Mercredi 26 octobre 2005

- Table ronde sur les données scientifiques disponibles concernant la grippe aviaire et le risque de transmission du virus à l'homme - Professeur Jean-Philippe DERENNE, chef du service de pneumologie et de réanimation à l'hôpital de La Pitié-Salpêtrière, Docteur Jean-Claude DÉSENCLOS, chef du département des maladies infectieuses de l'Institut national de veille sanitaire (InVS), Mme Sylvie VAN DER WERF, chef de l'unité de recherche génétique moléculaire des virus respiratoires (GMVR) de l'Institut Pasteur, M. Philippe VANNIER, directeur de la santé animaleà l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA)

Compte rendu de la réunion du 26 octobre 2005

Présidence de M. Jean-Marie LE GUEN, Président

M. le Président : La « grippe aviaire » est préoccupante à deux titres : à cause de l'épizootie, dont nous suivons la progression dans le monde et, surtout, du risque de pandémie virale humaine qu'elle pourrait provoquer.

La tâche qui incombe à la mission d'information est inédite à l'Assemblée nationale, dans la mesure où c'est la première fois que nous sommes appelés à gérer en temps réel un risque sanitaire avéré. Nous apprécions l'action menée par les pouvoirs publics, singulièrement par le Gouvernement, mais notre rôle sera d'en appréhender et d'en évaluer tous les aspects, dans le cadre du contrôle que la représentation nationale a pour mission d'exercer sur l'action du Gouvernement en général.

Je précise que notre rapporteur, Jean-Pierre Door, a déjà remis un rapport sur le risque épidémiologique au nom de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, et que je suis moi-même le rapporteur pour avis de la Commission des affaires culturelles, familiales et sociales sur le budget de la sécurité sanitaire. En outre, tous les députés ici présents ont déjà travaillé sur ces questions, dans le cadre de leur vie professionnelle ou de leur activité parlementaire.

Nous chercherons à apporter une réponse à la crise actuelle dans un cadre de travail collectif et pluraliste - tous les groupes de l'Assemblée nationale sont représentés dans la mission d'information -, l'enjeu consistant à « construire de la confiance ». À cet effet, nous nous appuierons sur le débat, sur la transparence et, en l'absence de vérité scientifique, sur le recueil des informations les plus sûres. Nous voulons être une source crédible d'information pour les Français, en même temps qu'une instance d'évaluation du dispositif de préparation et son efficacité.

Si la formule de la mission d'information a été retenue, c'est parce que, contrairement à celle de la commission d'enquête, elle ne fixe pas de limite à la durée des travaux des députés. Nous apprécierons nous-mêmes cette durée mais nous n'attendrons pas l'achèvement de nos travaux pour rendre publics des recommandations ponctuelles ou des rapports d'étape, en fonction des circonstances, c'est-à-dire du développement de la menace, voire, le cas échéant, de la crise.

Nous accueillons ce matin quatre experts : Mme Sylvie Van der Werf, chef de l'unité de recherche génétique moléculaire des virus respiratoires de l'Institut Pasteur, le GMVR, qui nous introduira dans le monde des virus d'influenza ; le professeur Jean-Philippe Derenne, médecin clinicien, chef du service de pneumologie et de réanimation à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière, co-auteur d'un ouvrage de référence - « Pandémie : la grande menace » - qui abordera les questions purement médicales ; le docteur Jean-Claude Désenclos, chef du département des maladies infectieuses de l'Institut de veille sanitaire, l'InVS, qui, en sa qualité d'épidémiologiste, décrira les différents scénarios possibles ; M. Philippe Vannier, vétérinaire, directeur de la santé animale à l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments, l'AFSSA, qui interviendra sur la problématique de l'épizootie.

Je propose, avec l'accord du rapporteur, que nous intercalions des séries de questions entre les interventions de nos invités.

Mme Sylvie VAN DER WERF : Je vais m'efforcer de faire le point sur les caractères de la virologie grippale intéressant l'homme, en commençant par rappeler qu'il existe une multitude de virus grippaux, répartis en plusieurs types et sous-types.

Les virus responsables des épidémies saisonnières - c'est-à-dire les virus de type B, de type A (H3N2) et de type A (H1N1) - circulent en permanence et se manifesteront, cette année encore, au cours de l'hiver. Tous les virus grippaux présentant la caractéristique de varier continuellement, nous sommes contraints de réactualiser chaque année la composition vaccinale, sur la base de l'ensemble des données recueillies l'année précédente par les laboratoires appartenant au réseau mondial de l'Organisation mondiale de la santé. Pour ce qui est de l'hémisphère nord, l'OMS émet sa recommandation en février en vue de la production des vaccins qui seront disponibles dans les officines au mois d'octobre.

D'autres virus grippaux circulent parmi des espèces animales comme les chevaux, les porcs et surtout les oiseaux, plus particulièrement les oiseaux aquatiques migrateurs, canards et autres. C'est en effet chez ces derniers que peuvent être retrouvés tous les virus grippaux connus. Ils restent généralement cantonnés aux oiseaux et n'ont pas le pouvoir d'infecter les espèces mammifères, à commencer par l'homme. Il arrive néanmoins exceptionnellement que l'homme soit infecté après une exposition forte à un air très chargé en virus, comme ce fut le cas lors de l'épizootie de grippe du poulet survenue à Hong Kong en 1997 : dix-huit cas de transmission du virus avaient alors été diagnostiqués, occasionnant six décès. La transmission a été stoppée par une éradication à la source, c'est-à-dire par l'abattage massif d'animaux. Le virus a cependant continué à circuler avec vitalité en Asie parmi les diverses espèces d'oiseaux, évoluant au fil des passages d'une espèce à l'autre. C'est ainsi qu'a été constatée, fin 2003, une explosion des infections chez les volailles et les oiseaux sauvages en Asie du sud-est, accompagnée de l'apparition de nouveaux cas de maladie chez l'homme : 121 cas ont été confirmés depuis lors, dont 62 décès, au Vietnam, en Thaïlande, en Indonésie et au Cambodge.

L'infection de l'homme, inhabituelle, suppose une exposition forte de l'individu à la source de contamination. Ainsi, bien que les virus H5N1 ne se transmettent pas efficacement d'un individu à l'autre, ils ont déjà parcouru la première étape vers l'adaptation à l'homme, c'est-à-dire vers une menace de pandémie, ce qui est d'autant plus grave qu'ils se traduisent dans la majorité de cas par une maladie sévère. Le danger, c'est qu'ils acquièrent cette capacité à se transmettre d'homme à homme. Pour ce faire, deux mécanismes sont imaginables : soit les virus, profitant du nombre croissant d'élevages contaminés, accumulent par hasard un ensemble de caractéristiques qui les rendent de plus en plus transmissibles ; soit, au cours de l'hiver, un sujet est infecté à la fois par un virus de la grippe saisonnière et par un virus de la grippe aviaire, et des échanges de matériel génétique interviennent à cette occasion, conférant en bloc au virus résultant de cet échange l'ensemble des caractéristiques nécessaires à son adaptation à l'homme et à une transmission accélérée.

Quels sont les moyens susceptibles d'être mis en œuvre ?

Les premières mesures sont relatives à la surveillance, en particulier virologique. Il s'agit d'abord de détecter et d'isoler les virus responsables des infections grippales : nous réalisons cette surveillance dans le cadre de l'épidémie de grippe saisonnière, pour suivre sa propagation, identifier les virus incriminés, analyser leur évolution et vérifier qu'ils sont adaptés à la composition vaccinale de la saison en cours. Il s'agit ensuite de déterminer les possibilités d'infection par les virus H5N1, notamment parmi les voyageurs entrant sur le territoire national en provenance de zones infectées : des méthodes ont été développées par le réseau des laboratoires de l'OMS afin de confirmer, lorsqu'ils reçoivent un prélèvement, la nature du virus découvert, de vérifier qu'il est resté complètement aviaire, mais également de dresser le bilan de ses caractéristiques antigéniques, afin de maintenir les vaccins à jour face à son évolution constante. En cas de pandémie, il faudra évidemment poursuivre ce type de travail sur le territoire national : détecter les cas et suivre l'évolution génétique et antigénique du virus.

Un autre moyen de lutte est l'utilisation des antiviraux. Les virus H5N1 sont sensibles à une certaine classe d'antiviraux, les anti-neuraminidases, commercialisés sous la forme de deux médicaments : le Tamiflu et le Relenza. Il importe aussi de suivre l'éventuelle apparition de résistances car les antiviraux deviendraient alors inopérants. Les virus H5N1 ont certes la potentialité de développer des résistances, mais on sait que des virus devenus résistants sont moins vivaces que les virus sensibles ; on peut par conséquent s'attendre à ce que leur diffusion dans la population soit nettement moins efficace et que, mis en compétition avec des virus sensibles, ils soient rapidement éliminés.

Une stratégie d'utilisation d'antiviraux, en cas de pandémie, passerait à la fois par le traitement, appliqué très précocement, et la prévention, de façon à éviter le développement de la maladie. Les antiviraux n'empêcheront en effet pas totalement l'infection mais réduiront la durée de la maladie, la multiplication du virus et par conséquent sa capacité de propagation. Les anticorps apporteront une réponse immunitaire protectrice. À cet égard, les laboratoires, au fur et à mesure de la circulation du virus pandémique, devront évaluer régulièrement le taux de population immune, de façon à pouvoir définir une prophylaxie.

M. Denis JACQUAT : Je me méfie de l'idée selon laquelle une « exposition forte » serait nécessaire à la contamination. Après les catastrophes du sang contaminé et de Tchernobyl, la France a été accusée d'une certaine frilosité et il ne faudrait pas commettre la même erreur avec la grippe aviaire, en évacuant l'éventualité de contaminations à la suite d'expositions fugaces, lors du plumage des volailles, par exemple. Nous sommes responsables devant l'opinion publique et nous devons informer sans affoler. Ne nous trompons pas.

M. Pierre HELLIER : Avec quelle rapidité le diagnostic de la grippe peut-il être établi avec certitude ? Est-il certain que le Tamiflu et le Relenza n'empêchent pas l'apparition des anticorps ?

M. Jean-Pierre DOOR, Rapporteur : J'insiste sur la première question de M. Hellier : quel est le délai nécessaire pour obtenir un diagnostic biologique et viral de la grippe ?

Quels sont les laboratoires de référence français ? Combien y en a-t-il ? Quelles sont les méthodes biologiques de dépistage qu'ils appliquent ?

Enfin, comment les virus se recombinent-ils en passant par l'intermédiaire d'autres vecteurs animaux ?

M. le Président : Le diagnostic des souches est certes crucial mais, en période de pandémie, un diagnostic de masse serait tout aussi essentiel. Avez-vous les moyens de mener à bien une telle opération ?

D'autre part, les passages du H5N1 de l'oiseau vers l'homme qui ont été étudiés se sont-ils accompagnés d'un début de mutation virale ? Est-il possible, à partir du nouveau virus apparu chez l'homme, de commencer à travailler à un nouveau profil vaccinal ?

L'inefficacité du passage de l'homme vers l'homme est-elle avérée ?

Mme Sylvie VAN DER WERF : S'agissant de la notion d' « exposition forte », j'aurais du mal à la préciser, d'un point de vue quantitatif. En théorie, une seule particule virale infectieuse peut suffire à contaminer un individu. Cependant, même en Asie, notamment au Vietnam, où les volailles sont omniprésentes sur les marchés et où il existe de nombreux élevages familiaux, le simple fait de passer à une dizaine de mètres d'un animal infecté ne suffit pas à attraper la maladie. En revanche, il est vrai que l'opération de plumage a donné lieu à plusieurs cas d'infection par le virus H5N1.

Je crains de ne pouvoir fournir une réponse quantifiée pour mesurer ce que j'ai qualifié d'« exposition forte » ; tout dépend de la quantité de virus présente sur des particules comme les poussières en suspension ; la concentration de virus à laquelle le sujet est exposé doit être importante pour initier l'infection. Je répète que le virus H5N1 est inadapté à l'homme, dans le sens où la quantité de virus nécessaire à l'infection doit être plus élevée - même si on ne peut pas la quantifier - que dans le cas de la grippe saisonnière. Mais d'autres facteurs entrent en ligne de compte : toute la population est « naïve » et par conséquent réceptive à ce virus, contrairement à ce qui se passe pour le virus grippal saisonnier, auquel nous sommes confrontés chaque année ; la charge virale nécessaire à l'infection dépend aussi de l'état de santé de chacun : certains sont plus sensibles que d'autres au risque infectieux.

J'ai volontairement employé le terme d' « inefficace » à propos de la transmission interhumaine de la grippe aviaire. Certes, dans quelques cas cliniques, elle semble être la seule option envisageable, les personnes touchées n'ayant jamais été exposées à des volailles infectées mais ayant par contre été au contact, de manière proche et prolongée, à des personnes malades. L'exemple le plus probant est celui d'une maman, en Thaïlande, qui avait soigné sa petite fille atteinte. Mais, dans tous les cas où une infection interhumaine était soupçonnée, l'analyse du virus a établi que celui-ci avait conservé une nature totalement aviaire, sans aucune recombinaison du matériel génétique.

Nous n'avons malheureusement pas encore décrypté l'ensemble des conditions nécessaires à l'adaptation à l'homme d'un virus aviaire. Plusieurs éléments ont cependant été identifiés et il est vrai que, dans certains cas détectés de passage de l'oiseau à l'homme, certaines de ces signatures particulières ont été retrouvées. Le réseau des laboratoires de l'OMS s'attache actuellement à séquencer entièrement le matériel génétique du virus pour aller à la recherche de ces signatures et suivre la moindre de ses évolutions vers l'adaptation. Ce dont on est sûr, c'est que l'évolution ne procède pas d'une modification unique mais d'une combinaison de signatures particulières.

Un vaccin prototype a été élaboré à partir d'un virus isolé au Vietnam en 2004. Il a fallu modifier certaines de ses caractéristiques par des méthodes de génie génétique, afin de lui faire perdre de sa virulence - il ne faut pas, en effet, que le virus ainsi obtenu pour le vaccin tue le substrat de production, c'est-à-dire l'œuf de poule embryonné, ni exposer inutilement les producteurs de vaccin à une source de contamination trop forte. Des lots pilotes, produits par différents laboratoires pharmaceutiques, subissent à l'heure actuelle des essais cliniques. Il s'agit de déterminer les conditions optimales d'utilisation en termes de nombre d'injections, de dosage et d'apport d'adjuvants. Ce vaccin pandémique est destiné à une population « naïve », contrairement aux vaccins employés contre la grippe saisonnière. Il faut donc installer une immunité protectrice à partir de rien, ce qui nécessite au minimum deux injections, à trois semaines d'intervalle. Il faudra aussi vraisemblablement employer des adjuvants comme stimulants de la réponse immunitaire. Enfin, il conviendra de calculer la quantité de virus minimale à intégrer pour que le vaccin soit efficace, sachant que moins on en mettra, plus on pourra fabriquer de doses.

Le diagnostic est effectué grâce à des techniques moléculaires extrêmement rapides : le résultat peut être obtenu vingt-quatre à trente-six heures après la détection d'un cas. Le goulet d'étranglement se situe au stade de l'acheminement des prélèvements. Les groupes d'experts ont beaucoup travaillé pour mettre au point des kits de prélèvement utilisables partout et améliorer les modalités d'acheminement des prélèvements vers les laboratoires agréés disséminés sur tout le territoire français, sachant qu'en cas de diagnostic positif sur le virus H5N1, ils sont ensuite adressés à l'un des deux centres nationaux de référence, situés à Paris et Lyon, de façon à confirmer le résultat et surtout à isoler le virus afin de le caractériser plus finement.

M. le Président : Ce schéma n'est pas réaliste du point de vue opérationnel : vous n'aurez pas les moyens de traiter une masse de 50 000 prélèvements par exemple.

Mme Sylvie VAN DER WERF : Je vous confirme que c'est totalement exclu. Aujourd'hui d'ailleurs, c'est à partir des informations communiquées par les réseaux de surveillance de médecins généralistes et de pédiatres qu'il est possible de suivre la diffusion du virus grippal dans chaque région. Il n'y a pas de diagnostic spécifique réalisé.

M. le Rapporteur : Tous les laboratoires hospitaliers de France ont-ils la capacité d'effectuer ces diagnostics ?

Mme Sylvie VAN DER WERF : Ces diagnostics nécessitent tout de même un minimum de technicité et un laboratoire de sécurité de type P3. Une liste de laboratoires compétents techniquement, ouverts sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre, a été dressée. Ceux-ci pourront être agréés pour réaliser les diagnostics selon des techniques mises au point par le centre de référence. Nous leur fournirons également des témoins positifs permettant de valider le diagnostic.

M. Jean-Claude FLORY : Une fois que la mutation du virus aura été décelée, combien de temps faudra-t-il compter pour fabriquer des vaccins pandémiques ?

Mme Jacqueline FRAYSSE : Je souhaiterais que nous posions nos questions aux intervenants une fois qu'ils se seront tous exprimés.

M. le Président : Mme Van der Werf va répondre à la question de M. Flory.

Mme Sylvie VAN DER WERF : Pour produire un vaccin pandémique adapté, le délai raisonnable serait de six mois.

M. le Président : Je propose que les trois autres intervenants s'expriment, après quoi nous les interrogerons. Je vous rappelle que nous n'avons pas pour ambition de résoudre tous les problèmes dès ce matin, mais de progresser dans la connaissance du risque.

M. Jean-Philippe DERENNE : Du point de vue clinique, trois aspects me semblent importants : la grippe est une maladie virale, mais ses complications peuvent être virales ou bactériennes ; la grippe pandémique est différente de la grippe usuelle.

La grippe est une maladie virale, transmise presque exclusivement de façon respiratoire, par le biais des gouttelettes de salive émises lors de la toux. La contagiosité est très forte, le nombre de particules virales atteignant un à dix millions par millilitre. Elle est d'autant plus grande que les individus sont proches : autrement dit, la grippe s'attrape par exemple dans le métro. La contagiosité dépend du statut immunitaire du sujet qui inhale les particules virales, selon qu'il est vacciné, immunodéprimé, âgé, bébé de moins d'un an, etc.

La grippe usuelle se caractérise tout d'abord par une phase d'incubation de trois jours, pendant laquelle le virus se multiplie sans aucun symptôme. Ensuite, ceux-ci apparaissent brutalement : de gros frissons, de la fièvre, des maux de tête, des douleurs musculaires et de la toux. Chez le sujet normal, qui se contente de prendre du paracétamol, la fièvre tombe au bout de trois jours mais on assiste parfois, au quatrième jour, à un regain, ce phénomène étant qualifié de « V viral ». La guérison, sans aucune séquelle, intervient alors dans 90 % des cas, ce qui confère à la grippe une réputation de bénignité.

Néanmoins, même en dehors d'une pandémie, des complications peuvent toucher des individus identifiés et auxquels il est recommandé de se faire vacciner : les personnes âgées de plus de soixante-cinq ans ou frappées par une maladie chronique - immunodéprimés, diabétiques, transplantés ou cancéreux. Ces complications sont essentiellement respiratoires : bronchites et, pire, pneumonies, très graves par nature. Les pneumonies virales, précoces, peuvent très mal tourner, faute de traitements. Pour les pneumonies bactériennes, qui surviennent au quatrième, cinquième ou sixième jour, il existe des traitements. Permettez-moi de faire remarquer aux élus de la nation que les poussées de bronchopathie chronique liées à des virus respiratoires n'intéressent absolument personne, alors qu'elles constituent l'un des plus gros postes de dépenses de santé : les statistiques font apparaître un surcroît très net d'hospitalisations en réanimation au moment des pics d'épidémies grippales, et certainement pas lors des pics d'émission d'ozone...

Chez l'enfant, la grippe se distingue par des signes digestifs, avec une complication éventuelle, le syndrome de Reye, sorte d'encéphalite avec hypertension intracrânienne, qui laisse des séquelles et se conclut même par un décès dans 20 % des cas.

La grippe usuelle, selon les années, est plus ou moins bénigne, mais se montre davantage agressive sur les enfants ou sur les personnes âgées. Elle a par ailleurs pour conséquence d'accroître l'absentéisme au travail parmi les personnes âgées de vingt à soixante ans.

Les historiens ont dénombré trente et une grippes pandémiques depuis 1581, dont trois sont plus connues : la grippe espagnole de 1918-1919, qui a frappé en trois fois, au printemps 1918, à l'automne 1918 et au printemps 1919 ; la pandémie de 1957, due à un virus H2N2 ; celle de 1968, due à un virus H3N2. La pandémie de 1918-1919 était, semble-t-il, imputable à un virus aviaire pur, capable de sauter sur l'homme alors que, pour les deux dernières, les virus s'étaient recombinés à partir d'un mélange homme-oiseau passé par le cochon.

La mortalité de la pandémie de 1918 a été initialement estimée à 20 ou 22 millions de personnes. Des études ultérieures ont révisé les chiffres à la hausse : en 1982, on a parlé de 27 à 39 millions de morts puis, plus récemment, de 50 à 100 millions. Si le représentant de l'Organisation des Nations unies a agité le spectre de 150 millions de morts pour une future pandémie, c'est en extrapolant à partir du triplement de la population mondiale enregistré depuis un siècle. Sommes-nous menacés par le retour de la grippe espagnole sous une autre forme ? S'agissant de l'origine de ce virus, plusieurs hypothèses ont été émises, dont celles de la Chine et des États-Unis. L'armée américaine, pendant la Première Guerre mondiale, a perdu 43 000 hommes à cause de la grippe et 23 000 au combat. En Allemagne, 400 000 personnes sont mortes à cause du virus. Si cette grippe a été qualifiée d'« espagnole », c'est simplement que le roi d'Espagne a été touché, même s'il en a guéri, contrairement à Klimt, Schiele, Apollinaire, Rostand et beaucoup de dames de la Comédie française, ce qui a permis quelques promotions imprévues...

En 1918, des cas d'encéphalites avec pneumonies virales hémorragiques œdémateuses, mais aussi bactériennes, ont également été signalés. La grippe était considérée comme une maladie bactérienne car une bactérie avait été identifiée, en 1890, au cours d'une pandémie précédente, comme responsable de la maladie. Or les médecins, lors de la pandémie de grippe espagnole, ont eu la surprise de trouver de temps en temps cette bactérie - haemophilus influenzae - mais beaucoup plus souvent du pneumocoque, voire du staphylocoque doré, et parfois rien du tout. C'est seulement en 1933 que le virus de la grippe a été identifié.

Les pandémies de 1957 et 1968 ont été beaucoup moins mortelles : de l'ordre de un à trois millions de morts chacune.

La grippe espagnole avait beaucoup touché les enfants de moins d'un an, presque personne entre un et quatorze ans, énormément de sujets de quinze à soixante-cinq ans et presque personne après soixante-cinq ans. La pandémie de 1957 a essentiellement touché les plus de soixante-quinze ans. Celle de 1968 a surtout atteint les moins d'un an et les plus de soixante-quinze ans. Une nouvelle symptomatologie apparaît chez la centaine d'individus touchés par la souche de grippe aviaire H5N1 non mutée : deux seulement avaient plus de cinquante ans et presque tous les autres avaient moins de dix-huit ans.

M. Jean-Claude DÉSENCLOS : Quels risques la grippe aviaire fait-elle courir à la santé humaine ? Pourquoi et comment ces risques peuvent-ils se matérialiser ? Quel est le risque pour l'homme lors du contact direct avec les produits aviaires ? Quels sont les risques secondaires à moyen terme, pour l'homme, d'une épizootie incontrôlée, sur toute la planète ? Une pandémie humaine pourrait survenir à la suite d'une mutation ou d'une recombinaison du virus, qui s'adapterait alors à l'homme : la population dans son ensemble serait alors vulnérable, et dépourvue de vaccin disponible.

Le virus de la grippe humaine se transmet de personne à personne à partir d'un malade, par voie aérienne, par l'intermédiaire de gouttelettes respiratoires ou, indirectement, via l'environnement contaminé. Le virus de la grippe aviaire, pour sa part, est rarement transmis à l'homme car, pour des raisons biologiques et génétiques, il lui est inadapté. On ne constate habituellement pas de transmission secondaire d'homme à homme à partir des sujets malades. La transmission du virus aviaire à l'homme à partir des oiseaux nécessite un contact étroit et intense avec des oiseaux malades ou morts de la grippe aviaire ou avec leur environnement contaminé. Elle s'opère alors par voie respiratoire, par un aérosol contaminé de virus ou, indirectement, par l'environnement contaminé.

Le risque de transmission de la grippe aviaire H5N1 à l'homme est très faible, les chiffres en attestent. On estime à 150 millions au bas mot le nombre d'oiseaux touchés par l'épizootie H5N1 en Asie. Les personnes qui ont été en contact avec ces oiseaux malades ou morts et leur environnement se chiffrent donc probablement à plusieurs centaines de milliers. Or 121 cas humains seulement ont été répertoriés à ce jour, mais des cas très graves, puisque 60 décès ont été répertoriés parmi ces personnes.

Même si le nombre de cas est sans doute sous-estimé par rapport à la réalité, le risque pour l'homme est faible et, surtout, il peut être réduit par des mesures de prévention simples, qui ont montré leur efficacité lors d'une épizootie de H7N7, aux Pays-Bas, en 2003. Celles-ci consistent à séparer autant que possible les travailleurs des animaux touchés, à leur faire utiliser des masques, éventuellement à leur prescrire des antiviraux et à les vacciner contre la souche de grippe qui circule pour éviter les recombinaisons. Le risque de SRAS, le syndrome respiratoire aigu sévère, pour le personnel de soin a pu être maîtrisé grâce à l'usage des masques FFP2 par le personnel soignant.

H5N1 pose toutefois un problème inquiétant : la mortalité très élevée observée chez les personnes contaminées, qui atteint 50 %. Il est du reste tout autant agressif pour d'autres espèces animales comme les tigres ou les chats.

Le risque d'une pandémie à partir de l'épizootie aviaire pourrait survenir si le virus aviaire se recomposait avec un virus grippal humain ou s'il mutait mal, de façon purement aléatoire. Le virus recomposé serait alors plus adapté à la transmission interhumaine et pourrait par conséquent se diffuser parmi la population humaine. Une contamination serait possible, pour toutes les classes d'âge, car personne ne serait immunisé. Cette recombinaison du virus pourrait se produire chez le porc ou chez l'homme lui-même. La probabilité de cette recombinaison augmente bien sûr avec la persistance et l'intensité de l'épizootie H5N1, mais aussi avec la densité de population concernée par l'infection et avec l'intensité des échanges entre population animale et population humaine.

M. le Président : Pouvez-vous recentrer votre propos sur les problèmes épidémiologiques ? Certains ne comprennent pas forcément pourquoi nous sommes aujourd'hui confrontés à un défi mondial. Le Président des États-Unis en personne préconise la mise en quarantaine des personnes atteintes par le virus. Qu'en pensez-vous ?

M. Jean-Claude DÉSENCLOS : J'y viendrai dans un instant. L'importance du contrôle de l'épizootie dans les pays pauvres d'Asie est d'autant plus grande. Il est indispensable que nous leur apportions notre aide car ils n'y arriveront pas seuls.

Les trois pandémies du siècle dernier indiquent que 30 % au moins de la population pourrait être touchée, avec une mortalité susceptible de dépasser celle de la grippe saisonnière et qui ne se limiterait pas aux groupes à risques.

Je vais m'attarder quelques instants sur le taux de reproduction, c'est-à-dire le nombre de nouveaux cas induits par un malade. L'épidémie commence lorsque ce taux excède un. Pour la grippe saisonnière, il est compris entre 1,5 et 2,5. Lors des pandémies du passé, il variait de 1,5 à 3. L'autre paramètre à prendre en compte est l'intervalle séparant deux cas successifs, qui, pour la grippe, est de deux jours seulement : la transmission est donc très véloce et exponentielle. Dans ces conditions, il est illusoire de penser que les malades pourraient être placés en quarantaine, d'autant que des transmissions auront lieu non seulement lors de contacts rapprochés mais aussi lors de contacts sociaux : si j'étais porteur du virus, vous tomberiez tous malades dans les deux jours qui viennent !

Pour prévenir une pandémie par recombinaison de l'actuel virus H5N1, très pathogène pour l'homme, il faudrait pouvoir contrôler l'épizootie depuis son déclenchement, ce qui n'est pas le cas. Il importe également de détecter la survenue de cas humains porteurs de virus mutés ou recomposés, ce que les programmes de surveillance, notamment sous l'égide de l'OMS, s'emploient à faire au mieux en Asie comme en Europe. Dès que nous est signalé le cas d'une personne arrivant d'un pays sensible et susceptible d'être touchée par la grippe aviaire, nous effectuons une évaluation et, le cas échéant, nous recherchons la présence du virus. Depuis le début de l'épizootie, 200 personnes ont ainsi été signalées, une dizaine d'entre elles, qui correspondaient à des critères d'exposition, ont été testées, mais tous les examens se sont révélés négatifs.

M. le Président : Je ne crois pas que les médecins français soient invités à prévenir l'Institut de veille sanitaire lorsqu'ils diagnostiquent un cas de grippe chez une personne arrivant d'Asie.

M. Denis JACQUAT : Les centres 15 sont en alerte.

M. le Président : Mais les médecins n'appellent pas le centre 15 lorsqu'ils diagnostiquent une grippe chez un patient. Du reste, ils ne pensent pas forcément à lui demander s'il revient d'Asie. Je n'ai pas l'impression que la sensibilisation des médecins à laquelle vous faites allusion soit effective dans la pratique.

M. Jean-Claude DÉSENCLOS : En tout cas, l'information est donnée, à l'aéroport, aux personnes en provenance d'Asie du Sud-Est, je l'ai encore vérifié il y a peu. Le système est peut-être imparfait mais il fonctionne : le centre 15 effectue un premier tri, selon que la personne a été en contact rapproché ou non avec des volailles. En l'état actuel de choses, il n'y a aucune raison de prendre des mesures plus radicales.

La détection précoce est essentielle, de même que la décentralisation des tests, pour que les capacités de diagnostic soient plus proches des malades éventuels. La tendance centralisatrice de la France, de ce point de vue, constitue un handicap.

En l'absence de vaccin, l'usage des antiviraux pourra retarder voire bloquer le développement de la pandémie, à condition que le taux de reproduction du virus reste relativement faible, ce qui est possible au tout début de la pandémie, si le virus s'adapte progressivement à l'homme. Il convient donc d'être en mesure de répondre rapidement et de disposer de stocks d'antiviraux d'oseltamivir en quantité suffisante : 14 millions de traitements sont actuellement disponibles, soit une couverture de l'ordre de 23 % de la population.

La réduction des contacts sociaux, associée à l'utilisation d'antiviraux, pourrait aussi avoir une certaine efficacité. Quant au recours aux caméras thermiques pour détecter les personnes fiévreuses, il a fait l'objet de deux études mais les modélisations mathématiques sont peu concluantes : moins de 20 % des personnes malades seraient identifiées. Il faudrait réduire le trafic aérien de plus de 90 % pour retarder d'une à deux semaines l'arrivée de la pandémie sur le territoire européen. Enfin, l'utilisation de masques constitue un moyen de lutte efficace, en particulier pour le personnel soignant, mais on ne dispose pas d'étude comparative sur les effets qu'aurait l'extension du port du masque à toute la population.

L'enjeu consiste à gagner du temps pour se rapprocher du moment où le vaccin sera produit. C'est une stratégie de course contre la montre, au cours de laquelle la mise en œuvre de mesures imparfaites mais complémentaires peut diminuer l'impact initial de l'épidémie, en attendant le vaccin, qui sera efficace dès la deuxième vague.

La crise actuelle met en évidence les lacunes des connaissances sur la grippe et la nécessité de consacrer beaucoup d'énergie à de nouveaux travaux de recherche.

M. le Rapporteur : Le système de surveillance existe, avez-vous dit, mais il est « imparfait ». Le mot me gêne... Pouvez-vous en en dire davantage ? Que faudrait-il faire pour qu'il ne soit plus imparfait ?

M. Jean-Claude DESENCLOS : Il n'est certainement pas parfait, en ce sens que quelqu'un qui revient d'Asie du Sud-Est avec 40° de fièvre ne consultera pas nécessairement tout de suite, ou consultera un médecin qui ne pensera pas forcément à l'interroger sur son voyage, ou encore, s'il appelle le centre 15, pourra tomber sur quelqu'un qui a oublié la consigne... La surveillance est un état d'esprit qui va du malade au médecin, puis de celui-ci vers les autorités de santé publique qui doivent se mobiliser rapidement et efficacement. Or beaucoup de médecins n'ont pas du tout envie de déclarer des infections à l'autorité sanitaire. Si imperfection il y a, elle est sans doute de nature culturelle, s'agissant en particulier de la culture de santé publique du corps médical. Dans les pays nordiques ou anglo-saxons, les médecins collaborent beaucoup plus facilement lorsqu'on leur demande de signaler des cas.

M. le Président : Il va donc falloir mener un travail de surveillance un peu plus particulier sur les personnes présentant un syndrome grippal ; les médecins doivent penser à leur demander si elles reviennent d'Asie du Sud-Est et, si oui, le signaler afin que puisse être mené le travail d'investigation épidémiologique. Il est vrai que nous n'avons pas cette culture en France ; il nous appartient, sans alourdir outre mesure les procédures, de faire avancer l'idée de santé publique et d'épidémiologie.

M. Philippe VANNIER : Je vous recommande au préalable deux excellentes publications : la première, de la FAO, sur l'Asie du Sud-Est1, la seconde, du laboratoire de référence de l'OIE, sur l'historique de l'influenza aviaire.

Dans le domaine animal, on compte quinze sous-types liés à l'hémagglutinine (H) et neuf sous-types liés à la neuraminidase (N). La peste aviaire, appelée improprement grippe aviaire, est liée essentiellement à deux sous-types : le H5 et le H7, voire le H9, qui entraînent des signes cliniques très marqués dans la population animale, aviaire en particulier. Mais l'affaire se complique par le fait que, dans le H5 comme dans le H7, on trouve des souches faiblement pathogènes qui n'entraînent aucun signe clinique sur les animaux, et des souches hautement pathogènes qui diffèrent des premières par une simple mutation génétique entraînant une modification des séquences des acides aminés, et qui sont seules responsables de la peste ou grippe aviaire. Les souches faiblement pathogènes sont une banalité dans le monde animal, notamment de la faune sauvage, depuis des décennies.

Un peu d'histoire vous montrera que les cas cliniques d'influenza se retrouvent dans le monde entier.

Au Mexique, entre 1994 et 2003, épizootie à H5N2 : un milliard de volailles mortes ou abattues. En Pennsylvanie, entre 1996 et 1998, épizootie à H7N2 : 2,4 millions de volailles mortes ou abattues. En Australie, en 1997, épizootie à H7N4 : 300 000 volailles mortes ou abattues. À Hong-Kong, entre 1997 et 2003, épizootie à H5N1 : 3 millions de volailles mortes ou abattues. En Asie du Sud-Est, entre 2003 et 2004, épizootie à H5N1 : 100 millions de volailles mortes ou abattues. À Taïwan, en 2004, épizootie à H5N2 : 66 000 volailles mortes ou abattues. En Italie, en 1999 et 2001, épizootie à H7N1 : 17 millions de volailles mortes ou abattues. Aux Pays-Bas, en 2003, épizootie à H7N7 : 30 millions de volailles mortes ou abattues.

Autrement dit, la grippe ou peste aviaire n'est pas un phénomène récent. Cela étant, on a recensé, entre 1959 et 1998, dix-sept épizooties, mais huit entre 1997 et 2004, dans douze pays. Je reviendrai sur les facteurs qui expliquent cette fréquence plus élevée.

Qu'y a-t-il aujourd'hui de nouveau par rapport à ces cas historiques ? Premièrement, la durée de l'épizootie : il est rare de voir une épizootie durer plus de deux ans dans le monde. Deuxièmement, sa sévérité, autrement dit le niveau de pathogénéicité de la souche dans la population animale. Troisièmement, la forte mortalité observée dans la faune sauvage, phénomène tout à fait nouveau. Quatrièmement, le nombre de cas humains, mais qui doit être apprécié à la lumière de la durée exceptionnelle de cette épizootie et des conditions spécifiques de l'élevage aviaire en Asie du Sud-Est.

Parmi ces spécifiés, l'une, fondamentale, est le mélange permanent d'espèces, particulièrement entre les canards et les autres oiseaux dans des élevages essentiellement en plein air. Une autre particularité est la très forte densité de populations animales et humaines, surtout sur les marchés, très nombreux en Asie, où, par ailleurs, la chaîne du froid n'est pas respectée et où les clients, pour des raisons liées à des habitudes culturelles, tiennent à acheter la bête vivante et à l'abattre eux-mêmes pour la consommer rapidement. Les marchés asiatiques concentrent ainsi des milliers de volatiles, au milieu desquels la population humaine, dense, est fortement exposée. Autre particularité : la taille des structures de production. Les petits élevages, comme ceux pratiqués en Asie du Sud-Est, sont, d'après la FAO, davantage susceptibles de développer des épizooties en raison de la fréquence des cas d'infection. Ce à quoi vient s'ajouter l'absence totale d'infrastructures efficaces d'État et d'organisations professionnelles, qui permettraient de juguler efficacement l'épizootie, et des considérations économiques, tenant à l'absence d'indemnisation de l'éleveur constatant des cas d'infection dans son élevage : loin d'être incité à déclarer ces cas aux autorités sanitaires, il va, bien au contraire, les camoufler, enterrer les cadavres et prier en espérant que son élevage ne sera pas tué.

Autant de raisons déterminantes qui expliquent la « non-maîtrise » de l'épizootie dans le sud-est asiatique. L'exemple de la Chine est révélateur : pas d'infrastructures permettant une lutte efficace, à quoi vient s'ajouter une très probable forte sous-déclaration : 56 cas seulement ont été déclarés contre plus de mille en Thaïlande et au Vietnam. Inversement, au Japon, quatre élevages ont été infectés, apparemment par des oiseaux sauvages, mais sans doute par des souches faiblement pathogènes, et en Corée, des infections ont été détectées sur des élevages de canards ne présentant même pas de signes cliniques, ce qui montre l'efficacité des systèmes de vigilance dans ces deux pays où l'infection a été très rapidement jugulée. Très différente est la situation en Thaïlande et au Vietnam, en raison de la multitude de petits élevages et, aussi, du fait que certains foyers n'ont pas été repérés au début ou l'ont été trop tard pour être efficacement éteints.

Quels sont les origines et les mécanismes d'induction de ces épizooties, passées et actuelles ?

Toute épizootie a deux grandes causes : la première, la plus importante mais souvent la moins connue, reste le négoce, autrement dit le commerce d'oiseaux vivants, légal ou illégal. La situation en Sibérie, telle que l'analyse l'AFSSA, apparaît à cet égard très troublante : les cas recensés au Kazakhstan, en Mongolie, en Sibérie et tout récemment à Toula suivent non pas les routes des oiseaux migrateurs, mais la ligne du Transsibérien ! Ajoutons que, dans la plupart des foyers actuels, y compris en Russie, aucune enquête épidémiologique fiable n'a été diligentée par les autorités. Il n'en est heureusement pas de même en Roumanie et en Turquie : un remarquable travail a été conduit par les autorités turques, qui rend hautement probable l'hypothèse d'une transmission par les oiseaux migrateurs.

La forte mortalité relevée chez les oiseaux migrateurs, ai-je dit, est un fait nouveau, et qui, au surplus, ne correspond pas à une explication cohérente du rôle des oiseaux migrateurs dans une transmission à longue distance : lorsqu'on a la grippe, on ne va pas courir un marathon... On imagine mal un oiseau manifestant des signes cliniques d'infection voler sur des milliers de kilomètres. Mais les récents travaux du professeur Webster, qui a inoculé les souches isolées à Hong-Kong entre 1997 et 2003 à des lots de canards, dont un quart n'a pratiquement pas manifesté de signes cliniques, tendent à prouver l'existence d'une résistance chez certaines espèces, et, sans doute aussi, la présence de « porteurs sains », autrement dit d'animaux capables d'héberger le virus, de le multiplier et de le transmettre, sans en être victimes eux-mêmes. Or les cas relevés en Roumanie et en Turquie, pays traversés par des flux migratoires, s'articulent bien avec les cas apparus plusieurs mois auparavant en Sibérie orientale, en Mongolie et au Kazakhstan. Cela pourrait signifier que le flux migratoire dit « mer Caspienne - Est-Afrique » serait contaminé. En revanche, la mission dépêchée par l'OIE au Kazakhstan, en Mongolie et en Sibérie rapporte très clairement que les foyers observés dans ces zones ne correspondent pas au démarrage des flux migratoires. Ce qui soulève des questions, mais sans forcément apporter de réponses claires : si l'on a bien isolé des souches H5N1 hautement pathogènes sur des oiseaux migrateurs morts en Asie du Sud-Est, on n'en a encore jamais trouvé sur des oiseaux migrateurs vivants. Autrement dit, l'hypothèse des oiseaux migrateurs est hautement probable, mais pas encore totalement démontrée.

Le foyer découvert tout récemment à Toula, au sud de Moscou, pourrait découler d'une contamination par un flux migratoire différent de celui cité plus haut, dit « mer Noire - Méditerranée » ou encore « Est-Atlantique », encore que cette hypothèse pose bon nombre de questions qui n'ont pas reçu de réponse : c'est en avril-mai et non en octobre, date à laquelle la majorité des espèces ont déjà migré, que l'apparition de ces foyers aurait dû logiquement survenir. Quoi qu'il en soit, à défaut de réponses certaines, la plus grande prudence est de mise, prudence qui inspire d'ailleurs les deux avis émis par l'AFSSA les 19 et 21 octobre derniers.

Plus généralement, l'accroissement de la fréquence des foyers d'influenza aviaire au cours des sept derniers mois peut s'expliquer par plusieurs raisons sur lesquelles tous les spécialistes mondiaux de la question sont à peu près d'accord.

En premier lieu, la vigilance accrue de l'ensemble des acteurs, autorités, éleveurs et structures, aidés par de meilleurs outils de diagnostic. Les techniques de biologie moléculaires, très décentralisées, permettent désormais un diagnostic et un typage rapides et se sont banalisées dans le monde vétérinaire. Il y a quelques années, personnes n'aurait parlé de ces pauvres dindons morts dans l'île de Chios... Aujourd'hui, quelques heures après leur mort, c'est l'affolement général et toute la planète est au courant de leur sort ! C'est dire à quel point la vigilance s'est accrue, peut-être même exagérément.

Il n'est pas non plus impossible, de l'avis des spécialistes, que les changements climatiques aient eu un effet sur les flux migratoires. Cette hypothèse ne peut être totalement écartée.

Mais la raison essentielle tient à l'évolution des structures de production avicoles dans les dix dernières années. L'augmentation du nombre d'élevages en plein air n'est pas anodine sur le plan de la santé animale. En effet, il faut bien différencier les causes du démarrage d'un foyer et les conditions qui permettront la propagation de l'épizootie. Parmi ces conditions, la densité des élevages, qui, par exemple aux Pays-Bas, a joué un rôle déterminant lors de la crise de 2003 : on comptait 25 élevages au kilomètre carré aux Pays-Bas, de même qu'au Nord de l'Italie où 17 millions de volailles ont été abattues entre 1999 et 2001. Je ne suis pas certain que cette densité soit aussi élevée en France.

Le déclenchement d'un foyer, puis l'extension d'une épizootie sont liés à l'interaction de multiples facteurs, et celle-ci n'est jamais simple. On connaît en tout cas très bien les causes et les mécanismes de départ des épizooties historiquement recensées depuis dix ans.

La première cause est évidemment l'introduction d'une souche hautement pathogène par le biais du négoce, c'est-à-dire par l'échange d'animaux. Chacun a en mémoire l'épizootie de fièvre aphteuse en 2001, en France, provoquée par le négoce de moutons infectés, crise que la France a, au demeurant, remarquablement gérée : elle a pu limiter considérablement le nombre de foyers alors que les moutons infectés n'exprimaient pratiquement pas de signes cliniques de fièvre aphteuse. Le négoce, légal ou illégal, est la première cause d'introduction de souches pathogènes dans un pays. C'est ce qui explique les mesures drastiques prises pour empêcher toute importation d'animaux vivants et de produits animaux dans l'Union européenne.

La deuxième raison, malgré tous les points d'interrogation qui demeurent, tient aux oiseaux migrateurs. Les cas roumains et turcs amènent en tout cas à se poser la question, à défaut d'avoir une réponse certaine.

Le troisième mécanisme, classique, quoique peu connu des non-spécialistes, part des souches faiblement pathogènes, très banales en Europe : les prélèvements effectués montrent un taux de prévalence d'environ 4 %. Les oiseaux sauvages sont fréquemment porteurs de souches faiblement pathogènes d'influenza aviaire. Mais un contact inter-espèces, dans certaines conditions bien précises, entre un canard sauvage, par exemple, et une espèce beaucoup plus sensible comme le poulet de chair ou la dinde, va donner lieu à une réplication importante du virus au cours de laquelle pourra survenir une mutation. Durant une première phase préclinique d'infection de l'élevage par une souche H5 ou H7 faiblement pathogène, étape silencieuse pendant laquelle les animaux présenteront peu de signes cliniques, le virus va se répliquer et une mutation pourra survenir. Cela peut ne pas être le cas ; mais plus la réplication est importante, plus la probabilité augmente. Arrive alors une phase clinique, où l'élevage manifeste des signes patents d'infection par la souche H5 ou H7 devenue hautement pathogène. Ce n'est toujours pas une épizootie, mais un foyer isolé ; celle-ci n'apparaîtra que lorsque le virus se sera fortement propagé dans le voisinage. En Asie du Sud-Est, ce sera très rapide du fait des petits élevages, du négoce et des marchés. En Europe, la présence d'un ou plusieurs foyers créerait une situation grave, mais pas dramatique : tout dépend de la précocité du diagnostic. Plus rapidement on sait quels élevages sont infectés, plus facilement on peut maîtriser la propagation de l'infection avant qu'elle ne tourne à l'épizootie. En revanche, un retard dans la détection des premiers cas, conjugué à une grande densité des élevages et une propagation non maîtrisée par voisinage ou commerce, entraînera, comme en Hollande en 2003, une véritable épizootie, d'autant que les poulets et les dindes sont extrêmement sensibles au virus, tant sur le plan clinique que sur celui de la réplication.

En conclusion, il n'y a, pas plus en France qu'en Europe, de crise sanitaire : à ma connaissance et à ce jour, aucun foyer n'a été détecté ou déclaré. En revanche, il existe une menace réelle qu'il ne faut ni exagérer ni sous-estimer.

M. le Président : Il n'est pas question, dans l'heure qui nous reste, de mettre sur pied un plan de lutte contre la pandémie... Soyons modestes dans nos objectifs et restons-en à la phase de compréhension des données du problème.

M. Pierre HELLIER : Apparemment, on décède de pneumopathie. Faut-il utiliser le vaccin Pneumo 23 ? A-t-on intérêt à associer deux anti-viraux ? Un vaccin antigrippal peut être mis au point en six mois à partir du moment où le virus mutant a été isolé, mais combien de temps faudra-t-il attendre pour qu'il soit réellement disponible ? Autre point : si une personne revient de l'étranger avec une grippe et qu'elle appelle le 15 ou le médecin, il est presque déjà trop tard : elle aura pu prendre les transports en commun pour rejoindre son domicile. La petite affichette dans les aéroports ne suffit pas. Il faudrait un dépistage plus précis au moment de l'arrivée en France.

M. Daniel PREVOST : Seuls une vaccination et un abattage systématique des volailles domestiques dans les pays touchés permettront de réduire au plus vite la pression infectieuse. Cette stratégie défendue par la FAO et l'OMS ne tient pas compte de l'instabilité génétique des virus grippaux de type A impliqués dans la grippe aviaire, et de leur capacité à « réassortir » leur matériel génétique et à fusionner, voire à récupérer le bagage génétique d'un virus mort. Quel peut être le danger de ces mutations pour la population ? L'AFSSA a-t-elle mis en place un système de surveillance de la faune sauvage ?

Mme Geneviève GAILLARD : Je remercie tous nos invités pour la clarté de leurs interventions. Nous sommes vigilants, certes, mais que fait-on sur le plan médical, voire vétérinaire, dans les pays en voie de développement où les foyers comme les risques sont les plus importants ? Si l'on ne prend pas le problème à la source, le risque ne pourra logiquement qu'augmenter. Comment l'Europe et la France peuvent-elles intervenir dans ces pays et les aider, dans l'immédiat et pour le long terme, à limiter ces épizooties et leurs conséquences humaines ?

M. le Président : La Russie et la Chine ne sont pas des pays en voie de développement...

Mme Geneviève GAILLARD : Disons les pays où les politiques sanitaires ne sont pas formidables...

M. le Président : Osons le dire : où il y a du laxisme.

Mme Geneviève GAILLARD : ...et les populations humaines et animales beaucoup plus concentrées.

M. François GUILLAUME : Peut-on envisager une campagne de vaccination contre la peste aviaire, en dépit de la propension du virus à muter ? On a toujours hésité entre la vaccination et l'abattage systématique. Dans le cas de la fièvre aphteuse, la vaccination, particulièrement efficace, avait été abandonnée pour des raisons commerciales et l'épizootie a justement frappé de plein fouet un pays, la Grande-Bretagne, qui ne l'avait jamais pratiquée. La vaccination contre la peste aviaire, si elle est possible, n'est-elle pas préférable à l'abattage ?

M. Marc JOULAUD : M. Vannier a rappelé à juste titre les spécificités des systèmes de production asiatiques et le fait que le phénomène n'avait rien de nouveau. L'organisation et la structuration des filières avicoles en France constituent-elles à ses yeux une garantie ou une chance face à une éventuelle extension du problème ? Nos filières doivent-elles envisager une vaccination systématique pour continuer leur activité ? Enfin, doit-on envisager des mesures de restriction pour les importations de volailles d'Amérique du Sud ?

M. Jean-Claude FLORY : À supposer que les oiseaux migrateurs soient des vecteurs potentiels, se pose la question des lieux d'hivernage. Des points de suivi et de repérage ont-ils été mis en place dans le cadre de l'OMS ? Par ailleurs, on sait que la cuisson à 60° détruit le virus. Certains prônent la congélation. Mais quelle est la durée de vie du virus dans les animaux morts ?

M. le Président : Nous avons entendu, en nous réveillant ce matin, que l'Autorité européenne de santé des aliments déconseillait de gober les œufs... Quel sens peut avoir une telle recommandation ? La conclusion de M. Vannier était très précise ; or nos œufs sont, en gros, français, ou sinon d'origine européenne. Cette recommandation quelque peu alarmiste ne risque-t-elle pas d'avoir des répercussions dramatiques ?

M. Jean-Michel BOUCHERON : Ces exposés ont montré à quel point le facteur temps était fondamental. Quel est l'avis de nos invités sur l'efficacité de l'alerte ? Jugent-ils les esprits correctement mobilisés, qu'il s'agisse des médecins qui doivent signaler les cas douteux, ou des agriculteurs, qui doivent être assurés d'être indemnisés s'ils détectent eux-mêmes des signes d'infection ?

Mme Sylvie VAN DER WERF : Le délai de disponibilité du vaccin de six mois s'entend entre le moment où le virus pandémique faisant l'objet d'une transmission interhumaine est identifié et celui où les premières doses sortent des unités de production. Il faut ajouter le temps de produire et de mettre à disposition les quantités suffisantes.

M. Jean-Philippe DERENNE : Comprenez bien que, face à une pandémie grippale, il n'existe pas un médicament ou une stratégie permettant de traiter 100 % des cas. S'agissant de l'alerte, pour ce qui concerne non les animaux, mais les hommes, la déclaration de l'OMS du 2 septembre2 est parfaitement claire : le risque de pandémie est grand, le risque va persister, l'évolution de la menace n'est pas prévisible, le système d'alerte est faible, une intervention préventive est possible mais elle n'a jamais été tentée, et enfin, je cite, « la réduction de la morbidité et de la mortalité au cours d'une pandémie sera freinée par le manque de vaccins et d'antiviraux... » Formulation très diplomatique pour annoncer une situation peu rassurante !

De quoi disposons-nous concrètement ? Tout d'abord de mesures d'éviction, comme les éventuels systèmes de quarantaine, le port des masques FFP2, le lavage des mains, autant de procédures très importantes qui, à elles seules, ont permis d'éviter une pandémie avec le SRAS, beaucoup moins transmissible, il est vrai, que le virus de la grippe. Ces mesures concernent prioritairement tous ceux qui sont exposés professionnellement ou occasionnellement au risque d'infection.

S'agissant des médicaments, associer deux antiviraux serait très bien... si nous en avions deux. Malheureusement, et pour diverses raisons, nous ne disposons pas d'un panel de médicaments comme nous en avons pour traiter le staphylocoque. On connaît deux catégories d'antiviraux efficaces : les inhibiteurs de la protéine M2, amantadine et rimantadine - mais il semble bien que les Chinois s'en soient servis pour traiter les poules, ce qui a donné des souches intégralement résistantes à l'amantadine - et les inhibiteurs de la neuraminidase - le « N » du sigle H5N1. Nous disposons de trois sortes d'inhibiteurs de la neuraminidase : le Tamiflu, produit par le laboratoire Roche, est le seul médicament dont nous disposons en quantité, mais sa fabrication est liée à l'approvisionnement en anis étoilé, intégralement produit en Chine. Roche aurait, paraît-il, trouvé le moyen de fabriquer un produit de synthèse sans avoir recours à l'anis étoilé, ce qui ferait ainsi sauter un goulet d'étranglement. Le deuxième médicament, le Relenza, était fabriqué par le laboratoire GlaxoSmithKline (GSK), mais celui-ci l'a mis de côté. En effet, à la différence du Tamiflu, facilement administrable par voie orale, le Relenza, détruit dans le tube digestif, n'est actif qu'en intraveineuse - ce qui pourrait être très utile dans certains cas - ou par inhalation, avec un système très compliqué... GSK étudie la possibilité d'un conditionnement en aérosols ; malheureusement, ceux-ci sont contre-indiqués pour les asthmatiques. Le troisième médicament devait être fabriqué par Johnson & Johnson, un des plus gros laboratoires mondiaux, mais celui-ci l'a finalement jugé insuffisamment rentable. Son inventeur crie au secours sur Internet et cherche un partenaire industriel.

Nous nous retrouvons donc dans une situation extrêmement délicate, puisque nous n'avons finalement qu'un seul produit en quantité. Or on sait qu'il n'est jamais bon d'avoir un fusil à un seul coup face aux maladies infectieuses : il suffirait d'une très mauvaise utilisation pour fusiller la seule arme dont nous disposons, ce qui serait notamment le cas si le Tamiflu était prescrit à tout va, n'importe comment et à n'importe qui.

Quelle est la particularité du Tamiflu ? Il n'est actif que contre la grippe. Il est actif en préventif et en curatif. Concrètement, il n'est vraiment efficace qu'au cours des douze premières heures. Passée la quarante-huitième heure, le Tamiflu n'a plus aucune efficacité. Comme il n'est pas toujours facile de diagnostiquer avec certitude une grippe en quelques heures, on ne peut traiter les malades que sur une présomption clinique. Si l'on a beaucoup de médicaments, cela ne pose pas de problèmes. Mais si l'on en a peu... Il faut à cet égard féliciter le Gouvernement - nous y sommes pour quelque chose - d'avoir ramassé tout le Tamiflu et de l'avoir mis sous la garde de l'armée pour que personne ne puisse s'en procurer, et qu'il soit disponible le jour où nous en aurons réellement besoin. De surcroît, il se conserve huit à dix ans s'il n'est pas en gélules, trois ou quatre ans seulement s'il est conditionné en gélules. On peut donc en mettre de côté pour très longtemps. Une pandémie est une guerre infectieuse ; or nous n'avons qu'une arme et elle doit être sous bonne garde.

Venons-en aux complications de la grippe. Les principales sont d'origine bactérienne. Deux germes sont plus particulièrement concernés : le pneumocoque et le staphylocoque doré. Il existe effectivement un vaccin contre le pneumocoque, le Pneumo 23, d'une efficacité de l'ordre de 80 % et grosso modo sans effets secondaires majeurs. On peut donc encourager la vaccination, au moins pour les groupes à risques ; l'effet du Pneumo 23 dure cinq ans et je n'ai jamais vu d'effets secondaires, ce qui n'est pas toujours le cas avec la vaccination antigrippale. Non seulement nous disposons de nombreux médicaments contre le pneumocoque, mais il n'existe pas de pneumocoque résistant aux antibiotiques. Un pneumocoque dit « résistant » n'est qu'un pneumocoque moins sensible aux traitements et qui doit être traité avec des doses plus élevées. Cela n'a rien à voir avec la résistance d'un staphylocoque doré. Aucun pneumocoque ne résiste à six grammes d'amoxycilline par exemple. De nombreuses stratégies sont donc possibles.

Il en va tout autrement pour le staphylocoque doré, car si les souches sauvages sont très sensibles aux antibiotiques, des souches résistantes sont apparues, face auxquelles nous risquons de ne pas avoir suffisamment d'antibiotiques efficaces. C'est là que pourra se poser un problème d'approvisionnement, et, avant, de prévision des besoins.

M. Philippe VANNIER : Le problème des œufs rejoint celui de la survie du virus dans les animaux morts. Je ne comprends pas l'information que, tout comme vous, j'ai apprise par la presse ce matin. À partir du moment où aucun foyer n'est recensé ni en Europe ni en France, cette recommandation ne repose à mon sens sur rien de logique.

M. le Rapporteur : Mais qui a lancé cette information ?

M. le Président : J'ai entendu que ce serait l'Autorité européenne de sécurité des aliments, l'AESA.

M. Philippe VANNIER : L'AESA a été créée dans la foulée des autres agences d'évaluation des risques. Le principe de la séparation entre analyse du risque et gestion du risque a été appliqué au niveau européen puisque, à côté de la DG « Sanco »3 de la Commission européenne, a été instituée une autorité européenne de sécurité des aliments dont le siège est à Parme. Elle peut être saisie par le Parlement européen, par les États et, surtout, par la Commission et notamment par sa DG « Sanco ». Elle a toute compétence en matière d'analyse et d'évaluation du risque dans les domaines de la sécurité des aliments et de santé animale. Je suis certain que l'AESA n'a émis aucun avis sur cette question. Je ne vois aucune explication rationnelle à cette recommandation sur la consommation des œufs en Europe, dans la mesure où on n'y a détecté aucun foyer de peste aviaire.

Sur la question de la survie du virus dans les animaux abattus, l'AESA émettra prochainement un avis. Il faut se souvenir que, sauf cas très particuliers, les animaux infectés n'entrent jamais dans la chaîne alimentaire en Europe. Il en va tout autrement en Asie ou dans les pays où, faute de protéines, les gens n'hésitent pas à consommer des animaux morts de grippe aviaire, ce que personne ne ferait ni en France ni en Europe. Sitôt un foyer détecté, les systèmes de contrôle et de gestion sanitaires empêchent les animaux d'entrer dans la chaîne alimentaire : ils sont détruits. À supposer que quelques animaux atteints ne soient pas détectés, ce qui est peu probable, la survie du virus dépend de plusieurs facteurs assez compliqués, en premier lieu de la cuisson et de certains traitements technologiques.

M. le Président : Réinsistons sur le fait que nous ne sommes absolument pas dans cette situation. Si une crise était avérée, d'autres mesures seraient prises pour éviter tout risque pour la santé humaine. Mais nous n'en sommes pas là du tout.

M. Philippe VANNIER : Vous avez raison de le rappeler.

S'agissant la vaccination, un avis de l'AFSSA sortira dans les jours à venir sur l'utilisation possible des vaccins pour le cas où une épizootie de peste aviaire surviendrait en France. Sans préjuger des conclusions des experts, plusieurs facteurs doivent être pris en considération, à commencer par les options de gestion et les impératifs économiques, qui relèvent du Gouvernement, mais également des producteurs. La question s'est posée pour la fièvre aphteuse : faut-il vacciner pour mieux maîtriser dans l'immédiat, auquel cas quid du risque de fermeture des marchés à long terme, alors qu'avec l'abattage, les marchés peuvent être rouverts à très brève échéance ? En revanche, si l'épizootie n'est pas maîtrisée, l'outil vaccinal peut être très intéressant. Mais il ne faut pas perdre de vue que, d'une part, la dérive du virus sur le plan génétique, et donc antigénique, n'est pas totalement connue, et, d'autre part, qu'une vaccination massive peut masquer une infection et, de ce fait, en affecter la maîtrise.

La question de la stabilité du virus H5N1 mérite également quelques précisions, que Mme Van der Werf voudra bien compléter. Depuis 2003, des porcs ont été infectés en Chine, mais sont restés des « culs-de-sac épidémiologiques », en ce sens que s'ils ont séroconverti, on n'a pas pour autant relevé de recombinaisons ni de transmissions importantes de porcs à porcs depuis deux ans. Par ailleurs, si plusieurs génotypes de virus H5N1 ont bien été identifiés dans divers pays d'Asie, il semblerait que cela ne soit pas lié à une dérive génétique du virus, mais davantage à une évolution variable selon les pays en partant d'un ancêtre commun, probablement à Hong-Kong.

Mme Sylvie VAN DER WERF : La capacité des virus de type H5N1 à infecter l'homme, et qui dépend d'associations de gènes assez spécifiques, tient au fait qu'ils ont fait des allers et retours entre les volailles domestiques terrestres et les oiseaux sauvages, notamment aquatiques. Ces sauts d'espèces permanents ont abouti à la sélection d'un virus tout à fait particulier, virulent sur les volailles, mortel pour certaines espèces aquatiques, capable d'infecter une grande variété d'oiseaux, mais également bon nombre de mammifères, jusqu'à des léopards et des tigres. Certains zoos ont connu de véritables hécatombes.

M. Philippe VANNIER : L'utilisation de la vaccination dépend de différents facteurs. L'AFSSA rendra dans les jours qui viennent un avis, à la demande des ministères de l'agriculture et de la santé, car il faut savoir anticiper afin d'avoir les outils disponibles pour le cas où le problème arriverait. Cela suppose un cahier des charges bien arrêté vis-à-vis des industriels chargés de produire les vaccins - pour peu qu'il y ait lieu de les utiliser, ce qui n'est pas encore le cas.

Le risque lié à la faune sauvage a été anticipé depuis déjà plusieurs années par une surveillance à la fois active et passive. Sous l'égide de la DGAL4 du ministère de l'agriculture, un plan de surveillance a été mis en place avant même 2003, renforcé en 2004 et en 2005, auquel collaborent l'AFSSA, l'Institut Pasteur, l'Office national de la chasse et de la faune sauvage dont le rôle est très important, et le Muséum d'histoire naturelle qui compte des ornithologues très compétents. Les chasseurs eux-mêmes sont impliqués, dans le cadre du réseau SAGIR5 piloté par l'AFSSA, dans cette surveillance active de la faune afin de pouvoir détecter, le plus précocement possible, une éventuelle souche hautement pathogène - sachant que les souches faiblement pathogènes sont d'une banalité consternante depuis des années. Parallèlement, est assurée, à travers les fédérations départementales de chasseurs, une surveillance passive des mortalités anormales. Un maillage de réseaux a été organisé afin que tout un chacun n'aille pas ramener pour analyse un merle mort en Bretagne... Il faut savoir raison garder. Une panoplie d'outils parfaitement fonctionnels a été mise en place et renforcée, qui, à défaut de tout maîtriser, traduit en tout cas une réelle prise en compte du risque.

Sur les lieux d'hivernage en Afrique du Nord, je ne suis pas certain qu'il y ait quelque chose à faire. Il faut prendre en compte le retour des oiseaux migrateurs en 2006, qui auront été en contact avec des oiseaux des flux « Mer Caspienne - Est-Afrique », peuvent avoir échangé des souches hautement pathogènes et pourraient éventuellement en ramener. Le risque sera à cet égard peut-être plus élevé qu'il ne l'est dans l'immédiat - mais on peut se tromper.

L'organisation de nos filières avicole est très spécifique et du type plutôt « entreprises ». Le risque est beaucoup plus difficilement maîtrisable sur les petits élevages d'éleveurs amateurs ou même d'éleveurs fermiers qui n'ont pas nécessairement la même sensibilisation sanitaire que les structures plus organisées. Les responsables professionnels sont en tout cas particulièrement vigilants. Tout foyer de peste aviaire, même s'il ne causait pas un drame sur le plan de la santé animale - nous avons les moyens de le maîtriser -, créerait à coup sûr un risque catastrophique en termes de marché. Il faut donc agir immédiatement à la moindre suspicion. Des plans d'urgence prévoyant un dispositif d'indemnisation sont établis au niveau national : il faut les diffuser largement, ainsi que l'a recommandé l'AFSSA dans un de ses derniers avis. Tout cela est parfaitement organisé au niveau des structures de l'État. Plus que de l'organisation de la filière, c'est du parfait emboîtement, au niveau du pays, des structures professionnelles et des structures d'État que dépendra la rapidité de la réaction. Depuis plusieurs années, des systèmes d'abattage rapide des foyers d'épizootie ont été mis au point et validés, avec des procédés de gazage en camions permettant une euthanasie rapide des volailles.

M. Jean-Claude DESENCLOS : La question d'un renforcement des contrôles aux frontières a été soulevée. L'installation de caméras thermiques dans les aéroports permettrait certes de détecter les voyageurs ayant de la fièvre, mais seulement une très faible proportion des porteurs de virus de la grippe aviaire ou de grippes endémiques revenant de l'étranger : au mieux 20 % en fonction des périodes d'incubation. Autrement dit, ces outils très coûteux n'empêcheront pas les 80 % qui restent de développer la maladie une fois rentrés chez eux. Leur impact sera donc très limité. Ce ne sont pas eux, quoi qu'on ait dit, qui ont permis de gérer le SRAS, mais des mesures rigoureuses de détection et d'isolement des malades - avec, il est vrai, l'avantage d'une période d'incubation beaucoup plus longue.

Pour l'instant, le virus en Asie du Sud-Est ne s'est pratiquement jamais transmis de malade à malade. Le dépistage des patients a d'abord pour but de leur donner au plus tôt un traitement efficace, sachant que la mortalité est très élevée, puis de les placer dans des conditions propres à éviter toute transmission du malade au personnel soignant. Il peut également arriver que l'on trouve, parmi ces patients, un virus en train d'évoluer ; il est très important de le détecter au plus vite. Au-delà de toutes ses imperfections, nous avons un système qui fonctionne et qui met en relation, de façon efficace et quotidienne, les services médicaux, les centres 15, les DDASS, l'InVS, et assure l'interface avec les deux centres nationaux de référence chargés de caractériser les virus. L'opération qui prend le plus de temps reste le transport des prélèvements. D'où l'importance d'une capacité de diagnostic performant, décentralisée dans les principaux laboratoires hospitaliers de France. Un effort s'impose à ce niveau dans l'organisation de la détection et de la surveillance en France.

Rappelons enfin que contrairement à ce qui a pu être dit ce matin, le Conseil supérieur d'hygiène publique et la Direction générale de la santé ne recommandent pas dans le calendrier vaccinal la vaccination contre le pneumocoque pour les personnes âgées. La recommandation concerne les jeunes enfants avant deux ans pour le vaccin conjugué heptavalent, dans le but d'éviter les formes graves, invasives ou méningées et certains groupes à risques très ciblés pour le vaccin polyoside 23 valence.

Mme Geneviève GAILLARD : J'aurais aimé que l'on réponde à ma question, assez fondamentale.

M. le Président : Nous n'en sommes pas encore aux questions thérapeutiques, encore que les réponses soient relativement connues : la FAO a proposé d'intervenir...

Mme Geneviève GAILLARD : Comment ? Avec quels moyens ?

M. le Président : Les estimations vont de 200 millions à un milliard de dollars. La question qu'il faudra nous poser ne se limite pas seulement à l'aspect de solidarité, aussi légitime soit-il ; elle touche également à la capacité d'action dans les États qui ne veulent pas de la transparence politique. Et cette question-là n'est pas encore posée.

Mme Geneviève GAILLARD : C'est bien pour cela que je la pose.

M. le Président : Dans certains des États cités tout à l'heure, le problème ne se pose pas seulement en termes de moyens financiers ou techniques, mais également en termes politiques.

Mme Catherine GENISSON : Et de devoir d'ingérence.

Mme Geneviève GAILLARD : C'était inclus dans ma question.

M. le Président : J'entends bien. Mais elle est tellement structurante que nous ne saurions y répondre aujourd'hui.

Il me reste à remercier nos invités. Nous n'avons aucunement l'ambition d'avoir clos le sujet ; nous n'avons fait que l'introduire. Nous allons maintenant continuer à travailler et approfondir les points dont cette table ronde a révélé l'importance.

1 Guiding Principles for Highly Pathogenic Avian Influenza Surveillance and Diagnostic Networks in Asia - FAO expert meeting on surveillance and diagnosis of Avian Influenza in Asia, Bangkok, 21-23 july 2004.

2 Comment faire face à la menace d'une pandémie de grippe aviaire : mesures stratégiques recommandées - OMS, 2005

3 DG « Sanco » : Direction générale « Santé et protection des consommateurs »

4 Direction générale de l'alimentation

5 Système de surveillance sanitaire de la faune sauvage nationale


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