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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

TREIZIÈME LÉGISLATURE

_____________________________________________________

R A P P O R T D’ I N F O R M A T I O N

Présenté à la suite de la mission effectuée en Irlande

du 14 au 19 septembre 2009

par une délégation du

GROUPE D’AMITIÉ FRANCE- IRLANDE (1)

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(1) Cette délégation était composée de M. Yves Deniaud, Président, de Mme Odile Saugues et M. Franck Gilard, Vice-présidents, de M. Michel Lezeau, secrétaire, de M. Philippe Folliot et de Mmes Marie-Louise Fort et Martine Pinville.

SOMMAIRE

INTRODUCTION 7

I. L’Irlande et l’Union européenne 9

A.- Un fonctionnement institutionnel en constante évolution 9

B.- L’Irlande sous les feux de l’actualité 10

1.-  Un précédent : le traité de Nice 11

2.-  Un nouveau contexte pour un nouveau référendum 11

3.-  Une campagne à forte mobilisation 12

4.-  Pour le gouvernement, le scrutin à ne pas perdre 16

5.-  Un référendum national, un évènement international 22

6.-  Un résultat au-delà des espérances 23

II. Les relations bilatérales franco-irlandaises 26

A.-  Relations politiques 26

B.-  Relations économiques 27

C.-  Relations culturelles et scientifiques 28

III. l’irlande à travers les âges : le prix de la
liberté
30

A.-  L'Irlande de l'âge de pierre 32

B.-  L'Irlande Gaëlique 33

C.-  La christianisation et l'âge d'or irlandais 34

D.-  Les invasions scandinaves 34

E.-  L'occupation anglo-normande 35

F.-  La "pacification" anglaise 37

G.-  La réforme et la colonisation 38

H.-  Les guerres jacobites 39

I.-  Des guerres de religions à la lutte des classes 40

J.-  Quand les nationalistes étaient protestants 42

K.-  L'Irlande et la révolution française 43

L.-  L’Irlande et l'Union 45

M.-  La Grande Famine et l’agitation politique 46

N.-  Le recours à la voie armée et Pâques 1916 48

O.-  La guerre civile et la victoire 50

P.-  L'Irlande moderne 51

Q.-  Un premier « miracle économique » sans lendemain 52

R.-  L'émergence du « tigre celtique » 53

ANNEXE 1 : PROGRAMME DE LA MISSION 57

ANNEXE 2 : RÉSULTATS DES RÉFÉRENDUMS 61


INTRODUCTION

Une délégation du groupe d’amitié France-Irlande de l’Assemblée nationale s’est rendue en Irlande du 14 au 19 septembre 2009, à l’invitation du Président de la Chambre des députés, M. John O’Donoghue.

Conduite par M. Yves Deniaud, député (UMP) de l’Orne, Président du groupe d’amitié, la délégation était composée de : Mme Odile Saugues, députée (SRC) du Puy-de-Dôme, M. Franck Gilard, député (UMP) de l’Eure, tous deux Vice-présidents du groupe, M. Michel Lezeau, député (UMP) de l’Indre-et-Loire, secrétaire du groupe, M. Philippe Folliot, député (NC) du Tarn, Mme Marie-Louise Fort, députée (UMP) de l’Yonne, et Mme Martine Pinville, députée (SRC) de la Charente. Elle était accompagnée par M. Thierry Deilhes, secrétaire administratif du groupe d’amitié.

La délégation a souhaité axer cette mission sur le traité de Lisbonne. Ce choix était motivé par le fait que les électeurs irlandais, après avoir rejeté une première fois le texte en juin 2008, ont de nouveau été appelés à se prononcer sur le traité de Lisbonne le 2 octobre 2009.

Le programme élaboré par le Dáil Éireann, la Chambre des députés irlandaise, s’est révélé être d’une qualité exceptionnelle et a permis aux députés d’aborder, de manière approfondie, les problématiques choisies par le groupe d’amitié.

Par ailleurs, au cours de ses différents entretiens, la délégation a pu évoquer d’importants dossiers de politique étrangère ou intérieure.

Les membres de la délégation ont été extrêmement touchés par l’accueil chaleureux qu’ils ont reçu en Irlande. Cette visite ayant eu lieu deux semaines avant le référendum sur le Traité de Lisbonne, ils tiennent à exprimer leurs remerciements les plus vifs à M. John O’Donoghue, le Président du Dáil Éireann, ainsi qu’à M. Dick Roche, ministre des affaires européennes, qui a accordé à la délégation un entretien long et très constructif, et à M. Bernard Durkau, président de la Commission des affaires européennes.

Ils expriment également leur gratitude à M. Pat Moylan, Président du Sénat, M. Richard Bruton, Président du groupe Fine Gael et du groupe d’amitié Irlande-France, à M. Eamonn Gilmore, Président du groupe Labour Party et à M. Caoimhin O Caoláin, Président du groupe Sinn Féin. Leurs remerciements s’adressent ègalement à M. John Fitzgerald, responsable de la division macro-économies et des ressources économiques de l’ESRI, à M. Brendan Halligan, Président de l’association « Ireland for Europe » et aux représentants de la chambre de commerce Irlande-France et de la confédération irlandaise des employeurs.

Enfin, les membres de la délégation expriment leur reconnaissance à l’ambassadeur d’Irlande en France, Son Exc. M. Paul Kavanagh, présent à Dublin en même temps que la délégation du groupe d’amitié, et à l’ambassadeur de France en Irlande, Son Exc. M. Yvon Roé d’Albert, ainsi qu’au personnel de l’ambassade, dont ils ont apprécié la courtoisie, l’efficacité et la disponibilité.

*

* *

I. L’Irlande et l’Union européenne 

L’Irlande est le seul État membre de l’Union européenne dont la Constitution prescrit l’organisation d’un référendum en vue d’adopter une révision constitutionnelle nécessaire et préalable à la ratification d’un engagement international 1. Le traité de Lisbonne ne fait pas exception à la règle. Or, le problème de l’adéquation de l’instrument référendaire à la complexité des traités européens explique en partie le rejet du traité de Lisbonne, le 12 juin 2008, par les citoyens irlandais.

Le pays a déjà connu 7 référendums sur des questions européennes : en 1972 sur l'adhésion du pays à la Communauté économique européenne (83,1 % de votes favorables), en 1987 sur l'Acte unique (69,9 % d’approbation), en 1992 sur le traité de Maastricht (69,1 % de "oui"), en 1998 sur le traité d'Amsterdam (61,74 % de "oui"). En 2001, les Irlandais avaient, dans un premier temps, rejeté le traité de Nice (53,87 % avaient voté "non") avant de l'approuver par 62,89 % lors d'un nouveau référendum en 2002. Enfin, le 12 juin 2008, 53,4 % avaient rejeté le traité de Lisbonne.

A.- Un fonctionnement institutionnel en constante évolution

Depuis la fin du XXe siècle, l’Europe communautaire cherche à améliorer son fonctionnement institutionnel afin de pouvoir construire son avenir sur des bases consolidées.

Il est vrai qu’il fallait « faire de la place » aux pays entrants. C’est d’abord l’objet du sommet de Nice (décembre 2000) et du traité qui lui fait suite (février 2001). Le traité de Nice organise une nouvelle répartition des pouvoirs. Au Conseil des ministres de l’Union européenne, le seuil de la majorité qualifiée est relevé et le nombre de voix de chaque pays réévalué. L’Allemagne, l’Italie, la France et le Royaume-Uni abandonnent plus d’un quart de leur poids politique relatif, passant de 11,49 % des voix dans l’UE-15 à 8,41 % dans l’UE-27, à compter du 1er janvier 2007.

Les pays les plus peuplés 2 perdent également leur deuxième commissaire à la Commission européenne. La Commission nommée pour cinq ans à compter du 1er novembre 2004 a pour caractéristique de compter un seul commissaire par État membre, quelle que soit sa population. Les sièges de députés sont également redistribués.

Le traité de Nice à peine signé, la nécessité d’institutions plus adaptées à une Union européenne élargie s’impose rapidement. Mais le projet de Traité établissant une Constitution pour l’Europe est bloqué en mai et juin 2005 quand la France et les Pays-Bas le refusent par référendum. À peine élu à la présidence de la République française, Nicolas Sarkozy se rapproche de la chancelière allemande, Angela Merkel, pour sortir de cette situation, leurs efforts conjugués débouchent sur le projet de traité de Lisbonne (Conseil européen informel des 18 et 19 octobre 2007). Celui-ci est bloqué à son tour par un référendum négatif, cette fois en Irlande, en juin 2008.

B.- L’Irlande sous les feux de l’actualité

« Consentez-vous à la révision de l'article 29 de la Constitution afin de permettre à l'État de ratifier le traité de Lisbonne ? », telle est la question à laquelle 3 millions d'Irlandais devaient répondre le 2 octobre.

Le 12 juin 2008, 53,4 % des votants avaient rejeté cette ratification alors que seulement 46,6 % s'étaient prononcés pour 3. Le taux de participation s’établissant à 53,1 % des inscrits.

1.-  Un précédent : le traité de Nice

C'est la deuxième fois que les Irlandais sont appelés à s'exprimer sur la ratification d'un traité européen après avoir rejeté le texte lors d'un premier référendum. Le 19 octobre 2002, 62,89 % des votants avaient approuvé la ratification du traité de Nice après avoir majoritairement voté contre (par 53,87 % des suffrages) le 7 juin 2001.

Selon les enquêtes post-électorales, les difficultés de compréhension du traité constituaient la première raison invoquée par les personnes ayant opté pour le "non" pour expliquer leur vote. Ces enquêtes ont toutefois montré que les Irlandais voyaient la construction européenne comme une chose positive et souhaitaient le maintien de leur pays dans l'Union.

2.-  Un nouveau contexte pour un nouveau référendum

De nombreux analystes ont imputé la victoire du "non" en 2008 aux faiblesses de la communication politique sur le traité européen et de la campagne des partis politiques, dans leur grande majorité favorables à la ratification. Le 2référendum intervient dans un contexte très différent de celui de juin 2008. En effet, l'Irlande est très affaiblie par la crise économique internationale qui l'a durement frappée (le PIB devrait se réduire de 10,75 % en 2009). Beaucoup d'hommes politiques et de partisans du traité de Lisbonne espèrent que cette crise aura permis aux Irlandais de prendre conscience des bénéfices de leur appartenance à l'Union européenne, l'adoption de l'euro ayant certainement préservé l'île celtique d'une dévaluation et d'un scénario à l'islandaise.

A l’exception notable du Sinn Féin, le gouvernement irlandais pouvait donc compter cette fois-ci sur le soutien de la majeure partie de la classe politique. Les sondages précédant la consultation confortaient ce mouvement favorable à la victoire du "oui", sans que l’on puisse parler pour autant de consensus national. Après une période d’intense réflexion nationale, les Irlandais ont été invités à s’exprimer une seconde fois sur le traité de Lisbonne, mais dans un nouveau contexte économique et politique.

En pleine crise économique, la manifestation de l’attachement du peuple irlandais à l’Union européenne est teinté d’un certain pragmatisme (l’Union étant encore associée à l’idée de « protection », voire de croissance économique).

Ensuite, sur le plan politique, le gouvernement irlandais
– et plus particulièrement son Premier ministre Brian Cowen – a décidé de prendre le risque d’organiser un nouveau référendum, à la demande pressante de ses partenaires, dont il a obtenu une série de garanties significatives, officialisées lors du Conseil européen des 18 et 19 juin 2009. Celles-ci n’aboutissent pas à de nouvelles clauses d’exemption et à la modification proprement dite du traité de Lisbonne. Ces "garanties" consistent en un ensemble d’engagements et de clarifications sur un certain nombre de préoccupations exprimées par les Irlandais lors de la première campagne référendaire, soit : le maintien d’un commissaire irlandais, le Conseil européen ayant décidé que, si le traité de Lisbonne entre en vigueur, la Commission devra continuer de comprendre un national de chaque État membre ; la confirmation de son statut de neutralité dans le cadre de la politique de sécurité et de défense de l’Union ; l’assurance que le Traité de Lisbonne ne modifiera pas la compétence fiscale de l’Union ; le respect des dispositions de la Constitution irlandaise concernant le droit à la vie, l’éducation et la famille. Pour autant, ces garanties sont des signaux dont la force politique prime sur la portée juridique.

3.-  Une campagne à forte mobilisation

Pour cette campagne électorale, les médias ont modifié leurs règles d'attribution du temps d'antenne. Si, en 2008, celui-ci avait été identique pour chacun des camps (la presse avait suivi cette règle), la Broadcasting Commission of Ireland a indiqué que ce respect de l'équité n'était pas forcément juste après avoir constaté que les opposants au traité de Lisbonne, moins nombreux que les partisans du texte, avaient été mieux identifiés et mieux entendus du fait de leurs passages plus fréquents dans les médias. En Irlande, le gouvernement n'est pas autorisé lors d'un référendum à utiliser les fonds publics pour tenter de convaincre les Irlandais de voter dans un sens ou dans l'autre mais ne peut qu'informer la population sur l'enjeu de la consultation.

Selon les enquêtes d'opinion, le premier clivage sur la question de l'approbation du traité de Lisbonne est partisan : les sympathisants du Fianna Fail au pouvoir se montrent les plus enthousiastes, les proches du Sinn Fein, seul parti politique favorable au "non" représenté au Dail Eireann (Chambre des représentants), Chambre basse de l'Oireachtas (Parlement), sont les plus enclins à voter "non".

Le président du Parlement européen, Jerzy Buzek, s'est rendu en Irlande le 8 septembre. « Ce référendum n'est pas un test de popularité de votre gouvernement, il concerne notre avenir commun dans l'Union européenne » a-t-il indiqué. Il a souligné qu'il n'était pas venu pour « dire aux Irlandais ce qu'il faut voter », « j'ai vécu trop longtemps sous un régime dictatorial pour seulement oser y penser » a-t-il ajouté.

José Manuel Barroso, président de la Commission européenne, était à Limerick le 21 septembre. Il a déclaré aux Irlandais qu'ils devaient impérativement voter en faveur du traité de Lisbonne s'ils souhaitaient conserver un Commissaire à Bruxelles et critiqué ceux qui jouent avec la peur en affirmant que le niveau du salaire minimum irlandais sera abaissé si le traité de Lisbonne était adopté. Le 19 septembre, José Manuel Barroso a fait un geste en direction de l'Irlande en proposant le vote d'une aide de 14,8 millions € pour la reconversion des 2 400 salariés de l'usine Dell de Limerick récemment licenciés. « L'Union européenne est fondée sur la solidarité. Notre réponse naturelle est de venir en aide à ceux qui connaissent des difficultés » a-t-il déclaré. Cette aide doit encore être votée par le Parlement européen et acceptée par les 27 gouvernements de l'Union.

« Le traité de Lisbonne est le résultat de 8 années de négociations longues et difficiles entre 15 puis 27 partenaires. Il n'est pas parfait, les compromis ne le sont jamais, mais la raison pour laquelle nous sommes tous prêts à investir autant de temps et d'énergie dans ce texte est précisément parce que celui-ci nous permettra de mieux gérer les défis que représentent la crise financière, la mondialisation, le changement climatique et les migrations » a déclaré Margot Wallström, vice-présidente de la Commission européenne.

L'ancien président polonais (1990-1995), Lech Walesa, a effectué une visite à Dublin les 17 et 18 septembre pour soutenir le "oui" au référendum.

« Nous accepterons le résultat et s'il est négatif, nous continuerons d'appliquer le traité de Nice » a indiqué le ministre irlandais des Finances, Brian Lenihan. Il a tenu à rappeler aux plus jeunes électeurs qu'avant 1973 (date de l'entrée de l'île dans la CEE), l'Irlande dépendait fortement du Royaume-Uni. De nos jours, le pays vend ses produits et ses services dans le monde entier et ses exportations ont crû de 600 % durant ces 36 dernières années. Brian Lenihan a indiqué que, sans la Banque centrale européenne (BCE), le système financier irlandais aurait sombré en 2008 lorsque les banques étrangères ont retiré leurs liquidités.

Le "oui" a également été porté par la société civile et le monde des affaires qui se sont fortement mobilisés pour ce 2référendum. L'« Irlande pour l'Europe », dirigé par le président du Mouvement européen et ancien président du Parlement européen, Pat Cox, a consacré 500 000 € à la campagne. Par la voix de Brendan Holligan, cette association a fait valoir auprès des membres de la délégation qu’elle craignait que l’Irlande ne se trouve, en compagnie du Royaume-Uni, dans une Europe à vitesse réduite. La compagnie aérienne Ryanair a fait peindre le slogan "Votez oui à l'Europe" sur l'un de ses avions. La société de microprocesseurs Intel a dépensé 200 000 € pour la confection d'affiches en faveur du "oui" au traité de Lisbonne. Enfin, David Cochrane et Naoise Nunn, du mouvement Libertas, ont appelé les Irlandais à se prononcer en faveur de la ratification après avoir été assurés que l'Irlande conserverait son Commissaire à Bruxelles.

L'organisation Coir (justice en gaélique) est l'une des plus mobilisées contre la ratification. Parmi ces groupes opposés au texte se trouve aussi le « Mouvement du peuple » dont le président, Robert Ballagh, accuse les partis politiques d'effrayer les Irlandais qui souhaitent voter "non". Enfin, Richard Boyd Barrett de l'Alliance « Le peuple avant les profits » affirme que l'Union européenne a échoué à gérer la crise économique internationale actuelle. 136 conseillers locaux ont signé un texte pour dire leur opposition au traité de Lisbonne, affirmant que celui-ci entraînerait la privatisation des services publics et créerait une Europe militarisée. Parmi ces conseillers se trouvent plusieurs membres du parti d'extrême gauche, le Sinn Fein. Kieran Allen, du parti socialiste des travailleurs (SWP), a tenté de jouer sur l'insatisfaction et le mécontentement des Irlandais. « Voter "non" est une bonne façon de pousser le gouvernement vers la sortie » a-t-il affirmé.

Mais l'événement au sein de la campagne pour le "non" a été créé par Declan Ganley qui a publiquement annoncé, le 12 septembre dans une interview au Wall Street Journal, son retour sur la scène politique et son nouvel engagement dans le combat contre la ratification du traité de Lisbonne. Le leader de Libertas a justifié son retour par sa volonté de réagir aux "insanités proférées par le camp du oui". Selon lui, ce nouveau référendum est antidémocratique. La crédibilité de Declan Ganley, a toutefois été entamée par l’échec de sa tentative d'imposer son parti Libertas lors des dernières élections européennes, dans la mesure où il avait publiquement annoncé son retrait s'il perdait aux élections européennes. « Declan Ganley est fondamentalement opposé à l'Union européenne, il partage l'approche hostile des eurosceptiques qui veulent utiliser le référendum pour atteindre leurs objectifs antieuropéens » a déclaré le ministre des Affaires européennes, Dick Roche. Ce dernier, lors de son entretien avec les membres de la délégation du groupe d’amitié France-Irlande de l’Assemblée nationale, a fait preuve d’une confiance mesurée quand à l’issue du scrutin. Il craignait, en effet, que les Irlandais ne se prononcent sur d’autres questions que celle posée dans le référendum.

Enfin, la Conférence des évêques catholiques a voulu rassurer les fidèles en indiquant que le texte européen ne conduirait nullement à une légalisation de l'avortement. « Le traité de Lisbonne ne remet pas en cause l'existence des garanties légales pour les fœtus en Irlande » peut-on lire dans le communiqué publié le 21 septembre.

4.-  Pour le gouvernement, le scrutin à ne pas perdre

« Il y a plusieurs raisons pour lesquelles nous devons voter "oui", mais la plus importante est que l'Irlande a besoin d'une Europe qui fonctionne. Un vote négatif ne signifiera pas que nous serons jetés hors de l'Union européenne mais il ne sera cependant pas sans conséquences » répète le Taoiseach (Premier ministre) Brian Cowen. « Il ne s'agit pas de savoir si vous soutenez ou non le gouvernement ou si vous êtes ou non d'accord avec Brian Cowen » rappelle t-il, conscient de la faiblesse de sa cote de popularité et de l'insatisfaction de la majorité des Irlandais envers le gouvernement qu'il dirige. « Si la crise économique internationale vous a indignés ou mis en colère, vous avez justement, avec votre vote, l'occasion de faire quelque chose de positif » souligne le Premier ministre, tentant de convaincre ses administrés que l'Union européenne constitue la seule entité en mesure de faire évoluer le système financier. « C'est le moment d'utiliser le sens commun qui est la marque du caractère irlandais, de reconnaître que nous avons besoin de l'Europe et que l'Europe a besoin de l'Irlande » a-t-il conclu.

Le ministre des Affaires étrangères, Micheal Martin (FF), directeur de campagne de son parti pour le référendum, est intervenu sur l'avenir européen de l'île. « Nous serons très mal à l'aise si nous restons dans l'Union européenne en étant marginalisés et incapables de tenir le rôle qui est le nôtre depuis 36 ans » a-t-il déclaré, ajoutant que la réputation internationale du pays souffrirait d'un vote négatif.

« L'Union européenne est-elle essentielle pour notre avenir ? Telle est la question à laquelle nous devons répondre le 2 octobre prochain » a affirmé Mary Coughlan, Tanaiste (vice-Premier ministre) et ministre des Entreprises, du Commerce et de l'Emploi, dans le quotidien The Irish Times. « Pour les emplois, la croissance et la protection des travailleurs, l'Irlande a besoin du traité de Lisbonne » écrit-elle. Le Premier ministre Brian Cowen a rappelé que les deux-tiers des emplois irlandais étaient liés à l'Europe.

Enda Kenny, leader du Fine Gael (FG), principal parti d'opposition, est favorable à la ratification du traité de Lisbonne et a fait campagne sur le fait qu'un "non" au référendum équivalait à un "non" à l'emploi. Il a souligné combien l'appartenance de l'Irlande à l'Union européenne avait permis d'attirer les investisseurs étrangers dans le pays et rappelé que sans l'Union, le pays n'aurait jamais atteint une telle prospérité économique. « C'est devenu un cliché de dire que seule une lettre sépare l'Irlande de Islande. En réalité, la différence entre les deux pays tient en deux lettres : le "e" et le "u" » a indiqué Gay Mitchell, député (FG) « Un vote négatif pousserait l'Irlande vers le Royaume-Uni et les eurosceptiques. Nous n'avons rien à gagner à poursuivre les intérêts des eurosceptiques britanniques » a-t-il ajouté.

« Il est évident qu'un deuxième vote "non" au traité de Lisbonne aurait des conséquences sérieuses et dommageables pour l'Irlande, surtout maintenant que nos partenaires nous ont accordé ce que nous demandions » a rappelé le Premier ministre Brian Cowen aux députés français.

« Cette campagne est marquée par une motivation plus importante du camp du oui » analyse le chercheur à l'Institut des relations internationales et européennes de Dublin, Peadar O'Broin, qui met cependant en garde contre la possibilité d'un vote sanction.

Le gouvernement, composé du Fianna Fail, du Parti démocrate progressiste (PD) et des Verts, a subi un revers lors des élections locales et européennes le 5 juin dernier, ne recueillant que 27 % des suffrages au scrutin local. Pour la première fois depuis 1932, le Fianna Fail a perdu sa position de première force politique du pays au profit du principal parti d'opposition, le Fine Gael (FG). Les Verts ont perdu 10 de leurs conseillers à Dublin au scrutin local et ont échoué à remporter un siège au Parlement européen.

La crise économique, qui a fortement affecté l'île, explique en grande partie cet échec électoral des partis au pouvoir. En effet, Brian Cowen a fait voter durant les derniers mois deux plans de rigueur qui allient hausses d'impôt et baisses des aides sociales et des retraites. Les traitements des fonctionnaires ont diminué de 7 % en moyenne en 2008 et l'ensemble des salaires devrait reculer de 3 % en 2009 (et de 1,6 % en 2010). L'Irlande a redécouvert le chômage de masse. De 4 % en août 2007, son taux est passé à 12,2 % en juillet 2009, soit le plus élevé depuis plus de 14 ans, et devrait atteindre 17 % fin 2010. Le gouvernement participe à la réduction des dépenses de l'État : le nombre des secrétaires d'État a été réduit de 20 à 15, la rémunération des ministres et secrétaires d'État, des parlementaires et du président du Parlement a été réduite, les frais de déplacement ont été abaissés de 25 % et les autres dépenses de 10 % et le régime général des dépenses est désormais plus transparent.

Le ministre des Affaires étrangères, Micheal Martin (FF), a déclaré que la bataille serait rude pour parvenir à la ratification du traité de Lisbonne : « Nous avons devant nous un défi important et cela va être une campagne très serrée qui va exiger toutes les ressources, la conviction et la passion de ceux qui sont dans le camp du "oui". Je ne me suis jamais fait d'illusions et la ratification sera difficile à obtenir, mais je pense que nous pouvons y arriver ».

Partenaire gouvernemental du Fianna Fail, les Verts, dirigés par le ministre de l'Environnement, John Gormley, ont approuvé la ratification du texte européen et se sont, cette fois, engagés à défendre le "oui". En 2008, le traité de Lisbonne avait été approuvé à 63 % et les Verts avaient décidé de jouer la carte de la neutralité. « Nous pouvons faire campagne avec d'autres partis écologistes européens, ce que nous n'avions pas fait la dernière fois » a déclaré Eamon Gilmore.

Les partis d'opposition n'ont pas la tâche facile. Alors qu'ils ont obtenu une victoire sur le gouvernement lors des dernières élections, ils ont du résister à la tentation d'exploiter le référendum du 2 octobre prochain pour marquer leur différence avec les partis au pouvoir et faire campagne commune avec eux.

Le gouvernement et l'ensemble des partis politiques ont compris combien le soutien des partenaires sociaux, qui, en juin 2008, avaient profité du référendum pour arracher au gouvernement certaines concessions sans rapport avec le traité de Lisbonne, était essentiel pour la victoire. La société civile et le monde des affaires se sont davantage mobilisés pour ce 2référendum qu'ils ne l'ont été en 2008. Dès le mois de juillet, L'Irlande pour l'Europe, Les femmes pour l'Europe, Generation Yes, etc. ont lancé leur campagne pour le "oui".

La Confédération européenne des syndicats (CES) a appelé le Congrès irlandais des syndicats (ICTU), partisan du "non" en 2008, à se déclarer en faveur du "oui". « "Avant de voter "non", pensez à ceux qui ailleurs en Europe espèrent la victoire du "non" : les conservateurs britanniques, les nationalistes bornés, les racistes et les fascistes. L'Europe est un bien meilleur choix pour les travailleurs que tout ce que ces groupes pourront jamais offrir » a souligné John Monks, secrétaire général de la CES ajoutant « L'Europe n'est pas un menu à la carte où vous choisissez ce qui vous plaît. C'est un "paquet" entier qui a fait de grandes choses pour l'Irlande et d'autres et qui devra en faire davantage pour que nous puissions sortir de cette crise économique ». « Nous devons combler le déficit budgétaire, faire en sorte que les liquidités circulent à nouveau de manière adéquate dans l'économie et rétablir l'activité économique afin de minimiser le fléau du chômage. Pour réussir tout cela, nous devons lever les doutes sur la position de notre pays » a indiqué le Premier ministre Brian Cowen, ajoutant « L'Europe et le traité de Lisbonne ne sont pas parfaits mais ce n'est pas une raison crédible pour le rejeter ou pour s'opposer aux améliorations significatives qu'il propose en particulier pour les travailleurs ».

Plus de 30 associations d'hommes d'affaires se sont regroupées au sein de Business for Europe pour soutenir le "oui". « Un vote "oui" enverrait un signal positif aux investisseurs étrangers et à nos partenaires économiques européens. La ratification du traité est vitale pour la reprise économique en Irlande » a affirmé Danny McCoy, directeur général de la Confédération des hommes d'affaires et des patrons irlandais (IBEC). Les présidents de l'Association des petites entreprises, Aidan O'Boyle, et de l'Association des agriculteurs irlandais (IFA), Padraig Walshe, ont également appelé à voter "oui". Les agriculteurs restent divisés sur le sujet, même si, comme le rappelle Padraig Walshe, les 53 membres du conseil exécutif ont voté en juillet à l'unanimité en faveur de la ratification du traité de Lisbonne. Selon lui, l'avenir de la Politique agricole commune (PAC) sera négocié ces prochaines années et il est « bien plus important pour nous d'être impliqués dans ces négociations plutôt que d'être laissés à la marge comme ce pourrait être le cas si nous votons non ».

Le 26 août, Michael O'Leary, PDG de Ryanair, première compagnie aérienne à bas coûts d'Europe, a appelé les Irlandais à voter en faveur de la ratification du traité de Lisbonne. Il a annoncé que sa société aiderait à financer la campagne pour le "oui" en lui affectant plus de 500 000 €. « Je crois que l'Irlande doit voter oui à l'Europe sans quoi notre avenir économique sera détruit par la mauvaise gestion du gouvernement et de l'administration et par les intérêts particuliers des leaders syndicaux de la fonction publique » a-t-il déclaré.

Selon une enquête d'opinion réalisée cet été, 84 % des directeurs généraux d'entreprises estiment que le "non" du 12 juin 2008 a endommagé l'image de l'Irlande. La totalité d'entre eux (98 %) considèrent l'appartenance de leur pays à l'Union européenne comme essentielle pour les résultats des entreprises nationales. « Un 2e rejet serait néfaste pour notre économie » a déclaré le ministre des Affaires étrangères Micheal Martin ajoutant « jamais le moment n'a été aussi bien choisi pour confirmer sans équivoque notre engagement envers l'Union européenne. Notre avenir exige que nous coulions dans le bronze notre position au cœur de l'Union ».

Brendan Butler, directeur de la Confédération des employeurs irlandais, a affirmé que les garanties obtenues par le gouvernement constituaient un premier pas vers un feu vert pour la ratification du traité de Lisbonne. « Le vote du prochain référendum va définir l'avenir de la relation de l'Irlande avec l'Europe et donc avec le monde, la ratification est plus importante que jamais » a-t-il déclaré.

Si le Fianna Fail a souffert lors des dernières élections européennes et locales, celles-ci ont également porté un coup dur au camp du "non" de 2008. Le Sinn Fein (SF), seul parti parlementaire favorable au rejet du traité de Lisbonne, a enregistré un recul, Mary-Lou McDonald a même perdu son siège de députée européenne. Par ailleurs, Libertas, mouvement européen créé et dirigé par Declan Ganley a perdu son pari et n'obtient qu'un seul élu (Philippe de Villiers en France) au Parlement européen alors qu'il en escomptait 100. Lui-même a échoué à remporter un siège. « Je ne regrette rien, je pense avoir fait ce qui était nécessaire, c'est-à-dire tenter d'obtenir un mandat. J'ai passé l'entretien d'embauche auprès des habitants d'Irlande du Nord-Ouest, je ne l'ai pas réussi » a-t-il conclu. Il avait annoncé préalablement au scrutin sa décision d'abandonner sa campagne contre le traité de Lisbonne s'il échouait à remporter le siège de député européen qu'il convoitait.

Pour le camp du "non", cette nouvelle consultation populaire était inutile, voire scandaleuse. « Les gens ont dit "non" et c'est le même traité qui leur est de nouveau présenté » répète Gerry Adams, leader du Sinn Fein. « On demande aux Irlandais de voter sur le même texte avec le même contenu. Avec seulement cette fois la promesse d'un protocole qui sera plus tard attaché au traité. Le traité de Lisbonne était un mauvais traité lorsqu'il a été présenté au peuple l'année dernière. Il reste mauvais cette année » renchérit Mary-Lou McDonald, qui affirme que les garanties obtenues ne représentent rien et que « le gouvernement n'a aucunement cherché à sécuriser les changements introduits dans le texte ». Le camp du "non" a lancé sa campagne le 18 août dernier en mettant l'accent sur le fait que, selon ses partisans, le traité de Lisbonne aggraverait la situation des travailleurs et entraînerait de nouvelles coupes dans les aides sociales. Selon le Sinn Fein et le Parti socialiste (SP), parti trotskyste non représenté au Parlement, le texte renforcerait la possibilité pour le gouvernement irlandais d'augmenter les impôts et de réduire les prestations publiques en vue de faire passer le déficit budgétaire sous la barre des 3 % du PIB. « De toutes les façons, le gouvernement augmentera les taxes » a indiqué Mary-Lou McDonald, « on peut observer une collusion entre la volonté du gouvernement et les exigences des traités européens qui affirment que la concurrence et le marché doivent régner en maîtres » a-t-elle également fait savoir, ajoutant : « Nous allons faire campagne contre ce gouvernement et sa politique de récompenses attribuées à ses copains banquiers alors que dans le même temps il pénalise les plus vulnérables et les gens ordinaires qui travaillent ».

Le Premier ministre Brian Cowen, particulièrement impopulaire ces derniers mois, peut difficilement se permettre de perdre ce référendum. « Je ne démissionnerai pas si le non l'emporte » a-t-il affirmé. Les politologues considèrent que si le Taoiseach a pu survivre à la débâcle du 5 juin dernier (élections européennes et locales), il n’aurait cependant pas pu résister au coup de grâce qu’aurait représenté un 2e "non" à la ratification du traité de Lisbonne.

5.-  Un référendum national, un évènement international

Le référendum du 2 octobre était tout sauf un évènement politique purement national. Les institutions de l’Union étaient mobilisées et chacun savait que les résultats du référendum irlandais pouvaient avoir des répercussions directes sur la décision finale de certains États membres. En effet, deux autres ratifications étaient particulièrement attendues : celles de la Pologne 4 et de la République Tchèque 5.

La Diète polonaise (en avril 2008) et le Parlement tchèque (en mai 2009) ont chacun donné leur accord, et ce à une large majorité. Toutefois, la ratification du traité restait soumise à la signature de leurs présidents de la République respectifs. Or, ces derniers – réputés eurosceptiques – avaient suspendu l’approbation du texte à un vote favorable des Irlandais. La victoire du "non" en Irlande aurait donc signifié l’acte de décès du traité de Lisbonne.

Le référendum irlandais engageait l’avenir de l’Union. Il reflétait également l’une des tensions immanentes à la construction européenne. Si ce référendum était si crucial, c’est notamment parce que toute réforme fondamentale de l’ordre institutionnel, politique et juridique de l’Union est conditionnée par la règle de l’unanimité, expression de la souveraineté des États membres. Le caractère prégnant de cette logique interétatique fait peser une épée de Damoclès sur chaque avancée conventionnelle de l’intégration européenne, dont l’histoire est précisément rythmée par des crises systémiques.

6.-  Un résultat au-delà des espérances

Le 2 octobre 2009, les Irlandais ont finalement dit "oui" à la ratification du traité de Lisbonne lors du 2e référendum organisé sur ce texte européen. 67,13 % des votants ont approuvé la ratification du traité, 32,87 % l'ont rejetée. Ce résultat positif est le plus élevé jamais enregistré dans le pays depuis le référendum sur le traité de Maastricht du 18 juin 1992 où 69,1 % des électeurs s'étaient prononcés pour la ratification du texte.

Dublin Sud est la circonscription où le "oui" a atteint le pourcentage le plus important (81,7 %). Seules 2 des 43 circonscriptions ont voté majoritairement "non" : Donegal Nord-Est (51,46 %) et Donegal Sud-Ouest (50,30 %). Toutes deux sont situées dans le Connacht-Ulster, dans la partie Ouest de l'Irlande.

La participation a été plus importante de près de 5 points (4,9) que lors du 1er référendum du 12 juin 2008 et s'est élevée à 59 %. Elle est également la plus importante jamais enregistrée lors d'un référendum sur une question européenne depuis l'adhésion de l'Irlande à l'Union européenne en 1972 (70,90 % de votants). Cette participation élevée, et notamment la forte mobilisation des partisans du traité de Lisbonne, explique d'ailleurs en grande partie la victoire du "oui".

Hormis la participation, plusieurs facteurs expliquent le revirement des Irlandais. Et tout d'abord, les garanties obtenues par le gouvernement du Premier ministre Brian Cowen (Fianna Fail, FF) de ses partenaires de l'Union européenne.

« Nous ne pouvons plus nous permettre le luxe de voter "non" » affirmait quelques jours avant le référendum Michael Marsh, politologue au Trinity College de Dublin. En effet, l'Irlande traverse une grave crise économique : le taux de chômage a quasiment triplé en 2 ans (12,5 % de la population active sont sans emploi), le déficit public, nul en 2007, atteint 11 % du PIB et celui-ci est en récession de 8 %. Les Irlandais ont pris conscience de la sécurité économique et de la protection que leur apportait le fait d'être membres de l'Union européenne (la Banque centrale européenne, BCE, a versé 120 milliards € de liquidité aux banques irlandaises). Il leur a suffi de comparer leur situation à celle des Islandais, habitants d'un pays non membre de l'Union et qui a frôlé la faillite économique. La crise économique internationale, et plus largement la dimension économique, absente de la campagne du 1er référendum, s'est largement imposée sur l'agenda. Les Irlandais ont compris que l'Irlande serait très affaiblie en dehors ou en marge de l'Union européenne et que leur pays, si dépendant du reste du monde, ne pouvait survivre seul dans un monde globalisé.

« Mon message est très simple : merci l'Irlande! » a déclaré José Manuel Barroso qui s'est dit « extrêmement heureux de ce résultat". "L'Irlande a donné à l'Europe une nouvelle chance. Cela montre la valeur de la solidarité européenne et que l'Europe apporte une réponse positive à la crise économique Je vais appliquer un programme très ambitieux pour l'Europe. Avec ce résultat, je sens qu'il est possible d'obtenir l'appui des citoyens » a ajouté le président de la Commission européenne.

Le Premier ministre irlandais Brian Cowen a indiqué que le 2 octobre était une « bonne journée pour l'Irlande et pour l'Europe" précisant « Le traité de Lisbonne débouchera sur une meilleure Europe, une Europe plus forte et plus équitable ». « Les Irlandais ont dit un oui convaincant au traité de Lisbonne. Je pense que c'est bon pour l'Irlande car je crois passionnément que notre avenir se situe au sein de l'Union européenne et qu'il n'y avait pas de raison réelle de voter non » a souligné le ministre irlandais des Affaires étrangères Micheal Martin (FF). Enfin, le ministre des Affaires européennes, Dick Roche (FF), a affirmé : « La victoire est écrasante. Cela fait bien longtemps que nous n'avions pas vu un tel résultat ».

Du côté du camp du "non", on a très tôt reconnu la défaite. « Je félicite le Taoiseach (Premier ministre en gaélique) pour l'efficacité de sa campagne. Il s'agit d'une victoire très convaincante pour le camp du oui. Nous n'avons pas réussi. Je suis évidemment déçu. Je pense que nous avons commis une erreur mais nous avons dit la vérité. Les Irlandais sont terrifiés, ils ont fait confiance à l'establishment. Ce vote n'est pas fondé sur l'espoir mais sur autre chose qui est davantage de l'ordre de la crainte. On a dit aux Irlandais que nous avions des garanties, je suis sceptique. Le gouvernement a promis qu'un oui conduirait au retour vers l'emploi et la bonne santé économique. Rendez-vous ici l'année prochaine... » a déclaré Declan Ganley, leader du mouvement Libertas et président de la société Rivada Networks.

Le leader du Parti socialiste (SP), le député européen Joe Higgins, a dénoncé « l'une des campagnes électorales les plus inéquitables et partiales de notre histoire », condamnant les prises de position et les interventions des chefs d'entreprise, notamment ceux de Ryanair et d'Intel, en faveur du traité de Lisbonne. « Nous sommes extrêmement déçus de voir que la voix du peuple n'a pas été entendue la première fois. Je veux exprimer ma sympathie et ma commisération à tous nos partisans qui n'ont pas ménagé leurs efforts par amour du pays » a indiqué Richard Greene, porte-parole du mouvement Coir (justice en gaélique), l'une des principales organisations à avoir mené la campagne du "non" au traité de Lisbonne.

Si le Premier ministre Brian Cowen peut se réjouir de la victoire du "oui" tout comme d'ailleurs l'ensemble de la classe politique irlandaise à l'exception de l'extrême gauche et du Sinn Fein (SF), aucune festivité n'avait été organisée pour le soir des résultats. « Le gouvernement ne participe à aucune soirée de fête. Nous sommes dans une situation économique difficile et c'est précisément la raison pour laquelle les gens ont voté oui » a déclaré le ministre des Finances, Brian Lenihan (FF).

II. Les relations bilatérales franco-irlandaises

La France bénéficie dans les cercles politiques et institutionnels d’une image nettement positive qui tient à une longue convergence de vues sur des sujets d’intérêt commun comme la PAC ou l’aide au développement. Mais ce capital de sympathie n’est pas intangible et les Irlandais sont capables d’un grand pragmatisme quand leurs intérêts sont en jeu. Le manque de densité de notre dialogue bilatéral au niveau politique, à l’exception de la période de la présidence irlandaise de l’Union européenne (2004) et de la présidence française de l’Union européenne, est parfois relevé.

A.-  Relations politiques

Les relations politiques avec l'Irlande sont globalement bonnes. Les positions françaises et irlandaises convergent sur nombre de sujets communautaires (en particulier sur la PAC et la pêche), secteurs dans lesquels le soutien irlandais se manifeste volontiers. En 2007, le Président de la République et le Premier Ministre irlandais ont évoqué le principe d’une concertation sur les réflexions au sujet de la PAC de l’après-2013 qui pourrait prendre la forme d’un non-papier commun franco-irlandais. L’Irlande et la France s’opposent sur deux aspects des questions européennes : l’harmonisation fiscale, sur laquelle l’inflexibilité irlandaise est totale car elle remettrait en cause l’avantage comparatif que constitue sa très basse fiscalité des entreprises (taux à 12,5 %), et la communautarisation des questions « Justice-Affaires extérieures » dans le domaine pénal, qui menacerait sa souveraineté face au Royaume-Uni.

Dans le domaine de la défense (PESD), les différences entre nos deux pays sont marquées : Dublin affiche une grande prudence liée à sa neutralité et sa traditionnelle hostilité au nucléaire (civil et militaire). Néanmoins, la position irlandaise a un peu évolué : elle contribue désormais, à sa mesure, à l’Europe de la défense et le gouvernement irlandais a fourni le deuxième contingent de la mission EUFOR au Tchad, placée sous le commandement d’un général irlandais, et relayée en mars 2009 par une force des Nations Unies la MINURCAT. Enfin, l’aide publique au développement constitue également un point de convergences des relations bilatérales.

B.-  Relations économiques

Structurellement déséquilibrés au profit de l'Irlande, les échanges commerciaux bilatéraux constituent le 6e plus important déficit commercial de la France. L’Irlande est notre 32e client mais notre 15e fournisseur (79 % des exportations irlandaises sont constitués par la pharmacie et l’informatique). En 2008, la France était le 5e client et le 5e fournisseur de l’Irlande. L’ampleur de notre déficit commercial doit être relativisée : une part non négligeable des exportations françaises est comptabilisée comme exportations vers le Royaume-Uni (chaînes britanniques de grande distribution) ; dans le domaine des services, le solde est positif en faveur de la France malgré un déficit dans les domaines de l’informatique et des communications.

Dans le domaine des investissements directs étrangers (IDE), la France est loin derrière les États-unis, le Royaume-Uni et l'Allemagne, avec 5 % représentant 130 implantations employant près de 12.000 personnes. Le développement des établissements financiers français implantés à Dublin (banques, assurances) ainsi que la création de filiales tournées vers l’ensemble du marché européen, voire mondial, expliquent cette tendance. Si l’investissement français en Irlande se poursuit dans les services financiers, les hautes technologies, ainsi que les services collectifs (eau, énergie, transports, services aéroportuaires et autoroutiers, publicité, audit, assurance), il se contracte en revanche dans les industries classiques (fermeture de sites par Schneider, revente d’une filiale par Danone). Parmi les principales entreprises françaises implantées en Irlande, on peut citer : Pernod-Ricard, Gerflor, Essilor, Rhône-Poulenc, laboratoires Servier, Yves Rocher, etc., et dans le secteur des services : Veolia, Transroute et SANEF, CRIT et De Richebourg-Penauille, BNP Paribas, AXA, DEXIA, Finaref, Société générale, Crédit Agricole, Mazars (conseil), Accor, Havas ou JC Decaux. Le 11 avril 2008, Aer Lingus a commandé, de façon ferme, 12 Airbus (six A350 et six A330), succès qui intervient peu après les contrats d’Alstom (rames de tramway et centrale thermique) et de la SANEF (système de péage automatique). Les projets d’infrastructures (métro) et la consommation courante devraient continuer à stimuler les exportations françaises.

Les principaux investisseurs irlandais en France sont le groupe Jefferson Smurfit (pâte à papier, emballage), Cement Roadstone Holding (4cimentier mondial) et Kerry Group (n° 1 de l’agroalimentaire irlandais). L’expansion rapide des compagnies aériennes irlandaises à bas prix sur les destinations françaises doit être relevée : Ryanair (2006 : création d’un « hub » à Marseille : 6 avions, 120 emplois), Aer Lingus et CityJet ; les compagnies irlandaises couvrent au total 20 destinations françaises. La France est devenue la deuxième destination touristique des Irlandais après l’Espagne et l’investissement immobilier des particuliers en France n’est pas négligeable et suit la tendance britannique, toutes proportions gardées. Le ralentissement économique que connaît l’île actuellement a donné un coup d’arrêt brutal à ce type d’investissements.

C.-  Relations culturelles et scientifiques

Un accord cadre a été signé le 4 novembre 1967 : il a permis de développer une excellente coopération dans le secteur scientifique et le soutien à l’enseignement du français, tout en favorisant la diffusion de la pensée française contemporaine. Les grands axes de notre coopération portent sur :

- L’enseignement du français, qui est la première langue étrangère enseignée : 51 % des candidats du Leaving Certificate présentent le français. 202.000 élèves apprennent notre langue dans le secondaire. Avec 4.000 élèves, l’Alliance française de Dublin est la 2e d’Europe. Il existe aussi une alliance française à Cork.

- Le lycée français d’Irlande (Dublin, 500 élèves) a signé un accord de partenariat en janvier 2008 avec l’établissement germano-irlandais de St Kilian’s afin d’officialiser l’existence de « l’Eurocampus » franco-germano-irlandais. Dans un nouveau bâtiment, qui accueille les élèves depuis octobre 2008 et qui vient de recevoir un prix national d’architecture, les élèves de ces deux établissements suivent un cursus bilingue et peuvent passer en fin de troisième le brevet français et le junior certificate irlandais.

- La coopération universitaire : dans le cadre d’Erasmus, 34 % des Irlandais vont en France et 5 % des Français (1.200) choisissent l’Irlande. 32 accords inter-universitaires ont été passés avec, à terme, la mise en place de formations co-diplomantes.

- La coopération scientifique s’appuie sur le P.A.I. Ulysse, l'accord Institut Pasteur/Institut de Génétique de Trinity College et l'amorce d'échanges entre la Génopole d'Evry et BioResearch Ireland. La coopération en matière de biotechnologies et de technologies de l'information est d'autant plus importante que ces matières bénéficient d’un fort soutien des pouvoirs publics.

- Le CNRS et le Conseil irlandais pour la Recherche scientifique ont signé en 2004 un accord-cadre qui formalise l’intérêt commun pour la coopération scientifique et technologique.

- La coopération culturelle s’inscrit dans un contexte de diversification et de décentralisation en raison de la construction de nouveaux centres artistiques et de théâtres dans le pays. En 2006, le centenaire de la naissance de Samuel Beckett a été célébré dans les deux pays. Le 10 avril 2008 a été inauguré le centre national d’études franco-irlandaises au sein de l’institut de technologie de Tallaght (prés de Dublin).

- Les actions en faveur de nos industries audiovisuelles :

ü Cinéma : participation française aux festivals internationaux de Dublin, Cork et Galway, organisation de CinéFrance (saison de films français), diffusion du cinéma français avec la Fédération des salles d'art et d'essai en province, coopération avec les salles commerciales pour la diffusion du film français (le cinéma français représente 9,8 % de la programmation en Irlande), festival du film français de Dublin (8e édition en novembre 2007) de Cork (18e édition en mars 2007 à l’occasion des 60 ans de l’Alliance française de Cork).

ü Radio : mise en place d'une émission de RFI d'une heure quotidienne auprès de la station communautaire dublinoise « Near FM », poursuite de notre collaboration avec Lyric FM (chaîne de musique classique), mise en place d'une collaboration avec les chaînes radiophoniques nationales, RTE.

ü Télévision : renforcement de la relation avec TV5, collaboration avec les chaînes nationales, RTE et Network 2, collaboration avec la chaîne privée TV3.

Lors de la 32e session de la Conférence générale de l’UNESCO, l’Irlande a soutenu la proposition française de convention internationale sur la diversité culturelle.

Le Collège des Irlandais de Paris, institution remontant au XVIe siècle, est un centre moderne réservé aux étudiants irlandais à Paris mais aussi le plus grand centre culturel irlandais en Europe. Il a été entièrement rénové en 2000 (10 M€ de travaux) afin de promouvoir la culture irlandaise à la fois en France, mais aussi en Europe, Paris ayant été choisi comme le site le plus approprié sur le continent.

III. l’irlande à travers les âges : le prix de la liberté

De tous les pays celtes des îles britanniques, ce fut l'Irlande qui ressentit certainement le plus durement la colonisation anglaise, d'abord pendant sa période de servitude, puis lorsqu'elle tenta à plusieurs reprises de s'émanciper. La proximité de la métropole du colonisateur, et le rôle croissant de l'Irlande dans l'équilibre de son économie, notamment au point de vue agricole – l'Irlande est plus fertile que la Grande-Bretagne, et lui a toujours servi de grenier à blé – explique que Londres ait longtemps renâclé à accorder une liberté pourtant devenue inéluctable.

La dureté de cette colonisation provoqua des guerres fratricides, mais aussi des famines abominables, dont les conséquences se font encore sentir de nos jours. Ainsi, l'Irlande était jusqu'au milieu du XIXe siècle un pays très peuplé pour les standards de l'époque (8 millions en 1841). La famine en tua un million, et poussa à l'émigration un autre million. En 1856, il ne restait que 6 millions d'Irlandais. Mais la saignée ne s'arrêta pas là, car la stagnation économique causée par l'administration directe de Londres poussa encore de nombreuses générations d'Irlandais à émigrer, vers les États-unis ou l'Australie. On estime ainsi qu'entre 1801 et 1921, l’Irlande fut privée de près de 8 millions d'âmes.

A partir de cette période, la baisse se stabilisa progressivement, pour cesser peu après la deuxième guerre, et ce n'est qu'avec les années soixante et soixante-dix que les courbes démographiques repartirent timidement à la hausse. De nos jours encore, l'Irlande est un pays sous-peuplé, avec 4,4 millions d'habitants dans toute l'île pour 70 273 km2, soit une densité de 62 habitants par km². A titre de comparaison, celle de la France est de près de 110, densité qui reste assez basse par rapport à ses voisins allemands (236), britannique (250), belge (348) ou néerlandais (484).

Il y a des raisons d'espérer, cependant, car l'Irlande est un pays à l'économie vigoureuse, à la population jeune (46 % des habitants ont moins de 25 ans). Le revenu par habitant des Irlandais est passé depuis quelques années devant celui des britanniques et, de bénéficiaire net de l'aide européenne, l'Irlande est devenue depuis quelques années contributrice nette.

Pour comprendre l’Irlande, il n’est pas inutile de revenir sur ce parcours historique, émaillé de tant de drames.

A.-  L'Irlande de l'âge de pierre

Les premières traces d'une occupation humaine en Irlande semblent remonter au Xe millénaire. Ces vestiges sont cependant peu nombreux et offrent peu d'indices sur la culture de ce peuple du mésolithique.

Les tribus du néolithique, qui s'installent vers 3500 av. JC, ont laissé plus de traces de leur passage, à commencer par les nombreux dolmens et tumulus qui parsèment l'Irlande. Vers 2000, une nouvelle vague d'immigrants introduit progressivement le bronze en Irlande, et des mines de cuivre voient le jour dans le Kerry et le Cork. De l'or est également extrait des montagnes de Wicklow. On ne sait pas énormément de choses sur ce peuple des mégalithes, si ce n'est qu'il offre beaucoup de similitudes avec les autres représentants de cette civilisation sur le continent à la même époque. Quelques ossements semblent indiquer qu'il aurait pu s'agir d'un groupe ethnique méditerranéen de petite taille, très majoritairement dolichocéphale. La littérature du cycle mythologique semble confirmer cette hypothèse, mais il faut sans doute accorder un crédit limité à ces récits déformés par le temps.

Quoi qu'il en soit, il semblerait que, attirés par les richesses de l'île, des petits groupes de Celtes hallstattiens aient débarqué à partir d'une date qui reste assez incertaine. Les hypothèses émises vont du VIIIe au VIe siècle av. JC. Les raisons de cette incertitude tiennent à l'absence de traces manifestes d'invasion ou de changement brutal dans les vestiges archéologiques, traces plus visibles dans d'autres régions celtisées comme la Gaule. Mais dans tous les cas, il est à peu près certain que les celtes soumirent rapidement ces peuples aborigènes, notamment grâce à leur maîtrise de la métallurgie du fer, inconnue dans l'île jusqu'alors. Ils y imposèrent leurs techniques, leur religion, leur culture et leur langue.

B.-  L'Irlande Gaëlique

Les Gaëls achevèrent rapidement la soumission de l'île, et vers les IIIe, IIe siècle av. JC, une vague d'invasion latènienne acheva et renforça la celtisation de l'île.

Il convient de préciser que cette société trouva en Irlande un terrain idéal pour s'épanouir librement, isolée des invasions romaines et des influences méditerranéennes en général. Il y eut bien quelques comptoirs romains sur les côtes, mais jamais les légionnaires ne prirent pied en terre d'Irlande. Cela fut d'ailleurs la cause d'un certain retard dans la maturité politique de la société, qui resta longtemps très divisée, à l'image du monde celte. Mais en contrepartie, l'île offrait encore au bas Moyen-Âge le spectacle d'une société celtique authentique, à une époque ou toute trace en avait disparu sur le continent.

L'Irlande gaélique se présentait sous la forme d'une nuée de petits royaumes, de tribus comprenant chacune un roi, une assemblée d'hommes libres et un sénat. La royauté n'était pas héréditaire mais élective, au sein de l'aristocratie, et plus souvent de la famille du roi. Les guerres et pillages étaient généralement incessants entre les royaumes, et les légendes irlandaises regorgent de récit de razzias et d'équipées sur les terres des voisins.

Ces petits royaumes se fédérèrent vers le début de l'ère chrétienne en cinq royaumes puissants gouvernés par des rois provinciaux : l'Ulster, avec Emain pour capitale, le nord-Leinster avec Tara pour capitale, le sud-Leinster avec Dinn Rig pour capitale, le Munster, capitale Temuir Erann, et le Connaught, capitale Gruachain. La rivalité entre ces royaumes dura pendant tout le Moyen-Âge. Il exista bien à plusieurs reprises un titre de Ard-Ri (haut roi), occupé par divers rois locaux successivement, mais il était plus honorifique que réel.

En revanche, l'unité culturelle de l'île était beaucoup plus achevée : une seule langue, le gaélique, une grande unité artistique, une seule religion, et un seul système juridique coutumier, dit droit brehon.

C.-  La christianisation et l'âge d'or irlandais

On peut sans doute pour le cas de l'Irlande étudier conjointement la fin de l'antiquité, qui vit la christianisation de l'île, et le début du haut Moyen-Âge. Car contrairement au reste de l'Europe, il n'y eu pas en Irlande de rupture majeure entre ces deux périodes. En Irlande, la structure archaïque était en effet restée intacte, et ne connut pas de changements majeurs lors de la fin de l'antiquité ; l'Irlande ne fut jamais conquise par Rome et n'eut pas à subir les conséquences politiques de la fin de l'empire ; elle ne fut pas non plus victime d'invasions barbares, au moins dans un premier temps. La principale rupture, finalement, se situe aux environs de 420-430, lors de la christianisation par Saint Patrick (Padraig en gaélique).

Pour le reste, si les structures religieuses changent radicalement au tournant du Ve siècle, la vie politique reste la même : entre les cinq royaumes, les guerres succèdent aux razzias.

Quoi qu'il en soit, cette période constitue ce qu'il convient d'appeler l'âge d'or irlandais, avec un fantastique essor des centres spirituels. Outre leur vocation d'enseignement et de copisme, ces centres accueillirent aussi nombre de réfugiés fuyant les troubles sur le continent. L'art – pas exclusivement religieux – atteint alors à cette période des sommets de maîtrise et d'esthétique. Les plus beaux exemples de l'art irlandais datent de cette période.

D.-  Les invasions scandinaves

La situation n'évolua qu'à partir de la fin du VIIIe siècle, sous la pression des évènements. En effet, en 795, les Vikings scandinaves, attiré par la prospérité de l'île, montraient pour la première fois leurs voiles à l'horizon. Quelques pillages ponctuels précèdent leur départ rapide. Mais à partir de 852, Norvégiens et Danois ravagèrent le pays – pillant en priorité les monastères –, et s'installèrent dans la région de Dublin et en Ulster.

L'occupation partielle du pays dura alors plusieurs siècles, et les Gaëls ne purent les soumettre définitivement qu'au tournant des Xe et XIe siècle, grâce à la figure légendaire de Brian Boru, qui remporta sur eux la victoire décisive de Clontarf, en 1014, où il trouva la mort. Les Norvégiens et les Danois ne quittèrent jamais l'île, mais soumis, ils furent progressivement assimilés à la population locale.

L'époque des invasions scandinaves marqua une profonde régression économique et sociale de l'Irlande. Mais l'île gagna tout de même l'usage de la monnaie, introduite par les envahisseurs, ainsi qu'une généralisation des constructions religieuses en pierre à partir du IXe siècle.

Plus que la force de ces Scandinaves, ces tentatives d'invasion avaient démontré la faiblesse des structures politiques de l'Irlande, héritées du tribalisme celte. L'île, divisée, ne put jamais s'unir complètement face aux envahisseurs, et lors de la victoire de Clontarf, les Vikings étaient même alliés au roi de Leinster, Mac Morda.

Le règne de Brian Boru, un haut roi énergique qui sut imposer son autorité, ne fut qu'anecdotique. Dès 1022, les dissensions reprirent de plus belle, et jamais un autre roi ne parvint à faire l'unité de l'Irlande. C'est sur ce terreau propre que les Franco-Normands, devenus Anglo-Normands après leur conquête de l'Angleterre en 1066, purent assouvir leur soif de conquêtes.

E.-  L'occupation anglo-normande

Avant de parler des invasions normandes, il faut préciser l'état de l'Irlande au tournant de l'an mil. De profonds renouvellements religieux avaient marqué la période des invasions scandinaves et, en raison de l'isolement de l'île, le clergé avait, sur de nombreux points, développé des pratiques très particulières, qui constituaient de graves manquements à la coutume romaine. Ainsi, la hiérarchie épiscopale n'était pas respectée ; la fixation de la date de la Pâques continuait à obéir à des règles propres. Plusieurs réformes postérieures avaient fini par avoir raison de ce particularisme, ramenant ainsi l'Église irlandaise dans le droit chemin de la règle romaine. Mais il était resté au clergé local une certaine réputation d'indépendance, voire d'indocilité. Bien qu'exagérée, cette réputation servit cependant de prétexte aux Anglo-Normands pour prendre pied en Irlande.

Il semble cependant qu'en premier lieu, ce fut un Irlandais, Dermot Mac Murrough, roi de Leinster, qui fit appel aux Anglo-Normands pour régler un conflit de succession, étant aux prises avec un reliquat de soulèvement viking. Le comte de Pembroke, Richard de Clare, fut le premier à s'y aventurer avec la bénédiction de Henri II, roi d'Angleterre. Après quelques années et un soulèvement irlandais, ce dernier finit par débarquer lui même en 1171 à la tête d'une puissante armée, et obtint rapidement la soumission de toute l'île. Pour justifier son intervention, Henri excipa de la bulle papale Laudabiliter, par laquelle Adrien IV lui donnait l'Irlande pour remettre l'Église d'Irlande au pas. On pense maintenant qu'il aurait pu s'agir d'un faux forgé après coup. Mais cela ne change rien au fond : c'est sur un fondement religieux que Henri justifia cette invasion.

L'occupation anglo-normande fut pendant longtemps imparfaite, et jusqu'à la fin du Moyen-Âge, seule la région de Dublin se trouvait sous le contrôle réel de Londres. Dans le reste du pays, les barons conquirent de nombreux fiefs qu'ils enlevèrent aux chefs gaëliques. Mais ces derniers, en Ulster et en Connaught, gardèrent pendant longtemps une grande indépendance sur leurs terres. Qui plus est, les familles anglo-normandes, après avoir enlevé ces terres à l'aristocratie gaëlique, s'installèrent sur place, et fondèrent des dynasties qui, par le jeu d'alliances et de mariages, se fondirent rapidement dans la population gaëlique, devenant ainsi souvent plus irlandaises que les Irlandais. En effet, les Anglo-Normands, contrairement à leurs pères Franco-Normands en Angleterre, ne débarquèrent jamais en assez grand nombre en Irlande pour subjuguer complètement les élites locales et durent tous, à un moment ou à un autre, consentir à des compromis ou à des alliances pour leurs conquêtes militaires. Ainsi, nombre de familles de barons de vieille ascendance franco-normande, arrivées en Angleterre en 1066 avec Guillaume, gaëlicisèrent leur nom après leur installation en Irlande. Il adoptèrent le gaëlique comme langue véhiculaire, et se soumirent même au droit brehon.

Ayant remplacé dans ses fonctions l'ancienne noblesse gaëlique et après avoir adopté sa culture, les barons anglo-irlandais la remplacèrent aussi dans ses intérêts. Au cours du Moyen-Âge, ils développèrent un système économique et social cohérent, très indépendant de Londres. Battant eux-mêmes monnaie, nommant shérifs et titulaires des charges, ils réunirent en 1297 un parlement à Dublin. La celtisation de la noblesse s'accompagna en outre d'une certaine naissance du sentiment national irlandais : le frère du roi d'Écosse Robert Bruce, Edouard Bruce, fut appelé sur le trône en 1315 par les Irlandais eux-mêmes, c'est à dire aussi par une partie de la noblesse anglo-irlandaise. Son règne fut de courte durée (2 ans), mais l'évènement suffit à provoquer l'émoi de la monarchie anglaise qui, toute occupée à agrandir ses possessions en France et à tenter vainement de soumettre l'Écosse, avait négligé l'Irlande.

F.-  La "pacification" anglaise

Quelques expéditions militaires anglaises aux effets limités eurent lieu vers 1360. Mais l'évènement majeur fut la proclamation peu après par le vice-roi Lionel de Clarence des statuts de Kilkenny qui, définissant les limites des terres sous souveraineté anglaise, proclamait le reste du pays comme terre ennemie. A l'intérieur des terres anglaises, le droit et la langue anglaise étaient obligatoires, alors que les mariages entre Anglais et Gaëliques y étaient prohibés. Ces statuts, outrageants pour les Anglo-Irlandais autant que pour les Irlandais de souche, ne tenaient pas compte de la réalité politique du pays, où le pouvoir était en pratique dans les mains des grandes baronnies. Seule Dublin et une bande de terre aux alentours nommée le Pale, de plus en plus restreinte, voyaient ces statuts appliqués.

La position prise par l'Irlande dans la guerre de succession des Deux Roses en Angleterre à la fin du XVe siècle, entre la maison de York et la maison de Lancastre amena peu à peu l'Angleterre à s'intéresser de nouveau à l'île voisine. Henry VIII fut à ce titre le souverain le plus énergique envers l'Irlande, et parvint à se faire reconnaître roi d'Irlande et chef de l'Église irlandaise par le premier parlement national irlandais en 1541. La noblesse anglo-irlandaise semblait alors matée, et le problème réglé pour la couronne.

G.-  La réforme et la colonisation

N'eut été la réforme, il est probable que l'Irlande se serait peu à peu assagie, et aurait accepté la domination anglaise, comme ce fut le cas quelques décennies plus tard pour l'Écosse. Mais la question religieuse vint rapidement et singulièrement compliquer la situation. Dès 1545, face à la déchéance de l'Église catholique proclamée par Henry VIII, la fermeture des monastères, la confiscation des biens de l'Église et les provocations des protestants, l'Irlande se souleva en révoltes violentes, menées par une partie de l'aristocratie anglo-irlandaise. La répression anglaise fut d'une grande férocité. La couronne procéda également rapidement à des confiscations des terres et à leur redistribution à des colons anglais, un procédé qu'elle généralisa par la suite. La fin du XVIe siècle fut particulièrement atroce pour les Irlandais. Les trois dernières révoltes furent impitoyablement écrasées, dont celle menée par le dernier espoir des irlandais, Hugh O'Neill, comte de Tyrone, gouverneur de l'Ulster, qui se soumit définitivement en 1603.

L'Irlande, écrasée et dépeuplée par les guerres, fut progressivement étouffée par la pratique incessante des confiscations et le développement de la colonisation. Dès le règne de Jacques Ier, des colons presbytériens anglais et écossais, persécutés par le régime de l'Église officielle anglicane, se regroupèrent en Ulster, le dernier bastion gaëlique tombé aux mains des Anglais après la défaite de O'Neill. Ils y inaugurèrent une tradition de fanatisme religieux dont les effets se font encore sentir aujourd’hui.

La situation devint rapidement insupportable, pour les Irlandais comme pour la noblesse celtisée et la question religieuse creusa un fossé irréductible entre, d'un coté les populations natives et la noblesse de l'île, et de l'autre les colons et la couronne. Charles Ier, en 1641, tenta de rétablir une semi-liberté pour les catholiques, mais le parlement irlandais, intransigeant, refusa le compromis. Les colons protestants fanatisés, soutenus par le parlement anglais qui venait de renverser Charles Ier, décidèrent alors l'extermination et la mise sous servage des Irlandais.

Toute l'Irlande catholique, noblesse incluse, se souleva alors la même année, menée par un descendant des O'Neill. Les massacres de colons protestants, bien qu'exagérés par les Anglais, furent nombreux. La République anglaise, menée par Cromwell, réagit vigoureusement. Souvent décrit comme aussi cruel que courageux, Cromwell ordonne des massacres dont le souvenir a traversé les siècles, ceux des habitants de Drogheda et de Wexford. Il quitta l'île peu après, mais la guerre dura jusqu'en 1652.

Cette date reste d'ailleurs, pour les Irlandais, marquée du sceau de l'infamie, puisque c'est cette année-là que fut publié l'acte de « pacification », qui obligeait les catholiques à abandonner toutes leurs terres en Leinster, Munster et Ulster, pour se retirer en Connaught, la province la plus pauvre de l'île (il faut ici rappeler la phrase de Cromwell, qui lorsqu'on lui demandait ce qu'il fallait faire de certains ennemis capturés, répondait : « qu'on les envoie en enfer ou en Connaught »). Les Irlandais restèrent cependant en nombre sur leurs terres, mais dépossédés de leurs titres, ils durent se mettre au service et à la merci des propriétaires anglais à qui elles furent distribuées. Ceux-ci étaient en général des nobles anglais ou des officiers de la Couronne n'ayant pas « démérité ».

L’animosité déjà vive existant auparavant entre catholiques et protestants gagna alors en intensité en se transformant progressivement en une haine sacrée, essentiellement fondée sur la religion. Mais dans cette situation, il ne faut pas se tromper de cible : ce n'était pas dans la tradition de l'Église d'Irlande et du peuple irlandais de se jeter dans les bras de la papauté, bien au contraire. Seule la brutalité, l'intransigeance, l'avidité et la cruauté des Anglais les y contraignirent. Un extrême en entraîne forcément un autre.

H.-  Les guerres jacobites

Le retour au pouvoir en Angleterre de rois catholiques donna après l'intermède de Cromwell quelques espoirs aux catholiques irlandais. Ils furent rapidement déçus : otages de leur parlement et des intrigues de la cour, les derniers rois d'Angleterre catholiques, Charles II et Jacques II, n'améliorèrent que bien peu la situation de leurs co-religionnaires. Quelques propriétaires catholiques récupérèrent leurs terres et eurent accès à certaines charges officielles.

La fuite de Jacques II vers la France, après le coup d'état mené par Guillaume d'Orange en Angleterre à la fin du XVIIe siècle, compromit définitivement toute chance de réhabilitation des catholiques. Lorsque Jacques tenta avec l'appui de la France de récupérer son trône, il commença par débarquer auprès de ses partisans irlandais, recrutés principalement au sein de la noblesse anglo-irlandaise restée catholique. Sa tentative échoua près de la rivière Boyne, le 11 juillet 1690, quand il fut vaincu par les troupes orangistes (en Ulster, l'ordre d'Orange commémore encore tous les ans cette victoire par des marches provocatrices dans les quartiers catholiques). Jacques II dut à nouveau fuir vers la France. Ses troupes, composées de nombreux Irlandais et de nobles anglo-irlandais, quittèrent en masse les îles britanniques pour la France, où elles devinrent de fidèles soutiens de la monarchie en s'intégrant aux troupes royales (il y eut jusqu'à la révolution un corps d'armée nommé « les Irlandais du roi »). L'époque de la bataille de la Boyne marque un tournant de l'histoire de l'Irlande, car c'est cet évènement qui voit pour la dernière fois intervenir la vieille aristocratie anglo-normande d'Irlande en tant que force politique agissante et autonome. Suite à cette défaite, la mort sur le champ de bataille, la fuite ou la ruine totale (par la confiscation de leurs terres), des membres de cette classe la fit sombrer dans l'oubli du jour au lendemain. En 1690, plusieurs siècles après l'aristocratie gaëlique, la noblesse irlandaise de vieille ascendance normande disparaît de l'histoire d'Irlande.

I.-  Des guerres de religions à la lutte des classes

La période qui suivit la défaite de la Boyne marqua une étape importante dans la constitution du clivage irlandais. Car après leur victoire, les Anglais achevèrent totalement la paupérisation et l'asservissement des catholiques, et la mise sous tutelle de l'économie irlandaise par Londres : les dernières mesures discriminatoires, les dernières confiscations, achevèrent de mettre principalement entre les mains d'Anglais résidant à Londres tous les biens fonciers et industriels. Accessoirement, le reliquat fut abandonné aux colons presbytériens. En outre, le commerce direct entre l'Irlande et l'étranger fut totalement prohibé, Londres devenant le seul client potentiel, au prix décidé par le gouvernement. Le tissage de la laine fut également interdit.

En ruinant ainsi totalement les Irlandais et en anéantissant les classes moyennes et supérieures catholiques (y compris l'ancienne noblesse normande), l'Angleterre transforma ce qui était une « simple » lutte de religion en une véritable lutte de classes, caractère que le conflit avait déjà commencé à revêtir dès les premières confiscations à la fin du XVIe siècle. C'est ainsi que plus d'un siècle avant l'apparition du capitalisme marchand dans le reste de l'Europe, l'Irlande voyait naître la première forme moderne d'une oppression et d'une lutte entre classe possédante et prolétariat massif, avec cette nuance qu'en Irlande, les classes connaissaient un clivage particulièrement fort. D'un coté, les propriétaires anglo-irlandais, les « landlords », anglicans pour la plupart, ne résidant pas en Irlande, richissimes et seuls titulaires du droit de vote ; de l'autre, une masse de travailleurs agricoles catholiques ruinés et asservis, sans aucun droit politique, tirant leur seule source de revenus de maigres lopins de terre accordés en guise de salaire à l'usage particulier de ces quasi-serfs ; entre les deux, une petite bourgeoisie protestante, économiquement plus proche des catholiques, en raison du sous-développement chronique de l'Irlande et par conséquent de ses classes moyennes.

Cet aspect du conflit irlandais a été particulièrement mis en relief par les travaux de James Connolly, qui a montré que l'histoire de l'Irlande ne se posait pas tant en termes religieux qu'en termes économiques. La situation économique et politique des colons presbytériens, guère meilleure que celle des catholiques, aurait dû très tôt les amener à constituer ensemble une force politique commune, leurs intérêts se rejoignant souvent. Mais la question du « papisme » que Londres sut toujours habilement instiller dans les relations entre presbytériens et catholiques, agitant les haines d'un coté comme de l'autre, fit souvent échec à ces tentatives de rapprochement. Il y en eut pourtant.

J.-  Quand les nationalistes étaient protestants

Au cours du XVIIIe siècle, la situation de pauvreté endémique de l'Irlande n'alla qu'en s'accroissant. A chaque mauvaise récolte, la famine se répandait sur les classes misérables. L'Angleterre sut pourtant maintenir l'ordre, en promettant aux catholiques des améliorations de leur situation, promesses qu'elle s'empressait d'oublier dès que la situation économique s'améliorait.

Dans la deuxième moitié du siècle, en réaction à la situation effroyable des catholiques, se formèrent des sociétés secrètes patriotiques, comme les White boys et les Oak boys. Leur efficacité fut très limitée, et n'inquiéta pas Londres. Toutefois, au parlement de Dublin (composé uniquement de protestants), une majorité de représentants, estimant étouffante la tutelle de la métropole, vint à rejoindre les catholiques dans leurs revendications d'indépendance. Mais malgré la montée de ce sentiment d'oppression, y compris au sein des protestants, les statuts discriminatoires et autoritaires de l'administration de l'île par la Couronne (dits « lois Poynings ») brisèrent les velléités irlandaises.

En 1724, l'écrivain Jonathan Swift, anglo-irlandais de confession anglicane, fut le premier protestant à prendre conscience de la grande misère, de la souffrance et de l'oppression du peuple irlandais. Il publia une série de textes délibérément provocateurs, voire cyniques – par son ironie glacée, Swift est considéré comme le fondateur de l'humour noir –, les Lettres du Drapier (1724), destinés à dénoncer cette situation. Il y souligna particulièrement la désinvolture et le mépris qu'éprouvaient les Anglais pour l'Irlande : « Ils en savent à peine plus sur l'Irlande que sur le Mexique, au mieux que c'est un pays soumis au roi d'Angleterre, envahi de marécages et peuplé de sauvages papistes maintenus en respect par des mercenaires. En général, ils pensent que pour l'Angleterre, mieux vaudrait que toute l'île fut engloutie par la mer, car les Irlandais ont une fâcheuse tradition : tous les quarante ans, ils mènent une rébellion » (pour illustrer le mépris des Anglais envers les Irlandais, il suffit d'évoquer cette « saillie » de Wellington qui, né sur le sol irlandais, lorsqu'on le qualifia d'Irlandais répondit : « Naître dans une écurie ne fait pas forcément de vous un cheval »).

Une évolution politique se produisit à la fin du XVIIIe siècle, lorsque  le parlement irlandais, mené par un certain Henry Grattan, obtint en 1779 la liberté du commerce, la reconnaissance de la particularité du royaume d'Irlande, ainsi qu'une certaine liberté législative et en 1782, quelques mesures d'adoucissement pour les catholiques. Ces aménagements, cependant, constituaient des mesures de classe : la liberté du commerce et l'autonomie législative n'intéressaient que la haute bourgeoisie protestante, seule à en jouir. Et les adoucissements procurés aux catholiques visaient surtout pour la couronne à s'assurer un certain soutien de leurs élites économiques, seules véritables bénéficiaires. Le clivage de classe créé par l'occupation anglaise ne changeait donc pas radicalement de nature, et l'indépendance restait toute théorique, sachant qu'elle n'était exercée que par une infime minorité de protestants acquis aux vues de l'Angleterre sur la plupart des questions.

K.-  L'Irlande et la révolution française

La révolution française qui survint à la fin du XVIIIe siècle provoqua plusieurs effets majeurs dans l'île. Tout d'abord, elle entraîna chez les protestants un regain de haine envers les catholiques, attisée par la crainte d'une intervention française. Du côté catholique, les idées révolutionnaires suscitèrent un engouement qui fut à l'origine des premiers mouvements nationalistes républicains, qui constituèrent la première tentative cohérente d'organisation des masses irlandaises (principalement catholiques évidemment). Wolfe Tone, bien que protestant, fut le premier et le plus illustre de ces républicains. Admirateur de la grande révolution française, et désireux de réunir tous les Irlandais contre l'Angleterre, il fonda le Club des Irlandais Unis. Le républicanisme irlandais, c'est à dire le regroupement de tout un peuple autour d'un idéal commun, sans considération de la religion, était né.

Dans le même temps, pressé par l'opinion catholique et par les évènements sur le continent, Londres lâcha du lest, et accorda en 1793 l'éligibilité et le droit de vote aux catholiques, et l'accès à certaines professions jusque là interdites. Mais suite à des provocations protestantes en Ulster, d'autres lois de sécurité jetèrent les catholiques dans la précarité.

Vers 1796, Wolfe Tone, devenu chef de l'opposition au parlement, passa en France et fit appel au directoire. Celui ci entreprit alors le débarquement d'un important corps expéditionnaire mené par Hoche (45 navires, 13 400 hommes), dont il était prévu qu'il serait accompagné d'un soulèvement populaire fomenté par les Irlandais Unis. Malheureusement, une tempête violente dispersa plusieurs navires. Hoche, timoré, décida de rentrer en France sans tenter de mettre pied à terre. Le soulèvement irlandais fomenté par Wolfe Tone et ses partisans se produisit tout de même, mais privé de l'appui français, il fut réprimé avec férocité et sans grande difficulté par les troupes anglaises.

En Août 1798, sur ordre de Napoléon et encore à la demande de Wolfe Tone, un millier d'hommes menés par le général Humbert débarqua en Connaught, près de Killalor, rapidement rejoints par quelques centaines d'Irlandais des environs et de partisans nationalistes. La prise de Killalor et une victoire audacieuse à Castlebar contre 6 000 anglais (dont 1 000 cavaliers) entraînèrent un début d'insurrection en Connemara, mais le reste du pays ne bougea pas, refroidi par la répression de 1796. Les Français, rapidement encerclés à Ballynamuck par l'élite des troupes britanniques, durent rendre les armes. Les protestants fanatiques se déchaînèrent, les chefs de l'insurrection furent capturés, et mis à mort. Wolfe Tone se suicida dans sa cellule pour échapper au bourreau.

Encore actuellement, beaucoup estiment que si en 1796 Hoche avait fait débarquer ne serait-ce qu'une partie de ses troupes et avait eu l'audace et le courage de Humbert, l'Irlande aurait pu facilement basculer, et son destin ainsi que celui de l'Europe en aurait été bouleversé. Car si l'Irlande, réserve de céréales et point stratégique primordial, avait échappé aux Anglais, il est probable que l'issue du conflit anglo-français eut été différente également.

Le nom de Hoche est encore de nos jours synonyme de lâcheté en Irlande, mais celui de Humbert reste populaire, et à Castlebar, une stèle commémore la mémoire des soldats français morts pour l'Irlande. La partie nord du Mayo, où se déroula l'essentiel des événements, est toujours connue sous le nom de French Mayo, le Mayo français. Napoléon lui même garde toujours une place dans un certain nombre de foyers irlandais.

L.-  L’Irlande et l'Union

La période révolutionnaire et les tentatives françaises en Irlande, bien que conclues par un échec, avaient tout de même amené l'Angleterre à une prise de conscience de l'ampleur du problème irlandais, qui n'était pas qu'une question coloniale, mais aussi une question de sécurité intérieure : l'Irlande constituait le meilleur levier pour compromettre la sécurité de la Grande-Bretagne. Ce problème se poserait tant qu'il existerait en Irlande une minorité de protestants dominant une immense majorité de catholiques. Mais d'un autre coté, la pression des protestants fanatisés était telle que Londres ne pouvait se permettre de lâcher du lest. À court terme, la seule solution viable était donc l'union des deux royaumes, qui fut proclamée contre la volonté générale en décembre 1800, grâce à la corruption d'une partie des élus irlandais. L'Irlande perdait son parlement, mais gagnait cent représentants à Westminster.

Paradoxalement, les catholiques espéraient de l'Union quelque amélioration, grâce à l'unité des ordres juridiques des deux pays. Le droit anglais ne connaissait en effet pas de lois discriminatoires comme il en existait en Irlande. L'égalité civique promise ne vint cependant pas.

Daniel O'Connell, un catholique élevé en France et appartenant aux classes moyennes, qui avait profité de l'accès aux professions libérales accordé aux catholiques en 1793, devint le nouveau champion des Irlandais. Grand démocrate, révolutionnaire et égalitariste, il fut un habile meneur et politicien, tout en restant toujours dans le cadre de la légalité. Il remporta de grands succès, comme l'acte d'émancipation des catholiques qu'il arracha à Westminster en 1828, instaurant une égalité presque totale avec les protestants. Il rendit le mouvement catholique puissant, au point d'en faire la première force politique d'Irlande. Mais après avoir été longtemps en butte aux résistances et aux répressions anglaises contre les mouvements de masse, et lâché par les nationalistes radicaux du mouvement Jeune Irlande, il mourut malade et oublié en 1847.

L'Union avait en effet gravement altéré la santé de l'économie irlandaise, qui était de nouveau tombée dans la dépendance anglaise. En outre, les alternatives au combat politique se révélaient toutes être des impasses, Londres refusant de reconsidérer l'existence de cette Union. Ces deux phénomènes se conjuguèrent pour amener la catastrophe du milieu du XIXsiècle, connue sous le nom de "An Gorta Mor", la Grande Famine.

M.-  La Grande Famine et l’agitation politique

L'Irlande, ayant gagné deux millions d'habitants entre 1814 et 1841, en comptait maintenant huit millions, pour une densité de population bien supérieure à celle de la France au même moment. Les familles rurales vivaient exclusivement de la pomme de terre, qu'elles cultivaient dans les petits lopins que les landlords leurs accordaient pour subvenir à leur besoins. Les céréales, produites en grande quantité par ces mêmes paysans, étaient exclusivement exportées vers l'Angleterre ou les villes. En effet, la hausse du prix des produits agricoles en raison du blocus français avait entraîné une augmentation massive des fermages. En 1815, la paix avait ramené les prix à des niveaux raisonnables, mais pas les fermages. Les paysans, pour honorer leurs échéances, ne pouvaient espérer conserver pour eux-mêmes une partie de ces céréales. Les laitages leur étaient même devenus un luxe.

En 1846, toutes les conditions étaient réunies pour une crise majeure. Celle ci survint en raison de plusieurs mauvaises récoltes de pommes de terre. La sous-alimentation entraîna une extension foudroyante du choléra. Plus d'un million de personnes moururent, et un autre million fut contraint à l'exode. Le bilan général de cette famine fut effroyable.

Au plan humain d'abord, en raison de la saignée massive infligée au peuple irlandais : des vallées et des régions entières furent entièrement vidées de leurs habitants, et les épidémies ne s'arrêtaient que lorsqu'il n'y avait plus personne à contaminer. Les landlords expulsaient massivement les paysans devenus incapables de travailler, aggravant ainsi la situation. Un village entier en exode mourut en une seule journée dans la vallée de Delphi, dans le Connemara, incapable de rallier la ville la plus proche où les attendait une aide alimentaire. Certaines associations caritatives protestantes distribuaient d'ailleurs au compte goutte une aide alimentaire chèrement payée par la conversion. Les familles qui acceptaient se voyaient immédiatement frappées du sceau de l'infamie, et étaient surnommées les « soupeurs », ayant trahi leurs co-religionnaires catholiques pour un peu de nourriture.

Au plan culturel, ensuite, la famine toucha les régions les plus rurales et les plus pauvres du pays, c'est-à-dire celles de l'ouest, où la culture gaëlique survivait tant bien que mal sous la botte des landlords, mais survivait tout de même. Mais la famine, en vidant entièrement ces régions, fit disparaître en quelques années une grande majorité des locuteurs de la langue gaëlique. C'est de cette époque que date la prédominance de l'anglais comme langue véhiculaire et, depuis lors, elle n'est allée qu'en s'accentuant.

L'Europe entière s'émut du sort de l'Irlande, mais le gouvernement anglais ne prit que des mesures symboliques et sans effets, voire ne fit rien, comme sous le cabinet du libéral Russell. Les britanniques ne restèrent cependant pas tous inactifs, et les mouvements syndicaux et socialistes menèrent de nombreuses actions de solidarité pour venir en aide aux Irlandais. On aboutit d'ailleurs à des situations qui auraient été risibles si les circonstances n'avaient pas été aussi tragiques. En effet, l'Irlande, à cette période, produisait largement assez pour nourrir plusieurs fois sa population. Mais cette production revenait aux landlords et partait pour l'Angleterre ou à l'exportation. Il arriva donc parfois que le blé distribué aux paysans irlandais par les mouvements de solidarité ait été produit en Irlande par ces paysans, exporté en Angleterre où il était acheté par ces mouvements, et renvoyé en Irlande pour nourrir les paysans. Si l'Irlande n'avait pas été une colonie mais un État indépendant et à l'économie protégée, la famine n'aurait pas eu lieu.

La tragédie de la famine fut politique également, car elle précipita les premiers mouvements républicains radicaux dans une action armée pour laquelle ils n'étaient pas prêts. Une insurrection menée par la Jeune Irlande fut facilement brisée en 1848, ses chefs exécutés ou déportés. Les émigrés créèrent en exil le mouvement républicain des Fenians dont le but avoué était de nuire à Londres et d'obtenir l'indépendance.

La situation redevint à peu près normale dans le courant des années 1860, grâce à quelques mesures progressistes, comme la limitation des expulsions des paysans, et le « désétablissement » de l'Église protestante d'Irlande.

Vers 1870, les parlementaires irlandais, majoritairement protestants, soucieux de la santé économique de l'île et donc de leur propre fortune, adoptèrent la revendication d'une autonomie interne, dite « Home rule ».

Sous la pression de la Land League, la ligue agraire, créée par Michael Davitt en 1879, Londres fut contrainte de prendre plusieurs lois agraires favorables aux catholiques. Les parlementaires catholiques, devenus majoritaires dans la représentation irlandaise, obtinrent la présentation en 1886 d'un premier projet de Home rule devant la chambre des communes, mais il fut repoussé. Un second fut adopté en 1893, mais fut rejeté par la chambre des Lords.

N.-  Le recours à la voie armée et Pâques 1916

Face à l'impasse de l'action parlementaire, les nationalistes irlandais se radicalisèrent, et décidèrent d'agir en Irlande même. Arthur Griffith créa en 1900 le Sinn Fein (littéralement : "nous-mêmes"), qui réclamait la formation immédiate d'un parlement national, et présentait un programme économique socialiste, largement inspiré des idées de James Connolly, un Irlandais né en Écosse, et venu à défendre la cause de l'indépendance irlandaise par le syndicalisme. Il fut, avec le poète Patrick Pearse, un des moteurs intellectuels et militants de la constitution du mouvement républicain et du réveil de l'identité gaëlique dans la deuxième moitié du XIXsiècle, et reste un des plus grand penseur du socialisme européen. Les mouvements comme l'Irish Republican Brotherhood devinrent au cours de cette période les véritables porteurs de l'indépendance et de l'identité populaire irlandaise, abandonnant aux landlords protestants et à la bourgeoisie catholique le rôle de figurants.

Mais alors que Westminster, sous la pression des parlementaires irlandais, acceptait en 1912 l'idée d'un Home rule devant entrer en application deux ans plus tard, la guerre mondiale vint reporter le projet sine die. En outre, le vote du Home rule avait suscité de la part des unionistes d'Ulster des réactions violentes que Londres ne parvenait pas à endiguer, l'armée Britannique refusant de marcher contre eux. La guerre mit cependant fin aux troubles en envoyant tout le monde sur le front.

Mais le conflit sur le continent n'avait pas mis fin aux prétentions des républicains, qui préparèrent dans le plus grand secret une insurrection pour Pâques 1916. Menée par les leaders républicains regroupés dans les Irish Volunteers, ancêtre de l'IRA, elle prit totalement de court les forces de l'ordre. Les centres vitaux de Dublin se trouvèrent rapidement entre les mains des insurgés, qui proclamèrent la République irlandaise. Mais ceux-ci échouèrent à provoquer le soulèvement de la province. Les combats firent rage pendant près d'une semaine, et les républicains, mal armés et assiégés dans le Grand Post Office de Dublin,  succombèrent finalement à des troupes près de 20 fois supérieures en nombre, et équipées de canons.

La répression anglaise fut d'une impitoyable férocité : en quelques semaines, tous les principaux meneurs, après un simulacre de procès expédié en quelques heures, furent fusillés. La plupart des exécutions eurent lieu derrière les murs de la sinistrement célèbre prison de Kilmainham, qui vit défiler dans ses cellules l'essentiel des acteurs de toutes les insurrections irlandaises du XIXe siècle. Connolly lui même, gravement blessé pendant les combats, fut fusillé assis sur une chaise dans une semi inconscience, rejoignant le destin de Robespierre. Eamon de Valera ne dut sa grâce qu'au fait d'être citoyen américain. Suivirent plus de 5 000 arrestations et internements, jusqu'au Pays de Galles et en Angleterre.

Certains estiment que la défaite des insurgés était inéluctable dès le premier coup de fusil. C'est une vision étriquée, car si la province ne se souleva pas, il s’en fut de peu. En outre, au-delà du rôle symbolique de ce soulèvement, les chefs de l'insurrection, tout en ayant conscience de la faiblesse de leurs chances de succès, avaient aussi conscience de la nécessité de réveiller l'ardeur des Irlandais par un coup d'éclat. Et ce furent les Anglais qui, par leur brutalité, donnèrent raison aux insurgés. La répression souleva une vague d'indignation sans précédent dans le pays, et entraîna une adhésion massive de la jeunesse du pays à la nouvelle IRA, qui venait d'être fondée par les survivants de ce soulèvement, comme Eamon de Valera et Michael Collins. Les élections qui suivirent se traduisirent par un raz-de-marée pour le Sinn Fein.

O.-  La guerre civile et la victoire

Dès lors, la stratégie de la lutte armée ne cessa de gagner des soutiens, les Anglais durcissant la répression pour donner des gages à leurs alliés unionistes. Finalement, en 1921, face à une situation militaire et politique devenue critique pour lui, le gouvernement londonien accepta la négociation, qui déboucha sur un statut de quasi-indépendance pour le sud du pays. Mais outre la subsistance du statut de dominion membre du Commonwealth, présenté sous la forme d'un « État libre », le nord de l'île restait sous souveraineté britannique, en raison de la farouche opposition des protestants, majoritaires dans cette partie du pays et radicalisés par leur haine du « papisme ».

L'acceptation de ce compromis par une partie majoritaire des républicains entraîna fatalement l'autre partie dans la dissidence. Le parlement national nouvellement formé ratifia l'accord avec l'Angleterre, mais De Valera mena le front du refus, prônant une guerre totale contre les Britanniques jusqu'à l'indépendance complète. La guerre civile devint inévitable ; elle éclata et fut remportée par les forces gouvernementales menées par Collins (qui trouva la mort durant les affrontements). Mais le clivage qu'elle créa dure encore, et se ressent dans les relations difficiles qu'entretiennent Dublin et le Sinn Fein actuel, qui ne reconnaît toujours pas la légitimité d'un État qui comprend seulement 26 comtés sur les 32 que compte l'Irlande. À partir de 1969, l’Eire se trouva directement confrontée au dilemme créé par la situation de l’Ulster : traditionnellement prête à soutenir les revendications des catholiques de Belfast et à plaider la cause de la réunification de l’Irlande, elle ne pouvait cependant pas approuver les actions terroristes de l’IRA en Ulster.

Le conflit d'Irlande du nord semble cependant actuellement trouver une issue, mais le chemin est encore long.

P.-  L'Irlande moderne

L'histoire de L'Irlande ne s'arrête pas en 1921, évidemment. Mais écœurés par tant de luttes, de massacres, de famines et d'exodes, les Irlandais trouvèrent un consensus autour d’un certain attentisme, et d’une profonde neutralité du pays vis-à-vis des évènements mondiaux ultérieurs. Progressivement, les partis révolutionnaires arrivés au pouvoir se scindèrent en divers mouvements et certains, oubliant rapidement leurs programmes socialistes, versèrent dans le conservatisme social et religieux le plus profond. L'Irlande devint un pays catholique, fortement marqué par l’importance de l'Église et de sa morale. L'économie de marché s'installa, et le siècle s'écoula non pas paisiblement, mais sans heurts majeurs.

L'Irlande proclama sa neutralité complète lors de la deuxième guerre mondiale, refusant de servir les intérêts de l'Angleterre ou du nazisme. Dans les faits, cependant, le soutien économique et politique alla vers les alliés : de très nombreux Irlandais gagnèrent la Grande-Bretagne pour remplacer dans les usines les ouvriers partis au front. En outre, les signes officiels démontraient clairement le positionnement de l'île. Ainsi, lorsqu'un appareil d'un pays belligérant s'abattait sur le sol irlandais, les équipages allemands étaient placés dans des camps de prisonniers, alors que les équipages anglais ou américains étaient remis aux autorités britanniques, avec leur matériel.

En 1949, l'Irlande abandonna définitivement les derniers liens constitutionnels qui la reliaient à la Grande-Bretagne et devint officiellement une République totalement indépendante. Une forme d'alternance politique se mit en place et les partis de droite et de gauche modérée se succédèrent au pouvoir : jusqu’en 1993, deux grands partis se relayèrent à la direction du pays : le Fianna Fáil, parti nationaliste fondé en 1927, par rupture avec le Sinn Féin, et conduit jusqu’en 1973 par Eamon De Valera et le Fine Gael.

Dans les faits, l'indépendance existe, mais la Grande-Bretagne reste encore le premier partenaire économique. En outre, le débat politique n'est pas encore tout à fait assaini, car il est toujours marqué par l’influence très importante conservée par l'Église catholique, qui fut pendant longtemps religion d'État. Ceci s'illustre par un certain décalage sur un certain nombre de questions, notamment de mœurs : l'avortement est évidemment toujours interdit, et le divorce vient à peine d'être légalisé. La question religieuse reste une des raisons qu'avancent les unionistes d'Ulster pour refuser le rattachement à la République d'Irlande.

Q.-  Un premier « miracle économique » sans lendemain

L'entrée effective de la République d'Irlande dans la CEE le 1er janvier 1973 donna un nouveau coup de fouet à l'économie grâce aux prix agricoles communautaires, bien supérieurs à ceux imposés jusque-là par les importateurs britanniques, et grâce aux subventions pour le développement des régions en retard au plan économique et social. Mais le premier choc pétrolier et les difficultés de la livre sterling mirent un frein à la croissance et il fallut attendre les années 1977-1978 pour que l'on assiste vraiment à un premier décollage de l'économie irlandaise.

Pendant deux ans, grâce notamment à l'arrivée massive de capitaux américains, l'Irlande du Sud connut un « boom économique » sans précédent, son taux de croissance étant alors le plus élevé de tous les pays de la CEE avec 5 % en 1977 et 7 % en 1978. « La République d'Irlande est en train de vivre un miracle, voire une révolution », écrivait Le Monde du 11 novembre 1978. Pour la première fois de sa tumultueuse histoire, l'Irlande du Sud est au bord de la prospérité. En trois ans, le changement est frappant : les maisons neuves se multiplient dans les campagnes, les établissements industriels surgissent un peu partout. En 1979, l'adhésion de la République d'Irlande au système monétaire européen entraîna la rupture de sa monnaie avec la livre sterling, le Royaume-Uni refusant d'entrer dans le SME. Face à son ancienne métropole, l'Irlande, désormais, jouait carrément la carte européenne.

Mais ce premier « miracle économique » fut de courte durée. Le second choc pétrolier et l'anarchique industrialisation du pays par des firmes étrangères qui disparaissaient après avoir bénéficié des avantages consentis par le gouvernement de Dublin
– exonérations fiscales, subventions, etc. – furent en grande partie responsables des déconvenues de l'économie irlandaise dans les années 1980. Le pays connut alors deux dévaluations monétaires
– avec l'accord du SME –, une forte inflation qui sera ramenée de 20 % à 5 % entre 1982 et 1986 par une rigoureuse politique d'austérité, un chômage impressionnant – jusqu'à 25 % de la population active, taux record de la CEE –, une reprise de l'émigration et même une diminution de son produit national brut au milieu des années 1980. Malgré l'aide apportée par le Fonds européen de développement régional, l'Irlande, à l'instar de la Grèce et du Portugal, restait dans le peloton de queue de la Communauté.

R.-  L'émergence du « tigre celtique »

Ce n'est qu'à partir de la fin de l'année 1987 que la tendance s'inversa et que la République d'Irlande commença à effectuer un spectaculaire redressement à tel point que, dans les années 1990, ce pays connut le plus fort taux de croissance de l'Union européenne
– et même de l'OCDE – avec une moyenne de 8 % et jusqu'à 10,7 % en 2000. En une décennie, son commerce extérieur explosa : triplement des exportations et doublement des importations. Pour ses partenaires, de plus en plus diversifiés, l'Irlande est alors devenue le « tigre celtique », par analogie aux « tigres asiatiques » des années 1980 qu'étaient Taïwan, Hong Kong ou Singapour.

Si, à l'origine, d'importants fonds communautaires et une fiscalité avantageuse contribuèrent à cette expansion, son ampleur et sa durée s'expliquent aussi par d'autres facteurs : de nombreux investissements étrangers concentrés dans la haute technologie, notamment dans l'électronique, l'informatique et l'industrie pharmaceutique ; la présence d'une main-d'œuvre jeune, qualifiée et diplômée, l'Irlande touchant les dividendes des efforts consentis en matière d'éducation ; un fort développement du tourisme. La consommation intérieure fit un bond en avant et le taux de chômage, qui était encore de 15,7 % en 1993 chuta jusqu'à 3,8 % en 2001, devenant l'un des plus faibles de l'Union européenne. Depuis la fin des années 1990, le produit intérieur brut par habitant de la République d'Irlande est même devenu supérieur à celui du Royaume-Uni.

L'Irlande est l'illustration parfaite du principe de convergence économique qui prévoit le rattrapage des pays les moins développés de l'Union européenne par rapport aux plus avancés, puisque son PIB est passé successivement de 58 % de la moyenne communautaire à quinze en 1980 à 119 % en 2000 puis 142 % en 2006.

Aussi, pendant la période de rattrapage où son PIB était globalement inférieur au niveau communautaire, l'Irlande a-t-elle été l'un des principaux bénéficiaires des aides européennes, et plus spécifiquement des fonds structurels. Avec plus de 30 milliards d'euros entre 1973 et 1999, elle aura reçu environ cinq fois plus qu'elle n'a versé au budget communautaire.

Pourtant, bien que souvent invoqué comme la raison principale du rattrapage irlandais, le rôle joué par les aides communautaires doit être relativisé.

En effet, parmi les cinq pays qui ont reçu les deux tiers de l'ensemble des fonds structurels – Grèce, Espagne, Portugal, Irlande et Italie –, l'Irlande n'est pas le premier bénéficiaire des aides communautaires. Elle est dépassée par la Grèce et le Portugal, dont le rapport entre versements effectués et paiements perçus de leur adhésion jusqu'en 2000 aura respectivement été de un à sept et de un à six.

Or, ces deux pays n'ont pas connu une évolution comparable à celle de l'Irlande, leur PIB représentant respectivement, avant l'élargissement de 2004, 64 % et 51 % de la moyenne de l'Union européenne à quinze.

Si les études divergent sur la part de l'expansion irlandaise des années 1990 imputable aux aides européennes, celle-ci n’est en tout état de cause guère supérieure au tiers des taux de croissance réalisés. De surcroît, les aides européennes ne sauraient apparaître comme la cause mécanique du « miracle irlandais », celui-ci ayant débuté vingt ans après l'adhésion du pays à la Communauté européenne et s'étant poursuivi jusqu'à aujourd'hui, c'est-à-dire au-delà de la quasi disparition des aides.

Les aides européennes ainsi que l'appartenance de l'Irlande au marché intérieur ont surtout servi de levier à une stratégie de croissance d'abord et avant tout mises en place pour les Irlandais eux-mêmes.

Toutefois, l'Irlande, longtemps championne de la croissance de la zone euro, a été son premier membre à entrer en récession, début 2008, suite à l'éclatement de la crise du crédit, et est l'un des pays développés dont l'économie en a le plus souffert.

LES PERFORMANCES ÉCONOMIQUES DE L'IRLANDE

 

2004

2005

2006

2007

2008

2009

PIB

+ 4,3 %

+ 5,5 %

+ 5,1 %

+ 5,1 %

- 2,3 %

- 7,5  %

Taux de chômage

4,4 %

4,.4 %

4,4 %

4,7 %

8.4 %

11,5 %

Les causes profondes du dynamisme économique irlandais n’ayant pas disparu, il est permis d’espérer que la sévère correction aujourd’hui constatée a un caractère conjoncturel.

*

* *

ANNEXE 1 : PROGRAMME DE LA MISSION

Lundi 14 septembre

15h05 Arrivée à l’aéroport de Cork par le vol EI 823

15h40 Départ de l’aéroport de Cork pour Waterville

19h30 Entretien avec M. John O’Donoghue, Président du Dáil Éireann, Chambre des députés irlandaise

20h30 Dîner offert par M. John O’Donoghue, Président du Dáil Éireann

Mardi 15 septembre

9h30 Départ en bateau pour l’île de Skellig Michael

10h20 – 12h00 Visite de l’île

12h50 Départ pour Killorgin

13h15 – 16h00 Déjeuner offert par M. John Pierse, Président de l’Office de développement du Sud-Kerry

18h00 Retour à Waterville

Mercredi 16 septembre

9h30 Départ pour Killarney

11h20 – 12h00 Visite de la ville

12h00 – 12h45 Entretien avec M. Michael Gleeson, maire de Killarney

14h05 Départ de l’aéroport de Farranfore par le vol FR 4443

15h40 Arrivée à l’aéroport de Dublin

18h00 Départ du Merrion Hotel

18h10 Entretien avec M. John O’Donoghue, Président du Dáil Éireann

18h30 Entretien avec M. Dick Roche, Ministre des affaires européennes

19h30 Dîner offert par M. John O’Donoghue, Président du Dáil Éireann

Jeudi 17 septembre

9h15 Entretien avec M. John Fitzgerald, responsable de la division macro-économies et des ressources économiques de l’ESRI

10h00 Entretien avec M. Brendan Halligan, Président de l’association « Ireland for Europe »

10h30 Présence à la tribune des invités de la délégation pour assister à l’ouverture de la séance

11h00 Visite guidée des locaux du Parlement

12h00 Entretien avec M. Richard Bruton, député, Président du groupe Fine Gael et du groupe d’amitié Irlande-France

12h20 Entretien avec M. Eamonn Gilmore, député, Président du groupe Labour Party

13h00 Déjeuner offert par M. Pat Moylan, Président du Sénat

14h30 Entretien avec M. Bernard Durkau, député, Président de la commission des affaires européennes, et MM. Timmy Dooley, Noel Treacy et Michael Mulcahy, députés, membres de la commission

15h15 Entretien avec M. Caoimhin O Caoláin, député, Président du groupe Sinn Féin

15h45 Départ de Leinster House

16h00 Visite guidée de Trinity College

17h10 Retour à l’hôtel Merrion

20h00 Dîner offert par S. E. Yvon Roé d’Albert, Ambassadeur de France

Vendredi 18 septembre

12h30 Entretien avec les représentants de la Chambre de commerce Irlande-France

15h00 Entretien avec les représentants de l’IBEC, confédération irlandaise des employeurs

20h00 Dîner offert par M. Richard Bruton, député, Président du groupe Fine Gael et du groupe d’amitié Irlande-France

Samedi 19 septembre

10h50 Départ de Dublin par le vol EI 522

ANNEXE 2 : RÉSULTATS DES RÉFÉRENDUMS

Rappel des résultats du référendum sur la ratification du traité de Lisbonne du 12 juin 2008 en Irlande

Participation : 53,1 %

Sujet soumis à référendum

Nombre de « oui » obtenus

 % de « oui » recueillis

Nombre de « non » obtenus

 % de « non » recueillis

         

Ratification du traité de Lisbonne

752 451

46,6 %

862 415

53,4 %

Résultats du référendum sur la ratification du traité

de Lisbonne du 2 octobre 2009 en Irlande

Participation : 58,0 %

Sujet soumis à référendum

Nombre de « oui » obtenus

 % de « oui » recueillis

Nombre de « non » obtenus

 % de « non » recueillis

         

Ratification du traité de Lisbonne

1 214 268

67,13 %

594 606

32,87 %

© Assemblée nationale

1 Articles 46 et 47 de la Constitution irlandaise

2 Allemagne, Espagne, France, Italie et Royaume-Uni

3 Voir annexe 2, page 63

4 Le président polonais Lech Kaczynski a signé, le 10 octobre 2009, le traité de Lisbonne, parachevant ainsi sa ratification par la Pologne. "Le changement de décision du peuple irlandais a fait que le traité a repris vie et qu'il n'y a plus d'obstacles pour le ratifier", a déclaré M. Kaczynski.

5 La Cour constitutionnelle tchèque a jugé, le 2 novembre 2009, le traité de Lisbonne « conforme » à la Loi fondamentale du pays. Quelques heures plus tard, le président tchèque Vaclav Klaus a signé la loi ratifiant le traité, dernier dirigeant européen à le faire.