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31/03/2003 - Allocution à l'occasion du Festival du Film de Paris

Vous réunir aujourd'hui à l'hôtel de Lassay n'est pas anodin. C'est une manière symbolique de rappeler le lien qui rassemble en France la culture et le pouvoir politique. La culture occupe une place à part dans l'horizon français, où elle est perçue comme un élément constitutif de l'exception française. Chaque époque a apporté son illustration de ce soutien du pouvoir politique à la création culturelle. L'Ancien régime pose sa marque avec le mécénat royal, la création des Manufactures et des Académies. La décennie révolutionnaire marque la naissance d'une tradition artistique républicaine, que l'Empire a paradoxalement confortée. Sous la monarchie de Juillet, l'attention se porte sur la préservation des monuments historiques. La IIIème République met quant à elle en place les premières pierres du service public de la culture. Mais le véritable acte fondateur de notre politique culturelle contemporaine vient de la rencontre de deux hommes d'exception, Malraux et De Gaulle qui fixent la conception française de la politique culturelle : exalter les œuvres de l'esprit et renforcer l'accès du plus grand nombre à la culture.

Depuis, et c'est suffisamment rare pour être souligné, l'attachement de la France à sa politique culturelle a dépassé les clivages et les alternances politiques. Le style est parfois différent selon les hommes et les femmes, les axes privilégiés peuvent évoluer mais la ligne demeure : reconnaître et soutenir les créations culturelles au pluriel dans toutes leurs audaces. Ce système très volontariste repose sur l'idée que la culture mérite mieux que d'être livrée aux pures lois du marché ou à la générosité des mécènes.

Même si nous aimons rappeler cette tradition française, il faut reconnaître que la politique culturelle peut en fait se réclamer d'une tradition européenne. La culture a toujours bénéficié du soutien des pouvoirs. Les convergences sont plus fortes que l'on ne veut le dire entre la France et la Grande-Bretagne qui a créé un ministère du National Heritage ou l'Espagne, qui a son ministère de la culture. De même en Allemagne, la réunification se traduit par un formidable essor de la politique culturelle reconnue pour la première fois en tant que telle.

Notre conception de la culture

Cette conception que nous partageons repose sur des idées aussi simples que fortes. La création artistique, parce qu'elle a quelque chose de miraculeux, repose sur un équilibre fragile. Il suffit de regarder les réactions que provoque dans le public une œuvre culturelle : l'émotion, la joie, le rire, la peine ou le désespoir, l'œuvre culturelle touche ce qu'il y a de plus humain en nous. Comment ne pas comprendre dès lors que les biens culturels ne sont pas des marchandises comme les autres 

Nous refusons donc de traiter la culture comme un simple bien économique. Entendons-nous bien, la culture ne peut se passer de l'économie, car elle a besoin de moyens financiers. Il y a cette tension irréductible au sein de la culture entre l'art et l'industrie ; le cinéma doit aujourd'hui vivre avec cette réalité. Mais en tout état de cause, il est de notre devoir de refuser que la culture soit réduite uniquement à une industrie. La création culturelle suppose l'exploration de l'avenir, l'auscultation des espoirs et des peurs d'une société. Cette exploration passe par une création toujours renouvelée portée par des avant-gardes. La plier aux besoins de la rentabilité économique c'est l'asphyxier. De plus, vouloir faire de la culture un bien commercial comme un autre c'est accepter des inégalités d'accès. La culture devient, pour chaque individu, ce qu'il a les moyens de se payer ; elle n'est plus le ciment d'une identité commune. La force de notre conception républicaine est au contraire d'affirmer que la culture, si elle reste un luxe humain, n'est plus un luxe social. A l'heure de la consommation et de la culture de masse, il y a là des enjeux majeurs.

Exception culturelle et résistance à la libéralisation

Ce fut le sens de la résistance à la libéralisation que la France a conduit avec d'autres pays à travers l'expression d'exception culturelle. Lors des négociations de l'Accord multilatéral sur l'investissement, nous avons refusé que la culture plie devant le commerce. Certes, le commerce audiovisuel fait partie de l'Organisation mondiale du commerce, soit au titre du GATT, soit au titre du GATS ou des accords sur la propriété intellectuelle. Mais chaque pays conserve le droit de soutenir sa propre production culturelle. La majorité des membres du GATS ont ainsi refusé de libéraliser leur secteur audiovisuel. La vigilance reste de mise. On connaît les défis à venir : refuser la distinction entre le secteur de la production, qui resterait protégé, et celui de la diffusion, qui serait libéralisé, éviter la notion de bien virtuel, qui conduirait à laminer de fait la création artistique, dernier danger enfin et non des moindres une révision a minima des accords sur la propriété intellectuelle. L'exception culturelle n'est pas une exception française, c'est au contraire une revendication que nous partageons avec de nombreux pays.

Passer à une nouvelle dimension : la diversité culturelle

Nous ne pouvons plus nous contenter de faire de l'exception culturelle un bouclier. Cela ne suffit plus de s'opposer à la mise sur le marché de la culture comme une marchandise banale. On ne peut en rester à des postures défensives ni se cantonner à une politique circonscrite au territoire national. Il faut s'atteler maintenant à une nouvelle tache : promouvoir la culture comme un bien public international que nous devons faire grandir dans toute sa diversité. La menace aujourd'hui est claire, c'est celle de l'uniformisation. Le risque est en effet qu'un libéralisme débridé ne conduise à une perte de substance des différentes identités culturelles. Dans une société de consommation, les conditions de l'échange culturel reposent sur la possibilité de promouvoir sa culture à l'extérieur. Ce qui est central n'est pas tant la qualité culturelle que la puissance des outils de diffusion. Par une espèce de loi darwinienne, le plus fort économiquement serait ainsi capable de laminer même le plus créatif culturellement. Cette menace n'est finalement pas si loin de celle que représente aujourd'hui la préservation de l'équilibre écologique de notre planète : préserver la diversité dans un contexte de globalisation est un enjeu qu'il nous faut relever.

Cette évolution signifierait à terme aussi bien la mort de nos cultures que de nos identités nationales, tant les deux sont liées. Prenons pour ne citer qu'eux, Jean-Luc Godard, Roberto Begnini, Pedro Almodovar, Martin Scorsese, Abbas Kiarostami ou Takeshi Kitano, d'où vient la force de leurs films ? De l'exploration d'univers personnels ancrés dans leurs propres cultures et irréductibles à une uniformisation castratrice. La culture a besoin de la diversité des identités et les identités nationales ont besoin pour s'exprimer de votre voix. La vitalité de la création intellectuelle et artistique est un élément décisif pour que les pays s'affirment sans se dissoudre dans les plus vastes ensembles qu'ouvre la mondialisation.

Passer à cette défense de la diversité culturelle suppose une petite révolution copernicienne. Il faut arrêter d'opposer une mauvaise production audiovisuelle américaine mais populaire et une bonne production européenne confidentielle. La diversité culturelle n'a rien à voir avec ce réflexe chauvin. Ce qui compte c'est que les cinéastes indépendants puissent produire aussi bien aux Etats-Unis qu'en Afrique ou en Europe. A l'inverse, le cinéma européen a besoin également de succès populaires qui jouent un rôle d'entraînement. Cessons d'opposer les aires géographiques comme des forteresses. Il faut au contraire tenter de défendre les productions à petit budget, les réalisations « art et essai », qu'elles viennent d'Europe, des Etats-Unis ou de l'Inde.

Moins que jamais cette relance novatrice ne peut s'opérer dans un esprit d'enfermement hexagonal. Nous devons contribuer à défendre toutes les cultures du monde et non pas seulement notre propre culture contre les risques d'uniformisation. C'est dans cette direction que le Président de la République a proposé l'adoption par l'UNESCO au plus tard en 2005 d'une convention mondiale qui érigerait la diversité culturelle en principe du droit international. Cette action pourra s'accompagner d'une politique internationale d'échange et d'aide aux petites productions, car ce sont elles qui font la diversité culturelle.

L'Europe de la culture doit pouvoir tracer la voie. Nous partageons des héritages communs venus de l'Antiquité et de la Chrétienté que chaque pays a fait fructifier en fonction de son génie propre. Les pays de l'Union européenne ont su pratiquer le dialogue et l'échange culturel, à travers de nombreuses coproductions. Le dialogue méditerranéen avec le cinéma égyptien, algérien ou marocain pour ne citer qu'eux est également une donnée qui s'est construite avec les années. Cette Europe de la culture inscrite dans les compétences de la Commission peut à terme préfigurer cette vision de la culture conçue comme un lieu de rencontres.

Conclusion

Défendre l'exceptionnalité de la création culturelle, aller au-delà des vieux conflits d'intérêt pour concevoir la culture comme un bien public international, promouvoir la diversité de la création : nous sommes aujourd'hui à l'avant-garde de ce combat. A travers lui c'est tout simplement notre conception de l'évolution de nos sociétés pour les années à venir qui se joue. Cet avenir est comme une médaille à deux faces : d'un côté l'image désincarnée d'une culture globale et sans âme, de l'autre les visages des identités culturelles de nos différents pays dialoguant entre elles ? C'est encore à nous de décider de quel côté nous voulons que cette pièce retombe. Voulons-nous que l'explosion des frontières se traduise par une uniformisation culturelle inexorable, source de crispations identitaires, ou voulons-nous faire en sorte que l'exceptionnalité culturelle soit le porte-étendard de ce dialogue des civilisations dont le monde a aujourd'hui tant besoin ?

Poser la question, c'est déjà y répondre.

Et je suis heureux que nous puissions, en le faisant de concert, partager ici, dans cette enceinte républicaine, la même conception ouverte et républicaine de la culture.