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24/11/2003 - Colloque du Consistoire central de France : "Hommage aux Hauts Fonctionnaires qui ont su dire non au Régime de Vichy"

Monsieur le Grand Rabbin de France,
Monsieur le Président du Consistoire Central de France,
Monsieur le Grand Rabbin Goldmann,
Monsieur le Premier Président Honoraire de la Cour de Cassation,
Mesdames et Messieurs,
Mes chers amis,

Je suis heureux de vous accueillir ici à l'Assemblée nationale, dans : la maison de la République, pour ce colloque en "Hommage aux Hauts Fonctionnaires qui ont su dire NON au Régime de Vichy".

Ce colloque, permettez-moi de le souligner se situe dans un contexte qui exige de nous tous une extrême vigilance et beaucoup de fermeté sur les principes et les valeurs qui fondent notre République. GRAVITÉ, VIGILANCE mais aussi ÉMOTION.

Monsieur le Grand Rabbin de France Sitruk, cher Jean Kahn, Monsieur le Grand Rabbin Goldmann, chers amis, tous les hauts fonctionnaires de Vichy ne furent pas, comme l'a si bien dit le Général de Gaulle, "prisonniers d'une fausse discipline", ou pire encore, coupables de contribution à l'horreur. Certes, mais je trouve réconfortant et encourageant que cette réalité historique de la "gloire des Justes" soit soulignée, ce soir, à votre initiative.

* * *

Le 16 juillet 1995, le Président de la République, a su trouver les mots JUSTES, précisément, pour commémorer la grande rafle du Vel d'Hiv. Tout le monde s'en souvient ici, je pense, comme d'un moment historique très fort.

"Il est, disait-il, dans la vie d'une nation des moments qui blessent la mémoire et l'idée que l'on se fait de son pays. Oui, la folie criminelle de l'occupant a été secondée par des Français, par l'État français. La France, patrie des Lumières et des Droits de l'Homme, terre d'accueil et d'asile, la France ce jour-là accomplissait l'irréparable. Manquant à sa parole, elle livrait ses protégés à leurs bourreaux".

Ces mots du Président de la République, prononcés plus de cinquante ans après les premières arrestations massives étaient une nouvelle étape de la France sur le chemin de la vérité et du devoir de mémoire.

Nous sommes aujourd'hui bien loin de certaines vaines polémiques suscitées à l'époque par cette "collaboration d'État", d'abord offerte puis contrainte. Nous sommes loin aussi de la thèse trop accommodante selon laquelle Vichy n'était "qu'un régime de fait". Et c'est tant mieux car souvent nos vieux péchés ont de longues ombres ! Mais cela ne s'applique pas spécifiquement à la France. Car la France, vous le savez bien, n'est pas un pays antisémite !

Vichy - Londres. En définitive, cette querelle entre la légitimité et la légalité ne fait que refléter l'éternel débat d'Antigone et de Créon. De quoi parlons-nous, si ce n'est de défendre les lois "non écrites" du devoir contre la fausse justice des décisions humaines ? En l'occurrence, combattre le crime et l'intolérance la plus odieuse à défaut de nommer le Mal.

Où était la vraie France ? A Londres ou à Vichy ?

Peu importe la réponse, ce fut bien en France, au nom d'un État français et par des Français que nos concitoyens juifs ont été persécutés. Le poids de la responsabilité l'emporte sur la querelle sémantique.

Que s'est-il réellement passé lors du vote du 10 juillet 1940 ? Dans le cadre si peu prestigieux du grand casino de Vichy, "une salle de cinéma" selon la formule de Pierre Laval, les deux chambres réunies en Parlement approuvent par 569 voix contre 80 le funeste projet de loi constitutionnelle qui donnait "tous pouvoirs" au Maréchal Pétain afin de promulguer "une nouvelle constitution de l'État français".

Il ne s'agit pas ce soir de rouvrir un débat qui, à mes yeux, est définitivement tranché. Mais il convient de rappeler minutieusement la chronologie qui a abouti à la naissance de ce régime de Vichy. Je rends d'ailleurs hommage au travail remarquable de beaucoup d'historiens français mais aussi étrangers, un travail indispensable et qui contribue à notre réflexion, à notre recherche et à notre besoin de vérité. Je cite les ouvrages exemplaires, notamment ceux de Jean-Pierre Azema et François Bedarida, Jean-Paul Cointet, François-Georges Dreyfus, René Rémond, et bien sûr celui de l'américain Robert Paxton.

Je ne peux m'empêcher de songer aussi, ici à cette tribune devant vous, à tous les livres si troublants de Hannah Arendt, notamment celui sur le procès d'Eichmann à Jérusalem : "Rapport sur la banalité du mal". Là encore, le criminel abrite toute sa défense sous le couvert du fonctionnaire zélé au service de la barbarie.

Je songe enfin au procès de Pierre Mendès-France, le 9 mai 1941, "Un tribunal au garde à vous" pour reprendre la formule de Jean-Denis Bredin. Entendant sa sentence, Mendès-France se tourne vers les soldats blêmes qui l'entourent. Il leur dit : "On vient de condamner un innocent par haine politique. Ce n'est pas la justice de la France, c'est celle de Hitler. Ne désespérez pas de la France !"

La responsabilité est fondée sur le libre arbitre et sur l'autonomie de l'individu maître de ses choix, y compris les actes accomplis sous la menace ou à contre cœur. Les historiens nous rappellent fort à propos que le tribunal de Nuremberg a non seulement rejeté l'alibi de l'obéissance aux ordres reçus. Mais il a surtout affirmé solennellement la prééminence de la loi naturelle sur le pouvoir d'État, en même temps que le primat absolu de la conscience, ce véritable "tribunal intérieur"

Le Vel d'Hiv., sa brutalité, ces images horribles d'autobus bondés, les enfants séparés de leurs parents. La trilogie sinistre de la Solution Finale qui s'enclenche administrativement, impitoyablement : concentration, déportation, extermination.

Comment la seule décision de faire procéder par la force publique à la rafle et à l'embarquement forcé dans des wagons à bestiaux d'hommes, de femmes, d'enfants, n'est-elle pas apparue immédiatement comme une ignominie et une transgression des normes humaines les plus élémentaires ?

Ces normes, cette humanité, au nom de quels principes une haute fonction publique pouvait-elle s'y soustraire ? Comment ne pas juger très sévèrement tous les hauts fonctionnaires qui ne surent pas voir à temps l'évidence ? Quelles sont les marges de manœuvre de l'individu "haut fonctionnaire" dans un État de jour en jour plus fantoche et plus répressif ? Pourquoi si peu de lucidité dans la tourmente ?

* * *

Dès l'automne 1940, trois décisions prises par le régime montraient pourtant à quel degré la politique antisémite résultait bien de l'initiative propre de Vichy. Ces trois étapes méritent d'être brièvement rappelées :

En premier lieu, le "Statut des juifs", promulgué le 3 octobre 1940. Le lendemain une autre loi autorise l'internement des ressortissants étrangers de "race juive" dans des "camps spéciaux" et accorde aux préfets le droit de les assigner à résidence. Enfin, le 7 octobre est abrogé le décret Crémieux du 24 octobre 1870 accordant la citoyenneté française aux juifs d'Algérie. Le 2 juin 1941, un deuxième "Statut" vient se substituer à celui de 1940, aggravant encore les discriminations. Le même jour, une autre loi prescrit un recensement des juifs dans toute la France métropolitaine et dans les colonies. Puis, à partir de 1942, véritable année pivot, le début des rafles.

Ce rappel douloureux de toutes ces étapes historiques balaie cette légende qui longtemps voulait nous faire croire que toutes les mesures antisémites du régime de Vichy avaient été prises sous la pression du vainqueur ou dictées par lui. Une légende qui semblait du coup disculper toute l'administration, comme s'il s'agissait d'un corps désincarné. La cause est aujourd'hui entendue : tous les travaux historiques faisant autorité depuis un quart de siècle ont mis en lumière la responsabilité directe du régime et donc aussi de l'écrasante majorité de ses hauts fonctionnaires. Je cite un seul chiffre, ô combien douloureux mais historiquement établi : les quatre cinquièmes des juifs déportés de France ont été arrêtés par les forces de police française.

Chers amis, Mesdames et Messieurs,

La seule repentance ne rachète jamais aucune vie. Elle n'excuse pas la faute ou le crime ! Bien au contraire, mais elle contribue à notre effort de lucidité tant sur le passé que sur le présent. Essayer de comprendre le cheminement qui mène à Auschwitz, c'est principalement réaffirmer que la mémoire est avant tout un enjeu politique à mille lieue d'une vaine compassion. Il s'agit sans doute du meilleur garde fou plus que nécessaire pour se prémunir en permanence contre l'embrasement des esprits.

Sous Vichy, tout change avec les grandes rafles de l'été 1942. Le caractère inhumain de la persécution devient enfin une évidence. Tous les rapports des préfets de l'époque rapportent l'émotion de la population française, heurtée, indignée et bouleversée. Les autorités spirituelles catholiques et protestantes se manifestent et condamnent le principe du racisme en même temps que les méthodes employées. La réprobation est générale.

Au-delà des hauts fonctionnaires, rappelons aussi que des milliers de Français non juifs sont venus en aide aux victimes, à commencer par le sauvetage des enfants. Les couvents, les pensionnats, les orphelinats ont été nombreux à ouvrir leur porte afin d'offrir un refuge aux proscrits. On estime à environ 45.000 le chiffre des enfants de moins de quinze ans qui ont ainsi échappé à une mort certaine. Comme le soulignent les historiens Jean-Pierre Azema et François Bedarida : "Au total, c'est grâce à cette protection au sein de la population que les trois quarts des juifs de France ont pu être soustraits au destin fixé pour eux par la Solution Finale".

Il date sans doute précisément de là, de cet été 42, le trop tardif réveil des consciences.

La conscience. Agir en son âme et conscience même sous son habit de haut fonctionnaire. Voilà, nous sommes là au cœur même de vos travaux de tout à l'heure. C'est à la plénitude de sa conscience d'homme libre que fait appel le haut fonctionnaire qui dit NON au régime de Vichy.

Vichy, c'était par excellence l'étouffement de toute expression démocratique. Si les Chambres Parlementaires subsistaient en théorie, elles furent en réalité ajournées. A défaut d'avoir été officiellement abrogée, la République fut non seulement anéantie par omission, mais aussi par la compromission, c'est à dire l'osmose de beaucoup de hauts fonctionnaires avec l'occupant. De cette période sombre de notre histoire vous avez pourtant préféré ce soir ne retenir que les JUSTES, c'est à dire tous ceux qui, dans les grands Corps de l'Etat, n'ont sombré ni dans la collaboration, ni dans le carriérisme, ni dans le déshonneur de la passivité devant l'horreur organisée.

Je vous en remercie, au nom de tous ces JUSTES dont vous allez parler. Ces JUSTES qui ont sauvé des juifs prouvent que la France n'était pas morte, où qu'elle fût, à Londres ou en métropole !

Nous savons qu'ils ne furent que quelques uns à mériter qu'un arbre soit planté dans l'allée des Justes, à YAD VASHEM à Jérusalem.

Il nous revient à nous tous, à nous les autorités, à vous grâce au dialogue, de bien faire comprendre à chaque citoyen français d'aujourd'hui, qu'on ne peut se réclamer de la France que si l'on mérite d'avoir son propre et bel arbre à YAD VASHEM.

C'est le message de cette France d'aujourd'hui et éternelle.