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Commission d’enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes

Mercredi 4 février 2015

Séance de 8 heures 45

Compte rendu n° 9

SESSION ORDINAIRE DE 2014-2015

Présidence de M. Patrick Mennucci, rapporteur et de M. Claude Goasguen, vice-président

– Audition, ouverte à la presse, de M. Gilles Kepel, professeur à l’Institut d’études politiques de Paris

La séance est ouverte à 8 heures 45.

Présidence de M. Patrick Mennucci, rapporteur

M. Patrick Mennucci, rapporteur. M. le président Éric Ciotti est retenu à Nice en raison de l’agression de trois militaires survenue hier. Monsieur le professeur Gilles Kepel, nous vous remercions d’avoir répondu à l’invitation de notre commission d’enquête portant sur la surveillance des filières et des individus djihadistes. Nous souhaiterions entendre votre analyse de l’évolution du djihadisme et connaître vos réflexions sur les moyens de lutter contre la radicalisation – même si ce terme fait débat – des individus.

Cette audition est ouverte à la presse ; la commission pourra citer dans son rapport tout ou partie de votre intervention, le compte rendu de cette audition vous ayant été préalablement soumis.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées dans le cadre d’une commission d’enquête de déposer sous serment. Elles doivent jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite, monsieur Kepel, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Gilles Kepel prête serment).

M. Gilles Kepel, professeur à l’Institut d’études politiques de Paris. Mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de m’avoir invité à participer à vos travaux dans ce moment particulièrement intense que vit notre pays. Il s’avère aujourd’hui nécessaire d’améliorer l’articulation entre la connaissance universitaire et la sphère de la décision publique ; une plus grande fluidité entre ces deux mondes nous aurait permis de disposer d’outils d’analyse plus efficients. Je fais part de cette conviction dans le rapport que je viens de remettre au Premier ministre ; commandé par son prédécesseur, ce travail m’a occupé pendant onze mois au cours desquels j’ai visité vingt-trois pays pour tenter de comprendre comment nos partenaires, nos adversaires ou nos contacts géraient les questions relatives à la région Moyen-Orient-Méditerranée-Afrique du Nord qui englobe le triangle reliant Téhéran, Bamako et Roubaix. Les sociétés européennes évoluent et se transforment dans un rapport d’interdépendance avec les mutations en œuvre en Afrique du Nord : Khaled Kelkal, Mohammed Merah, Mehdi Nemmouche, Chérif Kouachi, Saïd Kouachi et Hayat Boumeddiene sont originaires de familles provenant d’Algérie, et Amedy Coulibaly du Mali, ces deux pays ayant été d’anciennes colonies françaises ; l’hexagone n’est plus seulement l’héritier d’ancêtres gaulois, mais celui de l’empire colonial. Si lors des indépendances, et pour des raisons diverses, on a cru, de chaque côté de la Méditerranée, pouvoir tirer un trait sur ce passé partagé pour le meilleur et pour le pire, la réalité actuelle montre que ce mélange est effectif. Marseille incarne cet assemblage et l’on ne peut pas comprendre cette ville sans la penser dans sa relation à l’Algérie. La recherche universitaire perçoit cette dimension qu’elle réinscrit dans le temps long.

Les médias traditionnels subissent aujourd’hui une crise profonde de définition et d’identité du fait de la concurrence exercée par les réseaux sociaux ; l’une des innombrables lectures de l’affaire Charlie Hebdo repose sur l’assassinat de l’équipe rédactionnelle d’un média papier par des individus qui n’en avaient sans doute jamais lu un seul exemplaire et qui étaient perfusés par des réseaux sociaux incontrôlables. Le Premier ministre étudiera les préconisations de mon rapport et la représentation nationale devrait se pencher sur les enjeux qui concernent l’université française.

En effet, l’université peut fournir une clef d’élucidation des événements récents. Lorsque j’ai appris la tuerie à la rédaction de Charlie Hebdo, tout était clair pour moi car je connaissais le mode d’emploi de ce type de groupe que j’avais traduit en français dès 2008 dans mon livre Terreur et martyre. J’y expliquais la nature de la troisième génération du djihad ; à l’époque, je n'avais reçu que très peu d’attention car la théorie développée par ces idéologues ne pouvait pas encore être mise en pratique puisque les conditions objectives – comme l’on dit à la gauche de l’hémicycle – n’étaient pas encore réunies. On vivait dans un monde merveilleux où YouTube n’existait pas encore, où Facebook était peu connu, où Twitter n’avait pas pris son envol, où l’hameçonnage – ou phishing – sur Internet n’était pas répandu et où, surtout, il n’y avait pas de champ de bataille pour expérimenter le nouveau djihad à portée d’un vol charter coûtant 90 euros. Néanmoins, le modèle était créé.

Le djihad armé a pris son envol lors de la guerre civile en Afghanistan dans les années 1980, au cours de laquelle les combattants afghans et les djihadistes étrangers – venus d’Algérie, d’Égypte et déjà un peu de France, particulièrement de la région lyonnaise – ont été financés par les pétromonarchies du Golfe et entraînés par la CIA pour infliger un Vietnam à l’URSS. De fait, le 15 février 1989, l’armée rouge quitta Kaboul défaite et le Mur de Berlin tomba quelques mois plus tard, le 9 novembre 1989. Les moudjahidines afghans et leurs alliés djihadistes étrangers – que l’on appelait alors à Washington les combattants de la liberté ou freedom fighters – ont porté l’estocade à la dimension militaire du système soviétique. Cette guerre fut aussi l’occasion pour les pétromonarchies sunnites de réaffirmer leur ascendant sur le langage de l’islam mondial face à la prétention de l’Iran khomeyniste d’exercer ce rôle ; cet épisode permit à l’interprétation militaire et violente du djihad de faire son retour sur la scène politique internationale. Lors des guerres d’indépendance, cette dimension ne se situait qu’à l’arrière-plan ; certains acteurs de la guerre d’Algérie la dépeignaient comme un djihad et ils utilisaient ce vocabulaire pour toucher les populations rurales, peu exposées à la culture française et occidentale, au travers d’un journal, El Moudjahid – Le combattant du djihad. Cependant, cette référence était bien moins importante pour les indépendantistes algériens que le tiers-mondisme ou le marxisme.

Le vocabulaire intellectuel du djihad et la construction du monde reposant sur une vision littéraliste, salafiste et radicalisée des écritures s’imposent à la suite de la guerre en Afghanistan. Les États-Unis et les dirigeants du Golfe pensaient pouvoir instrumentaliser les djihadistes, ceux-ci rentrant chez eux lorsque l’on cesse de les payer ; cette théorie, exposée par Zbigniew Brzezinski dans le Grand échiquier, s’est avérée erronée. Lorsqu’ils retournèrent dans leur pays, ils s’efforcèrent de dupliquer l’expérience du djihad afghan chez eux, tentatives qui échoueront du fait de l’absence de soutien américain. La théorie du 11 septembre sera pensée dans ce contexte et fera éclore la deuxième génération du djihad.

Ayman al-Zaouahiri, médecin égyptien et bras droit d’Oussama ben Laden dont il a pris la succession, pensait que les masses musulmanes avaient peur de se révolter contre les despotes algériens, égyptiens et autres, marionnettes et laquais de l’Occident, et qu’il convenait de frapper ce dernier afin de montrer qu’il n’était qu’un colosse aux pieds d’argile ; ces actions devaient faire perdre de leur lustre et de leur assurance aux tyrans des pays arabes et inciter les peuples à les renverser. Telle est la stratégie qui conduit aux attaques du 11 septembre 2001 : privilégier la lutte contre l’ennemi lointain plutôt que contre l’ennemi proche.

Le 11 septembre a un effet spectaculaire et semble marquer le début du troisième millénaire avec l’émergence du djihadisme comme force majeure dans les affaires internationales. Cette puissance s’avère avant tout symbolique et médiatique ; ce sont ses effets de souffle qui lui donnent un impact sur l’humanité et non sa capacité à transformer les mouvements profonds de l’économie et de la politique. En dépit des attaques du 11 septembre 2001 et de ses répliques madrilène et londonienne, l’objectif de favoriser le soulèvement des masses et l’instauration d’États djihadistes n’a pas été atteint. Pour les djihadistes et les islamistes radicaux, l’histoire se limite à la révélation : le prophète est venu sur terre pour apporter la bonne nouvelle et islamiser l’humanité. Si celle-ci n’est pas encore islamisée, la faute en incombe aux défauts et aux faiblesses des musulmans.

La veille du retrait soviétique d’Afghanistan, le 14 février 1989, Rouhollah Khomeiny lance une fatwa contre Salman Rushdie, coupable d’avoir blasphémé le prophète dans Les versets sataniques. Le blasphème du prophète représente un outil politique efficace pour exercer une hégémonie sur le discours de l’islam et se présenter comme le héros qui défend les musulmans outragés, offensés et humiliés à travers le monde ; les attaques contre Charlie Hebdo poursuivaient également ce dessein, même si ce but n’a pas été atteint. Quand Oussama ben Laden et ses acolytes défont l’URSS, ils ont l’impression de revivre la saga du prophète dont les successeurs avaient d’abord fait tomber l’empire sassanide, l’une des superpuissances de l’époque, avant de se retourner contre l’autre géant, l’empire byzantin, qui ne s’écroulera que 700 ans plus tard, en 1453 ; attaquer New York après avoir éliminé le système soviétique représentait une réplique des actions de leurs devanciers. Ils ont conçu le 11 septembre comme une suite de l’Afghanistan et se sont retournés contre l’autre superpuissance en mordant la main qui les avait nourris.

Toutefois, cette stratégie du djihad de deuxième génération se trouve contestée dès 2004 par un produit de l’université française, Abou Moussab al-Souri. Cet ingénieur syrien, originaire d’Alep et formé en France, faisait partie du cercle rapproché d’Oussama ben Laden et a fui l’Afghanistan après l’offensive lancée par les Américains à la suite des attentats du 11 septembre 2001. Al-Souri explique que le 11 septembre fut une opération stratégiquement catastrophique, l’hubris de ben Laden l’ayant conduit à se tromper de cible – il fallait frapper selon lui l’Europe et non l’Amérique – et ayant fourni à George W. Bush l’opportunité d’obtenir les crédits militaires et politiques pour attaquer l’Afghanistan, détruire les talibans, démanteler une grande partie d’Al-Qaïda – y compris ben Laden qui fut tué en 2011 – et envahir l’Irak. Al-Qaïda a tenté de déployer une guérilla visant à infliger un nouveau Vietnam ou un Afghanistan aux Américains, mais cette tentative a échoué car, paradoxalement aidés par les chiites, les États-Unis ont empêché le djihad de se développer.

Une troisième génération du djihad a éclos après cet échec et c’est elle qui agit aujourd’hui. Son socle idéologique a été publié sur Internet il y a plus de dix ans, en 2004. Abou Moussab al-Souri connaît bien l’Europe, parle français et a épousé une ancienne gauchiste espagnole qu’il a « niqabisée » et dont il a pris le passeport. Il considère que les États-Unis sont trop forts et trop éloignés du champ de bataille et que l’Europe, au contraire, constitue le « ventre mou » de l’Occident. Il dresse le constat que les nombreuses populations originaires du monde musulman vivant en Europe y sont mal intégrées et souffrent de xénophobie, de racisme et de marginalisation ; al-Souri affirme qu’il convient de mobiliser ces personnes en leur enjoignant de ne pas s’assimiler dans les sociétés européennes, mais, au contraire, d’entrer en dissidence avec elles pour détruire l’Occident de l’intérieur. Pour atteindre ce but, il faut remplacer le système pyramidal, léniniste et centralisé du djihad – celui promu par ben Laden – par un modèle réticulaire et horizontal, qui n’est pas sans faire penser au rhizome révolutionnaire de Gilles Deleuze et qui vise à multiplier les provocations destinées à contraindre les États européens à surréagir, s’inspirant en cela des méthodes des Brigades rouges et de la Fraction armée rouge. Dans l’esprit d’al-Souri, ces attaques doivent conduire les sociétés européennes à développer ce que les islamistes appellent l’islamophobie, celle-ci donnant aux populations issues de cette culture le sentiment d’être persécutées et les incitant à se regrouper sous la bannière des plus radicaux. L’objectif est de favoriser la rupture avec les organisations d’intégration et avec les modèles de réussite, car de nombreuses personnes issues de l’immigration postcoloniale sont désormais élues de la nation française, ce phénomène ne datant que de la décennie écoulée.

Dans cette optique, trois cibles furent définies dès 2004 : les intellectuels libéraux, les juifs et les apostats. La société majoritaire s’identifie aux premiers et voudra se venger des musulmans, ce qui suscitera la réaction souhaitée de crispation identitaire et de guerre des cultures ; les juifs doivent être visés en tant que suppôts d’Israël et du sionisme, mais pas dans les synagogues comme le montrent les actions de Mohammed Merah, de Mehdi Nemmouche et d’Amedy Coulibaly ; les apostats sont les mauvais musulmans, population qui regroupe tous ceux qui ne suivent pas les djihadistes et qui sont donc passibles de la peine de mort. Les musulmans servant sous l’uniforme des impies se trouvent particulièrement visés : Mohammed Merah tue des militaires français à Montauban le 19 mars 2012, date du cinquantième anniversaire des accords d’Évian, en pensant qu’ils sont tous musulmans, alors que deux d’entre eux, dont un Antillais, ne l’étaient pas. Il me semble que le brigadier vététiste Ahmed Merabet a été abattu comme tel le 7 janvier 2015 ; d’ailleurs, le lendemain, la djihadosphère célébrait l’exécution de l’apostat. L’agression survenue hier à Nice fait suite à des instructions mises en ligne sur des sites djihadistes francophones de Syrie deux ou trois jours avant, incitant à poignarder un policier, lui prendre son arme et tuer un militaire. La logique qui anime ces assassinats est donc parfaitement connue des travaux universitaires depuis 2008, alors que l’on brocarde l’université pour son déphasage par rapport à la réalité.

Nos services de sécurité ont été victimes de leur succès, puisqu’entre 1996 et 2012, il n’y a pas eu d’attentat djihadiste en France. Beaucoup de jeunes d’origine algérienne vivant en France avaient, dans les années 1990, de la sympathie pour le Front islamique du salut (FIS) et n’aimaient pas le régime des généraux en Algérie. Lorsque la violence s’est exportée sur le sol français avec le détournement d’un airbus en 1994 et des attentats terroristes, les investissements réalisés par des familles algériennes en France pour gagner leur vie et lutter contre le chômage et le racisme furent menacés. Les pères de famille ont donc assuré l’ordre social et chassé les terroristes. À cette époque, les russophones des services de renseignement furent remplacés par les arabophones ; de nombreux spécialistes du monde arabe étudiaient à Sciences Po à l’époque – avant que Richard Descoings n’eût la géniale inspiration de fermer le département en décembre 2010 – et nous les avons vus rejoindre les services. Ceux-ci ont donc recruté des agents de qualité et leur mission fut favorisée par une bonne responsabilité sociale.

Aujourd’hui, l’émergence de la troisième génération de djihadistes n’a pas été perçue aussi rapidement qu’elle aurait dû l’être. On a traité Mohammed Merah comme un combattant de la deuxième génération alors qu’il représente un produit typique de la troisième. Aujourd’hui, nos connaissances sur Daech sont vastes et nous savons que les attentats de Paris ne sont pas le fruit du hasard, mais la mise en application d’un manuel. La deuxième génération, celle d’Al-Qaïda, n’a pas constitué un phénomène social en France : cette organisation n’a jamais compté 1 500 membres et il n’y avait pas 25 % de convertis, dont 30 % de femmes. L’idéologie fut élaborée en 2004 mais elle n’a été mise en œuvre que huit ans plus tard avec les assassinats perpétrés par Mohammed Merah – même si le meurtre du réalisateur néerlandais Theo van Gogh, le 2 novembre 2004, les préfigurait. Elle cherche à responsabiliser les individus après les avoir endoctrinés sur les réseaux sociaux ; il ne s’agit plus de demander à des imams radicalisés – tel Farid Benyettou – de recruter des exécutants comme dans la période précédente, car ces derniers sont identifiés par les services de renseignement. Des réseaux de solidarité entre pairs subsistent, mais l’auto-radicalisation domine désormais et se nourrit d’images édifiantes de bombardements d’enfants par l’armée de Bachar el-Assad en Syrie. Ces vidéos suscitent des identifications, entrent dans les modes de pensée et de représentation du monde des jeunes et provoquent des solidarités. C’est à cette culture que souhaite s’adresser la campagne « Stop djihadisme » du Premier ministre, celle-ci ayant déjà été détournée par les djihadistes qui s’en servent pour leur propagande. Ces jeunes sont repérés par la technique de l’hameçonnage sur Internet, sont endoctrinés et reçoivent, si possible, un entraînement militaire. Le front djihadiste syro-irakien offre une opportunité exceptionnelle pour développer cette filière et il pourrait s’étendre demain en Libye – dans cette optique, il s’avère capital d’éviter que la Tunisie tienne pour la Libye le rôle de lieu de passage occupé par la Turquie dans le conflit actuel, et les autorités tunisiennes sont extrêmement déterminées à conjurer ce risque.

Ce nouveau système réussit à traduire la grammaire du djihadisme dans la culture jeune – d’où le nombre élevé de convertis –, si bien qu’il représente un défi et un danger inédits. La police a ouvert un numéro vert destiné aux familles inquiètes de voir leurs enfants basculer dans le djihad : ce sont les parents des classes moyennes qui l’utilisent et non ceux des classes populaires qui peuvent avoir un enfant ou un membre de leur famille en délicatesse avec les services fiscaux ou la police. Cela montre que la menace ne touche pas uniquement les banlieues déshéritées. Les familles concernées sont, en revanche, très souvent fracassées. Mohammed Merah, Mehdi Nemmouche, Chérif Kouachi, Saïd Kouachi et Amedy Coulibaly proviennent de familles brisées où la mère a des mœurs difficiles et le père est un trafiquant, souvent expulsé et donc absent : ils ont tous été placés et l’on connaît bien leur parcours grâce aux notes de la protection de l’enfance et de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), qui seront précieuses pour l’étude. Ces vies nous interrogent sur notre société, ses failles et la capacité des discours d’endoctrinement à exploiter ces déchirures. Des personnes parties de Lunel pour rejoindre le champ de bataille syrien ont commis des exactions épouvantables – crucifixions et lapidations – qu’elles ont mises en ligne aux fins d’édification et de prosélytisme dans leur milieu d’origine.

L’université doit fournir des éléments permettant de comprendre la radicalisation, car les services de renseignement se focalisent sur la déradicalisation. Les connaissances de l’arabisant et de l’orientaliste sont nécessaires, mais elles doivent être reliées à d’autres disciplines comme la psychologie, l’histoire et la sociologie. La situation nous oblige à repenser notre société.

Les événements de janvier ne me rendent pas pessimiste sur la capacité de la société française à réagir. Les djihadistes cherchaient à la fragmenter et à mettre en place des guerres d’enclaves, musulmans contre juifs et contre chrétiens. Une préfiguration d’une telle situation s’est donnée à voir l’été dernier à Sarcelles, mais ce mécanisme ne s’est pas enclenché après les attentats de début janvier. Certes, une partie de la jeunesse n’a pas manifesté le 11 janvier et certains élèves ont refusé de respecter une minute de silence à la mémoire des victimes – même si des professeurs affirment qu’il aurait été difficile de faire suivre par des adolescents une minute de silence pour n’importe quel événement –, mais il n’est pas négatif que les clivages se soient exprimés de façon aussi clinique car nous allons pouvoir traiter leurs symptômes. Beaucoup d’enseignants m’écrivent pour me dire que leur hiérarchie ne les écoutait pas lorsqu’ils signalaient ce type de problème, mais que tel n’est plus le cas. Ils affirment être dorénavant prêts à se mettre en avant pour traiter ces questions et sauver la société en quelque sorte. J’y vois un signe très positif. Ainsi, une professeure d’anglais du lycée Auguste-Blanqui de Saint-Ouen m’a écrit pour m’informer qu’elle avait créé il y a quatre ans un atelier d’autodéfense intellectuelle destiné à aider ses élèves à exercer leur esprit critique et à prendre du recul sur l’information qu’ils reçoivent chaque jour. D’autres enseignants m’ont fait part de projets similaires.

Lors d’une émission de radio, j’ai discuté avec un imam d’origine algérienne, né aux Mureaux, ayant grandi dans l’enfer du Val-Fourré et qui, parti à 15 ans en Syrie, s’inquiète aujourd’hui de l’action de radicalisation des réseaux sociaux et de la perte d’influence des imams. Or, pour la première fois depuis que je suis ces questions, soit une trentaine d’années, cet imam souhaite mettre en place des éléments de collaboration avec l’université pour sortir de l’isolement et se trouver plus en phase avec la jeunesse française de confession musulmane. Ces éléments sont nouveaux, intéressants et vont nous permettre de régler une partie des problèmes actuels.

Le traumatisme que nous avons vécu provoque une responsabilisation sociale, y compris, et c’est bien normal, de la part de nos compatriotes musulmans. Même si certains d’entre eux ont vécu le blasphème du prophète comme une humiliation, nombreux sont ceux qui souhaitent travailler sur ces questions pour réduire les clivages de la société et reformer le tissu social. Cela nécessite de rompre avec l’organisation en silos. Le Gouvernement a beaucoup insisté sur le rôle des instituteurs, des professeurs de collège et de lycée, et les messages que j’ai reçus montrent à quel point celui-ci est fondamental ; cependant, les représentations du monde se forment aussi à l’université, puisque la recherche y est logée, et oublier cette réalité reviendrait à se tirer une balle dans le pied. L’université et les pouvoirs publics doivent donc développer une coopération plus étroite : construisons une nouvelle relation entre le savant et le politique !

(Présidence de M. Claude Goasguen, vice-président.)

M. Patrick Mennucci, rapporteur. La commission devra formuler des préconisations et celles-ci ne concerneront pas uniquement le domaine de la sécurité. La question de l’université entre ainsi dans nos préoccupations et nous avons entendu M. Raphaël Liogier, directeur de l’observatoire du religieux à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, qui nous a dressé un constat très proche du vôtre sur le rôle de l’université et l’abandon dont elle souffre. À ce sujet, je souhaiterais vous interroger sur le projet de faculté de théologie musulmane à l’université de Strasbourg.

M. Joaquim Pueyo. Lors d’une campagne pour les élections municipales, nous avions tenté de distribuer des tracts à des jeunes d’une vingtaine d’années qui vendaient des livres que nous ne comprenions pas. Ils nous avaient rejetés au motif que la démocratie ne les intéressait pas. Quelques semaines plus tard, éclatèrent des violences urbaines au cours desquelles des voitures furent brûlées dans un quartier inaccessible aux pompiers et aux policiers pendant trois semaines.

Monsieur Kepel, vous évoquez beaucoup la laïcité dans vos ouvrages et vous affirmez que celle-ci, dans les cités, n’est pas perçue comme un espace neutre accueillant tout le monde, mais comme un vecteur de discrimination envers l’islam. Les entrepreneurs de l’islamisme attisent ce sentiment en présentant la laïcité et la démocratie comme le socle de l’islamophobie et en proposant des alternatives communautaires.

Les mesures que prend actuellement le Gouvernement se situent-elles à la hauteur du défi auquel nous sommes confrontés ? Ne pensez-vous pas que l’on a trop mis de côté les rites républicains pour privilégier la reconnaissance des spécificités de chacun ? Ne conviendrait-il pas de ranimer ces rites ?

Vous avez fait part de la nécessité de retisser le lien social : comment atteindre cet objectif et quel rôle doivent jouer l’école, les pouvoirs publics et tous ceux qui ont une responsabilité dans la société civile ?

M. Gilles Kepel. L’opération policière faisant suite aux attentats des 7, 8 et 9 janvier 2015 a fait l’admiration de l’Europe, et le Gouvernement a pris les mesures adaptées aux événements. Il convient maintenant de porter ces sujets dans l’enceinte de l’Union européenne (UE) et d’arrêter des dispositions dans ce cadre, car l’Europe tout entière est visée.

Les jeunes vivant dans des familles fracassées ont perdu tout repère et la République n’en fournit plus. Mme Dounia Bouzar explique bien le processus d’aliénation de type sectaire mis en œuvre pour couper les individus de leur famille ou de leurs professeurs. L’absence d’institutions et de rites auxquels on puisse adhérer pose un problème. La manifestation du 11 janvier dernier a d’ailleurs comblé ce vide, d’où sa grande portée symbolique. Les rites doivent avoir du sens et offrir la possibilité de s’identifier à eux. Les barbus de toute sorte ont brocardé la laïcité ces dernières années, alors qu’elle permet de vivre ensemble dans la pluralité et le conflit non-violent des opinions. Sur ce dernier point, il convient de ne pas alimenter la fiction d’une société réconciliée : des élus de droite et de gauche siègent à l’Assemblée nationale, nourrissent des convictions différentes, souhaitent battre leurs adversaires lors de ces moments ritualisés que sont les élections et, pourtant, ils ne s’étripent pas ! Cela permet de socialiser les clivages de la société dans un espace commun ; les divisions existent aussi dans les quartiers populaires et l’on doit trouver les moyens de les socialiser, objectif pour lequel les rites peuvent s’avérer utiles.

En 2003, lorsque je siégeais dans la commission présidée par Bernard Stasi et portant sur l’application du principe de laïcité dans la République, mon collègue M. Patrick Weil et moi-même avions insisté sur le fait que la laïcité française avait été conçue en 1905 comme une séparation entre l’Église et l’État, entre Rome et Paris. L’enjeu diffère aujourd’hui, car nous devons construire une laïcité non plus de séparation, mais d’intégration ; or, depuis dix ans, nous n’avons pas beaucoup progressé sur cette question.

M. Georges Fenech. Je souhaite connaître votre avis sur la nécessité d’une modernisation de la loi de 1905 et sur le financement des mosquées. La France compte environ 2 400 mosquées ; deux salles de prière se construisent par semaine. Les maires connaissent l’hypocrisie qui règne sur le financement des mosquées : il serait composé à 20 % de dons des fidèles, à 30 % de subventions déguisées – au travers de baux emphytéotiques notamment – et à 50 % de fonds provenant de l’étranger. Or, qui tient le financement, tient la formation des imams ; le financement donne en quelque sorte un droit de regard.

J’étais surpris que dans votre passionnant exposé vous ne fassiez pas mention des grandes autorités religieuses de l’Islam.

Enfin, que pensez-vous de la déclaration du président Al-Sissi, qui, de mon point de vue, s’apparente à de l’apostasie dans laquelle il demande aux autorités religieuses de revisiter le Coran ? Cette déclaration n’a pas trouvé l’écho qu’elle mérite selon moi.

M. François Pupponi. Si je partage votre constat, je suis moins optimiste que vous sur la capacité à apporter des réponses de fond et à mettre en place les structures adéquates.

Nous sommes capables de lutter, plus ou moins efficacement, contre les terroristes. Mais la montée en puissance de l’islamisme radical dans un certain nombre de territoires ne suscite aucune réaction. Les élus sont un peu livrés à eux-mêmes, chacun travaille de son côté, les enseignants de l’un, et les universitaires, de l’autre. J’ai proposé la création de cellules de veille par quartier pour travailler tous ensemble. Aujourd’hui rien n’est pensé ni mis en place. Les services de police croient pouvoir s’en sortir seuls, les enseignants aussi, les maires font ce qu’ils peuvent. Il n’y a pas d’organisation territoriale de la République pour lutter contre ces phénomènes. Je suis preneur de vos réflexions sur les structures qui devraient être créées pour y remédier. La volonté est là, les appels au secours ne manquent pas, mais rien n’est organisé au niveau local. Or, c’est à ce niveau que nous pouvons mettre en place un suivi individualisé.

Une note d’optimisme malgré tout, nous avons été capables il y a quinze ans en matière de délinquance de nous asseoir autour de la table et de travailler ensemble pour trouver des solutions. On y arrive, quartier par quartier.

N’est-il pas temps pour la République d’organiser enfin, dans un espace laïc, les relations et les règles de l’islam de France ? Les demandes des communautés musulmanes sont multiples, qu’il s’agisse des mosquées, de l’abattage rituel ou des cimetières. La France n’y répond pas. Chaque maire qui s’y essaie se voit taxer de communautarisme. Les donneurs de leçons sont nombreux mais, sur le terrain, les élus attendent des réponses concrètes et globales.

Autre question, les réseaux les plus introduits dans ces quartiers et les plus actifs sont turcs. Lors de la manifestation à Sarcelles, deux drapeaux étaient brandis dans la rue : le drapeau palestinien et le drapeau turc. Les mosquées turques qui profitent de réseaux très structurés et qui ne sollicitent aucun financement inquiètent car elles font concurrence aux mosquées traditionnelles. Les responsables de ces dernières viennent demander notre aide pour empêcher les dérives qu’ils observent. Les pouvoirs du maire que je suis sont un peu limités en la matière…

M. Gilles Kepel. L’intervention du maréchal Sissi devant les autorités de l’université Al-Azhar était en effet frappante. Il les a interpellées en cherchant à les mettre devant leurs responsabilités à l’égard de l’image que renvoie l’islam aujourd’hui.

Le grand imam, Ahmed al-Tayeb, qui a fait ses études en France, a certainement été un peu décontenancé. Mais les responsables d’Al-Azhar ont malgré tout l’habitude d’être tancés – Nasser le faisait déjà en son temps –, et de recevoir des injonctions de la part des dirigeants égyptiens. Il faut toutefois prendre cette déclaration avec prudence. Les institutions égyptiennes fonctionnent aujourd’hui grâce à l’appui des pétromonarchies du golfe et à l’élimination des Frères musulmans rendue possible par un très fort soutien aux salafistes. Il faut donc être averti des différents registres de discours existants. Néanmoins, la question que vous soulevez mérite d’être posée. On n’a sans doute pas suffisamment prêté attention à cette déclaration. Il est vrai que l’Égypte est, à tort, souvent réduite aujourd’hui à l’ordre qui y règne et au nombre de prisonniers politiques.

Le financement des mosquées et la formation des dignitaires du culte sont deux sujets qu’il convient de distinguer. S’agissant des mosquées et des lieux de prière, on peut reprocher à la République d’être inégalitaire. Les communes sont propriétaires des églises et les départements, des cathédrales construites avant 1905. Ce sont eux qui prennent en charge aux frais du contribuable les réparations. Il serait donc légitime aux yeux d’un citoyen non chrétien que son lieu de culte bénéficie des fonds publics dans le même but. Il ne s’agit pas là d’une entorse à la laïcité – si entorse il y a, elle date de l’attribution de la propriété aux communes. Je vous recommande le rapport au ministre de l’intérieur de Jean-Pierre Machelon sur les relations des cultes avec les pouvoirs publics, dans lequel sont envisagées des dispositions pour étendre la dérogation pour les réparations. Il me semble qu’il y a là des pistes intéressantes.

Le statu quo n’est pas possible. Des lieux de prière musulmans se construisent aujourd’hui à un rythme très soutenu, environ deux par semaine. Dans les trois âges de l’islam en France – devenu islam de France –, cette question a occupé les années 1980 ; ensuite ce fut le tour de l’école avec l’irritant du voile, puis aujourd’hui du halal. Il ne me semble pas infaisable de faire évoluer les règles en matière de financement des lieux de culte. Il suffit que le législateur s’y attelle.

Quant à l’affirmation d’un lien entre financement et formation des imams, elle doit être nuancée car cela dépend aussi du type de formation des imams. Le plus souvent, l’imam est salarié d’une association. Par le passé, les contrats de travail léonins qui liaient les imams les incitaient à quitter la mosquée dès qu’ils le pouvaient pour un travail à l’usine mieux rémunéré. Aujourd’hui, toute une génération d’imams peut faire valoir des formations acquises à l’étranger de meilleure qualité. Il y a un marché du savoir islamique. Plusieurs dizaines, peut-être quelques centaines de personnes, connaissent bien l’arabe, la religion, l’imamat. La problématique est donc différente.

Faut-il organiser une formation d’imams en France ? Il me semble compliqué de vouloir imposer un contrôle de la formation des ministres du culte, quels qu’ils soient, par l’État laïc et républicain français. Vous avez cité la faculté de théologie de Strasbourg. L’idée d’étendre aux musulmans les termes d’un concordat avec les catholiques, les protestants et les juifs a été évoquée plusieurs fois. Je ne suis pas convaincu. Il me semble que la formation des imams continuera très largement à être dispensée dans les pays musulmans qui disposent d’une infrastructure idoine ; la formation des rabbins et des ministres du culte juifs a principalement lieu en Israël sans que personne n’y trouve à redire. En revanche, il importe de faire en sorte que les imams puissent être exposés à la culture et au savoir universitaire et profane. Cette approche me semble moins contraignante. On ne peut pas envisager de mettre les imams sous l’autorité du ministre de l’intérieur et des cultes et de les faire défiler en rang serré car ils perdraient immédiatement l’oreille de leurs ouailles. Ce serait leur rendre un très mauvais service. Mais, comme c’est le cas pour un certain nombre de religieux juifs ou chrétiens, et pour certains imams également, il faut favoriser les passerelles avec l’université et leur permettre de suivre des cursus afin de rompre leur isolement.

J’ai été très frappé car l’attaque de l’Hypercasher de la porte de Vincennes a eu lieu le vendredi après-midi, ce moment dans le semainier de la République laïque, après la sortie du sermon des imams et avant le sabbat, pendant que les autres partent en week-end.

Les imams qui se sont exprimés ont été très virulents contre les assassinats de Charlie Hebdo, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, parce qu’ils se sentaient menacés dans leur magistère même. J’ai ressenti ce malaise chez mes interlocuteurs. Il faut saisir la main qui nous est tendue. Le législateur peut être celui-là.

L’extension du domaine des réparations serait une façon de faire avancer les choses. Il ne s’agit pas de faire des municipalités les propriétaires des mosquées.

S’agissant du CFCM, certains ministres de l’intérieur ont eu l’illusion qu’il était possible de hiérarchiser la représentation islamique en France par le biais de ces élections étonnantes, fondées sur le nombre de mètres carrés des mosquées. Ce critère a eu pour effet de favoriser l’islam issu du monde rural dans lequel les mètres carrés sont moins chers, donc les mosquées plus grandes. Or, dans ces régions, les Marocains sont plus nombreux que les Algériens. Ce critère a donc avantagé une partie de l’imamat en fonction de son origine nationale plutôt qu’une autre.

Plus que des institutions hiérarchisées comme le CFCM dont on ne peut pas dire qu’il soit au mieux de sa forme, il serait préférable de créer des instances de dialogue sur les questions comme l’abattage et l’enterrement.

Les Turcs, comme les Maliens, forment une communauté très structurée et caractérisée par une forte solidarité, y compris financière. J’ai été frappé, en travaillant à Montfermeil, de constater que les fortunes sont turques. Les Turcs, qui étaient très engagés dans la confection, en ont été évincés au milieu des années 2000 par les Chinois ; ils se sont alors rabattus d’une part sur le BTP et d’autre part sur la restauration, selon un modèle faisant penser à l’immigration portugaise. Ils ont investi non pas tant dans l’acquisition d’un capital éducatif que d’un capital relationnel, commercial et financier. Conséquence de cette stratégie, le halal est aujourd’hui en grande partie entre les mains des Turcs, parce que les coûts, du fait de la confiance intracommunautaire, sont très faibles. C’est le phénomène de « découscoussification » de la France que vous avez peut-être remarqué en vertu duquel, dans les milieux populaires, le couscous a disparu au profit du kebab. On recense aujourd’hui un certain nombre de mécènes turcs qui donnent du travail. Mais il faut savoir que la communauté turque est extrêmement clivée en fonction de l’appartenance politique dans le pays d’origine.

Monsieur Pupponi, je vous félicite pour vos nouvelles fonctions à la tête de l’ANRU qui se trouve au cœur du problème. L’ANRU a réalisé des choses formidables sur le plan architectural. Mais toute la question des quartiers est là : on a fait du tout béton, dans l’intérêt bien compris des entreprises du BTP. Votre position à la tête de l’ANRU ne vous permet-elle pas de mener la réflexion nécessaire ? Le modèle territorial en matière de lutte contre la délinquance est une piste intéressante. Mais, si j’ose dire, la balle est dans votre camp…

M. Jacques Myard. Notre questionnement vaut pour le long terme. Nous faisons face à une secte, qui propage une vision apocalyptique et souhaite nous faire la peau. Nous avons fait preuve en France et en Europe d’une totale naïveté, dont le paroxysme a été atteint avec le Londonistan.

La question, qui est politique avant d’être militaire, est de savoir comment lutter sur le plan culturel et politique contre ces dérives sectaires.

En matière de prévention, je suis également frappé de la naïveté de l’Éducation nationale qui laisse ouvrir des écoles qui ne sont rien d’autre que des madrasas.

Quel discours peut-on adresser à tous ces jeunes pour les déradicaliser ? Sont-ils sensibles à un discours rationnel ?

M. Patrice Prat. Vous regrettez le cloisonnement entre la sphère universitaire et la sphère publique. Vous indiquez que le modus operandi de la troisième génération de djihadistes était connu depuis 2008. Dans le mouvement de recomposition du paysage terroriste qui est à l’œuvre, avez-vous déjà décelé une quatrième génération naissante ?

M. Jean-Claude Guibal. Sommes-nous à la hauteur du problème tel que vous l’avez posé ? Assistons-nous à un épisode du choc des civilisations évoquées par Samuel Huntington ? À quoi est dû le réveil de l’islam que vous avez évoqué ? Est-ce une crise face à la modernité ? Peut-on se contenter d’y apporter des solutions nationales ? Est-il possible de lutter contre ces phénomènes sectaires et religieux internationaux par les seuls instruments d’une laïcité qui peut favoriser une société multiculturelle alors que ces jeunes djihadistes semblent aspirer à un monde enchanté, loin du monde dans lequel nous vivons ?

Mme Chaynesse Khirouni. Vous avez souligné les interdépendances entre nos sociétés et les mutations dans le reste du monde ainsi que l’histoire des empires et le partage de cette histoire. Comment peut-on raconter notre histoire commune et retisser les liens en tenant compte de la diversité de notre société ?

Vous avez évoqué les anciennes colonies. Je ressens une crispation persistante vis-à-vis de l’histoire de la décolonisation et notamment de notre histoire particulière avec l’Algérie. Je me souviens du bras d’honneur d’un ancien ministre à l’évocation de cette histoire.

Je ne sais pas s’il est possible de reprendre la formule de Charlie Hebdo : « tout est pardonné ». Mais il me semble qu’un travail est nécessaire sur cette question. Comment peut-on selon vous réussir à porter cette histoire commune ?

Mme Valérie Boyer. Je partage le constat de M. Pupponi.

Vous avez cité le chiffre de 25 % de convertis parmi les rangs des djihadistes et de 30 % de femmes. J’aimerais creuser cette question pour comprendre qui sont les convertis. La déradicalisation est-elle plus simple dans leur cas ? Comment les protéger de la conversion ? Nous sommes en tant qu’élus souvent confrontés à ces questions.

L’ANRU, avant d’être du béton, doit être de l’humain. Il est clair que l’ANRU ne résout pas les problèmes que nous abordons aujourd’hui. Il est impératif et urgent que les travailleurs sociaux qui interviennent dans les quartiers de politique de la ville puissent bénéficier de formations. Il faut les aider à comprendre ce qui se passe car, eux aussi, sont démunis et tiennent souvent un discours inadapté. Les élus manquent également d’outils juridiques pour intervenir lorsqu’ils sont confrontés à une mosquée en voie de radicalisation.

M. Christian Assaf. Vous avez parlé du financement sous l’ère Al-Qaïda. Sous l’ère Daech, j’ai compris que vous réfutez l’idée d’une génération spontanée de terroristes et que vous abhorrez le terme de loups solitaires. Vous parlez d’horizontalité. Mais qui finance aujourd’hui ?

S’agissant de la troisième phase de l’islamisation, de l’ère Daech qui est marquée par une acculturation – les djihadistes français connaissent peu l’islam, ne parlent pas l’arabe et ne connaissent pas le Coran – comment la connexion s’opère-t-elle ? Vous avez cité internet mais il faut plus que des images pour adhérer à la stratégie de Daech.

Vous mettez en avant l’échec de Daech dans sa stratégie de fragmentation de la société française. Pourtant, depuis une quinzaine d’années, les sujets de friction ont été nombreux : les prières de rue, la dignité des lieux de culte, le foulard, le drapeau algérien dans les mariages et les rassemblements sportifs, les sifflets de la Marseillaise mais aussi la mobilisation contre le mariage pour tous, et enfin la journée de retrait de l’école. Comment aurait-on pu imaginer cet islam vindicatif, à l’opposé de l’immigration qui voulait se fondre dans la société que nous connaissions ? Je m’interroge donc sur votre appréciation : il me semble que la société française montre de nombreuses fractures, notamment avec la population immigrée de deuxième voire de troisième génération.

Je suis assez favorable à l’adaptation de la loi de 1905 et à ce que les lois de la République prennent mieux en compte l’islam. Mais de là à parler d’un islam à la française.... Ne prend-on pas le risque – de la même manière qu’on fait appel un peu trop souvent à l’imam de Drancy – de déconsidérer la communauté française aux yeux du reste de la population arabe ?

M. Gilles Kepel. La société française est fracturée. Mais les événements du 7 janvier ont exposé les fractures de manière presque clinique, ce qui doit nous permettre de mieux les comprendre et les traiter.

Il me semble que vous avez l’occasion, comme législateurs, de vous saisir de la question des quartiers et d’imaginer des structures de territorialité dans lesquelles des formations pourraient être dispensées. Ce n’est pas infaisable. Nous sommes souvent sollicités mais de manière sporadique et désorganisée. Je crois qu’il y a une urgence à agir en la matière. Personne ne vous le refusera ; on vous trouvera sans doute des moyens pour le faire. L’obsession qui est la mienne de récréer de la fluidité entre le monde universitaire et la sphère publique trouverait là un cas d’application.

M. le rapporteur. Il ne faut pas oublier le rôle des municipalités.

Mme Valérie Boyer. Les élus sont déjà très impliqués. Mais il manque une réponse organisée de la société, et pas seulement des municipalités, dans ces quartiers qui sont pourvoyeurs des djihadistes en grande partie, même si le public est très large, nous le savons. Les choses ne sont malheureusement pas si simples.

M. Gilles Kepel. C’est pourquoi je crois que l’ANRU est le principal moyen d’intervention de la puissance publique dans ces quartiers. L’occasion nous est offerte de repenser ses fonctions en intégrant des éléments de diffusion de la connaissance et du savoir. Vous me trouverez à vos côtés pour défendre cette idée.

Ce serait aussi une manière de réintégrer notre dimension impériale. Nous avons commis l’erreur de considérer que la France était seulement la perpétuation de l’hexagone. Dès lors que la France a possédé un empire, celui-ci – certains s’en réjouissent, d’autres le déplorent – a fécondé la société d’aujourd’hui. C’est ainsi. La société française est aussi l’héritière de l’empire français. Il faut arriver à le penser d’une manière aussi peu conflictuelle que possible, sans mettre en accusation quiconque. Faute de quoi, nous constatons les fragmentations communautaro-nationales que M. Assaf a évoquées, dont le football est un terrain d’expression. Il ne s’agit pas de parler du rôle positif ou négatif de la colonisation mais d’intégrer le fait impérial pour comprendre la société d’aujourd’hui. L’université peut y contribuer.

Qui finance la troisième génération ? Cela ne coûte rien ! Un vol charter pour Istanbul coûte 90 euros ; la profusion des armes et leur bas prix sont un problème énorme. Nous sommes face au terrorisme du pauvre et de la culture jeune.

La conversion s’opère au travers de la culture jeune. Quant à la déradicalisation, je travaille avec d’autres sur les modèles étrangers. Les Allemands sont très avancés. Ils ont mis en place des structures qui essaient de s’adresser aux individus et de faire la part de ce qui relève de l’idéologie et de ce qui relève des failles psychologiques. Il est frappant de constater le poids des éléments psychologiques – j’ai mentionné les familles fracassées. Nous disposons avec internet et les réseaux sociaux de bases de données qui sont facilement accessibles pour les services de renseignement. Tous les djihadistes partis en Syrie ont leur page Facebook sur laquelle ils racontent leur vie. La matière est très riche même si elle n’est pas intégralement traitée.

Un autre phénomène doit retenir notre attention, celui des djihadistes qui ont retourné leur veste. En Grande-Bretagne, la déradicalisation s’appuie sur un certain nombre de dirigeants islamistes qui en sont revenus. Je pense au Quilliam center, dirigé par d’anciens responsables islamistes, qui, à l’instar des anciens staliniens, connaissent l’idéologie de l’intérieur. En France, une personne comme Mourad Benchellali, qui était à Guantanamo, est susceptible de tenir des propos beaucoup plus crédibles et audibles pour les jeunes que les nôtres. Nous sommes attentifs aux expériences étrangères.

Enfin, nous devons nous intéresser à une autre nouveauté, les personnes qui veulent quitter la Syrie. Tout le monde n’est pas parti en Syrie au nom de Daech, qui n’existait pas encore. À l’origine, les motivations étaient ambiguës – certains allant même jusqu’à faire de la guerre en Syrie leur guerre d’Espagne – favorisant certaines porosités. Des personnes sont aussi parties par idéalisme, mal placé peut-être, mais une fois sur place, elles se sont trouvées contraintes de faire des choses qu’elles n’avaient pas envie de faire. Lorsqu’elles ont voulu partir, soit elles ont été liquidées, soit elles ont réussi à revenir et sont totalement traumatisées par ce qu’elles ont vu. Ayant perdu tous les repères de bien et de mal, on peut craindre qu’elles ne soient une proie facile.

Que fait-on de ceux qui reviennent ? Les effets de la prison dans l'affaire Kouachi sont terrifiants. C’est Djamel Beghal qui a transformé un braqueur et un islamiste voulant commettre des exactions à l’étranger en terroriste sur le sol français. Nous sommes en train de prendre les mesures nécessaires. Je ne suis pas complètement pessimiste sur ce point.

Monsieur Guibal, il faut comprendre que le conflit passe à l’intérieur de l’Islam. N’oublions pas l’assassinat des apostats qui est très mal vécu. C’est la clé de la défaite. Autant nous avons entendu des discours faisant porter la faute sur les victimes de Charlie Hebdo au nom des blasphèmes dont elles étaient responsables, autant l’assassinat du policier alors qu’il était à terre a donné lieu à un autre discours, de nature complotiste, attribuant aux Juifs et aux Américains la responsabilité, à l’instar de ce qui s’est produit pour le 11 septembre. Ce discours est d’ailleurs relayé par la djihadosphère mais aussi par la fachosphère. À ceux qui parlent d’islamophobie, je rappelle que celui qui tue les musulmans, c’est Kouachi, que je sache. Il ne faut pas éluder cette question.

Je n’ai pas encore identifié une quatrième génération. Ce ne sera peut-être pas moi. J’aurais aimé pouvoir continuer à former des étudiants pour le faire.

Comment se fait-il que des analphabètes adhèrent aux visions apocalyptiques qui sont diffusées ? Plus c’est délirant, mobilisateur et simple, plus ça marche. Les 140 signes du tweet sont l’aboutissement du salafisme : il n’y a là qu’injonction, sans aucune mise en contexte.

M. le rapporteur. Je vous remercie. Le renforcement du travail universitaire est un aspect décisif que nous ne manquerons pas d’aborder dans notre rapport. Nous sommes intéressés par le rapport que vous avez remis au Premier ministre.

La séance est levée à 10 heures 40.

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Membres présents ou excusés

Présents. - M. Christian Assaf, Mme Valérie Boyer, Mme Françoise Descamps-Crosnier, M. Georges Fenech, M. Claude Goasguen, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, M. Serge Grouard, M. Jean-Claude Guibal, Mme Chaynesse Khirouni, M. Patrick Mennucci, M. Jacques Myard, M. Patrice Prat, M. Joaquim Pueyo, M. François Pupponi

Excusés. - M. Éric Ciotti, M. François Loncle