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Jeudi 17 avril 2008

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 44

Présidence de M. Patrick Ollier Président

– « Les Jeudis de l’économie » : La France vue du monde

Commission
des affaires économiques, de
l’environnement et du territoire

Le Président Patrick Ollier s’est déclaré très heureux d’accueillir, pour cette deuxième séance des « Jeudis de l’économie », M. Xavier Huillard, directeur général de Vinci, M. Serge Airaudi, philosophe, ethnologue, ainsi que les jeunes de l’École supérieure de commerce de Paris – ESCP-EAP. Il a rappelé que le but de ces rencontres était d’avoir un regard libre, impertinent, voire provocateur, sur l’actualité. Les comptes rendus de ces réunions, qui constituent la substantifique moelle des travaux de la commission, sont adressés aux députés.

Après avoir organisé plusieurs missions de « diplomatie économique » qui l’ont conduit, avec quelques collègues, dont M. Jean-Paul Charié et M. Jean Gaubert, à parcourir le monde, le Président Patrick Ollier a lancé, au cours de la précédente législature, une mission d’information sur la manière dont la diplomatie française était perçue dans le monde, afin de déterminer si elle aidait ou non au développement du commerce extérieur de la France. La conclusion a été plutôt négative et le rapport de la mission assez critique : si certains pays ont une diplomatie au service de leur économie, la France a encore beaucoup de progrès à faire en ce domaine.

M. le Président Patrick Ollier a invité les intervenants à exposer sans retenue leur manière de voir les choses. Le législateur a besoin de savoir comment on peut aider les petites et moyennes entreprises à accéder aux marchés mondiaux et comment l’action de la France en ce domaine est perçue dans les autres pays. M. Jean-Paul Charié a pour mission de « mouliner » les conclusions tirées des rencontres des « Jeudis de l’économie » pour les transformer, éventuellement, en propositions de loi ou en suggestions au Gouvernement.

Le Président Patrick Ollier fait partie de ceux qui sont attachés à l’intervention de la puissance publique pour fixer – avec modération – les règles du jeu des activités économiques, et qui sont donc opposés à un excès de liberté, que l’on appelle libéralisme, qui risque d’aboutir aux résultats inverses de ceux que l’on souhaite. Il considère que certains dérèglements du marché peuvent être conjurés par l’intervention de l’État, donc que ce dernier doit avoir un rôle important en ce domaine. Il a souhaité connaître l’avis des intervenants à ce sujet.

M. Jean-Paul Charié, chargé de l’organisation des « Jeudis de l’économie » au sein de la commission, a présenté rapidement les intervenants. M. Xavier Huillard est le directeur général de l’une des plus belles entreprises de France, reconnue dans le monde entier. M. Serge Airaudi, consultant, a été, chez Renault, le conseiller de Carlos Ghosn et de Louis Schweitzer pour réaliser l’alliance avec Nissan.

M. Jean-Paul Charié a demandé aux deux invités de parler franchement afin d’aider les parlementaires à mieux légiférer et à mieux servir la France. Après leurs interventions, les étudiants de ESCP pourront poser des questions. Les rencontres des « Jeudis de l’économie » donnent en effet la possibilité à des jeunes de donner sur l’économie leur propre regard, qui peut être différent de celui des députés.

On ne peut plus gérer la France, un des plus beaux pays au monde, comme lors de sa reconstruction après la Seconde Guerre Mondiale. On ne peut plus légiférer comme avant 1968, ni même penser comme il y a une dizaine d’années. La France doit prendre conscience que tout bouge très vite autour d’elle et le législateur doit faire preuve d’une certaine humilité.

M. Xavier Huillard a remercié la commission de cette occasion de débattre. Avant d’entrer dans le vif du sujet, il a jugé nécessaire de rappeler ce qu’est Vinci, pour casser l’idée fausse qu’en ont encore ceux qui y voient essentiellement un gestionnaire de parkings. Lorsqu’il fait des road show pour convaincre les investisseurs d’acheter davantage de titres Vinci, on lui demande encore « Pourquoi votre entreprise, qui est gestionnaire de parkings, s’est-elle diversifiée vers les autoroutes et la construction ? » C’est l’inverse qui s’est passé. La création de la marque « Vinci Park » en l’an 2000 a certes transformé l’image du parking et servi la notoriété du groupe, mais elle ne représente que 1,8 % de son chiffre d’affaires. Le groupe fait bien d’autres choses. Vinci, c’est d’abord une conviction fondatrice, qui est qu’on ne peut pas envisager un succès durable sans travailler de façon concomitante sur la dimension économique – ce que l’on appelle un modèle de business – et sur la dimension humaine et sociale – ce que le groupe appelle un modèle social.

Le modèle de business de Vinci repose sur une idée, qui n’est pas un « bébé de l’année » puisqu’elle date de cent ans, celle de l’intégration des métiers de la construction et de ceux de la concession d’infrastructures liées aux transports : autoroutes, parkings, ponts, tunnels et, demain, peut-être, aéroports et infrastructures ferroviaires. Ce modèle fonctionne, puisque Vinci est leader mondial de la construction et des concessions et obtient régulièrement de grands succès en France et à l’étranger : 600 kilomètres d’autoroutes sous forme de concession l’année dernière en Grèce, des sections autoroutières en Allemagne. Des groupes PPP – partenariat public-privé – devraient déboucher dans les prochaines semaines en Belgique et en Grande-Bretagne. La bonne nouvelle est que ce business model est encore plus pertinent aujourd’hui que par le passé, essentiellement parce que la culture du péage et celle du partenariat public-privé, qui sont nées en France, sont en train de gagner du terrain à l’échelle internationale.

Le modèle social de Vinci est original. Il consiste à miser sur l’intelligence, non seulement des intellectuels qui sont dans les sièges sociaux, mais également de l’ensemble des collaborateurs, surtout de ceux qui sont les plus proches du terrain : les personnels sur les chantiers, à la production, face aux clients, sur les autoroutes comme sur les parkings. La France a la chance d’avoir 63 millions de gens très intelligents. Il suffit de mobiliser leur intelligence en lui permettant de s’exprimer. Quand on promeut un environnement autorisant un ouvrier ou un péagiste à s’exprimer, on s’aperçoit qu’ils ont des tas de choses intelligentes à dire pour mieux servir le client, mieux produire, mieux développer des offres et des concepts permettant d’être plus fort et plus conquérant sur le plan international. La conséquence de ce modèle social est que Vinci est un groupe hyper décentralisé : il est découpé en 2 500 business units, c’est-à-dire en 2 500 centres de profit. Cela signifie qu’il y a 2 500 patrons qui ressemblent à des patrons de PME. Ils ont l’avantage d’être dans un environnement qui permet à la fois de libérer leur énergie entrepreneuriale et de bénéficier des capacités d’échange, de développement de synergie et de « travail en meute » au sein du groupe Vinci pour aborder des projets plus complexes ou plus ambitieux. L’une des particularités du groupe est donc – ce qui est assez français, mais qui s’exporte très bien – d’allier en permanence la souplesse, la réactivité et l’énergie entrepreneuriale d’une PME avec la puissance et la capacité d’intervention sur les grands projets que permet le fait d’être un grand groupe, avec les moyens capitalistiques qui y sont liés.

Ce modèle social a dû rapidement être ouvert pour prendre en compte la responsabilité sociale du groupe. La taille qu’il a aujourd’hui fait qu’il doit avoir une réalité sociale exactement à l’image des sociétés dans lesquelles il baigne et s’enracine et qui le font vivre. C’est pourquoi il travaille beaucoup sur des thèmes comme la diversité et le développement de l’égalité des chances. Il jette des passerelles avec les quartiers et les banlieues au travers de la fondation Vinci pour la Cité. Ces actions fonctionnent, non seulement en France, mais également à l’étranger. Les collaborateurs de Vinci s’y retrouvent et sont demandeurs. Ils sont fiers d’être dans un groupe qui a ouvert et développé sa responsabilité sociale, voire sociétale. La fondation Vinci pour la Cité, qui est née en France, a fait des petits : une fondation est opérationnelle en Afrique et d’autres commencent à être développées dans les pays où Vinci est implanté.

Depuis quelques années, Vinci a pris également en compte la dimension sociétale en s’ouvrant à la révolution verte, qui est, pour le groupe, une chance extraordinaire. Les émissions annuelles de gaz carbonique en provenance des secteurs liés au bâti et au transport, dans lesquels Vinci exerce son activité, représentent quasiment la moitié des émissions totales. C’est dire si le groupe est concerné au premier chef. C’est un des grands vecteurs qui va lui permettre, non seulement de consolider un certain nombre de leaders mondiaux français, mais également, probablement, d’en créer d’autres.

Vinci, leader mondial de la construction et des concessions, enregistre environ 30 milliards de chiffre d’affaires, emploie 167 000 personnes et est présent dans quatre-vingts pays. Il est également leader ou co-leader mondial dans un certain nombre de ses activités, par exemple, la concession et de l’opération de réseaux d’autoroutes, ce qui lui permet de remporter de nombreux marchés et de planter le drapeau français dans un grand nombre de pays. De même, dans le domaine de la production et de la distribution de l’eau potable et du traitement des eaux, Veolia et Suez n’existeraient pas si la France n’avait pas été précurseur dans l’ouverture – partielle et mesurée – de ce secteur d’activité au privé. Cela a permis la création, à un moment où les autres États ne le faisaient pas, de grosses entreprises spécialisées dans ce domaine qui, après avoir bien développé leur métier dans l’hexagone, ont eu à cœur de le développer à l’extérieur.

S’agissant du thème de cette matinée, M. Huillard s’est déclaré frappé par le nombre impressionnant de leaders mondiaux français. Il est incroyable qu’un petit pays, à l’échelle du monde, en ait un tel nombre de leaders mondiaux. Dans le cas de Vinci, la réussite tient à quatre raisons principales.

La première est un système d’éducation supérieure extraordinairement performant. Du moins l’était-il, car il est en très grand danger. La France a eu l’intuition qu’il fallait créer des écoles spécialisées de très haut niveau s’attaquant aux métiers de l’aménagement du territoire et du cadre de vie, ce qui a permis de créer des leaders mondiaux. Pour Vinci, les écoles importantes sont non seulement les établissements spécialisés comme l’École Polytechnique, l’École nationale des Ponts et Chaussées, l’École spéciale des travaux publics, mais également un grand nombre d’autres écoles ayant un département consacré aux grandes techniques de construction de bâtiment ou de génie civil. Cependant, la France se trouve actuellement dans une situation de très grande urgence. Elle perd, année après année, un nombre impressionnant de places dans le classement mondial. Un énorme effort doit être accompli, pour lequel il ne faut pas trop réfléchir, mais agir. Il est nécessaire, d’une part, de regrouper ces écoles de telle sorte qu’elles soient capables de porter leur voix sur la scène internationale, d’autre part, de leur fournir, par le biais de partenariats public-privé, c’est-à-dire en leur donnant de l’argent public et de l’argent privé, les moyens de se moderniser, d’attirer des prix Nobel, de façon à créer des chaires qui, à leur tour, attireront des étudiants. On sait comment fonctionne la dynamique de création d’une notoriété pour les grandes écoles : il faut attirer, dans le corps professoral, des gens de très haute stature, y compris médiatique, afin d’attirer les meilleurs candidats étudiants dans les différents pays du monde. La France est en très grand danger sur ce chapitre. Beaucoup en sont conscients, mais les choses ne bougent pas très vite.

La deuxième raison de la constitution des grands groupes français, qui n’existe plus mais qui a été très importante, est le centralisme de la commande publique durant toute la période après-guerre jusque dans les années 1970. Quand il est « rentré dans le business » à la fin des années 1970, M. Huillard a connu l’époque de la politique des modèles. Le système n’avait pas que du bon – il a notamment posé des problèmes sur le plan de la qualité architecturale – mais le fait que les commandes se négociaient surtout à un guichet unique central avant d’être réalisées aux quatre coins du pays a eu le gros avantage de permettre la constitution de groupes français importants l qui se sont ensuite développés à l’extérieur.

La troisième raison est, cela a déjà été évoqué, le rôle de précurseur de la France dans le fait de confier au privé une partie de prérogatives considérées auparavant comme souveraines. La stabilité que conférait le temps long des concessions, qui agissait un peu à la manière de la quille d’un bateau, a permis à un certain nombre de groupes de survivre pendant les périodes de tempête économique.

La quatrième et dernière raison de la réussite mondiale de Vinci – même s’il lui faut se battre tous les jours pour conserver le leadership – est la spécificité de son modèle de management qui se résume en trois mots d’ordre.

Le premier est : mettre au cœur du système l’homme, son intelligence, sa loyauté, son énergie entrepreunariale, sa capacité à s’engager et à développer son autonomie et sa responsabilité. Le modèle de Vinci part de l’homme. Il l’encadre, le canalise et le contrôle, bien sûr, par quelques procédures et quelques règles, mais pas trop, car trop de procédure tue la procédure et est très déresponsabilisant. Par exemple, il faut évidemment un code des marchés publics mais l’actuel est trop déresponsabilisant. Il faudrait qu’il soit beaucoup moins épais. Il faut « foutre la paix » aux gens en leur faisant confiance, en exigeant d’eux, en retour, une transparence totale. Le groupe Vinci achète chaque année pour 10 ou 15 milliards d’euros, ce qui suppose un grand nombre d’acheteurs sur le terrain. De temps en temps – quoique ce soit très rare – l’un d’entre eux fait une bêtise, mais tout fonctionne sans qu’il y ait besoin d’un code des marchés privés interne au groupe parce que ce dernier fait confiance aux personnes qui travaillent pour lui, en contrepartie d’une totale transparence : elles sont amenées à expliquer en permanence pourquoi elles ont fait telle ou telle chose, la question leur étant posée a posteriori et non a priori. Cette culture managériale est très française ou très Europe continentale.

Le deuxième mot d’ordre est : avoir une grande conscience du temps long. Ce n’est pas un hasard si les notions de concession et de partenariat public-privé ont été créées en France. Les groupes comme Vinci sont plus que centenaires. Ils ont été créés à la fin du XIXe siècle. Lorsque Vinci explique à un chef d’État ou à un ministre des transports, du logement ou des équipements publics étranger qu’il est un groupe qui a cent ans d’âge et que sa culture s’inscrit dans le temps long, donc dans l’enracinement dans les territoires, les pays et les régions, il est très rapidement perçu comme un partenaire et non simplement comme un fournisseur venu faire une affaire avant d’en faire une autre ailleurs. Avoir le sens du temps est une qualité de plus en plus recherchée.

Le troisième mot d’ordre est : avoir conscience de ses responsabilités sociales et environnementales. L’entreprise étant de plus en plus un lieu d’intégration, il faut prendre en compte non seulement les composantes commerciales, techniques et financières – les ressources humaines – mais également les problématiques sociales – diversité, égalité des chances, seniors, handicap – et environnementales.

Le groupe Vinci a constaté que son modèle de management était très exportable.

M. Jean-Paul Charié indique avoir retenu le message selon lequel l’idéal serait de faire le moins de lois possible pour faire confiance aux acteurs économiques. Cela ne peut qu’interpeller les députés qui vont devoir travailler sur la loi de modernisation de l’économie.

M. Serge Airaudi a proposé une vision plus généraliste, comme l’y porte son métier, en se livrant à une analyse SWOT – Strengths, Weaknesses, Opportunities, Threats – dégageant les forces, les faiblesses, les opportunités et les risques du modèle français, non tel qu’il est réellement scientifiquement, mais tel qu’il est perçu. Ce genre d’analyse propose une synthèse, une modélisation, qui ne recouvre pas la variété des situations, mais permet de dégager les grandes caractéristiques du système français.

Une première force du modèle français est, comme l’a indiqué M. Xavier Huillard, la capacité de la nation à dégager quelques grandes entreprises leaders mondiaux dans des domaines très variés, allant des secteurs de la technologie à ceux des services. La France est surreprésentée en matière de grandes entreprises par rapport à sa puissance économique globale.

Une deuxième force française est la technologie – plus que la recherche. La France n’est pas mauvaise en recherche fondamentale mais les États-Unis sont infiniment supérieurs et beaucoup de pays ont un potentiel vraiment considérable en ce domaine. La France tient la route, mais sans plus. En revanche, elle a un vrai avantage compétitif en recherche technologique, c’est-à-dire dans ce qui va de la recherche fondamentale jusqu’à l’application industrielle. La France a un acteur d’une extrême puissance, le CEA, qui, en plus de l’énergie atomique, travaille sur les technologies très avancées, les nano-technologies. La France possède l’un des quatre laboratoires les plus pointus au monde en semi-conducteurs. Les sciences de la vie et de la matière ne sont pas en reste puisque c’est également le CEA qui a mis au point le test du décryptage du prion. Il y a là un potentiel phénoménal, assez unique au monde. La France est reconnue comme une grande puissance technologique.

Une troisième force du modèle français est, comme l’a mis en avant M. Xavier Huillard, la formation technique, qui couvre un champ très complet : elle est capable de produire des ingénieurs reconnus par les Japonais comme les meilleurs du monde ainsi qu’une main-d’œuvre très qualifiée. C’est une raison pour laquelle la France attire encore pas mal d’investissements malgré un taux de croissance très moyen.

Une quatrième force de la France est d’avoir des savoir-faire qualitatifs dans les activités du luxe et de ce que les Japonais appellent la qualité de la vie. Les Français sont capables de « designer » des concepts et ont une pensée qui porte les industries du luxe qui reposent sur des artisanats rares.

Une cinquième force du modèle français – la liste n’est pas exhaustive – est le pilotage de grands projets. Cela renvoie, non seulement aux capacités stratégiques de la France et à celles de ses ingénieurs – qui sont probablement les meilleurs au monde dans des domaines clés comme l’aéronautique et le ferroviaire – mais aussi à son administration, qui n’a pas que des défauts, mais, au contraire, réunit une combinaison assez intelligente d’une culture administrative et d’une culture d’ingénieur, qui lui confère une certaine modernité.

Un premier point faible du modèle français est les PME. Elles ont un peu le dos au mur parce qu’elles ne sont supportées ni par l’administration, ni par les grandes entreprises, ni par le système financier. La puissance exportatrice de l’Allemagne tient à toute une gamme d’entreprises de taille intermédiaire qui, non seulement produisent des emplois, mais également ont une base industrielle et technologique capable d’aller à l’international. La France n’a pas de telles entreprises car, chaque fois qu’il y a une tentative pour qu’elles se développent, on les fait disparaître. Parce qu’elle accusait pour la première fois depuis trente ans une perte d’un million d’euros pour 45 millions d’euros de chiffre d’affaires, une entreprise a dû déposer son bilan, les banques ayant arrêté de la soutenir.

Un deuxième point faible est la valorisation de la technologie, c’est-à-dire la transformation de celle-ci en business. La France est en retard en ce domaine sur les Anglais et les Allemands. C’est le problème majeur du CEA.

Une troisième faiblesse est la filière managériale. M. Airaudi a conduit récemment un audit pour un groupe français ayant des implantations au Japon et en Californie. Ce que les Français appellent « management » est appelé bureaucratic control par les Japonais et « faire de la politique » par les Américains. Le problème managérial français est lié à trois caractéristiques. La première est l’excellence technique. C’est, en fait, le point faible du point fort : lorsqu’il y a une excellence technique, on fait monter dans les entreprises des gens excellents sur le plan technique mais pas nécessairement efficaces en termes de management. La deuxième caractéristique française est la culture très scolaire du zéro défaut, c’est-à-dire du parcours sans faute. Or, le management consiste à corriger une série d’erreurs que l’on a commises, l’essentiel étant de créer plus de valeur à partir de ces erreurs que d’éviter d’en créer. La troisième caractéristique est le déterminisme éducatif. La France est un des rares pays au monde où la nature des études qu’on a faites modélise une personne pour quasiment toute sa vie. On n’a pas suffisamment intégré dans les filières managériales l’expérience acquise sur le terrain.

Un quatrième point faible de la France est qu’elle n’a pas une culture économique très forte. La notion de création de valeur n’est pas suffisamment portée par la société. Cela signifie que les entreprises n’ont pas un environnement favorable en France et parlent un langage qui n’est compris que d’elles-mêmes. Il y a, sinon un divorce, du moins un décalage entre le système économique et le système sociétal.

Une cinquième faiblesse, qui apparaît assez fortement, est le fait que l’économie française est pilotée par l’État et le social et non pas, ou insuffisamment, par le marché. Certains comparent le modèle français à celui de l’Allemagne de l’Est d’avant la chute du mur de Berlin : il est complètement décalé par rapport aux évolutions liées à la globalisation. Cela ne veut pas dire qu’il faut du « tout marché ». Comme en tout, un équilibre est à rechercher.

Avant de passer aux opportunités et aux risques, M. Airaudi a indiqué qu’il faisait une distinction entre mondialisation, globalisation et internationalisation. En ce qui concerne cette dernière dimension, il n’y a pas de problème. Les grandes entreprises françaises sont parfaitement capables de s’internationaliser.

La mondialisation est l’émergence de grandes questions transverses qui font apparaître la planète comme un patrimoine indivis de l’humanité. Même si c’est avec difficulté, une conscience est en train d’apparaître quant à l’existence, au-delà des divisions instaurées par l’histoire entre les nations, d’un certain nombre de grandes questions planétaires : ressources en eau, développement des virus,etc.

Du point de vue des opportunités, la France peut, à l’intérieur du cadre européen, être un pays leader en matière de conception de nouveaux standards de civilisation. En effet, quand une culture est universaliste comme l’est la culture française, au point d’avoir créé depuis la Renaissance jusqu’au XVIIIe siècle un homme universel – ce qui fait qu’elle a développé la théorie des droits de l’homme –, cela la rend parfaitement capable de penser des nouveaux modèles de civilisation pour répondre aux défis de la mondialisation.

Le risque auquel est confrontée la France est la globalisation, qui est financière et informationnelle avant d’être économique. Elle commence par la dérégulation des marchés financiers. Le véritable tsunami est la globalisation financière : des masses phénoménales de capitaux sont actuellement à disposition qui bousculent non seulement les stratégies des entreprises, mais également la volonté des États, y compris de grands États comme les États-Unis. Quand on voit la difficulté qu’ont ces derniers à résister à des processus de globalisation financière, il semble un peu dérisoire pour une puissance très moyenne de prétendre s’opposer à ce type de mouvements. Comme le fait remarquer un ami québécois de M. Airaudi, « on ne résiste pas à un tsunami, on fait avec ».

À travers la globalisation, a lieu une confrontation des grands modèles d’organisation. À côté du très puissant modèle nord-américain qui a des réserves de compétitivité encore phénoménales, on voit émerger des modèles asiatiques inaugurés par le Japon et portés maintenant par la Chine avec des capacités de recherche extraordinaires – l’image donnée aux informations d’une Chine comme une usine appartient au passé, elle est en train de devenir une très grande puissance d’innovations technologiques – et un nouveau modèle en Inde, avec des capacités de recherche fondamentale qui valent très largement celles de la France. Les commentaires des Védas sont très spéculatifs et l’Inde a des capacités philosophiques, spéculatives et de recherche fondamentale remarquables. Les nouveaux entrants sont d’une puissance encore jamais vue dans l’histoire du monde moderne. Cela signifie que la pression concurrentielle va croître dans des proportions inimaginables.

Le risque que la France court est que son modèle n’ait pas la capacité de s’adapter à ce monde, soit par méconnaissance, soit par manque d’adaptabilité. Elle n’a pas l’éternité devant elle, probablement une lucarne d’une dizaine d’années. La question n’est pas de savoir si ces évolutions sont bonnes ou non. Le monde est embarqué dans un processus dont aucun pays ne peut s’abstraire.

En conclusion, M. Airaudi a distingué entre différents types de modèles existants afin de situer celui de la France.

Un modèle proactif considère qu’il a la capacité de changer son environnement et de lui dicter ses règles. Les États-Unis, Microsoft sont des exemples de modèles proactifs. Il existe une relation isomorphique entre la culture, la société et la fonctionnalité, qu’elle soit économique ou administrative, c’est-à-dire que les deux sont mélangées : on confond l’organisation fonctionnelle du pays et son système de valeurs. Dans le cas d’une entreprise, on confond sa culture avec, par exemple, ses méthodes de management et son organisation. Quand les outils sont confondus avec le système de valeurs, il est extrêmement difficile de changer d’organisation parce que cela remet en cause ce en quoi l’on croit. Un modèle proactif est très puissant quand on a les moyens du leadership mais expose dans le cas contraire parce qu’il a une très faible adaptabilité.

Un modèle réactif consiste à s’adapter à l’ordre du monde. Il n’entend pas édicter sa loi à l’environnement parce qu’il n’en a pas les moyens ; en revanche il travaille sa flexibilité pour s’y adapter. Il y a une relative séparation entre la fonctionnalité et le système de culture et de valeurs, ce que M. Airaudi appelle une relation hybride. Quand une fonctionnalité est considérée comme un outil, il n’y a aucune résistance au changement. C’est ainsi que le Japon s’en est sorti au XIXe siècle à partir de la rencontre avec des Occidentaux. Un modèle réactif ne permet pas d’être leader mais de s’adapter.

Au sein de l’Europe, qui n’est ni totalement pro-active, ni totalement réactive, le modèle français est proactif. La France est bâtie pour avoir un modèle et l’imposer. C’est ainsi qu’elle a pu jouer un rôle de leader dans la construction européenne. Son système de relation est isomorphique. La France entretient une sorte de confusion entre la fonctionnalité économique et administrative et son système de valeurs. Chaque fois qu’une adaptation est proposée de ce qui n’est finalement qu’un outil, un instrument, un moyen, cela déclenche un débat social national et semble remettre en cause le système de société et de valeurs. Comme une société démocratique n’est pas homogène, cela entraîne des discussions à n’en plus finir.

Concernant le modèle français, la question à se poser n’est pas celle du changement, mais celle de son adaptation. L’enjeu est de le rendre plus adaptable à un environnement. On peut ne pas être d’accord avec le nouvel environnement. C’est une autre question qui mérite un débat politique. Mais ce qu’il faut, c’est accroître l’adaptabilité du modèle français.

M. Xavier Huillard s’est déclaré d’accord sur l’essentiel de l’analyse de M. Airaudi. Il n’est pas certain que la globalisation financière doive être qualifiée de tsunami. Le pire n’étant jamais sûr, ce n’est pas la peine de se faire peur et de susciter de l’angoisse. On ne fait du bon boulot que dans la sérénité. En revanche, il considère, lui aussi, qu’il y a une grande urgence – et, dans l’urgence, il est plus efficace et plus rapide de capitaliser sur ses points forts que de dépenser beaucoup d’énergie pour tâcher de limiter les points faibles, sans exclure de faire les deux à la fois. Il a reconnu tous les points forts cités par M. Airaudi. Il a rappelé qu’en dehors d’inventeurs géniaux isolés comme Bill Gates, le process habituel de constitution d’un leader mondial commence par l’opportunité de créer son business sur son marché domestique, et surtout de le créer rapidement avant tout le monde et avant qu’il ne se soit développé à la même vitesse dans les autres pays, de telle sorte qu’il puisse y avoir exportation dans des endroits où il n’y a pas encore eu constitution de leaders mondiaux. La France a beaucoup de choses à faire dans tout ce qui tourne autour de la révolution verte. Elle a pris une sacrée avance dans la prise de conscience des problèmes d’environnement et d’émission de gaz carbonique. Il ne faut pas qu’elle la perde. Sous certaines conditions, en ouvrant peut-être, là aussi, au privé un certain nombre de domaines, elle devrait développer du business à l’international de façon relativement rapide.

M. Amaury de Seynes, étudiant de ESCP-EAP, s’est interrogé sur l’attractivité de la France auprès des étudiants étrangers. Après avoir passé un an à l’étranger l’an dernier, il a l’impression que, plus que le pays, c’est la langue qui a un problème d’image. Il a rencontré de nombreux étudiants qui ont rapidement abandonné leur apprentissage du Français parce que savoir parler cette langue ne représentait pas un enjeu. Il lui semble important de continuer à développer les accords internationaux pour faire venir des jeunes étrangers – africains, asiatiques, européens – étudier en France avec des cours en Anglais. Cela suppose d’améliorer les structures d’accueil de ces étudiants, à l’image des États-Unis qui drainent chaque année des milliers d’étudiants étrangers qui viennent parfois y faire toutes leurs études.

M. Jean-Baptiste Laboureix, étudiant de ESCP-EAP, a évoqué la question du rapprochement entre universités et grandes écoles. M. Huillard a conseillé de capitaliser sur les points forts et le système éducatif peut être un point fort pour la France. La spécificité française des grandes écoles devra sans doute être rapprochée des universités pour mieux attirer les étudiants étrangers, unir les forces en matière de financement et être plus présent dans les classements internationaux, comme dans celui de Shanghai où la France est assez peu représentée.

M. Xavier Huillard a indiqué que les deux sujets évoqués faisaient partie des urgences. Bien qu’il considère que tous les partenariats soient bons à prendre, il a fait remarquer qu’il y avait plus simple à faire que de rapprocher les universités et les grandes écoles : regrouper ces dernières, non pas géographiquement mais en termes de puissance de frappe pour attirer des étudiants et organiser la logistique de leur accueil. Elles sont actuellement trop émiettées. Quant aux universités, tout le monde est conscient qu’il y a un énorme effort de modernisation et probablement de reconstruction à réaliser. Il y a eu de grandes vagues successives de rénovation de l’équipement public. Après les collèges et les lycées, c’est actuellement le tour des hôpitaux. Il est incroyable que l’on n’ait pas pensé davantage aux universités. Le sujet commence à être abordé alors qu’il aurait dû l’être il y a vingt ans. Rien n’est jamais perdu mais il faut faire feu de tout bois et aller vite.

M. Jean Gaubert a remercié les deux intervenants pour leur exposé. Il a regretté qu’il n’y ait pas plus de parlementaires présents à ces rencontres. Ses collègues et lui-même ayant souvent le nez dans le guidon, il est important pour eux d’avoir un autre regard sur l’actualité. Il est revenu sur quatre points.

S’il est d’accord sur l’importance de regrouper les grandes écoles pour leur donner une lisibilité à l’intérieur comme à l’extérieur de l’hexagone, il pense qu’il faut aller plus loin et réfléchir au problème de « consanguinité » qui en naît. Il a, en effet, constaté que les dirigeants, notamment des grandes entreprises, recrutent en général dans l’école d’ingénieur où ils ont été eux-mêmes formés. C’est le rôle des associations d’anciens élèves. N’y a-t-il pas là une perte de richesse ?

En France, les PME sont souvent une variable d’ajustement des grands groupes : quand ils traversent des difficultés, ils les font supporter aux PME sous-traitantes. Ce phénomène est criant dans le secteur automobile : ce sont les PME qui paient l’adaptation des grands constructeurs français, d’où le désert économique autour des grands groupes. La situation est inverse en Italie et en Allemagne : un certain nombre de PME progressent parce qu’elles subissent moins de pression de la part des grands groupes et vivent plus à découvert.

La frilosité du système financier français est à l’image des promesses d’une rentabilité sûre faites aux épargnants. Cela conditionne l’attitude de celui qui est chargé de placer l’argent, qui le prêtera plutôt à celui qui n’a pas besoin qu’à celui qui a besoin. Si une entreprise a 100 000 euros à la banque, il lui en sera prêté 50 000, la banque gardant 50 000 euros au cas où l’entreprise ferait de mauvaises affaires. Emprunter devient plus compliqué si l’entreprise demande 100 000 euros alors qu’elle n’a que 50 000 euros à la banque !

La faiblesse managériale de la France, caractérisée par un système d’organisation fortement hiérarchique, est certainement liée aussi au nombre assez impressionnant d’anciens fonctionnaires qui deviennent patrons d’entreprise et qui reproduisent, dans leurs entreprises, le fonctionnement qu’ils ont connu à Bercy. M. Gaubert l’a constaté pendant les dix années qu’il a été administrateur d’EDF. En France, il n’y a pas trop de fonctionnaires sur le terrain, il y en a trop dans la hiérarchie intermédiaire qui passent leur temps à demander des rapports à ceux qui sont sous leurs ordres, rapports dans lesquels ces derniers expliquent qu’ils ne peuvent pas faire leur travail parce qu’on leur demande des rapports, sur lesquels ils seront notés.

La vie a appris à M. Gaubert à se méfier des lieux communs et des fausses évidences. Deux grandes ruptures sont en train de se produire sur la planète. La première a trait à l’énergie. Il ne faut plus parler de « crise » de l’énergie, mais de « nouvelle donne » en matière d’énergie. La seconde rupture porte sur l’alimentation. On a voulu mettre en concurrence ces deux secteurs. Or on voit bien, aujourd’hui, qu’il n’y a pas de solution en partant dans cette direction. On observe, au contraire, que les deux problèmes peuvent produire des effets relativement intéressants.

Ainsi, la situation des pêcheurs est actuellement très difficile du fait de l’augmentation du prix du fioul, mais le prix du poisson a augmenté de 25 % en un an et demi car le marché du poisson français est réglé par les importations de poissons des côtes d’Afrique et que les pêcheurs des côtes d’Afrique paient le fioul le même prix que les pêcheurs des côtes bretonnes. Une analyse plus fine montre que la part du fioul dans le prix de revient est plus importante en Afrique parce que le rafiot est amorti et les personnels ne sont pas payés.

Autre effet : la concurrence entre énergie et culture vivrière fait que, depuis deux ans, l’Argentine a remis en culture l’équivalent d’un département français. Cela signifie que, dans quelques années, il y aura moins de viande bovine sur les marchés. Quelles conséquences cela va-t-il entraîner ? M. Gaubert se pose la question mais n’a pas de réponse. Cela montre que regarder comment les choses se passent n’est pas suffisant. Il faut également s’interroger sur ce qui va se passer.

M. Jean-Paul Charié a souligné que l’intervention de M. Gaubert, député de l’opposition, montrait l’intérêt des séances des « Jeudis de l’économie » pour nourrir la réflexion des parlementaires, en dehors de tous clivages politiques.

Le Président Patrick Ollier est revenu sur deux points.

La grande qualité de l’enseignement supérieur français vient des grandes écoles. Le système universitaire est largement inférieur à ce qu’il devrait être. Il ne faudrait pas que, dans un souci de regroupement, un système affaiblisse l’autre. Or force est de constater qu’il y a des blocages. Il faut continuer à soutenir les grandes écoles de telle sorte qu’elles restent à la pointe de la formation, car celle-ci est essentielle pour le pays.

Le Président Ollier a souligné apprécier beaucoup les développements théoriques mais, le Parlement ayant pour tâche de voter des lois – les moins nombreuses possible et les plus aptes possible à donner de la souplesse au système –, il est important d’avoir des applications pratiques de ces développements théoriques. Être attaché au rôle de l’État ne veut pas dire développer son rôle contraignant, renforçant le côté « administré », mais demande plutôt de développer un rôle de soutien. Quand les États-Unis ont un problème en ce qui concerne leur production bovine ou céréalière, l’État central américain prend des décisions, auxquelles se plie le reste du monde. Face à cette réalité, les théories sur le libéralisme ne pèsent pas lourd. Le Président Ollier reconnaît la nécessité d’assouplir les règles administratives mais son souci majeur est de donner les moyens à l’État de dynamiser les entreprises françaises, et notamment les PME, pour les rendre plus performantes sur le marché extérieur. Le Président Ollier pense que l’État doit jouer un rôle en la matière. Or, ce n’est pas le cas actuellement, ou pas suffisamment.

M. Xavier Huillard a indiqué qu’il était, pour sa part, convaincu que le « tout libéralisme » ne marche pas. Il est pour un État fort. Un grand nombre des leaders mondiaux que la France a la chance de compter – nucléaire, EADS, Alsthom– sont nés d’une volonté extrêmement forte et d’une politique industrielle pilotée par l’État. Il y a des domaines où cette impulsion étatique doit se poursuivre, et même être renforcée.

Une des grosses différences culturelles entre la France et un grand nombre de pays, notamment anglo-saxons, est que les Français réfléchissent beaucoup en amont avant d’agir mais oublient ensuite d’évaluer les résultats. Dans le mode de fonctionnement anglo-saxon, on réfléchit un peu mais, surtout, on essaie d’agir vite et ensuite on dépense beaucoup d’énergie dans l’évaluation. Vinci a organisé à Londres, il y a quinze jours, un séminaire sur le thème de la mobilité urbaine auquel ont participé des hauts fonctionnaires et des maires de grandes villes européennes. La jeune femme qui a conçu, installé et aujourd’hui « manage » le système de péage dans l’hypercentre de Londres, la Congestion Charge, a avoué que l’opération est née d’une volonté politique de Ken Livingstone. Le personnage est tellement puissant qu’on l’a suivi. Le choix s’est porté sur des technologies éprouvées car il fallait aller vite et, maintenant, on réalise chaque année un rapport très fouillé qui donne les conséquences de l’opération sur les délocalisations de l’habitat et des bureaux et sur l’environnement et fournit des enquêtes d’opinion sur l’acceptabilité de ce péage. Il faudrait que les Français réfléchissent peut-être moins en amont et fassent davantage d’évaluations et d’assessment.

Il y a, c’est exact, un peu de consanguinité par filière de formation lors des recrutements. C’est un phénomène qu’on retrouve partout dans le monde. À Vinci, il est moins important que par le passé parce que le groupe s’est internationalisé. Le patron de Vinci en Grande-Bretagne n’a pas fait d’étude d’ingénieur. Celui de Vinci Construction, qui réalise 15 milliards chiffre d’affaires, a fait l’ESCA, c’est-à-dire une école de commerce plutôt de deuxième catégorie. Le recrutement est plus diversifié aujourd’hui.

M. Huillard s’inscrit totalement en faux contre le fait que les patrons issus de l’administration reproduiraient ses schémas d’organisation. M. Huillard est un ancien fonctionnaire mais ne l’est resté que trois ans et demi et n’a donc pas été trop influencé. Le mode d’organisation de Vinci est aux antipodes de celui de l’administration puisqu’il fonctionne en réseaux, avec des sièges légers et la mobilisation de l’intelligence sur le terrain. Il regroupe une flottille de 2 500 PME indépendantes, qui se regroupent, se maillent et se mettent en synergie.

Dans certaines filières économiques, il est exact que les PME servent de variables d’ajustement pour les grands groupes. Vinci a reconnu avoir cédé pour cette raison une grosse activité de fournisseurs et d’équipementiers pour la filière automobile. Vinci applique la théorie d’Axelrod, à savoir que les bonnes relations, celles qui créent de la richesse et permettent de faire du gagnant-gagnant, sont celles qui s’inscrivent dans la durée. Le groupe essaie de tisser des relations de partenariat à long terme avec un certain nombre de corps de métier qu’il prend en sous-traitance et qu’il essaie d’amener avec lui à l’étranger.

M. Serge Airaudi a reconnu qu’il existait encore une « endogamie » au sein de nombreux grands groupes. Il a raconté que, dans une conversation avec un patron polytechnicien, celui-ci lui avait glissé, en parlant d’un de ses patrons de filiale, qu’il était centralien et, devant son incompréhension, lui avait expliqué qu’il fallait comprendre qu’un centralien est quelqu’un qui n’a pas réussi à Polytechnique.

M. Airaudi ne pense pas que la France souffre d’un déficit d’État, au contraire. En revanche, il faut réorienter l’effort de l’État, actuellement centré sur le contrôle interne. En tant que professionnel libéral employant une salariée, M. Airaudi doit fournir en double les mêmes documents à une foule incroyable d’administrations. En revanche, l’État ne porte pas suffisamment l’effort de conquête sur les marchés extérieurs. Ce n’est pas « moins d’État » qu’il faut, c’est une réorientation de son rôle.

M. Airaudi s’est déclaré hostile au redéploiement des cultures pour prétendument économiser le pétrole. Il n’y croit pas. Il pense que ce n’est pas la solution et que la crise alimentaire en est une conséquence.

Pour ne pas donner l’impression d’avoir fait de la théorie pour le plaisir, il a précisé que sa distinction entre modèle proactif et modèle réactif avait pour but de faire comprendre qu’il est difficile de changer une méthode de management ou un mode de fonctionnement dans une société quand ceux-ci sont liés au système de valeurs de cette société. Il a pris l’exemple de l’assurance maladie. Si on considère que c’est un choix de société, sa modification, voire sa suppression, déclenchera entre libéralisme sauvage et protectionnisme un débat politique qui ne trouvera pas de solution. Si l’on considère que, au fond, la vraie finalité de l’assurance maladie est que les gens qui travaillent en France bénéficient d’une couverture de santé qui leur permette de se soigner en cas de maladie, ce point de vue recueille un assentiment très large de la part des Français. Ce que l’on appelle assurance-maladie est perçu alors comme un moyen pour parvenir à cette finalité. Si ce moyen est le plus efficace, on le garde. S’il faut le faire évoluer, on le fait évoluer, mais cela ne change rien à la finalité recherchée.

En exposant sa théorie de la réactivité, M. Airaudi a voulu faire comprendre que, si on « culturalise » tout, c’est-à-dire si tous les éléments de fonctionnement d’un État, d’une administration, d’une société expriment des valeurs, il est très difficile de les faire évoluer, à moins qu’il y ait de fortes cassures sociales. Si, au contraire, on est capable d’un peu « déculturaliser » certains éléments en les voyant comme des instruments au service d’une finalité, cela peut ouvrir la voie à un certain changement.

M. Jean-Paul Charié a salué le pragmatisme du président Patrick Ollier qui essaie de transposer au monde du législateur les propos dispensés par les spécialistes. Les parlementaires doivent comprendre qu’ils ont pour tâche, non seulement de faire des lois, mais également d’impulser certaines évolutions. Comme les choses vont de plus en plus vite, il faut qu’ils soient plus réactifs. M. Charié a bien noté que le Français avait un côté un peu trop perfectionniste et qu’il cherchait à tout bien concevoir avant d’agir.

M. Thibaud Delavaud, étudiant de ESCP-EAP, a exprimé son sentiment que les Français étaient, sinon hostiles à la mondialisation, du moins méfiants à son égard, voire pessimistes. N’y aurait-il pas un effort de pédagogie à fournir de la part des politiques, des médias et du monde de l’entreprise ? Ne pourrait-on pas aussi promouvoir davantage le modèle français à l’international ?

M. Jean-Paul Charié a complété ces questions par deux considérations exprimant le même souci. M. Huillard et M. Airaudi ont dit que le monde politique et la société en général manquaient de culture économique. Il a déploré à cet égard qu’il n’y ait pas plus de dirigeants d’entreprise qui s’expriment et informent sur ce qu’est le monde économique. Il a remercié M. Huillard de l’avoir fait aujourd’hui. Il a rappelé que les parlementaires se devaient d’avoir une certaine humilité en reconnaissant qu’ils ne pouvaient avoir réponse à tout et que les médias ne devaient pas exiger à tout prix des réponses du monde politique.

M. Xavier Huillard a répondu qu’il n’était pas sûr que les Français aient peur de la mondialisation. Il pense que l’Homme, avec un grand H, a davantage peur de l’incertitude que du changement. Il n’y a rien de pire que l’incertitude. Si la mondialisation suscite une certaine angoisse, c’est parce qu’il n’y a pas de message suffisamment clair et cohérent quant aux gestes de changement qu’il va falloir faire. On laisse les Français dans l’incertitude sur la manière dont ils vont être « mangés » du fait de la mondialisation. Il faut les prendre pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des gens intelligents, et leur expliquer.

Vinci emploie quelque 90 000 salariés français, ce qui représente un bout de France. M. Huillard les voit souvent. Ils n’ont pas peur de la mondialisation. Ils sont même plutôt fiers de constater que la France, à travers ce qu’ils en voient, c’est-à-dire à travers leur groupe, se bat et parvient à être leader dans un certain nombre de domaines.

Il existe sans doute un paradoxe français. Quand il est dans son environnement professionnel, le Français n’est pas trop mécontent de son sort ; il est plutôt optimiste, dynamique et fier d’appartenir à un pays qui, manifestement, comporte des leaders mondiaux. En revanche, quand on le sonde ou qu’on le met en face des médias, il est de bon ton d’exprimer un peu de pessimisme et d’angoisse.

En conclusion, M. Huillard a exhorté les Français à arrêter de douter. Ils ont un peu trop tendance à se lamenter sur le fait que leur pays va devenir un musée à ciel ouvert ou que seules des marques de luxe ou de cosmétique sont connues hors de l’hexagone. La France a un nombre incalculable d’atouts et a prouvé, à travers l’existence de ses leaders mondiaux, qu’elle est parfaitement capable de tenir sa place dans la compétition mondiale.

Il est important de développer la confiance. Sans vouloir paraphraser un petit livre très célèbre qu’il a distribué à des dizaines de ses collaborateurs, « La société de défiance : comment le modèle social français s’autodétruit ? » de Yann Algan et Pierre Cahuc qui fournit un diagnostic extraordinaire mais ne donne pas de conclusions quant aux leviers à utiliser pour sortir de cette spirale de défiance, M. Huillard fait valoir que l’économie repose sur la confiance. Or les administrations ou les politiques français ont plutôt un sentiment de suspicion et de défiance à l’égard de ce que fait Vinci. De bonnes relations de confiance permettraient de porter ensemble les couleurs de la France.

M. Serge Airaudi a déploré que la culture française soit trop protectrice. La société française, relayée par les politiques et les médias, nourrit une culture de la protection. Il suffit d’entendre le nombre de fois que le mot est prononcé dans les discours. Or on est entré dans un monde où il faut apprendre aux jeunes à se battre. Cela ne signifie pas qu’il faille les exposer à l’américaine mais il faut créer les conditions pour développer des valeurs de compétitivité.

On parle beaucoup de stress subi par les salariés. Ce n’est pas le niveau de stress en soi qui est un problème ; c’est l’écart qu’il y a entre le stress et les valeurs qui animent la personne. Si l’on vit dans un monde très protecteur et qu’on est « managé » dans une entreprise par objectifs qu’il faut absolument tenir, c’est difficilement compatible et donc, à certains moments, difficile à supporter. Par contre, quand on est dans un environnement de valeurs de challenge, le même niveau de stress est évidemment beaucoup plus supportable.

Il y a sans doute une évolution culturelle à accomplir à travers le système éducatif et le système médiatique afin de promouvoir davantage des valeurs de combativité et de challenge. Le monde dans lequel on est entré est plein d’opportunités qu’il faut voir non seulement avec beaucoup d’optimisme, mais aussi beaucoup de détermination. Il n’y aura pas de la place pour tout le monde. Il faudra tenir son rang. C’est l’équilibre entre optimisme et combativité qui paraît gage d’avenir.

M. Jean-Paul Charié a conclu sur une image. Si l’on est dans un torrent et qu’on cherche à remonter à contre-courant, on a toutes les chances de se noyer. Mieux vaut repérer les courants et s’y soumettre. La France n’a pas les moyens de remonter le courant. Il faut qu’elle repère les domaines où elle est forte et ceux où elle doit s’adapter.

Il faut avoir confiance car la France a d’énormes moyens. Cela étant, il vaut mieux, sur certains sujets, avoir moins de certitudes.

L’administration française est composée d’autant d’ingénieurs que de fonctionnaires. La dimension partenariat public-privé qui, malheureusement, anime certains clivages au sein du Parlement, est un atout. Il importe de travailler davantage en réseau et de replacer l’homme au centre de nos cultures.

À l’occasion de la préparation puis de la discussion du projet de loi sur la modernisation de l’économie, seront débattus les rapports de la grande distribution, d’une part, avec les fournisseurs, d’autre part, avec les consommateurs. Les deux messages que M. Jean-Paul Charié retient de la réunion d’aujourd’hui sont humilité et retour de l’humain dans toutes les relations.

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