Mercredi 15 mars 2006

Audition, par visioconférence, de M. Guénaël RODIER, ancien directeur du département « Alerte et réponse en cas d'épidémie et pandémie » de l'Organisation mondiale de la santé (OMS)

Compte rendu de la séance du mercredi 15 mars 2006

Présidence de M. Jean-Marie LE GUEN


M. le Président :
Notre mission d'information réfléchit sur la grippe aviaire mais aussi sur la préparation du plan de prévention et de lutte « pandémie grippale ». Notre rôle consiste à contrôler l'action gouvernementale et à diffuser vers nos concitoyens des informations que nous récoltons au gré d'une enquête pluraliste qui nous permet de prendre un certain recul dans nos discussions.

Je vous invite à présenter la position de l'Organisation mondiale de la santé sur la question de l'alerte et de la surveillance, s'agissant de la préparation à la pandémie, tant pour ce qui est des principes généraux que de votre action sur le terrain, dans les pays africains notamment, où la situation est inquiétante, comme certains de nos collègues et moi-même avons pu le constater au cours d'un récent voyage au Sénégal et au Mali.

M. le Rapporteur : L'OMS a indiqué, il y a quelques jours, que des réunions importantes s'étaient tenues à Atlanta et Stockholm, en vue d'améliorer le protocole de réponse à la pandémie, qui devrait être rendu public aujourd'hui, le 15 mars. Pouvez-vous nous indiquer les mesures prévues dans ce protocole d'action ?

M. Guénaël RODIER : J'ai été, ces cinq dernières années, directeur du département alerte et réponse en cas d'épidémie, à Genève ; je suis maintenant en poste à Copenhague, où j'exerce les fonctions de conseiller du directeur régional de l'OMS pour les maladies infectieuses.

J'ai participé à la réunion qui s'est tenue à Genève du 6 au 9 mars. A la suite de cette réunion, un rapport devrait, en effet, être rendu public avant la fin de la semaine ; je n'ai pas eu connaissance de ses conclusions définitives. Ce fut une réunion extrêmement intéressante, qui a mis en lumière de telles difficultés pratiques, qu'il ne semble pas évident de trouver une intervention efficace dans tous les cas. Il faudra aussi compter sur la chance pour détecter l'émergence d'une pandémie de façon précoce et utiliser la fenêtre d'opportunité de deux ou trois semaines pendant laquelle il est possible de ralentir son évolution et, ainsi, gagner du temps afin de développer des vaccins et d'améliorer les dispositifs de protection des différents pays.

La surveillance est une action complexe. Des systèmes existent en France pour surveiller la grippe saisonnière, comme les GROG - Groupements régionaux d'observation de la grippe - de l'Institut Pasteur, ou Sentiweb, le réseau de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), qui fournissent surtout de l'information destinée aux laboratoires. L'OMS a également un programme, Flunet, qui vise d'abord à conseiller l'industrie pour la composition de vaccins basés sur les souches circulant dans chacun des deux hémisphères. Il s'agit du plus ancien système de surveillance de l'OMS ; c'est un système bien rôdé. Au niveau national, il est souvent utilisé pour détecter l'arrivée d'une vague de contagion. Ce système a néanmoins pour faiblesse principale de s'appuyer sur une ligne de front, constituée de médecins de terrain qui sont souvent des bénévoles, des volontaires. En tout cas, ces systèmes ne sont pas du tout destinés à repérer les premiers cas d'une pandémie, d'une transmission interhumaine. Par ailleurs, ils ne sont en place que dans le monde développé, c'est-à-dire un tiers des pays, où ils ne fonctionnent d'ailleurs que pendant les périodes d'activité de la grippe saisonnière - c'est-à-dire, en France, d'octobre à mai.

Les systèmes d'alerte épidémiologique et de réponse présentent quant à eux des caractéristiques relativement nouvelles : ils dépendent non pas de l'information émanant des systèmes de santé publique officiels mais de la vigilance du public et des acteurs de la ligne de front, en particulier les médecins et les infirmières. Ces systèmes ont donc leurs faiblesses. Ils dépendent en effet de l'intérêt du moment pour la grippe ainsi que de la capacité du pays concerné à apporter une réponse à chaque alerte, faute de quoi le dispositif s'effondre par découragement. Cela suppose donc que des gens suivent à plein temps l'ensemble des rumeurs qui traversent le pays en s'appuyant notamment sur les médias. Les autorités chargées de la santé publique ne seront, en effet le plus souvent, jamais plus rapidement informées que par les réseaux de journalistes - d'autant que de plus en plus de journalistes sont spécialisés en matière de santé. Le rôle de ces autorités est alors de prendre en compte ces informations, de les évaluer et de les vérifier sur le terrain.

Ainsi, un réseau de recherche mis sur pied avec le Canada, GPHIN - Global Public Health Intelligence Network - recueille quotidiennement de l'information : l'OMS suit dix à vingt événements chaque jour et se retourne vers les pays concernés pour leur demander des précisions. Il s'agit donc davantage d'un processus de vérification que de notification. Les informations reçues par l'OMS émanent à plus de 90 % de sources informelles. L'Organisation contacte ensuite le ministère de la santé concerné et lui demande de vérifier ces informations. Cela a été mis en œuvre 1 500 à 2 000 fois à ce jour sans qu'il y ait à déplorer de difficultés majeures.

Il existe par ailleurs des systèmes assez actifs, notamment dans les pays pauvres, dédiés à des maladies particulières, notamment la poliomyélite : ils offrent ainsi une infrastructure dans le domaine de la surveillance d'événements sanitaires.

M. le Président : Nous imaginions que les informations provenaient des structures étatiques officielles. Or ce n'est pas du tout ainsi que vous drainez l'information, puisque 90 % au moins de vos renseignements proviennent du réseau planétaire spontané, c'est-à-dire de l'Internet, après quoi vous interprétez ces bruits et vous les vérifiez. Cela nous semble, sans jugement de valeur, étonnant. Pourriez-vous nous faire parvenir un tableau de suivi de ces bruits et de leur vérification, pays par pays ou région par région, pour notre information sur les éventuelles défaillances de la gouvernance d'État ?

M. Guénaël RODIER : Notre ancien système d'information était conçu verticalement, maladie par maladie, ce qui n'était pas très bien adapté. En la matière, il convient en effet d'opérer non pas sur trois ou six mois, à l'image de cet ancien système, mais sur vingt-quatre heures, faute de quoi le pays en question se trouve le plus souvent court-circuité par les circuits d'information professionnels que sont les médias : dans la société de l'information, les premiers à faire part d'un événement sont le public et les médias. C'est pourquoi nous avons mis en place, il y a sept ans, un système d'information axé sur l'écoute des bruits émis par le public et les médias.

Une liste de vérification de ces bruits, l'Outbreak Verification List, est établie quotidiennement par l'OMS. Dans notre nouveau système de renseignement épidémiologique, l'OMS s'en remet donc aux États pour la vérification plutôt que pour la notification des problèmes.

Les pays ne sont pas juridiquement tenus de rendre compte à l'OMS des maladies qu'ils constatent, à l'exception de celles figurant dans le Règlement sanitaire international encore en vigueur, à savoir le choléra, la fièvre jaune et la peste. Un nouveau Règlement sanitaire international a été adopté par l'assemblée mondiale de l'OMS mais ne prendra effet qu'au 15 juin 2007. Nous traversons donc une phase de transition. Une demande de mise en œuvre anticipée de ce règlement a été déposée le 15 janvier, lors du conseil exécutif de l'OMS.

Pour répondre à votre demande, je vous transmettrai une série de listes quotidiennes d'événements vérifiés, pour vous donner une idée concrète de notre fonctionnement.

Le système du suivi des rumeurs fonctionne bien, mais il est forcément biaisé par l'intérêt des médias et du public vis-à-vis de certains sujets, comme aujourd'hui la grippe aviaire, ou hier le SRAS, le syndrome respiratoire aigu sévère : quand quelqu'un voit un pigeon mort à Paris, il y a de fortes chances que cela soit rapporté ; si rien ne se passe pendant six mois, la vigilance s'éteindra. Ainsi, les pays touchés par l'épizootie ont atteint un degré de surveillance suffisant pour que nous recevions de l'information, mais la vigilance, en Amérique du Sud, n'est pas aussi grande qu'en Europe, dans le bassin du Mékong ou en Afrique subsaharienne.

Dans des pays en développement d'Afrique subsaharienne, d'Asie du sud-est ou d'Asie centrale, par exemple en Azerbaïdjan, des cas humains ont été relevés sur place grâce à la technique PCR - Polymerase Chain Reaction. Dans ces pays, se pose cependant un problème d'acheminement des échantillons dans les laboratoires référents. En outre, notre système d'information est encombré par des signaux sans lien avec la grippe aviaire, qui créent un « bruit de fond ». Ce bruit de fond est considérable, en particulier pour les enfants de moins de cinq ans, pour lesquels les causes premières de mortalité sont les infections respiratoires aiguës. Or, une enquête épidémiologique ne peut être mise en œuvre pour chaque enfant se présentant avec ce type de maladie. Ce bruit de fond concerne également les personnes âgées qui, elles aussi, présentent une vulnérabilité aux infections respiratoires aiguës. Nous nous attachons à éliminer ces bruits de fond dans les signaux que nous percevons. Nous nous intéressons donc surtout aux personnes de cinq à trente-cinq ans, ainsi qu'aux soignants, afin de détecter s'il existe une possible transmission interhumaine.

Il convient donc de distinguer, d'une part, les systèmes de surveillance de la grippe saisonnière et, d'autre part, les systèmes d'alerte et de réponse, qui relèvent d'une autre approche. Dans l'ensemble, ces deux types de systèmes dépendent du niveau de développement des pays, de ses infrastructures, de son savoir-faire, quelquefois de son cadre juridique, et aussi, très certainement, de la participation de ses citoyens et de la volonté politique des dirigeants, car la surveillance est coûteuse. Cet aspect, longtemps délaissé, revient un peu sur le devant de la scène depuis quelques années, à l'OMS comme dans certains pays. Nous nous intéressons non seulement à la mortalité, mais également à tout ce qui peut se passer concernant les humains, les animaux, les insectes comme les moustiques ou tout autre vecteur, en nous fondant sur l'information vétérinaire. S'agissant de la grippe aviaire, cela suppose aussi l'établissement d'un lien avec la surveillance de l'épizootie. Toutefois, le décalage entre les méthodes de travail de l'agriculture et de la santé est toujours très profond.

M. le Rapporteur : La Turquie, qui se situe au carrefour de l'Asie, de l'Afrique et de l'Europe, a constitué, en fin d'année dernière, le détonateur de l'épizootie. Vous vous êtes rendu en mission dans ce pays, en particulier dans la zone dite sensible. Pouvez-vous nous faire part de vos impressions et nous dire un mot sur la transparence des informations relatives à la situation turque ?

M. Guénaël RODIER : J'ai en effet coordonné la réponse internationale sur la Turquie. La zone concernée est située aux confins de l'Europe, elle est montagneuse, rurale et relativement pauvre ; de plus, elle connaît des difficultés politiques liées à son peuplement kurde. L'épizootie animale, dans cette partie de la Turquie, n'était pas reconnue : c'est la maladie humaine qui sert d'indicateur de l'épizootie. Or il faudrait connaître la situation animale pour cibler l'éducation du public : de ce fait, les gens ont été pris par surprise.

En effet, en Turquie, les élevages ne sont pas bien contrôlés sur le plan vétérinaire puisqu'il s'agit de poulaillers de basse-cour, avec peu de volailles. De ce fait, et compte tenu de l'interface humaine, la vigilance des familles est cruciale pour améliorer le niveau d'alerte. Or les contacts rapprochés sont très courants puisque ce sont souvent les adolescents qui abattent les poulets et les tout-petits qui vont chercher les œufs, les enfants entretenant par ailleurs de relations affectives très fortes avec ces oiseaux. Ils sont en effet parfois considérés comme des animaux de compagnie en Turquie, à la différence par exemple du bassin du Mékong, où la volaille semble être un produit purement économique.

En outre, si l'on insiste volontiers sur le rôle de vecteur des oiseaux migrateurs, il ne faut pas oublier pour autant celui des mouvements de volailles qui existent dans nombre de pays.

M. le Président : Nous entendons parler de l'Azerbaïdjan depuis longtemps, où l'on pense que la contamination des volailles est forte mais sans disposer d'éléments tangibles. On a l'impression que, comme en Turquie, c'est l'apparition de cas humains qui sert d'indicateur de l'épizootie.

M. Guénaël RODIER : L'Azerbaïdjan étant très proche de l'est de la Turquie, il n'est pas surprenant que surviennent des cas humains et une épizootie. Les cas concernent plutôt des jeunes adultes que des petits enfants mais il est trop tôt pour vous donner davantage d'informations. Une de nos équipes est sur place pour essayer de comprendre ce qui s'y passe.

Compte tenu des ressources de l'OMS et de la communauté internationale, nous pouvons aider la Turquie et l'Azerbaïdjan, mais il nous sera difficile de déployer la logistique suffisante pour aider trois, quatre ou cinq pays en même temps. Quoi qu'il en soit, dans les semaines à venir, nous risquons de connaître davantage d'alertes, justifiées ou non mais nécessitant une investigation de terrain.

M. le Président : Quelles informations détenez-vous sur l'Afrique ? Ce continent constitue-t-il pour l'OMS une problématique particulière ?

Suivez-vous le développement de la maladie aviaire par le biais de modèles de pré-alerte adaptés ou attendez-vous qu'un cas animal soit avéré ?

M. Guénaël RODIER : Pour y avoir travaillé, je connais bien l'Afrique. Même si nous le redoutions depuis longtemps, le fait que le virus s'introduise dans des pays comme l'Égypte, l'Inde ou le Nigeria n'est pas une bonne nouvelle. Pour les mêmes raisons qu'en Turquie, mais à une plus grande échelle, il sera difficile de contrôler l'épizootie. Le bruit de fond des infections respiratoires aiguës chez les enfants compliquera aussi l'organisation d'enquêtes systématiques. La réunion précitée de Génève visait d'ailleurs à déterminer les signaux intéressants à rechercher, qui doivent être à la fois sensibles et spécifiques. L'on ne peut pas compter sur les infrastructures sanitaires des pays d'Afrique subsaharienne, extrêmement faibles voire effondrées, pour des raisons variées. Notre principal levier reste la vigilance des populations. Il faudrait mobiliser les énergies sur le thème de la prévention ou de la détection précoce de la pandémie, mais cela demande des ressources énormes et la population a bien d'autres priorités à gérer, notamment le paludisme, le sida, la tuberculose, la maladie du sommeil ou la malnutrition, qui causent largement plus de décès que la grippe aviaire. Les gouvernements locaux, avec les ONG et aussi les Églises, exercent une vigilance, mais qui a ses limites : nous risquons de passer à côté de certains signaux.

M. le Rapporteur : Les instituts Pasteur suivent le virus au jour le jour sur le plan microbiologique et bactériologique. Mais, en cas d'évolution virale, comment s'effectue la communication entre les scientifiques chargés de cette surveillance et vous, sur le terrain ?

M. Guénaël RODIER : Le réseau de la trentaine d'instituts Pasteur, porteur d'un savoir-faire et d'une technologie uniques, mérite d'être renforcé et revalorisé. La marine américaine dispose d'un réseau comparable. L'intérêt de ces réseaux tient à ce qu'ils apportent des capacités de diagnostic à des pays qui n'en disposent pas d'eux-mêmes. En effet, la surveillance virologique intervient toujours après la surveillance épidémiologique puisqu'elle s'appuie sur les prélèvements effectués ici et là sur les malades suspects. Elle risque par conséquent d'arriver trop tard pour détecter un début d'épidémie. Les instituts Pasteur, centres de référence nationaux pour la grippe saisonnière, appartiennent à un réseau de quelque 130 laboratoires internationaux,, le plus ancien réseau de l'OMS, qui fournit régulièrement des souches virales examinées en vue d'établir les recommandations relatives à la fabrication de vaccins. Grâce à ce réseau, dès qu'une souche est identifiée quelque part dans le monde, les laboratoires de référence de l'OMS en sont informés par les scientifiques présents sur le terrain.

M. le Président : En Afrique, nous avons eu l'impression que, face à la crise, l'encombrement pourrait poser des problèmes. Qu'en pensez-vous ?

Vous évoquez la difficulté à gérer la crise dans plusieurs pays en même temps. Manquez-vous de moyens humains ou de moyens financiers ? Dans l'affirmative, comment pallier ce manque ?


M. le Rapporteur :
En Afrique subsaharienne, les capacités de diagnostic sont faibles. Or, la virologie, un peu plus compliquée que la bactériologie et la parasitologie, requiert le déploiement d'infrastructures et de savoir-faire importants. Nous essayons donc depuis longtemps de renforcer les capacités de ces pays. Sur le plan vétérinaire, vous connaissez les réseaux de l'Organisation mondiale de la santé animale, l'OIE, et de l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture, la FAO. Des déficits du même ordre existent aussi dans beaucoup d'autres modèles : il est difficile d'importer une bulle technologique dans un pays aux infrastructures insuffisantes. Ce déficit, depuis cinq ans, est en partie compensé par un renforcement des réseaux de l'Institut Pasteur et de l'armée américaine.

M. le Président : Ce dernier se renforce surtout en Asie.

M. Guénaël RODIER : Son plus gros laboratoire, qui gère les zones Afrique et Moyen-Orient, se trouve en Égypte, au Caire. L'approche de l'OMS consiste à renforcer ces pôles d'excellence, en particulier en Afrique du Sud.

Comment apporter d'autres ressources humaines et techniques pour faire face à la demande ? Nous avons développé, depuis 2001, un réseau international, appelé Global Outbreak Alert and Response Network, GOARN, pour accéder rapidement à toutes les ressources internationales possibles. Ce réseau est implanté dans les pays développés mais aussi dans les autres, afin de bénéficier de la connaissance de la culture et de la langue locales. En France, la branche internationale de l'Institut de veille sanitaire, l'Institut Pasteur, l'Institut de recherche pour le développement et l'Institut de médecine tropicale du service de santé aux armées, dit « école du Pharo », font partie de nos partenaires, de même que de grandes organisations non gouvernementales comme Médecins sans frontières. Au total, environ 120 institutions sont capables de déployer des ressources. Nous nous appuyons sur ces ressources internationales. Ainsi, tous les membres de ce réseau ont été alertés hier au sujet de la situation en Azerbaïdjan, où nous appelons à l'envoi de deux épidémiologistes. Au moment de la crise du SRAS, nous avons envoyé concomitamment douze équipes sur le terrain, l'OMS se chargeant de la coordination centrale.

M. le Président : Outre les pays qui, pour diverses raisons, ne font pas partie de votre réseau, certains pays ne font-ils pas semblant d'accepter le jeu de la fluidité et de la transparence ? Nous avons le sentiment, par exemple, que l'appropriation des souches fait l'objet de rapports de forces à l'échelle internationale, pour des motifs économiques ou stratégiques.

M. Guénaël RODIER : Il ne faut pas non plus sous-estimer la transparence. Lorsqu'un pays rencontre des difficultés sanitaires, il est généralement content d'avoir l'OMS à ses côtés, ne serait-ce que pour justifier son action. Tous les pays dans lesquels je me suis rendu pour gérer des épidémies étaient relativement satisfaits de nous voir arriver et relativement transparents, même s'il arrive que des retards soient à déplorer. En effet, la menace d'embargo commercial fait certainement réfléchir les responsables nationaux mais, de toute façon, ce ne sont pas eux qui nous contactent en premier. Au début du sida, dans les années 1980, les États n'étaient guère transparents ; aujourd'hui, le sujet est beaucoup moins sensible, moins tabou, et les cas de sida sont rapportés. Il en va de même pour les épidémies : après le SRAS, les pays savent qu'ils ne peuvent pas cacher un événement pendant très longtemps et qu'ils ont intérêt à communiquer. Cet aspect est pris en compte dans le nouveau Règlement sanitaire international. Tout n'est pas parfait, mais les choses évoluent, lentement, mais elles évoluent.

M. le Président : Ma question portait aussi sur le comportement des pays très actifs sur le plan international dans l'alerte et la surveillance : certains ne tentent-ils pas de tirer la couverture à eux exagérément ?

M. Guénaël RODIER : Les grands États, notamment outre-Atlantique, sont plutôt en avance qu'en retard et, ces dernières années, ont soutenu financièrement l'équipement de l'OMS, avec des moyens substantiels. La France fait, du reste, partie des États qui ont contribué significativement à ce financement. Un problème de confiance se pose vis-à-vis du système des Nations unies et du multilatéralisme par rapport aux accords bilatéraux ; mais au final, la plupart des grands pays jouent sur les deux tableaux. En tout état de cause, tout le monde reconnaît sur le terrain la nécessité d'une coordination internationale. Le réseau international GOARN est très connu des techniciens, familiers des coordinations internationales.

S'agissant des souches virales, elles présentent effectivement un très grand intérêt du point de vue économique puisqu'elles sont essentielles pour le développement de vaccins et de tests diagnostics. En théorie, elles appartiennent au pays où elles sont apparues, mais le problème est juridiquement très compliqué et les laboratoires rechignent à mettre dans le domaine public la composition des génomes : seule une minorité des souches identifiées, tant animales qu'humaines, sont disponibles dans le domaine public.

M. le Président : Auprès de quel responsable de l'OMS nous conseillez-vous d'intervenir pour approfondir la question ?

M. Guénaël RODIER : Le docteur Margaret Chan s'occupe personnellement du problème, qui est autant politique qu'économique. Mettez-vous à la place d'un pays pauvre comme le Vietnam : s'il détient une souche et la met sur le marché, qu'obtient-il en échange de la part des pays riches ? Sera-t-il le premier à accéder au vaccin ou au test diagnostic ? Les pays riches devraient s'engager plus avant.

M. le Rapporteur : Selon Margaret Chan, l'évolution des événements fait craindre une pandémie. Un coordinateur du système de surveillance de l'OMS a proposé la création d'une task force. La création d'une telle structure ne signifierait-elle pas que vous souffrez de faiblesses, de fragilités ?

M. Guénaël RODIER : Il y a encore dix ans, l'OMS ne se préoccupait pas de ce type de surveillance ; ce sont les épidémies de peste en Inde en 1994 et d'Ebola en 1995 qui ont suscité la mise en place de ces nouveaux systèmes et de grands progrès ont été accomplis depuis lors. L'important est que tout le monde joue le jeu sur le plan international et politique. À l'OMS, nous avons beaucoup de task forces ; évoquer la création d'une telle structure pour la grippe aviaire n'est donc pas significatif en soi. Le nouveau Règlement sanitaire international demande qu'avant 2007, tout événement considéré comme une urgence internationale provoque la création d'un comité de crise. L'OMS doit proposer un panel de scientifiques de diverses disciplines et bien répartis géographiquement, chargés d'émettre des recommandations à l'attention du Directeur général. L'OMS ne peut agir dans un pays si elle n'y est pas invitée, ce qui nécessite de conclure des accords en amont ; si la pandémie démarrait en France, il serait anormal que nous intervenions sans accord préalable des autorités politiques françaises. La task force dont la création a été évoquée en lien avec le Règlement sanitaire international serait chargée de proposer de tels accords.

M. le Président : Certains pays très pauvres sont plutôt transparents tandis que des grandes puissances ne le sont pas. Si l'OMS devait subordonner son intervention à des palabres diplomatiques, ce ne serait pas rassurant.

M. Guénaël RODIER : Ces problèmes ont été largement abordés dans le cadre de la révision du Règlement sanitaire international, qui crée des règles du jeu, y compris sur le plan politique. L'OMS est une agence technique qui a aussi pour rôle de négocier, d'expliquer les problèmes, de tenir compte des sensibilités culturelles et commerciales locales. Elle appartient à ses États membres et n'a, en aucune manière, le droit de leur forcer la main : nous ne pouvons pas envoyer des parachutistes que nous n'avons pas. Les pays se sont engagés à faire part à l'OMS, sous vingt-quatre heures, de tout événement inhabituel, mais cela suppose que les pays eux-mêmes aient accès à cette information, qu'ils sachent ce qui se passe chez eux.

M. le Président : Nous tenons à vous féliciter pour l'action menée par l'OMS. Nous avons bien noté que l'Organisation doit prendre en compte les souhaits de ses États membres. Pour légitimes que soient ces préoccupations diplomatiques, nous souhaitons cependant que l'OMS soit aussi l'autorité, au moins morale, dont notre monde a besoin face aux politiques parfois cyniques et irresponsables de certains pays.


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