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DÉLÉGATION POUR L'UNION EUROPÉENNE

COMPTE RENDU N° 160

Réunion du mardi 28 février 2006 à 16 heures 15

Présidence de M. Pierre Lequiller, Président

Audition de M. Jean-Louis Beffa, Président-directeur général de Saint-Gobain, sur la politique européenne industrielle ainsi que sur l'Europe technologique et de l'innovation

Le Président Pierre Lequiller, après avoir indiqué que la Délégation auditionnait fréquemment des ministres, des commissaires européens, mais également des responsables de grandes entreprises, s'est déclaré très heureux d'accueillir M. Jean-Louis Beffa et de connaître sa vision de chef d'entreprise sur l'Europe.

Il a ensuite interrogé M. Jean-Louis Beffa sur les moyens d'encourager la recherche, l'innovation et une base industrielle solide en Europe, sur la dimension européenne des projets mobilisateurs de l'Agence de l'innovation industrielle, sur la politique communautaire de concurrence, sur la sécurité de l'approvisionnement énergétique de l'Europe et l'opportunité d'une politique énergétique européenne.

M. Jean-Louis Beffa, Président-directeur général de Saint-Gobain, a tout d'abord présenté le groupe Saint-Gobain, qui a beaucoup évolué ces dernières années. Il a réalisé en 2005 une importante opération d'acquisition du groupe britannique BPB. Le chiffre d'affaires visé pour 2006 est de 40 milliards d'euros, le résultat d'exploitation de 3,5 milliards d'euros et le bénéfice net de 1,5 milliard d'euros. Saint-Gobain est présent, non seulement avec ses 200 000 employés, mais aussi avec ses usines, dans 51 pays, alors qu'il ne l'était que dans 24 pays il y a 15 ans. La stratégie menée est celle d'un groupe diversifié, avec des liaisons entre les différents métiers, mais pas d'un conglomérat. L'objectif de Saint-Gobain est d'être leader dans tous ses métiers.

Ces métiers concernent le verre (plat, automobile), les matériaux de construction (isolation, paques de plâtre..), l'emballage en verre. De nouveaux métiers sont développés : les céramiques industrielles et les plastiques de haute performance. Saint-Gobain dispose pour ces activités de niches technologiques. En revanche, le groupe n'est pas présent dans le secteur des céramiques électroniques largement dominé par le Japon. Depuis 1996, Saint-Gobain a développé ses activités dans le domaine des services. Il est aujourd'hui leader dans la distribution de matériaux de construction. En France, cette activité est menée sous les enseignes « Lapeyre » et « Point P ». Elle est également développée au Royaume-Uni, en Allemagne, en Scandinavie et en Suisse alémanique. Le chiffre d'affaires de ce secteur s élève à 17 milliards d'euros.

M. Jean-Louis Beffa a indiqué qu'il exerçait la présidence du groupe depuis 20 ans, ce qui lui avait permis de mener une stratégie dans la durée avec l'appui du conseil d'administration. A ce sujet, il a souligné l'importance du débat parlementaire sur le projet de loi de transposition de la directive relative aux offres publiques d'acquisition (OPA) et les conséquences des décisions qui seront prises pour la gouvernance des entreprises. Il est en effet essentiel de permettre aux entreprises de mener des stratégies d'innovation et de développement qui demandent du temps. M. Jean-Louis Beffa a estimé que le texte issu de la première lecture n'était pas satisfaisant et que le Sénat avait ajouté des dispositions très importantes.

M. Jean-Louis Beffa a ensuite évoqué le développement au plan mondial de grandes spécialisations par zones géographiques. Les Etats-Unis abandonnent leurs industries traditionnelles et souhaitent devenir le « cerveau de la planète », en étant leaders dans les domaines conceptuels : les technologies de l'information et de la communication, la médecine et les biotechnologies, les médias. La fabrication et l'assemblage des biens se font dans les pays émergents comme la Thaïlande et la Chine, tandis que les équipements à fort contenu technologique sont fabriqués au Japon. Cette situation aboutit à une interconnexion pour les industries du futur, entre la conception, aux Etats-Unis, la fabrication et l'assemblage, en Chine, et le contenu technologique, au Japon. L'Europe est exclue de ce système.

Par exemple, l'Agence de l'innovation industrielle souhaite en particulier développer des programmes en pharmacie et en biotechnologie. Or deux entreprises seulement sont concernées en France : Sanofi-Aventis et BioMérieux. Cela ne permet pas de peser suffisamment face aux Etats-Unis ou à l'Inde.

La situation est similaire dans l'industrie du logiciel. M. Jean-Louis Beffa a indiqué qu'il s'était récemment rendu à Bangalore et qu'il avait constaté la puissance de cette industrie en Inde. Une entreprise comme Infosys réalise 1,6 milliard d'euros de chiffre d'affaires en 2005 et a une croissance annuelle de 30 %. Elle embauche 5 000 informaticiens chaque année en Inde. 300 000 ingénieurs sont formés par an dans ce pays, et 150 000 informaticiens. Les exportations indiennes de logiciels sont passées de 2 milliards d'euros en 1997 à 32 milliards d'euros aujourd'hui. Il est important de mesurer ces données, pour prendre conscience de l'effort considérable à accomplir en Europe.

Les pays scandinaves se sont relativement bien adaptés, en appliquant la même stratégie que les Etats-Unis. Nokia en Finlande a très bien su se transformer en industrie de haute technologie, grâce à une forte coopération avec les universités, ainsi qu'à un fort soutien public.

De la même façon, l'Agence de l'innovation industrielle souhaite encourager le développement d'activités nouvelles par les grands groupes traditionnels.

On peut regretter que la demande des actionnaires institutionnels et de la place de Londres qui leur donne le ton en Europe soit une demande de court terme, difficile à concilier avec le développement de stratégies de long terme. Cette demande vise à l'utilisation des autofinancements, pour acheter des actions et distribuer des dividendes, tandis qu'il serait souhaitable d'utiliser le capital, la technologie et les hommes pour créer des richesses. Les opérations à effet de levier (« leverage buy out » ou LBO) sont aujourd'hui très à la mode à cause du système fiscal. Ce ne serait pas le cas si la fiscalité était assise sur l'excédent d'exploitation et non sur le résultat net, comme cela est à l'étude au ministère des finances.

Avec ce type de capitalisme, les entreprises tendent à être stérilisées. Cette nouvelle donne, qui détermine le comportement des actionnariats, est née d'un modèle spécifique, celui de la City de Londres. D'ailleurs, il n'est pas surprenant de constater que la Grande-Bretagne s'est spécialisée dans les services financiers, un avantage qu'elle tente de convertir en influence sur la construction européenne. Ce pays met tout son poids dans la promotion d'un centre de pouvoir, la City, dont les intérêts directs trouvent ensuite une traduction dans les orientations européennes en faveur de la libéralisation des marchés.

Quant à l'Allemagne, elle est la reine de l'équipement traditionnel. Ce pays s'appuie sur un réseau solide de PME, lequel fabrique des produits « haut de gamme ». De plus, il s'est engagé dans la voie de la modernisation de ses structures. Ainsi, quand bien même une partie de l'activité a été délocalisée en République tchèque et en Pologne, le tissu des PME reste, dans ce pays, très dense.

Ces facteurs expliquent pourquoi l'Allemagne n'a pas perdu sa position industrielle. On peut même considérer qu'à l'avenir, l'Europe assistera au retour de l'industrie allemande, avec un taux de croissance de ce secteur supérieur à celui constaté en France.

En ce qui concerne la France, M. Jean-Louis Beffa a évoqué ses points forts.

Premièrement, la France bénéficie de l'apport des programmes phares lancés par le Général de Gaulle et effectivement mis en œuvre par le Président Valéry Giscard d'Estaing.

Ces initiatives n'ont malheureusement pas été prolongées dans d'autres domaines, mais elles ont abouti à constituer une importante base industrielle, produisant de grandes réussites, comme Airbus ou Ariane, que la France doit défendre à tout prix.

A cet égard, M. Jean-Louis Beffa a souligné la nécessité de relancer les projets dans le domaine des transports. Dans cette perspective, l'entreprise Alstom doit être préservée.

Un type de coopération franco-allemande doit aussi se mettre en place dans le domaine du nucléaire pour permettre aux entreprises européennes, par exemple de gagner des marchés en Chine.

M. Jean-Louis Beffa a jugé que le nucléaire confère à la France un réel avantage stratégique, qui lui donne une avance sensible par rapport au reste de la planète. Il a estimé, en conséquence, que ce n'est pas un seul EPR, mais bien deux autres projets de ce type qu'il convient de développer en France, avec l'appui des moyens financiers nécessaires. Un tel choix sera non seulement favorable à l'emploi, mais garantira également, à ce secteur, sa rentabilité future : les voisins de la France lui achèteront, par de grands contrats, l'énergie ainsi produite, ce qui procurera à notre pays les rentrées permettant d'amortir les investissements qu'il aura consentis.

Dans le domaine énergétique, il convient, par ailleurs, de se doter de grands champions, afin de donner à l'Europe une assurance vie solide face aux crises énergétiques de demain. Face à ce type de défis, l'Europe doit investir dans le gaz naturel et liquéfié, en ayant pour objectif d'éviter un contrôle total des pays producteurs sur les canalisations de transport.

M. Jean-Louis Beffa a alors estimé que l'Europe doit construire sa politique de l'énergie en s'inspirant du volontarisme dont a fait preuve la France après le premier choc pétrolier.

Dans cette perspective, les responsables devront s'assurer que les investissements nécessaires sont réalisés, notamment grâce à une politique de prix appropriée. Il doit être clair cependant que les choix opérés dans ce domaine ne doivent pas dépendre de la seule adaptation entre l'offre et la demande. Les objectifs de nature stratégique impliquent de vrais efforts, qui ne relèvent pas d'une simple logique économique.

Par ailleurs, une véritable politique européenne de l'énergie devrait avoir pour but de se fixer un pourcentage maximal d'importations autorisé par pays, afin d'éviter une trop grande dépendance à l'égard de pays tiers. De surcroît, cette politique devrait s'appuyer sur une solidarité automatique des pays européens entre eux : ainsi, lorsqu'un « robinet » est coupé, que ce soit en Russie ou en Algérie, la solidarité doit jouer pour éviter qu'un pays ne soit pénalisé. De plus, une politique énergétique digne de ce nom se doit d'être prudente, ce qui implique de prendre des décisions en matière de stockage de sécurité.

Enfin, M. Jean-Louis Beffa a jugé que les économies d'énergie constituent, elles aussi, un volet indispensable de toute politique énergétique. Ces économies doivent cependant moins s'appuyer sur les aides fiscales que sur des mesures réglementaires, notamment celles encadrant la rénovation de l'habitat.

Au total, M. Jean-Louis Beffa a considéré que l'ouverture du marché ne peut constituer l'unique cadre de référence d'une politique de l'énergie en Europe. Les politiques de déréglementation ne peuvent, en effet, apporter de réponses satisfaisantes aux problèmes posés par la sécurité des approvisionnements. En ce qui concerne le dispositif d'aide à l'énergie en France, le recours aux avantages fiscaux et à l'aide unique atteint vite ses limites. Des aides ciblées seraient plutôt préférables.

D'une manière générale, M. Jean-Louis Beffa a fait part de sa préférence pour une approche qui incite les groupes déjà établis à se doter de nouvelles activités. Cette approche « à la japonaise » ayant démontré toute son efficacité, il faut espérer que l'Agence de l'innovation industrielle soit outillée d'une façon qui aide les entreprises à diversifier leurs métiers, assumant une partie de la prise de risque.

M. Jean-Louis Beffa a cité l'exemple de la voiture hybride, lequel constitue un grand projet d'avenir. Face au groupe Toyota, dont la stratégie consiste à s'assurer d'une position dominante pour conquérir le marché, Peugeot dispose de suffisamment de talents pour se lancer dans cette bataille, en concentrant ses efforts dans le diesel. Il a également évoqué la biomasse, en observant que la France est, depuis longtemps, dotée d'entreprises solides, produisant de l'amidon et implantées dans le Nord du pays.

A ses yeux, le démarrage de l'Agence de l'innovation industrielle est encourageant : d'ici juin 2006, des projets représentant de 300 à 400 millions d'euros de recherche-développement devraient bénéficier du soutien de cet organisme. Avec ce nouvel instrument, la France devrait choisir de travailler sur ses points forts industriels, tout en engageant un travail de restructuration de ses PME et en recentrant leurs activités sur le haut de gamme.

La France conserve des positions fortes dans l'industrie du luxe, et dispose d'atouts agroalimentaires, lesquels sont cependant parfois exposés à des risques. La fabrication de bouteilles permet de suivre l'évolution de certains marchés, comme celui du vin. Les actuels modes de commercialisation, qui reposent sur les appellations, sont souvent mal compris par les clientèles étrangères.

Le Président Pierre Lequiller a remercié M. Jean-Louis Beffa de la qualité de son intervention, notamment des éléments concrets dont il a fait part qui permettent de bien appréhender les enjeux des évolutions de l'économie mondiale.

M. Philippe-Armand Martin s'est intéressé aux risques de délocalisation dans les pays à faible coût de main d'œuvre des activités de Saint-Gobain Emballage, implanté dans de nombreuses régions de France, notamment en Champagne Ardennes avec le site de fabrication de bouteilles d'Oiry. Les implantations de proximité sont-elles pérennes ?

M. Jean-Louis Beffa a précisé que l'analyse stratégique des activités d'un groupe diversifié, telle que doit la mener son président, conduit à distinguer trois types de métiers, selon une typologie bien établie : d'une part, les métiers régionaux, qui peuvent être plurirégionaux, tels que la fabrication de bouteilles pour lesquels les frais de transport sont tels qu'ils ne sont pas délocalisables ; d'autre part, les métiers de co-développement ou de technologie, pour lesquels la haute qualité des produits ou le haut niveau technique du service est compatible avec les salaires européens ; enfin, les autres métiers, dont la délocalisation interviendra progressivement.

Dans le groupe Saint-Gobain, où le choix des métiers régionaux ou technologiques a été fait, plus des trois-quarts des activités relèvent de la première catégorie. La dernière en représente environ 15%. Le groupe étant globalement créateur d'emplois en France, les opportunités de reconversion y sont de plus importantes. La situation n'est naturellement pas la même pour une PME ou un groupe étranger qui ferme ses implantations françaises. S'agissant des pays, l'Allemagne a fait le choix de la spécialisation dans le haut de gamme.

M. Gérard Voisin s'est intéressé aux perspectives de l'utilisation des nouvelles technologies pour l'élimination des déchets ménagers.

M. Jean-Louis Beffa a rappelé qu'il avait remis, en 1991, un rapport sur la valorisation des déchets ménagers au ministre de l'Environnement, M. Brice Lalonde, qui a conduit à la création d'Eco-Emballages. Il a souligné que l'élimination des déchets ménagers ne doit pas être traitée globalement, mais par filières. Les industriels ont une responsabilité à cet égard ; Saint-Gobain agit ainsi pour améliorer le recyclage de ses produits. Il n'y a pas de solution miracle, et aucune révolution technologique n'est en vue pour les déchets plastiques, qui sont beaucoup plus difficiles à recycler que le verre. L'incinération soulève des difficultés, mais reste sans doute la meilleure solution.

M. Jacques Myard a estimé que les politiques ont souvent une vision de court terme, à l'opposé du « temps long » évoqué par M. Jean-Louis Beffa. Il a regretté que les entreprises aient été autorisées à intervenir sur le marché monétaire et à adopter des stratégies spéculatives. Le « triangle de fer » constitué par les Etats-Unis, la Chine et le Japon, ou le « carré de fer » si l'on y ajoute l'Inde, ne durera pas : la Chine et l'Inde forment de nombreux ingénieurs qui seront capables de concevoir de nouvelles technologies, et pas seulement d'assembler ce qui a été conçu par d'autres.

Il ne faut pas se limiter à faire de l'économie, mais faire de l'économie politique. La France se désindustrialise, et l'Allemagne également, même s'il lui reste de beaux « bijoux de famille ». M. Jacques Myard a regretté que M. Jean-Louis Beffa ne remette pas en cause, dans son rapport au Président de la République, le primat accordé à la concurrence et au libre jeu des forces du marché par la construction européenne. Il faut que le politique reprenne son rôle et donne des orientations. Les Etats-Unis, par exemple, ne pratiquent pas le libéralisme économique. Contrairement aux idées reçues, l'Etat y tient une place importante dans la vie économique.

M. Jean-Louis Beffa a indiqué ne pas adhérer aux thèses des économistes néo-classiques, mais plutôt à celles de l'école de la régulation attentive à l'histoire et aux institutions d'un pays. La priorité a été accordée, depuis le début du septennat du Président François Mitterrand, à l'ouverture des marchés. Cette conception d'un Etat impartial, qui ne serait que le garant de la libre concurrence, est insuffisante : un Etat stratège est nécessaire. Les entreprises ont une nationalité : ce n'est pas un hasard, par exemple, si les fonctions de recherche et développement sont majoritairement localisées dans le pays du siège. Il faut des champions européens, dont un certain nombre devraient être français. Les querelles industrielles franco-allemandes sont dépassées et ne doivent pas empêcher la création de leaderships équilibrés pour faire face à la concurrence internationale.

L'Europe telle que les Français la conçoivent a pris fin avec le dernier élargissement. La vision anglo-saxonne a triomphé et les politiques communes n'avancent plus. Dans ce contexte, il faut revenir à une Europe plus intergouvernementale, pour relancer les politiques communes et de recherche. Ce sursaut est indispensable pour préserver la compétitivité de la France. Le monde politique doit intégrer qu'un effort de taille est indispensable, afin d'atteindre la masse critique nécessaire pour affronter la mondialisation.

M. Jérôme Lambert a rappelé avoir entendu M. Jean-Louis Beffa s'exprimer sur les mêmes thèmes le 15 février 2005, peu de temps après la présentation de son rapport remis au Président de la République et estimé que peu de progrès avaient été faits depuis un an.

Il a déclaré partager les préoccupations exprimées par M. Jacques Myard sur l'actionnariat financier et le problème de la maîtrise que peuvent avoir aujourd'hui les Etats et les gouvernants sur l'économie. La démocratie n'existe plus dans le champ économique. S'agissant de l'actionnariat des salariés, M. Jérôme Lambert a souligné son lien avec un concept important, celui de la participation des salariés, héritage gaulliste qui mériterait grandement d'être développé.

Il a ensuite souhaité revenir sur la fusion annoncée entre Gaz de France et Suez, et ses possibles implications en termes de réduction de la dépendance énergétique. Puis il a interrogé M. Jean-Louis Beffa sur l'état des relations de son entreprise avec la Direction de la Concurrence de la Commission européenne. Enfin, il a souhaité connaître son opinion sur la politique de la recherche en France.

En réponse, M. Jean-Louis Beffa a précisé les points suivants :

- concernant la question de l'actionnariat, elle doit être mieux prise en compte qu'elle ne l'a été jusqu'à présent, notamment par la gauche en France. Le projet de loi en instance devant le Parlement sur les offres publiques d'acquisition en fournit l'occasion. Plusieurs outils pourraient être plus utilisés, qu'il s'agisse d'un régime fiscal encourageant la détention longue, ou du Fonds de réserve des retraites, pour permettre aux entreprises de ne pas se trouver désarmées en cas d'OPA et de mener des actions de long terme. Le monde politique n'est pas impuissant en cette matière, les outils, notamment législatifs ou réglementaires, peuvent exister, mais il ne faut pas hésiter à les mettre en place. Or une certaine timidité existe sur ce point, motivée par la crainte que les capitaux ne fuient la place de Paris. Face aux acteurs qui vivent de la volatilité des marchés et qui font entendre leur voix, la représentation nationale doit écouter d'autres points de vue ;

s'agissant de la participation des salariés, il s'est dit tout à fait favorable à son développement, exprimant le souhait de voir la législation en vigueur modifiée prochainement pour que le corps électoral qui sert de base aux élections au sein des entreprises soit élargi aux dimensions de l'Union européenne. Il faudrait que les représentants des salariés dans les instances dirigeantes des entreprises soient élus par des collèges européens. Les capitaux étant désormais européens, les citoyens européens doivent pouvoir exercer cette participation au sein des entreprises ;

la fusion annoncée entre Gaz de France et Suez ne permettra pas de faire sortir l'Europe directement de sa dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie, même s'il est possible d'envisager d'autres sources d'approvisionnement en cas de problème sur un pipe-line. En revanche, les grands terminaux, situés en France et en Belgique, et qui sont les points d'entrée de l'Europe, seront contrôlés par le futur grand groupe, et la technologie accumulée par Gaz de France et par Suez donnera à celui-ci un avantage considérable ;

- enfin, l'interconnexion entre, d'une part, la recherche fondamentale, et d'autre part, la recherche d'innovation - qui relève véritablement des entreprises -, n'est pas le seul problème. Il convient d'être prudent face aux recherches appliquées menées par des entités ou organismes dépourvus de véritable dimension industrielle. A cet égard, il conviendra d'être vigilant sur ce qui sera retenu par les « pôles de compétitivité » : il devra impérativement s'agir de projets liés à des entreprises et à des marchés précis.

La recherche appliquée ne suffisant pas, il est essentiel de renforcer l'effort de recherche fondamentale, car son niveau actuel est préoccupant en France. Soulignant les enjeux stratégiques dans ce domaine, il a mentionné l'investissement de 70 millions d'euros décidé par Saint-Gobain dans le cadre d'un programme de recherche photovoltaïque Toutefois, les appels à projets appliqués émis chaque année par l'Agence nationale de la recherche (ANR) sont souvent en décalage avec les besoins réels, compte tenu des marchés et du niveau de la concurrence mondiale, et le temps est venu de clarifier les choses.

M. Jacques Myard, approuvant les propos tenus par M. Jean-Louis Beffa, a estimé que l'Etat devait faire son travail mais laisser les entreprises faire le leur.

M. Daniel Garrigue a interrogé M. Jean-Louis Beffa sur le positionnement conceptuel et industriel de la France, face aux différentes puissances régionales et mondiales dont le savoir-faire est clairement identifié. Il a ensuite souhaité connaître sa perception de la politique européenne de concurrence et a demandé à M. Jean-Louis Beffa quel jugement il portait sur la création des plateformes technologiques. Evoquant enfin la stratégie de Lisbonne - qui est davantage une stratégie par procuration dès lors que sa mise en œuvre dépend entièrement des Etats membres - il lui a demandé sur quels instruments pourrait se construire une véritable stratégie européenne en matière de politique industrielle.

En réponse, M. Jean-Louis Beffa a apporté les précisions suivantes :

- un certain nombre d'exemples de coopérations industrielles soulignent les complémentarités qui existent entre des grands groupes de dimension internationale, des PME et des start up innovantes. Il faut plus que jamais faire preuve de pragmatisme dans une logique de partenariat plutôt que de sous-traitance, afin que chacun y trouve son intérêt. Evoquant le projet qu'a Saint-Gobain de produire des écrans plats en verre pour les ordinateurs et les téléviseurs, il a estimé que des incitations financières faciliteraient la prise de risque et permettraient d'aller plus vite. S'agissant de l'Agence pour l'innovation industrielle (AII), il s'est félicité que les pouvoirs publics en aient confié la responsabilité à des personnalités issues du secteur privé ;

- s'exprimant sur la politique européenne de concurrence, M. Jean-Louis Beffa a considéré que la Commission européenne devait adapter sa politique en changeant de marché pertinent pour prendre en considération le marché mondial et non plus seulement européen. Cela rendrait alors possible les alliances entre entreprises européennes puissantes qui pourraient ainsi accéder à une taille critique mondiale. Mais au-delà, il a plaidé en faveur d'un renforcement des coopérations entre entreprises européennes, même concurrentes, et a pris l'exemple des recherches sur la voiture hybride qui pourraient mobiliser différents constructeurs automobiles. Rien ne sert d'atteindre une concurrence parfaite si cela n'a pas pour effet de renforcer les positions européennes sur le marché mondial. A cet égard, les Etats-Unis n'hésitent pas à recourir à l'interventionnisme lorsqu'ils estiment que leurs intérêts sont en jeu ;

- en ce qui concerne les plateformes technologiques, M. Jean-Louis Beffa s'est félicité de leur création, qui s'inspire des préconisations de son rapport. Pour autant, il s'est montré très critique à l'égard de la mise en œuvre de la politique européenne de recherche, qualifiant de très peu nombreuses les retombées industrielles du dernier PCRD ;

- s'agissant de l'avenir des politiques européennes, il a estimé que la seule réforme efficace consisterait, à ses yeux, à étendre le champ de la majorité qualifiée, car il n'existe pas de politique commune à l'unanimité.

Sur ce dernier point, M. Jacques Myard a déclaré que le passage à la majorité qualifié aurait pour effet de servir les intérêts des Polonais et de la City et qu'il n'identifiait pas d'intérêts communs entre les européens.

M. Jérôme Lambert a indiqué qu'on était encore loin de l'harmonisation, notamment dans le domaine de la fiscalité.

M. Jean-Louis Beffa a en effet rappelé l'opposition manifestée notamment par le Royaume-Uni et par l'Irlande au passage à la majorité qualifiée en matière de fiscalité.

Le Président Pierre Lequiller a remarqué que la Convention européenne ayant préparé le traité établissant une Constitution pour l'Europe avait envisagé une harmonisation fiscale, mais cette initiative a effectivement été bloquée par l'opposition du Royaume-Uni et de l'Irlande.

M. Jacques Myard a noté que l'exemple des Etats-Unis prouve que ce qui importe c'est la concurrence fiscale et non pas l'harmonisation.

Le Président Pierre Lequiller a remercié M. Jean-Louis Beffa pour cette intéressante présentation, donnant un aperçu pragmatique, et non idéologique, de la situation actuelle.

M. Jean-Louis Beffa a précisé qu'il était profondément européen, mais s'est avoué déçu et inquiet de la paralysie européenne alors que le monde bouge. Avec l'élargissement et la prééminence des positions britanniques, nous avons fait émerger un modèle européen, radicalement différent de celui poursuivi jusqu'alors. Il faudra bien choisir entre ces deux voies un jour ou l'autre.