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Commission de la défense nationale et des forces armées

Mardi 27 mai 2014

Séance de 17 heures

Compte rendu n° 53

Présidence de Philippe Nauche, vice-président

— Audition de MM. Bernard Bigot, Administrateur général du CEA, et de Daniel Verwaerde, directeur des applications militaires, sur la dissuasion nucléaire

La séance est ouverte à dix-sept heures.

M. Philippe Nauche, président. Je suis heureux d’accueillir M. Bernard Bigot, Administrateur général du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), ainsi que M. Daniel Verwaerde, directeur des applications militaires du CEA.

Je vous prie de bien vouloir excuser la présidente Patricia Adam, qui a souhaité participer, pour des raisons symboliques évidentes, à l’audition du ministre de la Défense sur les crédits de son ministère, qui se tient en ce moment même au sein de la commission des Finances.

Nous terminons donc avec vous le cycle des auditions consacrées à la dissuasion nucléaire, et nous vous sommes reconnaissants de venir conjointement. Cela nous permettra de bénéficier d’une approche complète du rôle du CEA, tant en ce qui concerne la partie strictement militaire, mais aussi au travers de la dualité de ses travaux de recherche ainsi que de certaines de ses infrastructures.

Sans plus attendre, messieurs, je vous cède la parole.

M. Bernard Bigot. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les députés, je suis heureux de l’occasion que vous m’offrez d’apporter à votre débat sur la dissuasion nucléaire, l’éclairage du CEA, acteur clé depuis plus de cinquante ans des programmes nucléaires de défense conduits par notre pays, qu’il s’agisse des têtes nucléaires ou des réacteurs de la propulsion navale, et je vous en remercie.

Je veux tout d’abord saluer, comme l’ont fait tous les intervenants éminents qui m’ont précédé, la pertinence de votre initiative d’entendre l’ensemble des parties prenantes, ce qui, dans le contexte difficile actuel, doit vous permettre de disposer d’avis éclairés sur la réalité et les enjeux de notre dissuasion nucléaire, sous ses différents aspects. C’est avec un profond intérêt et une grande satisfaction que j’ai pris connaissance de la plupart des interventions remarquables de ceux qui m’ont précédé devant vous et des débats qu’elles ont suscités.

Les hauts responsables du ministère de la Défense se sont largement exprimés, avec précision, clarté et profondeur, sur la nécessité pour la France de disposer de manière durable d’une dissuasion nucléaire souveraine, crédible et strictement suffisante. Je partage totalement leurs arguments et leurs convictions. Je considère que la dissuasion nucléaire est l’instrument essentiel pour garantir la défense des intérêts vitaux des citoyens d’un pays qui, à l’occasion des célébrations du 100e anniversaire du début de la première guerre mondiale et du 70anniversaire du débarquement sur les côtes normandes lors de la seconde guerre mondiale, se souvient qu’il a été envahi trois fois en un siècle et qu’il a dû ensuite payer un prix considérable pour retrouver sa liberté.

Je vais focaliser mon propos sur trois points.

Le premier point concernera le positionnement et le mode d’intervention du CEA au sein de la chaîne des responsabilités qui garantissent la permanence de notre capacité nationale de dissuasion, pour reprendre l’expression très juste du chef d’état-major des armées, le général de Villiers ; ces aspects sont en effet souvent méconnus.

Le second point aura trait à l’effet d’entraînement induit par la dissuasion sur notre économie, du fait de l’excellence technologique portée par les exigences des programmes correspondants, et je vous donnerai quelques exemples éclairants, directement corrélés avec l’action du CEA.

Je terminerai enfin par le programme « simulation » conduit par le CEA depuis le milieu des années 1990, pour garantir la sûreté et les performances de nos têtes nucléaires, sans essai nucléaire nouveau. Le chef d’état-major des armées et le directeur général de l’armement ont tenu des propos remarquablement pertinents à son sujet, à la différence d’autres intervenants, dont les propos m’ont profondément interpellé ainsi que l’ensemble des personnels de la direction des applications militaires du CEA (CEA/DAM), du fait de leur décalage par rapport à la réalité. Je compléterai votre information pour vous éclairer sur cette réalité.

Premier point, au moment de parler de l’action du CEA en matière de nucléaire de défense, je souhaite vous dire combien j’ai été sensible à ce que le chef d’état-major de l’armée de l’air, le général Mercier, à l’occasion de son audition, ait salué la mémoire de Roger Baleras, qui nous a quittés récemment. Je ferai de même pour rappeler que Roger Baleras, avec ses collaborateurs du CEA, a consacré toute son énergie à œuvrer pour que la France puisse disposer d’une dissuasion nucléaire performante, crédible et adaptée à son environnement stratégique.

Roger Baleras a rejoint la Direction des applications militaires du CEA en 1958, l’année où celle-ci a été créée et, comme l’a écrit très justement le ministre de la Défense, il a été « en première ligne depuis la réalisation du premier essai nucléaire Gerboise Bleue jusqu’au lancement du programme de simulation ».

C’est lui qui a su communiquer à l’ensemble des salariés du CEA/DAM son enthousiasme et son engagement indéfectibles au service de son pays, en particulier pour que ceux-ci puissent relever les immenses défis posés par la conception et la réalisation d’une tête nucléaire aux caractéristiques techniques exceptionnelles, répondant aux besoins de dissuasion de la France, je veux parler de la TN 75, garantie sur la base des résultats d’un nombre conséquent d’essais nucléaires.

Les performances de cette tête nucléaire ont pu être acquises en particulier parce que le CEA/DAM exerce sa responsabilité sur l’ensemble des composants d’une tête nucléaire, qu’il s’agisse de la charge nucléaire elle-même, de l’enveloppe externe ou corps de rentrée pour une tête océanique, ou des équipements annexes indispensables à son fonctionnement, sa fiabilité et sa sûreté. Ce corps de rentrée, c’est ce sous-ensemble qui pour remplir sa fonction, doit satisfaire des exigences extrêmes de comportement assurant par là même sa mission dissuasion.

Cette maîtrise d’œuvre d’ensemble permet au CEA/DAM de concevoir et de réaliser des têtes nucléaires particulièrement optimisées. Il se démarque sur ce plan de ses homologues, américain ou britannique, dont le périmètre de responsabilité ne porte pas sur le corps de rentrée, mais seulement sur la charge nucléaire.

La Direction des applications militaires du CEA apporte ainsi depuis bientôt 56 ans le meilleur d’elle-même au programme national de dissuasion nucléaire, cette « œuvre commune » comme nous l’appelons entre nous, qui réunit au service de la France, les talents et les énergies de tous ceux, personnels militaires, chercheurs, ingénieurs, techniciens, qui lui confèrent cette crédibilité essentielle à sa raison d’être.

Vous le savez, notre outil de dissuasion nucléaire s’est continûment adapté aux évolutions stratégiques internationales et de façon très marquée depuis deux décennies, et les programmes du CEA/DAM se sont inscrits pleinement dans ce mouvement d’adaptation, au travers d’une optimisation technique et économique permanente.

Le format de notre dissuasion, que l’on considère les porteurs, les vecteurs ou les têtes nucléaires, a été réduit de façon significative depuis vingt ans, en lien direct avec l’évolution du contexte stratégique, conduisant la France à disposer aujourd’hui d’un arsenal de moins de 300 armes nucléaires, en application du principe de stricte suffisance.

Pour ce qui concerne directement le CEA, en dehors des décisions d’arrêt de production des matières fissiles utiles aux armes, et de mise en œuvre du démantèlement des installations de production correspondantes, la décision, prise au milieu des années 1990, d’arrêter définitivement les essais nucléaires a été structurante sur sa façon d’appréhender la démonstration de garantie de fonctionnement et de sûreté des armes nucléaires.

Dans la mesure où le démantèlement irréversible du Centre d’expérimentation du Pacifique avait été décidé, démantèlement qui était devenu une réalité en 1997, les ingénieurs du CEA/DAM n’avaient pas d’autre choix que de se remettre totalement en question et de définir, seuls, une nouvelle méthode pour concevoir et fabriquer des armes nucléaires fiables et sûres, dont la garantie ultime ne pourrait plus reposer, comme par le passé, sur des essais nucléaires.

La France d’ailleurs, vous le savez, est le seul État doté à avoir pris unilatéralement cette décision de démantèlement de son centre d’expérimentations, puisque les États-Unis, la Russie et la Chine disposent toujours d’une capacité de réalisation d’essais nucléaires.

Le CEA/DAM s’est ainsi engagé avec détermination dans le programme de simulation, un programme ambitieux, au sens où nous étions les seuls au monde à adopter une démarche aussi structurée et surtout un programme très innovant où l’échec n’était pas permis, puisque le renouvellement en temps opportun des têtes nucléaires aéroportées et océaniques de notre force de dissuasion en dépendait totalement. La démarche conduite alors par le CEA/DAM s’est appuyée, d’une part, sur ce que l’on appelle le « concept d’arme robuste », concept original au plan international qui a été validé lors de la dernière campagne d’essais nucléaires de 1995–1996, et, d’autre part, sur les acquis enregistrés progressivement dans le cadre du programme de simulation.

Vingt ans plus tard, la tête nucléaire robuste aéroportée TNA, garantie par la simulation, ce qui est une première mondiale encore inégalée aujourd’hui, est opérationnelle et la tête nucléaire océanique TNO, robuste également, garantie par la simulation, le sera bientôt ; les résultats sont là et je peux affirmer devant vous que ce programme de simulation est une totale réussite, quant aux objectifs que notre pays s’est donné, il y a 18 ans, en 1996. Cette réussite est à mettre à l’actif des physiciens, ingénieurs et techniciens du CEA/DAM, mais aussi de tous nos partenaires industriels français qui nous ont accompagnés dans cette démarche.

Pour autant, et à l’image de l’outil national de dissuasion, le CEA/DAM s’est lui aussi profondément transformé depuis 20 ans.

Il a totalement revu son organisation et réduit de façon substantielle son format qui avoisinait 6 700 personnes au début des années quatre-vingt-dix, pour atteindre aujourd’hui moins de 4 500 personnes, en tenant compte de l’intégration au sein du CEA/DAM, d’une part en 2000 des responsabilités de maîtrise d’ouvrage en matière de propulsion nucléaire, et d’autre part en 2010 du centre DGA de Gramat dans le Lot. Cette réduction d’effectif a été rendue possible par la fermeture de trois sites du CEA/DAM en région Île-de-France, Vaujours, Limeil et Monthléry, et plus récemment par la fermeture en 2013 du site de Moronvilliers en Champagne-Ardenne. Le redéploiement de 1 500 salariés sur les autres centres du CEA/DAM a été décidé et cette mobilité s’est accompagnée d’une profonde adaptation de l’organisation de nos activités, liée à l’arrêt des essais, à la mise en place du programme de simulation et à l’optimisation de nos processus de conception et de réalisation des armes nucléaires. Les salariés du CEA/DAM ont mis en œuvre avec une parfaite discipline ces évolutions majeures pour chacun d’entre eux au plan professionnel et personnel, tout en s’attachant à respecter scrupuleusement les budgets et les calendriers décidés pour le renouvellement des armes nucléaires que je viens d’évoquer.

Pour situer en relatif cet effectif CEA/DAM de 4 500 personnes, je dirai qu’il est proche de celui de son homologue britannique, l’Atomic Weapons Establishment, qui opère ses activités sur un site principal, intervient sur une seule composante nucléaire et bénéficie du concours des États-Unis pour, par exemple, accéder, au laser américain, le National Ignition Facility, implanté en Californie et proche en capacités de notre Laser Mégajoule. Dans ces conditions, nous avons atteint un haut niveau d’efficacité globale.

Mais au-delà des organisations et des moyens, la crédibilité de la dissuasion, repose, aussi et d’abord, ne l’oublions pas, sur des hommes et des femmes d’une compétence exceptionnelle et unique, fruit d’une patiente formation et d’une longue expérience partagée.

La capacité de notre pays à préserver les instruments de sa souveraineté et de sa sécurité passe par le maintien de ces compétences et de cette expertise, sur lesquelles il convient que nous soyons collectivement très vigilants, car si nous les perdions, il ne serait pas aisé, voire très difficile de les reconstruire ; cela prendrait à coup sûr plusieurs décennies et demanderait un effort considérable.

Pour revenir au CEA/DAM, je voudrais ajouter que son périmètre d’action s’exerce certes en majeure partie depuis sa création en 1958, au profit de la dissuasion nucléaire de notre pays, mais également, sur la base des compétences spécifiques acquises à cet effet, au profit des capacités de défense nationale hors dissuasion nucléaire et au profit de notre industrie nationale.

Le CEA/DAM dans le paysage de défense national, c’est d’abord un mode d’action tout à fait original et très performant de mon point de vue.

Le CEA exerce, depuis son origine dans le domaine des têtes nucléaires et des chaufferies nucléaires, et depuis 1996 dans celui de la simulation, une responsabilité de maître d’ouvrage des programmes qui lui sont confiés et pour ce qui est des armes et de la simulation, de maître d’œuvre d’ensemble, en privilégiant sur ce dernier point l’irrigation du tissu industriel national.

Ce mode d’intervention du CEA/DAM s’inscrit parfaitement dans la logique de conduite des activités de l’ensemble du CEA ; celle-ci se traduit par une volonté et une nécessité pour nous de mener des recherches propres sur des technologies génériques à fort potentiel susceptibles de diffuser dans l’ensemble du tissu industriel national, de maîtriser en interne l’ingénierie de grands projets, depuis les phases de définition les plus amont jusqu’à leur réalisation et mise en œuvre, tout en gardant toujours à l’esprit la nécessité d’y associer dès que possible l’industrie, en particulier lorsque la maîtrise de la définition est acquise. C’est ce mode d’action qui donne toute sa force à la notion de partenariat stratégique qui caractérise les relations entre le CEA et les industriels qui concourent à la réalisation des projets dont il a la responsabilité. Les industriels qui nous accompagnent dans nos programmes, ce sont aussi bien des grands groupes que des ETI, des PME voire des TPE. Les responsables industriels que vous avez déjà auditionnés vous ont parfaitement expliqué ces points.

Si l’on considère, par exemple, un programme de tête nucléaire, le modèle mis en œuvre par la Direction des applications militaires du CEA se décline de la façon suivante.

Lors des phases initiales de faisabilité et de définition, les travaux qui sont en majorité réalisés au sein du CEA/DAM, conduisent à mettre au point, en associant les industriels compétents, des technologies très souvent hautement innovantes et aussi à figer les principaux choix de conception et du processus de fabrication correspondant,

Lors des phases suivantes de développement et de fabrication, le CEA/DAM, tout en conservant la pleine responsabilité du programme, transfère à l’industrie nationale toutes les prestations qui peuvent lui être confiées. Il doit tenir compte des particularités de ce type de produit, dont la maîtrise demande la disponibilité dans la durée de compétences spécifiques, rares et de haut niveau, activées pour un volume de réalisation limité, ainsi que la prise en compte des contraintes nécessaires de protection du secret de défense. De ce fait, le CEA/DAM ne conserve en propre que la réalisation des pièces nucléaires ou de celles faisant appel à des technologies très spécifiques ou à risque pyrotechnique. Pour toutes les autres pièces, il transfère aux industriels, en phase de développement, les technologies et processus et leur passe commande de la série correspondante.

Ainsi, sur le montant total des ressources qui lui sont allouées, le CEA/DAM n’en utilise finalement que 20 % pour ses besoins propres de réalisation des programmes, au titre de ses dépenses salariales, 70 % étant transférés à l’industrie nationale, le complément retournant à l’État au titre de la TVA.

Cette approche permet depuis cinquante ans au CEA/DAM de dimensionner ses effectifs et ses moyens au plus juste besoin et de faire bénéficier l’industrie française de très nombreuses avancées technologiques que certains industriels ont pu valoriser, lorsque cela était possible, hors du domaine de la dissuasion nucléaire.

En termes d’effectif, il en va du CEA/DAM comme de la dissuasion, notre seule ligne de conduite est de répondre aux besoins, dans un format strictement suffisant.

Ainsi, compte tenu des décisions prises sur les programmes et traduites dans la programmation militaire en cours et de l’action permanente du CEA pour optimiser ses modes de fonctionnement, l’effectif du CEA/DAM décroîtra de 400 personnes entre 2013 et 2016, soit près de 9 %.

De ce fait, le CEA et plus particulièrement la Direction des applications militaires, par le biais d’une telle réduction de ses effectifs sur une période courte, contribue de manière importante à la maîtrise des budgets de la dissuasion et à la restauration des finances publiques de l’État. Cet effort qui porte à la fois sur des effectifs de soutien et des effectifs « programmes » conduit en toute responsabilité et au plus juste vis-à-vis du maintien de compétences « métiers » difficiles à acquérir et à entretenir, mais indispensables à la dissuasion sur le moyen-long terme ; cet effort contribue par là même indirectement, dans le cadre d’un budget de la Défense particulièrement contraint, au financement d’actions relevant de la défense conventionnelle.

Réduire plus encore les moyens du CEA/DAM, comme certains ont pu l’évoquer, reviendrait à remettre en cause l’équilibre entre les différentes composantes de notre outil de dissuasion, équilibre qui a été particulièrement difficile à atteindre dans le contexte budgétaire actuel, compte tenu des objectifs assignés à cet outil de la dissuasion. Le chef d’état-major des armées vous a signifié l’effort qui a été demandé à l’agrégat dissuasion nucléaire pour les six années de la LPM actuelle ; le budget que vous avez voté prend en compte, en particulier, une cohérence totale et au plus juste entre les besoins des programmes de têtes nucléaires et le calendrier de mise en œuvre du programme de simulation, nécessaire à leur garantie.

J’en viens maintenant au second thème que je souhaite développer devant vous, à savoir, l’effet d’entraînement induit sur notre économie par l’activité du CEA/DAM et par la diffusion des technologies développées par le CEA/DAM pour les besoins de la dissuasion.

Concernant l’activité même du CEA/DAM, son impact économique au-delà des 4 500 emplois directs, a été récemment analysé par le ministère de la Défense. Ce dernier a considéré que près de 17 000 emplois industriels sont engendrés par cette activité, sur l’ensemble du territoire français.

Je reviens sur l’une des critiques fréquemment entendues contre la dissuasion nucléaire française, à savoir qu’elle exercerait un effet d’éviction majeur au détriment de capacités militaires conventionnelles plus nécessaires ou d’investissements scientifiques ou technologiques plus porteurs d’avenir.

Je partage totalement, à ce propos, l’analyse qu’a faite devant vous le chef d’état-major des armées, comme les chefs d’état-major de l’armée de l’air et de la marine, sur le renforcement mutuel de la défense conventionnelle et de la dissuasion.

Je pense pour ma part qu’il convient de mettre plus souvent et plus clairement en lumière les bénéfices essentiels que la France retire d’un effort maintenu dans le temps en faveur de la dissuasion. La valorisation des compétences scientifiques et techniques du CEA/DAM fait partie intégrante de ses missions, partout où cela est possible dans le respect de la protection du secret et conduit à favoriser l’irrigation du tissu de recherche et du tissu industriel français.

Si l’on revient aux origines du programme nucléaire militaire national, à la fin des années 1950, il convient de se rappeler le rôle majeur joué par les réacteurs plutonigènes de Marcoule et les usines d’enrichissement d’uranium par diffusion gazeuse de Pierrelatte dans le développement de la filière électronucléaire nationale, qu’il s’agisse des combustibles, des réacteurs ou du traitement des déchets.

Je vais maintenant développer trois exemples récents qui illustrent très bien cette valorisation.

Le premier se rapporte aux travaux sur le durcissement des composants électroniques aux rayonnements ionisants, réalisés spécifiquement par le CEA/DAM pour les besoins des armes nucléaires et qui ont donné naissance à une filière technologique de composants, dénommée SOI ou « Silicium sur Isolant » en français, et mise en œuvre par la société française SOITEC. Cette entreprise, créée en 1992 en tant que spin-off du CEA, compte aujourd’hui plus de 1 200 salariés pour un chiffre d’affaires annuel voisin de 250 millions d’euros, réalisé essentiellement dans le secteur « non-défense ». Cette technologie de rupture SOI est en passe aujourd’hui de devenir la référence mondiale pour la fabrication de circuits intégrés, à très grande vitesse et énergétiquement efficaces, comme le démontre l’accord récent signé entre Samsung et STMicroelectronics qui bénéficie directement à SOITEC. J’espère que vous pourrez très vite constater le bénéfice majeur que notre pays en tirera dans les prochaines décennies.

Mon second exemple concerne la filière française de calcul haute performance conduite par l’industriel Bull pour laquelle la Défense, par le biais du CEA/DAM, a donné une impulsion décisive plaçant cet industriel en situation favorable sur le marché international des calculateurs « haute performance ». Dix ans après le démarrage de cette activité, Bull réalise un chiffre d’affaires annuel proche de 200 millions d’euros, impliquant 600 emplois directs hautement qualifiés au sein de cette société, dans un domaine absolument stratégique pour la sécurité, la recherche et l’industrie nationales et européennes.

Dans le cadre d’un partenariat fort entre le CEA/DAM, concepteur et utilisateur des codes de calcul pour la simulation du fonctionnement d’une arme nucléaire et l’industriel Bull, concepteur de supercalculateurs, ce dernier a livré en 2010 au CEA/DAM une machine TERA 100 de puissance pétaflopique, à l’époque une des plus puissantes au monde, qui nous donne totale satisfaction.

Au-delà de son centre de calcul secret-défense, pour la garantie des armes nucléaires, le CEA a mis en place à Bruyères-le-Châtel tout un écosystème ouvert dédié au calcul intensif, s’appuyant sur une technopole « Ter@atec », et sur deux centres de calcul mettant en œuvre des supercalculateurs Bull, qu’il exploite, l’un principalement au profit de l’industrie et l’autre au profit de la communauté académique européenne. En leur permettant de disposer de capacités nationales de calcul « haute performance » au meilleur niveau mondial, le CEA, par le biais de son Centre de calcul recherche et technologie, met les industriels concernés en situation de compétitivité renforcée dans le cadre de leurs projets futurs. Ces projets intéressent principalement les domaines de l’aéronautique avec Snecma et Turbomeca, le spatial avec Astrium au sein d’Airbus Defence & Space et Thales Alenia Space, l’énergie avec EDF et Areva, les équipements automobiles avec Valeo et tout dernièrement la cosmétique avec L’Oréal.

Ces industriels sont unanimes pour considérer, que les codes de calcul « haute performance », qui doivent nécessairement être adaptés aux architectures et technologies de calcul intensif disponibles, permettent par simulation la conception d’un produit complexe, avec des délais et des coûts de développement divisés dans un rapport au moins égal à deux par rapport aux pratiques antérieures. La conception d’un produit bon du premier coup, comme le disent les ingénieurs, devient aujourd’hui une réalité accessible.

Je suis convaincu que nous n’en sommes qu’au début et que la simulation numérique est appelée à jouer un rôle encore accru dans les années à venir, aussi bien dans le domaine industriel que de la sécurité ou de la recherche, par exemple, dans le domaine des sciences du climat et de la protection de l’environnement, de la génomique et de la médecine personnalisée, des matériaux, avec une puissance de calcul que l’on entrevoit multipliée par un facteur 1000 d’ici le début de la décennie prochaine.

La Défense, par le biais du CEA/DAM, a donné une impulsion déterminante permettant à la société Bull d’être performante et reconnue internationalement par la qualité de ses produits dans le domaine du calcul intensif ; l’État a décidé en 2013 d’apporter une contribution importante en matière de R&D en calcul intensif par le biais principalement des investissements d’avenir, mais nous nous devons d’être actifs et convaincants pour obtenir un soutien financier supplémentaire notamment au niveau européen, il en va de la compétitivité de nos industriels qui voient dans le calcul intensif un atout majeur de différentiation.

Mon troisième exemple portera sur les lasers de puissance ou à haute densité d’énergie, où les compétences développées continûment par le CEA/DAM depuis les années soixante, ont été appliquées à la conception et à la réalisation de cet équipement exceptionnel qu’est le Laser Mégajoule, sur le site du CESTA près de Bordeaux. Sous l’impulsion de l’État, de la région Aquitaine et du CEA, un écosystème s’est progressivement constitué en Aquitaine avec la mise en place du pôle de compétitivité de la Route des lasers, de l’Institut Lasers et Plasma et la création de nombreuses entreprises. Ainsi plus de 50 nouvelles sociétés se sont implantées localement depuis 10 ans, en développant leur action sur des applications civiles porteuses, dans les domaines de l’optique, de la santé, des lasers pour l’industrie. Au total ce sont près de 1 400 emplois directs hautement qualifiés qui ont été créés suite à la décision de réaliser le Laser Megajoule.

Par ailleurs, grâce au financement porté par la région Aquitaine, l’Union Européenne et l’État, d’un laser Petawatt qui sera couplé en 2015 au LMJ, la communauté académique française et européenne disposera d’un outil de recherche exceptionnel de classe mondiale, permettant d’évaluer le comportement de la matière dans des conditions extrêmes de plasma, au profit direct de recherches en astrophysique ou pour évaluer la faisabilité de nouvelles filières de production d’énergie par fusion.

De façon plus générale, les centres du CEA/DAM, à l’image de l’ensemble du CEA, s’impliquent fortement en régions dans les pôles de compétitivité qui s’y sont constitués, en apportant leur savoir-faire, issu des crédits de la dissuasion nucléaire.

Pour terminer mon propos, je voudrais revenir sur le programme de simulation, qui, après la ratification par la France du Traité d’interdiction complète des essais nucléaires, constitue aujourd’hui l’élément indispensable pour la conception et la garantie de nos armes nucléaires. Je constate qu’il fait régulièrement l’objet de prises de position, y compris devant votre commission, et malheureusement pas toujours par des personnes qui ont pris le soin de s’informer aux meilleures sources.

Depuis l’arrêt des essais nucléaires par la France en 1996, le CEA doit garantir sans aucune équivoque les performances au sens large des armes nucléaires de la dissuasion française. J’utilise à dessein ce terme de garantie qui est indissociable de la notion de crédibilité attachée à notre dissuasion.

Le programme de simulation est désormais l’élément clé pour garantir la fiabilité, la sûreté et les performances des têtes nucléaires sur toute leur durée de vie. Concrètement, il permet de reproduire et donc de garantir par le calcul les différentes phases de fonctionnement d’une arme nucléaire.

Ce programme de simulation comporte trois volets.

Le premier se rapporte à la physique des armes, avec la mise au point, par les scientifiques, des modèles prédictifs permettant d’accéder à une modélisation fine de tous les phénomènes physiques mis en jeu dans le fonctionnement d’une arme ; là aussi, les mots ont tous leur sens et le qualificatif de prédictif est essentiel.

Le second volet a trait à la simulation numérique ; les modèles physiques mettent en œuvre des équations qui sont transcrites, pour être résolues par les ordinateurs, en codes de calcul qui, à leur tour, pour être développés et utilisés, demandent une capacité de calcul adaptée. Cette capacité, au travers de la machine TERA 100, est, depuis 2010, 20 000 fois supérieure à celle dont le CEA/DAM disposait en 1995, au moment des essais nucléaires. Ce supercalculateur, qui est capable de réaliser plus d’un million de milliards d’opérations par seconde, a été nécessaire pour garantir la nouvelle tête nucléaire TNO.

Le troisième volet concerne la validation expérimentale ; celle-ci est indispensable pour mesurer le caractère prédictif des codes numériques par rapport à la réalité physique et implique la réalisation d’un grand nombre d’expériences de laboratoire pour valider les logiciels. Deux équipements expérimentaux jouent à ce titre un rôle majeur : l’installation Epure, construite à Valduc en Bourgogne, conjointement avec les Britanniques, qui remplace l’installation Airix, précédemment située en Champagne-Ardenne, et qui permettra de valider en laboratoire les équations numériques relatives au début de fonctionnement non nucléaire de l’arme ; le Laser Mégajoule implanté sur le centre CEA du CESTA, près de Bordeaux, qui est indispensable pour valider les modèles numériques relatifs au fonctionnement nucléaire de l’arme elle-même.

Je vous confirme que tout laisse à penser, conformément aux propos tenus antérieurement devant cette même commission, que les premières expériences sur les installations Epure et LMJ seront réalisées avant la fin de l’année 2014. Elles seront dédiées à la physique des armes.

Vous l’avez compris, la notion de garantie s’applique aux codes de calculs qui doivent représenter au mieux la réalité physique très complexe du fonctionnement d’une arme nucléaire. Mais ces codes, aussi performants soient-ils, ne prennent toute leur valeur que s’ils sont utilisés par des physiciens et des ingénieurs qui appréhendent à tout moment et en toute situation leur domaine de validité. Ainsi la préparation et l’exploitation d’expériences sur les installations Epure et Laser Mégajoule, contribueront à cette garantie qui in fine sera apportée par les scientifiques qui mettent en œuvre ces codes de calcul.

Ce programme de simulation a été conçu et défini de manière détaillée par le CEA/DAM il y aura bientôt vingt ans et il a été parfaitement réalisé grâce à la remarquable continuité d’une volonté politique sans faille, conjuguée à l’excellence de nos scientifiques, ingénieurs, militaires et industriels. Outre l’aspect technique de sa réalisation, ce succès se manifeste par le fait qu’en vingt ans, le CEA/DAM aura renouvelé les armes nucléaires de la dissuasion française sur la base d’une méthodologie totalement nouvelle, apportant une parfaite garantie de leurs performances, de leur sûreté et de leur fiabilité, sans essais nucléaires nouveaux.

Cela vous démontre que pour les ingénieurs du CEA/DAM, les programmes de têtes nucléaires constituent leur priorité, la simulation n’étant que le moyen, certes indispensable, pour la satisfaire.

Il convient de souligner que les têtes nucléaires TNA et TNO s’appuient sur le concept de charge nucléaire robuste, concept original développé par le CEA/DAM et expérimenté avec succès lors de la dernière campagne d’essais nucléaires. La définition des têtes nucléaires TNA et TNO repose sur ce concept et sur la mise en œuvre du programme de simulation, en tirant tout le parti possible des résultats expérimentaux disponibles.

Si la France essaie de se comparer en terme de simulation à d’autres États dotés d’armes nucléaires, on constate que les États-Unis conduisent une démarche proche de la nôtre, avec des installations expérimentales similaires. Il convient surtout de noter que, contrairement à ce qui a pu être dit ici-même par d’autres, les puissances nucléaires que sont la Chine et la Russie, se sont dotées ou sont en train de se doter d’outils de simulation comparables aux nôtres, en termes d’installations de radiographie, de lasers de puissance et de supercalculateurs.

Sur ce dernier domaine, la Chine est devenue très rapidement un acteur de tout premier plan au niveau mondial, en disposant aujourd’hui d’un supercalculateur de capacité 30 Pétaflops. Je dis bien trente fois la puissance de notre équipement actuel. Je ne peux croire que le développement prioritaire de cette puissance exceptionnelle soit sans aucune relation avec les enjeux de la simulation. La Chine avance, par ailleurs, à un rythme soutenu dans la construction d’un laser similaire à notre Laser Mégajoule.

Le CEA/DAM s’est attaché à conduire le programme de simulation en toute responsabilité, en maîtrisant le budget qui lui a été alloué et en ajustant, durant chaque loi de programmation, le déroulement de ce programme au strict besoin des programmes d’armes nucléaires.

Concernant les aspects budgétaires liés à la simulation, qui eux aussi font souvent débat, je voudrais mentionner devant vous deux réalités importantes.

D’une part, grâce à la simulation, le coût de garantie des performances des têtes nucléaires françaises a été réduit d’un facteur supérieur à deux, comparativement à ce qu’il était à l’époque des essais nucléaires réalisés en Polynésie Française.

D’autre part, les dépenses de construction et d’exploitation de la simulation diminueront sur la durée de la programmation militaire actuelle, comparativement à la précédente loi de programmation, tout en prenant en compte en particulier la poursuite jusqu’en 2022 de la construction de l’installation Epure, en conformité avec les engagements que nous avons pris avec nos amis britanniques.

Je voudrais enfin rappeler ici que le programme de simulation n’est pas défini dans l’absolu, encore moins pour la seule satisfaction intellectuelle des scientifiques et ingénieurs du CEA, mais il l’est, par le chef de l’État et le Gouvernement, en fonction des impératifs de calendrier et de performances techniques des composantes de la dissuasion. Que certains puissent laisser penser qu’il en est autrement est juste inconvenant, quand on sait le dévouement exceptionnel des personnels du CEA au service de l’État.

Voilà ce que je pensais utile de partager avec vous, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les députés. Je vous remercie de votre attention et me tiens à votre disposition pour répondre à vos questions, avec M. Daniel Verwaerde, le directeur du CEA/DAM.

M. Philippe Nauche, président. Vous avez fait référence au rachat de Bull, un des prestataires techniques de l’État et du CEA, par Atos. Avez-vous été informé en amont de cette opération et avez-vous pu obtenir des garanties sur la préservation de vos intérêts ?

M. Bernard Bigot. J’ai naturellement été informé par les deux présidents de ces entreprises en amont de ce rachat. Ils m’ont tous deux expliqué le sens de cette opération. Je la juge positive, car elle consolide les capacités de Bull sur les enjeux qui nous intéressent en premier lieu, ceux liés à la puissance de calcul et donc à la simulation. Il existe certes d’autres constructeurs dans le monde, mais, dans ce domaine en particulier, il est fondamental d’avoir la confiance totale de l’industriel fournisseur et interagir au mieux avec lui sur les choix technologiques. Nous allons naturellement étudier plus avant cet accord, mais, à ce stade, je suis confiant.

Mme Geneviève Gosselin-Fleury. J’aimerais d’abord savoir à quel stade du démantèlement des sous-marins nucléaires lanceurs d’engin (SNLE) vous intervenez, à Cherbourg ? Le programme de simulation a, semble-t-il, pris un peu de retard : est-ce que vous pouvez confirmer que le premier tir aura bien lieu à la fin de l’année 2014 ? Faut-il réduire le rythme de ce programme pour en contenir les coûts ?

M. Daniel Boisserie. Quelle part occupe la dissuasion nucléaire dans le budget du CEA ? Quel budget consacre la DAM à la maintenance des têtes nucléaires à la fois de la composante océanique et de la composante aéroportée ? Ce budget est-il suffisant ? Pouvez-vous, enfin, nous indiquer les principales directions de vos travaux scientifiques en matière de dissuasion nucléaire ?

M. Bernard Bigot. Nous n’avons pas la responsabilité du démantèlement des SNLE : cela relève de la direction générale de l’armement (DGA) avec, en tant que de besoin, notre appui technique. Pour ce qui concerne la simulation, je le répète, tout est en place pour que la première expérience laser ait lieu en décembre 2014 au sein du LMJ. Elle n’utilisera pas toute la puissance du laser car nous voulons aller progressivement.

M. Daniel Verwaerde, directeur des applications militaires (DAM). Le mot « simulation » désigne parfois sous un même vocable le LMJ et le programme de simulation dans son ensemble : le laser est en effet une des composantes de notre outil de simulation. Les différentes composantes de la simulation – calculateurs, Epure, laser… - ont été développées progressivement en fonction des besoins des programmes armes. La mesure d’une avance ou d’un retard doit donc être comprise par rapport à ces composantes. L’important est que le besoin de la dissuasion en matière de programmes d’armes soit en permanence assuré, ce qui est le cas. Il y a certes eu, avec les LPM successives, un certain nombre d’ajustements de la date de la première expérience mais, encore une fois, le besoin pour la dissuasion a toujours été assuré. Il s’agit là de la responsabilité primordiale du CEA.

En ce qui concerne un éventuel ralentissement, l’adaptation du rythme de la réalisation de la simulation s’est déjà traduite par un moindre besoin financier. Si d’aucuns proposent une réduction des crédits affectés à la simulation, force est de constater que la loi de programmation militaire que vous venez de voter a déjà procédé à une telle adaptation des dépenses.

M. Bernard Bigot. Il s’agit là d’une volonté d’optimisation du processus. Nous sommes maintenant à la limite en termes de calendrier et d’optimisation budgétaire. Un nouveau report de la mise en service du laser aurait pour conséquence de créer une disjonction entre les équipes de concepteurs d’armes qui ont vécu les essais nucléaires et celles qui ne travailleront que sur la simulation pour garantir les armes dans le futur. Les calendriers ont déjà été poussés à l’extrême. Il n’y pas donc pas de possibilité réelle de nouveau report. L’essentiel de l’investissement a, en outre, déjà été fait. Nous devons maintenant entrer dans la phase d’exploitation.

M. Daniel Verwaerde. L’exploitation a été ajustée à la baisse par rapport à la prévision initiale, car nous l’avons adaptée au besoin des prochaines années. Le fait que nos équipes ont été capables d’assurer la garantie de la TNA et de la TNO par la simulation montre bien que ce programme fonctionne et qu’il est monté en puissance en fonction du juste besoin.

M. Bernard Bigot. Concernant la part du budget de la DAM par rapport à celui du CEA, je vous indique que le budget annuel global du CEA est de 4,7 milliards d’euros et celui de la DAM de 1,7 milliard, pour 16 000 personnes travaillant au CEA, dont 4 500 à la DAM.

M. Daniel Verwaerde. À l’intérieur de ce 1,7 milliard, de l’ordre de 1,4 est consacré aux armes, aux chaufferies nucléaires, aux matières qui les font fonctionner et à la lutte contre la prolifération, de l’ordre de 200 millions au démantèlement des installations anciennes, tandis que 100 millions d’euros sont issus de la valorisation de nos travaux. S’agissant de votre question sur la maintenance de nos armes, la Défense et le CEA/Dam considèrent qu’il s’agit de l’action la plus importante et qu’elle doit être impérativement sanctuarisée. Le budget qui y est consacré ne représente qu’une part très faible de ce 1,7 milliard, il est suffisant.

Pour ce qui concerne nos directions scientifiques, nos travaux sont principalement destinés à anticiper les ruptures technologiques qui mettraient en péril notre dissuasion.

Quelles sont les avancées possibles ? Notre premier axe de recherche concerne les matériaux non nucléaires : comment permettre aux têtes nucléaires d’être adaptées aux ruptures technologiques qui nuiraient à la crédibilité de la dissuasion ? Nous travaillons également avec la division forces nucléaires de l’EMA, qui exprime le besoin opérationnel, et la DGA sur les conséquences de l’hypervitesse. Nous continuons aussi à travailler sur les problèmes de physique fondamentale : les armes nucléaires posent des problèmes peu communs en termes de pression ou de température, par exemple, la connaissance de la matière dans des situations extrêmes fait donc partie de nos axes de recherche et le LMJ y contribue fortement.

M. Bernard Bigot. L’exigence militaire commande. Nous travaillons sur la précision, la fiabilité, la simplification – comment rendre les têtes plus simples, la maintenance moins onéreuse, la durée de vie prolongée ?

M. Daniel Verwaerde. Les effets militaires recherchés n’ont pas varié depuis 50 ans, aussi nos recherches n’ont pas pour objectif de mettre au point des armes aux effets nouveaux, mais seulement de préserver la crédibilité de notre dissuasion.

M. Gwenegan Bui. Au cours de mes travaux en tant que rapporteur pour avis de la commission des Affaires étrangères sur le projet de LPM, certains, dont des militaires, m’ont fait part d’inquiétudes face à l’avancée technologique de rupture que pourrait constituer la détection des antineutrinos des chaufferies nucléaires – inquiétudes confortées par un article très documenté du Point de ce jour. Cela signifierait que, potentiellement, nos SNLE pourraient être détectés et ne seraient donc plus invulnérables. Qu’en pensez-vous, en tant que scientifiques ? Ce risque de vulnérabilité existe-t-il réellement ?

Je profite de cette occasion pour réaffirmer ma volonté de voir le Parlement effectuer un réel contrôle des choix technologiques et financiers de notre outil de dissuasion à travers une délégation parlementaire qui se pencherait spécifiquement sur ces questions, à l’image de celle qui existe déjà en matière de renseignement.

M. Michel Voisin. Je m’associe à l’hommage que vous avez rendu à Roger Baleras, à qui nous devons notre système de dissuasion. J’aimerais que vous nous disiez quelques mots sur la recherche duale et les applications civiles – je pense à la fibre optique, à la médecine nucléaire – de notre technologie nucléaire.

M. Bernard Bigot. La dissuasion exige des développements technologiques du niveau des meilleurs savoir-faire mondiaux et constitue de ce fait un moteur formidable pour la recherche. C’est là tout l’intérêt du CEA qui rassemble dans un ensemble cohérent la DAM et les développements scientifiques et technologiques ciblés réalisés dans le cadre du CEA civil, qui se consacre à l’énergie nucléaire, aux énergies renouvelables et notamment l’efficacité énergétique et le stockage, ainsi qu’aux technologies de l’information. Et c’est bien parce que la dissuasion a eu besoin de quelques composants de très haut niveau et parce qu’au terme de vingt ans de travaux et d’un investissement considérable, une coopération avec les industriels a abouti à la technologie de pointe du silicium sur isolant que l’Europe a pu conserver une capacité de production de composants de micro-électronique de pointe. Il est essentiel de souligner que l’unicité du CEA qui rassemble les composantes technologiques et scientifiques, d’une part, et à finalités militaires, d’autre part, est une chance pour la défense et le civil grâce à la circulation des hommes et à la simplification des échanges hors de la complexité inhérente à la coopération scientifique entre organisations distinctes.

Pour ce qui concerne les neutrinos et antineutrinos, il s’agit d’un sujet dont je crains que la complexité n’échappe souvent à ceux qui l’évoquent. Le CEA mène, à proximité d’installations d’EDF, des travaux scientifiques civils, en partenariat avec les États-Unis, le Royaume-Uni, le Japon, la Russie,…, afin d’explorer les potentialités que recèlent ces particules en termes de capacité de détection. Je vous invite à vous rendre à Chooz, dans les Ardennes, où vous pourrez constater la complexité et la taille considérables du détecteur placé à proximité d’un réacteur en service continu contenant 140 tonnes de combustible afin de détecter seulement quelques neutrinos, ce qui représente déjà un défi. Vous comprendrez donc que détecter dans l’immensité marine le fonctionnement d’une chaudière à propulsion nucléaire de taille bien plus réduite et en outre mobile, ou l’évolution de la matière nucléaire au sein des armes, relève aujourd’hui d’un rêve qu’aurait pu faire Jules Verne. Je vous informerai si des données suffisamment fiables permettent d’établir l’existence du risque que vous évoquez car, en matière de neutrinos, personne n’est aujourd’hui en mesure d’imaginer le moyen de détecter un sous-marin en fonctionnement.

M. Daniel Verwaerde. Ces particules complexes qui changent de nature durant leur propagation ont été détectées pour la première fois en Californie au début des années 2000. La DAM s’est alors associée aux pôles civils du CEA pour suivre les recherches dans l’expérience Double Chooz installée à quelques centaines de mètres d’un réacteur EDF où l’on mesure, à l’heure, seulement quelques dizaines de ces particules, qui sont certes très émises en très grand nombre, mais qui interagissent très peu avec la matière, au contraire des neutrons qui la percutent. La probabilité d’interaction des neutrons pour interagir est de 10-24 alors que celle de l’antineutrino est de 10-42 ou 10-43. La probabilité d’interaction est donc globalement des milliards de milliards de fois plus faible que celle des neutrons. Si dans un réacteur sont effectivement fabriqués à peu près autant de neutrinos que de neutrons, la quasi-totalité des neutrons est confinée à l’intérieur du réacteur grâce au réflecteur, alors que la quasi-totalité des neutrinos s’échappe et traverse une large part de l’Univers. Le réacteur EDF étant plusieurs dizaines de fois plus puissant que celui d’un sous-marin, on peut estimer pouvoir détecter au mieux quelques particules, à la condition toutefois d’être à proximité immédiate d’un sous-marin immobile. En résumé, les ordres de grandeur de la physique ne permettent aucune détection réaliste. Il n’en reste pas moins, en dehors des antineutrinos, qu’il est nécessaire de maintenir une veille scientifique susceptible de remettre en cause la crédibilité de notre dissuasion.

M. Bernard Bigot. Je vous invite à nouveau à visiter Double Chooz. Le dispositif expérimental de plusieurs dizaines de mètres cube et comprenant des centaines de détecteurs doit être souterrain et protégé de tous signaux, dont les rayonnements cosmiques ; il s’agit donc d’un appareil scientifique extrêmement lourd qui semble aujourd’hui inadapté à une utilisation opérationnelle, qui relève de mon point de vue de la pure science-fiction.

M. Daniel Verwaerde. Complétant mon propos sur l’extrême difficulté à capturer un neutrino aujourd’hui, celle-ci n’aura pas changé dans 100 ans. Il s’agit d’un invariant depuis la nuit des temps.

M. Bernard Bigot. Le CEA travaille de manière ouverte afin de maîtriser la parfaite connaissance des potentialités de cette particule. Les plus hautes autorités de l’État seraient bien évidemment immédiatement informées si le moindre risque était mis en lumière.

M. Daniel Verwaerde. Le CEA et la DAM travaillent sur ce sujet depuis 2000. Nous aurions, avec la DGA, alerté nos tutelles si une menace avait existé.

M. Gwenegan Bui. Votre propos renforce, à mon sens, la nécessité d’un contrôle parlementaire puisque depuis 2000 le sommet de l’État a été informé de vos travaux et que le Parlement n’en est saisi qu’en 2014. Mais il s’agit là d’une question de relations avec l’exécutif.

M. Nicolas Dhuicq. Ce débat témoigne de l’état déplorable de la culture scientifique de notre pays et de l’importance de l’enseignement des matières fondamentales, dont la physique, sans même parler de mécanique quantique totalement incompréhensible pour l’esprit commun - j’ai d’ailleurs moi-même encore du mal à bien comprendre l’expérience du chat de Schrödinger. Il convient de rappeler aux parlementaires la complexité du montage expérimental pour détecter des neutrinos et dissocier ceux qui nous traversent en permanence sans interagir, car a priori d’une masse et d’une charge nulles.

Vous avez rappelé l’impact du CEA sur l’économie du pays et la recherche fondamentale. Quels sont vos liens avec le projet ITER ? Il est à mon sens fondamental pour l’avenir de l’humanité car je pense que si la fusion n’est pas dominée, notre civilisation disparaîtra à terme faute d’accès à l’énergie.

Dans le contexte actuel de déflation des ressources humaines, le CEA demeure-t-il attractif pour de jeunes chercheurs de haut niveau qui pourraient se diriger vers des pays dont l’élan vital est supérieur et avez-vous des inquiétudes en la matière ?

Je pense qu’il n’existe pas de théorie physique qu’il ne faille expérimenter. Faut-il craindre, d’ici à un siècle, une divergence, en raison d’évolutions ou de ruptures concernant le type de produit fissile, entre l’expérimentation basée sur le calcul et celle basée sur la réalité, abandonnée, pour des raisons dont certaines sont certes recevables, en matière nucléaire ?

M. Bernard Bigot. Je suis le Haut-représentant français pour l’accueil d’ITER en France. Ce projet consiste à reproduire les phénomènes se déroulant dans le soleil et les astres par fusion d’isotopes de l’hydrogène afin de produire de l’énergie. La différence avec les réacteurs de puissance est fondamentale puisqu’il s’agit dans un cas de 140 tonnes de matière fissile, nécessitant un refroidissement permanent une fois la réaction amorcée, et dans l’autre de deux grammes d’hydrogène consommés en une seconde qui engendrent une réaction s’arrêtant spontanément si l’alimentation n’est pas continue. Je partage votre point de vue et je pense qu’il convient de tout faire pour parvenir à maîtriser la fusion, qui assurera non pas pour cent ans mais des pour des centaines de millions d’années la production d’énergie dont nous avons besoin avec une émission aussi bénigne que de l’hélium. Il n’y a pas de relation directe avec la physique des armes, car il s’agit d’un plasma de très faible densité, 1/1 000 000e de la densité atmosphérique, alors que la densité du plasma des armes est à l’inverse considérablement supérieure à la densité atmosphérique. Un des intérêts de la fusion sous confinement magnétique est l’absence de risque de prolifération. Les physiciens sont intéressés par les deux sujets, qui se rattachent toutefois à deux domaines de la physique fondamentalement différents.

Les ressources humaines restent la clé de tout, et particulièrement s’agissant des concepteurs d’armes, qui sont issus d’un parcours scientifique et d’ingénierie exceptionnel. Nous devons continuer à attirer des esprits de cette qualité dotés du sens de service de l’État, qui implique discrétion et disponibilité totale. Or le CEA est sous une contrainte budgétaire extrêmement forte alors que les exigences sont toujours plus importantes avec des moyens constants ou en réduction ; ainsi la valeur du point qui conditionne le salaire de nos personnels n’a pas crû depuis 2009. Il n’est donc pas possible de faire évoluer le niveau de salaire lors du recrutement et nous sommes en train de décrocher par rapport aux autres secteurs industriels, qui suivent a minima l’inflation. Il s’agit d’un véritable sujet de préoccupation et nous devons rester vigilants bien que nous ne sentions pas encore les effets de ce décrochage car le CEA représente encore pour les jeunes ingénieurs un lieu formidable où se réaliser.

M. Nicolas Dhuicq. Le profil est-il davantage École normale supérieure ou École Polytechnique ?

M. Bernard Bigot. La richesse du CEA est constituée par le mariage des cultures. Nous avons besoin de polytechniciens, d’ingénieurs issus des Arts et métiers, des écoles centrales, des écoles de chimie mais aussi d’esprits pointus issus de l’École normale et de l’université. La diversité du recrutement est notre force.

M. Daniel Verwaerde. La moitié des personnels de haut niveau est composée d’universitaires, docteurs, mastères, dont nous complétons si besoin la formation en interne.

M. Bernard Bigot. L’enjeu est d’avoir des esprits déliés, dotés de la fibre du service de l’État au plus niveau, capables d’imaginer les solutions les plus extraordinaires. Comme vous le savez, je suis un scientifique arrivé tard au CEA et je suis admiratif de l’exceptionnelle qualité scientifique et d’ingénierie des personnels du CEA, et de la DAM en particulier.

M. Daniel Verwaerde. Les personnels de haut niveau remplissent des fonctions différentes qui se complètent : les docteurs d’État issus de l’université et les normaliens sont porteurs des connaissances les plus pointues et sont de grands experts de classe mondiale dans leur domaine ; les ingénieurs ont une formation plus généraliste qui leur permet de rassembler et de concrétiser les connaissances des experts. C’était d’ailleurs la volonté du général de Gaulle de ne pas inscrire le CEA dans un corps pour garantir la diversité.

M. Bernard Bigot. Pour concevoir des armes, il est nécessaire d’avoir à la fois des capacités analytiques et de savoir intégrer des compétences et des savoir divers issus d’expériences faites sur des phénomènes représentatifs du fonctionnement des armes.

En ce qui concerne le risque de divergence entre le calcul et la réalité, je pense également qu’il ne faut en aucun cas abandonner l’expérimentation. Cependant, l’essai, ou expérimentation totale, a aussi des vertus limitées car s’il n’est pas possible de disposer d’une compréhension fine, issue d’expérimentations par parties, le risque est d’aboutir à des effets enveloppe et à la manipulation de paramètres dans l’ignorance des potentialités extrêmes, en raison de la non-compréhension des phénomènes essentiels. Je rappelle que la France est le seul État doté au sens du TNP qui, sans possibilité de retour en arrière, a abandonné volontairement sa capacité d’essais en faisant fonctionner la simulation. Il est acquis que nous ne ferons plus jamais d’essai nucléaire en vertu des engagements internationaux pris par la France.

M. Michel Voisin. Nous ne faisons plus d’essais mais s’en déroule-t-il encore ?

M. Daniel Verwaerde. Les « Etats dotés au sens du TNP » ne réalisent plus d’essais, contrairement à certains Etats du « seuil » qui réalisent des expériences relâchant de très grandes quantités d’énergie. Que l’on s’intéresse à une étoile de plusieurs dizaines de milliers ou centaines de milliers de kilomètres de diamètre, à une arme ou à quelques millimètres cube de matière, la physique a des propriétés identiques. L’absence d’essai à l’échelle 1 n’est donc pas un obstacle à la connaissance de la matière dont des installations telles que le Laser Mégajoule ou Epure permettent d’explorer l’état.

M. Bernard Bigot. La maturité scientifique mondiale atteinte aujourd’hui et l’accumulation d’observations sont suffisantes pour que nous puissions utiliser la simulation pour les consolider. C’est, par exemple, le cas du climat dont nous pouvons, par carottage des glaces, retracer l’histoire sur 700 000 ans grâce à la conjonction de la somme des observations, de la compréhension des propriétés physiques et de la puissance de calcul dont nous disposons.

M. Nicolas Dhuicq. Vous me permettrez d’être quelque peu sceptique quant à l’hypothèse uniquement oxycarbonée du changement climatique, qui est un phénomène par essence aléatoire. Vincent Courtillot expose des thèses intéressantes à ce sujet.

M. Bernard Bigot. Je suis prêt à en débattre avec vous, mais il existe des réalités physiques et toutes les idées lancées ne sont pas d’une qualité scientifique équivalente, comme dans le cas des neutrinos évoqués plus haut.

M. Nicolas Dhuicq. Je veux bien considérer le carottage, mais je doute des calculs qui consistent à comparer statistiquement des mesures actuelles avec des mesures réalisées au XVIIIe ou XIXsiècle sans indication des conditions de recueil de l’eau de mer effectué par des bateaux navigant dans le Pacifique.

M. Philippe Nauche, président. Il s’agit d’un autre sujet pour une autre commission…

M. Bernard Bigot. Pour conclure, je suis convaincu que la combinaison de l’expérimentation, grâce des installations comme le Laser Mégajoule, et de la modélisation nous permet de dire à la Représentation nationale que nous pouvons avec les dispositions actuelles garantir à très long terme les armes nucléaires.

M. Philippe Nauche, président. Je vous remercie mes chers collègues pour la passion exprimée pour ces sujets difficiles. Nous en avons terminé avec le cycle d’auditions sur la dissuasion nucléaire, qui a suscité un véritable intérêt au sein de notre commission, et a contribué à nourrir un débat trop souvent considéré comme réservé à des initiés. C’est pourquoi, sauf opposition de votre part, je vous propose que nous publiions sous forme de recueil les auditions réalisées qui seront ainsi plus facilement accessibles.

La séance est levée à dix-huit heures trente.

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Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Sylvie Andrieux, M. Daniel Boisserie, M. Nicolas Dhuicq, M. Yves Fromion, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, M. Jean-Yves Le Déaut, M. Philippe Nauche, Mme Émilienne Poumirol, M. Joaquim Pueyo, M. Michel Voisin

Excusés. - M. Ibrahim Aboubacar, Mme Patricia Adam, M. Olivier Audibert Troin, M. Claude Bartolone, M. Sylvain Berrios, M. Philippe Briand, M. Jean-Jacques Candelier, M. Alain Chrétien, M. Éric Jalton, M. Frédéric Lefebvre, M. Bruno Le Roux, M. Maurice Leroy, M. Damien Meslot, M. François de Rugy

Assistait également à la réunion. - M. Gwenegan Bui