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11/12/2004 -Colloque annuel de la Conférence Olivaint « Réformes sociales en Europe: course à l'échec ? »

Mesdames et Messieurs,

Je suis particulièrement heureux de vous accueillir cet après-midi à l'Assemblée nationale au cœur de la République, de la République parlementaire, pour débattre des réformes sociales en Europe.

Sous l'interrogation pessimiste et volontairement provocante : « Course à l'échec? Est-il possible de réformer le monde social dans l'Union européenne? », c'est bien un sujet essentiel, dont les implications très concrètes touchent la vie et les préoccupations quotidiennes des Français, que votre conférence a choisi.

Nous ne pouvons répondre à la question « La réforme est-elle possible? » si nous ne répondons pas d'abord à la question qui précède: « Pourquoi les réformes sont elles nécessaires? » A quoi bon gloser sur les modalités de la thérapie si nous ne comprenons ni ne connaissons les causes du mal dont nous souffrons? De ce diagnostic, dépendront les voies et moyens dont nous aurons à débattre pour réformer.

Les pays européens sont confrontés à des chocs économiques et sociaux de grande ampleur: déséquilibres démographiques, vieillissement de leurs populations, migrations internationales, ouverture des frontières, compétition internationale, mouvements de capitaux à la recherche parfois de rémunérations spéculatives, délocalisations, désindustrialisation, sont autant de mouvements qui nous contraignent aujourd'hui à repenser nos politiques sociales et à les adapter à ce XXIe siècle si nous voulons les sauvegarder. Et nous voulons, nous Français, nous Européens, les garder, les consolider.

Ces mutations sont, soit directement issues, soit amplifiées par la mondialisation des économies. Celle-ci nous englobe dans un véritable marché planétaire. Nous faisons notre marché dans le village mondial. Cependant, nous aimerions continuer à vivre et travailler dans le village de nos parents, ce village où nous faisons les lois qui nous protègent.

Ces mutations ont des implications sociales considérables. Elles déstabilisent en effet les modes de production jusqu'ici socialement régulés par l'État nation. Notre capacité de création d'emplois est freinée.

Le haut niveau de chômage que nous connaissons en France depuis deux décennies pèse sur les budgets publics et sociaux qui connaissent un endettement structurel massif.

En face de ces problèmes apparemment insurmontables, d'aucuns ne voient de salut qu'en épousant les thèses de l'adaptation libérale à ces nouveaux marchés, tandis que d'autres voudraient trouver refuge contre la rigueur des temps dans une Europe offrant les bras protecteurs d'une politique sociale commune et renforcée.

Permettez-moi de poser le problème différemment en ajoutant dans la réflexion un troisième niveau: celui de la mondialisation.

Il me semble en effet que l'adaptation à laquelle nos sociétés sont contraintes ne doit éluder aucun des trois niveaux concernés: celui de la nation, celui de l'Europe, enfin celui de l'ensemble mondial.

Je voudrais essayer de montrer que l'intervention à chacun de ces niveaux est à la fois spécifique et complémentaire. Non seulement il n'y a pas de contradiction mais toute absence d'action à l'un de ces niveaux rend inopérants les efforts de réforme accomplis dans les deux autres.

D'abord, agir au niveau de chaque État national, donc agir en France.

Aucun des États membres de l'Union européenne, ne pourra éviter d'introduire chez lui - Europe ou pas, mondialisation ou pas - les réformes nécessaires à la sauvegarde de ses régimes de protection sociale. Ces réformes ne nous sont pas imposées seulement par le marché mais par l'évolution de la démographie, de l'espérance de vie, des aspirations humaines et du progrès des techniques.

Comment pouvons-nous assurer l'avenir de nos régimes de retraites et d'assurance maladie dans un contexte où le rapport entre population active et population dépendante évolue défavorablement, où la croissance intrinsèque des dépenses de santé est accélérée par une demande de soins toujours plus perfectionnés, appuyés sur des techniques plus coûteuses et alourdis par les besoins d'une population vieillissante. Au cours des dix dernières années, tous les États européens ont introduit des réformes dans ces deux secteurs pour les sauver de la faillite. Ces réformes ne sont jamais vraiment closes car des ajustements sont toujours nécessaires.

Mais si la nécessité de la réforme est peu contestée, si les grands équilibres doivent être rétablis, ses voies et moyens peuvent varier et nous retrouvons là le rôle de l'État et du choix démocratique.

Pour la France, je vois trois conditions fondamentales à une réforme réussie: le respect du principe de solidarité nationale, l'effort collectif partagé et l'appui du débat démocratique.

Le principe de solidarité, non seulement n'est pas antinomique avec la réforme, mais il est indispensable à son acceptation par les Français, d'autant que la solidarité est plus efficace sur le strict plan économique et social que le système d'assurance privée. La comparaison entre les États-Unis et l'Europe est à cet égard éclairante. En Amérique, la part des dépenses de santé dans le PIB est bien supérieure à celle des pays européens - 15 % aux États-Unis contre 8 à 10 % en Europe - pour un résultat sanitaire globalement équivalent et une couverture de la population américaine bien moins généralisée.

Il ne peut y avoir de solidarité nationale sans effort partagé par tous. Pour redistribuer et protéger, il faut d'abord avoir créé et produit. La France ne peut pas aujourd'hui, dans le contexte de concurrence effrénée qui s'impose à elle, prétendre travailler moins et conserver le même niveau de protection sociale et de services publics. On ne pourra pas, sans alourdir les déficits ni aggraver le chômage, faire fi de la productivité. La question du travail revient donc au cœur de la réflexion stratégique sur notre avenir.

Le débat démocratique est aussi indispensable à la compréhension par nos citoyens des enjeux des réformes, des voies possibles. La réforme exige la pédagogie du débat. Les réformes accomplies récemment en France sur les retraites et l'assurance maladie, au-delà de leur portée et des orientations définies, se sont appuyées sur des concertations approfondies avec les partenaires sociaux (directement avec le gouvernement ou au sein du Conseil d'orientation des retraites ou du Conseil pour l'avenir de l'assurance maladie) ainsi que sur un débat parlementaire prolongé, s'agissant des deux projets concernés.

Pour que notre effort collectif ne soit pas soutenu en vain, nous devons consolider le volet social de notre intégration commune européenne. Dans le marché commun que nous avons désormais achevé, il convient de ne pas faire du coût de la protection sociale une des composantes de la compétitivité des États membres, ce qui mènerait "au dumping social".

L'harmonisation vers le haut était le but de l'Europe sociale et doit le rester.

Ne mésestimons pas les résultats accomplis par les politiques sociales européennes fondées sur trois piliers complémentaires:

- un socle juridique commun fondé sur le dialogue social et des directives. Ces textes gouvernent, entre autres, l'égalité professionnelle, les durées maximales de travail et le régime des congés, l'interdiction du travail des enfants, la réglementation des contrats de travail, la protection de l'hygiène et sécurité. Un véritable code du travail européen se met progressivement en place, et c'est logique car notre espace économique est celui de l'Europe.

- le soutien financier au développement des pays ou des zones moins avancées ou en difficulté pour cause de reconversion. C'est le rôle du fonds social européen et des fonds structurels.

- les politiques de coopération et de coordination qui s'appliquent à des secteurs toujours plus nombreux (santé, immigration, emploi, etc.)

Ces politiques accompagnées de la non régression des politiques sociales nationales, ont donné des résultats signalés. Elles ont évité les reculs sociaux dans les États les plus avancés et permis aux autres des rattrapages remarquables. Qui ne pense aux progrès historiques accomplis au cours des 15 dernières années par l'Espagne, le Portugal et surtout l'Irlande dont le revenu par tête est aujourd'hui l'un des plus élevés d'Europe. Le rééquilibrage des richesses au sein des pays européens a tari les flux massifs des migrations intracommunautaires. On comprend que l'Union européenne constitue un ensemble attractif que les pays qui l'entourent veulent rejoindre.

Maintenant, laissez-moi comparer ce modèle avec un autre ensemble commercial qui, lui, n'incorpore pas dans son système d'échanges la construction de règles sociales. Je veux citer l'ALENA, l'accord de libre échange nord américain. Vous relèverez que, depuis dix ans que cet accord est en vigueur, il n'y a pas eu convergence de développement économique mais divergence: les écarts entre les salaires américains et mexicains sont aussi élevés aujourd'hui qu'ils l'étaient il y a dix ans; le déséquilibre économique entre les États qui composent cette zone a pour conséquence le maintien de flux élevés d'immigration du sud vers le nord, tandis que les emplois industriels les moins complexes se délocalisent du nord vers le sud.

Oui, la construction combinée d'un espace économique intégré et de règles sociales communes sur le modèle européen est un facteur de progrès pour tous.

Mais, aujourd'hui ce modèle est menacé.

Il est soumis d'abord aux pressions qu'impose l'élargissement de l'espace européen, et plus encore à l'emprise du marché mondial.

Ne nous cachons pas que l'élargissement à nos pays amis de l'Est de l'Europe, pour politiquement souhaitable qu'il ait été, pose des problèmes redoutables d'intégration économique et sociale.

Pour prendre un seul exemple, regardons le mouvement social qui s'est produit récemment en France dans les transports routiers.

Déjà, la concurrence des pays européens de l'Ouest est impitoyable : un conducteur de camion roule en moyenne, en France, 1.671 heures par an, alors qu'un Allemand est à 1.890 heures et un Espagnol ou un Britannique à plus de 2.000 heures, soit l'équivalent de un à deux mois de travail supplémentaire. Le pavillon français aurait ainsi vu sa part du trafic entre la France et l'Union européenne tomber de 52 % à 40 % en cinq ans. Son coût est supérieur de 10 points au coût européen.

Maintenant, l'ouverture des marchés imposée par l'Union européenne et le processus d'élargissement va amener la concurrence de routiers venus des pays de l'Est avec un temps de travail supérieur et des salaires deux fois moindres.

On voit déjà se créer un phénomène de délocalisations. Certaines entreprises françaises sont contraintes d'ouvrir des succursales dans les autres pays de l'Union et d'y recruter des salariés.

On pourrait multiplier les exemples.

La solution à ces problèmes ne peut venir que d'une impulsion au niveau européen tant par des directives sociales minimales que par la mise en place de protections contre une concurrence fondée sur le dumping social.

Mais la situation est d'autant plus inextricable que l'attractivité des pays de l'est qui pourraient suivre le chemin vertueux suivi dans le passé par l'Espagne le Portugal et l'Irlande est freinée par leur mise en concurrence au niveau mondial avec des pays dont les coûts de production sont plus attractifs encore.

Car le marché est mondial. Ce marché est de plus en plus ouvert et unifié. Les barrières douanières disparaissent. En 2005, l'échange de produits textiles sera totalement libéralisé. On dira que c'est l'évolution naturelle des industries de main d'œuvre. Mais, les services aussi se délocalisent et pas uniquement les services à faible valeur ajoutée. Hier les centres d'appel, aujourd'hui les services informatiques, demain les services financiers ou juridiques à très forte valeur ajoutée. D'ailleurs, nous sommes déjà demain. Le marché mondial concerne tous les secteurs. Il concerne aussi tous les pays. La Chine vient d'entrer dans l'OMC et elle est aujourd'hui l'atelier du monde. La division mondiale de la production se fait principalement en fonction des coûts des facteurs de production, notamment du travail, même si ce ne sont pas les seuls facteurs en cause.

Tel est le problème auquel sont confrontés aussi bien les États membres de l'Union que l'Union européenne dans son ensemble. L'Europe n'est plus un marché protégé au sein duquel peut s'organiser un ensemble de solidarités et de régulations. Elle se fond désormais dans un marché plus vaste qui, lui, non seulement ne connaît pas de régulation sociale mais souvent la refuse.

Il n' y aura pas en Europe d'harmonisation vers le haut des politiques sociales si le marché mondial les tire vers le bas.

Lorsqu'au XIXe siècle, l'industrialisation est apparue dans le cadre national, l'État a pu mettre en place une régulation protectrice. Aujourd'hui le pouvoir des États n'est plus adapté à un marché plus grand que leur territoire. Et ce rôle n'a pas été repris jusqu'ici par les instances internationales qui ne sont pas investies de la même légitimité.

Pourtant, il nous faut construire une régulation sociale internationale. C'est un enjeu crucial qui demanderait de longs développements.

Pour simplifier mon propos, je me réfèrerai ici à un document qui a peut-être échappé à votre attention car les médias ont été discrets à son sujet: le rapport de la Commission mondiale sur la dimension sociale de la mondialisation.

Créée sous l'égide du Bureau international du travail, cette commission, composée d'experts les plus éminents, de syndicalistes, de patrons, de chefs d'État, a fait une analyse sans concession des dysfonctionnements actuels de la mondialisation dont les fruits sont mal répartis et qui met en cause les solidarités sociales existantes. Pour corriger cette tendance, elle a formulé de multiples propositions à l'intention de la communauté internationale. Je voudrais en relever trois:

- D'abord appliquer les normes fondamentales du travail élaborées par l'Organisation internationale du travail. Toutes les institutions internationales compétentes devraient jouer leur rôle en s'attachant à promouvoir ces normes dans leur domaine de compétences, en veillant à ce qu'aucun aspect de leurs politiques ou programmes ne fasse obstacle à leur application, ce qui est loin d'être le cas actuellement.

- Ensuite, mobiliser davantage de ressources internationales afin d'atteindre les objectifs mondiaux de développement. Comme vous l'avez noté, cette proposition rejoint celle qui a été récemment formulée par le Président de la République avec la taxe pour le développement.

- Enfin, les principales recommandations du rapport visent à rendre le système multilatéral, y compris les institutions de Bretton Woods (Banque Mondiale et FMI), plus démocratique, plus responsable et mieux coordonné.

Nous retrouvons dans ces trois propositions les trois piliers du système européen: instruments juridiques de régulation, financement du développement, coordination des politiques. Il n'y a là aucun instrument miraculeux mais une démarche volontariste que nous devons promouvoir.

Les réformes que nous impose l'évolution des économies et de nos sociétés ne doivent pas nous conduire dans une course au moins disant social qui serait « la course à l'échec » pour reprendre votre formulation. Elles doivent au contraire, sans mettre en cause notre ouverture extérieure et nos engagements européens, nous inciter à être vigilants et actifs aux trois niveaux que je viens de mentionner.

Au plan national, nous sommes appelés à un devoir d'effort et de rigueur. Mettre sa maison en ordre avant de donner des leçons. Mais ce courage ne sera récompensé que si un cercle vertueux lui répond à l'extérieur.

Pour desserrer le cercle de crise qui nous étreint et créer ce cercle vertueux de progrès social, nous devons à la fois rester fermes au plan européen sur les objectifs d'une harmonisation sociale vers le haut, et devenir novateurs au plan mondial.

Une Europe schizophrène, qui d'un côté feindrait de proposer plus de social à l'intérieur de ses frontières, et de l'autre s'activerait à mettre en place un marché mondial toujours plus dérégulé, en espérant qu'une "main invisible" en corrige les dérèglements, n'a pas d'avenir car elle entrerait en contradiction mortelle avec son histoire et les aspirations de ses peuples.

Au contraire, nous autres, nations européennes, devons croire à notre modèle, à notre destin. L'Europe est le premier ensemble commercial du monde. Elle a l'autorité de demander à ses partenaires la mise en œuvre de normes sociales minimales et d'une politique de développement plus active et plus équilibrée. La mission de la France devrait être de le lui rappeler.

Je vous souhaite de fructueux débats qui contribuent à cette réflexion.