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Semaine franco-russe à l'Assemblée nationale

Lecture croisée franco-russe par la troupe de la Comédie française en présence
de M. Oleg Morozov, Vice-président de la Douma d’État de la Fédération de Russie
et d’une délégation de députés russes

Mardi 8 juin 2010

Lecture croisée franco-russe par la troupe de la Comédie française en présence de M. Oleg Morozov, Vice-président de la Douma d’État de la Fédération de Russie et d’une délégation de députés russes

Édouard Herriot

La Russie nouvelle

 

Plusieurs fois président de la Chambre des députés puis de l’Assemblée nationale, Edouard Herriot est un démocrate libéral qui n’a pas de sympathies pour le système soviétique, mais souhaite dès 1924 maintenir de bonnes relations entre Paris et Moscou.

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La vieille Russie est morte, morte à jamais. Pour lui dire adieu, je suis allé voir, une dernière fois, sur la place Rouge, l'église du bienheureux Basile, avec son bouquet de dômes aux couleurs violentes, ses formes paradoxales, plus étranges encore du fait des badigeonnages qui font éclater de couleur les petits carreaux de faïence. Par la porte du Sauveur, j ai vu, en pensée, sortir la procession rituelle des Rameaux, où le tsar, couronne en tête, devait mener par la bride le cheval caparaçonné du patriarche : symbole de la soumission du temporel au spirituel. Et le peuple, nous dit la chronique, se courbait vers la terre comme un jonc. Le peuple, celui qui fréquente encore l'église, je l'ai entendu chanter debout, tête nue, à l'appel du pape, dans les sombres petites chapelles dont chacune, autrefois, rappelait une victoire... Puis je me suis fait conduire à la terrasse classique du mont des Moineaux.

Mais combien je préfère, à cette vue célèbre, celle que j'aurai sur Moscou, sur ses coupoles d'or pur, sur la rivière toute proche, à l'entrée du rouge mo­nastère de Simonoff. Je passe l'enceinte. C'est là, dans le silence, dans l'émoi d'un automne languis­sant, que j'apercevrai le mieux son image. Le couvent forme, lui aussi, comme un petit Kremlin : mêmes murs, mêmes tours aux tons de sang séché ou de vert passé. Jadis, les moines qui s'enfermaient ici commandaient à dix mille serfs. A l'intérieur du mur, voici des jardins, des vergers, de la prairie. Les monuments disparates, bariolés, se distribuent comme par hasard, au sein de l'enclos. Une chapelle, dans le style de la Renaissance russe, s'allonge à la façon d'un palais florentin ; mais un goût douteux l'a diaprée de rouge et de vert, de jaune et de noir, comme une guérite de soldat. L'église, du quinzième siècle, ne reçoit plus de fidèles ; la large et haute ico­nostase, de plus de vingt mètres de hauteur, élève jus­qu'à la coupole ses trois étages de panneaux dorés, d'un or si pur qu'on le dirait posé d'hier sur les colon­nes à décoration de feuillage ; dans les cartouches où revivent les scènes de l'Ancien et du Nouveau Tes­taments,  de charmants  paysages,  cueillis  dans  la campagne russe, évoquent les incidents de l'hiver, les joies de l'été. L'or des bouleaux qui se défeuillent encadre de tons plus clairs l'or des dômes. Et les cimetières envahissent tout; il y a des tombes dans les cryptes ouvertes au passant ; il y en a dans la prairie, sous le mur écarlate : tombes d'évêques, de sénateurs, de conseillers secrets, de riches marchands. Le tout dans un abandon pitoyable.  Des chèvres broutent sur des tertres. De vieilles femmes quêtent pour leurs bêtes une provende entre les marbres des sépulcres. Un club communiste, un restaurant com­muniste se sont emparés du monastère.

La vieille Russie est morte ; ici comme ailleurs, on la foule aux pieds.

Brutale, mais logique, violente mais consciente de son but, une Révolution a passé, faite de rancunes, de souffrances, de colères depuis longtemps accu­mulées. Au nom de l'orgueil tout autant qu'au nom de l'humaine fraternité, elle prétendait soulever le monde. Comme jadis, les vieilles murailles allaient tomber! Ses chefs donnaient à la Justice la face de la Vengeance. C'était, pour quelques-uns aussi, la revanche du Juif errant.

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Cette Révolution a tout détruit sur son chemin. En quelle mesure a-t-elle échoué ou réussi ? Elle a réussi, assurément, à faire la place nette pour une Russie nouvelle dont les premières créations appa­raissent déjà. Elle a, dans un peuple longtemps comprimé, fait naître des forces nouvelles, dont nul ne pourrait dès maintenant estimer le nombre et la valeur, préparé le matériel humain nécessaire pour une renaissance qui, de toute façon, s'accomplira. Ainsi, par un étrange paradoxe, le plus clair résultat de cette poussée vers le communisme sera sans doute d'avoir révélé des individus, à eux-mêmes et aux autres.