Accueil > ÉvénementsProjection en avant-première du film « L'Affaire Salengro» d'Yves Boisset > Éloge funèbre de M. Roger Salengro - Chambre des députés, 24 novembre 1936

 

Roger Salengro

Éloge funèbre à la Chambre des députés
séance du 24 novembre 1936

 

PRÉSIDENCE DE M. ÉDOUARD HERRIOT

M. le président. La séance est reprise.

[...]

Éloge funèbre de M. Roger Salengro, ministre de l'intérieur

M. le président. Messieurs (MM. les députés se lèvent), cette séance s'ouvre dans ce deuil. Si j'exprime ainsi notre commune pensée, vous sentez bien que ce n'est pas pour satisfaire aux rites, au formulaire de la tradition. La mort de M. Roger Salengro, député, maire de Lille, conseiller général, ministre de l'intérieur, a provoqué l'émotion la plus profonde chez tous ceux qui ne croient pas ridicule d'avoir du cœur, parmi celte population de Lille dont nous venons d'observer l'immense affliction, dans ces innombrables foules du Nord accourues pour saluer le lugubre convoi, dans tout ce peuple de France qui, suivant un mot célèbre, a des entrailles; une autorité spirituelle, parmi les plus hautes, voulut, dans ces affreuses circonstances, prononcer les paroles de la justice et de la bonté. (Applaudissements.)

Le chagrin ne sera nulle part plus vif que dans cette enceinte. Au cours d'un débat cruel, nous avions vu Roger Salengro supporter la plus dure des épreuves avec l'apparente impassibilité d'un vieil homme d'État ; nous avions entendu sa protestation si pénétrante, que ses dernières lettres renouvellent. On devait penser que le libre verdict du tribunal militaire, la décision de trois Français qu'un respect unanime entoure, votre si large suffrage, confirmant le suffrage direct de la souveraineté populaire, mettraient fin à ce drame. Il n'en a rien été. Roger Salengro a voulu, selon ses propres termes, rejoindre celle dont l'affection l'eût sans doute préservé.

On s'incline avec émoi devant ce destin brisé. Démocrate ardent et même fougueux dès sa jeunesse, ayant acquis des convictions socialistes qu'il ne reniera jamais, démontrant ainsi une loyauté que traduisait la limpidité de son regard, fier de caractère comme d'aspect, notre collègue avait su, cependant, se concilier des affections et des sympathies bien au-delà du cercle de son parti. On ne pourrait sans le défigurer méconnaître sa foi politique, la précision doctrinale avec laquelle il se réclame de Jules Guesde et de Paul Lafargue, de Gustave Delory et d'Henri Ghesquière. Son action révèle tout ce qu’il y avait en lui de bienveillante humanité. Maire depuis 1925, dans un hôtel de ville par lui recréé, il conçoit des institutions conformes à ses idées : cité universitaire, cité hospitalière et, surtout, en vertu d'une prédilection, des œuvres pour les enfants. Depuis plus longtemps, il appartient au conseil général du Nord; il y a reçu, lors de son dernier retour, même de ses adversaires, les preuves les plus touchantes d'attachement et c'est le président de cette grande assemblée qui, déplorant la perte de celui dont il revendiquait l'amitié a loué son esprit de réserve et de conciliation. Dans cette Chambre où il siégeait depuis 1928, Roger Salengro, en dehors du problème des sinistrés dont il recueille les éléments sur place, traite les questions que lui recommandent ses principes et son expérience: chômage, crise économique, organisation de la production, extension de l'enseignement.

Au mois de juin dernier, il devient ministre de l'intérieur. Jour par jour, heure par heure, les difficultés l'assaillent; les critiques ne lui sont pas épargnées, malgré ce qu'il y a d’écrasant dans sa tâche. Messieurs, pour bien juger, il faut bien comprendre. Les conflits intérieurs qui avaient engendré tant de trouble, des convulsions qui avaient provoqué, elles aussi, de cruelles blessures, la difficulté économique, en bien des points l'exiguïté des salaires, la fièvre même du succès et de l'espoir ont mis dans les esprits un tumulte qu'il fallait confier à la sagesse plus qu'à la' force le soin d'apaiser. (Applaudissements.) Sans doute, c'est la loi qui doit avoir le dernier mot. Rien ne servirait de forger des textes nouveaux si l'ensemble de la législation ne devait être respecté. Nous ne devons cesser de dire à notre peuple que la meilleure façon de lutter contre la contagion de la dictature est de prouver que les disciplines de la liberté donnent, pour l'ordre, de meilleurs résultats que les sommations de la tyrannie. (Vifs applaudissements.) Mais, pour franchir une période redoutable, il fallait du tact, des ménagements, une prudence intelligente et Roger Salengro mérite à son tour cette justice qu'il n'a pas eu de sang français sur les mains (Nouveaux applaudissements.)

La lutte l'avait épuisé, la calomnie l'a tué. Ne trouvez-vous pas pénible, mes chers collègues, que nous ayons eu à recevoir de l'étranger tel démenti catégorique à de prétendues informations produites contre l'un des nôtres sur notre sol ? (Vifs applaudissements prolongés.) C'est un prêtre de la campagne française qui nous donne l'exemple de la vérité. Le curé du village de Theizé fut, en captivité, le compagnon de Roger Salengro. Il nous le montre choisi comme chef par des prisonniers invités à travailler dans une usine de guerre : il l'a entendu protester ; il l'a vu inflexible devant les fusils abaissés ; il nous décrit sa fière attitude en face du tribunal qui le juge, son départ pour le cachot, puis pour le camp de répression. On sait cela maintenant. N'avons-nous pas le droit de montrer comment des Français, d'opinion diverse peut-être, mais d'égale bonne foi, peuvent se concilier au nom de la droiture et du dévouement au pays ? (Applaudissements.)

Cet hommage ne parvient plus que sur une tombe. Je le joins aux condoléances que j'adresse à la famille désolée de notre collègue, à sa chère cité de Lille, au Gouvernement dont il était membre, à M. le président du conseil, si courageux pour lui-même, si sensible pour ses amis (Applaudissements prolongés), à son parti. Il serait proprement intolérable de vouloir, comme certaines déclarations le suggèrent, exclure de la solidarité nationale des Français parce qu'ils professent des opinions avancées. Le progrès social, en récompensant tant de sacrifices désintéressés des travailleurs au cours de notre histoire, n'a-t-il pas au contraire pour objet et pour résultat d'intégrer plus profondément chaque jour les éléments populaires dans la patrie ? (Applaudissements.) Il apparaît ainsi à qui veut voir de haut comme un acte de reconnaissance et comme une œuvre de prévision.

La conclusion d'un tel drame, c'est vous mes chers collègues, qui l'avez dégagée par votre vote : il nous faut une loi contre la calomnie. (Vifs applaudissements prolongés.) Il ne s'agit pas de supprimer ou de restreindre pour l'écrivain politique pour le polémiste le droit d'exprimer sa pensée. (Vifs applaudissements.) Il s'agit d'attacher à ce droit ses conséquences naturelles. (Nouveaux applaudissements.) L'honneur de la liberté c'est la responsabilité. (Nouveaux applaudissements.) Il s'agit de dire qu'il n'est plus possible de permettre aux uns de tout oser dans l'impunité pratique, d'obliger les autres à tout supporter. (Applaudissements.) Qui veut être pleinement libre doit accepter d'être pleinement responsable sans se couvrir, comme il arrive souvent, d'un pauvre hère dont l'actuelle condition semble un reliquat du servage.

Mais, plus encore qu'un problème législatif, la mort de Roger Salengro pose un problème moral. Allons-nous en finir avec cette éducation à rebours par le commerce lucratif du scandale ? (vifs applaudissements.) Allons-nous en terminer avec les assauts de la violence et les agressions d'une calomnie qui franchit nos frontières et cause au prestige français de redoutables dommages ? (Applaudissements.) N'aurons nous pas un sursaut ? Pour défendre jusqu'aux formes les plus précieuses de notre culture, n'obtiendrons-nous pas le concours de tous les Français fidèles au génie de la race contre nos mœurs qui risquent de nous conduire, avec une sorte de fatalité, à des luttes civiles ? (Applaudissements.) Il y a plus, mes chers collègues. Dans le moment même où, à Saint-Chamas, tant de braves gens que nous saluons bien bas (Applaudissements) donnent leur vie pour la défense nationale, lorsque la protection de la paix exige le zèle le plus vigilant, l'horreur de tels drames, c'est qu'ils détournent notre attention des périls courus par notre pays, c'est qu'ils rendent contre lui les attaques plus audacieuses, c'est qu'ils semblent ouvrir des espérances à la convoitise, à la haine. (Applaudissements). Il est beau de se réconcilier d’un seul élan, à la minute suprême comme l'ont toujours fait les Français. Il est plus difficile, mais plus utile à la nation d'éviter cette héroïque extrémité, de pratiquer, d'imposer le respect mutuel dans le dévouement à l'action commune. Mes chers collègues, rien ne ramènera plus parmi nous Roger Salengro ; de ce point de vue toute parole est vaine; mais, si nous le voulons, les réflexions provoquées par sa mort peuvent servir la France qui demeure. Nous n'avons pas le droit, nous, ses fils, de fournir de mauvais prétextes à ceux qui contestent sa beauté morale; nous n'avons pas le droit de laisser menacer son unité et voiler sa grandeur. (Vifs applaudissements prolongés et répétés.)

M. Léon Blum, président du conseil. Je demande la parole.

M. le président. La parole est à M. le président du conseil.

M. le président du conseil. Messieurs, au nom des membres du Gouvernement, je remercie M. le président de la Chambre pour les paroles si nobles et si belles dont il a honoré la mémoire de celui qui a été notre collègue et notre ami.

Je remercie la Chambre, et de tout mon cœur j'aurais voulu pouvoir dire la Chambre entière (Vifs applaudissements), de les avoir entendues avec tant de sympathie, tant de tristesse et tant de recueillement. (Vifs applaudissements.)

M. le président. La Chambre voudra sans doute lever sa séance en signe de deuil. (Assentiment.)

La séance est levée.

(La séance est levée à onze heures, vingt-cinq minutes.)

Le Chef du service sténographique de la Chambre des députés,
Georges Dutot