Version PDF

DÉLÉGATION POUR L'UNION EUROPÉENNE

COMPTE RENDU N° 161

Réunion du mercredi 1er mars 2006 à 16 heures 15

Présidence de M. Pierre Lequiller, Président

Audition, ouverte à la presse, de M. Gérard Larcher, ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes, sur la politique sociale de l'Union

Le Président Pierre Lequiller a préalablement rappelé la nécessité de faire progresser l'Europe en matière sociale, de manière à répondre aux critiques des citoyens sur l'insuffisance de son rôle social, telle qu'ils l'ont exprimée lors de la campagne référendaire. Le sujet est d'autant plus complexe que chaque pays tient à son système social.

La présidence autrichienne a, dans cette perspective, proposé un nouvel élan pour l'Europe sociale et entrepris une réflexion sur le modèle de vie européen, notamment pour développer la flexisécurité et la dimension sociale de la stratégie de Lisbonne.

Deux propositions de directives actuellement en cours d'examen représentent des enjeux importants. Il s'agit, d'une part, de la directive « services » dont il convient de savoir, à l'issue de sa première lecture par le Parlement européen, si son articulation avec la directive sur le détachement des travailleurs est clarifiée et si tout risque de « dumping social » est écarté pour les prestations de courte durée, inférieures à 8 jours, et, d'autre part, de la directive sur l'aménagement du temps de travail, avec un profond désaccord sur la question de l'opt out, la clause de dérogation permanente à la durée du travail.

M. Gérard Larcher, ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes, a d'abord rappelé l'importance des relations entre les ministres européens chargés du travail qui interviennent non seulement dans le cadre des conseils « Emploi, politique sociale,santé, consommation », mais également au niveau des relations bilatérales suivies entre Etats membres, notamment avec l'Allemagne, la Belgique, la Suède, la Finlande, l'Espagne, le Danemark, l'Italie et les Pays-Bas, ainsi que le Royaume-Uni, également, et des relations avec les pays du groupe de Visegrad.

La politique sociale conduite au niveau de l'Union est l'une des composantes fondamentales de la poursuite de la construction européenne. Elle n'est pas un échelon supplémentaire à la politique sociale nationale mais elle en est indissociable, comme l'est le marché économique. C'est une réalité qui s'impose dans un contexte où l'intégration des nouveaux membres joue un rôle majeur, et la peur du « plombier polonais » ne doit pas constituer son seul horizon.

La France, comme les pays européens, notamment les Quinze anciens Etats membres, est aujourd'hui confrontée à des chocs économiques et sociaux de grande ampleur.

Ces mutations sont soit directement issues de la mondialisation soit amplifiées par elle. Celle-ci s'est réalisée progressivement en quelques décennies. Elle nous englobe aujourd'hui dans un véritable marché planétaire. C'est une réalité qu'il est banal de rappeler, mais qui est vécue quotidiennement.

Les implications sociales de ces mutations sont considérables. Mouvements de capitaux à la recherche de rémunérations spéculatives, mouvements migratoires qui peuvent devenir massifs, délocalisations, désindustrialisations, chaînes de sous-traitance de plus en plus complexes, choix de nouveaux sites d'implantations qui déstabilisent des modes de production jusqu'ici socialement régulés par l'Etat nation. Les mains d'œuvre de pays à niveau économique et social très différents sont mises en concurrence directe.

Face à ces mutations, quelle action peut-on mener ?

La première est de poursuivre, à l'instar des pays européens comparables qui l'ont réussie, une politique d'adaptation vigoureuse de notre économie et, en même temps, de notre marché du travail.

Mais, pour que cet effort national d'adaptation ne soit mené en vain, il faut également en complément consolider le volet social de l'intégration commune européenne. La question est jusqu'où ?

Dans le marché commun désormais achevé, il convient de ne pas faire du coût de la protection sociale l'une des composantes de la compétitivité des Etats membres, et de ne pas faire du « dumping social » entre Etats membres l'un des enjeux de cette compétitivité.

L'équilibre de la construction européenne repose sur deux piliers fondamentaux.

Le premier, beaucoup rappelé dans la période récente, est celui de la liberté du marché intérieur, ou plutôt des quatre libertés de circulation : du capital, des biens et produits, des services, des personnes.

Le deuxième pilier, non moins fondamental, est celui de l'harmonisation dans le progrès social. Ce principe, qui était la matrice originelle de l'Europe, doit demeurer central si l'on veut éviter le « dumping social ». Il est toujours inscrit dans les traités européens.

On a parfois eu tendance à s'en désintéresser dans le passé, et on a découvert soudain, quelquefois avec angoisse, l'impact que l'ouverture du marché peut avoir sur les emplois et les conditions de travail.

Il faut donc organiser une convergence, par une harmonisation vers le haut. Cet objectif se concrétise à trois niveaux : d'abord par la construction d'un système de normes minimales qui constituent un socle juridique commun, et par l'imposition de règles anti-dumping dans le cadre du marché intérieur ; ensuite, par la solidarité financière qui joue au travers des fonds sociaux et structurels ; enfin, par des mécanismes de coordination et de comparaison respectant le principe de subsidiarité mais assurant en même temps une convergence des politiques sociales et de l'emploi.

La construction d'un système de normes sociales et de régulation sociale du marché intérieur paraît demeurer une nécessité.

S'agissant de la politique du travail, un véritable code du travail européen se met progressivement en place. Deux domaines majeurs d'intervention de l'Europe en sont une illustration.

Concernant la protection de la santé et de la sécurité du travail, qui est l'un des socles de l'Europe sociale et sur lequel la France est très engagée, le projet de règlement REACH, qui fixe et relève des normes industrielles, a un fort impact sur les conditions de travail. Un accord politique est intervenu au Conseil en décembre sur un texte qui prend en compte la position française, notamment sur le rôle de la future agence et le principe de substitution. Le projet doit encore être examiné en deuxième lecture et il faut rester attentif.

S'agissant ensuite de l'amiante, les campagnes de contrôle menées en France ont inspiré l'organisation d'une campagne d'envergure européenne qui sera engagée au second semestre 2006. La révision de la directive amiante est en cours et renforcera la protection des travailleurs exposés.

La France est également attentive au classement européen des substances chimiques et soutient ainsi la révision du classement européen du formaldéhyde à la suite de son classement international comme cancérogène.

Le deuxième grand enjeu est la révision en cours de la directive sur le temps de travail. Le processus de révision en cours a été induit par le réexamen de la clause d'exemption inscrite dans la directive, l'opt-out.

Deux orientations s'affrontent. La première défendue par les Britanniques vise à conserver des exemptions telles que la directive n'aurait plus de valeur normative. La position française, partagée notamment par la Belgique et l'Espagne, est au contraire de créer un cadre normatif global quitte à accepter les aménagements nécessaires ou les souplesses dans certains secteurs tels que les urgences, la santé et le médico-social.

Il faut, en effet, offrir aux salariés une règle minimale en matière de durée du travail et de repos. La France ne peut donc souscrire au maintien d'une exemption généralisée et permanente. Une règle européenne n'est pas faite que pour créer une exception. Ce serait un élément de dumping social. Cette norme européenne doit naturellement être raisonnable et ne doit pas imposer aux Etats membres des contraintes excessives. Des périodes transitoires peuvent être prévues.

Au Conseil des ministres de l'emploi du 8 décembre, les propositions de la présidence britannique ont été repoussées, non sans difficulté, après un très long débat, par une majorité d'Etats. Il s'agissait d'une coalition toutefois hétéroclite, avec des pays très libéraux et des Etats partageant le point de vue français.

Le sujet reste difficile. La présidence autrichienne a eu une série d'entretiens bilatéraux avec les Etats membres pour préparer un texte de compromis. Elle en a cependant repoussé l'examen au Conseil de juin.

Au-delà de la construction de normes sociales communes, la régulation des conséquences sociales de l'achèvement du marché et de son élargissement à dix nouveaux Etats membres doit retenir l'attention.

La proposition de directive relative aux services dans le marché intérieur, qui a été présentée en janvier 2004 par la Commission, est fondée sur le principe de la liberté de circulation des services. Sans évoquer les craintes qu'elle a suscitées, il suffit de rappeler que, se faisant l'écho des préoccupations des Français, le Président de la République avait en son temps réaffirmé « la très grande vigilance de la France sur le projet de directive concernant les services et la nécessité d'une remise à plat ».

Le texte adopté par le Parlement européen coupe court à tout risque de « dumping social », précisant que « la directive n'affecte en rien le droit du travail, notamment les dispositions légales ou contractuelles concernant les conditions d'emploi, les conditions de travail ».

Les inspections du travail pourront donc continuer à veiller au respect des législations nationales.

La Confédération européenne des syndicats (CES) estime que le texte voté est entièrement un nouveau projet. « Un compromis qui permet d'ouvrir le marché des services tout en sauvegardant le modèle social européen même s'il reste des progrès à accomplir », a déclaré M. John Monks, Secrétaire général de la CES.

Comme l'a fait remarquer le rapporteur de la commission du marché intérieur, Mme Gebhardt (PSE) : « Nous avons dit clairement non à une Europe du libre-échange et du libre marché, et oui à une Europe sociale ».

La remise à plat demandée, par la France notamment, est donc bien engagée. La sensibilité du droit du pays d'accueil est assez partagée parmi les Quinze anciens Etats membres qui sont confrontés parfois à des difficultés. Ainsi, l'affaire Vaxholm a opposé les syndicats suédois à une entreprise lettone du secteur du bâtiment. La France a déposé un mémoire pour soutenir le gouvernement suédois, sur la portée des conventions collectives, qui doivent s'appliquer à toutes les entreprises qui interviennent sur un même territoire. Il y a une autre affaire avec l'île d'Heligoland, où des sociétés polonaises du bâtiment interviennent.

Les prestations de services, qui donnent lieu au détachement de travailleurs sur le territoire d'un autre Etat membre resteront réglées par une directive de 1996 qui prévoit des dispositions claires. Transposées en droit français, ces règles ont été reprises et complétées par la loi du 2 août 2005 en faveur des PME.

Elles doivent faire l'objet d'une stricte application, dans le cadre notamment de la lutte contre les prestations frauduleuses. Car, c'est dans les faits que le contrôle est difficile, notamment lorsque les contrats sont rédigés dans des langues étrangères. Le plan de modernisation de l'inspection du travail prévoit donc les ressources nécessaires. Il y a donc nécessité de conclure des accords bilatéraux pour que le dispositif soit efficace. Ces accords bilatéraux et la création de procédures plus modernes comme celle de la télé-déclaration ont été prévus pour améliorer la portée des contrôles.

S'agissant de la libre circulation des travailleurs salariés des nouveaux Etats membres, la France va devoir décider du régime juridique de travail qu'elle accordera aux ressortissants des nouveaux Etats membres au cours de la deuxième phase de transition, qui s'ouvrira le 1er mai prochain pour une période de trois ans.

Les implications de cette décision seront importantes pour notre marché du travail. Il y a une différence majeure avec la prestation de services qui n'est pas toujours perçue. La question n'est pas celle de la régulation des conditions de travail, car les salariés concernés seront employés d'entreprises françaises comme tout salarié français, mais de la compatibilité avec le marché de l'emploi dont l'état s'est certes amélioré mais demeure encore fragile.

L'entrée sur ce marché des ressortissants de l'Europe centrale et orientale doit donc être articulée avec la politique de l'emploi qui vise notamment d'abord à mobiliser les ressources disponibles sur le marché national et à relever les taux d'activité qui sont trop faibles hors de la tranche 26-55 ans. La modernisation du marché du travail ainsi engagée et l'entrée sur ce marché des ressources des nouveaux Etats membres doivent s'articuler pour créer une synergie d'ensemble favorable à la croissance.

.

Sur l'accès de ces ressortissants au marché du travail, le Gouvernement n'a pas encore arrêté ses orientations. Un comité interministériel sur l'Europe sera réuni par le Premier ministre au cours du mois de mars. Le Gouvernement aura ensuite à prendre sa décision avant la fin du mois d'avril.

Le vendredi 3 mars, les partenaires sociaux réunis au sein du Comité du dialogue social sur les questions européennes et internationales, seront également consultés. Cette instance est consultée, régulièrement, sur toutes les questions européennes ayant un enjeu social comme avant chaque Conseil.

M. Gérard Larcher a ensuite abordé la question de la solidarité financière au sein de l'Union européenne et son rôle-clé dans l'élaboration d'une vraie politique sociale communautaire. En la matière, il faut insister sur l'importance du fonds social européen, qui constitue l'un des quatre fonds structurels de l'Union européenne et qui a distribué 60 milliards d'euros dans la période 2000 à 2006. Sur ce montant, la France a perçu 7 milliards d'euros, soit un milliard par an. Le Fonds social européen est un instrument décisif dans la lutte contre le chômage et pour l'insertion, pour la formation professionnelle et en ce qui concerne l'égalité des chances, en particulier l'accès des femmes au marché du travail. Globalement, pour la période 2007-2013, l'ensemble des fonds structurels devrait allouer plus de 300 milliards d'euros à la politique de cohésion pour la croissance et l'emploi. Notre pays devrait ainsi recevoir environ 13 milliards d'euros au titre de ces fonds.

Il importe de signaler qu'un nouveau fonds, le Fonds d'ajustement à la globalisation, est en voie de création. Aujourd'hui même, le collège des commissaires est réuni à Bruxelles pour en débattre et une proposition devrait être soumise au Conseil européen de printemps. Les premières discussions avaient eu lieu au printemps 2004, mais la crise de Hewlett-Packard de l'automne dernier a permis à la France de relancer cette initiative dont le principe a été retenu lors du Conseil européen de Hampton Court. Concrètement, ce fonds devrait permettre d'assurer la reconversion des salariés touchés par les conséquences négatives de la globalisation. Son existence se justifie de trois points de vue : il permettrait d'aider les salariés les moins qualifiés ; il soutiendrait les régions et les territoires les plus exposés et, enfin, il autoriserait une mobilisation rapide en cas d'urgence sociale. La création du fonds d'ajustement à la globalisation nécessite l'adoption d'une proposition de règlement, qui fera l'objet d'une première présentation par la Commission au Conseil des ministres de l'emploi le 10 mars prochain.

M. Gérard Larcher a ensuite évoqué le troisième mode d'intervention européenne dans le domaine social, à savoir la méthode de coordination et de comparaison développée par la stratégie de Lisbonne. Ce processus européen doit faire l'objet d'une évaluation par les chefs d'Etat et de gouvernement lors du Conseil européen de printemps des 23 et 24 mars prochains. Il faut rappeler que, depuis l'an dernier, l'approche retenue pour la stratégie de Lisbonne a été renouvelée, ce qui se traduit par un recentrage sur la croissance et l'emploi et par la simplification des procédures et des rapports de programmation. En particulier, chaque Etat membre doit désormais établir un programme national de réformes valable pour une durée de trois ans, mais faisant l'objet d'un rapport annuel de mise en œuvre.

En conclusion, il importe de bien comprendre que l'élargissement a accru les disparités au sein de l'Union européenne, rendant indispensable un débat sur l'harmonisation et les moyens d'y parvenir. Toutefois, le précédent exemple de l'intégration sociale par le haut de l'Espagne, du Portugal et de l'Irlande est rendu plus difficile aujourd'hui, car les pays de l'Europe centrale et orientale sont freinés par la concurrence mondiale des pays encore plus attractifs sur le plan des coûts. La relance d'une Europe sociale doit être favorisée par le développement de coopérations renforcées entre certains Etats membres. A cet égard, il faut mentionner le cas de la Hongrie qui se singularise en affichant des positions souvent en pointe. L'Europe ne doit pas craindre d'affirmer des valeurs sociales, même s'il n'existe probablement pas un modèle social européen, mais plutôt une addition de différents modèles. De nombreux citoyens européens ne perçoivent plus l'Union européenne comme un bouclier susceptible de les protéger contre le risque de la mondialisation. Il faut savoir répondre à cette angoisse.

Le Président Pierre Lequiller a remercié M. Gérard Larcher, ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes, de cette présentation. Il a observé que l'Europe se situe aujourd'hui à un tournant, puisque la mondialisation impose d'assurer une protection aux travailleurs européens, alors même que, ces dernières années encore, M. Jacques Delors contestait le fait que le modèle social devait faire partie des prérogatives communautaires. Cette lacune est d'ailleurs probablement responsable, en grande partie, de l'échec du référendum sur le traité établissant une Constitution pour l'Europe. Il a regretté que les députés du groupe socialiste et du groupe des Député-e-s Communistes et Républicains ne soient pas présents à cette réunion.

M. Jacques Myard a loué la lucidité des analyses présentées par le ministre délégué, mais a estimé qu'il n'en tirait pas toutes les conséquences logiques. Le Traité de Rome avait établi une Communauté regroupant des Etats disposant globalement d'un même niveau de développement, ce qui permettait la mise en œuvre du principe de concurrence loyale. Aujourd'hui, il existe un changement qualitatif des règles en vigueur, changement imputable à la volonté du patronat allemand, mais aussi du patronat français et britannique, comme le rappelait justement M. Jean-Louis Beffa, Président-Directeur général de Saint-Gobain, dans sa récente audition par la Délégation. En conséquence, il n'existe plus une identité commerciale européenne et l'Europe n'est plus qu'une sous-zone dans la globalisation. La concurrence déloyale est désormais de mise, ce qui se traduit par l'émergence d'une véritable économie duale. La preuve en est, par exemple, que des millions de Français vivent sous le seuil de pauvreté, que 2,8 millions de Britanniques ont le statut de handicapés et que ce phénomène peut également être constaté aux Pays-Bas. Il y a donc lieu de craindre que la remontée du chômage soit structurelle et que l'on aboutisse à un écrasement des classes moyennes. Pour lutter contre ce phénomène, il faut revenir à la préférence communautaire, sinon globale au moins sectorielle.

Le ministre délégué a justement insisté sur l'importance de l'élargissement. La directive de 1996 autorise la venue de travailleurs temporaires pour une durée de deux ans et si ces derniers sont soumis aux conventions collectives du pays d'accueil, il faut rappeler que leur employeur n'est astreint aux cotisations sociales que de leur pays d'origine. Cette situation fausse évidemment la concurrence, d'autant que l'inspection du travail ne peut exercer en réalité aucun contrôle et que bien souvent même les déclarations préalables ne sont pas effectuées. Les pays de l'Europe occidentale sont ainsi les « dindons de la farce ». Il faut néanmoins se réjouir que la proposition de directive sur les services écarte le principe du pays d'origine, qui violait toute la tradition juridique des pays européens.

Même si l'on peut penser que, dans une dizaine d'années, la plupart des nouveaux Etats membres auront rejoint le niveau social de l'Europe de l'Ouest, on ne peut oublier que ce délai sera au moins de vingt-cinq ou trente années pour un pays comme la Chine. L'ouverture mondiale à la concurrence a emporté toutes les règles sociales. Le seul moyen de remettre de l'ordre est de rétablir le principe de concurrence loyale.

M. Thierry Mariani a rappelé que le gouvernement français doit décider, au plus tard le 30 avril prochain, s'il prolonge ou non les restrictions transitoires à la libre circulation des travailleurs des nouveaux Etats membres. La Commission européenne a rendu, le 8 février dernier, un rapport soulignant que les trois Etats - le Royaume-Uni, l'Irlande et la Suède - ayant ouvert leur marché du travail aux citoyens des nouveaux Etats membres en ont tiré des effets bénéfiques. Plusieurs de nos partenaires (l'Espagne, le Portugal et la Finlande notamment) ont annoncé leur intention d'ouvrir leur marché de l'emploi à compter du 1er mai prochain. M. Thierry Mariani a indiqué craindre que la France ne commette une erreur en n'ouvrant pas son marché du travail par frilosité. Maintenir les restrictions actuelles serait une erreur économique, car cela nous priverait des ressortissants les mieux formés et les plus dynamiques de ces pays, qui auront été attirés par les autres Etats membres ayant ouvert leur marché avant nous. Cela serait également une erreur politique, qui dégraderait notre image dans ces pays dont les ressortissants ont le sentiment d'être ainsi traités comme des citoyens de seconde zone. Ouvrir notre marché de l'emploi à ces citoyens, culturellement proches de nous, permettrait en outre de diversifier les pays d'origine des flux d'immigration à destination de la France et d'opérer un rééquilibrage nécessaire.

M. Gérard Larcher, ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes, a apporté les éléments de réponse suivants :

- les Britanniques et les Néerlandais ont effectivement des présentations statistiques différentes. D'une manière générale, les comparaisons internationales en matière sociale sont délicates, car les méthodologies et les concepts employés diffèrent d'un pays à l'autre. Les statistiques ne permettent vraiment que de comparer les tendances. Au Royaume-Uni, environ 3 millions de personnes sont inemployées sans être comptabilisées dans les statistiques du chômage, mais les Britanniques ont engagé une politique volontariste de retour au travail, afin de diminuer ce chiffre de moitié. Leur situation démographique est cependant très différente de la nôtre, puisque leur population active diminue alors qu'elle augmentera de 40 000 par an en France dans les trois prochaines années. Il en va de même aux Pays-Bas ;

- la lutte contre le travail illégal a été intensifiée depuis juin 2004, en particulier dans certains secteurs tels que le bâtiment et les travaux publics, l'agriculture ou le spectacle vivant. Dans ces secteurs, les déclarations de détachement ont augmenté de 3 400 à 6 000, soit une hausse de 80 %, depuis que les contrôles ont été accrus et grâce à la conclusion de nombreux accords bilatéraux renforçant la coopération contre les fraudes transnationales. Le Gouvernement a fait de la lutte contre le travail illégal une priorité, ce qui s'est traduit notamment par la création de l'office central de lutte contre le travail illégal, dont la direction a été confiée à la gendarmerie. Cette action est coordonnée par la délégation interministérielle à la lutte contre le travail illégal (DILTI), qui évoluera prochainement afin de renforcer son intervention ;

- de nombreuses demandes d'embauches de salariés étrangers sont adressées aux directions départementales de l'emploi, du travail et de la formation professionnelle par les professionnels du secteur agricole et arboricole de la vallée du Rhône. Sur la France,en l'espace de quelques années, la part des salariés étrangers originaires des pays d'Europe centrale et orientale y est passée à près de 50 % des 16 000 autorisations accordées, celle des salariés en provenance d'Etats tiers notamment d'Afrique du Nord ayant décru. Cette évolution est encore plus marquée dans certaines régions. La politique de délivrance des autorisations a ainsi été adaptée à la réalité de l'élargissement et aux demandes des professionnels concernés. Une ouverture totale paraît, à ce stade, exclue et le sera par des pays comme l'Allemagne ou la Belgique. Une ouverture sectorielle semble souhaitée par de nombreuses organisations professionnelles.

Le Président Pierre Lequiller a souligné que la majorité des membres de la Délégation est favorable à une ouverture du marché du travail français aux ressortissants des nouveaux Etats membres. Cette ouverture pourrait être progressive et sectorielle, comme l'a recommandé le rapport sur l'immigration économique de M. Thierry Mariani au nom de la Délégation. Cette ouverture est vivement souhaitée par les pays concernés, au sein desquels ces restrictions sont très mal ressenties. Il faut éviter le statu quo sur cette question.

M. Daniel Garrigue a interrogé le ministre au sujet de l'affaire Vaxholm. Il a souhaité savoir pourquoi le régime du détachement, qui doit s'appliquer lorsque des travailleurs d'un autre Etat membre viennent travailler dans un autre Etat membre au-delà de huit jours, n'a pas suffi à régler cette difficulté, et pourquoi la question de l'application de la convention collective visée n'a pu être ainsi résolue. Il a également souhaité savoir si des difficultés similaires à celles rencontrées en France au sujet de la compatibilité du contrat nouvelle embauche (CNE) avec les conventions de l'Organisation internationale du travail (OIT) ont été rencontrées par nos partenaires, tels que le Danemark, adepte de la « flexisécurité ». M. Daniel Garrigue a enfin appuyé les propos de M. Thierry Mariani concernant les restrictions à la libre circulation des travailleurs des nouveaux Etats membres. La levée de ces restrictions permettrait d'accélérer la convergence économique avec ces pays et améliorerait l'image et l'influence de la France dans ces Etats.

Mme Arlette Franco a évoqué la situation démographique de l'Europe. S'agissant des structures d'accueil pour la petite enfance, la France fait figure de modèle. En revanche, sur le congé parental, elle accuse un certain retard par rapport au modèle suédois et il serait souhaitable que les entreprises françaises puissent accepter un système de congé parental mixte. Enfin, s'agissant de la mobilité des jeunes, il faut rappeler l'importance de la formation. En ce qui concerne l'immigration, certains pays devront compenser par une immigration d'origine intra européenne, ou extra-européenne (turque en ce qui concerne l'Allemagne, par exemple), avec les craintes que cela soulève concernant les incidents pouvant affecter les communautés d'origine étrangère. Or, en France, on peut considérer que seul un certain type d'immigration pourra s'intégrer. Face à la concurrence, les Français seront-ils par ailleurs prêts à envisager un recul sur les avantages qu'ils connaissent en termes de couverture sociale ? L'harmonisation ne risque-t-elle pas de se faire dans le sens inverse de celui souhaité ?

M. André Schneider a indiqué qu'il souscrivait globalement aux analyses présentées par le ministre, tout en s'interrogeant sur l'échéance envisageable pour une réelle harmonisation des politiques sociales. Lorsque l'on mesure les différences, considérables, de niveaux de vie entre les Quinze anciens Etats membres et les pays d'Europe de l'Est, on peut se demander comment ces derniers pourront mener à brève échéance une harmonisation permettant d'amener leur situation à un niveau comparable à celui des Quinze. A cet égard, l'exemple du Portugal est éclairant puisque, s'il a indubitablement connu une expansion économique importante, le pouvoir d'achat y demeure encore faible par rapport aux membres plus anciens de l'Union.

Par ailleurs, pour que l'Europe puisse être comparée à une « famille », encore faut-il que ses citoyens puissent circuler librement sur son territoire. Mais les Etats membres sont-ils capables d'absorber tous les flux ? Les ressortissants de l'Union ne pourront être totalement européens que quand leur circulation relèvera d'un choix volontaire et non pas d'un choix, pour certains d'entre eux, nécessaire. Est-il raisonnable d'espérer que l'on se dirige vers une authentique harmonisation à l'échelle de l'ensemble de l'Europe et non pas seulement entre les pays de niveau comparable ?

M. André Schneider a conclu son intervention en citant à titre d'exemple l'Alsace qui affronte un problème de migration massive et pas toujours légale en provenance des pays d'Europe de l'Est.

M. René André a souhaité revenir sur la question de la libre circulation des ressortissants des nouveaux Etats membres au sein de l'Union, indiquant qu'il partageait le point de vue exprimé par M. Thierry Mariani. Il convient de souligner l'importance d'un argument politique : l'influence de la France dans ces Etats et en Europe est l'enjeu de ce débat. C'est pourquoi il faut éviter d'appliquer aux pays concernés un traitement discriminatoire. S'agissant des secteurs concernés, au-delà du secteur agricole, les difficultés sont en particulier recensées dans le secteur de la restauration, dont le Mont Saint-Michel fournit une bonne illustration, et le secteur du bâtiment. L'opinion publique française a compris que la libéralisation du marché du travail est essentielle et que le maintien d'une certaine protection l'est aussi. Des pays tels que la Suède ou le Danemark ont réussi à assurer cette protection, certes au prix d'un taux élevé de prélèvements obligatoires.

M. René André a enfin évoqué le problème des coopérations renforcées. Comment construire une Europe sociale dans le cadre institutionnel actuel ? L'Union européenne dans son état actuel ne permettra pas de réussir une Europe sociale, car il sera impossible de mener des politiques nouvelles. Aussi faut-il reconstruire une Europe plus réduite, notamment afin de faire l'Europe sociale.

Le ministre a fait part, en réponse, des éléments suivants :

- c'est M. Jacques Delors qui a créé le « dialogue social européen ». L'un des problèmes actuels est la difficulté de ce « dialogue social européen ». Les partenaires sociaux européens semblent peu aptes à se saisir efficacement de problèmes comme celui du temps de travail. Comme si une « prime » était acquise à ceux qui se réfugient dans une culture de l'angoisse et de la peur, on demande aux hommes politiques de se substituer à l'action des partenaires sociaux ;

- dans l'Espagne de MM. José Maria Aznar et José Luis Zapatero existe un type de contrat de travail, très proche du « Contrat nouvelle embauche », mis en place après accord des partenaires sociaux qui n'ont donc pas engagé de recours devant l'Organisation Internationale du Travail (OIT). La Convention n° 158 de l'OIT prévoit une « qualifying period ». Ce type de dispositif existe désormais dans beaucoup de pays. Ceci est illustré encore par le programme de la coalition gouvernementale allemande qui prévoit que les contrats de travail en Allemagne seront désormais assortis d'une période d'essai de deux ans. Certes, il faut prévenir les abus de droit. Le jugement du conseil des prud'hommes de Longjumeau est très important à cet égard, puisqu'il vise à garantir que le Contrat nouvelle embauche ne soit pas un outil d'abus de droit ;

- s'agissant des travaux de l'OIT, il faut saluer les résultats de la dixième session maritime de la Conférence internationale du Travail, avec l'adoption d'un ensemble de quatorze mesures applicables aux armateurs mondiaux contre le « dumping social » en matière maritime. Une fois ratifiée, cette convention donnera à l'autorité de l'Etat du port le pouvoir d'intervenir au terminal, et constituera le « quatrième pilier » de la réglementation maritime internationale. La convention a été adoptée à la quasi-unanimité, et même des Etats africains non côtiers vont y adhérer, afin d'assurer la protection de leurs ressortissants embarqués sur des navires ;

- aux termes du règlement 1408/71, lorsque le détachement du salarié est inférieur à une durée de douze mois, la protection de sécurité sociale et donc les cotisations sociales sont régies par les règles du pays d'origine. La France - ainsi que l'Espagne, la Belgique et le Luxembourg - ont marqué leur opposition à tout dépassement de cette durée, devant les vrais risques de « dumping social » qui s'y attachent. De manière plus générale concernant les règles de droit social s'appliquant aux salariés détachés, ces pays ont été rejoints dans leurs préoccupations par la Suède, comme le montre l'affaire Vaxholm sur l'emploi de salariés lettons par une entreprise lettonne établie en Suède, dans laquelle les autorités suédoises ont fait prévaloir les dispositions de la convention collective suédoise, la portée des règles communautaires n'étant pas claire dans ce cas précis ce qui a conduit à la saisine de la Cour de justice;

- l'aspiration à émigrer des travailleurs des nouveaux Etats membres est très faible. Il y a en revanche des migrations temporaires qui ne s'accompagnent pas d'une installation définitive. Conformément aux souhaits exprimés par différents membres de la Délégation pour l'Union européenne, il conviendra de réfléchir à des possibilités accrues d'emploi de ces travailleurs dans les différents secteurs déficitaires en main-d'œuvre, sous réserve de prévoir une période transitoire et de veiller à ne pas tarir le réservoir de main-d'œuvre des Etats concernés. Certains pays du groupe de Visegrad ont ainsi souligné les difficultés qu'ils rencontraient dans le secteur de la santé, ce qui doit inciter les différents Etats membres à entreprendre des négociations pour évaluer les besoins ;

- les écarts de niveau de vie au sein de l'Union européenne sont importants, mais peuvent être progressivement réduits : le Portugal aussi disposait d'un revenu moyen par habitant de 200 euros par mois lors de son entrée dans l'Union. Ce revenu a été multiplié par huit grâce à la combinaison des règles sociales minimales et du jeu des fonds structurels, qui a permis de parvenir à une harmonisation par le haut ; la progression de l'Espagne est comparativement aussi forte pour ne pas parler de l'Irlande ;

- l'influence du Royaume-Uni sur la plupart des nouveaux Etats membres dans le cadre des discussions de la directive temps de travail est certaine, mais il existe une minorité de blocage. Il importe par ailleurs de donner espoir aux nouveaux Etats membres par le biais des fonds structurels car, à défaut, on n'échappera pas à un risque d'affaiblissement de l'Europe du fait de l'absence de projet fort. Il s'agit là d'une réflexion qu'il conviendra de mener en 2007 ;

- s'agissant de la flexisécurité, cette notion s'intègre dans un système de rapports sociaux et culturels propres aux pays scandinaves : au Danemark, le juge intervient peu dans les relations du travail, qui sont par tradition ancrée régies par la convention collective et le contrat. En outre, dans ce même pays, un licenciement peut être effectué rapidement. Par diverses mesures, la France tend à se rapprocher davantage des pays scandinaves : la loi de janvier 2005 sur les mutations économiques devrait ainsi permettre de se départir de la judiciarisation qui, jusqu'à présent, prévalait dans le cadre du licenciement (100 000 ruptures de CDI et CDD sont pendantes devant les tribunaux). A cet égard, le CPE poursuit le même objectif, ce dispositif ayant suscité l'intérêt du gouvernement suédois, pour faire face aux difficultés d'insertion professionnelle des jeunes existant en Suède ;

- en ce qui concerne la sécurisation des parcours individuels, la convention de reclassement personnalisé s'inspire du système danois, même si la France consacre relativement un budget moindre au régime d'allocations d'aide au retour à l'emploi. En France, le régime d'indemnisation est plus long mais moins avantageux pour les bénéficiaires de l'assurance chômage ;

- le Gouvernement va entreprendre une réflexion sur le contrat de travail, afin d'examiner la possibilité de rendre plus aisée la rupture négociée, dont le régime actuel n'est pas satisfaisant et donne lieu à contournement notamment par des faux licenciements pour faute.

En conclusion, le ministre a tenu à souligner que la construction européenne et sa dimension sociale figurent parmi les préoccupations majeures des citoyens. A l'oublier, on risque d'encourager un rejet de la construction européenne ou encore un populisme simplificateur, tandis qu'on n'aura pas réussi à fluidifier le marché du travail ni à faciliter la libre circulation des travailleurs, laquelle peut être un facteur de cohésion.