Accueil > Archives de la XIIe législature > Discours de M. Jean-Louis Debré, Président de l'Assemblée nationale

03/01/2006 - Palais de l'Élysée - Voeux de M. Jean-Louis Debré et du Bureau de l'Assemblée nationale au Président de la République

Monsieur le Président de la République,

Je suis heureux de vous présenter, au nom du Bureau de l'Assemblée nationale et de l'ensemble des députés, nos vœux les plus sincères et les plus chaleureux pour cette année 2006 et, pour ce qui me concerne, les plus affectueux.

Souhaitons que cette année soit, pour notre pays dont vous avez la charge, une période qui lui permette de renouer avec la croissance économique sans laquelle il ne peut y avoir ni baisse durable du chômage, ni véritable cohésion sociale.

*

* *

Face aux difficultés et aux turbulences que vient de traverser la France, il y a aujourd'hui un sujet à la mode.

Il mobilise bien des imaginations, fertilise la réflexion de certains. C'est le débat institutionnel. On aime en France changer de Constitution. En deux siècles, nous en avons essayé un peu plus d'une quinzaine, alors que les règles constitutionnelles ont été fixées une fois pour toute aux États-Unis en 1787 et que depuis 1791 les amendements à la Constitution américaine ont été peu nombreux. De même, le régime politique anglais repose dans son fonctionnement sur des principes qui ont peu évolué. En France, et c'est l'une de nos originalités, une Constitution nouvelle est à peine adoptée, que l'on pense déjà à la suivante. Les politiques et les juristes raffolent du débat institutionnel.

Ainsi, voilà près de 50 ans que l'on affirme que nos institutions sont dépassées, désuètes, obsolètes, dangereuses, inefficaces. D'ailleurs, n'avait-on pas prédit qu'elles ne survivraient pas au général de Gaulle ? Dès 1962, certains éminents professeurs de droit prônaient déjà le passage à la VIe République. Depuis le début de l'application de nos institutions actuelles, les partisans du régime présidentiel du type américain s'opposent aux nostalgiques du régime d'assemblée, c'est-à-dire à ceux qui veulent faire du parlement à la fois l'organe législatif et l'organe exécutif. Depuis Montesquieu et l'esprit des lois, c'est à dire depuis 1748, nous dissertons avec délectation sur les avantages, les inconvénients de la séparation des pouvoirs.

En cinquante ans, la société française a évolué, les mentalités politiques se sont transformées, et conséquence de la répétition des mêmes règles électorales, sauf en 1986, à travers douze élections législatives, c'est-à-dire 23 tours de scrutin, le fait majoritaire s'est imposé. La réforme des institutions de la Ve République n'est donc pas un sujet tabou et aujourd'hui, il n'est pas inutile de réfléchir à l'avenir de nos institutions. Vous-même, vous avez cherché à en améliorer le fonctionnement, à les moderniser.

Alors parlons-en devant vous, Monsieur le Président, qui êtes le garant de leur bon fonctionnement. Contrairement à ce que pensent certains, nous pouvons très bien en rectifier le fonctionnement sans changer la Constitution, par une transformation des comportements de chacun et, pour le Parlement, par une simple évolution des règlements intérieurs.

*

* *

L'importance des Règlements des assemblées est presque aussi essentielle pour le fonctionnement de nos institutions que la Constitution elle-même. C'est la raison pour laquelle les constituants de 1958 ont imposé que toute modification du règlement des assemblées soit soumise automatiquement et préalablement à son application à l'examen du Conseil constitutionnel.

Ces mutations du Règlement doivent toutefois être faites avec prudence et le souci de donner au Parlement toute sa place dans nos institutions, sans chercher à conférer à l'Assemblée nationale et au Sénat un rôle qui ne serait pas le leur : attention aux risques de confusion des pouvoirs. Mais, compte tenu de l'élection du Président de la République au suffrage universel et de la puissance de la machine administrative, il convient de renforcer l'autorité politique du Parlement.

*

* *

Dans sa fonction législative, en faisant en sorte que nous légiférions sur l'essentiel et en rappelant que la Constitution impose la séparation entre ce qui relève de la loi et ce qui est du domaine du règlement, ce qui me paraît être la première priorité.

Il me semble que dans ce domaine, on puisse miser davantage sur l'incitation et la pédagogie que sur la contrainte.

Depuis la décision du Conseil constitutionnel du 21 avril 2005, on peut considérer que le principe de séparation entre le domaine de la loi et celui du règlement n'a plus pour seule raison d'être la protection du champ de compétence du Gouvernement mais constitue désormais une norme garantissant la qualité de la loi et qu'il est, à ce titre, opposable au Gouvernement.

Ainsi, j'envisage de conférer à notre commission des lois la charge d'émettre un avis sur le caractère législatif ou réglementaire de chacun des projets du Gouvernement ou des propositions des députés.

Cette réforme pourrait être utilement complétée par la publication des avis du Conseil d'État sur les projets de loi. C'est mon souhait.

*

* *

Mais, Monsieur le Président, toujours sans modifier la Constitution, nous pourrions aussi, pour plus de lisibilité politique des débats législatifs, essayer de mettre un terme à deux dérives préoccupantes.

La première concerne le Parlement et le Gouvernement. Elle a trait aux amendements, dont le nombre ne cesse de croître alors même qu'ils sont déposés de plus en plus tardivement.

Depuis le début de cette XIIe législature, ont été enregistrés 93 908 amendements alors que, sous la première législature 1959/1962, seulement 4 564 amendements avaient été déposés. Il faut attendre les années 1968 à 1972 pour que soit dépassé le cap des 10 000 amendements, et la XIe législature, soit les années 1997 à 2002, pour que le seuil des 50 000 amendements soit atteint.

Aujourd'hui, donc, et alors que la législature n'est pas terminée, nous sommes sur la voie des 100 000 amendements déposés. Certes, tous ne sont pas examinés. Mais beaucoup d'entre eux le sont. Cette XIIe législature en a déclaré recevables 69 917. Ces chiffres, par eux-mêmes, illustrent une inflation préoccupante du nombre d'amendements.

Ils démontrent que les projets de lois présentés par le Gouvernement sont, en tout cas certains d'entre eux, précipitamment rédigés.

Ainsi il n'est pas rare qu'en plein milieu de la discussion du projet de loi, le gouvernement amende lui-même son propre projet se rendant compte qu'il est mal rédigé. A titre d'exemple, j'évoquerai le projet de loi pour l'égalité des droits et des chances des personnes handicapées ou bien encore celui relatif au droit d'auteur. Au cours du débat sur ce dernier texte, le Gouvernement a présenté deux amendements de quatre pages ! Cela tend à démontrer, hélas, une certaine impréparation des textes gouvernementaux. Le travail de concertation avec les parlementaires en amont du débat en commission ou dans l'hémicycle est de moins en moins bien réalisé et l'administration qui a rédigé le projet ne veut rien modifier pendant cette phase d'élaboration oubliant qu'elle y sera contrainte lors des débats ;

- cette inflation d'amendements démontre aussi qu'à force de tout vouloir régler par la loi, même ce qui n'est pas de son domaine, nous perdons de vue l'essentiel ;

- mais également cette inflation d'amendements enseigne, et c'est le plus fréquent, que la multiplication d'amendements est devenue pour l'opposition, ceci est valable aujourd'hui comme hier, non pas une façon d'améliorer le texte gouvernemental mais de faire de l'obstruction politique et de retarder le vote de la loi.

Naturellement, il n'est pas question d'enlever aux parlementaires la liberté d'amender projets et propositions de loi. Mais les chiffres que j'ai cités démontrent que les conditions d'examen de ceux-ci doivent être revues. Je crois en effet qu'il serait utile d'aménager les règles régissant le dépôt des amendements. C'est possible de le faire là encore sans modifier la Constitution. C'est ce que nous avons décidé à l'Assemblée nationale pour les projets d'amendements à la loi de finances, qui doivent être déposés soit 24 heures, soit 48 heures avant leur examen par l'Assemblée. Puissions-nous, comme au Sénat, généraliser cette règle pour toutes les lois. Cela ne nécessiterait pas la réunion d'un congrès constitutionnel.

Le dépôt tardif des amendements empêche tout travail d'analyse sérieux de la part des commissions et les débats qui devraient avoir lieu en leur sein sont reportés en séance publique qu'ils contribuent à allonger. L'on peut légitimement se demander si cette pratique ne porte pas atteinte à « la clarté et à la sincérité des débats » dont le Conseil constitutionnel vient de faire un principe constitutionnel et ne conduit pas à la complexité de la loi que ce même Conseil vient de censurer.

Les arguments politiques de séance l'emportent souvent sur les considérations juridiques et les textes qui en résultent en portent parfois les stigmates.

*

* *

La seconde dérive est de la seule responsabilité du Gouvernement. Elle concerne les modalités mêmes d'examen des textes, pour lesquels l'urgence est de plus en plus souvent invoquée. L'urgence a ainsi été demandée pour 59 projets gouvernementaux depuis le début de cette législature, soit pour un peu plus d'un quart d'entre eux. Peut-être conviendrait-il que le Gouvernement utilise avec plus de parcimonie cette procédure ?

L'urgence voulue par le Gouvernement ne résulte pas toujours de l'importance du projet ou de la nécessité de le mettre rapidement en œuvre.

Des textes importants adoptés sous la présente législature, en particulier ceux sur la décentralisation : Libertés et responsabilités locales, loi organique sur l'autonomie financière des collectivités locales..., l'ont été selon les modalités ordinaires, alors que bien d'autres de portée moindre ont été examinés en urgence.

Urgence ne veut pas dire automatiquement nécessité d'un examen rapide, comme en témoigne le projet de loi relatif au droit d'auteur et aux droits voisins en cours de discussion devant l'Assemblée nationale. Adopté en Conseil des ministres, déposé en novembre 2003 sur le bureau de l'Assemblée nationale, inscrit puis retiré de l'ordre du jour en juin 2005, finalement il revient à l'Assemblée le 4 octobre, mais frappé de l'urgence, demandée le 21 juillet. Les débats n'ont commencé que le 20 décembre dernier. Ils ne sont pas terminés. S'il était urgent d'adopter ce projet de loi, pourquoi ce délai d'attente entre la délibération en conseil des ministres et l'examen par l'Assemblée nationale ?

Surtout, ces textes votés en urgence ne font pas l'objet d'une mise en œuvre plus rapide. On ne peut que le déplorer. Le taux d'application des dispositions législatives prévoyant explicitement un suivi réglementaire était de moins de 20 % en 2004-2005. Certes, des progrès ont été accomplis depuis quelques mois, notamment depuis que l'Assemblée nationale par la modification de son Règlement que j'ai voulue avec Jean-Luc Warsmann a donné à ses rapporteurs la possibilité de suivre l'application des textes qu'ils ont présentés. À titre d'exemple, le premier rapport de Jean-Michel Dubernard, président de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales sur la loi relative à la politique de santé publique faisait état d'un taux d'exécution de la loi six mois après sa promulgation de 6,6 %. Son deuxième rapport, en novembre 2005, soit plus de quinze mois après le vote de la loi, mentionnait une exécution de l'ordre de 22 %. Le rapport de notre collègue, Pierre-Louis Fagniez, sur la loi bioéthique précisait, sept mois après la publication de ce texte, qu'un seul de ses seize articles était applicable. Il faut encore trop souvent plus de six mois pour que les décrets d'application soient publiés.

Nous débattons en urgence et le Gouvernement ne fait pas suffisamment diligence pour publier rapidement les décrets d'application.

Cela ne manque pas de créer une certaine incompréhension chez nos concitoyens pour lesquels « urgence » rime avec examen et mise en œuvre rapides.

Le second effet pervers du recours trop fréquent à l'urgence vient du fait que ce mode d'examen ne permet pas toujours, surtout sur les sujets les plus délicats, une réflexion approfondie, notamment sur l'articulation des amendements adoptés avec le droit existant.

En fin de compte, il revient à une commission mixte paritaire de trancher et de proposer ce qui, le plus souvent, s'apparente à un compromis, avec les limites inhérentes à ce genre d'exercice. Son but est de parvenir à un accord, il n'est pas de parachever une construction juridique.

*

* *

Monsieur le Président, 2006 doit être pour le Parlement de la République, non seulement une année mise à profit pour la rénovation de sa mission législative : légiférer moins pour légiférer mieux, mais aussi le moment pour le conforter dans sa fonction de contrôle de l'exécutif et de l'administration.

La réforme des services de l'Assemblée nationale que j'ai initiée et qui va se mettre en place au Palais Bourbon, la modification des compétences des commissions que je vais proposer pour la prochaine législature en sont notamment l'expression.

Je souhaite aussi que cette année soit l'occasion pour l'Assemblée nationale de donner plus de place à une autre mission du Parlement, même si elle n'est pas inscrite formellement dans nos textes constitutionnels, celle d'être le lieu où, par l'intermédiaire de ses représentants, les problèmes de notre société sont discutés. Le Parlement se doit d'être le lieu où l'on réfléchit aux évolutions de notre société en dehors même de l'examen d'un projet ou d'une proposition de loi. La mission d'information sur l'effet de serre, celle sur les enjeux des essais et de l'utilisation des OGM, mais aussi celle sur la famille et le droit des enfants.... comme la mission sur l'accompagnement de la fin de vie ou celle sur le port de signes religieux à l'école en sont l'expression.

L'Assemblée nationale se doit d'être ouverte à toutes les idées, à toutes les réflexions. Elle a vocation à être une enceinte de dialogue, de confrontation des opinions, d'affrontement des idées. Le Parlement doit pouvoir réfléchir à l'abri de la pression des médias ou de celle de l'opinion sur tous les sujets. Il se doit de les aborder en dehors des réflexes partisans. C'est ainsi que j'ai compris le sens de la mission que vous m'avez confiée il y a quelques semaines. Ce dialogue, cette confrontation, cette réflexion ne doivent pas avoir de frontières politiques. La vérité des uns ne peut systématiquement écarter la vérité des autres. Les certitudes d'un groupe, fut-il majoritaire, ne l'emportent pas automatiquement sur les certitudes des groupes minoritaires. J'ai imposé, par une modification de notre Règlement, le pluralisme dans les missions d'information décidées par la Conférence des Présidents comme j'ai installé ce pluralisme dans la conduite d es commissions d'enquête. Je ne verrai que des avantages à ce que le Parlement soit sollicité dans cette mission, plus qu'il ne l'est aujourd'hui, même par le Gouvernement.

*

* *

Monsieur le Président de la République, de toutes façons l'Assemblée nationale, soyez en persuadé, tiendra au sein de nos institutions toute sa place. Elle assurera avec rigueur ses missions de législateur, de contrôle, mais également de réflexion sur l'avenir de notre société.

Au nom du bureau de l'Assemblée, recevez pour vous-même et votre famille nos vœux les plus sincères et les plus chaleureux.