fédéral ; ces peuples doivent avoir la possibilité, à tout moment, d'entrer en contact, de discuter de leurs intérêts, de prendre des résolutions communes, d'établir entre eux un lien de solidarité qui leur permette de faire face, au moment voulu, à des circonstances graves si elles venaient à naître. C'est ce lien que je voudrais m'efforcer d'établir. »
    Il poursuivit son discours en précisant que ce regroupement de peuples, de nations et de leurs Etats devait agir surtout dans le domaine économique - question pressante à cette époque comme aujourd'hui - mais aussi dans le domaine politique - ce qui sous-entendait les affaires étrangères et la défense - ainsi que dans le domaine social afin de parvenir à une redistribution équitable des richesses produites par tous les Européens.
    Huit mois plus tard, le 1er mai 1930, Aristide Briand confirma « le sentiment très précis d'une responsabilité collective en face du danger qui menace la paix européenne, au point de vue politique aussi bien qu'économique et social ».
    Soixante-cinq ans après, on s'apprête à réaliser ce grand projet, cette grande espérance. Mais avant, il a fallu passer par de terribles moments dont il est bon de se souvenir : l'atroce, l'abominable guerre de 1939-1945 ; l'abomination des régimes totalitaires ; le fascisme en Italie ; le nazisme en Allemagne et en Autriche ; Franco en Espagne ; Salazar au Portugal ; Vichy et Pétain en France ; Staline, d'abord en URSS, puis en Europe centrale et orientale ; les colonels grecs. Tous furent criminels. Tous furent d'une cruauté sans faille. Cruauté dénoncée par Léon Blum, dans une lettre adressée de Buchenwald en 1944. Sombres images lointaines ? Pas si lointaines que cela : il suffit de se souvenir, ne serait-ce que de nos dernières guerres coloniales, des quatre guerres yougoslaves, de regarder ce qui se passe en Tchétchénie, en Irak, de voir se développer le terrorisme.
    Oui, nous avons accepté tout cela. Ou plutôt nous avons subi tout cela. Et nous avons accepté aussi l'abaissement des peuples européens en acquiesçant à Yalta. Dès lors, refuser aujourd'hui la construction de l'Europe, c'est faire l'éloge de Yalta. J'exagère ? Pas tant que cela. Le terrible accord de septembre 1945, justifié par l'histoire d'hier, partagea le monde, et d'abord et surtout l'Europe, faisant de ces peuples des vassaux des deux grandes puissances. Il a fallu attendre quarante-cinq ans pour en sortir : quarante-cinq ans d'occupation soviétique de l'Europe de l'Est, quarante-cinq ans de parapluie américain sur l'Europe de l'Ouest. Ce n'était certes pas la même chose, mais la manière dont le général de Gaulle en avait pris ombrage montre que notre indépendance nationale n'était pas aussi assurée et garantie que cela. De quel poids pesaient les vieux pays européens dans le concert mondial ? Aucun, ou presque. Yalta fonctionnait bien. Les Américains ne sont jamais intervenus dans l'espace dévolu aux Soviétiques, ni à Berlin, ni en Hongrie, ni à Prague, ni à Varsovie. Les Soviétiques lâchèrent les communistes grecs, qui se firent massacrer lors de la guerre civile des années 1945-1947. Ils ne purent empêcher Tito de prendre le pouvoir en Yougoslavie, mais ce fut au prix d'un schisme du monde communiste.
    Les pères de l'Europe eurent le mérite constant de ne pas désespérer d'un monde meilleur pour notre continent. Leur espérance reposait surtout sur la capacité des peuples à vouloir disposer d'eux-mêmes. La liberté, comme le pain, est indispensable aux hommes. La chute du mur de Berlin fut la première réponse apportée. La volonté de construire un ensemble fort en est la déclinaison. Car chacun sait que la dispersion des peuples des Etats européens, c'est, à terme, leur vassalisation. Par contre, leur unité est sûrement l'élément essentiel de la construction de la paix mondiale.
    Cet élément fort de l'humanité, que va constituer l'union de 450 millions d'hommes, de femmes et d'enfants, est une première dans l'histoire du monde : une union voulue, acceptée, espérée, sans contrainte aucune, sans guerre, sans menace préalable. Cette union est simplement le résultat d'une volonté démocratique, d'un vote. Aucun des grands rassemblements humains d'aujourd'hui n'a connu cela à travers son histoire. Ce fut toujours dans des drames sanglants que se jouèrent leur destinée.
    Certes, cela n'est pas facile. Certes, la construction de l'Union européenne n'est pas une mélodie. Certes, il va falloir s'assigner des objectifs, des réformes, des projets, sans jamais oublier notre propre histoire, sa richesse, sans jamais oublier la nation française, ce beau mélange de peuples venus des quatre horizons qui a su cultiver et faire progresser des valeurs aujourd'hui universelles. Ces valeurs sont celles que reconnaissent tous les Etats du vieux continent : l'ensemble des libertés, la prééminence du droit, l'arbitrage au lieu de la force, l'équilibre entre la production et la redistribution assuré par des Etats efficients et équitables.
    Tout cela avec des nuances, et plus que des nuances même. Mais il me semble bien que les Européens sont conscients de cet espace culturel commun, car, ayant déjà été porteurs des idéologies les plus dévastatrices, les plus inhumaines, ils sont maintenant capables de faire cohabiter leurs forces et leurs faiblesses dans une rencontre que l'on peut qualifier d'universelle.
    Pour s'en convaincre, il suffit de constater qu'après des siècles de guerres tribales, d'expansion hégémonique, l'Europe se plaît à affirmer son idéal démocratique et son désir de paix. Tout comme les peuples de l'Europe continuent à affirmer les différences issues de leurs rapports séculaires. Comment peut-on dire que s'effaceront les sociétés construites siècle après siècle ? Elles s'additionnent simplement, car ces diversités sont la richesse première de l'Europe unie.
    Les Etats sont et seront obligés d'en tenir compte. Ils sont tous et toujours issus de bouleversements politiques, historiques, militaires, diplomatiques, souvent - trop souvent - au mépris du droit des peuples. L'Europe aujourd'hui a-t-elle atteint cette capacité à créer l'ensemble d'Etats nations porteurs des valeurs qui nous sont chères de démocratie, de liberté, d'égalité, de solidarité, du nécessaire développement pour assurer à tous une juste part permettant à chacun l'accès aux services publics essentiels, tout comme à des politiques sociales efficaces et garanties par la puissance des Etats et l'ensemble européen ?
    L'Europe aujourd'hui est-elle capable de jouer son rôle mondial dans tous les processus conduisant à la paix ? Est-elle capable d'assumer ses charges normales, évidentes, d'aide et d'appui au développement des nations les moins favorisées du monde, en Afrique, en Asie, en Amérique du Sud, en faisant taire ses égoïsmes ? Est-elle capable d'assurer un espace de bonheur à 450 millions d'êtres humains ?
    Jusqu'à présent, à toutes les étapes d'élargissement de l'Europe, on a entendu les mêmes discours. Les mêmes arguments ont été énoncés. Je me souviens que l'Espagne devait ainsi ruiner notre agriculture, le Portugal expatrier en masse ses travailleurs, l'Irlande devenir une concurrente déloyale avec son dumping fiscal. Aujourd'hui, tout cela est rentré dans l'ordre. Il faut éviter d'écouter des fausses histoires. L'histoire des quinze dernières années a démenti ces arguments, ces faux et injustes pronostics.
    La construction européenne, l'élargissement de l'Europe, ce n'est pas une question de foi ou de froide économie ou de pari politique. C'est seulement une grande aventure humaine. Ce sera, demain, le titre de fierté de notre génération, et particulièrement de la mienne, celle des enfants de la guerre, de la fin de l'épopée coloniale, qui aura offert à nos enfants et à nos petits-enfants l'espace de liberté où ils trouveront le bonheur. Le bonheur pour tous tel que le réclamait déjà Denis Diderot. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste.)
    M. le président. La parole est à M. Jean-Louis Bianco pour dix minutes.
    M. Jean-Louis Bianco. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la ministre, monsieur le président de la délégation, mes chers collègues, quel dommage, je dirai même quelle honte, quel scandale que ce débat sur l'élargissement de l'Europe se tienne nuitamment, devant des tribunes vides, quasiment en catimini. Comment s'étonner, dès lors, du désintérêt des Français pour l'Europe ? Ce n'est pas en procédant de la sorte qu'on réhabilitera l'Europe et le débat politique.
    Pourtant, chacun à cette tribune l'a souligné depuis plusieurs heures : l'enjeu est considérable. Quatorze ans après la chute du mur de Berlin, l'Europe retrouve une partie importante de son territoire, celui que lui assignent à la fois l'histoire et la géographie.
    Devant cet élargissement, des doutes, des interrogations, des craintes se font naturellement jour - j'y reviendrai dans un instant. Mais rien ne justifierait que nous entrions dans l'histoire à reculons. En si peu d'années - le processus a commencé en 1993 -, dix Etats, malgré d'immenses difficultés, ont voulu remplir les conditions posées pour entrer dans l'Europe. Ils y ont réussi. Nous devons dire aux peuples de ces dix nations qu'aujourd'hui est un grand jour, celui du retour dans la famille des frères que l'histoire avait séparés.
    C'est la cinquième fois que l'Europe s'élargit depuis le traité de Rome, en 1957. Le 1er mai, elle rassemblera 25 pays et 453 millions d'habitants. Qui ne voit que ce renouvellement est une condition indispensable pour que l'Europe fasse entendre sa voix et pèse plus fort dans les affaires du monde ?
    Mais, en même temps, sachons écouter les objections pour mieux y répondre. J'en discernerai cinq.
    Premièrement, il aurait fallu adopter d'abord de nouvelles institutions. Soit, dans le jargon européen, l'approfondissement aurait dû précéder l'élargissement. C'est vrai. N'oublions pas cependant que l'Europe sera ce que nous en ferons.
    Deuxièmement, l'élargissement va accentuer le chômage par le biais des délocalisations.
    Oui, le coût de la main-d'oeuvre est beaucoup plus bas chez nos nouveaux partenaires que dans l'Europe des Quinze. Mais la productivité y est aussi nettement plus faible. Hormis certains produits, pour lesquels des périodes de transition sont prévues, la concurrence est donc plutôt à l'avantage de la France, puisque notre excédent commercial avec les nouveaux pays membres s'élevait à 2,4 milliards d'euros en 2002.
    L'élargissement, c'est aussi la chance de conquérir un marché en plein essor de 75 millions de consommateurs. Regardez ce qui s'est passé avec l'adhésion de l'Espagne et du Portugal : après bien des manifestations et des inquiétudes, les agriculteurs, les viticulteurs, les commerçants, les industriels et les consommateurs des deux côtés des Pyrénées y ont trouvé leur compte.
    Bien sûr, la vraie garantie résiderait dans l'instauration d'une véritable Europe sociale avec une harmonisation par le haut et, en tout cas, la mise en place, dans une première étape, d'un socle minimal empêchant ou du moins réduisant le dumping social.
    Troisièmement, l'élargissement va coûter cher. De 2004 à 2006, le coût de l'adhésion des dix nouveaux pays s'élèvera, en crédits d'engagement, à 25 milliards d'euros, soit à peu près 60 euros par Français. Mais il est vrai qu'à partir de 2007, le budget européen deviendra beaucoup plus tendu. Des risques sérieux existent en matière d'aide aux régions pauvres de l'Hexagone et de politique agricole commune. Le budget européen, si l'on veut vraiment l'Europe, ne pourra donc en rester durablement à un montant aussi faible.
    Quatrièmement, nous allons avoir plus d'étrangers, plus d'immigrés chez nous. Là encore, l'exemple du Portugal est intéressant. Dès son adhésion en 1986, l'arrivée d'immigrés portugais s'est trouvée en effet interrompue. Cette fois encore, une plus forte croissance des nouveaux pays membres, après leur entrée dans l'Union, dissuadera l'immigration. La France a d'ailleurs prévu une période transitoire de deux à sept ans avant que les travailleurs de l'Est puissent librement venir dans notre pays.
    Cinquièmement, enfin, les nouveaux Etats membres vont nous entraîner vers une Europe plus libérale et plus soumise aux Etats-Unis. Le risque est évident. Mais est-il surprenant que beaucoup de pays soient passés d'un système totalitaire à une économie plus libérale que la nôtre ? Donnons du temps au temps. Le balancier ne manquera pas de s'inverser. Quelles que soient nos différences, la solidarité fait partie du modèle social européen qui nous est commun. Quant aux Etats-Unis, ils apparaissent, et c'est naturel, comme le protecteur contre les peurs issues des temps soviétiques. A nous d'apaiser les inquiétudes en construisant une Europe de la défense, partenaire et alliée des Etats-Unis, mais indépendante.
    Mes chers collègues, notre vote ne suffira pas à balayer les craintes, encore moins à déclencher l'enthousiasme. Il nous reste à faire, beaucoup à faire, pour que l'Europe redevienne un élan, suscite à nouveau l'enthousiasme. Au-delà de ce projet de Constitution qui ne constitue qu'un cadre - cela a été dit notamment par M. Ayrault - ce sera notre tâche essentielle dans les années à venir.
    Coopérations renforcées ou pas, nous devrons lancer, avec les pays qui en seront d'accord, de grands projets mobilisateurs, comme nous avons su le faire, avec Ariane, avec Airbus, avec Euréka, avec l'euro.
    Cela étant, rien ne pourra se faire sans une entente franco-allemande ouverte à tous ceux qui le voudront. Je sais bien l'expression « avant-garde », est très critiquée. Mais c'est bien de cela qu'il s'agit. Peu importe qu'on parle d'avant-garde ou de groupe pionnier. S'agissant de la France et de l'Allemagne, mes chers collègues, est-il vraiment irréaliste de préparer dès maintenant pour l'avenir une union franco-allemande, avec une politique fédérale de la recherche, de l'environnement, de l'immigration, de la défense ?
    Bientôt, il nous faudra définir aussi les frontières ultimes de l'Europe, pour que chacun sache que l'extension de notre Europe ne sera pas indéfinie, pour constituer autour de l'Europe ce cercle des amis et des partenaires qui doit englober notamment l'autre rive de la Méditerranée.
    Ecoutons la ministre des affaires étrangères de Lettonie, Sandra Kalniete : « Ce que nous apportons dans la corbeille de la réunification de l'Europe, c'est un besoin de justice et de liberté, parce que nous savons ce que c'est que d'en être privés. Et un très fort sentiment de notre identité, notre seul refuge, durant toutes ces années d'isolement, a été la culture, la conscience d'appartenir à la civilisation européenne. »
    Aujourd'hui, mesdames et messieurs, nous réparons une injustice, nous réunifions l'Europe. Demain, nous construirons l'Europe de nos espérances. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialite.)
    M. Pierre Lequiller, président de la délégation pour l'Union européenne, et M. René André. Très bien !
    M. le président. La parole est à M. Christian Philip, pour dix minutes.
    M. Christian Philip. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la ministre, mes chers collègues, à mon tour, je soulignerai combien le 1er mai 2004 sera une date historique pour l'Union européenne. Au-delà d'un nouvel élargissement de l'Union, cette date va ouvrir la voie à une forme d'unification du continent européen jamais réalisée dans l'histoire, en tout cas de manière volontaire. Il s'agit donc d'une chance pour les Européens, mais d'un grand défi pour l'Union.
    C'est d'abord une chance pour les Européens. Ce cinquième élargissement suscite, c'est vrai, des craintes et reste porteur d'incertitudes, au-delà des arguments, à mon sens excessifs, développés par Philippe de Villiers. Il nous a dit vouloir ouvrir un débat à travers les motions de procédure. Or débattre suppose que l'on s'écoute mutuellement ? Si nous l'avons écouté, je remarque qu'entendre ceux qui défendent l'Europe ne l'intéresse guère...
    L'arrivée de ces dix nouveaux Etats provoquerait nous dit-on, la dilution de l'Europe dans une simple zone de libre-échange. Mais nous avons déjà entendu l'argument dès le premier élargissement et l'entrée du Royaume-Uni, et nous savons, trente ans après, qu'il ne tient pas la route.
    L'adhésion des dix entraînerait, dit-on, le risque d'une immigration clandestine impossible à contrôler et d'un dumping social caractérisé par des vagues de délocalisations. Elle coûterait très cher à l'Union. L'élargissement serait une fuite en avant. Allons-nous dans le mur, ainsi qu'on l'a entendu tout à l'heure ? Certainement pas !
    Tout changement suscite naturellement des peurs. L'entrée de l'Espagne et du Portugal avait, à son époque, déjà suscité les mêmes craintes et, pourtant, nous avons su réussir l'intégration de ces pays. Il est très, trop facile d'attiser ces craintes. Cessons de nous faire peur devant des contrevérités, même affirmées avec force.
    Au contraire, l'élargissement doit être considéré comme une occasion, une chance de relancer le projet européen. Pour s'en couvaincre, il faut prendre conscience des potentiels qu'il représente pour l'Union d'aujourd'hui et de demain.
    L'élargissement permet d'abord de concrétiser pleinement et définitivement les objectifs des pères fondateurs : bâtir une union toujours plus étroite entre les peuples européens en vue de garantir la paix, la démocratie et le respect des droits fondamentaux ; assurer le développement économique à travers l'union économique et monétaire ; enfin, progresser vers une forme d'union politique grâce à l'élaboration d'une politique étrangère et de sécurité commune. Ce n'est qu'en participant à cette union que notre pays exercera positivement sa souveraineté. S'il restait replié sur lui-même, celle-ci ne deviendrait qu'un concept creux.
    L'élargissement permet aussi de créer un espace de croissance pour l'Union européenne. Cessons de le voir sous le seul angle du coût financier - d'ailleurs très limité - qu'il va entraîner. Examinons le potentiel qu'il recèle. En l'espace de dix ans, les échanges commerciaux entre l'Union et les futurs adhérents ont progressé de manière spectaculaire. L'arrimage à l'Union de ces pays, qui a nécessité de leur part des réformes importantes dont nous n'avons pas assez conscience, est une chance pour l'économie européenne.
    Nos nouveaux partenaires ont su en effet, en un temps finalement très court, accomplir les réformes indispensables et intégrer l'essentiel de l'acquis communautaire. Le rapport de la Commission ne relevait récemment que trente-neuf cas de carence, soit moins de 3 % des dossiers. Voilà un résultat remarquable, surtout comparé aux 2 000 et quelques procédures d'infractions en cours pour les quinze Etats membres ! Certes, des problèmes subsistent, par exemple le taux de corruption, qui doit faire l'objet d'une lutte prioritaire. Mais il est appelé à évoluer.
    Nous sommes en train de construire avec les pays entrants les instruments d'un espace de croissance. Pour les Quinze, l'élargissement du marché intérieur entraînera inévitablement des effets positifs. La France a ainsi quadruplé ses exportations à destination de ces pays, où elle figure parmi les investisseurs les plus importants.
    L'élargissement, c'est encore l'électrochoc indispensable qui doit conduire l'Union européenne à se réformer en profondeur. A cet égard, deux exemples sont significatifs : la Convention sur l'avenir de l'Europe et la crise irakienne. La première, destinée à élaborer un projet de constitution, s'est constituée principalement en prévision de cet élargissement, parce qu'il était nécessaire, après l'échec de Nice, de construire la maison commune à vingt-cinq. Si la conférence intergouvernementale réussit, ce que nous espérons, l'élargissement aura donc conduit directement à l'approfondissement de l'Union.
    S'agissant de l'Irak, les désaccords et divisions ont permis une prise de conscience : sans dialogue, sans position commune, l'Europe n'existera pas longtemps et l'implosion deviendra possible.
    Il convient d'être réaliste : l'élargissement ne sera pas facile. Mais on peut réussir, grâce à cinq clés.
    Première clé : la Constitution. L'adoption et la ratification du projet de constitution européenne conditionnent, je crois, la réussite de l'élargissement. Il faut transformer l'essai marqué par la Convention sur l'avenir de l'Europe. Pas de « détricotage », a-t-on dit. Mais sachons accepter les gestes nécessaires pour que les nouveaux Etats membres, la Pologne par exemple, puissent prendre le temps de comprendre le fonctionnement de l'Union européenne. La Constitution sera, nous en sommes tous convaincus, une étape décisive mais pas le point final de la construction européenne, une construction par essence progressive et pragmatique. Sachons ne pas l'oublier dans notre volonté - compréhensible - de mettre au point le meilleur texte possible.
    Deuxième clé : la réforme des politiques de l'Union européenne et des finances de l'Union. Le débat sera âpre sur les futures perspectives financières. Quelles que soient les difficultés, il faudra se montrer ambitieux. Il est facile de maintenir le budget de l'Union à 1 % du PNB mais ce serait condamner l'Europe à ne pas progresser, à ne pas pouvoir répondre aux attentes et donc à démontrer à nos concitoyens qu'elle ne sert à rien. Disons-le clairement !
    Il est tout aussi important d'ouvrir de nouvelles priorités aux politiques communes dans la lignée de la stratégie de Lisbonne.
    Troisième clé : le problème récurrent des frontières de l'Union. Il faut - d'autres l'ont fait avant moi - avoir le courage de poser cette question et de dire qu'après l'entrée des dix, puis en 2007 de la Bulgarie et de la Roumanie, beaucoup de temps sera nécessaire pour « digérer » un tel élargissement. Il faut avoir le courage de dire que l'adhésion de la Turquie, dont on a trop parlé, est une évolution sans doute prématurée, et que nous n'avons pas servi la cause de l'Europe en n'ayant pas le courage de l'affirmer plus tôt. Cela ne tient certainement pas à des raisons religieuses, mais au fait que le pays démographiquement le plus important de l'Union serait aussi le plus périphérique. Il faut donc d'urgence approfondir toutes les idées de partenariats privilégiés avec les pays frontaliers, et d'abord avec la Turquie.
    Quatrième clé : garantir la sécurité intérieure et extérieure de l'Union, qui fait partie des préoccupations majeures de nos concitoyens. Les migrations illégales de groupes marginalisés parce que non reconnus dans leurs pays d'origine et les trafics d'êtres humains qui aboutissent à un nouvel esclavage sont devenus, malheureusement, des faits quotidiens. Sur ce point, le dispositif en deux temps prévu par le traité d'adhésion pour l'intégration des dix à l'espace Schengen était une nécessité. Mais il faut aller plus vite sur l'espace de liberté, de sécurité et de justice, sur la coopération policière et judiciaire entre les Vingt-Cinq et sur la politique d'immigration par rapport aux pays tiers.
    Cinquième et dernière clé : accepter l'idée des coopérations renforcées et de l'avant-garde - j'utiliserai moi aussi ce terme.
    Il ne s'agit pas d'exclure des pays à peine entrés dans l'Union, ni de construire une autre Europe, parce que nous n'aurions pas confiance en une Europe à vingt-cinq, mais seulement de constater que, pour aller au-delà de l'acquis communautaire - fondement de l'Union à vingt-cinq -, nous ne pourrons jamais être tous d'accord au même moment sur les mêmes dispositions. L'histoire de l'Union le montre : pour progresser, il faut que certains montrent la voie et avancent, et que les autres les rejoignent. L'avant-garde sera la locomotive de l'Europe, et plusieurs wagons pourront s'y raccrocher au fil des années. Sans donner à ces pays une quelconque supériorité par rapport aux autres, il est clair qu'une responsabilité particulière doit être assurée par la France et l'Allemagne, ainsi que par les quatre autres pays fondateurs. Il faut oser parler de cette conséquence de l'élargissement, et la faire comprendre et accepter par les Vingt-Cinq. C'est une idée qui doit être approfondie pour éviter les malentendus et fausses interprétations.
    Autant de clés pour réussir l'après-1er mai 2004 ! Autant de défis que nous devons relever et réussir ! C'est possible si nous le voulons. C'est possible si nous comprenons aussi qu'il faut encore et toujours mieux expliquer la nécessité et les chances de cet  élargissement à nos concitoyens - sans leur cacher les risques, mais en leur montrant pourquoi nous devons les prendre et comment nous allons réussir à les surmonter. Au-delà de la ratification qui sera soumise à notre vote de cet après-midi, ne considérons pas notre tâche achevée. Que la campagne pour l'élection du Parlement européen en juin prochain, un mois après la fête du 1er mai, où nous accueillerons nos nouveaux partenaires et leur offrirons le muguet traditionnel, soit utilisée pour convaincre que l'Europe connaîtra en 2004 une année historique dans sa jeune histoire, et qu'avec l'élargissement et la Constitution européenne, nous construirons cette Europe dont nous avons besoin. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)

Suspension et reprise de la séance

    M. le président. La séance est suspendue.
    (La séance, suspendue à deux heures dix, est reprise à deux heures vingt.)
    M. le président. La séance est reprise.
    La parole est à M. François Loncle, pour dix minutes.
    M. François Loncle. Monsieur le président, je m'exprime également au nom de mon collègue Gaëtan Gorce.
    Madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, « l'Europe rentre chez elle comme on rentre chez soi », disait François Mitterrand au début des années 90. Oui, nous allons procéder à un acte majeur, correspondant à un devoir moral. C'est le début d'une nouvelle aventure que nous devons aborder avec du coeur, avec de la générosité, avec détermination, sans omettre de faire preuve de lucidité.
    Le grand élargissement que nous nous apprêtons à ratifier a bien la signification d'une réunification. Même si l'expression peut apparaître comme historiquement impropre, parce que, depuis l'Empire romain, les Etats européens se sont presque sans discontinuer déchirés, cette adhésion a valeur de symbole fort, s'agissant en particulier des huit pays de l'Europe centrale et orientale. Je n'oublie pas pour autant la Méditerranée, Chypre et Malte, et ceux qui nous rejoindront dès 2007 : la Bulgarie et la Roumanie. En ce qui concerne Chypre, permettez-moi de me joindre à ceux qui insistent sur l'importance d'un règlement politique de la question chypriote. Cela dépend de la Turquie, qui doit savoir que nous ne pouvons pas accepter des barbelés et des miradors au milieu d'un pays européen.
    Non, l'élargissement n'est pas une lubie, elle est une réponse naturelle, notre réponse à l'effondrement d'un système, bientôt quinze ans après la chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989.
    Le commissaire Verheugen a raison d'opposer les blessures du congrès de Vienne, du traité de Versailles ou de Yalta aux espoirs de ce traité d'adhésion, le traité d'Athènes. C'est le plus grand saut quantitatif et, nous l'espérons, qualitatif que le Marché commun, devenu Communauté européenne, puis Union européenne depuis 1993, aura accompli depuis sa création en 1957. Faut-il pour autant considérer que tout cela sera facile ? Nous ne tombons en aucune façon dans une « euro-béatitude », mais toute interrogation, toute appréhension, tout problème qui surgit forcément ça et là, toute insuffisance, tout regret, concernant en particulier une sorte d'inversion du calendrier - l'élargissement avant la constitution -, tout cela pèse de peu de poids au regard du rendez-vous auquel nous sommes conviés.
    Ayons à coeur de reconnaître en premier lieu le travail remarquable accompli par les dix et même par les douze pays candidats à l'adhésion, qui ont réalisé, selon l'expression du président Prodi, une « révolution tranquille ». Nos exigences, les exigences de la Commission, ont été fortes, mais justifiées. Raison de plus pour prendre en compte - et ne jamais oublier ce que fut - l'histoire contemporaine des pays que l'on appelait satellites de l'ex-empire soviétique, leurs appréhensions, leurs angoisses, leur obsession de la sécurité ; pour déplorer les paroles blessantes, les leçons maladroites que leur ont infligées les plus hautes autorités de notre pays au moment de la crise irakienne.
    M. Jacques Myard. Oh !
    M. François Loncle. Fort heureusement la France, dans presque toutes ses composantes politiques, a compris les nécessités de l'histoire.
    Pour répondre aux interrogations, aux préoccupations de nos compatriotes, et réussir l'Europe à vingt-cinq, puis à vingt-sept, il nous faut, semble-t-il : premièrement, contribuer à l'affirmation de l'identité européenne, notamment de son modèle social ; deuxièmement, souligner que l'élargissement n'est pas un processus sans fin et, par conséquent, tracer les frontières ultimes de l'Europe, donner une vision géographique de la construction européenne, en prévoyant des partenariats privilégiés pour les pays qui ne seront pas dans l'Union ; troisièmement, préparer des groupes d'Etats volontaires - je préfère cette appellation au terme « d'avant-garde » - pour faire avancer l'Europe au rythme souhaité par les pays fondateurs, par ceux de la zone euro, ou par d'autres, en étant ouvert à tous ceux qui voudront se joindre aux projets les plus dynamiques. Je pense, par exemple, à l'Europe de la défense, avec la Grande-Bretagne.
    Permettez-moi de revenir sur le premier point, celui de l'identité de l'Europe.
    En intégrant la charte des droits fondamentaux dans le préambule du projet de constitution européenne, la Convention a heureusement contribué à la définition de l'identité européenne. Elle est l'une des réponses apportées à la question essentielle de savoir ce qu'est l'Europe. En effet, l'identité européenne actuelle n'est pas une simple donnée historique ou géographique, même si elle y trouve sa source. Certaines valeurs se sont déjà agrégées dans ce qu'on peut appeler le projet européen. M. Tzvetan Todorov, dans son dernier livre, énumère quelques-unes de ces valeurs - rationalité, justice, démocratie, liberté individuelle, laïcité, tolérance -, et il ajoute, à juste titre, que « tant que l'Europe n'est qu'une commodité, elle ne peut susciter la passion ». Il faut, pour cela, qu'elle soit aussi une idée.
    Quant au modèle social, à nous de ne pas décevoir les peuples des vingt-cinq pays de l'Union par des politiques sociales et de cohésion trop frileuses qui pécheraient par leur manque de transparence et de solidarité. Des signaux et des politiques plus volontaristes de l'Union dans le domaine social permettraient aux nouveaux pays membres de considérer les éléments d'une politique de cohésion sociale comme faisant partie intégrante d'une économie sociale de marché.
    Voilà un vrai défi pour l'Europe, mais aussi pour d'autres parties du monde, toutes confrontées à l'ère de la globalisation. Comme le directeur général de l'organisation internationale du travail, M. Juan Somavia, nous estimons que l'avenir social du monde se joue en Europe. Si cette dernière parvient à maintenir et à développer son modèle social, ce sera un signe d'espérance pour le reste du monde.
    A ces conditions, mes chers collègues - définition des frontières ultimes de l'Europe, identité, modèle social, groupe d'Etats volontaires -, nous serons fidèles à l'esprit originel de la construction communautaire. Nous ne diluerons pas les acquis. Nous accueillerons efficacement les nouveaux membres avec leurs spécificités. Nous saisirons une grande occassion historique et politique, sans nous livrer à une quelconque fuite en avant.
    M. Jacques Myard. Dans le mur !
    M. François Loncle. Mes chers collègues, ayons le courage de reconnaître et d'affirmer que l'Europe démocratique à laquelle nous aspirons ne sera jamais française, pas plus qu'elle ne sera allemande, espagnole ou polonaise. La France devra, selon l'expression d'un de nos collègues, député européen, réinventer son Europe comme les autres pays fondateurs.
    Non, la nation, les Etats nations ne s'effaceront pas, mais ils n'auront plus l'exclusivité ni de la loi, ni de l'impôt, ni de la défense.
    M. Jacques Myard. Scandaleux !
    M. François Loncle. Aujourd'hui, donnons ce signal fort, incontournable, en votant pour le traité d'Athènes. Ainsi, comme l'enseignait le grand écrivain que vous connaissez bien, monsieur le rapporteur Hervé de Charette, le professeur Louis Poirier, alias Julien Gracq, la géographie fait l'histoire. Il aurait pu ajouter, comme nous, ici, que, entre histoire et géographie, règne heureusement le politique.
    M. Jean-Marc Ayrault. Très bien !
    M. le président. La parole est à M. Michel Hunault.
    M. Michel Hunault. Monsieur le président, madame, monsieur les ministres, chers collègues, la discussion du projet de loi visant à autoriser la ratification du traité relatif à l'adhésion à l'Union européenne de dix nouveaux pays est une étape historique dans la longue marche de la construction européenne. Le commissaire chargé de l'élargissement déclarait récemment qu'il s'agit de l'élargissement le mieux préparé de l'histoire de l'Union européenne.
    Comment ne pas porter un regard sur le chemin parcouru au cours de ces dernières années par ces pays qui, demain, vont rejoindre l'Union et qui, pour cela, ont dû satisfaire à des critères particulièrement contraignants dans les domaines politique, économique, institutionnel ? Chacun d'entre eux a dû faire évoluer ses institutions pour respecter les principes de démocratie, d'Etat de droit, des droits de l'homme, des protections des minorités et, enfin, pour souscrire aux objectifs de l'Union politique, économique et monétaire. Cet élargissement, même s'il pose des questions légitimes, renforcera la construction européenne.
    Cette adhésion a suscité l'enthousiasme au sein des dix pays adhérents. Il suffit de se référer aux résultats des référendums dans ces pays - par exemple 92 % de « oui » en Slovaquie - pour prendre conscience de la formidable attente de ces pays.
    M. Jacques Myard. Ah ! On peut en rêver !
    M. Michel Hunault. J'ai entendu cet après-midi les craintes exprimées à propos l'élargissement de l'Union par l'adhésion de ces pays. Ce sont les mêmes qui fondent leur raisonnement sur le parti des peurs. Lorsque l'Europe est passée de six à neuf, puis à douze et à quinze, lorsque l'Acte unique a été adopté pour constituer le grand marché, lorsque le principe d'une monnaie unique a été décidé, à chaque étape de la construction européenne nous avons entendu les détracteurs de l'Europe.
    A ceux qui se considèrent comme les dépositaires de l'idée européenne, je rappelle que c'est bien le général de Gaulle qui a voulu, avec le Chancelier allemand, créer ces liens entre nos deux pays. L'entente franco-allemande est aujourd'hui le ciment même de la construction de l'Europe.
    Certes - et nous en avons parlé tout au long de cet après-midi -, il existe des incertitudes quant au fonctionnement de l'Europe lorsque l'on parle de processus de décision à vingt-cinq. Néanmoins soyons réalistes : l'Europe à vingt-cinq sera, dans un premier temps, essentiellement efficace dans le domaine économique, mais aussi, pour un cercle européen plus restreint, en matière diplomatique et militaire.
    Nous devons donc dépassionner ce débat. C'est ce que permet le projet de constitution européenne élaboré par le président Giscard d'Estaing.
    Monsieur le ministre, madame la ministre, vous avez publié, pour accompagner ce projet de loi de ratification, ce qui est rare, une étude d'impact, laquelle met l'accent sur « les bénéfices escomptés dans un certain nombre de domaines » par l'élargissement. Eh bien, le premier des acquis de la construction européenne, a été de construire, dans un monde incertain, un continent de paix et de prospérité, grâce à tous ceux qui nous ont précédés et qui ont fait le choix de la construction de l'Europe.
    Certes, les défis ne manquent pas. La Commission européenne a évoqué les insuffisance de ces pays en voie d'adhésion. Elle a d'ailleurs émis des remontrances à leur encontre à six mois de leur entrée dans l'Union européenne, en affirmant qu'aucun d'entre eux ne remplissait à 100 % les critères imposés par Bruxelles. Nous devons donc aider ces pays à répondre à ces exigences.
    La première d'entre elles, et vous me permettrez d'insister, est de mettre l'éthique au coeur de l'organisation politique et économique de ces pays. Dernièrement, Transparency International a révélé, dans son classement annuel, que l'élargissement pourrait être malade de la corruption tant on manque de transparence quant à la traçabilité des ressources. Or on ne peut concevoir que ces pays aient accès à la manne financière européenne sans un minimum de surveillance et de contrôle quant à l'emploi des fonds et des ressources de l'Union européenne.
    Par ailleurs, l'élargissement de l'Europe à vingt-cinq en mai 2004, la suppression des quotas dans les secteurs industriels des biens d'équipement de la personne le 1er janvier 2005, et la montée en puissance de la Chine comme un acteur industriel majeur, sont des facteurs qui auront un impact parfois lourd sur le tissu économique et social de régions et de bassins d'emploi français fortement dépendants de ces secteurs industriels traditionnels.
    Dans le cadre de cet élargissement, l'Union va consacrer près de 40 milliards d'euros de fonds structurels pour aider, sur une base régionale, les nouveaux membres de l'Union à faire face aux difficultés et aux mutations qu'ils vont rencontrer. Je crois que la Commission devrait aussi examiner puis proposer aux Etats membres le principe et les conditions dans lesquelles le recours ciblé aux fonds structurels européens - fonds social européen, fonds européen de développement régional -, de manière couplée avec les financements nationaux ou régionaux disponibles, pourrait faciliter l'accompagnement des actions de conversion industrielle ou de reclassement des salariés pour nos secteurs industriels les plus touchés par les conséquences de cet élargissement.
    Des chantiers d'une grande ampleur s'ouvrent à nous. Il faut ainsi réinstaller les citoyens au coeur de l'Europe, autour d'un grand projet pour faire de cette formidable idée une espérance !
    La construction de l'Europe a commencé par la libre circulation des biens, des personnes et des capitaux, et elle s'est poursuivie par la création d'une monnaie commune. Cette transformation gigantesque doit franchir, à l'occasion de l'élargissement, une nouvelle étape pour renforcer l'unité européenne en matière politique, juridique et sociale.
    En effet, il n'y aura pas de développement économique sans Europe sociale ; il n'y aura pas de lutte efficace contre les nouveaux défis du terrorisme, de la criminalité, sans espace judiciaire européen. Malgré l'acquis communautaire, un véritable effort reste à accomplir. L'élargissement doit être vécu comme une chance pour la France et pour les pays européens.
    Le projet de loi de ratification de l'Union européenne n'est qu'une étape supplémentaire dans la construction d'une Europe que le général de Gaulle voyait de Brest à Bakou !
    M. Jacques Myard. A Vladivostok !
    M. Michel Hunault. Comment aujourd'hui, à cette tribune, ne pas évoquer l'avenir et les demandes d'adhésion d'un certain nombre de pays auxquels nous n'avons pas le droit de fermer la porte ?
    Pourquoi ne pas réfléchir, non pas à un contrat d'adhésion portant ratification de l'ensemble des textes de l'acquis communautaire mais, dans un premier temps, à l'élaboration d'un contrat privilégié de partenariat permettant à certains pays d'avoir des relations en matière économique, commerciale, politique, particulièrement privilégiées avec l'Europe ? Je pense à certains Etats du Maghreb et de la Méditerranée. Cela pourrait peut-être constituer un compromis entre une improbable adhésion et un isolement aux conséquences fâcheuses.
    En ce début de siècle, nous savons que l'affrontement des religions et des civilisations, que l'intégration des communautés et leur capacité à vivre ensemble rassemblées autour des valeurs qui ont fondé la grandeur de la France et qui font que ces valeurs sont aujourd'hui le fondement de la construction de l'Europe, constituent un véritable défi pour nos démocraties.
    Dans la circonscription dont je suis l'élu, l'année est rythmée par les célébrations commémorant les tragédies de la dernière guerre. Nous savons quels sacrifices ont précédé cette grande oeuvre qu'est la construction de l'Europe. Nous avons donc aujourd'hui le devoir de transformer en espoir les interrogations légitime que pose l'élargissement.
    Il nous appartient de rendre à la construction européenne sa vraie dimension pour que, demain, tous ensemble nous fassions taire et démentir les oiseaux de mauvais augure qui ne voient dans cette construction européenne que l'effacement de la France.
    Ayant été récemment chargé à vos côtés, madame la ministre, d'une mission sur l'évolution de la coopération des différentes collectivités territoriales, - communes, départements et régions - avec les des dix pays qui adhèrent à l'Union européenne, j'ai pu constater, à travers l'Europe, mais aussi au sein du Conseil de l'Europe, où j'ai l'honneur de siéger, qu'il y avait, en Europe, une véritable attente, un véritable besoin de France.
    M. Jacques Myard. Eh oui !
    M. Michel Hunault. J'ai pu mesurer ce que représentait notre pays, en Europe et dans le monde.
    M. Jacques Myard. Il ne faut pas confondre !
    M. Michel Hunault. J'ai bien compris qu'il y avait à cet égard un véritable défi pour notre pays, mais également pour l'avenir de l'Europe.
    C'est pourquoi, au-delà des légitimes interrogations et des incertitudes, nous devons travailler ensemble à cette construction, pour faire de l'Europe une espérance (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)
    M. le président. La parole est à M. Jacques Myard, pour un maximum de dix minutes.
    M. Jacques Myard. Ce sera bien assez ! En matière d'inutilité, tenons-nous en au strict minimum ! (Sourires.)
    Monsieur le président, mes chers collègues je salue effectivement cet élargissement, moment historique s'il en est, comme cela a été dit et répété à l'envi tant à cette tribune que dans divers articles, dans les médias et ailleurs. Je salue en même temps, monsieur le ministre, vous serez d'accord avec moi, la mort de l'Europe de papa. Je vous présente donc à tous mes condoléances. (Sourires.)
    Il est manifeste aujourd'hui que l'Europe du traité de Rome a vécu. Elle a vécu après avoir eu ses heures glorieuses, il faut bien le reconnaître, mais elle ne correspond plus, dans sa dimension communautariste, au formidable défi auquel nous devons faire face. Elle a donc eu ses heures de gloire, puisque, sous la houlette de la Commission, dont je tiens à saluer le travail accompli pendant deux décennies au moins, de 1958 à 1980, elle a réussi à faire tomber le chauvinisme économique des Etats, qui étaient nés, comme l'on sait, de l'esprit de système du xxe siècle et des économies de guerre. Il fallait en passer par là pour ouvrir les frontières. Le général de Gaulle ne disait-il pas en 1958 s'adressant aux représentants du patronat, qui se plaignaient de l'ouverture des frontières, qu'ils étaient plus forts qu'ils ne le croyaient ? La France a montré qu'elle était capable de relever ce défi d'ouverture des frontières et cela a été un progrès.
    Puis, les choses ont changé, un peu comme pour toutes les entreprises humaines, à savoir que l'on capte pour soi, lorsque l'on connaît un succès, les compétences des autres. Cette dérive, nous l'avons constatée à partir des années 80, d'abord avec l'Acte unique, puis avec le vote des traités de Maastricht et d'Amsterdam, pour arriver aujourd'hui à ce qui n'est rien d'autre qu'une véritable usine à gaz qui veut se mêler de tout ce qui est régenté par les Etats. Si l'Europe, dans une première étape, s'est faite pour elle-même, il faut bien reconnaître qu'ensuite elle s'est faite contre les Etats nations. Voilà où est le problème, parce que les Etats nations, qu'on le veuille ou non, représentent la souveraineté, c'est-à-dire la démocratie.
    Philippe de Villiers, qui a heureusement tenu bien des propos fondés, a souligné cet après-midi que le système ne pouvait pas perdurer de cette manière, en bafouant allégrement le principe de subsidiarité.
    Que faire aujourd'hui, car il ne s'agit pas de jeter le bébé avec l'eau du bain ? Il me semble que l'heure de la refondation européenne est venue et que l'élargissement qui s'annonce nous offre la chance de prendre en compte les réalités et de sortir d'un système idéologique qui a vécu et qui va à l'encontre de nos propres intérêts. Je le dis brutalement : si ce processus devait perdurer, la France n'aurait plus rien à attendre de véritablement bon de la construction européenne.
    Ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain signifie envisager une Europe à vingt-cinq, voire à vingt-sept, avec ses diversités nationales, ses tempéraments, ses richesses, ce qui impose de réfléchir d'une autre manière. J'ai dit à l'instant que le système communautaire avait abouti à une impasse. Il faut cependant le garder dans un certain nombre de domaines, comme par exemple l'organisation des échanges des biens et services. Je ne parle pas des personnes parce qu'il faudra requalifier un certain nombre de règles en la matière. Mais, en ce qui concerne les échanges des biens et services, on peut parfaitement concevoir qu'une série limitée de lois uniformes viennent réglementer ce grand marché unique. Nous garderions un certain nombre de politiques, notamment, pour quelques années encore la politique agricole commune avant qu'elle ne cesse d'exister sous les coups de boutoir du patronat allemand, des Anglais et des Américains conjugués. Nous garderions également des règles concernant l'environnement, mais l'environnement à l'échelle d'un continent et non pas les textes réglementant, par exemple, la séparation des eaux usées, des eaux pluviales au niveau de chaque communes. Il faut être sérieux. Qu'importe que l'Angleterre les traite d'un manière et nous d'une autre ? Cela n'intérese pas la construction européenne. Or, vous le savez, monsieur le ministre, il existe une directive qui coûte très cher aux collectivités territoriales et qui est franchement absurde. Pour reprendre le mot de M. Delors lui-même, il faut véritablement « sabrer » dans cet acquis communautaire hypertrophié, qui vide de sens toutes les démocraties nationales.
    Mais ce socle que constitue le marché unique doit être conservé même s'il est dépassé par la globalisation, qui est un autre défi de l'Europe. Elle lui a fait perdre son identité commerciale propre puisqu'il n'existe même plus de tarif extérieur commun, qui est aujourd'hui à 4 % de tarif douanier ancien. L'Europe est aujourd'hui ouverte à tous les vents, ce qui pose un problème très sérieux lorsqu'elle est en compétition avec des Etats où le différentiel monétaire est de 1 à 50 comme avec la Chine ou de 1 à 70 comme avec l'Inde. Il est manifeste que nous devons nous inspirer un peu de ce que font les Américains, qui n'hésitent pas à contingenter les importations et à instaurer des pics tarifaires pour protéger leur industrie en cas de difficultés passagères.
    Dans le domaine des échanges transnationaux, qui concernent les entreprises et pas directement les Etats, il faut inventer une autre Europe. Elle devrait plutôt être à mon sens celle de la diversité réglementée par un pacte des nations européennes plutôt qu'une intégration dans laquelle on ne voudrait voir qu'une tête et qu'une classe.
    M. Philippe de Villiers. Oui.
    M. Jacques Myard. Ce pacte des nations européennes, qui pourrait constituer une sorte de conseil de sécurité européen, aurait pour charge première la sécurité collective, qui est la finalité de la construction européenne, c'est-à-dire la résolution des conflits et la mise en place autant que de besoin d'une défense en commun de l'Europe, avec celles et ceux qui sont sérieux : la Grande-Bretagne, la France, l'Allemagne, la Pologne, quand elle aura compris qu'elle a intérêt à être plus européenne qu'américaine, l'Espagne et l'Italie. Ces pays représentent une sorte d'avant-garde de nations qui savent ce qu'est une défense nationale et qui peuvent unir leurs efforts pour peser sur la marche du nombre. Cela n'a rien à voir avec l'Europe puissance, qui est un mythe ou, comme l'aurait dit le général de Gaulle, une idée d'avenir qui le restera longtemps. Croire qu'il y aura une politique extérieure commune alors que nous avons tous des intérêts différents, ne serait-ce que pour la défense de notre langue et de nos sociétés, et du fait de nos conceptions du monde, est un leurre et c'est tromper les Français que d'amuser le tapis vert de la négociation à longueur de temps avec de tels mythes.
    En revanche, comme vous l'avez prouvé, monsieur le ministre, lorsque la France s'unit à l'Angleterre et à l'Allemagne, et qu'elle est capable, parce qu'elle a une vision claire, de militer, par exemple, pour la constitution d'un monde multipolaire, qui est le seul susceptible de défendre les intérêts de la France, de l'Europe et des autres nations, elle arrive, grâce à son indépendance, à entraîner avec elle ses partenaires étrangers. Plus la France sera indépendante et plus l'Europe le sera. Moins la France sera indépendante et moins l'Europe existera en tant que telle, et plus elle sera américaine. Vous l'avez prouvé en ce qui concerne l'Irak et l'Iran. Et je vous encourage à continuer dans cette voie.
    M. Philippe de Villiers. Très bien !
    M. Jacques Myard. Voilà pourquoi je suis intimement convaincu qu'en célébrant aujourd'hui la mort de l'Europe de papa, nous sommes capables, à condition d'être un peu intelligents et de regarder la réalité en face, de sauver l'essentiel de la construction européenne, tout en conservant bien évidemment ce qui est et restera un impératif pour nous, notre indépendance.
    Le message français ne s'adresse pas uniquement à l'Europe, il est universel : en Afrique, au Proche et au Moyen-Orient, nous devrons aussi défendre nos intérêts. Ne croyons pas que les autres le feront à notre place.
    M. Philippe de Villiers et M. Lionnel Luca. Très bien !
    M. le président. La parole est à M. Lionnel Luca, dernier orateur inscrit pour cinq minutes.
    M. Lionnel Luca. Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le ministre, je dédie mon intervention à un Roumain de vingt et un ans qui a franchi la frontière roumano-hongroise un jour d'été 1946, pour la liberté et tout simplement pour la France.
    M. Jacques Myard. Très bien !
    M. Lionnel Luca. Le 1er mai 2004, dix pays, dont huit d'Europe centrale et orientale, seront membres de l'Union européenne. Avec vingt-cinq Etats, l'Europe présentera enfin sa dimension continentale, en attendant que d'autres la rejoignent, comme la Roumanie, la Bulgarie et les Etats de l'ex-Yougoslavie.
    La naissance de cette grande Europe marquera le début de ce xxie siècle, fermant le livre de l'affrontement généralisé que le xxe siècle naissant avait ouvert, avec ce que le maréchal Lyautey avait appelé « la grande guerre civile européenne ». Elle cautérisera également la plaie ouverte que fut ce que Churchill appela « le Rideau de fer » de Stettin, sur la Baltique, à Trieste, sur l'Adriatique. Il y a cinquante-neuf ans, le 5 octobre 1944, alors que Paris et Bucarest venaient d'être libérés, que les troupes soviétiques entraient en Prusse et que le soulèvement de Varsovie allait être écrasé, devant une Armée rouge passive, attendant son heure, Winston Churchill se rendait à Moscou pour tenter d'établir des zones d'influence dans l'Europe orientale laissée à l'Union soviétique. Sur un coin de table, avec un simple crayon, sur une feuille de papier, deux des trois Grands du futur sommet de Yalta, s'attribuaient des parts, comme ils l'eurent fait d'un gâteau : 90 % d'influence pour l'URSS en Roumanie, 80 % en Hongrie et en Bulgarie, 50 % en Yougoslavie. Seule la Grèce, dont le rôle de porte-avions en Méditerrannée intéressait la Grande-Bretagne, lui fut réservée. Le sort de l'Europe orientale était scellé. De 1945 à 1989, l'Europe libre, démocratique et prospère n'exista que dans sa partie occidentale, pendant que, dans l'autre partie, un point cardinal se transformait en concept politique. L'Europe de l'Est était née, et allait poursuivre son voyage au bout de la nuit.
    Après l'occupation exterminatrice nazie, la tutelle de fer du grand frère soviétique s'exercerait sur des régimes de soumission, de peur et de misère.
    Qui n'a pas connu cette Europe de la grisaille et de la tristesse dans son quotidien bureaucratique, qui n'a pas vécu l'immense douleur du sentiment d'abandon par un Occident avide de prospérité, qui ne se souvient pas des cris d'espoir, mais aussi des pleurs de rage, à Berlin en 1953, à Varsovie et à Budapest en 1956, à Prague en 1968, à Gdansk en 1970, 1976 et 1981, ne peut comprendre l'indicible bonheur de l'effondrement d'un mur qui était celui de la honte et la formidable impatience de ces peuples à retrouver le monde libre et, bien sûr, la prospérité. C'est dire s'il est pour nous un devoir moral, une justice évidente et un intérêt géopolitique bien compris d'accueillir nos frères européens dans cette communauté de destin née le 25 mars 1957 avec le traité de Rome.
    Plus que n'importe quel autre vote, celui du Parlement français sera regardé avec attention par ces peuples, car la France reste la référence universelle de la liberté, de l'égalité et de la fraternité. Il faut savoir gré au président de notre groupe, Jacques Barrot, d'avoir demandé un scrutin public, à défaut d'avoir un référendum, comme en son temps le Président Georges Pompidou avait pu le proposer aux Français lors du premier élargissement de 1972.
    M. François Loncle. C'est la moindre des choses !
    M. Lionnel Luca. Quelles que soient les inquiétudes légitimes sur le plan économique et social - elles ne le sont, d'ailleurs, pas à sens unique -, l'élargissement est, à terme, la promesse d'un meilleur développement, d'une plus grande prospérité et, pour tout dire, d'une grande puissance économique. Surtout, c'est la naissance de cette Europe que le général de Gaulle, le 31 mai 1960, pressentait déjà : « Sur notre ancien continent, l'organisation d'un groupement occidental, tout au moins équivalent à celui qui existe à l'Est, pourra permettre un jour, sans réserve pour l'indépendance et la liberté de chacun et compte tenu de l'évolution vraisemblable des régimes, d'établir l'entente européenne entre l'Atlantique et l'Oural. » Ajoutons-y l'intégration de deux îles de la Méditerranée, qui sont également la marque de la nouvelle dimension d'une Europe qui n'est plus seulement continentale.
    A l'aube du xxie siècle, des capitales, jusqu'alors abandonnées à leur splendeur d'antan, reparaissent sur le devant de la scène. Bienvenue Ljubljana, Prague, Budapest, Varsovie, Tallin, Vilnius, Riga, Bratislava, mais aussi La Valette et Nicosie demain, et Bucarest, Sofia, Zagreb, Belgrade et Sarajevo ! Ensemble, nous bâtirons la grande Europe de la démocratie, de la liberté et de la paix. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)
    M. le président. La discussion générale est close.
    La parole est à M. le ministre des affaires étrangères.
    M. Dominique de Villepin, ministre des affaires étrangères. Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, je vous remercie de vos interventions qui témoignent toutes de votre engagement pour l'Europe, comme de l'accueil, chaleureux et lucide à la fois, que vous réservez aux pays qui rejoignent l'Union.
    Jacques Barrot a insisté sur le devoir historique, moral et politique que représente l'élargissement. Nicolas Perruchot a souligné le caractère décisif qu'il revêt dans l'histoire de l'Europe. Jean-Marc Ayrault a parlé de projet historique. Jacques Floch et Lionnel Luca nous ont rappelé combien la famille européenne doit à l'histoire qui l'a vue si souvent se déchirer pour mieux se réunir enfin.
    Comme l'a dit Jean-Claude Lefort, les murs cèdent la place aux ponts. Belle image pour illustrer le rôle de passeur que nous remplissons ensemble aujourd'hui.
    Je souhaite que nous soyons tous portés par le même enthousiasme que René André mais aussi par le même réalisme. Hier, laboratoire du crépuscule, selon la formule de Milan Kundera, l'Europe centrale et orientale est aujourd'hui une terre rendue à l'espoir.
    J'ai trouvé dans vos interventions, mesdames et messieurs les députés, autant de suggestions et de recommandations à méditer et à approfondir que de questions sur le fonctionnement, le rôle et l'avenir de l'Union.
    Permettez à Noëlle Lenoir et à moi-même de nous partager la tâche pour répondre à vos interventions. Je m'exprimerai pour ma part sur les institutions, le rôle de l'Union dans le monde et les frontières de l'Europe. Noëlle Lenoir vous répondra sur les autres thèmes abordés.
    Je veux, en premier lieu, réaffirmer la détermination du Gouvernement à garantir un fonctionnement optimal de l'Europe élargie. C'est tout le sens des travaux en cours au sein de la conférence intergouvernementale.
     Nicolas Perruchot a porté un jugement sévère sur le traité de Nice. La vérité est que ce traité s'est limité aux modifications que je qualifierai de strictement nécessaires pour rendre possible le fonctionnement de l'Union élargie. C'est pourquoi, en réponse à plusieurs orateurs qui ont regretté que l'on ratifie l'élargissement avant d'avoir adopté la future constitution de l'Europe, il faut être clair et s'en tenir aux engagements pris au plus haut niveau vis-à-vis des pays candidats. Le seul préalable institutionnel à l'élargissement, c'est le traité de Nice. Les discussions qui se poursuivent aujourd'hui au sein de la Conférence intergouvernementale visent à améliorer le fonctionnement de cette Union élargie. Elles ne sauraient constituer un nouveau préalable.
    Au-delà de ce principe, nous voulons et nous devons dépasser le traité de Nice, ses blocages et ses insuffisances en fixant une nouvelle ambition pour la construction européenne. C'est ce qu'a réussi la convention européenne sous la direction du président Valéry Giscard d'Estaing et avec la participation de vos représentants, Pierre Lequiller et Jacques Floch.
    Comme vous le savez, le projet de constitution propose un approfondissement de l'intégration européenne, condition indispensable pour réussir l'élargissement sans pour autant créer un Etat fédéral qui se substituerait aux Etats membres actuels. Le projet de Constitution respecte la nature spécifique de la construction européenne, à la fois union des Etats et union des peuples. Aussi, comme l'a dit Christian Philip, il faut « transformer l'essai de la Convention ».
    Sans doute, avec Jean-Marc Ayrault, le Gouvernement aurait souhaité encore plus d'avancées. C'est pourquoi l'équilibre fragile atteint par la Convention doit être défendu avec d'autant plus de vigueur.
    Pour sa part, M. Myard propose un pacte des nations européennes qui consacre la vision d'une organisation intergouvernementale classique. Une telle logique correspond en réalité au choix d'une intégration réduite.
    M. Jacques Myard. Vous vous trompez !
    M. François Loncle. C'est l'Europe de grand-papa !
    M. le ministre des affaires étrangères. Ce n'est pas l'ambition que nous avons fixée à l'Europe élargie.
    Il reste que cette Union à vingt-cinq ne pourra pas faire l'économie d'une réflexion sur l'indispensable flexibilité dont elle doit se doter.
    Nombre d'entre vous, comme Jacques Barrot, René André ou Christian Philip, ont bien souligné qu'il s'agissait là de l'une des clés de la réussite de l'élargissement. Il faut aborder cette question de façon pragmatique et sans tabou. A mesure que l'Union s'agrandit, nous devons concilier à la fois intégration et différenciation, c'est-à-dire réfléchir à des formes de coopérations renforcées, suffisamment souples pour être viables, mais, en même temps, suffisamment encadrées pour qu'elles servent l'intégration européenne et ne la menacent pas.
    Instaurer cette nécessaire flexibilité dans notre fonctionnement ne veut pas dire créer des distinctions artificielles entre les membres de l'Union ni décerner des prix de « bons » ou de « mauvais » Européens selon leur degré d'engagement, ni même créer un directoire au coeur de l'Union. Il s'agit au contraire de prendre en compte et de respecter pleinement les préoccupations de ceux qui ne sont pas prêts à aller de l'avant, sans pour autant empêcher les autres d'avancer. Cette vision, soyez-en assuré, monsieur Bianco, est celle de la France, de l'Allemagne, et d'autres encore, au service de l'Europe tout entière.
    J'en viens maintenant à la question des frontières de l'Europe et, au-delà, de ses relations avec ses voisins les plus immédiats.
    Sur ce sujet délicat, l'Union a deux obligations : répondre aux aspirations légitimes de ses voisins et partenaires les plus proches, pour définir les formes d'un partenariat renforcé, avec la volonté de promouvoir la stabilité et la prospérité à ses frontières extérieures ; mais aussi rassurer nos concitoyens qui peuvent légitimement s'inquiéter face à l'extension sans fin de l'Union. Le risque est bien, en effet, que le projet européen perde, aux yeux de notre peuple, sa lisibilité devant ces élargissements qui se succèdent à un rythme de plus en plus rapide.
    Pour concilier ces deux objectifs, nous devons construire avec nos voisins les plus proches de l'Est de l'Europe et du sud de la Méditerranée une coopération plus approfondie, un « partenariat privilégié » selon l'expression de Christian Philip et François Loncle. Pourquoi ne pas envisager une association de ces pays dans un deuxième cercle, selon les idées développées par Michel Hunault ? Il pourrait comprendre leur intégration dans le marché intérieur et leur participation à certaines des politiques communes de l'Union, telles que la recherche, l'environnement, ou encore, les transports. Tel est le sens, d'ailleurs, des réflexions en cours à Bruxelles sur l'initiative de « nouveau voisinage ».
    C'est dans cet esprit que le sommet de Saint-Pétersbourg entre l'Union européenne et la Russie, en mai dernier, a décidé la création, sur la base d'une proposition française, de quatre espaces communs de coopération pour l'économie, la sécurité intérieure, la recherche et l'éducation, et enfin, la politique étrangère et la défense.
    Il en va de même, comme le souhaitait Jean-Louis Bianco, avec les pays méditerranéens, avec lesquels il importe aujourd'hui de donner un nouvel élan au processus lancé en 1995 à Barcelone. C'est ce que nous examinerons la semaine prochaine à Naples, lors de la réunion des ministres du partenariat euro-méditerranéen, sur la base de propositions avancées par la France.
    Au-delà de ce proche voisinage, l'Union devra préserver et, si nécessaire, approfondir les coopérations spécifiques qu'elle entretient depuis de nombreuses années avec les pays africains, mais aussi avec l'Asie et l'Amérique latine.
    Enfin, vous avez été plusieurs à vous interroger sur la nécessité d'un rôle international de l'Union à la hauteur de son poids économique et démographique. Cette identité européenne forte, à laquelle a fait référence Jacques Barrot, nous devons la porter haut et loin sur la scène mondiale.
    Je dirai un mot, d'abord, à propos de la question chypriote, cette « blessure à notre flanc sud » qu'ont évoquée Jean-Claude Lefort et François Loncle. L'Union européenne contribue activement à la recherche d'un règlement juste et viable du problème chypriote. Elle engage régulièrement toutes les parties concernées, en particulier la Turquie et les dirigeants chypriotes turcs, à reprendre rapidement les pourparlers, sur la base des propositions du Secrétaire général des Nations unies. Si nous voulons éviter l'adhésion d'une île divisée, le temps presse.
    Mais c'est bien évidemment l'objectif d'une politique étrangère et de sécurité commune qui demeure notre priorité en ce domaine. Il s'agit avant tout, pour les Etats européens, d'assumer leurs responsabilités vis-à-vis de la sécurité de leurs citoyens comme de la défense de leurs intérêts dans le monde.
    D'autre part, l'affirmation de l'Union sur la scène internationale est le corollaire de son poids économique. Elle est la première puissance commerciale, sa monnaie rivalise désormais avec le dollar, elle fournit plus de la moitié de l'aide au développement dans le monde ; elle dispose donc des atouts pour être un acteur majeur de la gouvernance mondiale, comme c'est déjà le cas au sein de l'Organisation mondiale du commerce. Jacques Barrot le rappelait avec raison tout à l'heure.
    C'est dans cet esprit que l'Union doit assumer pleinement ses responsabilités collectives dans la prévention des conflits et le règlement des crises, y compris par la mobilisation de ses moyens militaires. L'année écoulée a marqué une étape significative dans le développement de la politique européenne de sécurité et de défense. Avec ses opérations militaires Concordia en Macédoine et Artémis en Ituri, comme avec ses opérations de police en Bosnie et en Macédoine, l'Union est désormais pleinement opérationnelle. Grâce à sa capacité de réaction face aux crises, elle a gagné, Monsieur Perruchot, une crédibilité nouvelle.
    Il faut accompagner cette montée en puissance d'une véritable politique européenne de l'armement. La France y est résolue et je rejoins ici tout à fait l'analyse de Jacques Barrot. La semaine dernière, à Bruxelles, avec mes collègues européens et les ministres de la défense, nous avons lancé les travaux qui conduiront, dans les prochains mois, à la mise en place d'une agence européenne de l'armement.
    En matière de défense, nous en sommes convaincus, l'autonomie stratégique de l'Europe est dans l'intérêt de tous, Européens comme Américains - je rejoins, sur ce point, Jean-Claude Lefort -, même s'il ne s'agit bien évidemment pas d'enserrer la politique de sécurité de l'Union dans le carcan de l'OTAN.
    Pour autant, comme l'a rappelé le Président de la République, hier, à Londres, notre conception de la défense européenne entend se concilier avec notre appartenance à l'Alliance atlantique, qui demeure au coeur de notre système de défense. C'est d'ailleurs la position exprimée par René André.
    Reste un dernier élément essentiel pour la crédibilité de la défense européenne : il est urgent que l'Union se dote d'une analyse commune des menaces et identifie les moyens d'y répondre. Tel est l'objet des réflexions en cours, confiées à Javier Solana, sur une stratégie européenne de sécurité. Cet exercice revêt une grande importance et la France y contribue activement pour aboutir, comme prévu, au Conseil européen du mois prochain. Ainsi l'Union met-elle en place progressivement toutes les pièces d'une politique de défense solide, sérieuse et efficace. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)
    M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée aux affaires européennes.
    Mme Noëlle Lenoir, ministre déléguée aux affaires européennes. Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, je vous remercie, à mon tour, de vos interventions que j'ai écoutées avec un très grand intérêt. Elles traduisent en effet l'importance que la représentation nationale attache à cet élargissement historique pour tous les Européens et donc, bien sûr, pour les Français.
    A la suite de l'excellente intervention de Dominique de Villepin, permettez-moi d'ajouter quelques éléments autour de deux thèmes.
    En premier lieu, je répondrai à certaines de vos interrogations sur le processus d'élargissement lui-même et ses conséquences ensuite, je rappellerai quels sont les objectifs que nous fixons, pour nos concitoyens, à cette Europe que nous construisons : la croissance, le social et l'emploi, mais également la connaissance, la culture et, bien entendu, la sécurité en tant que condition de notre liberté.
    Permettez-moi tout d'abord de répondre à vos questions sur le processus d'élargissement lui-même et ses conséquences, en faisant écho notamment aux interventions du président Edouard Balladur, du rapporteur Hervé de Charette, de Pierre Lequiller, président de la délégation pour l'Union européenne, de Jacques Barrot, de Jean-Marc Ayrault, de Jean-Claude Lefort, de Christian Philip, de René André, de Philippe de Villiers et de François Loncle.
    Premièrement, il faut être clair, ce processus conforme à nos propositions préserve l'intérêt de nos concitoyens tout en garantissant la solidarité européenne. La France, vous le savez, a été très vigilante et nous avons obtenu, à la demande du Gouvernement et d'autres pays, que les dix nouveaux partenaires, qui vont nous rejoindre le 1er mai prochain, appliquent de manière effective et complète l'acquis dès le jour de leur adhésion.
    Parallèlement, nous avons plaidé - avec succès également - pour que les pays adhérents bénéficient, dès le 1er mai 2004, de l'ensemble des politiques communes de l'Union, au premier rang desquelles, bien sûr, la politique agricole et la politique régionale. Je veux donc dire à M. Jean-Claude Lefort et au président Ayrault que les dix adhérents ne seront nullement des membres de second rang de l'Union.
    Par ailleurs, la France a veillé, dans l'intérêt de tous, à ce que le traité d'adhésion comporte des dispositions exigeantes dans des domaines essentiels pour nous, pour nos concitoyens, et qui sont la sécurité, la sécurité alimentaire, la sécurité juridique, l'adaptation des systèmes judiciaires et de police des nouveaux entrants et la sécurité nucléaire, comme l'a d'ailleurs fort bien précisé tout à l'heure votre rapporteur, M. Hervé de Charette.
    Je voudrais, à mon tour, comme plusieurs intervenants l'ont fait, saluer les efforts considérables qui ont été consentis par nos futurs partenaires sur le chemin de l'adhésion. Les rapports de suivi qu'a présentés la commission au début de ce mois en témoignent, qui mettent en évidence les progrès, soulignés notamment par M. Hunault, sans masquer toutefois les lacunes qu'a relevées M. André. Il reste six mois à nos nouveaux partenaires pour y remédier et il faut avoir confiance dans la formidable capacité d'adaptation qu'ils ont démontrée depuis le début du processus d'adhésion.
    Certains d'entre vous - notamment M. Christian Philip, M. Michel Hunault et M. René André - ont évoqué la lutte contre le crime organisé et la corruption. Nous sommes conscients que ce sont de véritables fléaux pour nos démocraties, qu'ils fragilisent, mais nous pensons que l'élargissement nous donne une chance supplémentaire de les combattre par des moyens européens conjugués à ceux des Etats. Ainsi, le mandat d'arrêt européen viendra en application au début de l'année prochaine. Cette montée de la criminalité est certainement un grand défi qu'aura à relever la nouvelle et grande Europe : nous ne serons pas trop nombreux pour y faire face.
    En réponse à M. François Loncle, je voudrais rappeler que, lors des négociations d'adhésion, l'Union a exigé que les futurs membres assurent un niveau élevé de contrôle aux futures frontières extérieures de l'Union, et M. de Charette a parfaitement indiqué la façon dont les Etats adhérents avaient déjà appliqué la majeure partie de l'acquis de Schengen, sans bénéficier pour autant de la libre circulation des personnes, puisqu'ils n'appartiennent pas à l'espace Schengen.
    Permettez-moi également de revenir sur trois sujets de préoccupation précis que font apparaître vos interventions : la circulation des personnes du fait de l'élargissement et son impact sur l'emploi, les risques de délocalisation et l'avenir de la politique agricole commune.
    En ce qui concerne la libre circulation des personnes, l'Union a imposé aux huit Etats de l'Europe de l'Est une période transitoire avant que leurs salariés ne bénéficient de la liberté de circulation, pour prévenir la perturbation éventuelle qui aurait pu être occasionnée sur notre marché du travail et cette disposition me semble de nature à écarter les craintes vaines qui sont parfois exprimées.
    Les risques de délocalisation suscitent, il est vrai, de l'inquiétude, mais ils sont faibles, comme l'a montré Pierre Lequiller à propos de l'expérience de l'adhésion de l'Espagne et du Portugal et de l'histoire récente des investissements dans les pays de l'Europe de l'Est. Les écarts de niveaux de salaire entre les Quinze et les dix adhérents doivent, en effet, être relativisés, compte tenu de la productivité du travail, qui est sensiblement plus faible dans ces pays et du fait qu'avec une croissance économique soutenue, supérieure à la nôtre de 1 à 2 % par an, ce sont surtout de nouveaux marchés que ces pays offrent à la conquête de nos entreprises. Vous le savez, pratiquement toutes nos grandes entreprises sont présentes dans ces pays où nous sommes, en moyenne, les troisièmes investisseurs - et parfois même les premiers -, après les Etats-Unis et l'Allemagne. Ce ne sont pas nos futurs nouveaux partenaires, mais plutôt des pays comme la Chine et l'Inde qui nous obligent, à cet égard, à un sursaut.
    M. Jacques Myard. Et à quoi sert le tarif extérieur commun ?
    Mme la ministre déléguée aux affaires européennes. Troisième sujet de préoccupation : la politique agricole commune. Cela a été dit, les agriculteurs des dix bénéficieront de l'octroi progressif des aides directes agricoles, moyennant une stabilisation des dépenses de marché et des paiements directs de 2007 à 2013. Les pays adhérents qui le souhaitent pourront, en outre, accorder à leurs agriculteurs, de 2004 à 2013, un complément national, mais c'est bien le moins que l'on puisse faire, compte tenu de l'extrême fragilité sociale des paysans dans ces pays, dont ils représentent une part importante de la population active.
    Cependant, pour nos agriculteurs - et pour les agriculteurs européens en général -, l'élargissement représente certainement une opportunité. La consommation de produits alimentaires se développera chez les nouveaux adhérents, et nous leur imposons des standards de qualité. Le modèle agricole européen, fondé sur la spécificité humaine, sociale et territoriale des produits et des activités, en sortira renforcé.
    Quant aux garanties financières de l'élargissement, elles existent. Plusieurs orateurs ont abordé la question du financement de cet élargissement - notamment MM. Edouard Balladur, René André, Jean-Louis Bianco, Nicolas Perruchot -, et je voudrais leur apporter quelques précisions. Le coût de l'élargissement de l'Union à dix membres reste très modéré. Pour la période 2004-2006, il est estimé, pour les quinze membres actuels, à 14,8 milliards d'euros, ce qui, en France, on l'a souvent dit, correspond à une somme de 15 euros par an et par habitant - ce qui, vous l'avouerez, est sans commune mesure avec les enjeux de l'unification du continent européen, comme l'a, d'ailleurs, rappelé tout à l'heure M. Jean-Louis Bianco.
    Je tiens également à assurer le président Edouard Balladur que la France s'attachera, à travers la négociation sur les prochaines perspectives financières, après 2007, à ce que cet élargissement soit financièrement soutenable dans le long terme. Son coût, après 2007, sera, pensons-nous, maîtrisé. La stabilisation des dépenses agricoles est garantie jusqu'en 2013, ainsi que le plafonnement strict des dépenses de la politique régionale à 4 % du PIB de chaque pays.
    Permettez-moi de rappeler que l'élargissement est un processus dans lequel tous les pays ont à faire des efforts, les entrants comme les membres actuels, de façon que nous puissions tous sortir gagnants.
    Au demeurant, on ne peut en aucun cas, vous l'admettrez, réduire les bénéfices et les coûts de la construction européenne à ces seuls aspects budgétaires. L'Europe a sa dynamique économique et elle transcende ces aspects. En outre, comme vous l'avez presque tous souligné, le gain est avant tout politique, et ce gain, c'est la paix.
    Enfin, après avoir écouté M. de Villiers évoquer la sécurité maritime - un sujet qui paraît très spécifique -, je voudrais indiquer que celle-ci ne saurait s'accommoder de la seule coopération gouvernementale. En tout cas, l'exemple est assez mal choisi pour illustrer l'intérêt de la préservation stricte des souverainetés nationales. Certes, l'Espagne et la France ont pris une initiative très porteuse à Malaga. Mais la lutte contre la criminalité des mers a fondé, vous le savez, monsieur de Villiers, voici des siècles et des siècles, le droit international public. C'est le droit de la mer qui est à l'origine de ce droit supranational. Car c'est bien ensemble que tous les Etats européens pourront - comme ils s'efforcent déjà de le faire - venir à bout de la délinquance des mers.
    Cet exemple montre, monsieur de Villiers, en quoi des solutions supranationales sont parfois indispensables. À Chypre et à Malte, où j'ai eu l'occasion de me rendre plusieurs fois, j'ai délivré, au nom du Gouvernement, des messages sans ambiguïté : nous ne voulons pas de pavillons de complaisance en Europe, et l'intégration de ces deux pays en Europe nous aidera certainement à les accompagner dans cette voie.
    M. Michel Hunault. Très bien !
    M. Jacques Myard. Il reste les Kerguelen !
    Mme la ministre déléguée aux affaires européennes. Quel modèle voulons-nous pour l'Europe ? C'est une question sur laquelle Christian Philip, Jean-Marc Ayrault, Philippe de Villiers, Jacques Barrot, François Loncle, Jean-Louis Bianco et, évidemment, le rapporteur et le président de la délégation pour l'Union européenne, ont particulièrement insisté. Nous voulons être ambitieux. Bâtir l'Europe, bâtir l'Union, c'est bâtir notre maison commune, en dynamisant la croissance et l'emploi, en développant la connaissance et les savoir-faire, en préservant notre diversité culturelle, notre diversité linguistique et en assurant notre sécurité. C'est cela, le modèle européen : l'économique, le social, la justice et la sécurité.
    M. Jacques Myard. Et l'abîme !
    Mme la ministre déléguée aux affaires européennes. La stabilité de l'Europe repose sur trois piliers : la croissance, génératrice d'emplois, l'Etat de droit, garant de la démocratie, et la solidarité, non seulement entre les territoires, mais aussi entre les personnes. Aussi, j'aimerais répondre aux interventions de M. Christian Philip et de M. Jean-Marc Ayrault notamment, en soulignant les priorités de l'action de la France en Europe, dans le cadre de ce modèle propre à l'Union européenne.
    Une initiative de croissance, avec des projets concrets, sera adoptée lors de la prochaine réunion du Conseil européen prévue pour le 12 décembre. C'est le début d'une mobilisation collective des Etats visant à accroître la compétitivité de l'Europe et à garantir ainsi nos standards sociaux. A cette fin, nous voulons veiller à mieux coordonner les politiques économiques et sociales en Europe, notamment celles de l'emploi.
    A cet égard, nous espérons que les propositions que doit faire demain M. Wim Kok, qui a été chargé par le Conseil européen d'une réflexion sur ce thème, soutiendront les efforts que nous consentons pour adapter nos marchés du travail, fonder un droit à la formation tout au long de la vie, développer le travail des femmes et des jeunes et promouvoir l'emploi des salariés de plus de cinquante-cinq ans. Car, je tiens à rassurer MM. Lefort, Bianco, Ayrault et Loncle, nous tenons à l'Europe sociale et voulons même la renforcer.
    C'est pourquoi le gouvernement français est satisfait des conclusions du Conseil européen de juin dernier, qui s'inscrivent dans le droit fil des axes prioritaires de notre action, qu'il s'agisse de l'allégement des charges pesant sur le coût du travail, de l'accès de tous à la formation, des incitations à la recherche d'un emploi, du maintien des travailleurs âgés sur le marché du travail ou de la réforme des régimes de retraite.
    On ne peut plus admettre que le fossé entre l'Europe et les Etats-Unis continue de se creuser, et que ce différentiel de croissance mette en péril, à terme, la compétitivité de l'Europe, au risque de fragiliser, voire de ruiner, notre modèle social. Aussi voulons-nous, dans le cadre de ce modèle, construire un véritable espace européen de l'éducation et de la recherche. Nous voulons aider les jeunes à valoriser leurs diplômes dans cet espace : c'est le but du système universitaire en trois cycles, le système LMD. Est-il normal, en effet, que nos diplômes nationaux se démonétisent sur le marché de l'emploi de nos partenaires européens, alors que nous sommes désormais dotés d'une monnaie unique dont la valeur est par définition inchangée d'un pays à l'autre ? Certainement pas.
    L'Europe, dans le cadre de cet espace culturel, est aussi garante de notre diversité culturelle et linguistique, qui figure, vous le savez, parmi les objectifs explicites de la future Constitution. Pour que cette diversité s'affirme, il faut faciliter l'équivalence des diplômes et la reconnaissance des qualifications au sein de l'Union.
    Au-delà de la croissance, de la coordination des politiques économiques et sociales, nous avons la détermination d'enrichir le modèle européen, en intégrant dans le marché intérieur les services publics économiques.
    A cet égard, et pour faire écho aux interventions de certains orateurs, notamment du groupe socialiste, j'aimerais rappeler que la France a fait introduire dans le projet de Constitution une base juridique pour les services d'intérêt économique général. La loi européenne, dit ce projet, définit les principes et les conditions qui permettent aux services publics économiques d'accomplir leur mission.
    Le rapport que m'a remis récemment Christian Stoffaes sur le sujet nous a d'ailleurs aidés à formaliser nos propositions auprès de la Commission, car notre volonté est que chaque citoyen en Europe bénéficie d'un égal accès aux réseaux essentiels d'infrastructures, que ce soit en matière de transports, de télécommunications ou d'énergie, et cela dans tout l'espace européen, suivant les valeurs que nous, Français, avons initiées.
    La sécurité intérieure, enfin. Continent ouvert sur le monde, l'Europe a néanmoins un besoin de sécurité. Or celle-ci passe par la maîtrise de l'immigration clandestine et le contrôle renforcé des frontières extérieures de l'Europe, et, au besoin, par des accords de réadmission, qui commencent d'ailleurs à être mis en oeuvre. Il s'agit à la fois de maîtriser les flux de clandestins et de favoriser l'intégration des étrangers en situation régulière. Nous voulons en effet une grande politique en matière d'intégration pour l'Europe.
    A plusieurs reprises, M. de Villiers a rappelé que la Commission aura, dès le 1er mai, le monopole d'initiatives sur les questions de justice et de police. Je rappelle qu'il ne s'agit que d'un monopole de propositions et non de décisions, celui-ci restant bien entendu l'apanage exclusif du Conseil et, le cas échéant, du Parlement européen. N'oublions pas non plus les pouvoirs spécifiques que la nouvelle Constitution conférera aux Parlements nationaux en cette matière. N'oublions pas, enfin, qu'il ne s'agit pas pour l'Europe de tout faire, mais de mieux contribuer à répondre aux attentes des Français comme de tous le Européens. Nous entendons y contribuer dans le cadre de l'Europe élargie et nous donner, en tout état de cause, les moyens d'avancer vers ce qui constitue une condition de la crédibilité de l'Union européenne.
    En conclusion, je me bornerai à mettre en exergue un principe essentiel, aussi essentiel à l'Europe qu'à cet élargissement à nul autre pareil : la solidarité.
    Solidarité politique, d'abord : il ne s'agit de rien de moins que des retrouvailles de la famille européenne - enfin, après cinquante ans - et d'accueillir des pays dont les peuples ont souffert pour reconquérir leur liberté.
    Solidarité économique, ensuite. Car l'Europe que nous voulons est une Europe de la recherche, de la compétitivité, de la technologie, du savoir. C'est l'Europe d'Ariane, d'Airbus, bientôt de Galileo. C'est l'Europe qui sera à même de s'ériger en un pôle de taille suffisante pour se mesurer aux Etats-Unis et aux géants chinois et indien.
    Solidarité sociale et culturelle, enfin. Car, l'Europe élargie est nécessairement celle de la diversité, une Europe dans laquelle les identités nationales sont entièrement respectées, mais qui se fonde aussi sur des valeurs communes : le respect du droit, la justice sociale, la tolérance, le respect de l'autre et, c'est d'actualité, la générosité.
    Car ce n'est pas seulement d'intérêts que nous parlons ce soir, mais aussi de générosité. Une générosité bien comprise, à l'égard des peuples qui ont fait tant de sacrifices pour enfin rejoindre l'Europe ; générosité, aussi, parce que nous faisons mouvement vers eux. Comme l'a dit un ancien Premier ministre de Pologne : « Ces peuples ne veulent pas seulement une bouée de sauvetage, ils veulent monter à bord. » C'est ce qu'ils vont faire définitivement le 1er mai prochain et c'est certainement avec enthousiasme que tous ici, nous les accueillons. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour un mouvement populaire.)
    M. François Loncle. Très bien !

Motion d'ajournement

    M. le président. J'ai reçu de M. Philippe de Villiers une motion d'ajournement déposée en application de l'article 128, alinéa 2, du règlement.
    La parole est à M. Philippe de Villiers.
    M. François Loncle. Vous pourriez peut-être ajourner votre motion, cher collègue ? (Sourires.)
    M. Philippe de Villiers. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, l'heure est à la synthèse. (Sourires.)
    M. Michel Hunault. C'est une bonne idée !
    M. François Loncle. En effet !
    M. Jean-Claude Lefort. A trois heures et demie !
    M. Philippe de Villiers. Mais vous me permettrez de m'adresser à Mme Lenoir au sujet de la sécurité maritime. Car c'est à la fois un bel exemple de ce qu'est la réussite de la coopération inter-étatique et un très bel exemple de l'impuissance bruxelloise. C'est un sujet, madame, que je connais très bien.
    Mme la ministre déléguée aux affaires européennes. Moi aussi !
    M. Philippe de Villiers. Mais je n'ai aucun mérite à cela : ayant été frappé dans mon département par deux marées noires successives, j'ai été amené à découvrir tant le droit de la mer, auquel vous avez fait allusion, que les problèmes qui se posent quand on veut éviter la survenue de nouvelles catastrophes.
    Il y a aujourd'hui un navire-poubelle qui passe tous les quarts d'heure sur le rail d'Ouessant. La France est le pays du monde le plus menacé par les marées noires, et de très loin le pays d'Europe qui voit passer le plus grand nombre de navires en transit - cela représente les deux tiers du trafic des navires européens. Nous sommes donc directement intéressés par la manière d'opérer par rapport à ces catastrophes, hélas, à venir.
    Il y a donc eu la catastrophe de l'Erika, en décembre 1999. En décembre 1999, on nous a dit : « Ne vous inquiétez pas ! Ça tombe bien : la France arrive à la tête de l'Europe, puisque c'est bientôt la présidence française. » Alors, on a attendu la présidence française. Et on a eu, a ce moment-là, les deux « paquets » - curieuse sémantique bruxelloise -, « Erika I » et « Erika II ». On dirait deux romans sur la même histoire.
    M. Jean-Claude Lefort. Ou Star Academy !
    M. Philippe de Villiers. C'était quoi ? Une agence par-ci, un contrôle dans les ports par-là, etc. Bref, pas grand-chose ! La présidence française n'a rien pu faire. Elle n'a rien pu faire pour une raison simple : c'est que la Commission de Bruxelles a le monopole, je disais d'initiative, vous dites de proposition, madame. Soit, de proposition. Mais c'est elle qui l'a, ce monopole de proposition. Donc, elle a proposé ce qu'elle a bien voulu proposer, c'est-à-dire pas grand-chose.
    L'espace qui sépare l'Erika du Prestige, c'est un espace typiquement européen, c'est l'espace de l'impuissance. Des procédures jusqu'à la codécision, c'est la moulinette à grand-mère : vous mettez de la viande, vous mettez de la viande, et puis il n'y a rien qui vient. Eh bien, c'est pareil à Bruxelles ! Vous mettez des mesures, des mesurettes, et puis, à la fin, il n'y a rien !
    Mme la ministre déléguée aux affaires européennes. Il faudrait plus d'intégration !
    M. Philippe de Villiers. Donc, la côte atlantique a été frappée par le Prestige. Et là, on nous dit : « Ah ! on va prendre des mesures, cette fois-ci sérieuses. » Et il ne s'est rien passé, sauf, je vous le disais tout à l'heure, l'interdiction des coques uniques. Je ne sais pas si vous êtes, les uns ou les autres, des spécialistes, mais vous savez que les spécialistes discutent entre eux des mérites de la coque unique et de la coque double. On nous dit même que la coque double est plus dangereuse que la coque unique, puisqu'elle est deux fois plus corrosive. Il faut la nettoyer, c'est beaucoup plus difficile. Bref, c'est pour 5 % du trafic maritime que le problème est ainsi résolu. Pour le reste, rien n'est résolu.
    Pourquoi est-ce que je parle de cet exemple de la sécurité maritime ? Parce que vous l'avez évoqué, madame la ministre, en nous assenant une contrevérité évidente, que je ne peux pas laisser passer. Pourquoi l'Europe ne fait-elle rien en matière de sécurité maritime ? Pour deux raisons.
    La première, c'est que la Commission de Bruxelles a dans son escarcelle la compétence « sécurité maritime », effectivement, et qu'elle est plus sensible, là comme ailleurs, aux courtiers de Londres, aux armateurs de Rotterdam, pour ne pas dire aux multinationales des pavillons de complaisance qui voisinent avec la Grèce, qu'aux ramasseurs de goudron des Sables-d'Olonne. Je n'ai jamais vu un commissaire, en deux marées noires, venir aux Sables-d'Olonne constater les dégâts. Ils ont laissé s'appliquer le principe : pollué-payeur. Donc, il n'y a rien à attendre de sérieux de la Commission de Bruxelles, qui est sous l'influence des grands lobbies pétroliers, des grandes multinationales, qui, naturellement, sont beaucoup plus proches que ne le sont les pauvres collectivités locales de la côte atlantique.
    M. Jean-Claude Lefort. Mais il est de gauche ! (Sourires.)
    M. Philippe de Villiers. Cela tombe sous le sens.
    M. Michel Hunault. C'est dommage de dire cela au moment où Nantes est candidate pour accueillir le siège de l'Agence maritime européenne.
    M. Philippe de Villiers. Voilà, monsieur Hunault : tout ce que sait faire l'Europe, c'est créer une agence. C'est un truc d'eurocrates. Mais c'est tout.
    Mme la ministre déléguée aux affaires européennes. Donc il faut plus d'Europe, plus intégrée.
    M. Philippe de Villiers. La deuxième raison, qui est plus importante encore que la première, c'est que quand bien même la Commission de Bruxelles proposerait des mesures fortes, celles-ci ne seraient pas adoptées par l'Europe, parce qu'il n'y a pas de majorité pour les adopter.
    Prenons un exemple : l'interdiction des pavillons de complaisance le long de la côte atlantique. Impossible que la Commission le propose, elle est sous contrôle. Impossible à faire voter, parce que vous avez une majorité contre une telle décision.
    Il est une autre décision que l'on pourrait prendre, plus importante encore : la coresponsabilité entre l'affréteur et l'armateur. Vous comprenez bien que le jour où le propriétaire de la cargaison du Prestige saura qu'il est responsable, indéfiniment, sur ses biens, de la pollution qu'il aura causée, tout change ! Eh bien, une décision européenne est impossible dans ce domaine, parce qu'il n'y a pas de majorité. Je vous invite, madame, demain matin, à vérifier ce que je dis ce soir. Et si jamais ce que je dis est faux, n'hésitez pas à me le faire savoir. Je peux vous dire qu'aujourd'hui il n'y a pas de majorité en Europe. Et qu'en sera-t-il demain avec Malte et Chypre ? Ce sera pire, bien sûr !
    En d'autres termes, aujourd'hui, dans le schéma européen supra-étatique, il n'y a pas de solution. Vous me direz : mais alors, il n'y a pas de solution ? Si, justement, il y en a deux.
    La première est celle qui a été mise en oeuvre à Malaga, par un accord Aznar-Chirac auquel s'est joint le Portugal. Trois Etats de l'Atlantique se sont entendus - parce qu'on n'arrête pas la mer, bien sûr - et ont pris une décision, une décision sérieuse et relativement efficace. Elle n'est pas parfaite, mais constitue quand même un progrès.
    Que peut-on faire d'autre ? Votre gouvernement pourrait appliquer à la mer ce qu'il fait à terre. A terre, il y a une politique de sécurité routière, c'est la fermeté. Bravo ! La fermeté contre les camions fous est une bonne chose, pourquoi pas la fermeté contre les bateaux fous ? Pourquoi ne pas prolonger en mer ce qu'on fait à terre ?
    Mme la ministre déléguée aux affaires européennes. C'est ce que nous faisons !
    M. Philippe de Villiers. Mais il paraît que c'est impossible ! Réglementer le rail d'Ouessant, c'est impossible ? Il y a pourtant une convention qui le permet, c'est un traité international : la convention de Montego Bay, signée en 1994 par 153 pays. Elle permet, quand il s'agit de problèmes d'environnement, d'arraisonner - c'est le terme utilisé - les bateaux fous.
    Mme la ministre déléguée aux affaires européennes. C'est ce que nous faisons !
    M. Philippe de Villiers. Simplement, il faut pour cela exercer un privilège de souveraineté. Il faut avoir le culot d'utiliser sa souveraineté.
    Regardez les Américains - et ne croyez pas que tout ce que je dis est en dehors du sujet et de ma conclusion : nous sommes en plein dedans, c'est une excellente introduction, merci de me l'avoir fournie, madame -, après la catastrophe de l'Exxon Valdez, ils ont mis un an pour voter cette grande loi qu'est le Oil Pollution Act. Un an pour régler le problème !
    Mme la ministre déléguée aux affaires européennes. Ce n'est pas la commission !
    M. Philippe de Villiers. Cela s'appelle une décision de souveraineté, madame ! Ce que les nations ne font pas pour elles-mêmes, personne ne le fera à leur place. C'est la raison pour laquelle vous devriez proposer, et rapidement, vous, votre gouvernement, ou peut-être le Président de la République, une réunion des Etats de l'Atlantique, tous ceux qui sont concernés par les marées noires, tous ceux qui pourront demain être victimes d'une nouvelle marée noire, pour qu'ils s'entendent entre eux, sur le modèle de la démarche iranienne dont je parlais tout à l'heure à M. de Villepin. Parce que rien ne sortira de Bruxelles, mais tout peut sortir d'un accord inter-étatique des voisins de l'Atlantique.
    M. Pierre Lequiller, président de la délégation pour l'Union européenne. C'est l'Europe à géométrie variable.
    M. Philippe de Villiers. Nous n'avons plus de souveraineté. Les Américains ont gardé la leur. Après la catastrophe de l'Exxon Valdez, ils ne sont pas allés demander une autorisation à l'ONU ou à l'ALENA !
    Mme la ministre déléguée aux affaires européennes. Ils sont grands !
    M. Philippe de Villiers. Nous, nous sommes allés en demander une à Bruxelles...
    Mme la ministre déléguée aux affaires européennes. Non.
    M. Philippe de Villiers. ... qui n'a rien fait pour nous. Eux ont pris des décisions de souveraineté pour leur sécurité maritime.
    Je voudrais, pour terminer - en vous remerciant de votre attention et de votre patience -, dire que ce qui m'a frappé au cours de ce débat, c'est que finalement... tout va bien. Tout va bien, l'Europe, cahin-caha, ce n'est pas si mal que ça, ça avance.
    Il n'y a qu'un tout petit problème : ça va bien ici, dans cet hémicycle, mais le peuple français, toutes catégories confondues, toutes sensibilités confondues, est en train de décrocher. Et c'est grave. C'est grave, parce que le milieu politique, de plus en plus consensuel - on l'a vu aujourd'hui : c'était très confortable, très agréable -, laisse se développer aux marges - mais quelles marges ! - une protestation rampante qui peut se traduire par des surprises énormes dans les années qui viennent. Vous devriez encourager la démarche de ceux que l'on appelle souvent les eurosceptiques, qui apportent une petite note différente. Et d'ailleurs, M. de Villepin l'a fait tout à l'heure, et cela m'a touché, en disant que l'on a besoin de tout le monde dans le combat. Vous devriez enfin admettre que l'on peut être européen, sincèrement européen, profondément européen, et ne pas accepter l'Europe de Bruxelles. Vous ne l'admettez pas encore. La France restera bientôt le seul pays où on ne l'admet pas encore. Dans tous les pays voisins, où que vous alliez, on accepte un dialogue harmonieux entre plusieurs manières de construire l'Europe. Je pensais en vous écoutant à un propos de Marcel Gauchet dont chacun reconnaît les grandes qualités intellectuelles. Attention, disait-il, les Français sont submergés par un triple sentiment de dépossession : par la mondialisation, par l'Europe et par l'immigration islamique. Ce sentiment de dépossession, ajoutait-il, touche au coeur de ce qu'ils considèrent comme étant leur liberté et leur identité. Alors, on peut se contenter de constater ce triple sentiment de dépossession sans rien faire pour lutter contre lui. Mais il avance, et il est ravageur.
    C'est la raison pour laquelle je suis heureux, et fier, je le dis avec sérénité et avec force, d'avoir été le porte-parole d'une France silencieuse et majoritaire.
    Je voudrais évidemment faire repentance car j'ai bien conscience d'avoir brisé l'euroconsensus des appareils politiques en troublant ce nouveau simulacre. J'ai hésité à le faire parce que c'est toujours un petit peu douloureux de ne pas faire plaisir - personne n'aime cela. Mais j'ai considéré que c'était mon devoir.
    Si j'ai choisi de défendre ces trois motions de procédure, ce n'est surtout pas pour prôner une position hostile à l'élargissement.
    M. François Loncle. C'est trop facile.
    M. Philippe de Villiers. J'ai été en effet l'un des premiers, modeste homme politique, à dire, au lendemain de la chute du mur, qu'il fallait s'empresser d'ouvrir l'Europe. Monsieur de Charette, ce sera ma dernière interpellation,...
    M. Hervé de Charette, rapporteur. J'espère !
    M. Philippe de Villiers. Je vous sens attentif et troublé, hésitant, ce que vous n'étiez pas à trois heures de l'après-midi.
    M. Hervé de Charette, rapporteur. Pas du tout.
    M. Philippe de Villiers. ... il fallait changer la donne ! Quand j'ai parlé de découplage, je ne pensais pas au découplage des deux Europe - au contraire, c'est pire que tout - avec, d'un côté, une Europe qui continue, l'Europe des normes, l'Europe comptable, l'Europe des commissaires et puis, de l'autre, une Europe politique, une vague confédération. Ça, c'était l'idée de François Mitterrand. Ce n'est pas du tout ce qu'il fallait proposer. Il fallait concevoir autre chose. L'Europe de la guerre froide était finie, le mur était tombé, il fallait passer du modèle fédéral au modèle confédéral, de l'Atlantique à l'Oural. On faisait alors une Europe politique, et on sortait de l'Europe technocratique.
    Si j'ai choisi de défendre ces trois motions de procédure, c'est pour me faire le porte-parole de cette France majoritaire qui reste silencieuse, de ces parlementaires qui se taisent mais n'en pensent pas moins, de ces nombreux Français, privés d'expression et frustrés d'un grand débat sur l'Europe. J'ai parlé au nom de...
    Mme la ministre déléguée aux affaires européennes. « La France profonde ».
    M. Philippe de Villiers. ... ces nombreux Français qui ne veulent pas de l'élargissement à la Turquie, de ces nombreux Français qui ne veulent pas de la constitution européenne supranationale.
    Il ne s'agit pas bien sûr, je le répète, de s'opposer à l'entrée des pays de l'Europe centrale et orientale dans l'Union européenne, bien au contraire. Il était urgent que l'Europe respirât enfin de ses deux poumons, et je déplore ces quinze années d'attente. Il aura fallu quinze années pour que ces pays, frappés par le communisme, piétinés, meurtris, payent d'un nouveau silence notre tranquillité comptable. Alors qu'il aurait fallu réunifier les deux Europe - je dis bien « réunifier les deux Europe », car on est aussi européen à Prague qu'à Rome ou à Paris -...
    M. François Loncle. On l'a dit.
    M. Philippe de Villiers. ... à partir d'un projet politique novateur, on s'est contenté d'élargir un processus technique et comptable. Si bien que les pays de l'Est, comme on disait naguère, sont passés des commissaires soviétiques aux commissionnaires de Bruxelles.
    L'élargissement était une chance historique. Elle a été ratée. On avait une Europe disciplinaire ; cette Europe est disciplinaire. On avait une Europe qui n'était pas respectueuse des peuples et des démocraties ; cette Europe n'est pas démocratique.
    Aujourd'hui, l'actualité européenne enchaîne trois questions qui sont liées : on élargit comment ? On gouverne comment ? Dans quel ordre : Constitution et élargissement ou élargissement et Constitution ?
    Je vais vous dire ce qui va se passer : quand l'élargissement sera adopté et que vous reviendrez nous présenter la Constitution, vous nous expliquerez qu'il est trop tard pour en discuter puisqu'on en a absolument besoin pour faire fonctionner l'élargissement. Aujourd'hui, on prétend que la Constitution n'est pas le sujet, même si M. de Villepin l'a abordée à plusieurs reprises. Mais dans quelques mois, on nous dira que c'est trop tard, que cette Constitution est inéluctable parce que l'élargissement aura été voté.
    C'est la raison pour laquelle il me paraissait prématuré de répondre à la première question sans connaître les implications de la deuxième et de la troisième. Je le répète, une Europe élargie à la Turquie et sous l'empire d'une constitution fédérale ne sera plus du tout la même.
    J'ai déploré l'absence de vraies explications, le manque de vision. L'Europe continue, sans que l'on sache où elle va. On se contente d'empiler. J'ai déploré l'absence de consultation.
    Le sentiment de frustration des Français s'explique par la cristallisation de quelques phénomènes que nous avons sous les yeux et que, bien souvent, nous ne voulons pas voir.
    Le premier, c'est la perte de souveraineté. Au moment de la ratification du traité de Maastricht, M. de Charette faisait adopter un amendement méritoire et incroyable qui proposait que la langue française soit la langue de la République. Il faut dire que les amputations de souveraineté restaient des abstractions. En dehors de cet hémicycle et des facs de droit, à qui expliquer que la souveraineté, c'est la compétence de la compétence, c'est quand le pouvoir a le pouvoir, etc. ? Aujourd'hui, avec ce qui se passe en matière de sécurité maritime, de fiscalité, de politique agricole, alimentaire, culturelle, on sait, pas seulement nous mais les gens, ce que veut dire la mutilation de la souveraineté.
    Les gens ont sous leurs yeux des contre-exemples, à supposer que l'Europe soit un exemple. On leur a martelé qu'avec l'euro, cela irait mieux. On leur a parlé d'Europe puissance, d'Europe bouclier, d'Europe de la croissance. A entendre le « docteur » Trichet, l'Europe de l'euro serait l'Europe de l'emploi. Mais ils voient bien qu'il y a de plus en plus de chômage et de moins en moins de croissance.
    En même temps, ils ont vu que les Suédois refusaient d'entrer dans la zone euro, malgré la propagande, parce qu'ils ne voulaient pas du carcan qui a été rejeté cette nuit par l'Allemagne et la France sur le pacte de stabilité.
    Aujourd'hui, les Français ont sous les yeux les deux Europe possibles dont M. de Charette ne veut pas : l'Europe qui va bien, globalement, si l'on peut dire - la Suède, le Danemark et l'Angleterre : deux fois plus de croissance, deux fois moins de chômage - et l'Europe qui va mal.
    Quand vous connaissez la prospérité et la liberté, vous n'avez pas envie d'entrer dans l'euroland. Quand on est dans l'euroland, on se souvient, parce que c'est encore récent, des promesses qui étaient faites il y a encore quelques mois - vous verrez, l'euro apportera la prospérité, plus de liberté et moins de délocalisations.
    Aujourd'hui, l'Europe cumule ce qu'il y a de pire dans le dirigisme - une Commission incontrôlable - et ce qu'il y a de pire dans le libéralisme sauvage, c'est-à-dire une absence totale de protection.
    Mme la ministre déléguée aux affaires européennes. Ça ne doit pas être drôle d'y vivre !
    M. Philippe de Villiers. A la fin des années 70, on est passé, sous l'impulsion de Valéry Giscard d'Estaing, d'une Europe de la coopération à une Europe qui a désintégré le Marché commun et qui a substitué l'intégration à la coopération.
    Ce qui caractérise l'Europe aujourd'hui, c'est l'euromondialisme. L'économie française va mal, pour trois raisons.
    La première, ce sont les prélèvements. Nos entreprises sont plombées par les prélèvements. Merci le socialisme.
    M. François Loncle. Ce n'est pas le débat de ce soir ! Et de toute façon, ce n'est pas vrai !
    M. Philippe de Villiers. Vous avez raison, monsieur Loncle, ce n'est pas le débat de ce soir, mais je pensais que vous me pardonneriez cette digression.
    M. François Loncle. J'ai déjà beaucoup pardonné !
    M. Philippe de Villiers. Le pardon est toujours un acompte sur les pardons à venir, disait Talleyrand.
    M. Hervé de Charette, rapporteur. Il a bon dos, Talleyrand !
    M. Philippe de Villiers. Donc, merci de me pardonner.
    M. le président. Poursuivez, monsieur de Villiers.
    M. Philippe de Villiers. La deuxième, c'est l'euro, qui plombe l'exportation et l'investissement.
    La troisième est le mondialisme. A ce propos, j'observe avec un grand intérêt ce qui se passe à gauche. L'Europe de l'euromondialisme, c'est l'Europe du libre-échange absolu sans aucune protection, c'est une Europe dirigée par des banquiers. Or la caractéristique des banquiers, c'est qu'ils favorisent le rentier plutôt que l'investisseur. Le banquier fait toujours attention à ses taux d'intérêt. Alors que l'investisseur a besoin de taux d'intérêt très bas, le banquier, lui, est plutôt intéressé par des taux d'intérêt hauts. A la sortie, ce sont deux économies différentes : une économie de rentiers, une économie d'investisseurs. C'est fascinant de voir ce que l'Europe devient avec ses commissaires et ses banquiers. Mario Monti, par exemple, a des comportements pré-totalitaires, madame Lenoir.
    Mme la ministre déléguée aux affaires européennes. Je vous laisse la responsabilité de ce qualificatif quelque peu excessif !
    M. Philippe de Villiers. Quand ce monsieur, qui n'a jamais été un représentant du peuple, en particulier du peuple français, est en train de couler une entreprise qui emploie 118 000 personnes, comment peut-on le qualifier sinon de fossoyeur, de prédateur ! Bref un type qu'il faudrait enfermer.
    M. François Loncle. Ce n'est pas parce qu'il est quatre heures du matin qu'il faut dire n'importe quoi !
    M. Philippe de Villiers. Vous rendez-vous compte de ce qu'il a fait ? Il a coulé Alstom ! Aujourd'hui, une inspection de six mois a été lancée mais les clients, qui représentent d'énormes contrats, partent. Je le répète, ce type, il faut l'enfermer pour qu'il cesse de sévir !
    M. Jean-Claude Lefort. On dirait Arlette ! (Sourires.)
    M. Philippe de Villiers. Et alors, ça vous dérange ?
    M. Jean-Claude Lefort. Non, mais c'est curieux ! C'est quand même une secte !
    M. Philippe de Villiers. C'est votre étonnement qui est curieux !
    L'euromondialisme nous précipite dans les abysses.
    Il apparaît évident aux Français que l'Europe de Bruxelles n'a pas tenu ses promesses. On devait avoir un bouclier, on devait avoir la puissance. On n'a rien de tout cela. A la place - M. Hunault sera sans doute sensible à mes propos -, on nous propose une fuite en avant, avec une Constitution fédérale. Pour moi, cette Constitution fédérale, c'est un coup d'Etat. A moins que ce soit le peuple qui la décide. Si c'est le Parlement, il risque d'y avoir un énorme problème de désobéissance civile.
    M. François Loncle. Vous n'êtes pas un représentant du peuple ?
    M. Philippe de Villiers. Autant que vous !
    M. François Loncle. Justement, nous sommes tous des représentants du peuple !
    M. Philippe de Villiers. Oui, mais il est des moments où, dans la vie d'un peuple, il vaut mieux s'adresser au peuple plutôt qu'à ses représentants. Les représentants du peuple doivent parfois faire jouer la démocratie directe. Je pense que vous en serez d'accord.
    M. Jean-Claude Lefort. Vous voulez sans doute parler du référendum ?
    M. Philippe de Villiers. Bien sûr !
    Le grand élargissement est une occasion historique gâchée et un élargissement peut en cacher un autre. Ce n'est pas l'élargissement de l'Europe, c'est l'élargissement des Etats-Unis en Europe. Ce n'est pas l'élargissement de l'Europe, c'est l'élargissement de l'Europe à l'Eurasie, avec l'entrée de la Turquie en Europe. Ce n'est pas l'élargissement de l'Europe des politiques, c'est l'élargissement de l'Europe des comptables. Or, comment évolue le monde par rapport à l'Europe ? Je l'ai dit tout à l'heure : selon le principe des nations. La souveraineté nationale, la souveraineté populaire n'est pas une survivance. Ce qui vaut pour tous les peuples de la planète vaut aussi pour le peuple français.
    Je réclame un grand débat et un référendum sur l'avenir de l'Europe, aujourd'hui mal en point.
    Je voudrais, pour terminer, reprendre l'apostrophe de M. Loncle, qui citait tout à l'heure une phrase prononcée par François Mitterrand à Strasbourg : « Le nationalisme, c'est la guerre, l'Europe, c'est la paix. »
    M. François Loncle. Il disait aussi : « La France est notre patrie, l'Europe est notre avenir. »
    M. Philippe de Villiers. Ce sont, à mon avis, deux phrases poétiques mais erronées.
    M. François Loncle. Je n'ai pas de chance, alors.
    M. Jean-Claude Lefort. Pourtant, le poète a toujours raison ! (Sourires.)
    M. le président. Laissez M. de Villiers conclure, peut-être.
    M. Philippe de Villiers. Je vous sens réceptifs à cette heure tardive.
    M. le président. Ne vous laissez pas entraîner. Vous étiez bien lancé sur vos éléments de conclusion. (Rires.)
    M. Philippe de Villiers. Ils veulent que je continue, j'en profite !
    M. le président. Je crois que vous avez mal compris. Veuillez conclure.
    M. Philippe de Villiers. Dans le monde actuel, de plus en plus de nations, petites et grandes...
    Mme la ministre déléguée aux affaires européennes. Ne vivent pas en paix !
    M. Philippe de Villiers. ... protègent leurs valeurs, leur culture, se protègent des grandes nations et sont obsédées par l'idée de tomber un jour sous la coupe d'un empire. L'histoire du xxe siècle autorise la comparaison entre l'idée de nation et l'idée de propriété. La propriété, comme la santé, est un bien public en même temps qu'un bien privé, à la condition que le propriétaire ne soit pas tenté d'aller dans la propriété du voisin. C'est pareil pour les nations. Qu'est-ce que le pangermanisme ? Un impérialisme. En cela, le nationalisme peut être dangereux, quand il fait de la nation un absolu pour envahir le voisin : il quitte sa propriété pour aller dans celle du voisin.
    Or, que voit-on, aujourd'hui, en ce début de xxie siècle ? On voit un empire, l'Amérique, qui adopte un comportement impérialiste et qui, face à un pays comme l'Irak, a cru que la puissance matérielle suffisait. La liberté n'est pas une livraison. L'Amérique pensait qu'en arrivant en Irak, les Irakiens se jetteraient dans les bras des soldats américains en disant : « Merci de nous avoir libérés ! » Ce n'est pas ce qui s'est passé parce que les Irakiens, s'ils n'aimaient pas Saddam Hussein, ne veulent pas non plus être occupés. Les Américains les qualifient de « terroristes » - comme d'habitude dans ces cas-là -, eux se nomment « résistants ». Et nous, la France, nous soutenons l'idée de résistance, là comme ailleurs, parce que nous considérons que la paix, monsieur Loncle, passe par la nation.
    De la même manière, on peut penser que, dans le conflit israélo-palestinien, si chacun avait son Etat, l'un qui garderait le sien, l'autre qui en obtiendrait un, on pourrait parvenir à la paix.
    M. le Président de la République, Mme la ministre déléguée aux affaires européennes, M. le ministre des affaires étrangères pensent, de concert, qu'il serait sage que les Irakiens retrouvent leur souveraineté. En règle générale, il est sage que les rapports des peuples reposent sur des relations harmonieuses entre les nations.
    Le droit international que vous connaissez bien, madame la ministre, est établi sur le concept de nation. L'Organisation des nations unies n'est pas une organisation supra-étatique. Aujourd'hui, la paix passe par le concert des nations. A chaque fois qu'une nation sort de ses frontières, elle est impériale. Dans ce cas, oui, il y a danger de guerre, mais pas quand les nations sont en paix les unes avec les autres. Le jour où ils quitteront l'Irak, les Etats-Unis, redevenus une grande nation, cesseront peut-être d'être un empire et l'Irak, recouvrant son statut de nation, accédera à la paix.
    Voilà pourquoi, à l'inverse de François Mitterrand, je pense que l'empire c'est la guerre, et que la nation c'est la paix.
    M. le président. La parole est à M. François Loncle, pour une explication de vote, au titre du groupe socialiste, sur la motion d'ajournement.
    M. François Loncle. Monsieur le président, je n'ai absolument pas été convaincu par la toute dernière partie de l'intervention de notre collègue. Il aurait pu au moins se remémorer les cinquante-huit années de paix que nous avons vécues sur le territoire de l'Union grâce à l'Europe précisément, et à l'idée de génie de ses pères fondateurs.
    La défense de sa dernière motion de procédure rejoint d'ailleurs les deux précédentes et, comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire, toutes celles que nous avons entendues, à l'occasion des approfondissements successifs, Schengen, Maastricht, l'Acte unique.
    Ce qui me gêne le plus ce soir, monsieur de Villiers, et même si nous saluons votre art oratoire et votre obstination - c'est aussi une façon de remplir son mandat -, c'est le double langage que vous avez tenu à trois reprises. En effet, vous déclarez être pour la réunification de l'Europe. Et je reprends un terme que j'ai sans doute employé avant vous, être pour la réunification de l'Europe. Pourtant, à l'heure du débat parlementaire, vous soulevez l'exception d'irrecevabilité. Et comme cela ne suffit pas, vous posez la question préalable qui empêche que le débat se déroule en totalité. Et comme ce n'est toujours pas suffisant, vous demandez l'ajournement. Jusqu'à quand ?
    Ce double langage, c'est ce contre quoi nous nous inscrirons en votant contre votre motion d'ajournement.
    M. le président. Je mets aux voix la motion d'ajournement.
    (La motion d'ajournement n'est pas adoptée.)
    M. le président. J'appelle maintenant l'article unique du projet de loi.

Article unique

    M. le président. « Article unique. - Est autorisée la ratification du traité entre le Royaume de Belgique, le Royaume de Danemark, la République fédérale d'Allemagne, la République hellénique, le Royaume d'Espagne, la République française, l'Irlande, la République italienne, le Grand-Duché de Luxembourg, le Royaume des Pays-Bas, la République d'Autriche, la République portugaise, la République de Finlande, le Royaume de Suède, le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord (Etats membres de l'Union européenne) et la République tchèque, la République d'Estonie, la République de Chypre, la République de Lettonie, la République de Lituanie, la République de Hongrie, la République de Malte, la République de Pologne, la République de Slovénie, la République slovaque, relatif à l'adhésion de la République tchèque, de la République d'Estonie, de la République de Chypre, de la République de Lettonie, de la République de Lituanie, de la République de Hongrie, de la République de Malte, de la République de Pologne, de la République de Slovénie et de la République slovaque à l'Union européenne, signé à Athènes le 16 avril 2003, et dont le texte est annexé à la présente loi. »
    Je rappelle que la conférence des présidents a décidé que les explications de vote et le vote, par scrutin public, sur l'article unique du projet de loi auraient lieu cet après-midi, après les questions au Gouvernement.

3

SAISINE DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL

    M. le président. J'ai reçu de M. le président du Conseil constitutionnel deux lettres m'informant que, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, plus de soixante députés et plus de soixante sénateurs ont saisi le Conseil constitutionnel de demandes d'examen de la conformité à la Constitution de la loi modifiant la loi n° 52-893 du 25 juillet 1952 relative au droit d'asile.

4

DÉPOT D'UN RAPPORT

    M. le président. J'ai reçu, le 25 novembre 2003, de M. Pierre Morange, un rapport, n° 1247, fait au nom de la commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2004 (n° 1247).

5

ORDRE DU JOUR
DES PROCHAINES SÉANCES

    M. le président. Aujourd'hui, mercredi 26 novembre, à quinze heures, première séance publique :
    Questions au Gouvernement ;
    Explications de vote et vote, par scrutin public, sur l'ensemble du projet de loi n° 1048, autorisant la ratification du traité relatif à l'adhésion à l'Union européenne de la République tchèque, de l'Estonie, de Chypre, de la Lettonie, de la Lituanie, de la Hongrie, de Malte, de la Pologne, de la Slovénie et de la Slovaquie ;
    Discussion, en deuxième lecture, du projet de loi n° 1109, portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité :
    M. Jean-Luc Warsmann, rapporteur au nom de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République (rapport n° 1236).
    A vingt et une heures trente, deuxième séance publique :
    Discussion du texte élaboré par la commission mixte paritaire sur les dispositions restant en discussion du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2004 :
    M. Pierre Morange, rapporteur (rapport n° 1247).
    Suite de la discussion, en deuxième lecture, du projet de loi n° 1109, portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité.
    La séance est levée.
    (La séance est levée à quatre heures cinq.)

Le Directeur du service du compte rendu intégralde l'Assemblée nationale,
JEAN PINCHOT
TEXTES SOUMIS EN APPLICATION
DE L'ARTICLE 88-4 DE LA CONSTITUTION
Transmissions

    M. le Premier ministre a transmis, en application de l'article 88-4 de la Constitution, à M. le président de l'Assemblée nationale, les textes suivants :

Communication du 21 novembre 2003

N° E 2446. - Proposition de règlement du Conseil portant dérogation, en ce qui concerne l'obligation de gel de terres pour la campagne 2004-2005, au règlement (CE) n° 1251/1999 (COM [2003] 691 final).

Communication du 24 novembre 2003

N° E 2447. - Proposition de règlement du Conseil portant création d'une Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures (COM ).