Accueil > Archives de la XIIe législature > Discours de M. Jean-Louis Debré, Président de l'Assemblée nationale

14/11/2006 - Allocution à l'occasion du « Mardi de Lassay » consacré à André Malraux

Mesdames,

Messieurs,

Chers collègues,

L'Assemblée nationale examinera demain le budget de la Culture. Même s'il n'a jamais eu l'importance quantitative de celui de la Défense ou de celui de l'Education nationale, il fait toujours l'objet d'un débat particulièrement nourri car, les députés le savent, ce n'est pas un budget comme les autres.

De 1959 à 1969, son examen constituait même un moment de choix dans la vie parlementaire : les députés venaient nombreux dans l'hémicycle, quelques-uns pour prendre la parole et appeler l'attention du gouvernement sur un point particulier, la plupart, pour le seul plaisir d'entendre André Malraux.

Le ministre des Affaires culturelles disposait de fiches très complètes, préparées par ses conseillers. Il donnait quelques chiffres, répondait consciencieusement aux questions des députés, mais dès qu'il le pouvait, il s'évadait... A quoi bon répéter ce qui figurait déjà dans les documents budgétaires et dans les rapports ? Alors, devant cet hémicycle attentif, au calme inhabituel, il parlait de l'art, de la civilisation, des chefs-d'œuvre, du génie, et il en parlait avec cette intensité, cette conviction, et aussi cette verve, cet esprit mordant et persuasif, si caractéristiques.

Ne croyons pas que les grands débats parlementaires n'aient eu lieu qu'aux temps lointains de la monarchie de Juillet ou de la Troisième République. Depuis 1958, les belles séances n'ont pas manqué et il suffit de relire les discours d'André Malraux pour s'en convaincre.

L'auteur de La Condition humaine savait aller à l'essentiel sans sacrifier la beauté du débat. Quand il réclamait des crédits pour ses « maisons de la culture », il ne s'égarait pas dans le détail : il voulait bâtir les « cathédrales » modernes, « c'est-à-dire, disait-il, le lieu où les gens se rencontrent pour rencontrer ce qu'il y a de meilleur en eux ». Très politique aussi, il savait frapper l'imagination, en déclarant que ce qu'il demandait ne représentait, après tout, que « le prix de vingt-cinq kilomètres d'autoroutes »... « La France pour cette somme misérable, peut, dans les dix ans qui viendront, redevenir le premier pays culturel du monde », lançait-il, plein de foi en sa mission, plein d'amour pour son pays.

Mais André Malraux ne venait pas seulement à l'Assemblée pour réclamer des crédits : il fut un des grands législateurs de la Cinquième République. A un député qui lui reprochait la faiblesse de son budget, il fit un jour cette réponse pleine de bon sens : « Mais c'est une raison de plus pour faire des lois qui compensent son insuffisance. » Pour Malraux, « de même qu'un gouvernement est d'abord fait pour gouverner, une loi est d'abord faite pour aider quelqu'un à faire quelque chose ». Ce romancier qui avait le culte de l'action, au point de définir un homme par la somme de ses réalisations, était un ministre qui agissait : il légiféra à quatre reprises sur la restauration des monuments historiques et la protection des sites, sauvant au bon moment un patrimoine gravement endommagé par la guerre et menacé par l'expansion industrielle. Sans Malraux, la France serait moins belle, car de nombreux sites et monuments n'existeraient plus.

Son amour du patrimoine n'avait rien de passéiste : André Malraux savait que l'avenir se nourrit du passé, il recherchait la transmission du savoir, car, expliquait-il, « il y a un héritage de la noblesse du monde ». C'est pourquoi il était attentif aux succès du cinéma français comme aux audaces de la jeune création dramatique.

Quand, en 1966, plusieurs députés de la majorité veulent sanctionner l'Odéon d'avoir représenté Les Paravents de Jean Genet, Malraux les combat, et il les engage à toujours choisir la liberté, même si, dit-il, elle « n'a pas toujours les mains propres »...

Malraux ministre, c'est la meilleure illustration de ce qu'est la politique au sens plein : des objectifs ambitieux, une volonté sans faille, la capacité de convaincre et, au final, des réalisations concrètes. Sans avoir le profil d'un gestionnaire ni d'un administrateur, André Malraux fut sans conteste un grand ministre.

Lui qui n'avait aucun mandat local était même un collègue obligeant : aux séances de questions, qui avaient lieu à l'époque le vendredi, il répondait pour les ministres pressés de regagner leur province. Sur les prix agricoles ou les implantations industrielles, il arrivait quelquefois que le ministre des Affaires culturelles représente à lui tout seul la collégialité gouvernementale... Mais André Malraux supportait très mal l'absentéisme des députés - et il avait raison.

Le 22 novembre 1963, alors qu'il n'y a plus que trois députés dans l'hémicycle, il s'emporte, il proteste : « Il faut qu'on sache, à la lecture du Journal officiel, que nous tous, ici, ne parlons pour personne », s'exclame-t-il. La présidente, Jacqueline Thome-Patenôtre, a bien tenté de le calmer, en expliquant que beaucoup de députés étaient en route pour le congrès de l'UNR. « C'est vrai, madame la présidente, répond Malraux, mais je participe moi aussi à ce congrès, même dimanche, et je suis cependant présent ici aujourd'hui. »

Disponible, mais exigeant : tel était André Malraux, à qui je suis heureux de rendre hommage ce soir à l'occasion des trente ans de sa disparition.

L'Assemblée nationale se devait d'être la première à célébrer sa mémoire, car c'est dans l'hémicycle du Palais Bourbon qu'André Malraux a su le mieux définir ses conceptions.

Au Sénat, il allait à reculons, puis il cessa d'y mettre les pieds après la crise de 1962. Pour punir Gaston Monnerville d'avoir insulté le Général, Malraux priva de sa présence le palais du Luxembourg. Il aimait, en revanche, le Palais Bourbon, qu'il avait découvert comme journaliste dans la fièvre du Front populaire, qu'il retrouva à la fin de l'année 1945 comme éphémère ministre de l'Information et qu'il sut captiver pendant les dix années consécutives de son « apostolat » culturel.

Nous allons entendre Michel Favory, sociétaire de la Comédie-Française, qui a déjà interprété Malraux dans L'Alerte, la pièce de Bertrand Poirot-Delpech. Il s'agissait alors du jeune Malraux, confronté à Drieu La Rochelle. Ce soir, c'est le Malraux législateur et ministre, c'est le Malraux qui sauve notre patrimoine historique tout en militant pour l'art contemporain que nous allons redécouvrir.

Puis, pour prolonger cet hommage, je vous ai réservé la primeur d'une trouvaille extraordinaire : un enregistrement inédit d'André Malraux, retrouvé à l'Assemblée nationale et réédité à mon initiative. Six mois avant sa mort, André Malraux avait été auditionné par les députés membres de la « commission des libertés », une commission spéciale chargée d'élaborer une charte moderne des droits et libertés. Dans les archives de cette maison, il y avait une grosse bobine de bande magnétique qui conservait l'enregistrement de cette audition. J'ai voulu être fidèle à l'enseignement d'André Malraux : j'ai souhaité que ce document exceptionnel soit accessible à tous, car il constitue, en quelque sorte, le testament politique et moral de l'écrivain et du ministre. Vous trouverez, en sortant, les premiers exemplaires du CD qui arrivera en librairie dès la fin du mois.

Victor Hugo, qui rêvait de devenir ministre de l'Instruction publique, n'entra jamais au gouvernement. André Malraux eut, quant à lui, la possibilité de donner toute la mesure de son talent. On a souvent dit qu'il aurait aimé obtenir le ministère de l'Intérieur... Il avait mieux à faire. Pour Malraux, il fallait une administration sur mesure.

Nous avons, à l'Assemblée nationale, le devoir de contrôler l'action du Gouvernement. Cela signifie, généralement, l'obligation d'être critique. Dans le cas d'André Malraux, n'ayons pas peur de montrer une certaine admiration envers ce ministre qui fut beaucoup plus qu'un ministre.