Version PDF

DÉLÉGATION POUR L'UNION EUROPÉENNE

COMPTE RENDU N° 76

Réunion du vendredi 27 février 2004 à 9 heures 30

Présidence de M. Pierre Lequiller,
Président de la Délégation pour l'Union européenne,
et de M. Edouard Balladur,
Président de la Commission des affaires étrangères,

Echange de vues avec M. Jean-Claude Juncker, Premier ministre du Grand Duché du Luxembourg, et une délégation ministérielle luxembourgeoise, sur l'avenir de l'Europe (réunion commune avec la commission des affaires étrangères)

Le Président Edouard Balladur a accueilli M. Jean-Claude Juncker, Premier ministre du Grand Duché du Luxembourg, et la délégation ministérielle luxembourgeoise, en rappelant la part très active qu'avait, dès l'origine, pris le Luxembourg dans la construction européenne. Il a également souligné le rôle essentiel joué par M. Jean-Claude Juncker à certains moments importants pour l'Europe. Il a jugé que l'Union se trouvait à l'heure actuelle dans un de ces moments décisifs et qu'elle devait donc trouver une réponse aux difficiles problèmes qui lui sont posés, comme elle l'avait toujours fait dans le passé.

Il a interrogé M. Jean-Claude Juncker sur son appréciation de la situation actuelle - en particulier sur l'élargissement, les questions institutionnelles et les problèmes économiques et budgétaires - et sur les perspectives envisageables.

M. Jean-Claude Juncker, Premier ministre du Grand Duché du Luxembourg, a évoqué en premier lieu les institutions, en soulignant que le débat constitutionnel devait être « maintenu en vie » et que la présidence irlandaise s'y employait. Il a souhaité que celle-ci ne se termine pas sur un « non-lieu », afin que les élections européennes de juin puissent se dérouler en perspective d'un accord final sur la Constitution qu'il faudrait, en tout état de cause, obtenir avant la fin 2004. Sinon, il sera très difficile de mobiliser les citoyens européens en juin prochain. Les travaux de la Convention ont été d'une qualité telle que le résultat final ne devra pas s'éloigner trop du texte et de sa philosophie générale. Certaines améliorations doivent cependant lui être apportées. S'agissant des modalités de décision au sein du Conseil, le Luxembourg est partisan du système de la double majorité, dont il s'était fait l'avocat dès les discussions sur le projet de traité de Nice. Il convient en tout cas qu'une date précise du passage à la double majorité soit prévue dans le projet de Constitution. Mais on donne trop d'importance à cette question. Elle cache d'autres sujets également essentiels dont, en particulier, celui de l'extension du champ de la majorité qualifiée. La Constitution devra marier l'« intergouvernemental provisoire » au « communautaire définitif » et prévoir des passerelles entre les deux, en particulier pour la politique étrangère et de sécurité commune.

L'élargissement, qui entrera concrètement en vigueur le 1e mai prochain, doit être mieux accueilli par les Etats membres actuels. Il faut se départir d'une attitude trop souvent condescendante vis-à-vis des nouveaux adhérents. Ils ont réalisé un énorme effort pour être prêts pour l'adhésion et cet effort n'est pas suffisamment reconnu. Il faut mieux expliquer à l'opinion publique le sens historique de l'élargissement, plutôt que de se concentrer à l'excès sur des angoisses vagues. Il convient d'autant plus d'être pédagogue que l'élargissement ne rencontre pas une large adhésion populaire et que ce sentiment est renforcé par la perspective des négociations avec la Turquie.

En espérant que le projet de Constitution aura abouti d'ici là, la présidence luxembourgeoise du premier semestre 2005 prévoit de s'attacher, en premier lieu, à traiter la question des perspectives financières 2007-2013. Il ne faut pas enfermer l'ambition européenne dans une « cage de 1 % ». S'il convient d'exclure une générosité irréfléchie, il faut néanmoins être très attentif à ne pas casser les grands instruments de la solidarité européenne. Il conviendra, par ailleurs, de s'attacher à la réforme du pacte de stabilité. Celui-ci mérite une relecture. La discipline de stabilité doit prendre en compte tous les éléments, y compris ceux auxquels on n'avait pas pensé au départ. La présidence luxembourgeoise aura également à son ordre du jour le bilan intermédiaire du « processus de Lisbonne » lancé en mars 2000. Ce processus, qui vise à faire de l'Europe l'économie la plus compétitive du monde, est devenu illisible. Les questions économiques et sociales doivent être mises au cœur de la construction de l'Europe. Ce sont ces sujets qui intéressent les citoyens européens, beaucoup plus que les questions institutionnelles.

Le Président Pierre Lequiller a indiqué que la Délégation pour l'Union européenne avait envoyé ses membres en mission pour défendre le projet de Constitution dans les Etats actuels et futurs de l'Union. Mme Arlette Franco s'est ainsi rendue au Luxembourg, tandis qu'il doit partir lui-même prochainement au Royaume-Uni avec Mme Elisabeth Guigou. La dernière réunion parlementaire du Triangle de Weimar, tenue à Berlin, a fait, d'autre part, ressortir une forte gêne des députés polonais devant l'unanimité de leurs homologues français et allemands, tous partis confondus. Ne voit-on pas deux conceptions de l'Europe s'affronter en ce moment ? Au demeurant, ce clivage ne recouvre pas la ligne de partage entre anciens et nouveaux Etats membres. Les groupes pionniers, proposés notamment par le Président Edouard Balladur, mériteraient peut-être une discussion plus ouverte. Le Président Pierre Lequiller a également demandé si dans les discussions intergouvernementales, des inflexions des positions polonaises et espagnoles sont perceptibles.

Quant au pacte de stabilité, qui est aussi un pacte de croissance, il gagnerait sans doute à être moins rigide qu'il ne l'est aujourd'hui. La politique de concurrence ne peut-elle ménager une place à une politique industrielle plus offensive ?

M. Jean-Claude Juncker a estimé qu'une grande fermeté se faisait sentir dans la négociation aussi bien du côté des Français et des Allemands que du côté des Espagnols et des Polonais, quoique à des degrés différents. Il y aurait peut-être un équilibre à trouver en acceptant la pondération sur la base du traité de Nice jusqu'en 2014, pourvu qu'une date soit fixée pour l'entrée en vigueur du système de la double majorité. Il faut comprendre que le respect du traité de Nice a été en Pologne au centre de la campagne référendaire pour l'adhésion.

Quant à l'éventualité de groupes pionniers, elle est déjà très ouvertement discutée. Le meilleur noyau dur serait un noyau dur à vingt-cinq. Toutefois, si une discordance trop forte se révèle au cours des négociations entre les desseins européens des uns et des autres, ceux qui veulent entre eux plus qu'une simple coopération transfrontalière seront fondés à y recourir. Mais ils ne doivent pas donner aux autres l'impression qu'ils n'attendent que cette occasion. La notion de cercles concentriques mise en avant par le Président Edouard Balladur a le grand mérite de ne pas imposer une vision des choses trop exclusive. La démarche du groupe pionnier est pleinement nécessaire dans un domaine comme la défense.

D'une manière générale, une cassure traverse les opinions publiques nationales puisqu'il n'existe pas comme telle d'opinion publique européenne. Elle oppose les partisans d'un approfondissement de l'Europe, par exemple en matière de lutte contre la criminalité, aux adversaires de pareils développements. Il revient aux gouvernements de chercher à les réconcilier pour que la Constitution européenne naisse avec un large soutien. Une voie serait peut-être de « joindre l'intergouvernemental provisoire au communautaire définitif ». L'un des inconvénients des groupes pionniers serait en effet qu'ils ne rassemblent pas les mêmes Etats selon les différents sujets, ce qui brouillerait encore la vision de l'Europe.

Le Président Edouard Balladur a souligné que la position franco-allemande tirait aussi son bien-fondé de ce qu'elle s'appuyait sur le texte de la Convention, tout en se demandant si la sagesse ne devrait pas conduire les partisans de la double majorité à s'accommoder de l'entrée en vigueur de ce système en 2014, ce qui permettrait peut-être de découvrir d'ici là certaines vertus au traité de Nice.

Les cercles concentriques sont déjà une réalité ; l'union économique et monétaire en est le meilleur exemple. Il montre que l'eurogroupe ouvert à tous les Etats membres qui souhaitent en faire partie restera cependant pendant plusieurs années dans sa composition actuelle, car beaucoup des nouveaux Etats membres ne pourront pas adhérer à l'union économique et monétaire avant longtemps. Il va sans dire que ces cercles spécialisés doivent rester ouverts à tous.

Mme Elisabeth Guigou a estimé qu'il fallait aboutir à un accord sur le texte de la Convention, difficilement susceptible d'améliorations, malgré ses insuffisances. Quelques pas en direction de l'Espagne seraient bienvenus, tant que le principe de la double majorité n'est pas remis en cause et que la pondération des votes s'opère de manière raisonnable. L'idée d'avant-garde est à manier avec précaution. Pour l'union économique et monétaire, ce n'était pas le dessein initial. C'est seulement à Maastricht, lorsque les divergences se sont révélées insurmontables, que les Etats membres favorables ont demandé aux adversaires du projet de ne pas s'opposer à sa réalisation. Le développement d'avant-gardes ne saurait se substituer à l'adoption de la Constitution européenne, sans laquelle les politiques communes seraient bientôt remises en cause.

Pour bien faire accepter l'élargissement par l'opinion publique, les perspectives financières doivent lui accorder l'importance qu'il mérite. Lorsque l'Espagne et le Portugal sont entrés dans la Communauté européenne en 1986, leur PIB par habitant avoisinait les 60 à 70 % du PIB communautaire moyen de l'époque. Les fonds structurels ont alors été multipliés par deux pour la période 1988-1993, tandis qu'il est question aujourd'hui de plafonner à 1,24 % le budget, chiffre qui interdit d'apporter une aide similaire aux nouveaux pays qui entrent dans l'Union, avec un PIB faible et une forte population, surtout si l'on prend en considération la Roumanie et la Bulgarie à partir de 2007. Les pays d'Europe centrale et orientale consentent un gros effort pour entrer dans l'Union, il faut les aider à réussir. Il convient en outre d'accentuer l'effort de recherche et de muscler les autres politiques communes, plutôt que d'attaquer la politique de la concurrence.

Le Conseil européen de décembre 2004 devra se prononcer sur l'ouverture des négociations avec la Turquie. Peut-être est-il préférable de ne pas lui fixer de date, en l'invitant à respecter d'abord les critères de Copenhague.

M. Jean-Claude Juncker a convenu que la Commission devait enrichir de quelques nuances son approche des questions concurrentielles. Il n'est pas logique de traiter les dossiers industriels dans l'optique étroite du marché intérieur, alors que la concurrence s'exerce aujourd'hui à l'échelle du monde. Il s'est déclaré partisan de la double majorité, en rappelant qu'il l'avait défendue à Nice contre la France qui soutenait la parité entre elle et l'Allemagne. Le texte de la Convention, rédigé de manière parfois peu claire afin de dégager un large consensus, mériterait d'être précisé sur quelques points, comme celui de la présidence du Conseil des ministres.

Vouloir enfermer le budget communautaire dans la limite d'1 % du PIB ne paraît pas une bonne idée. Certains Länder allemands ne tarderont du reste pas à faire savoir qu'ils ne veulent pas être exclus d'une politique d'aide à la reconversion économique. Le Luxembourg s'est pour sa part refusé à signer la lettre qui est devenue la lettre des Six. Dans ses mémoires récemment parues, le président Jacques Delors rappelle les efforts consentis en faveur du Portugal et de l'Espagne en 1986. Les instruments de solidarité européens doivent évoluer pour prendre en compte le retard beaucoup plus considérable de certains nouveaux Etats membres aujourd'hui. La question des politiques communes passe avant celle du budget. Il convient d'examiner d'abord quelles politiques mettre en place, pour dégager ensuite les volumes financiers nécessaires. Cela suppose que les Etats plus riches renoncent à certains avantages. Le Luxembourg est déjà un contributeur net, dans une proportion même supérieure à l'Allemagne ou à la France, mais la solidarité européenne passe par l'abandon du superflu.

Le Premier ministre luxembourgeois a rappelé qu'il avait présidé, en 1997, le Conseil européen qui avait refusé de déclarer la Turquie candidate du fait, notamment, des différends autour de Chypre. En matière de droits de l'homme, beaucoup reste à faire, mais la perspective de l'adhésion a amené de grands progrès, comme en conviennent les organisations non gouvernementales. Sur la base du rapport de la Commission, le Conseil européen de décembre examinera si la Turquie répond aux critères d'adhésion. Le cas échéant, il fixera une date où ce pays entrera en négociation, sans doute sous présidence luxembourgeoise, en même temps que la Croatie notamment. Mais il n'est pas possible d'engager l'Europe dans cette direction sans le soutien de l'opinion publique, ce qui dicte une certaine retenue. Le débat autour de l'adhésion de la Turquie aurait à vrai dire dû se tenir en 1999. Toutes les décisions européennes sur la Turquie ont été prises, depuis l'accord d'association de 1963, par des responsables politiques qui n'étaient ensuite plus aux affaires pour en voir les conséquences. Le prochain Conseil européen ne fera pas exception à cette règle, puisqu'il fraiera un chemin que d'autres emprunteront. A cet égard, il semble qu'en examinant la candidature turque, il convienne de ne pas seulement prendre en considération le respect des droits de l'homme, dont il ne faut certes pas minimiser l'importance, mais aussi tenir compte de la dimension économique, car la Turquie, si moderne et si développée dans de nombreuses régions, accuse encore un retard considérable dans certains territoires. Ce sera sans doute le vrai défi de son adhésion.

Le Président Edouard Balladur a considéré que la lettre des Six devait être comprise comme un point de départ des négociations sur les perspectives financières de l'Union de 2007 à 2013. En ce qui concerne les aides accordées aux dix nouveaux Etats adhérents, il a estimé difficile de réaliser un effort comparable à celui effectué pour la péninsule ibérique, la situation économique et budgétaire des Etats de l'Union n'étant malheureusement plus la même.

M. Loïc Bouvard a rappelé que la Commission des affaires étrangères, comme la Délégation pour l'Union européenne, a envoyé des représentants dans les Etats adhérents. Il a indiqué s'être rendu en Slovaquie et en Estonie. Ces pays éprouvent une grande fierté à entrer dans l'Union, ainsi qu'un fort sentiment d'appartenance à l'identité européenne. Ils sont opposés à l'apparition d'une Europe à deux vitesses et préconisent plutôt une « Europe à toute vitesse ». L'élargissement de l'OTAN est cependant également très présent à leur esprit. Il a souhaité connaître la position du Premier ministre concernant l'évolution des relations entre l'Union européenne et les Etats-Unis, en particulier en matière de défense. Cette question rejoint celle de la Turquie, qui apporte une contribution significative à l'Alliance atlantique.

Le Président Pierre Lequiller a rappelé que la France a accepté, avec la double majorité proposée par la Convention, de renoncer à la parité avec l'Allemagne au sein du Conseil. Il a estimé qu'il faudrait insister davantage sur ce sacrifice auprès de certains de nos partenaires.

M.  Jean-Claude Junker a indiqué rappeler régulièrement que certains Etats, qui ne voulaient pas de la double majorité lors du Conseil européen de Nice, l'acceptent aujourd'hui, mais cela ne semble pas suffire à convaincre nos partenaires réticents à l'égard de cette nouvelle règle de vote.

En ce qui concerne les relations transatlantiques, l'Union européenne, en développant le pilier européen de l'OTAN, répond à une demande ancienne des Etats-Unis, favorables à une meilleure répartition des tâches (« burden sharing »). Mais il faut souligner que cette évolution ne se fait pas contre l'Alliance atlantique. La plupart des Etats adhérents d'Europe centrale et orientale considèrent que la sécurité relève de l'OTAN et l'économie de l'Union européenne. Ce n'est pas notre vision du projet européen, mais il faut comprendre les racines historiques de leur perception. Les pays d'Europe centrale et orientale, anciens satellites de l'Union soviétique, estiment qu'ils doivent leur liberté exclusivement aux Etats-Unis, alors que l'Europe occidentale y a également contribué. Il faut leur faire partager notre vision et ce que l'expérience de la construction européenne nous a appris, mais sans leur donner de leçons.

Le Président Edouard Balladur a indiqué que la Commission des affaires étrangères a créé une mission d'information sur la mondialisation. Celle-ci, dans un rapport remis en décembre dernier, souhaite que l'Union européenne adopte une position commune sur ce sujet et que la concertation des Etats membres au sein des enceintes internationales soit accrue. Il a émis le vœu que cette demande soit prise en compte par la future présidence luxembourgeoise.

Mme Elisabeth Guigou a estimé qu'il existe une marge importante entre le doublement des fonds structurels opéré lors de l'adhésion de l'Espagne et du Portugal et les propositions formulées dans la lettre des Six au sujet des perspectives financières. Elle a précisé que la Turquie ne remplit pas encore les critères de Copenhague, notamment en ce qui concerne le respect des droits de l'homme, et s'est inquiétée des conséquences du débat suscité par sa candidature lors de la ratification de la future Constitution européenne. Elle a interrogé le Premier ministre concernant la perspective d'un « super partenariat » avec la Turquie.

M.  Jean-Claude Junker a rappelé qu'il avait lui-même proposé une telle solution en 1997, mais que la France, avec d'autres Etats membres, l'avaient alors rejetée. Beaucoup, parmi ceux qui avaient exclu cette option, s'y sont pourtant ralliés, devant les difficultés éprouvées à convaincre leur opinion publique au sujet de la question turque.

Le Président Edouard Balladur s'est réjoui de voir que les préoccupations françaises rejoignaient, sur la plupart des sujets, celles du Luxembourg, et s'est dit persuadé du succès de la prochaine présidence luxembourgeoise au début de l'année 2005.