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Groupe de travail sur la prévention des conflits d’intérêts

Jeudi 9 décembre 2010

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 1

Auditions conduites par M. Jean-Pierre Balligand et Mme Arlette Grosskost, co-rapporteurs du groupe de travail

– Audition, ouverte à la presse, de M. Daniel Lebègue, président de Transparence International France

– Audition, ouverte à la presse, de M. Guy Carcassonne, professeur de droit public à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense

– Audition, ouverte à la presse, de Mme Anne Levade, professeur de droit public à l’Université Paris Est Créteil

– Audition, ouverte à la presse, de M. Jean Marimbert, directeur général de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS), accompagné de Mme Elisabeth Hérail, chef du service des affaires juridiques et européennes, et de Mme Marie-Laure Godefroy, responsable de la cellule de veille déontologique

La séance est ouverte à 9 heures

Audition, ouverte à la presse, de M. Daniel Lebègue, président de Transparence International France.

M. Jean-Pierre Balligand, co-rapporteur. À l’initiative de notre président, M. Bernard Accoyer, le Bureau de l'Assemblée nationale a décidé de constituer un groupe de travail sur la prévention des conflits d’intérêts. De son côté, le pouvoir exécutif a confié à une commission présidée par le vice-président du Conseil d’État, M. Jean-Marc Sauvé, le soin de procéder à un travail semblable à propos des membres du Gouvernement, des responsables des établissements publics et de certains agents publics. Le Sénat a, lui aussi, engagé une réflexion sur ce sujet.

Le groupe de travail de l’Assemblée est constitué de membres du Bureau, du président de la Commission des lois et de deux représentants de chaque groupe politique. Il nous a désignés, Mme Arlette Grosskost et moi-même, pour être ses rapporteurs.

À la demande du Bureau, nous allons procéder à une série d’auditions ouvertes à la presse, qui seront retransmises sur Internet et sur la chaîne parlementaire LCP AN. Nous entendrons des juristes, des spécialistes des questions d’éthique, ainsi que des acteurs familiers de ces problématiques, issus en particulier de la société civile. Nous rendrons compte de ces auditions et des pistes de réflexion qui s’en dégageront au groupe de travail présidé par M. Accoyer.

La question des conflits d’intérêts est évidemment importante, mais elle est surtout délicate à traiter. On doit, en effet, respecter ces exigences fortes et légitimes que sont la transparence et l’intérêt général, tout en faisant en sorte que les représentants de la nation ne soient pas coupés de la vie économique et sociale. Il faut donc aborder ces questions sans tabou et dans un esprit de responsabilité. Il y va de la crédibilité des acteurs publics et même de l’engagement politique en tant que tel.

Nous sommes heureux de recevoir M. Daniel Lebègue, qui a exercé d’éminentes fonctions à la direction du Trésor et à la Caisse des dépôts et consignations avant de présider l’Institut français des administrateurs. Surtout, il est, par ailleurs, le président de la section française de l’organisation non gouvernementale Transparency International, laquelle est particulièrement soucieuse des questions d’éthique intéressant aussi bien les gouvernements que la société civile, le secteur bancaire, etc.

M. Daniel Lebègue, président de Transparence International France. Je voudrais saluer, tout d’abord, l’initiative de votre assemblée : sur un tel sujet, qui intéresse au premier chef nos concitoyens comme le bon fonctionnement de notre démocratie, il me semble important de se mettre à l’écoute de la société civile, en particulier des associations, des organisations non gouvernementales, des experts et peut-être aussi des syndicalistes. Sans chercher en aucune manière à se substituer au législatif ou à l’exécutif dans leurs fonctions de souveraineté, ces acteurs aspirent, à la place qui est la leur, à être associés à l’élaboration de certaines règles, puis au contrôle de leur application. Merci, donc, de m’avoir invité.

Le 9 décembre, journée mondiale des Nations unies contre la corruption, est une date importante pour Transparency International, qui est en première ligne dans la lutte contre la corruption au niveau international et dans la promotion des bonnes pratiques en matière d’éthique, de transparence et d’intégrité, à destination des acteurs publics comme des acteurs privés. C’est ce jour que nous avons choisi pour présenter notre « baromètre » annuel de la corruption dans le monde, ainsi que nos recommandations sur la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique française, sujet sur lequel nous avons travaillé pendant près d’un an. Je vais vous remettre ce rapport et ces recommandations en avant-première, si je puis dire – ils ne seront rendus publics que plus tard dans la journée.

Pourquoi Transparence International France s’est-elle intéressée à la question des conflits d’intérêts ? Nous avons été frappés, comme vous, j’imagine, par le fait que selon toutes les enquêtes d’opinion, notamment celle qui a été réalisée par OpinionWay en juin dernier, et selon tous les baromètres de l’Union européenne et de Transparency International, les deux tiers des Français répondent « oui », depuis de nombreuses années, à la question suivante : « Pensez-vous que les élus sont corrompus ou exposés à la corruption ? »

Cette réaction, qui n’est pas propre à notre pays, vous heurte probablement en tant qu’élus. Pour notre part, nous avons essayé de savoir ce qu’elle cache car tout le monde sait que l’enrichissement personnel tiré de l’exercice d’un mandat public ou d’une fonction officielle ne concerne qu’une infime minorité d’élus, surtout dans notre pays. Nous appuyant sur un certain nombre d’enquêtes qualitatives, nous pensons que la réponse de nos concitoyens traduit une interrogation, ou un soupçon : les titulaires des mandats publics et des charges publiques – membres du Gouvernement, parlementaires, élus locaux, hauts fonctionnaires, magistrats – se prononcent-ils toujours en visant l’intérêt général, qu’ils sont censés incarnés, ou bien d’autres intérêts, privés ou particuliers, ne viendraient-ils pas interférer dans la prise de décision ? Partant de là, nous nous sommes dit qu’il fallait réfléchir à ce sujet essentiel pour notre démocratie, et que nous devions formuler des propositions en vue de rétablir la relation de confiance entre les citoyens et leurs représentants, qui est au cœur du pacte démocratique depuis Montesquieu et Tocqueville.

Selon le baromètre 2010 que nous publions, les élus jouissent, en tant que personnes physiques, d’un plus grand indice de confiance que les institutions politiques et, surtout, que les partis, pour lesquels l’indice de défiance atteint des sommets puisqu’il a franchi la barre des 70 % en France, et plus généralement en Europe.

Si nous avons choisi de travailler sur ce sujet, c’est que nous croyons à la démocratie participative et représentative. Il faut réagir. Depuis un an, plusieurs conflits d’intérêts ont occupé une large place dans l’actualité – la nomination de M. Proglio à la présidence d’EDF, celle de M. Pérol à la tête de la Banque populaire et de la Caisse d’épargne, l’affaire dite Woerth-Bettencourt, ou encore les débats sur les fonctions d’avocat d’affaires exercées par un certain nombre de parlementaires. Divers sondages et enquêtes ont montré que ces affaires, sur lesquelles je n’insisterai pas davantage, influaient grandement sur la perception qu’ont nos concitoyens de la vie publique.

Nous avons essayé de réaliser un travail de benchmarking européen et international en étudiant les pratiques de démocraties anciennes et reconnues comme fonctionnant bien, telles que les pays d’Europe du Nord, le Canada et le Royaume-Uni. Dans ce domaine, comme dans celui du lobbying sur lequel j’ai eu l’occasion, hier, d’apporter mon témoignage à vos collègues du groupe d’études sur les relations entre les pouvoirs publics et les groupes d’intérêts, la situation française se caractérise par l’absence quasi complète de règles légales ou déontologiques. Il existe bien quelques dispositions dans le code de la fonction publique, qui a institué une commission de déontologie pour les fonctionnaires, et dans l’ordonnance organique du 24 octobre 1958 relative aux conditions d’éligibilité et aux incompatibilités parlementaires, à quoi s’ajoutent quelques éléments de jurisprudence, notamment en matière électorale, mais il n’existe aucune instance de conseil ou de contrôle, ni aucune règle relevant du droit positif ou de la déontologie pour prévenir et régler les conflits d’intérêts susceptibles de concerner les membres du Gouvernement, les parlementaires – exception faite de la récente création du registre facultatif des lobbyistes, qui ne nous convainc guère pour le moment –, les élus locaux, les fonctionnaires d’autorité et les membres des cabinets ministériels. C’est là, je le répète, une situation très caractéristique de la France et de quelques pays d’Europe du sud, tels que l’Italie et la Grèce, qui n’offrent peut-être pas les meilleurs modèles.

D’autres grandes démocraties ont, en revanche, légiféré sur le sujet, en particulier le Canada, tandis que les pays scandinaves, par exemple, ont préféré la voie de la déontologie et des codes de conduite.

Il faut l’affirmer clairement : le conflit d’intérêts, c’est la vie même ! Chacun d’entre nous peut y être confronté à tout moment, comme je le constate dans mes fonctions d’administrateur ou de président d’association. Cela ne constitue ni un délit ni une faute en soi. C’est le cas, en revanche, lorsqu’on manque de vigilance dans ce domaine, lorsqu’on ne prévient pas le conflit d’intérêts ou lorsqu’on ne réagit pas comme il faudrait s’il survient : il faut alors signaler le risque et s’abstenir de participer à la délibération ou à la prise de décision.

Dans les pays qui ont suivi la voie de la déontologie, et où la morale civique est sans doute davantage « inscrite dans les gènes » qu’en France et dans le sud de l’Europe, les règles sont respectées de façon intraitable, même si elles n’appartiennent pas au « droit dur ». Toute personne prise en défaut au regard de la déontologie – je ne parle même pas de la loi – doit en tirer les conséquences : des ministres importants des gouvernements suédois et finlandais ont récemment dû démissionner pour des affaires de conflits d’intérêts qui paraîtraient extrêmement vénielles en France.

Nos recommandations reposent sur quelques idées relativement simples, que j’ai déjà eu l’occasion de présenter devant la commission Sauvé, puisque nous recommandons le même dispositif pour les ministres et pour les fonctionnaires d’autorité que pour les parlementaires et pour les élus locaux, exception faite des instances de contrôle, qui diffèrent bien sûr.

Nous recommandons l’instauration d’un mixte de dispositions législatives, en nombre limité, et de dispositions de nature déontologique ; il s’agit de poser un tronc commun de principes déclinés ensuite pour chaque grande « famille » d’acteurs – les ministres, les parlementaires, les élus locaux, les fonctionnaires d’autorité – autour de trois impératifs : prévenir, gérer et rendre compte. Autrement dit, de même que les dirigeants et les administrateurs des entreprises, tous les titulaires d’une charge publique devraient respecter un devoir de loyauté, qui consiste à servir au mieux l’intérêt général, un devoir de vigilance et un devoir de transparence.

Pour cela, nous vous proposons d’adopter quatre dispositions pouvant faire l’objet de quatre articles de loi.

En premier lieu, nous recommandons de remédier à l’absence de définition du conflit d’intérêts dans le droit positif. Parmi les dizaines de rédactions existantes, nous avons marqué une préférence pour celle du Conseil de l’Europe, qui est la plus claire et la plus complète tout en étant commune à tous les Européens, ce qui n’est pas le moindre de ses avantages.

Nous proposons d’instaurer, en second lieu, l’obligation d’une déclaration préalable d’intérêts à laquelle tous les titulaires d’une charge publique seraient astreints : il leur reviendrait de déclarer, au moment de leur entrée en fonctions, toutes leurs activités, y compris associatives, et tous leurs mandats, rémunérés ou non. Pour les parlementaires, cette déclaration pourrait être adressée au Bureau de chaque assemblée, et elle serait accessible à tous les citoyens sur Internet. Elle devrait être actualisée chaque année, comme c’est déjà le cas pour les administrateurs de sociétés.

En troisième lieu, il nous semble que la loi devrait imposer aux intéressés de signaler toute situation ou tout risque de conflit d’intérêts, et de ne pas participer aux délibérations et aux votes dans l’hypothèse où un conflit d’intérêts se produirait effectivement. C’est un principe universel : quand on est dans une telle situation ou qu’on risque de s’y trouver, il faut s’abstenir provisoirement d’exercer ses responsabilités. Cela vaut notamment pour les ministres : quand le conseil des ministres délibère d’une question sur laquelle un ministre peut avoir un conflit d’intérêts, par exemple du fait des activités de son épouse, ce ministre doit en faire part au chef du Gouvernement et il ne doit pas prendre part à la délibération. C’est une règle absolue dans les pays scandinaves et au Canada.

En quatrième lieu, toute obligation devant être assortie de sanctions, nous avons suggéré de retenir celles qui sont déjà prévues par la loi en cas de prise illégale d’intérêts, à savoir des peines d’amende, d’emprisonnement et surtout d’inéligibilité.

Pour le reste, nous proposons de nous appuyer sur les institutions existantes. La Commission pour la transparence financière de la vie politique serait ainsi destinataire des déclarations préalables des parlementaires, des ministres et des élus des grandes collectivités territoriales, et il faudrait qu’elle obtienne les moyens de travailler : afin de pouvoir exercer un contrôle aléatoire semblable à celui de la Cour des comptes, elle devrait être en mesure de réaliser des audits et d’accéder aux documents fiscaux et bancaires. La Commission de déontologie de la fonction publique serait, quant à elle, l’instance compétente à l’égard des fonctionnaires et des membres des cabinets ministériels, lesquels ont longtemps échappé à son autorité.

Ce dispositif pourrait être complété par des règles déontologiques : le Bureau de l’Assemblée pourrait ainsi élaborer un « code des députés » énonçant des règles de bonne conduite, de prudence et de sagesse destinées à prévenir les conflits d’intérêts et l’emprise excessive des groupes d’intérêts. En outre, comme j’ai déjà eu l’occasion de l’indiquer à votre Président, l’Assemblée pourrait utilement se doter d’un déontologue, de même que le Sénat et les grandes collectivités.

Je recommanderais, pour ma part, qu’il ne soit pas choisi dans vos rangs, même si l’on pourrait trouver raisonnable d’élire un sage parmi ses pairs. Vis-à-vis de l’opinion publique, il me semblerait préférable qu’il soit aussi indépendant que peuvent l’être un ancien Premier président de la Cour de cassation ou de la Cour des comptes. Ce serait un acte politique très fort que d’accepter un regard extérieur et serein – le déontologue serait un sage, et non un procureur. Dans le cadre de Transparence International France, j’ai ainsi demandé à l’ancien président de la chambre commerciale de la Cour de cassation, Daniel Tricot, de jouer ce rôle. Nous le consultons pour toutes les décisions importantes, y compris celles qui concernent les personnes. Personnellement, je n’accepte aucun mandat, quel qu’il soit, sans solliciter son avis, et je m’y range. C’est là une très bonne discipline, mais aussi une source de conseils à la disposition de chacun : les questions de conflits d’intérêts ne sont jamais simples.

Mme Arlette Grosskost, co-rapporteure. Merci pour cet exposé très complet, qui ouvre beaucoup de pistes de réflexion.

Le présent groupe de travail œuvre en quelque sorte dans le prolongement de ce que fait le groupe d’études sur les pouvoirs publics et les groupes d’intérêts, dont vous avez rappelé l’existence et que je préside avec Patrick Beaudoin. D’autre part, comme l’a dit mon co-rapporteur, un groupe de travail similaire a été constitué au Sénat, et des travaux sont en cours au sein de l’exécutif dans le cadre de la commission Sauvé.

Bien qu’un certain nombre de dispositions soient déjà en vigueur à l’Assemblée
– les députés doivent notamment remplir une déclaration d’activités professionnelles et une déclaration de patrimoine –, vous estimez qu’il faut aller plus loin en adoptant un code de déontologie. Sans être hostile à cette idée, j’aimerais savoir quelles dispositions complémentaires s’imposent selon vous.

Vous avez indiqué, à juste titre, que la notion de conflit d’intérêts n’existait pas aujourd’hui en droit positif, et qu’il fallait donc l’introduire dans la loi.

S’agissant des sanctions, je suis d’accord avec vous sur le principe : elles me paraissent nécessaires. Doivent-elles, pour autant, être les mêmes qu’en matière de prise illégale d’intérêts ? Ne serait-ce pas excessif tant que ce délit n’est pas constitué ?

M. Gaëtan Gorce. La notion de « pacte de confiance » doit effectivement nous guider dans notre réflexion : en période de crise, on peut se mettre à douter de l’objectivité, de l’impartialité et du désintéressement des élus. Il faut donc impérativement rétablir la confiance. C’est à ce prix qu’on pourra convaincre de la nécessité d’efforts partagés et faire consentir aux réformes qui nous paraissent s’imposer.

Comment y parvenir ? Il me semble que nous devons aller vers une plus grande transparence en imposant, comme vous le suggérez, une déclaration d’intérêts en sus de la déclaration de patrimoine à laquelle nous sommes déjà astreints. On peut envisager que cette nouvelle obligation relève de la Commission pour la transparence financière de la vie politique, mais cela suppose que celle-ci soit dotée de moyens d’investigation pour procéder à des vérifications.

On peut également redouter que la déclaration de certains intérêts ou de certaines activités ne se heurte au principe de confidentialité, qui régit notamment les relations entre les avocats et leurs clients. Comment surmonter cette contradiction ? Cela me paraît d’autant plus difficile que vous proposez de communiquer ces informations non seulement à l’organisme chargé de les contrôler, mais aussi au public – peut-être pas dans le détail, mais au moins dans leurs grandes lignes.

J’observe, par ailleurs, que vous vous placez dans un système de « régulation morale », reposant sur des déclarations d’intérêts au moment de l’entrée en fonctions et chaque fois qu’un risque de conflits d’intérêts peut se concrétiser. Je ne doute pas qu’existe chez les élus le sens des responsabilités auquel vous faites appel, mais peut-on s’en remettre uniquement à lui ? La question se pose d’autant plus que la sanction ne peut intervenir que si le conflit d’intérêts est constitué ou connu, ce qui suppose que quelqu’un s’en saisisse. La Commission pour la transparence financière de la vie politique pourra-t-elle saisir la justice si, à sa connaissance, un élu est en délicatesse avec ses déclarations, ou s’il ne respecte pas ses obligations déclaratives ? Cette commission pourra-t-elle assumer un tel rôle à l’égard des parlementaires ?

Une autre difficulté tient à ce que, contrairement aux ministres, aux membres du pouvoir exécutif en général et aux élus locaux, les parlementaires n’exercent que rarement un pouvoir de décision et que leur travail consiste, pour l’essentiel, à délibérer, à faire de la médiation, à exercer un rôle d’influence. Ils sont ainsi amenés à défendre leur territoire, en négociant par exemple l’octroi d’aides ou de subventions et en faisant éventuellement jouer à cette fin leurs relations politiques, ce qui peut être au détriment d’autres territoires. Comment faire en sorte qu’aucun doute ne porte sur l’objectivité de leur intervention ?

Afin d’écarter toutes ces difficultés, une option plus radicale consisterait à rendre le mandat parlementaire incompatible avec toute autre activité, publique ou privée. On objectera que cela tarirait le recrutement des parlementaires, le vivier n’étant plus alors constitué que de fonctionnaires susceptibles d’être placés en position de détachement. J’ai quelques doutes à cet égard, car tout ne repose pas sur un calcul d’intérêt : il y a place pour ceux qui se sentent une vocation à représenter leurs concitoyens. Peut-être suis-je un peu utopiste, mais c’est aussi grâce à l’utopie que nous avancerons.

M. Charles de Courson. Je commencerai par une déclaration de conflit d’intérêts : je suis membre de Transparency International depuis de très nombreuses années !

Cela étant, si l’on pousse votre raisonnement jusqu’à son terme, monsieur Lebègue, ce sont des moines parlementaires qu’il faudrait. Vos propositions sont très intéressantes, mais il faut éviter d’être excessif. Ira-t-on jusqu’à interdire aux parlementaires de déjeuner avec des représentants des lobbys, à moins de payer leur écot ? Nous fréquentons tous des lobbys, dont je ne critique pas l’existence en tant que telle : c’est plutôt leur manque de transparence qu’il faut blâmer. On ne sait pas qui ils sont, qui les représente et quelles sont leurs relations avec le monde politique.

Vous préconisez d’interdire aux parlementaires d’exercer les fonctions de chef d’entreprise, de président de conseil d’administration, de président et de membre de directoire, de président de conseil de surveillance et d’administrateur délégué dans toute société de droit privé, dans toute entreprise ou dans tout établissement public. Lorsque j’ai été élu député, j’exerçais à titre gratuit la fonction de président d’une société de crédit immobilier – je me suis toujours intéressé au logement social et à l’accession sociale à la propriété. Fallait-il que démissionne ? On m’a indiqué que je devais certes démissionner de la holding, qui regroupait plusieurs sociétés de crédit immobilier, mais que je pouvais rester membre de la société. J’ai fini par la quitter, des années plus tard, car je ne pouvais plus assumer toutes mes fonctions. Cela fait, par ailleurs, vingt-cinq ans que je préside, toujours à titre gratuit, une mutuelle. Faut-il que j’en démissionne ? Je ne pense pas qu’il y ait un conflit d’intérêts entre cette fonction et mon mandat parlementaire. Ce que vous préconisez me paraît donc excessif.

Je vous rejoins, en revanche, sur la dérogation permettant aux députés de continuer à exercer une profession juridique embrassée avant leur élection, mais aussi de s’y engager en cours de mandat : il y a là un véritable problème.

Pour le reste, ne pensez-vous pas que vos propositions vont trop loin ? On porte toujours préjudice à ses propres recommandations en se montrant excessif. Y a-t-il une seule démocratie au monde qui applique des principes aussi sévères ?

M. Christian Eckert. Dans les recommandations écrites que vous venez de nous remettre, il est question de prendre en compte, au titre des conflits d’intérêts, la situation des conjoints, pacsés, concubins, descendants, frères, sœurs… Où doit-on s’arrêter, selon vous, dans cette prise en compte de l’entourage ?

Pouvez-vous préciser vos propositions en matière de sanctions ? L’inéligibilité est-elle vraiment la plus dissuasive ?

Même si le propos peut sembler étrange dans la bouche d’un parlementaire, je ne crois pas que la loi puisse tout régler : on trouvera toujours un mouton à cinq pattes qui nécessitera soit un alinéa supplémentaire, soit une dérogation. La transparence me paraît donc tout à fait nécessaire : si les déclarations d’intérêts sont publiques et contrôlées, une sorte d’autorégulation pourra prévaloir. Cela n’interdit toutefois pas de recourir à la loi, ne serait-ce que pour définir la notion de conflit d’intérêts.

M. le co-rapporteur. Ne faudrait-il pas élargir le régime des incompatibilités ? Certaines fonctions conduisent, en effet, à se comporter en lobbyiste : quand on est consultant pour une entreprise, par exemple, ou bien avocat d’affaires – et si on le devient en cours de mandat, cela échappe à toute obligation de déclaration ! La frontière est de plus en plus difficile à établir entre le droit public et le droit privé, ce qui retentit sur la séparation des fonctions. Je me demande donc si, parallèlement à l’effort fait pour mieux identifier les lobbyistes en tant que tels, on ne devrait pas réfléchir à une extension des incompatibilités, sans aller jusqu’à interdire aux parlementaires toute autre activité.

Même un moine député, comme Charles de Courson – ce n’est pas du tout une critique, bien au contraire ! – peut être président de mutuelle. Je n’ai pas de doute concernant notre collègue, mais qu’est-ce qui pourrait interdire de s’interroger sur son cas quand il s’agit de voter le budget social de la nation ? J’observe, par ailleurs, qu’une décision comme celle de notre collègue Arlette Grosskost, de cesser son activité d’avocate d’affaires quand elle a été élue, n’est certainement pas facile à prendre. Pourra-t-on se contenter de renvoyer à un code de déontologie, tout nécessaire qu’il soit ?

Mme la co-rapporteure. La décision que j’ai prise a en effet été pour moi un vrai sacrifice, je dois le reconnaître. D’autre part, si l’on doit étendre les incompatibilités, cela imposera de revisiter aussi le statut de l’élu…

M. Charles de Courson. Il faudra faire très attention. Si nous allons aussi loin que le propose Transparence International France, il n’y aura quasiment plus aucun député issu du secteur privé. Étant haut fonctionnaire, je savais disposer d’un parachute quand j’ai été élu. J’ai d’ailleurs toujours pensé qu’il convenait de mettre fin à ce système car il pose un problème d’égalité entre les citoyens : on ne peut pas souhaiter que le Parlement représente la nation dans sa diversité – même si cela ne peut être que dans une mesure limitée – tout en maintenant de telles discriminations en droit positif. Or, c’est un point que vous n’avez pas abordé.

Pour que le peuple ait confiance en ses élus, il faudrait pourtant éviter la constitution de deux catégories différentes pour ce qui est de l’accès aux mandats : d’une part, ceux qui sont issus de la fonction publique et, d’autre part, ceux qui viennent du reste de la société. Quand un fonctionnaire est élu, il est automatiquement placé en position de détachement mais un avocat, par exemple, se pose forcément la question de son avenir professionnel en cas d’échec électoral. Nos collègues issus du secteur privé nous disent ainsi qu’ils doivent conserver un minimum d’activité. Ceux d’entre eux qui sont chirurgiens continuent à opérer deux jours par semaine, pour maintenir leur compétence technique. S’ils ne le faisaient pas, comment pourraient-ils reprendre leur activité au cas où ils ne se représenteraient pas ou seraient battus aux élections suivantes ?

Pour toutes ces raisons, je suis plutôt favorable à votre proposition de faire appel à un déontologue pour indiquer dans quel cas il y a un problème, et dans quel cas il n’y en a pas. C’est une question importante pour notre démocratie : il faut donner à tous les citoyens la possibilité d’accéder aux fonctions électives.

M. Daniel Lebègue. Y a-t-il de grandes démocraties qui appliquent les règles que nous proposons ? La réponse est oui : vous en trouverez des exemples précis dans nos recommandations écrites. J’ai déjà cité le Canada, la Suède, la Finlande, la Norvège. Le Royaume-Uni vient également de durcir sa législation.

Sommes-nous allés trop loin, notamment en ce qui concerne l’équilibre entre le « droit dur », la loi, et le « droit souple », la déontologie ? C’est à vous d’en juger. En ma qualité de président de l’Institut français des administrateurs, je suis très attaché à la double approche que nous proposons : nous avons besoin, pour assurer une bonne gouvernance des entreprises, de dispositions relevant du « droit dur » – le Parlement en a adopté quelques-unes il y a une dizaine d’années –, mais il n’est pas besoin qu’elles soient nombreuses, l’essentiel des progrès à attendre étant plutôt le fruit des codes de bonne conduite, de l’autorégulation et de la diffusion des bonnes pratiques. Il faut un système qui laisse une large place à l’initiative des acteurs eux-mêmes : il ne revient pas au législatif ou à l’exécutif de fixer les règles de vie en société dans tous les domaines.

Nos propositions permettent-elles d’atteindre à un bon équilibre ? Là encore, il vous appartient d’en juger. Je rappellerai seulement que nous ne proposons d’inscrire dans la loi que peu de choses. Il s’agit, tout d’abord, de définir la notion de conflit d’intérêts, car on ne peut pas demander d’adopter de bons comportements sans préciser de quoi il est question au juste. La loi imposera ensuite, si vous nous suivez, une double obligation : tous les détenteurs d’une charge publique devront faire une déclaration préalable d’intérêts, aussi complète que possible, retraçant toutes les activités et les mandats, rémunérés ou non, qui sont exercés par eux et par leur entourage, cette déclaration étant publique et accessible par Internet ; les intéressés devront, en outre, signaler tout risque de conflit d’intérêts dans un dossier particulier et en tirer la conséquence, qui consiste à ne pas participer à la délibération ou à la décision – c’est ce qu’on appelle, dans la magistrature, la règle du « déport ».

Cette obligation de se mettre en retrait quand on s’estime concerné par une décision, à titre personnel et privé, est sans doute moins naturelle pour un parlementaire que pour d’autres, mais elle n’a rien d’impossible dès lors qu’on pose le principe d’une vigilance des acteurs. À titre d’exemple, il m’est arrivé deux fois, cette année, de sortir de la salle d’un conseil d’administration pour ne pas participer à une délibération.

À la question de savoir si la charge doit reposer sur les intéressés, je réponds oui sans hésiter. La législation en vigueur pour les opérations d’initiés interdit déjà aux personnes détenant une information privilégiée de l’utiliser à leur bénéfice, et leur impose de faire une déclaration à l’Autorité des marchés financiers (AMF) : ce n’est pas celle-ci qui doit tirer la sonnette d’alarme, mais l’intéressé lui-même ; il est sanctionné s’il manque à ce devoir. Cette obligation de vigilance et d’attention est un peu nouvelle en France, mais elle existe déjà dans notre droit des sociétés, et à l’étranger en droit public.

Les déclarations des intéressés doivent naturellement être contrôlées, et ce à deux niveaux. Il me semble, tout d’abord, que les déclarations d’intérêts des députés devraient être adressées au Bureau de votre assemblée, qui serait également chargé, selon une procédure qu’il vous appartient de déterminer, de recevoir les signalements par lesquels certains annonceraient leur décision de ne pas participer au débat et au vote sur tel ou tel texte pour telle ou telle raison précise. Ces déclarations devraient, en outre, être communiquées à la Commission pour la transparence financière de la vie politique, qui reçoit déjà les déclarations de patrimoine. Le système sera certes autorégulé, mais il fera également intervenir cette commission indépendante.

Celui qui aura souscrit cette déclaration préalable d’intérêts et qui veillera à ne pas se trouver en situation de conflit d’intérêts ne devra en aucun cas être sanctionné : il se sera conduit de façon irréprochable. Ce sont les manquements aux obligations de déclaration qui seraient sanctionnés, comme c’est déjà le cas en matière d’opérations d’initiés et de conventions réglementées, lesquelles doivent être soumises aux commissaires aux comptes et approuvées par l’assemblée générale des actionnaires dans un certain nombre de cas, notamment lorsqu’on est administrateur d’une entreprise ou rémunéré par elle comme conseil. De la même façon, il me paraîtrait justifié que la loi prévoie des sanctions en cas de défaut de déclaration, d’inexactitude, ou de manque de vigilance sur un dossier particulier.

Comme Mme Grosskost l’a rappelé tout à l’heure, les parlementaires sont déjà soumis à un certain nombre d’obligations et d’interdictions – incompatibilités, déclaration de patrimoine… – et un registre des lobbyistes a été créé l’an dernier. Ce dispositif reste toutefois très modeste et artisanal, car les instances de contrôle n’ont aucun moyen de faire leur travail : la Commission pour la transparence financière de la vie politique ne peut même pas désigner un auditeur pour vérifier une déclaration, elle ne peut pas s’appuyer sur un corps de contrôle et d’audit, elle n’a pas accès aux documents fiscaux et bancaires, et elle ne dispose d’aucun pouvoir de sanction, fût-ce administrative. Il me semble qu’elle devrait pouvoir saisir la justice en cas de manquement, à l’instar de l’AMF, et qu’il faudrait lui donner les moyens d’exercer sa fonction de contrôle sur les ministres, sur les parlementaires et sur les élus locaux.

Je n’ai pas le sentiment que nous allions si loin que vous le dites, mais je vous en laisse juges. Les sanctions applicables doivent-elles être identiques à celles prévues pour le délit de prise illégale d’intérêts ? Je reconnais que la question est tout à fait pertinente. Peut-être faudrait-il un dispositif moins sévère, mais il faudra en tout cas des sanctions, faute de quoi les obligations resteront mal appliquées ou mal respectées, comme on le constate aujourd’hui dans de nombreux domaines.

En ce qui concerne l’entourage des intéressés, la définition du Conseil de l’Europe que nous vous proposons de retenir est à la fois très claire et très large : « L’intérêt personnel du titulaire d’une charge publique englobe tout avantage pour lui-même ou elle-même, ou en faveur de sa famille, de parents, d’amis ou de personnes proches, ou de personnes ou organisations avec lesquelles il ou elle a ou a eu des relations d’affaires ou politiques. » C’est aussi la définition que vous avez retenue pour le délit d’initié : informer son épouse, ses enfants ou des amis proches est un acte pénalement répréhensible. De la même façon, il peut y avoir abus de biens sociaux en faveur de personnes avec lesquelles on entretient seulement des relations amicales – il existe une jurisprudence très abondante et très précise sur ce sujet. Je reconnais qu’une telle conception est exigeante : on peut se demander où s’arrête l’entourage. La loi pourrait être plus précise et plus restrictive en matière de conflits d’intérêts, mais il faut reconnaître que les règles applicables en matière de délit d’initiés et d’abus de biens sociaux sont plutôt extensives.

Je n’ai aucune hésitation, monsieur de Courson, sur les incompatibilités applicables aux ministres : ils ne doivent exercer aucune autre fonction, que ce soit dans le monde de l’entreprise, dans le champ des professions libérales ou au sein des exécutifs locaux. Je ne crois pas, en revanche, qu’il y ait de graves inconvénients à ce qu’un ministre reste membre du conseil municipal d’une collectivité de 500 habitants ou membre d’une association, s’il n’en est pas le dirigeant, et pourvu qu’il le déclare. En revanche, un ministre de la République ne doit exercer aucune autre activité rémunérée.

En ce qui concerne les hauts fonctionnaires, le statut général de la fonction publique interdit toute activité rémunérée dans le secteur privé ou à titre libéral. C’est donc la situation des élus qui est exceptionnelle ! Ministres, fonctionnaires, magistrats : aucun d’entre eux n’a le droit d’avoir une deuxième activité professionnelle, et en particulier d’être chef d’entreprise.

J’entends bien les arguments tenant à la nécessité de garantir un filet de sécurité aux élus et de préserver leur compétence professionnelle, mais il me paraît difficile de se dédoubler en visant à la fois l'intérêt général et d'autres intérêts, particuliers ou privés, tout respectables qu’ils soient.

Nous n’avons pas pris position sur le cumul des mandats nationaux et des mandats locaux. Transparency International compte des adeptes du mandat unique, qui font valoir de puissants arguments. Je rappelle qu’en Suède, par exemple, on ne peut être que député, et rien d’autre. Si nous n’avons pas tranché, c’est qu’un élu local agit également au nom de l’intérêt général, même si ce dernier peut être différent de celui que défend l’élu national.

Sur la question des incompatibilités, il conviendrait probablement de renforcer le régime actuel, mais je suis quelque peu sceptique sur la possibilité d’établir une liste exhaustive. Je me suis livré à cet exercice, voilà dix ans, pour essayer de définir ce qu’est un administrateur indépendant, mais j’y ai renoncé à la cinquième page de mon énumération. J’ai peur qu’on ne bute sur le même obstacle en matière de conflits d’intérêts. Je ne suis pas sûr qu’on puisse traiter tous les cas délicats dans le cadre d’une loi sur les incompatibilités.

M. le co-rapporteur. Merci pour cette intéressante audition et pour les propositions précises que vous nous avez remises par écrit. Nous en ferons bon usage dans la synthèse que nous présenterons au groupe de travail.

Audition, ouverte à la presse, de M. Guy Carcassonne, professeur de droit public à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense

M. Jean-Pierre Balligand, co-rapporteur. Nous accueillons M. Guy Carcassonne, professeur de droit public à l’Université Paris Ouest.

Monsieur Carcassonne, vous avez été conseiller parlementaire d’un Premier ministre et membre du comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions, dit comité Balladur. Vous connaissez donc bien nos institutions et, spécialement, le Parlement : nous attendons par conséquent avec intérêt de connaître votre point de vue sur le régime d’incompatibilités – doit-il être renforcé ? –, sur ce que devrait être la transparence, sur l’idée d’un code de déontologie parlementaire et, enfin, sur le niveau de contrôle et de sanction qu’appelleraient toutes dispositions nouvelles destinées à prévenir les conflits d’intérêts.

M. Guy Carcassonne, professeur de droit public à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense. J’ai assisté à la fin de l’audition de M. Daniel Lebègue ; mon point de vue sur les conflits d’intérêts diffère du sien. En premier lieu, le conflit d’intérêts étant omniprésent dans la vie quotidienne de tout professionnel, vouloir réglementer et éventuellement légiférer à ce sujet me paraît tenir de la gageure. Que le conflit d’intérêts prenne une dimension particulière quand il s’agit d’élus ne se discute pas, mais il est en quelque sorte imposé. Vous connaissez peut-être mon opinion sur le cumul des mandats ; j’observe que l’on vient de réussir le tour de force de rendre le conflit d’intérêts absolument inévitable en créant des conseillers territoriaux chargés de défendre leur département le matin et leur région l’après-midi alors que les intérêts de ces collectivités ne sont pas toujours les mêmes.

Certes, les conflits d’intérêts ont une signification et éventuellement une gravité particulières lorsqu’il s’agit d’élus mais, je le redis, ils se produisent en tous lieux et concernent tout autant les plus ardents donneurs de leçons : quel auditeur auquel on vante un film à la radio ou à la télévision entend préciser que l’antenne qui participe de cette publicité est aussi co-productrice du spectacle en question ? Aucun, et je ne sache pas que la presse s’en émeuve. Les promoteurs mêmes de ces spectacles crient pourtant au scandale si l’ombre d’un infime soupçon de conflit d’intérêts leur semble apparaître lors du dépôt d’un amendement par un élu. De même, tout enseignant peut en même temps être parent d’élève, et d’élève inscrit dans l’établissement où il exerce – le cas s’est produit pour moi. Et que dire du policier qui devrait verbaliser un contrevenant et s’avise qu’il est le fils de sa voisine, qui garde occasionnellement ses enfants ? La vie est ainsi faite et, pour l’essentiel, un peu d’éthique et de bon sens suffisent à gérer ces situations de manière satisfaisante. Aussi, que l’on envisage de légiférer à ce sujet m’inquiète : le principe n’étant pas satisfaisant, comment le résultat le serait-il ? Je ne suis pas sûr que le conflit d’intérêts appelle une solution de nature normative.

Je m’inscris d’autre part en faux contre certaines des assertions de M. Lebègue. Contrairement à lui, je considère que nous avons l’un des systèmes les plus avancés du monde ; les pays scandinaves et le Canada ont plutôt à nous l’envier que l’inverse. Dans les systèmes scandinaves, il existe une obligation de déclaration d’intérêts, ce qui est tout à fait légitime, assortie de quelques recommandations sur ce qu’il ne faut pas faire – et c’est tout ! Mais si vous essayez de trouver une législation sur les incompatibilités comparable à la nôtre, votre recherche sera vaine. En France, les articles L.O. 137 et suivants du code électoral, qui y sont consacrés, sont extrêmement rigoureux. On peut les trouver insuffisants – j’en doute – ou vouloir les renforcer – je ne suis pas certain que ce soit nécessaire –, mais l’on ne peut en sous-estimer l’importance ni la portée. Il est distrayant de découvrir que, dans telle démocratie étrangère, on se gargarise du fait que les règles déontologiques sont si sévères qu’il est interdit à tout parlementaire de continuer à exercer une haute fonction publique – une question qui, en France est réglée à l’instant où un fonctionnaire, de quelque niveau que ce soit, est élu parlementaire. Dans notre pays, pour les fonctionnaires, l’incompatibilité est la règle et la compatibilité l’exception ; l’inverse vaut pour les activités privées. Cette règle définie par le code électoral paraît assez largement raisonnable et très protectrice et elle supprime l’essentiel des conflits d’intérêts véritablement choquants. On peut toujours songer à reconsidérer la liste des exceptions, et éventuellement la compléter ; je ne suis pas sûr que ce soit nécessaire mais, après tout, pourquoi pas ?

Enfin, tout ce qui va dans le sens de la prévention et de la transparence bénéficie d’un a priori favorable. Je n’ai rien contre l’obligation de déclaration d’intérêts, à condition toutefois qu’elle ne devienne pas l’instrument d’un choc en retour, en permettant que l’on s’en prenne en permanence à un parlementaire à raison du contenu de sa déclaration.

S’il est un élément très choquant sur lequel il serait en revanche opportun de légiférer, c’est l’exercice d’activités nouvelles par un élu. Autant il me paraît normal qu’un avocat continue d’exercer sa profession après qu’il a été élu parlementaire, autant il me paraît anormal qu’un parlementaire puisse devenir avocat s’il ne l’était pas avant son élection. Le principe qui sous-tend le régime des incompatibilités est rationnel : faire que le Parlement ne soit pas uniquement composé de fonctionnaires et, pour cela, permettre à des personnes qui exercent une profession dans le secteur privé de se porter candidates et de continuer à exercer cette profession pour ne pas se retrouver démunies si, par la suite, le sort des urnes leur devenait contraire. Pour autant, s’agissant des avocats, des incompatibilités, parfaitement justifiées, avec le mandat parlementaire, figurent dans les articles L.O. 146 et suivants du code électoral. En revanche, celui qui a été élu parlementaire alors qu’il n’était pas avocat n’a pas à le devenir pendant la durée de son mandat, au risque d’alimenter un soupçon très déplaisant – d’autant que son indemnité parlementaire lui permet de vivre décemment. S’il souhaite se tourner vers des activités privées nouvelles, qu’il le fasse au terme de son mandat. En outre, étant en cause des personnalités dont les compétences juridiques sont probables mais pas toujours vérifiées de manière convaincante, on peut supposer que ce n’est pas nécessairement pour leurs qualités de juristes que leurs futurs clients s’adresseront à elles. Il serait donc sage que le législateur mette fin à la désolante coutume selon laquelle tout parlementaire peut apposer à la porte de son bureau devenu cabinet une plaque de « lobbyiste sous couvert de barreau ».

Cette importante réserve faite, j’insiste sur le fait qu’en cette matière le droit comparé n’est pas à notre désavantage.

M. le co-rapporteur. Les deux co-rapporteurs, qui commencent leurs auditions aujourd’hui, feront leur miel des deux premières, qui s’équilibrent… L’article L.O. 149 du code électoral fixe effectivement des règles précises pour l’exercice du métier d’avocat par les parlementaires qui l’étaient avant leur élection. Mais sont-elles appliquées ? Quoi qu’il en soit, il est vrai que c’est surtout l’apparition de « mutants » – des parlementaires devenus avocats en cours de mandat – qui pose problème.

M. Gaëtan Gorce. Je vous suppose, monsieur Carcassonne, adepte de Jean-Jacques Rousseau, qui disait aimer mieux « être homme à paradoxes qu'homme à préjugés »… Vous nous expliquez pour commencer que, si la situation était à ce point dégradée qu’à l’éthique et au bon sens il faille substituer le droit, il y aurait lieu de s’inquiéter de l’état de la République. Oui, il faut s’inquiéter pour la République, non pas qu’elle soit corrompue – nous pouvons heureusement en témoigner – mais parce que nos concitoyens ont un doute, dangereux pour le civisme, sur le fonctionnement des institutions et sur la manière dont les élus les représentent et servent l’intérêt général. Cette suspicion, nous direz-vous, doit-elle être levée à tout prix, au risque de créer des machineries insupportables ? Non, bien sûr, et nous devons être précautionneux, mais nous devons agir car il existe des situations choquantes. La déclaration de patrimoine des élus a certes constitué un progrès mais elle est dénuée d’impact car elle n’est pas contrôlable, et seule est punissable l’absence de déclaration. Il faut qu’elle s’accompagne d’une déclaration des revenus propres et de ceux des proches, toutes deux devant faire l’objet d’un contrôle en sorte qu’on puisse avoir une idée assez claire de la situation de chaque parlementaire en début et en fin de mandat.

Vous nous dites d’autre part que nul ne devrait pouvoir devenir avocat alors qu’il exerce un mandat parlementaire, mais que peut demeurer avocat qui l’était au moment de son élection. Mais le risque de lobbying n’est-il pas exactement le même ? Comment les positions que prendra l’avocat devenu parlementaire ne seraient-elles pas influencées par sa clientèle ?

Je juge intéressantes les propositions de M. Daniel Lebègue consistant, d’une part, à imposer à tous les titulaires d’une charge publique une déclaration préalable d’intérêts décrivant de manière exhaustive sa situation et celle de son entourage proche ; d’autre part, à obliger à déclarer à une instance indépendante tout risque de conflit d’intérêts avant toute décision ou délibération sur un sujet pour lequel l’intéressé a ou semble avoir des intérêts personnels. Vous nous dites qu’une telle approche risque de décourager les vocations venant du secteur privé. Mais l’indemnité parlementaire n’a pas été inventée en vain, et nul n’a l’obligation de se présenter devant les électeurs : soit on a le souci de servir l’intérêt général, quitte à consentir certains sacrifices personnels, soit on ne l’a pas. En quoi le souci de préserver certaines professions libérales devrait-il interdire à la République de fixer des règles dans son intérêt, et non pas dans l’intérêt de ceux qui sont appelés à la servir ?

Estimez-vous qu’en l’état les dispositions pénales permettent de sanctionner de manière adéquate les parlementaires qui seraient en conflit d’intérêts manifeste ? Que pensez-vous, par exemple, d’un parlementaire qui intervient dans un débat dans lequel il n’a pas d’intérêt personnel direct mais dans lequel les intérêts de sa famille sont engagés, et qui prend une position qui conforte ces intérêts familiaux ? Ce parlementaire est-il punissable ? Si, en l’état de notre droit, il ne l’est pas, cela ne justifie-t-il pas à soi seul une évolution législative ?

M. Charles de Courson. Après le moine parlementaire, on en vient au gentleman parlementaire… Vous êtes beaucoup trop optimiste, monsieur Carcassonne. Des exemples ont montré que les déclarations de patrimoine des élus ne servent à rien et que, de surcroît, elles disparaissent lorsqu’on a besoin de les consulter ! D’autre part, la comparaison prête à rire entre ces déclarations, indigentes, et ce qu’est une déclaration destinée à déterminer le montant de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF). Enfin, il n’y a jamais aucun contrôle : je puis témoigner qu’aucune question ne m’a jamais été posée au sujet de ce que je déclarais, non plus, je pense, qu’à aucun de mes collègues. Pourquoi ne pas calquer les déclarations de patrimoine sur la déclaration faite pour l’ISF, et pourquoi ne pas les publier ? Pourquoi dissimuler le patrimoine des élus ?

Il convient aussi de définir ce qu’est le conflit d’intérêts pour les parlementaires. M. Lebègue suggère de retenir la définition du Conseil de l’Europe, très large – peut-être trop. Qu’en pensez-vous ? Pourriez-vous enfin préciser quelles sanctions vous semblent souhaitables en cas de dérapage ?

M. Lionel Tardy (non membre du groupe de travail). Nous devons examiner, fin décembre, un projet de loi organique relatif à l’élection des députés et j’ai déposé dans ce cadre un amendement – initialement rédigé sous la forme d'une proposition de loi – visant précisément à ce qu’un député ne puisse plus devenir avocat. On sait que la loi ouvre cette possibilité aux parlementaires qui justifient d'un diplôme juridique et d'au moins huit ans d'ancienneté dans une profession « juridique ». Cependant, comme vous l’avez dit, ce n'est pas pour leurs qualités de juristes que ces nouveaux avocats sont recrutés mais pour leur carnet d'adresses, leur connaissance des rouages du pouvoir, et pour certains, leur notoriété. Je suis d’avis qu’il faut en cette matière distinguer contentieux et conseil : que l’on souhaite exercer en contentieux, cela peut se discuter. Mais si l’article L.O. 146-1 du code électoral interdit aux députés de commencer une activité de conseil qui n'était pas la leur avant le début de leur mandat, il fait une exception pour les « professions libérales soumises à un statut législatif ou réglementaire ou dont le titre est protégé ». C’est cette exception que mon amendement tend à supprimer. Qu’en pensez-vous ?

M. Guy Carcassonne. Vous m’expliquez en fait, monsieur Gorce, que vous vous apprêtez à faire une loi médiatique, une loi pour la communication ! On va répétant avec constance que nos concitoyens se défient de leurs élus…

M. Gaëtan Gorce. Ils ont quelques raisons pour cela !

M. Guy Carcassonne. …et qu’il faut donc légiférer, qu’il faut leur montrer que l’on durcit les règles. Mais si jamais ils ont quelques raisons de se défier, je ne suis pas sûr que la loi à venir change quoi que ce soit ! Jamais le plus inventif des légistes n’aurait songé à écrire dans une loi organique que l’on ne peut être à la fois ministre et trésorier d’un parti politique… Écrivez donc, mais très vraisemblablement la prochaine émotion qui secouera l’opinion publique proviendra d’un épisode que vous n’aurez pas prévu. Surtout, j’ai le sentiment que cette volonté de légiférer procède beaucoup moins du constat objectif d’une situation que du souci de complaire à l’opinion, telle qu’on la suppose disposée, ou de sacrifier à l’air du temps ; ce n’est pas ainsi que l’on légifère bien.

Est-ce à dire qu’il faut ne rien faire ? Certainement pas, et je suis très sensible à tout ce qui a été dit sur les déclarations d’intérêts. Que l’on sache ce que sont les intérêts de chaque parlementaire me paraît parfaitement légitime ; que ces déclarations d’intérêts doivent ensuite donner lieu à quelque chose est évident – la question étant de savoir à quoi. Instituer des déontologues n’est pas une mauvaise idée ; préconiser une publication est beaucoup plus discutable. Qu’un déontologue soit amené à dire à un parlementaire qu’il lui faudrait s’abstenir dans tel débat ou à l’aviser que, s’il dépose des amendements sur tel sujet, il les examinera attentivement, cela me paraît opportun, sans qu’il y ait nécessairement lieu d’aller plus loin.

Citant un cas particulier, vous m’avez demandé, monsieur Gorce, si j’estime adéquates les sanctions pénales relatives aux conflits d’intérêts. Mais, en l’espèce, pour qu’il y ait sanction pénale, il faudrait réviser la Constitution pour modifier les dispositions relatives à l’irresponsabilité des parlementaires à raison des opinions ou votes émis par eux dans l'exercice de leurs fonctions ! Peut-être le parlementaire auquel vous avez fait allusion encourt-il un reproche mais, si c’est le cas, sa sanction sera politique. Vous savez comme moi que les parlementaires auxquels des reproches de comportement ont été adressés n’ont généralement pas été condamnés pénalement ni civilement, mais qu’ils ont subi une condamnation politique très lourde ; des gens promis à un avenir ministériel brillant ont ainsi vu leur carrière brisée.

M. Gaëtan Gorce. Vous persévérez dans le paradoxe en condamnant mes prémisses tout en justifiant mes conclusions... Si l’on impose une déclaration préalable d’intérêts, on pourra, tout en préservant le principe d’irresponsabilité, sanctionner un comportement anormal, ce que le suffrage universel ne permet pas forcément car politique et éthique ne se placent pas exactement au même niveau… Je déplore que vous pensiez que les préoccupations des parlementaires ici présents soient d’ordre médiatique, et vous nous l’avez dit de manière assez déplaisante.

M. Guy Carcassonne. Ce que vous qualifiez de paradoxe est plutôt une nuance. Je suis désolé d’avoir pu vous paraître désobligeant en parlant de préoccupation médiatique mais je n’ai fait que me fonder sur les propos que j’ai entendus dans cette salle quant à la nécessité de répondre à l’état d’inquiétude de l’opinion, une préoccupation que traduit aussi le rapport de Transparence International France et que je ne juge pas choquante, mais seulement inopportune. Ce n’est par ailleurs pas faire injure aux représentants du peuple que de leur dire qu’ils se soucient de ce que le peuple est réputé penser !

Quelles sanctions pénales pourraient bien s’appliquer à une infraction qu’il est très difficile de définir ? On parle de s’inspirer de celles qui sont prévues pour la prise illégale d’intérêts ; soit – si ce n’est qu’il s’agit à mes yeux d’un délit de caractère stalinien en ce que la prise illégale d’intérêts n’est pas vraiment définie : le juge apprécie au regard du dossier qui lui est soumis si l’intéressé s’est bien ou mal comporté. Sans doute n’y a-t-il pas de meilleure solution, mais risquer de voir s’étendre ce que je considère comme une mauvaise pratique ne m’enchante pas.

S’agissant des parlementaires avocats, il n’est pas tout à fait exact de dire que l’on peut être pareillement lobbyiste que l’on ait été avocat avant d’être élu ou qu’on le devienne pendant son mandat, car un avocat n’a pas le droit d’accepter de nouveaux clients après qu’il a été investi d’un mandat de parlementaire. Mais, bien sûr, on peut toujours imaginer que des malins vont choisir telle personne inscrite au barreau parce qu’ils estiment qu’elle a une chance d’être élue au Parlement…

M. Charles de Courson. Mais il y a aussi le cas de ceux qui étant avocats, ont légitimement servi les intérêts professionnels de leurs clients avant d’être parlementaires, et qui continuent de les servir une fois élus. S’il s’agit de droit de la famille, passe encore mais il est de notoriété publique que certains de nos collègues, avant d’être élus, conseillaient de grands intérêts économiques. Sur ce point, le texte en vigueur ne me semble pas conforme au bon fonctionnement d’une démocratie.

M. Guy Carcassonne. Vous aurez noté que je vous ai immédiatement rendu les armes pour ce qui est de la déclaration d’intérêts, qui ne me pose aucun problème. La France n’est pas le Royaume-Uni, où le statut des parlementaires est le plus invraisemblable qui soit. Puisque la déclaration d’intérêts peut être instituée et donner lieu à des contrôles, la difficulté se règlera d’elle-même : celui qui aura déclaré avoir comme client tel secteur industriel devra être beaucoup plus prudent quand il s’exprimera dans les domaines concernés.

Il ne sera pas facile de définir les conflits d’intérêts, monsieur de Courson. Des définitions existent qui ne sont pas satisfaisantes, soit parce que, n’étant pas exhaustives, elles sont inutiles, soit parce qu’elles sont excessives. Mais je ne doute pas que, dans sa sagesse, le Parlement saura triompher de la difficulté…

M. Christian Eckert. Si la déclaration préalable d’intérêts n’est pas rendue publique, quelle sera son utilité ? J’ai signalé en 2009, en séance publique, que je tenais pour incompatibles les fonctions de M. Eric Woerth, à la fois trésorier d’un parti politique et ministre du budget et des comptes publics, mais il a fallu les affaires que l’on sait pour qu’une sorte de sanction populaire lui soit appliquée. M. Woerth n’est désormais plus trésorier de son parti ni ministre et je suppose que vous pensiez à lui en particulier quand vous avez évoqué des carrières politiques brisées. Cependant, le Gouvernement à peine remanié compte à nouveau un ministre trésorier d’un parti, un autre dont l’épouse travaille pour un grand groupe industriel lié d’assez près à la fonction du ministre en question, et une secrétaire d’État qui a été mise en cause pour ses fonctions passées dans l’industrie pharmaceutique. Dans ce contexte, si l’on ne généralise pas la publication des déclarations d’intérêts, on fera des cas de conflits d’intérêts un enjeu politique. C’est pourquoi il est indispensable que les déclarations d’intérêts soient contrôlées, et toutes publiées. Vous avez évoqué un « effet boomerang » : et alors ? Il aura lieu dans tous les cas. Si l’on procède à une publication générale, on évitera des manipulations partisanes.

M. Guy Carcassonne. Je vais poursuivre dans l’expression brutale de mon désaccord. Je maintiens que la publication de ces déclarations n’a aucun intérêt pour personne. Qui les lira, sinon les électeurs grincheux de chaque député ? Et si, un jour, des problèmes surgissent, on dira qu’ils étaient décelables dès cette déclaration. Vous le savez comme moi ; en tout, l’excès de l’information nuit à la pertinence de celle-ci. Si l’on veut donner un sens aux déclarations d’intérêts, confions-les à une personnalité qui en aura la charge – et ce que j’ai entendu à ce sujet m’a plutôt convaincu, en dépit de mes réserves initiales –, le déontologue sage, ferme et exigeant dont il a été question. Ce serait beaucoup plus satisfaisant que de lancer ces documents dans la nature pour se donner bonne conscience, offrant du même coup l’occasion de se manifester à des intervenants dont les motivations ne seront pas forcément des plus élevées et qui, par exemple, ne brandiront le souci de l’intérêt général que pour masquer l’expression de quelque rancœur.

De même, publier les déclarations de patrimoine aura pour effet que l’on ne jugera plus les parlementaires sur ce qu’ils disent ou font, mais en fonction de ce qu’ils seraient réputés faire compte tenu de leur état de fortune. C’est une excellente idée de vouloir calquer la déclaration de patrimoine des élus sur la déclaration établie pour le règlement de l’ISF, mais la publier n’est pas une bonne idée. J’espère que survivra au moins un temps la civilisation dans laquelle on peut juger un parlementaire sur ce qu’il dit et sur ce qu’il fait, et non sur ce qu’il « est ».

M. le co-rapporteur. Je vous remercie.

– Audition, ouverte à la presse, de Mme Anne Levade, professeur de droit public à l’Université Paris Est Créteil

M. Jean-Pierre Balligand, co-rapporteur. Nous recevons maintenant Mme Anne Levade, professeur de droit public à l’université de Paris Est Créteil et ancien membre du comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions présidé par M. Balladur.

Comme vous le savez, madame le professeur, notre groupe de travail est mandaté par le Bureau de l’Assemblée nationale pour tenter de sérier les questions touchant aux conflits d’intérêts, en examinant notamment ce qui concerne le régime des incompatibilités parlementaires, le niveau des sanctions, ou encore la mise en place éventuelle de codes de déontologie. Nous vous invitons donc à nous exposer l’analyse que vous faites de ces sujets, puis nous nous livrerons à un échange de questions et réponses.

Mme Anne Levade, professeur de droit public à l’Université Paris Est Créteil. Sans m’attarder sur le contexte un peu troublé dans lequel s’inscrivent vos travaux, je commencerai par trois observations préalables qui me semblent utiles à la sérénité de la réflexion et aux suites qui pourront lui être données.

Première observation : on dit couramment que le droit français ne connaît pas le conflit d'intérêts ; l'affirmation n’est que partiellement exacte.

Il est vrai que les dictionnaires juridiques ne connaissent pas l'expression « conflit d'intérêts », mais cela signifie simplement qu'il ne s'agit pas d'une notion usuelle de notre droit. Le conflit d'intérêts n'est pas entièrement absent de notre corpus juridique, sans même parler des textes et codes de déontologie régissant les relations d’affaires. Ainsi, le code monétaire et financier l'évoque dans dix-sept de ses dispositions. Pour ne prendre qu'un exemple, l'article L. 421-11 dispose que « l'entreprise de marché prend les dispositions nécessaires en vue de détecter, prévenir et gérer les effets potentiellement dommageables, pour le bon fonctionnement du marché réglementé ou pour les membres du marché, de tout conflit d'intérêts entre les exigences de bon fonctionnement du marché réglementé qu'elle gère et ses intérêts propres ou ceux de ses actionnaires ». Sans qu’il soit donné de définition de la notion, le conflit d’intérêts se trouve ainsi caractérisé comme un conflit intérieur – en l’espèce, intérieur à une personne morale, la société de marché – entre deux intérêts contradictoires ; d’autre part, l'objectif poursuivi est de « détecter, prévenir et gérer les effets potentiellement dommageables » d'un tel conflit.

Ce second aspect mérite d'être développé : contrairement à ce que l’on dit souvent, ce n'est pas le conflit d'intérêts en soi qui est problématique – pour la bonne et simple raison qu’il est inhérent à la vie en société – ; ce qui pose problème, ce sont ses effets dommageables ou potentiellement dommageables.

Exportons maintenant le raisonnement au cas des députés. Le siège du conflit d'intérêts est aisément identifiable : il s’agit d’une personne physique. Les intérêts en présence le sont également : d’une part l’intérêt général inhérent au mandat, qui est bien entendu prioritaire ; d’autre part les intérêts concurrents, c’est-à-dire, on peut l’affirmer sans craindre la caricature, tous les autres intérêts, qu'ils soient publics, privés, professionnels, personnels et, dans cette dernière catégorie, familiaux, amicaux, relationnels, légitimes ou illégitimes au sens juridique du terme – bref tout ce qui concerne l’individu vivant en société. C’est sur les conflits d'intérêts susceptibles de présenter un caractère dommageable – par relégation au second plan de l’intérêt qui devrait avoir priorité – qu’il convient de se pencher.

Deuxième observation : dans le cas particulier des parlementaires, des règles existent qui, sans qu’on le dise explicitement, s'inscrivent dans la logique de la prévention des conflits d'intérêts.

Il s’agit en premier lieu des incompatibilités et des interdictions générales ou ponctuelles. Le régime des incompatibilités avec les fonctions publiques non électives est ainsi principalement fondé sur le principe de séparation des pouvoirs et sur celui de la distinction entre contrôleur et contrôlé. D’autres dispositions interdisent aux parlementaires de faire – ou de laisser faire – état de leur qualité dans toute publicité, ou encore obligent ceux qui sont directeurs de publication à s'adjoindre un codirecteur afin que la publication ne bénéficie pas indûment de l'immunité parlementaire.

Par ailleurs, le principe de transparence conduit à imposer depuis 1988 aux parlementaires de faire, en début et en fin de mandat, une déclaration de patrimoine.

Troisième observation : il est habituel, sur le sujet, de donner une grande place au droit comparé.

La démarche est légitime, mais il faut se garder de l’illusion que les règles en vigueur dans les autres pays seraient nécessairement meilleures ; et surtout, il faut avoir conscience que les dispositifs juridiques élaborés à l’étranger dans des conditions différentes ne sont pas forcément exportables.

Tout d'abord, nombre de ces dispositifs ont fait suite à des affaires, des scandales, des cas d’espèce que nous ne rencontrons pas en France. Dès lors, un « copier-coller » du droit étranger n’aurait guère de signification.

Ensuite, chaque État possède sa propre culture politique et parlementaire, culture qui détermine des conceptions différentes du mandat parlementaire et du conflit d’intérêts.

Enfin, certaines règles encadrant le mandat parlementaire ont des objectifs tout autres que la prévention des conflits d’intérêts : ainsi en est-il, en France, de l’incompatibilité avec la fonction de membre du Gouvernement. Dans ce contexte, toute disposition visant le mandat parlementaire est susceptible d'avoir des répercussions institutionnelles allant bien au-delà de ce que l’on pouvait imaginer au départ.

À cela j’ajouterai deux remarques.

En premier lieu, diverses instances internationales se sont essayées, soit pour établir un standard international soit en vue de normaliser les relations commerciales, à définir la notion de conflit d’intérêts. On peut mentionner à ce titre, comme l’ont fait les précédents intervenants, la définition que retient le Comité des ministres du Conseil de l'Europe dans sa recommandation du 11 mai 2000 : « Un conflit d'intérêts naît d'une situation dans laquelle un agent public a un intérêt personnel de nature à influer ou à paraître influer sur l'exercice impartial et objectif de ses fonctions officielles. »

En second lieu, on voit bien la difficulté que présente une définition évoquant à la fois l’influence et l’apparence d’influence. Cette distinction entre réalité et apparence n’est pas familière au droit français et je m’en réjouis ; certains États proches, voire certaines institutions européennes, développent une théorie de l’apparence qui risque de donner lieu à des excès.

Au terme de ces observations préalables, il semble nécessaire, dans la réflexion que vous menez, d’éviter deux écueils : d’un côté, s’en tenir à des notions au caractère par trop indéfini ; de l’autre, mettre en place un régime juridique consistant en la juxtaposition de règles spécifiques, au risque de créer un monstre et, surtout, de laisser des interstices entre ces règles.

J’en viens à mon propos principal, qui s’articulera en deux temps. Il me semble nécessaire, tout d’abord, d'identifier les enjeux d'une réflexion sur la prévention des conflits d'intérêts, avant d'envisager quelques pistes de solutions.

Le contexte dans lequel votre groupe de travail mène sa réflexion permet d'en identifier assez aisément les objectifs. Mais – et ce sera la deuxième partie de mon développement consacré aux enjeux – ils doivent se concilier avec certaines exigences.

Le premier objectif, très général, est de restaurer, si l'on est pessimiste, ou de maintenir, si l'on est optimiste, la confiance des citoyens dans la classe politique et, spécialement, à l'égard de leurs représentants. La démarche n'est pas propre à la France ; elle est même parfois inscrite dans des textes. Ainsi, l'article 1er du Code régissant les conflits d'intérêts des députés dont le Canada s'est doté le 29 avril 2004 dispose que le premier objet de ce code est de «  préserver et (...) accroître la confiance du public dans l'intégrité des députés ainsi que le respect et la confiance de la société envers la Chambre des Communes en tant qu'institution ». L’idée est aussi de faire évoluer la culture parlementaire et politique : ainsi, le même article indique qu’il s’agit également de « favoriser l'émergence d'un consensus parmi les députés par l'adoption de normes communes ». Le but est indiscutablement ambitieux, et je ne suis pas sûre que l’on puisse l’atteindre.

Le deuxième objectif, plus juridique, est d’identifier l’objet – le conflit d'intérêts dommageable – afin de pouvoir le détecter, le prévenir et, le cas échéant, le gérer.

C’est là que réside la principale difficulté. Comment appréhender une situation subjective en termes objectifs ? Le droit ne peut se fonder que sur des certitudes ; or tout le droit étranger montre combien il est difficile de donner une définition précise, exempte d’incertitudes, du conflit d’intérêts.

Pour reprendre l'exemple canadien, l’article 4 de la loi de 2006 sur les conflits d’intérêts dispose : « Pour l'application de la présente loi, un titulaire de charge publique se trouve en situation de conflit d'intérêts lorsqu'il exerce un pouvoir officiel ou une fonction officielle qui lui fournit la possibilité de favoriser son intérêt personnel ou celui d'un parent ou d'un ami ou de favoriser de façon irrégulière celui de toute autre personne. » Convenons-en, le champ est vaste et les incertitudes sont importantes : il est question de « conflit d’intérêts », non de conflit d'intérêts « dommageable » ; demeurent indéterminés ce qu’il faut entendre par « la possibilité de favoriser », ce que visent les mots « intérêt personnel », « parent », « ami », ce que sont les intérêts des parents et amis, ou encore ce qu’est la « façon irrégulière » dont des avantages pourraient être procurés à d’autres personnes.

Le nombre des dispositions consacrées à définir les notions, ainsi que l'établissement d'une liste circonstanciée des faveurs – voyages, cadeaux … – dont le titulaire d’une charge publique pourrait bénéficier sont révélateurs de l'embarras éprouvé par le législateur canadien.

Le conflit d'intérêts risque de n'être jamais constaté au motif qu'il serait en permanence susceptible d'être réalisé. En outre, la détection de conflits d’intérêts n’a de sens que si l’on en tire les conséquences – s’agissant du mandat parlementaire, en demandant à l’élu, le cas échéant, de se déporter à l’occasion de certains débats. Or il est à craindre qu’un déport pratiqué de façon systématique, au lieu de privilégier l’intérêt public, ne se traduise par une paralysie permanente dans l’exercice du mandat.

Ce constat critique a surtout pour but d’attirer l’attention sur la nécessité de faire preuve de lucidité et de pragmatisme : à moins de placer les parlementaires à l'isolement, en leur interdisant durant leur mandat tous les contacts qui caractérisent une vie familiale et sociale normale, on ne peut garantir qu’aucun conflit d’intérêts ne surviendra.

Du reste, il faut distinguer trois cas de figure. Premièrement, le conflit d'intérêts potentiel : il n'existait pas de conflit ab initio, mais un événement survient qui pourrait le créer ; deuxièmement, le conflit d'intérêts apparent : le conflit dommageable est possible, mais les faits ne sont ni certains ni avérés ; troisièmement, le conflit d'intérêts avéré, qui doit donner lieu à sanction : il peut être démontré qu'un intérêt personnel a influé sur le comportement de la personne dans le cadre de ses fonctions ou de son mandat.

Le troisième objectif, enfin, est de délimiter le champ de la prévention des conflits d’intérêts.

La délimitation concerne tout d’abord l'objet, c'est-à-dire la nature du conflit d'intérêts. Il est désormais établi que le conflit d’intérêts n’est pas exclusivement financier. C'est la raison pour laquelle, sans doute, la déclaration de patrimoine devrait se muer en une déclaration d'intérêts.

La question des personnes visées est beaucoup plus compliquée. Certes c’est le parlementaire qui est le siège du conflit d’intérêts, mais il l’est à raison des relations qu’il entretient avec des tiers ; il faut donc déterminer les cercles qui seront concernés par les règles. Une fois encore, les exemples étrangers sont éclairants : on constate beaucoup d’incertitudes sur les qualifications utilisables et, lorsque des institutions dédiées à la prévention des conflits d'intérêts ont été créées, leurs rapports d'activité montrent l’extrême difficulté qu’elles rencontrent pour déterminer, au cas par cas, si tel ou tel doit être qualifié d'ami ou de relation, le sort qu'il convient de réserver au conjoint, à l’ex-conjoint, aux cousins... Elles sont ainsi amenées à entrer dans le détail de relations familiales et personnelles.

Enfin, la délimitation doit être envisagée sous l'angle de la temporalité : il ne faut pas s’intéresser seulement à la période du mandat, mais poser la question de l’après et même, dans une certaine mesure, de l’avant.

J’en viens aux exigences avec lesquelles ces objectifs doivent être conciliés.

Face à l’exigence de transparence qui guide ce qui précède, il est deux autres séries d’exigences auxquelles il convient de ne pas déroger.

J’insisterai tout particulièrement sur la première, à savoir les exigences propres au mandat parlementaire et, plus largement, au régime représentatif. S’il est légitime de faire en sorte que les parlementaires ne soient pas détournés de l'exercice de leur mandat – lequel, aux termes du premier alinéa de l'article 3 de la Constitution, concourt à l’exercice de la souveraineté nationale –, il est également nécessaire de tenir compte des spécificités de ce mandat, qui conduisent à ce qu’il soit exercé dans certaines conditions.

S’agissant du cumul du mandat parlementaire avec une activité professionnelle privée – étant entendu que le cumul avec une fonction publique est déjà strictement encadré et que le cumul de mandats se situe en dehors du champ de votre réflexion –, trois arguments plaident en faveur d'un régime raisonnable.

En premier lieu, rappelons une évidence : en démocratie, la représentation suppose la représentativité, donc la diversité. Dès lors, sauf obligation légale objective, nul ne doit être empêché de se présenter à une élection au motif qu’il ne pourrait pas exercer librement son mandat. Ainsi le groupe de travail sur la clarification des rapports entre la politique et l'argent, mis en place à l'Assemblée nationale en 1994 sous la présidence de Philippe Séguin, écartait-il expressément, dans son rapport, l’idée d'une incompatibilité de principe du mandat parlementaire avec toute activité professionnelle privée. Au demeurant, il est rare que les États démocratiques retiennent cette solution.

Les arguments sont connus : sociologiquement, la difficulté de reclassement des parlementaires à l'issue de leur mandat pourrait s'en trouver aggravée et conduire à un accroissement du nombre de fonctionnaires siégeant au Parlement ; juridiquement, le Conseil constitutionnel pourrait considérer qu'une telle solution porte une atteinte excessive au mandat parlementaire, puisqu’il estime que les incompatibilités doivent toujours être strictement interprétées ; politiquement, cela pourrait conduire à un appauvrissement du « vivier » démocratique en réduisant le nombre des candidats potentiels.

En deuxième lieu, c’est la liberté du mandat représentatif qui est en cause. En effet, l'élection est un acte-condition par lequel l'élu se trouve désigné, pour une période donnée, aux fins d'exercer une fonction sans que rien, en principe, ne puisse l'interrompre. Le mandat est un contrat de confiance entre les électeurs et l’élu, sans contrôle ni révocation possible pendant sa durée – cinq ans dans le cas des députés – et dont la sanction normale est, le cas échéant, une non-réélection. Ex ante, l'électeur voit sa liberté de choix protégée par les règles d'inéligibilité ; ex post, la confiance qu'il a placée dans son représentant se trouve garantie par le régime de protection du mandat et les incompatibilités.

Notre démocratie repose sur des fictions, à commencer par l’idée du choix libre et éclairé de l’électeur ; s’agissant du mandat, ces fictions, auxquelles je tiens, sont le caractère général du mandat – on est élu de la nation –, son caractère indépendant et irrévocable, ainsi que son caractère représentatif. Aussi ses conditions d’exercice doivent-elles être libres. En particulier, le choix de poursuivre ou d’interrompre une activité professionnelle annexe, dès lors que celle-ci ne présente pas de difficulté, doit être préservé.

En troisième lieu, la représentation est une fonction et non un métier, ce qui a notamment pour conséquence que les parlementaires perçoivent une indemnité et non une rémunération ou un salaire. Dans cette logique, il n’existe pas d’incompatibilité de principe avec une activité professionnelle parallèle, a fortiori si l'on admet que les électeurs se sont déterminés en connaissance de cause – et ont même pu fonder leur choix sur ce motif.

En définitive, c’est à un fondement de notre démocratie, le gouvernement du peuple par le peuple, qu'il serait porté atteinte si l’on instituait trop de contraintes ou d’entraves à l’exercice du mandat parlementaire, quand bien même on les justifierait par la volonté légitime de prévenir les conflits d’intérêts.

À côté de ces exigences propres au mandat parlementaire, s’imposent deux exigences générales que je ne fais qu’évoquer : le respect de la vie privée et le secret professionnel.

Quel intérêt y aurait-il à ce que les parlementaires soient contraints de livrer sur la place publique l’intégralité de leurs relations professionnelles, familiales et personnelles ? Je ne pense pas utile de savoir si un parlementaire verse une prestation compensatoire à son ex-conjoint et pour quel montant.

Quant au secret professionnel, imagine-t-on que des parlementaires soient conduits à le violer afin de livrer certaines informations ? On ne voit pas au nom de quoi on pourrait demander aux médecins ou aux avocats de divulguer la liste de leurs patients ou de leurs clients.

J’en arrive, après l’analyse des enjeux, aux solutions envisageables.

Il y a toujours des conflits d’intérêts, mais il n’y a jamais d’intérêt au conflit, en particulier entre les électeurs et les élus. Permettez-moi d’utiliser une formule un peu provocatrice, en invitant à ne pas basculer dans une logique d’« épuration éthique ».

L’examen des solutions renvoie à trois questions : l’instrument, les modalités, la structure.

S’agissant de l’instrument juridique, on a le choix entre un dispositif législatif organique et un code de déontologie ou d'éthique des députés. La deuxième solution a ma préférence car elle est à même de faire évoluer la culture parlementaire ; en matière d’éthique, le simple fait de  poser les questions est déjà une façon de les régler assez largement.

S’agissant des modalités, on peut opter soit pour un régime d'incompatibilités renforcé ou généralisé, ce qui suppose l’intervention du législateur organique, voire du constituant, soit pour un système reposant sur une déclaration individuelle d’intérêts, assortie éventuellement d’autres mécanismes.

L’option des incompatibilités me semble devoir être écartée. J’ai déjà exposé pourquoi une incompatibilité générale ne me paraît pas souhaitable. Un dispositif prévoyant des incompatibilités ciblées se heurtera quant à lui à la question des interstices et, surtout, sera condamné à l’a posteriori, c’est-à-dire à l’identification d’une incompatibilité nécessaire uniquement après qu’une affaire a eu lieu.

La déclaration individuelle d’intérêts présente à mes yeux de nombreux avantages. Mais elle ne peut sans doute, à elle seule, satisfaire le premier objectif que j’ai évoqué, à savoir restaurer la confiance du public. Il convient donc de réfléchir également à des mesures à caractère symbolique – le symbole, en démocratie, a son importance –, comme une prestation de serment rappelant, en début de mandat, les principes généraux dans lesquels s’inscrit le mandat, à l’instar de ce qui se pratique en Grande-Bretagne ou aux États-Unis. Les parlementaires britanniques s’engagent ainsi à respecter sept principes : intégrité, objectivité, désintéressement, imputabilité, transparence, honnêteté et leadership. La déclaration individuelle pourrait s’envisager selon une périodicité d’un an ; dans l’intervalle, en cas de modification significative de situation, le parlementaire déposerait, de sa propre initiative, une déclaration complémentaire. On pourrait ajouter une procédure de contrôle, permettant qu'une enquête puisse être diligentée sur plainte.

Concernant le champ d'application, il convient d’être prudent : il sera suffisamment complexe d’établir ce qui doit concerner le seul député.

En ce qui concerne la diffusion des informations, je suis convaincue que la confidentialité est nécessaire. En général, si la publicité est absolue, c’est que le système de déclaration est facultatif ; ceux qui déclarent leurs intérêts le font en sachant qu’ils seront publiés, tandis que d’autres y renoncent pour le même motif – et ils peuvent susciter la suspicion, ce qui n’est pas souhaitable.

Troisième point : la structure. Faut-il mettre en place une instance – déontologue, structure de déontologie – dédiée à la prévention du conflit d’intérêts, et à quel niveau ?

En l'état du droit français, la structure qui reçoit les déclarations de patrimoine, la Commission pour la transparence financière de la vie politique, n’est à l’évidence pas adaptée à ce dont nous parlons, qui dépasse la sphère financière. Pour que la Commission intervienne en matière de déontologie, il faudrait une modification législative, voire une modification législative organique, de son champ de compétence. Je pense pour ma part que la logique de mutation culturelle devrait conduire à privilégier une structure interne, apolitique, une partie de la charge incombant à l’administration parlementaire – qui transmettrait au Bureau les cas présentant des difficultés.

En conclusion, une proposition de synthèse pourrait être l'élaboration par l'Assemblée, sans recours à la loi, d'un code de déontologie ou d'éthique des députés, prévoyant que ceux-ci s'engagent, en début de mandat, par une prestation de serment et qu’ils déposent une déclaration annuelle d'intérêts confidentielle, complétée par une déclaration intermédiaire en cas de changement significatif, auprès d'une structure dédiée, laquelle serait investie le cas échéant de pouvoirs d'enquête sur plainte et informerait le Bureau.

M. le co-rapporteur. Je vous remercie pour cette approche juridiquement bien construite qui présente une option caractérisée, à savoir une structure déontologique gérée directement par notre Assemblée.

M. Gaëtan Gorce. Le débat est difficile. On en revient toujours à se demander si la suspicion est justifiée, s’il faut aller dans le sens de l’opinion, s’il faut renforcer les règles pour répondre à des préoccupations qui peuvent n’être que conjoncturelles... Cela dit, au regard des pratiques que les historiens décrivent sous la IIIe et la IVe Républiques, voire au début de la Ve République, on peut considérer que la situation générale s’est notablement assainie. Le niveau d’exigence de nos concitoyens s’est élevé dans la même proportion : plus le respect de l’éthique et des règles a progressé, plus les exigences de transparence se sont renforcées.

Certes la transparence a des défauts, puisqu’elle peut conduire aux dérapages que M. Carcassonne et vous-même avez évoqués. Mais, s’agissant de l’exercice de mandats publics, comment pourrait-elle ne pas être la règle, et l’absence de transparence l’exception ?

Notre réflexion est circonscrite à un champ qui n’est pas le plus essentiel puisque le Président de la République a chargé une autre commission d’étudier la question des membres du Gouvernement. En effet, le problème de l’indépendance se pose surtout au sujet des personnes ayant un pouvoir de décision : ministres, cabinets ministériels, très haute fonction publique. Les parlementaires exercent une influence plus qu’ils ne prennent de décisions ; la voix d’un député ne pesant que pour un cinq-cent-soixante-dix-septième, la menace qu’elle représente doit être relativisée... Nos concitoyens souhaitent néanmoins avoir l’assurance que la personne qui les représente le fait dans un esprit éthique et dans le souci de l’intérêt général, conformément aux fictions juridiques que vous avez mentionnées.

La solution de l’incompatibilité entre le mandat parlementaire et toute autre activité professionnelle semble unanimement écartée, mais pour des raisons qui ne me convainquent pas tout à fait. La règle applicable aux membres du Gouvernement ne pourrait s’appliquer aux parlementaires au nom de la représentativité, nous dit-on. Pourtant la représentativité, fondée sur le choix de l’électeur, est d’abord politique. En outre, l’incompatibilité existe déjà de jure pour les fonctionnaires et de facto pour les salariés du secteur privé. La mesure ne concernerait donc que les professions libérales. Le problème que cela pourrait soulever ne me semble pas insurmontable.

Si l’on veut cependant éviter le recours à des moyens aussi violents, le régime de la déclaration d’intérêts est une solution alternative. Il est difficilement imaginable que cette déclaration se réduise à une démarche seulement déontologique, c'est-à-dire à un acte de bonne volonté auquel les parlementaires se soumettraient parce que l’usage et le Règlement de cette maison les y inciteraient. La loi doit jouer pleinement son rôle : il faut que la déclaration d’intérêts soit obligatoire et complète, et qu’elle concerne, conformément à la définition du conflit d’intérêts retenue par le Conseil de l’Europe, l'ensemble des domaines où l’indépendance d’un parlementaire pourrait être mise en question.

Si l’on choisissait cette méthode, je crois moi aussi que la confidentialité permettrait d’avoir des déclarations plus complètes et mieux utilisées. La condition est de mettre en place une structure ad hoc. Il est difficile d’imaginer que le Conseil constitutionnel soit chargé de cette tâche ; et comme vous l’avez souligné, la Commission pour la transparence financière de la vie politique n’est pas équipée pour cela – mais il serait possible de redéfinir son statut et de lui donner des moyens de contrôle et de vérification.

Le conflit d’intérêts, vous l’avez dit, n’est pas en lui-même constitutif d’une infraction ; ce qui pose problème, c’est le fait qu’il puisse conduire à prendre une décision ou à obtenir un avantage durant l’exercice du mandat. Mais comment va-t-on constater l’infraction ? Est-ce la structure en question qui le fera ? Sera-t-elle à même de s’autosaisir ? Pourra-t-elle être saisie par un tiers ? Cela suppose-t-il une modification de la Constitution ? À titre personnel, je pense que l’autosaisine et la saisine par un tiers doivent être toutes deux possibles.

Reste à qualifier le conflit lui-même. Compte tenu de la nature de l’activité parlementaire, il est difficile de déterminer à quel moment l’infraction est constituée. On ne peut se fonder sur le vote ou sur l’intervention en séance puisque l’on se heurte au principe d’irresponsabilité. Sans doute des recommandations ou des interpellations en amont sont-elles préférables.

En revanche, si l’on décide de rendre la déclaration obligatoire, l’absence de déclaration doit être passible de sanction, de même qu’un comportement incompatible avec cette déclaration.

Cela ne règle pas les cas les plus délicats, notamment celui des avocats, pour lequel on butte sur la question de la confidentialité de la clientèle. Il me paraît difficile de ne pas ajouter un cas d’incompatibilité spécifique, quitte, comme vous l’objectez, à en découvrir d’autres. Comment éviter l’interdiction d’exercer une profession qui peut conduire à favoriser certains intérêts ? Mais peut-être faut-il que les incompatibilités soient modulées selon la fonction occupée au sein du Parlement – avec application d’un régime plus strict aux membres du Bureau, présidents de commission et présidents de groupe.

Je suis assez réservé sur les sanctions de nature pénale et enclin à privilégier la publicité du constat et de la recommandation, voire les sanctions internes. L’inéligibilité me semble une sanction exorbitante.

M. Christian Eckert. Mes questions rejoignent celles de M. Gorce. Pourquoi êtes-vous, semble-t-il, aussi défavorable à la transparence ? Quelles pourraient être les sanctions dans le dispositif qui a votre préférence ?

Mme Anne Levade. Si je retiens une solution de souplesse, c’est que nous sommes clairement aux confins du droit et de l’éthique. On rencontre ces problèmes difficiles dans bien d’autres domaines et l’on sait qu’il est toujours plus prudent de faire évoluer les choses progressivement et de l’intérieur, en développant une culture de la déontologie au sein d’une structure, plutôt que de fixer des règles qui peuvent paraître satisfaisantes mais sont nécessairement très contraignantes et difficiles à mettre en œuvre.

Le fait de choisir la solution d’un système de déontologie ne signifie nullement que l’on adopte une logique de l’entre-soi, permettant de régler ses affaires entre amis. La déontologie est au contraire ce qu’il y a de plus noble dans la mise en place des règles de vie en micro-société, puisqu’elle dégage des principes auxquels on décide soi-même de souscrire après avoir intégré tel ou tel cercle.

Par ailleurs, même si mon propos a pu paraître un peu vif, je ne suis pas hostile à la transparence. Nulle démocratie ne peut en faire l’économie. L’élévation constante du niveau d’exigence évoquée par M. Gorce signifie que les citoyens sont mieux informés, mais elle présente néanmoins des travers et des risques. Il faut admettre que tout n’a pas à être immédiatement connu ou divulgué. Dans plusieurs cas, les inconvénients d’une divulgation entière dépassent les avantages. On pourrait exporter ce propos à l’affaire Wikileaks, qui excède cependant le champ de notre discussion.

Toujours est-il que connaître par le menu la déclaration d’intérêts d’un parlementaire n’apporte rien à l’échelle du grand public, hormis la satisfaction de quelques appétits malsains. Et je trouve légitime que tout individu, parlementaire ou non, entende conserver pour lui certaines informations relevant strictement de sa vie privée.

Je le répète, je suis favorable à une transparence raisonnable, qui est la condition de la confiance entre les électeurs et les élus. Mais la transparence ne doit pas imposer au parlementaire ou à tout autre responsable de se présenter nu devant la nation. Il faut admettre et rappeler des règles et principes que l’on s’applique à soi-même et que l’on respecte volontiers pour des élus que l’on connaît individuellement, mais qui se trouvent singulièrement infléchis lorsqu’on vise les élus dans leur globalité.

S’agissant de l’instrument, la solution du code de déontologie présente deux avantages.

Premièrement, M. Gorce l’a rappelé, la situation d’un membre du Parlement est différente de celle d’un membre du Gouvernement. Sans doute faut-il distinguer aussi celle d’un député et celle d’un sénateur. Il me paraît donc logique et légitime que l’on consacre des démarches parallèles à ces différentes problématiques, l’idée étant que chacun est mieux à même de déterminer les règles à mettre en œuvre pour ce qui le concerne directement.

Deuxièmement, le choix d’une formule juridiquement légère a l’avantage de permettre des modifications ultérieures. La loi canadienne de 2004 a déjà été révisée à trois reprises, c'est-à-dire quasiment après chaque remise du rapport du commissariat aux conflits d’intérêts. Cela prouve bien que des ajustements constants sont nécessaires, mais les règles de droit n’ont pas vocation à être modifiées sans cesse ; il est donc sans doute plus sage, dans un premier temps, de retenir une solution intermédiaire, susceptible de faire évoluer les mentalités et prévoyant, comme M. Gorce le suggère, les cas où il y a absence de déclaration, où le contenu de la déclaration soulève des doutes – sans que, pour autant, on le dévoile – ou bien semble incomplet. C’est du reste ce que prévoit la loi organique pour les déclarations de patrimoine : la Commission pour la transparence financière de la vie politique peut demander des informations complémentaires et contester le détail et la régularité de la déclaration, sans que, pour autant, celle-ci fasse l’objet d’une publication.

Bref, retenir dans un premier temps la solution d’un code de déontologie n’est nullement un aveu d’échec, mais au contraire une manière prudente d’avancer. De plus, un tel code pourra être incitatif alors que la loi est en principe exclusivement normative. Par exemple, le Conseil constitutionnel pourrait considérer qu’une disposition énonçant l’objectif de restauration de la confiance – à l’instar du droit canadien – est dépourvue de portée normative, car il s’agit bien plus d’une déclaration d’intentions à vocation politique.

Un code de déontologie pourrait, à terme, devenir une composante du Règlement de l’Assemblée, donc être soumis au contrôle du Conseil constitutionnel en amont. Ce serait un instrument que l’on pourrait, en tant que de besoin, faire évoluer pour tenir compte de ce que la pratique aurait pu révéler.

S’agissant de la structure, je n’ai pas d’opinion tranchée. Faut-il faire évoluer la Commission pour la transparence financière de la vie politique ou créer une autre instance ? Dans la logique d’un code de déontologie, une structure interne – que les parlementaires pourraient eux-mêmes solliciter de façon spontanée lorsqu’ils ont un doute – me semble souhaitable. Par ailleurs, je suis très favorable à la mise en place de mécanismes d’autosaisine et sur plainte d’un tiers. Je ne serais même peut-être pas hostile à ce que, sous réserve de confidentialité, un électeur puisse, alors même qu’il n’aurait pas eu connaissance de la déclaration d’intérêts, émettre une plainte pour obtenir l’assurance que la situation du parlementaire est bien contrôlée.

M. Christian Eckert. Ne pourrait-on imaginer une sorte de filtre permettant de rendre publique une partie seulement de la déclaration d’intérêts ? Cela permettrait, avec la possibilité de saisine offerte à tout citoyen, d’éviter tant les inconvénients de la transparence totale que ceux de la confidentialité totale.

Mme Anne Levade. Ce n’est pas inenvisageable, mais cela suppose une délimitation supplémentaire, ce qui n’est jamais simple. Par ailleurs, il faut dissocier ce point de la possibilité pour un tiers de formuler une plainte, celle-ci pouvant porter aussi bien sur la partie dont il a connaissance que sur l’autre – en se fondant, dans ce cas, sur des soupçons ou des rumeurs.

Pour en revenir à la question des avocats et du secret professionnel, il n’y a pas de règle absolue. Plus la structure est spécialement dédiée et plus ses pouvoirs sont précisément définis, plus il est possible d’admettre des limites au secret professionnel. Quelle que soit la profession, je suis résolument hostile à une incompatibilité absolue.

M. le co-rapporteur. Nous aurons l’occasion d’y revenir. L’article L.O. 149 du code électoral définit de façon assez claire le régime d’incompatibilité mais il ne concerne que les avocats déjà inscrits au barreau au moment de leur élection. Il appartient à l’Ordre des avocats de faire respecter les dispositifs en place, mais le corpus juridique existe. Le problème concerne les « mutants », c'est-à-dire les personnes qui n’exerçaient pas le métier d’avocat avant d’être élues. Dans la pratique, elles exercent principalement une activité de conseil et ne plaident presque jamais. Nous devons réfléchir à cette difficulté, tout en nous gardant de prendre des dispositions de manière purement réactive.

Concernant le code de déontologie et l’idée d’un déontologue, Mme Grosskost et moi-même formulerons des propositions. Mais il est certain que nous serons publiquement interpellés. Il y a quelques années, certains faisaient l’éloge des codes de déontologie dans le monde de la finance. On sait ce que cela a donné !

Je n’en suis pas moins persuadé que c’est une démarche de pédagogie qui fera évoluer nos assemblées. Peut-être faudra-t-il agir de façon très sectorisée, étant donné que les réponses existent déjà globalement. À cet égard, l’arborescence que vous avez établie nous sera très utile.

Mme Anne Levade. Pour ce qui est des avocats, la question des « mutants » est en effet sensible. Cela étant, la tentation de « recruter » un parlementaire dans quelque structure privée que ce soit, fût-elle un cabinet d’avocat, est discutable. Interdire la « mutation » ne me semblerait pas choquant à condition que la disposition s’applique à tout type d’activité professionnelle. Il ne me semblerait pas exagérément contraignant pour un parlementaire de s’engager à ne pas exercer, pendant la durée de son mandat, des fonctions différentes de celles qu’il avait antérieurement.

M. le co-rapporteur. Madame le professeur, je vous remercie.

- Audition, ouverte à la presse, de M. Jean Marimbert, directeur général de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS), accompagné de Mme Elisabeth Hérail, chef du service des affaires juridiques et européennes, et de Mme Marie-Laure Godefroy, responsable de la cellule de veille déontologique

M. Jean-Pierre Balligand, co-rapporteur. Nous recevons maintenant M. Jean Marimbert, directeur général de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS), avec qui nous allons examiner comment la question de la prévention des conflits d’intérêts est traitée dans le domaine particulier de la santé.

M. Jean Marimbert, directeur général de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé. Permettez-moi de vous renvoyer, pour compléter mon propos, à mon intervention du 11 octobre dernier devant la Commission de réflexion pour la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique. L’approche que je vais développer devant vous est, vous l’avez dit, sectorielle : il s’agit d’analyser la problématique des conflits d’intérêts dans le domaine de la santé publique, et plus spécifiquement de la sécurité sanitaire des produits de santé.

La question des conflits d’intérêts revêt une acuité toute particulière en matière de santé publique, pour un ensemble de raisons dont certaines sont spécifiques à la France.

Parmi les raisons générales, il y a tout d’abord le fait que la protection de la santé publique est une mission cruciale de l’État et l’une des moins contestées. Il y a ensuite le caractère très sensible des enjeux – puisqu’il est question de la vie des individus. Il y a enfin, et par voie de conséquence, l’intensité particulièrement forte des controverses dans ce domaine, comme le montre l’actualité.

Mais il existe aussi des facteurs particuliers à notre pays. On ne peut pas ignorer, tout d’abord, l’impact durable des drames sanitaires que nous avons connus. Ensuite, rares sont les pays qui, comme le nôtre, ont inscrit le principe de précaution dans leur loi fondamentale ; au-delà des controverses sur sa portée, le fait que ce principe figure dans la Constitution a modifié la perception des problèmes. Enfin, le rapport de nos concitoyens à l’expertise a beaucoup changé : le savoir de l’expert est désacralisé, notamment en raison de la diffusion plus large de l’information sur les questions de santé ; l’expert est plus fortement exposé au débat public, du fait de la médiatisation grandissante des sujets. Le sachant ne peut plus être cru seulement parce qu’on lui fait crédit de sa compétence ; on attend aussi de lui l’impartialité et la transparence.

Dans le domaine particulier des produits de santé, la problématique des conflits d’intérêts a des caractéristiques spécifiques.

Cette spécificité tient au fait que le processus de développement des produits de santé associe des opérateurs privés et des scientifiques évoluant dans des collectivités publiques : très en amont, des centres publics académiques ou de recherche élaborent des concepts thérapeutiques, lesquels sont repris par des opérateurs privés aux fins de développement ; et plus en aval, les scientifiques participent aux essais cliniques, dont les promoteurs sont le plus souvent des opérateurs privés. L’interaction est donc permanente, sans même parler du consultanat, dans le cadre duquel certains apportent leur expertise, régulièrement ou au sujet d’un produit particulier, parallèlement à des activités académiques ou hospitalières. Le processus même de développement de l’innovation thérapeutique est fait de cette interaction entre opérateurs privés et experts.

Il en résulte, bien sûr, l’absolue nécessité d’un dispositif explicite et robuste de déclaration des liens d’intérêt et de prévention des conflits d’intérêts.

Mais s’il faut assurer l’impartialité des processus d’évaluation, il ne faut pas sacrifier la qualité scientifique de l’évaluation. Or en général, les meilleurs experts d’une innovation sont aussi ceux qui ont le plus de rapports avec l’opérateur qui la développe. Cette contradiction, comme j’ai pu le constater depuis sept ans, n’est pas simple à gérer. La participation des meilleurs connaisseurs d’un produit doit être équilibrée par celle de scientifiques qui le connaissent moins mais qui ont une solide expérience.

Toutes les agences existant dans le monde ont élaboré une doctrine de classification des liens d’intérêt. Si l’on retenait comme règle l’interdiction pour un expert de participer à une quelconque évaluation dès lors qu’il a eu, à un moment ou à un autre, un lien d’intérêt avec une firme, le vivier des experts serait très vite tari. Nous distinguons donc les liens générant des conflits d’intérêts importants et les liens mineurs ; le consultant régulier d’une firme ne pourra pas participer à l’évaluation d’un produit de cette firme, non plus que l’investigateur principal sur le produit.

Mais il ne faudrait pas oublier que les risques de biais dans les processus d’évaluation ne viennent pas seulement des liens avec les opérateurs privés : d’autres facteurs peuvent nuire à l’impartialité, par exemple la prédominance d’un courant de pensée, ou encore les rivalités et la concurrence entre les experts.

Quels leviers utiliser pour assurer au mieux l’impartialité de l’évaluation ?

Tout d’abord, bien sûr, il faut un système de déclaration des liens d’intérêt et de prévention des conflits d’intérêts. Pour être efficace, il doit être explicite, faire l’objet d’une procédure et donner lieu à une application effective dans le fonctionnement quotidien. Mais la déclaration de liens d’intérêt ne suffit pas : il faut assurer la gestion du contenu des déclarations, c’est-à-dire en tirer les conséquences dans l’organisation du processus d’évaluation.

Je crois beaucoup, en deuxième lieu, à la collégialité et à la pluridisciplinarité. Plus on brasse, plus on renouvelle, plus on organise des débats associant des spécialistes divers, et plus on minimise le risque qu’un lien d’intérêt qui aurait échappé au dispositif d’encadrement ait un réel impact sur la décision finale.

Je crois également beaucoup à la transparence. J’ai décidé à partir de la fin de l’année 2005 – et c’était une petite révolution par rapport à la tradition de secret dans le milieu pharmaceutique – la mise en ligne de comptes rendus synthétiques des séances, progressivement pour toutes les commissions. Nous avons commencé par la pharmacovigilance. On peut donc, s’agissant des polémiques sur le Mediator, se reporter aux comptes rendus qui ont été publiés depuis cette époque ; on peut contester ce qui a été fait, on ne peut pas contester qu’il y a eu transparence. Cette transparence oblige à faire figurer dans les comptes rendus les liens considérés comme générant des conflits d’intérêts importants – et conduisant, pour cette raison, à demander à la personne concernée de ne pas participer à une réunion.

Enfin, il faut s’appuyer sur une bonne évaluation interne. Les organismes publics tels que le nôtre doivent avoir en leur sein des compétences leur permettant de ne pas être totalement dépendants de l’expertise externe. Celle-ci doit interagir avec l’analyse interne effectuée par des agents permanents – eux-mêmes soumis à une déclaration d’intérêts, d’ailleurs souvent réduite à néant du fait de leur origine.

Il est également important d’assurer le renouvellement de l’expertise, en évitant de trop recourir à la cooptation. C’est la raison pour laquelle nous avons, à partir de 2006, à chaque renouvellement de commission – donnant lieu de notre part à une proposition au ministre de la Santé –, ou à chaque renouvellement de groupe de travail, procédé par appel public à candidatures, diffusé aussi largement que possible et suivi d’un jury de sélection ; cela permet que 30 à 40 % des membres soient de nouveaux experts.

Quelques mots enfin sur les résultats obtenus – qui montrent la nécessité d’un effort de longue haleine.

Incontestablement, l’institution que je dirige depuis sept ans a fait des progrès dans la transparence. Alors qu’en 2000, 84 % des experts du vivier faisaient une déclaration, à la mi-2010 99,5 % d’entre eux satisfaisaient à cette obligation ; et alors qu’auparavant les déclarations étaient souvent anciennes, ce qui nuisait évidemment à la crédibilité du dispositif, aujourd’hui plus de 90 % d’entre elles ont moins d’un an.

Néanmoins nous avons encore des difficultés. La règle est qu’un lien d’intérêt important doit être diagnostiqué avant la séance ; en cas de besoin, le président de séance, qui est lui-même un scientifique, doit rappeler à ses collègues que, s’ils ont un tel lien, ils doivent sortir au moment du débat sur le point en cause. Mais malgré cela, il est encore des cas dans lesquels l’expert, probablement par manque de compréhension, et même s’il garde le silence, reste dans la salle. Sans doute la conception française de l’impartialité est-elle beaucoup plus subjective que la conception anglo-saxonne : celui qui se juge honnête considère qu’il n’y a pas de problème. Il faut dépasser cette vision, la véritable question étant de savoir si la manière dont un processus d’évaluation est organisé apparaît bel et bien comme assurant l’impartialité. Ce qui est demandé aux experts n’est pas une contrainte d’ordre bureaucratique, mais conditionne la crédibilité du dispositif.

Il faut continuer à mettre l’accent sur les disciplines liées à la déontologie de l’expertise, à demander à nos experts de faire des déclarations en temps et en heure ainsi que de les actualiser régulièrement, de sortir de la salle lorsqu’ils ont un lien d’intérêt important ; mais il convient aussi de veiller à valoriser davantage l’apport des experts en santé publique, dans leur immense majorité profondément honnêtes et très attachés à la santé publique. Ils consacrent une partie de leur temps à venir chez nous pour participer à nos réunions, en sus de leurs charges hospitalières ou universitaires. Leur apport à la santé publique et à la sécurité sanitaire doit être beaucoup mieux valorisé, sur le plan matériel, sur le plan symbolique et surtout sur le plan professionnel : aujourd’hui, cet apport ne compte pas pour grand-chose pour décider si tel ou tel universitaire ou hospitalier doit avoir une promotion. La participation à un travail d’expertise doit être reconnue comme une véritable contribution à la santé publique.

Mme Elisabeth Hérail, chef du service des affaires juridiques et européennes de l’AFSSAPS. Je voudrais insister sur l’importance de la gestion opérationnelle, en interne, de tout système de déontologie. Le support théorique est évidemment important, mais la mise en œuvre doit se faire par le contact permanent avec les équipes : ce n’est pas toujours au plus haut niveau qu’il faut agir ; c’est au quotidien, notamment au niveau des secrétariats des commissions, que s’effectue avec les évaluateurs le travail de vérification sur les liens d’intérêt.

Mme Marie-Laure Godefroy, responsable de la cellule de veille déontologique à l’AFSSAPS. Depuis la création de l’Agence en 1993, diverses mesures ont été prises en interne en matière de déontologie – obligation de déclaration d’intérêts, dispositions sur les cadeaux qui pourraient être reçus, règles d’intervention du personnel et des experts. Les évolutions législatives ont permis de fixer de grands principes, qu’il faut aujourd’hui décliner en les adaptant à chaque cas pratique. Il me revient ainsi de résoudre au quotidien des problèmes de conflits d’intérêts, en jouant un rôle de conseil auprès du personnel, des experts ou de personnes extérieures. Les règles déontologiques tirées des principes légaux ne doivent pas être trop précises : il ne faut pas vouloir encadrer toutes les situations individuelles ; il convient seulement de donner des repères aux personnes concernées afin qu’elles puissent réfléchir à leur propre situation.

M. Christian Eckert.  Jusqu’où la déclaration d’intérêts va-t-elle ? Vous en tenez-vous aux données strictement professionnelles ou incluez-vous des dimensions plus personnelles, concernant la famille et l’entourage ?

Vous dites assurer la transparence des déclarations d’intérêts : constatez-vous des inconvénients à ce système ?

J’apprécie l’importance que vous attachez à l’idée de collégialité. Pour exercer la fonction de déontologue, mieux vaut une équipe plutôt qu’une seule personne.

L’idée qu’un code de déontologie ne saurait être trop précis me paraît également importante. Le même raisonnement nous conduit à nous interroger sur la nécessité de légiférer au sujet des parlementaires car il est difficile de couvrir tout le champ des possibles, tant il est vrai que nombre de sujets dont nous traitons au Parlement, par exemple la fiscalité ou les retraites, touchent chacun d’entre nous ainsi que notre entourage.

M. le co-rapporteur. Le périmètre des conflits d’intérêts n’est pas facile à définir… Comment fixe-t-on la ligne blanche, sans trop empiéter sur la vie de chacun ?

Mme Marie-Laure Godefroy. La loi pose le principe général que les experts et les agents de l’AFSSAPS ne peuvent pas avoir d’intérêts directs ou indirects dans une affaire qu’ils traitent pour le compte de l’Agence. Dans la déclaration d’intérêts, précisée en 2005 mais qui existe depuis 1993, nous demandons que figurent les intérêts financiers – s’étendant à ceux du conjoint, des parents et des enfants –, les intérêts personnels – c’est-à-dire les activités régulières pour des firmes pharmaceutiques – et les activités ponctuelles de conseil, essais cliniques et études scientifiques. Lorsqu’un expert est responsable d’une institution, d’un service ou d’une association, on lui demande de déclarer les liens financiers existant avec des firmes pharmaceutiques.

Ces déclarations d’intérêts sont rendues publiques. En miroir de ces liens d’intérêt, nous présentons les conflits d’intérêts qu’ils peuvent créer. La question est de savoir si les liens d’intérêt peuvent ou non nuire à l’impartialité de l’expertise. Nous distinguons donc les intérêts importants et ceux qui, bien qu’ils doivent être déclarés, n’empêcheront pas la participation à l’évaluation.

M. Jean Marimbert. La question des proches est certainement l’une des plus délicates à gérer. Toutes les agences n’ont d’ailleurs pas adopté les mêmes solutions. En France, nous demandons aux experts de déclarer si leur conjoint ou l’un de leurs ascendants et descendants travaille dans une industrie régulée par l’Agence. Nous en tirons des conséquences, graduées selon le niveau de responsabilité de ce proche parent et son implication dans la fabrication du produit qu’il s’agit d’évaluer. D’autres agences, notamment l’agence européenne, demandent une déclaration des liens familiaux, mais s’en tiennent là. C’est l’illustration de la difficulté à laquelle nous sommes confrontés : où s’arrêter en ce qui concerne l’entourage ? Il faut veiller à ne pas trop s’immiscer dans la vie privée des personnes.

M. le co-rapporteur. Merci de nous avoir apporté votre éclairage.

La séance est levée à 12 heures 45

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