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N° 1361

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

TREIZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 19 décembre 2008.

RAPPORT D’INFORMATION

DÉPOSÉ

en application de l’article 145 du Règlement

PAR LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

au nom du groupe de travail commun avec la commission chargée des affaires européennes,

sur le processus de réforme et d’adhésion à l’Union européenne de la Turquie

et présenté par

Mme Marie-Louise FORT

Députée

Avertissement

Pour examiner le processus de réforme et d’adhésion à l’Union européenne de la Turquie, un groupe de travail commun à la commission chargée des affaires européennes et à la commission des affaires étrangères a été constitué.

Il est composé :

l pour la commission des affaires étrangères :

- pour le groupe UMP : Mme Marie-Louise Fort, rapporteure

Mme Nicole Ameline

Mme Geneviève Colot

M. Jean-Jacques Guillet

- pour le groupe SRC : M. Jean-Louis Bianco

M. Jean-Michel Boucheron

M. Paul Giacobbi

- pour le groupe NC : M. Rudy Salles

l pour la commission chargée des affaires européennes :

- pour le groupe UMP : M. Bernard Deflesselles, rapporteur

M. Michel Herbillon

M. Didier Quentin

- pour le groupe SRC : Mme Elisabeth Guigou

M. Pierre Moscovici

- pour le groupe GDR : M. Jacques Desallangre

Le présent rapport est un rapport commun à la commission chargée des affaires européennes et à la commission des affaires étrangères.

Mme Marie-Louise Fort, MM. Bernard Deflesselles et Jean-Louis Bianco ont effectué une mission en Turquie du 29 novembre au 2 décembre 2008, au nom du groupe de travail commun à la commission des affaires étrangères et à la commission chargée des affaires européennes, constitué le 29 janvier 2008 pour suivre le processus de réforme et d’adhésion à l'Union européenne de la Turquie.

Ce déplacement fait l’objet d’un rapport commun approuvé par les deux commissions et consultable sous le numéro 1334.

EXAMEN EN COMMISSION

La commission examine le présent rapport au cours de sa réunion du 17 décembre 2008.

Mme Marie-Louise Fort, rapporteure. J’ai accompli avec mes collègues MM. Bernard Deflesselles et Jean-Louis Bianco une mission en Turquie du 29 novembre au 2 décembre 2008, au nom du groupe de travail commun à la Commission des affaires étrangères et à la Commission chargée des affaires européennes sur le processus de réforme et d’adhésion avec la Turquie. Nous avons été remarquablement accueillis et guidés par l’Ambassadeur et ses services, je tiens à les en remercier.

Cette première mission se déroulait dans un contexte difficile, depuis que la France s’est prononcée officiellement en faveur d’un partenariat privilégié et non d’une adhésion en fin de négociation.

La délégation a néanmoins pu être reçue par le Président de la République, M. Abdullah Gül. Elle a rencontré le Président de la Commission d’harmonisation avec l'Union européenne, M. Yazar Yakis, et le Président de la Commission des affaires étrangères, M. Murat Mercan. Elle a également eu des entretiens avec des représentants des ONG ainsi qu’avec le vicaire patriarcal des Assyro-chaldéens.

Le processus de négociations d’adhésion, ouvert le 3 octobre 2005, est actuellement ralenti par les tensions politiques intérieures qui mettent en cause les équilibres fondamentaux de l’Etat laïc et démocratique et de la société turque.

Sur les 35 chapitres dont l’examen est prévu par le processus d’adhésion, huit chapitres ont été ouverts, douze sont gelés et quinze restent à ouvrir. Parmi les douze chapitres gelés, huit le sont depuis le Conseil européen de décembre 2006, en raison du refus de la Turquie d’appliquer le protocole additionnel à l’accord d’Ankara étendant l’union douanière UE-Turquie à Chypre. Cinq autres chapitres directement liés à une adhésion et toujours examinés en fin de négociation sont bloqués par la France (agriculture et développement rural, politique économique et monétaire, politique régionale, budget, institutions).

Plusieurs chapitres sont bloqués par un ou plusieurs autres Etats membres, en particulier : énergie par Chypre, éducation et culture par Chypre et la Grèce, libre circulation des travailleurs pour l’Allemagne et l’Autriche ;

La présidence française de l'Union européenne va s’efforcer d’ouvrir deux nouveaux chapitres lors de la conférence intergouvernementale du 19 décembre 2008 : société de l’information et médias, libre circulation des capitaux.

Le droit de veto de la République de Chypre dans la négociation est lié, même indirectement, au règlement de la question chypriote, abondamment évoquée par notre collègue M. Deflesselles, qui provoque des tensions très importantes entre les deux pays. Les parlementaires turcs rencontrés ont ainsi déclaré que s’il fallait choisir entre l'Union européenne et Chypre Nord, la Turquie choisirait Chypre Nord.

Le rapport de progrès 2008 de la Commission européenne est très sévère sur les réformes politiques depuis 2005. Critiquant la lenteur des avancées, la Commission demande des efforts significatifs pour promouvoir les droits des femmes, garantir la liberté d’expression et de culte dans la pratique, prévenir la corruption, renforcer les droits culturels de tous les citoyens, notamment ceux de la minorité kurde, accroître le contrôle de la société civile sur les forces armées.

Les ONG confirment la stagnation des réformes depuis 2005 dans le domaine des droits de l’Homme. Le recul de ces droits s’agissant des femmes, dont témoigne le projet de loi sur la pénalisation de l’adultère féminin ou la question du voile, est particulièrement inquiétant.

En matière de liberté religieuse, les Alevis, communauté musulmane comptant entre 15 et 20 millions de personnes, sont l’objet de tracasseries en raison de leur pratique cultuelle différente (culte commun aux hommes et femmes qui n’est pas pratiqué dans les mosquées). De même, en dépit de l’arrivée d’Irakiens fuyant le conflit, la religion assyro-chaldéenne risque de s’éteindre faute de séminaire ouvert et de possibilité de recrutement de nouveaux prêtres. La gestion de la question religieuse en Turquie est donc préoccupante.

La question kurde qui concerne 15 millions d’habitants a également été posée.

Les tensions intérieures ont mis en évidence le rôle politique éminent de la Cour constitutionnelle. Le conflit entre le gouvernement musulman modéré de l’AKP et l’opposition kémaliste et nationaliste s’est déplacé du terrain électoral en 2007 au terrain judiciaire en 2008, avec les arrêts de la Cour constitutionnelle.

Le 5 juin 2008, la Cour constitutionnelle a annulé les amendements à la Constitution adoptés par l’AKP en février 2008 pour autoriser le port du foulard à l’université. Puis, saisie par le Procureur général de la Cour de cassation, elle a décidé le 30 juillet 2008 de ne pas interdire l’AKP ni ses 71 membres accusés d’activités anti-laïques (dont le Président de la République et le Premier ministre), mais a réduit de moitié sa dotation publique pour 2009.

On peut s’interroger sur le devenir du rôle protecteur de la Cour en matière de laïcité lorsque le renouvellement de celle-ci aura été opéré à la suite de nominations gouvernementales.

Les interlocuteurs de la mission ont majoritairement réaffirmé la fierté d’Etat laïc de la république turque. Pourtant le conflit politique puis judiciaire est responsable du blocage du processus de réforme en 2008. Afin d’y remédier, majorité et opposition doivent d’abord surmonter le double soupçon dont elles s’accusent, celui « d’agenda caché » pesant sur l’AKP qui serait déterminé à islamiser la Turquie et à se servir des normes européennes pour démanteler le contrôle de l’armée sur le maintien de la laïcité, celui d’« Etat profond » pesant sur les milieux nationalistes et militaires qui seraient prêts à tout pour déstabiliser un gouvernement musulman modéré démocratiquement élu qui ne se conformerait pas à leurs vues.

Les kémalistes expliquent que la laïcité doit être plus forte que la démocratie en Turquie parce que, en pays musulman, la laïcité est la condition fondatrice de la démocratie. Les musulmans modérés répondent qu’il n’est pas contradictoire d’être musulman et laïc tandis que le Premier ministre M. Erdogan considère que « l’Etat doit être laïc mais pas les personnes ».

La Turquie est confrontée à trois défis :

En premier lieu, la crise financière internationale pourrait affecter le redressement économique remarquable des dernières années.

La Turquie fait valoir sa puissance économique en rappelant qu’elle a participé à la récente réunion du G20 au titre de dix-septième économie mondiale et qu’elle se situe au septième rang dans l’espace européen.

En deuxième lieu, les crises au Caucase et au Moyen-Orient soulignent l’importance géostratégique de la Turquie et son rôle modérateur dans la région.

La question arménienne a été évoquée alors que les Turcs nous reprochent toujours l’adoption de la proposition de loi sur la pénalisation de la négation du génocide arménien. Le Président Gül a mis en avant sa rencontre avec le Président Sarkissian lors d’un match de football à Erevan comme premier geste officiel d’un réchauffement des relations avec l’Arménie, ainsi que la création d’une Commission d’historiens.

Je lui ai indiqué, en ma qualité de membre de la mission sur les questions mémorielles, que l'Assemblée nationale avait renoncé à légiférer sur ces sujets. Les historiens ont convaincu les députés français que la mémoire divise et que l’histoire réunit. Les constitutionnalistes considèrent que la loi doit créer des droits et des devoirs mais ne doit pas gouverner les esprits. Les conclusions de la mission privilégient le recours à la procédure des résolutions créée par la récente réforme constitutionnelle.

La Turquie soutient la position de l’Union européenne sur le programme nucléaire de l’Iran tout en étant engagée avec ce pays dans la négociation d’un accord énergétique global. En dépit de sa réticence initiale, la Turquie fait désormais preuve de bonne volonté pour la mise en place de l’Union pour la Méditerranée.

Nos interlocuteurs prennent néanmoins soin de souligner que si l’Union européenne les repousse, ils se tourneront vers d’autres partenaires. L’opposition fait ainsi valoir que l’intégration européenne est un moteur indispensable pour les réformes en Turquie. Mais la crise que traverse l’Union européenne doit être surmontée pour que les peuples acceptent un nouvel élargissement.

Enfin, nous leur avons rappelé que le Président de la République française ouvrira officiellement en octobre 2009 la saison culturelle de la Turquie en France qui se déroulera tout au long de l’année 2010.

Alors que l’enthousiasme turc en faveur de l’Union européenne semble s’éroder devant la lourdeur des exigences européennes, l’opinion publique européenne ne semble pas prête à ce jour à accepter un nouvel élargissement. Après des élargissements successifs insuffisamment préparés et l’échec du traité de Lisbonne, l’Europe doit d’abord consolider son projet.

M. Axel Poniatowski. En observant les positions dures qu’adopte la Turquie sur la question chypriote, ou au sujet du droit des femmes, on peut se demander si l’envie de rejoindre l’Union européenne existe encore dans le pays, ou bien si les autorités turques ne pourraient pas finalement se satisfaire d’un partenariat privilégié.

Mme Marie-Louise Fort, rapporteure. L’enthousiasme vis-à-vis de l’Union européenne est en effet plus modéré aujourd’hui. Les autorités estiment toutefois qu’une intégration en 2014 serait réaliste. Elles se déclarent lassées de la lenteur de l’examen des chapitres, qu’elles comparent à la rapidité de traitement des dossiers croate et chypriote. Il en résulte un recul du sentiment pro-européen dans la population. Il semble que l’Union européenne représente plutôt un modèle de ce que la Turquie aspire à être, plutôt qu’un partenaire pour le futur.

M. Dominique Souchet. Vous nous avez dit que le Président Gül avait insisté sur sa participation au match de football, organisé à l’initiative du Président Sarkissian, opposant la Turquie à l’Arménie. Avez-vous ressenti une vraie implication, de la part des autorités turques, dans le règlement du différend qui pourrait notamment mener à terme à ouvrir la frontière entre les deux pays ?

Concernant les éventuels partenariats alternatifs à l’intégration européenne, la Russie a-t-elle été évoquée ?

Mme Marie-Louise Fort. Sur le dossier arménien, la Turquie ne veut pas perdre sa fierté. La délégation a eu le sentiment que les Turcs veulent avancer, mais ne veulent pas faire de trop grandes concessions. Ils mettent donc en avant les torts arméniens, afin de ne pas être considérés comme les seuls responsables.

Les partenariats extérieurs auxquels il a été fait référence concernent l’Iran, mais aussi la Russie. La Turquie rappelle régulièrement son rôle dans le Caucase, dans la crise géorgienne notamment. Cependant, et c’est paradoxal, si la Turquie fait sans cesse référence à d’autres partenaires, elle revient systématiquement sur ses actions menées en Europe.

M. Jean-Marc Roubaud. Il est certain que les délais d’adhésion et les exigences européennes, qui sont pourtant les mêmes pour tous, agacent les Turcs. Pensez-vous qu’un partenariat privilégié pourrait constituer une solution transitoire attractive pour la Turquie ?

Mme Marie-Louise Fort. La question du partenariat n’a pas été évoquée directement par la délégation. Toutefois, la vision des autorités turques reste binaire : soit la Turquie intègre l’Europe, soit elle reste en-dehors. Le travail du groupe de suivi a surtout montré que la position française était frappée au coin du bon sens.

Les difficultés de la situation sont explicites, par exemple, en matière d’immigration. En France, les groupes d’immigrés turcs n’ont que peu de rapport avec le reste de la société française. Face à ce constat, la réponse du Président Gül a été de souligner l’origine anatolienne des immigrés turcs en France.

M. Jean-Claude Mignon. La Turquie est présente au sein de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe depuis longtemps, où la situation de ce pays est très souvent débattue. Je suggère que les activités du Conseil à ce sujet soient prises en compte dans le rapport du groupe de suivi, de même que la délégation française à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe pourrait s’inspirer des travaux menés ici.

M. Axel Poniatowski. Mes chers collègues, je vous rappelle que la communication fera l’objet d’un rapport d’information commun avec la commission chargée des affaires européennes.

La commission autorise la publication du présent rapport d’information.


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