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18/03/2005 - Allocution prononcée lors du colloque « Georges Pompidou dans la modernité : Les tensions de l'innovation 1962-1974 »

Monsieur le Premier Ministre et Président de l'Association,

Monsieur le député,

Madame le secrétaire général,

Mesdames, Messieurs,

Je suis très heureux de vous accueillir ce matin à l'Assemblée nationale pour ce colloque consacré à l'action de Georges Pompidou.

Et je me réjouis que vous ayez choisi pour thème de vos travaux la question centrale de la modernisation de la France. Pour beaucoup d'entre nous, en effet, la période qui s'écoule de 1962 à 1974 et dont Georges Pompidou fut l'un des acteurs majeurs continue d'être une référence où puiser une inspiration nouvelle.

C'est dire combien votre rencontre me donne l'occasion d'exprimer quelques modestes réflexions liminaires.

Nous n'avons que trop tendance à résumer l'histoire de notre pays à quelques grandes dates symboliques, à quelques conquêtes politiques ou sociales fortes. Cette théâtralisation de l'histoire est probablement nécessaire tant il est vrai que celle-ci s'incarne dans des personnages et dans le verbe. Mais elle ne saurait tenir lieu de viatique pour comprendre l'évolution des nations et les mutations des sociétés. L'histoire ne se résume pas à l'événement. Si on veut l'analyser et l'appréhender à sa juste mesure, il convient de resituer le spectaculaire dans ce que Marc Bloch et les promoteurs de l'École des annales appelaient le « temps long ».

Et à cet égard, l'œuvre de Georges Pompidou mérite d'être revisitée. Elle n'a peut-être ni le geste ni le souffle de l'épopée dont le gaullisme est souvent traversé. Mais elle inscrit la France dans une dynamique, celle de la modernisation économique et du progrès social qui produira des effets durables et incontestables sur notre pays.

Pompidou a compris, parmi les premiers, que les conflits contemporains seraient économiques, que la concurrence des nations se déplacerait sur le terrain de l'innovation et de la technologie, de la recherche et de l'industrie.

Et Pompidou n'a eu de cesse que de préparer la France à relever ce défi là. Le réarmement compétitif de la France était à ses yeux un impératif majeur, aussi important pour notre pays qu'avaient pu l'être pour le Général de Gaulle la stabilité institutionnelle et la stratégie de dissuasion. La puissance économique est dès lors appelée à devenir le troisième pilier d'une politique d'indépendance qu'une grande nation comme la France a vocation à poursuivre inlassablement, quand bien même le monde dans lequel elle évolue serait de plus en plus interdépendant.

Ce legs, dont nous mesurons chaque jour la valeur et l'actualité, est précieux. Certes, il ne s'incarne pas dans des actes de rupture ou dans ces scènes qui marquent l'histoire, mais il résiste au temps qui passe. Et ce n'est pas un hasard si la France, marquée par tant d'années de désindustrialisation, de crise, de désespérance économique et sociale, redécouvre aujourd'hui la nécessité d'un effort national pour l'investissement productif, pour la revalorisation du travail, pour la recherche et l'innovation dont les années Pompidou fournissent un exemple accompli.

Certes, la politique ne se nourrit pas de nostalgie. Et les trente glorieuses ne reviendront pas comme par enchantement parce que nous aurions multiplié les colloques et les hommages à l'action des hommes qui en permirent l'avènement. Et si vos travaux doivent avoir, comme je le crois, une utilité et une autre raison d'être que la célébration de l'histoire, c'est de nous montrer que chaque époque doit forger les outils adaptés aux défis qu'elle doit relever. Chaque génération doit faire confiance à ses propres capacités d'imagination et de création pour élaborer et mettre en œuvre les mécanismes, les procédures, les stratégies qui permettront à la France de garder son rang.

Nombre des Institutions qui sont aujourd'hui à la disposition de l'État sont héritées des années Pompidou. Sont-elles toujours adaptées au monde dans lequel nous vivons, ont-elles besoin d'être réformées ou réorientées ? Il n'est pas tabou de s'interroger ainsi sur l'évolution de la DATAR ou du Commissariat général au Plan qui ne sont plus hélas les fers de lance de la modernisation de la France. Il ne s'agit pas d'incriminer les hommes ou de porter un jugement de valeur. Il s'agit de comprendre que les instruments imaginés jadis ont souffert de l'ouverture de notre économie au monde, de la fragmentation du pouvoir induite par la construction européenne ou la décentralisation. Il s'agit de comprendre que le sentiment de l'urgence qui tend à emporter toute action politique, au détriment du long terme, a rendu fragile l'idéal même de planification et à travers lui d'anticipation de l'avenir.

Je crois pourtant que l'intérêt public commande de consolider un dispositif de réflexion et de prospective respecté et écouté. Si nous voulons garder de notre époque une image aussi forte et aussi positive que celle des années Pompidou, il faut être capable de faire le ménage dans les comités Théodule, de s'attaquer à l'économie de rente, de lever les obstacles à l'innovation et au dynamisme. Soyons capables de regrouper des organismes, de leur assigner des objectifs clairs, de mettre de l'ordre dans l'État en un mot. Notre pays y gagnerait en crédibilité, en créativité et en capacité d'anticipation.

Puisque ce colloque me permet de conjuguer l'histoire au présent, il me donne enfin l'occasion de mettre en évidence le décalage entre l'ampleur des changements politiques, économiques et sociaux qui ont marqué notre pays, de la reconstruction au premier choc pétrolier, et la difficulté actuelle des gouvernants, quels qu'ils soient, à réformer en profondeur. Il y a là matière à interrogation.

Il faut naturellement résister à la tentation qui consiste à rehausser le passé et à dévaloriser le présent. Les réformes d'hier ne furent pas sans secousses, sans drames et sans convulsions. De la grève des mineurs à mai 68, en passant par les aléas monétaires, les années Pompidou sont, comme le titre même de vos travaux le disent, des années de tension. Et nos années plus tranquilles sont aussi des années de réformes sur lesquelles nos successeurs porteront peut-être des appréciations plus indulgentes que certains commentateurs d'aujourd'hui.

En réalité, le problème me paraît être ailleurs que dans une comparaison des mérites respectifs de nos gouvernants.

Il réside dans la conjugaison de deux phénomènes qui participent à l'affaiblissement du politique. Le premier, c'est la mondialisation qui rend nombre des instruments de politique économique inopérants ou obsolètes. L'État a moins de capacité à agir qu'auparavant. Il tente de trouver dans l'Europe un substitut à sa propre impuissance sans toujours parvenir à installer au sein de l'Union les instruments de maîtrise de la globalisation économique. Mais, ce n'est évidemment pas une raison de se détourner de cette entreprise qui, si elle est bien conduite, doit rendre à la politique sa véritable ambition : celle d'organiser la vie économique et sociale en fonction de règles permettant l'épanouissement de chacun, non de transformer la planète en un gigantesque « monopoly » dont les gagnants seraient toujours les mêmes et dont les perdants seraient connus à l'avance.

Le deuxième phénomène est, me semble-t-il, plus franco-français. Il réside dans notre relative incapacité à concevoir la modernisation dans la durée, et à mener à bien un processus de réforme dans la sérénité. La France oscille entre la tentation du grand soir et le goût du confort. La première mène à la révolution, le second entretient le conservatisme. La réforme maîtrisée tente de se frayer un chemin de crête entre ces deux aspirations contradictoires que sont la volonté de changement et l'attachement au statu quo. Ni les procédures de notre démocratie représentative, ni la faiblesse intrinsèque de nos organisations professionnelles et syndicales ne donnent à la réforme les meilleures chances d'aboutir. Il y a là, à mes yeux, un vaste chantier à mener et j'ai commencé à le faire à la place qui est la mienne au Parlement en rendant possibles des grands débats sur la retraite et l'assurance-maladie. Je l'ai fait, armé d'une conviction simple et pas toujours partagée au sein de ma propre famille politique : la modernisation économique et sociale doit être comprise pour être légitime.

Et notre pays, notre société a besoin d'un vaste effort de pédagogie pour comprendre, après des années d'anesthésie et d'expédients, qu'un grand effort national, comparable à celui accompli dans les années 60, est nécessaire pour préserver un système de retraite ou d'assurance maladie fondé sur la solidarité, pour maîtriser une dépense publique qui n'en peut plus de croître au détriment de l'efficacité même des sommes concernées, pour résorber une dette qui étouffe le budget de l'État et qui nous prive des marges de manœuvre nécessaires à la préparation de l'avenir.

Voilà, Mesdames et Messieurs, les quelques réflexions que m'inspire ce beau sujet que constitue l'évocation de la France de Georges Pompidou dans la modernité. La modernité en politique n'est pas une mode. Elle ne saurait s'assimiler à un engouement passager pour telle ou telle tocade, non plus qu'elle ne doit conduire les responsables à bercer nos compatriotes d'illusions ou de chimères.

La modernité en politique, c'est inscrire une action déterminée et patiente dans le temps, une action qui résiste aux alternances parce qu'elle correspond à l'intérêt général du pays, une action qui sache bousculer les corporatismes de l'instant pour tracer un chemin que la nation puisse emprunter pour aller de l'avant sans renier ses valeurs.

Tel est, à mes yeux, le message laissé par l'action réformatrice de Georges Pompidou au service de la France. Puisse-t-il inspirer celle de nos gouvernants.