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Commission d’enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes

Lundi 9 février 2015

Séance de 16 h 30

Compte rendu n° 12

SESSION ORDINAIRE DE 2014-2015

Présidence de M. Éric Ciotti, Président

– Audition, ouverte à la presse, de Mme Catherine Sultan, directrice de la protection judiciaire de la jeunesse

L’audition commence à 17 heures.

Présidence de M. Éric Ciotti

M. le président Éric Ciotti. Madame la directrice, nous sommes heureux de vous recevoir pour vous entendre, au cours de cette audition ouverte à la presse sur les cas de radicalisation dont vos services peuvent avoir connaissance, ainsi que sur les perspectives d’évolution de la direction de la protection judiciaire de la jeunesse, à laquelle le Premier ministre a annoncé vouloir conférer de nouveaux objectifs.

Avant de vous donner la parole, je vous demande, conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, de prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Catherine Sultan prête serment)

Mme Catherine Sultan, directrice de la protection judiciaire de la jeunesse. La direction de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) est organisée en neuf directions inter-régionales. Depuis le début de l’année 2014, nous avons recensé les situations inquiétantes afin de mesurer l’évolution de ce phénomène, qui fait l’objet d’une politique publique centrale depuis avril 2014, et de disposer des éléments nécessaires à une analyse destinée à appuyer les professionnels chargés des enfants et des adolescents qui peuvent être touchés par la radicalisation. Ce recueil d’informations sera par la suite plus structuré et plus sécurisé.

Cet état des lieux a fait émerger des cas en nombre limité, et surtout très divers. À la fin du mois de janvier dernier, on recensait 61 situations inquiétantes. Avant les 7, 8 et 9 janvier 2015, 41 jeunes étaient concernés, dont 27 n’étaient pas connus de la PJJ. Certains étaient parfois de très jeunes enfants dont on pensait que les parents pourraient les emmener en Syrie ; la PJJ avait à en connaître dans le cadre de sa mission de protection de l’enfance. D’autres situations ont été mises en lumière qui n’avaient pas donné lieu à l’ouverture d’une procédure judiciaire mais à un signalement aux services de la protection de l’enfance. En tout, une dizaine de mineurs en proie à la radicalisation et pris en charge sur le plan pénal sont recensés aujourd’hui. Pour le moment, le phénomène est donc cantonné, et les situations recensées diverses. J’ajoute que parmi les 61 cas dont j’ai fait état, on note une augmentation de propos déplacés incitant au terrorisme, infractions systématiquement relevées à la suite de la circulaire de la Garde des sceaux. On dénombre là beaucoup de jeunes provocateurs qui trouvent dans le climat actuel le moyen de se faire remarquer d’une manière déplorable, au comportement desquels il faut donner un coup d’arrêt mais que l’on ne peut confondre avec de jeunes terroristes.

Il n’en reste pas moins que la PJJ est en première ligne dans des affaires comme celles-ci, puisque les 140 000 mineurs dont nous avons la responsabilité cumulent vulnérabilité et facteurs de risques. Ce sont ceux pour lesquels la responsabilité éducative de la société est la plus aiguë puisque, pour prévenir la récidive, il faut transmettre les valeurs permettant l’insertion de jeunes qui, à un moment donné, sont en contradiction avec la loi. L’apprentissage de la communauté de vie tient aux vertus de l’éducation, de la transmission et de la réciprocité. Dans ce cadre, la PJJ doit repérer, évaluer les risques et être capable de comprendre les situations problématiques signalées précocement ; ensuite, un travail au long cours doit être conduit.

Je me dois de souligner, es qualités, qu’il convient de porter une attention particulière aux jeunes majeurs. Une fois confiés aux services de la PJJ, les mineurs en difficulté font l’objet d’une prise en charge individualisée assez soutenue ; ce contrepoids n’existe plus lorsqu’ils atteignent l’âge de la majorité. J’ai bien sûr été frappée par le parcours des auteurs des attentats de janvier, dont certains avaient été suivis par la PJJ dix ou quinze ans avant leur radicalisation et leur passage à l’acte. Cela conduit à s’interroger sur la phase de la vie comprise entre l’anniversaire des 18 ans et la décennie suivante, ou davantage, pendant laquelle des esprits faibles peuvent être soumis à influences. Nous devons, collectivement, y porter attention.

Le plan gouvernemental d’action contre le terrorisme prévoit la création au sein de la PJJ, dans le strict respect des règles de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), d’une mission de veille et d’évaluation chargée de formaliser la remontée des informations. Cela permettra à un chargé de mission placé à mes côtés de faire la synthèse de ces renseignements, alimentant ainsi les politiques que je suis chargée de conduire. Il s’appuiera sur un réseau composé de 59 référents « laïcité et citoyenneté » placés dans les directions territoriales – la PJJ compte 54 territoires, mais certains, pour des motifs sociologiques et en raison de risques accrus, justifient une attention plus soutenue – et d’un référent dans les directions inter-régionales, distinct du référent désigné au moment de l’installation des cellules préfectorales instituées par la circulaire d’avril 2014.

Il s’agit de créations de postes ; les titulaires se consacreront à cette tâche et représenteront la PJJ dans les instances territoriales compétentes en ces matières. Le travail des 59 référents « laïcité et citoyenneté » des directions territoriales se fera au plus près des jeunes et de leurs familles, de sorte que la PJJ s’investisse plus fortement encore qu’elle ne le fait dans les territoires en élargissant le spectre de sa vision au-delà du premier cercle que forment les familles et les établissements d’enseignement – quand les jeunes sont encore scolarisés -, pour repérer, en lien avec les services de prévention et les associations citoyennes, bonnes et mauvaises influences. Il reviendra aussi aux référents d’aider les équipes éducatives qui accueillent les jeunes issus de cette mouvance, en leur expliquant comment se comporter et comment déterminer si l’intervention de spécialistes est nécessaire. La mission de veille sera donc à la fois un observatoire et une instance opérationnelle destinée à nous permettre de mieux adapter nos réponses aux cas dont nous avons à connaître. C’est un des volets importants du plan gouvernemental.

Il en est un autre. Pour mieux armer les jeunes qui pourraient être vulnérables à la radicalisation contre de telles influences, nous renforcerons la pluridisciplinarité de nos équipes en recrutant 82 psychologues. Ils seront répartis là où sont les mineurs dont nous avons la charge. Les restrictions budgétaires importantes subies par la PJJ au cours des dernières années font que ses psychologues sont désormais cantonnés, le plus souvent, à la mission d’évaluation, sans pouvoir exercer leur office dans la durée. C’est pourtant en vivant là où vivent les mineurs – qu’ils soient en milieu ouvert, incarcérés ou dans les lieux d’insertion – que l’on peut les observer et leur transmettre les messages nécessaires. Un éducateur seul face à un jeune peut ne pas avoir la distance nécessaire pour percevoir des éléments inquiétants. Renforcer la pluridisciplinarité, c’est un moyen de permettre une vision plus distanciée, plus globale et plus perspicace de la situation. Seront également créés au sein de la PJJ 18 postes d’éducateurs qui seront affectés aux lieux où la radicalisation est pointée avec une acuité particulière.

Enfin, un effort soutenu de formation aura lieu. Depuis une dizaine d’années déjà, l’enseignement dispensé à l’École nationale de protection judiciaire de la jeunesse comprend un volet relatif à la laïcité dans la pratique professionnelle ; il sera renforcé. De surcroît, nos 9 000 agents suivront une formation spécifique relative à la radicalisation, qui sera ouverte au secteur associatif habilité. Une première session de formation de formateurs aura lieu ce mois-ci. Une convention de coopération a déjà été signée entre la PJJ et la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), et les agents de la PJJ suivent des formations organisées par le secrétariat général du comité interministériel de prévention de la délinquance.

M. Georges Fenech. Nous sommes conscients de la difficulté de votre tâche face à un phénomène relativement récent qui touche une population très importante - si importante qu’il faut mettre en perspective les moyens qui vous sont alloués. Vous avez indiqué que 140 000 mineurs relèvent de vos services. Ils ont donc déjà été signalés.

Mme Catherine Sultan. Oui, mais à d’autres titres que celui-là.

M. Georges Fenech. Certes, mais tous sont susceptibles de tomber dans cette dérive. Les moyens nouveaux dont vous disposerez ne sont pas insignifiants, mais les chiffres que vous avez cités montrent une grande disproportion : pour 140 000 mineurs relevant de la responsabilité de la PJJ, vous avez fait état de 61 situations problématiques et d’une dizaine de prises en charge sur le plan pénal seulement. Ce décalage mérite une explication. On peut donc s’interroger sur le nombre de postes de référents « laïcité et citoyenneté » qui vont être créés : 59, avez-vous dit, soit moins d’un par département. Comment seront-ils recrutés et quelle sera leur formation ? La création de 18 postes d’éducateurs paraît également très faible au regard d’une foule de jeunes gens fragiles, cibles de choix pour ceux qui tentent de les radicaliser – on sait le nombre de mineurs partis faire le djihad. D’autre part, quels moyens pouvez-vous utiliser en milieu fermé ? Enfin, comment les éducateurs de la PJJ ressentent-ils la nouvelle tâche qui leur est confiée, celle du recueil de renseignements, qui n’est pas leur rôle naturel ?

Mme Catherine Sultan. Comme vous, je regrette que la restructuration de la PJJ conduite entre 2008 et 2012 ait eu pour effet de substituer 54 directions territoriales aux 100 directions départementales préexistantes. Cela ne s’est pas fait sans difficultés, et elles se font encore sentir.

On ne peut mettre en rapport les 140 000 mineurs dont nous avons la charge, les 14 mineurs qui font l’objet de poursuites pénales après interpellation pour apologie du terrorisme et la dizaine de mineurs radicalisés pris en charge sur le plan pénal. Les 140 000 mineurs placés sous notre responsabilité bénéficient de l’éventail des mesures judiciaires de protection de l’enfance ; il peut aussi s’agir de nouveau-nés. Ces enfants peuvent être plus en difficulté et plus vulnérables aux risques que d’autres, mais le tableau des populations concernées est très large.

La PJJ a un rôle de prévention. La mission de veille et d’évaluation qui va être créée en notre sein nous aidera, comme il est nécessaire, à préciser les chiffres dont nous disposons sur les situations les plus inquiétantes pour nous permettre de définir les solutions les plus efficaces. Notre rôle n’est pas de nous spécialiser dans la déradicalisation, même si nous pouvons, exceptionnellement, assumer des cas particuliers. Nous l’avons ainsi fait pour un mineur que sa connaissance approximative de la géographie avait fait partir en Hongrie pour rejoindre la Syrie et que nous avons pris en charge après qu’il a été rapatrié. Chacun de ces cas particuliers appelle une réponse individualisée. Notre tâche est d’être sur le terrain, auprès de populations que nous savons en risque de rupture, d’isolement, de décrochage scolaire, tous signaux que nous connaissons.

Les éducateurs de la PJJ trouvent toute leur place dans la mission de veille et d’information. Ils interviennent sur décision judiciaire, sous la responsabilité de magistrats et, quand ils sont confrontés à des situations inquiétantes, ils ont la responsabilité de les leur signaler. Nous ne sommes pas dans un rôle de renseignement : nous participons à une politique publique en tant qu’institution éducative. S’il s’agissait de renseigner, alors, oui, ils seraient en désaccord, et ils auraient raison ; mais ce n’est pas ce dont il s’agit.

Il y a, pour ces mineurs comme pour d’autres, des places dans les centres éducatifs fermés.

À ce jour, quatre mineurs sont détenus pour des affaires liées au terrorisme, soit dans des établissements pénitentiaires pour mineurs, soit au quartier « mineurs » d’une maison d’arrêt. Mais les situations, très diverses, appellent des réponses différenciées : elles ne peuvent être les mêmes si l’on a affaire à un garçon complètement dépendant d’Internet, ayant coupé les liens familiaux et déjà pris dans des réseaux terroristes, ou si l’on a affaire à un mineur membre d’un réseau de délinquants. Mais toutes les solutions dont dispose la PJJ sont ouvertes.

M. Joaquim Pueyo. Combien des mineurs que vous suivez sont dans des structures fermées - centres éducatifs fermés, foyers, établissements pénitentiaires pour mineurs ?

Mme Catherine Sultan. 95 % des jeunes dont nous avons la charge sont suivis dans le cadre d’une mesure judiciaire en milieu ouvert. Les alternatives aux poursuites représentent plus de 50 % des cas. Les mineurs placés sont beaucoup moins nombreux que ceux suivis en milieu ouvert. Enfin, selon les moments, de 700 à 800 mineurs sont détenus.

M. Joaquim Pueyo. Nous avons évoqué avec Mme Isabelle Gorce, directrice de l'administration pénitentiaire, la nécessité de prévenir la contagion dans les lieux d’incarcération. Cette contagion est-elle possible dans les structures fermées pour mineurs ? La concertation se fait-elle correctement entre les éducateurs de l’administration pénitentiaire et ceux de la PJJ, sur la manière de prévenir et de contrer les influences possibles sur des jeunes gens vulnérables ? Enfin, on parle beaucoup de l’accès aux cultes en prison, mais nettement moins de l’enseignement des valeurs républicaines, dont la laïcité ; avez-vous réfléchi aux moyens de renforcer cet enseignement pour les jeunes âgés de 13 à 18 ans ?

Mme Catherine Sultan. Fort heureusement, le régime de détention des mineurs est spécifique : leur encellulement est obligatoirement individuel et ils doivent être strictement séparés des détenus adultes. Même si, en certains lieux de détention, la séparation n’est pas complètement étanche, la situation n’a rien à voir avec celle des détenus majeurs. De plus, les mineurs incarcérés sont toujours sous l’œil de professionnels de l’administration pénitentiaire ou de la PJJ et ils bénéficient d’une présence éducative renforcée. Il serait irresponsable de ma part d’exclure totalement le risque de contagion mais, pour les raisons que je vous ai indiquées, il est largement moindre que dans les établissements pénitentiaires pour majeurs. Il en est de même dans les centres éducatifs fermés, qui sont de petites structures où ce qui se joue entre les jeunes et entre les jeunes et les adultes est perceptible. Si une influence négative s’exerçait et échappait à la vigilance des adultes présents, cela relèverait d’un dysfonctionnement.

Le risque est plus important au moment de la majorité, quand le jeune détenu jusqu’alors très suivi passe au régime des majeurs. Il se peut alors que ces très jeunes adultes cherchent une tutelle de substitution à la tutelle institutionnelle qu’ils avaient jusque-là, et le risque d’une influence négative n’est pas à négliger.

Pour faire passer aux jeunes dont elle a la charge les messages adéquats, la PJJ mène des projets au long cours. Dans le Pas-de-Calais, une équipe a ainsi conduit, une année durant, un travail sur la première guerre mondiale : les mineurs sont allés sur les lieux des combats, ont pris des photos, ont écrit… Trois heures de cours sur la citoyenneté n’intéressent pas ce public particulier ; des projets de ce type, beaucoup plus. De même, un très beau projet au long cours a été mené sur la Maison des enfants d’Izieu ; les adolescents des quartiers périphériques de Lyon ont participé à des rencontres avec des témoins dans des lieux d’histoire. Ce type de projet est dans les gènes de la PJJ. Nous devons encore nous améliorer, et, pour avoir une autre vision, nous allons mener avec l’Association des avocats pénalistes une étude sur les mineurs incarcérés.

M. Meyer Habib. Votre tâche de prévention et d’éducation est immense. Toutefois, il ne faut pas négliger la sanction. Aucun enfant ne naît terroriste, raciste ou antisémite ; la responsabilité des parents est considérable. Chacun imagine que l’enfant de 8 ans qui a été entendu par la justice pour avoir fait l’apologie du terrorisme n’en est pas arrivé là tout seul. Comment pénaliser ceux dont les enfants dérapent ? Jugeriez-vous judicieuse la suppression de certaines prestations sociales quand les enfants basculent ?

Mme Catherine Sultan. Ayant été magistrat, j’accorde une importance particulière à l’individualisation des réponses, car une même situation recouvre des réalités très diverses. Je suis favorable à la sanction quand elle s’impose et à des mesures de prévention et de soutien quand elles sont nécessaires. Cela vaut aussi pour les parents. Certains relèvent de la sanction parce qu’ils ont commis une infraction pénale, non en tant que parents mais en tant qu’adultes. Mais, dans la majorité des cas, si nous voulons être efficaces, notre rôle est de nous appuyer sur les parents. Magistrats, agents de la PJJ et travailleurs sociaux doivent, dans la mesure du possible, s’allier à eux pour leur permettre d’exercer leur responsabilité parentale et de sanctionner leurs enfants ; c’est ce qui marche. Humilier les parents d’un jeune en révolte contre la société est entièrement contre-productif, peut laisser des traces durables et susciter un désir de vengeance. Cela étant, des parents peuvent avoir un comportement déviant, pénalement qualifiable ; ceux-là doivent être poursuivis. Mais c’est heureusement très rare.

Je ne suis pas favorable au principe de la suppression des prestations familiales, qui sont versées dans l’intérêt des enfants.

M. Jacques Myard. Souhaitons-le.

Mme Catherine Sultan. Si ce n’est pas le cas, la justice peut intervenir par une mesure judiciaire d’aide à la gestion du budget familial pour contraindre les parents et les former à mieux s’occuper de leur enfant. Mais supprimer systématiquement les prestations familiales, ce serait sanctionner les enfants. Ce n’est pas une bonne chose.

Mme Geneviève Gosselin-Fleury. Lorsqu’un enfant d’une dizaine d’années est placé dans une famille d’accueil parce qu’il a participé à des actions terroristes avec son père au Mali et que le père a été incarcéré à son retour, pourquoi l’école qui l’accueille et son enseignant ne sont-ils pas informés de sa situation ? Cela ne devrait-il pas être obligatoire et systématique ?

Mme Catherine Sultan. Tous ceux qui s’occupent d’un même enfant doivent pouvoir transmettre des informations le concernant, mais à cela s’opposent le principe du respect de la vie privée ainsi que le secret professionnel auquel sont soumis aussi bien l’assistante sociale de l’école que les éducateurs de la PJJ. S’ils sont face à une situation particulièrement inquiétante, ils peuvent, dans l’intérêt du jeune, transmettre les informations à l’assistante sociale, qui en fera l’usage nécessaire. Les familles ont droit au respect de leur vie privée, les enfants plus que tous autres. Il faut trouver un juste équilibre. Les travailleurs sociaux au sein des établissements scolaires ont ce rôle.

Mme Geneviève Gosselin-Fleury. Il n’y a pas d’assistante sociale dans l’école de campagne dont je parle.

Mme Catherine Sultan. Il devrait y en avoir une, au moins à temps partiel. La PJJ participe aux cellules départementales installées auprès des préfets pour déterminer comment mieux adapter les réponses. Cela peut permettre de régler les situations de ce type. Les enceintes de concertation sont conçues à cette fin, mais des règles existent qui doivent être respectées. Le référent de l’éducateur, c’est l’assistante sociale.

M. Jacques Myard. On aborde là la question de l’autarcie complète des travailleurs sociaux, qui refusent même d’échanger avec les maires ; cela pose un sérieux problème, et j’espère qu’ils sortiront de leur tour d’ivoire. Vous avez indiqué que vos agents n’avaient pas vocation à faire remonter des renseignements. Or le problème majeur auquel nous sommes confrontés est celui de détecter les signaux faibles. Quand vos services verront un jeune dériver vers la radicalisation, le signaleront-ils à la justice, conformément aux dispositions du code pénal ? 

Mme Catherine Sultan. Oui, bien sûr. Ils ne le signaleront pas : ils le signalent déjà, puisque les éducateurs de la PJJ sont des agents du ministère de la justice. C’est d’ailleurs pourquoi, je vous l’ai dit, nous travaillons avec les services de l’État concernés à une circulaire conjointe tendant à rappeler le circuit de signalement de l’enfant en danger. Et les signaux faibles, ce sont souvent les signes qu’un enfant est en danger.

M. Jean-Claude Guibal. Quelles contraintes limitent votre action immense et complexe ? On a appris que la PJJ a suivi, il y a dix ans, certains des auteurs des attentats du mois dernier ; des risques de dérive avaient-ils été perçus à l’époque ? Les éducateurs et les psychologues de la PJJ n’ont pas un rôle de déradicalisation mais de prévention ; cependant, si un mineur est radicalisé, comment peut intervenir un agent de la PJJ ? Enfin, vous avez mentionné que l’installation au sein de la PJJ d’une mission de veille et d’évaluation se fera « dans le strict respect des règles de la CNIL » ; cela limitera-t-il son efficacité ?

Mme Catherine Sultan. C’est par la presse que j’ai appris le parcours des auteurs des attentats, et j’ai été frappée par sa banalité, si l’on peut dire : c’est celui de jeunes qui cumulant les difficultés familiales, ont été placés. Mais lorsque ces garçons étaient mineurs, aucun signe n’était apparu. Cela signifie que ce ne sont pas forcément les adolescents qui nous inquiètent le plus qui s’avèrent, au final, les plus inquiétants. Cela illustre la complexité du phénomène auquel nous sommes confrontés.

Face à des jeunes sous emprise, la PJJ peut agir, quand il s’agit de cas individuels, en s’appuyant sur des associations spécifiques, sur des thérapeutes particuliers, sur le Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam que dirige Mme Dounia Bouzar – qui nous a signalé des situations inquiétantes que nous traitons. Une fois les situations particulières repérées, on peut agir, certainement davantage quand il s’agit de mineurs soumis à l’autorité des adultes, que lorsqu’il s’agit de majeurs. Nous le faisons avec le soutien des parents : souvent, ce sont ceux qui alertent, expliquant que leur enfant subit des influences néfastes, qu’il leur échappe complètement, et ils demandent de l’aide.

Pour ce qui est de la CNIL, la PJJ, comme toute administration d’État, se soumet à la réglementation, ni plus, ni moins. Le traitement des situations individuelles se fait au niveau des juridictions et des équipes. C’est le directeur qui prend la décision de faire un signalement au procureur de la République ou au juge. Nous sommes garantis par ce suivi individualisé sous mandat judiciaire.

M. Christian Assaf. Certains des auteurs des attentats ont donc été suivis, un temps, par la PJJ, et rien de particulier n’a été détecté à leur sujet avant qu’ils atteignent l’âge de la majorité. Considérez-vous que les moyens de droit, les moyens humains et les moyens matériels dont dispose la PJJ sont suffisants pour lui permettre de remplir sa mission ? Jugez-vous vos services assez armés pour faire face à une radicalisation de plus en plus précoce ? Une évolution législative vous aiderait-elle à accomplir votre mission ?

Mme Catherine Sultan. L’interrogation s’adresse à la société en général, plus particulièrement à la PJJ parce qu’elle a une mission éducative, qu’elle s’adresse à un public plus en difficulté et qu’elle est dans une intervention contrainte. Quant à dire que la radicalisation serait de plus en plus précoce, rien ne le permet.

M. Christian Assaf. La radicalisation, notamment par le biais de l’Internet, ne concerne-t-elle pas des adolescents de plus en plus jeunes ?

Mme Catherine Sultan. Je n’en suis pas convaincue. Les auteurs des attentats étaient trentenaires.

M. François Loncle. Ceux qui partent en Syrie sont beaucoup plus jeunes.

Mme Catherine Sultan. Les mineurs partis en Syrie connus de la PJJ sont au nombre de deux. Il s’agit d’un phénomène de société : ceux qui partent sont des jeunes gens qui ne donnaient aucun signe de décrochage, et leurs familles tombent des nues. La maîtrise de l’Internet est une question qui dépasse très largement la PJJ ; il s’agit de savoir, d’une manière générale, comment mieux protéger nos enfants de ces influences radicales en libre accès mais aussi d’autres formes de violence auxquelles ils ont accès par ce biais très tôt, tout seuls et dans toutes les familles. La PJJ peut améliorer ses modes d’intervention et ses méthodes, et je serai toujours favorable à l’allocation de moyens supplémentaires car nous en avons effectivement besoin. Mais nous travaillons sur la transgression et sur la rupture ; il existe d’autres lieux d’accueil des jeunes où l’on est peut-être plus naïf sur ces questions.

M. Christian Assaf. Jugez-vous suffisants les moyens financiers et humains de la lutte contre la radicalisation en milieu carcéral ? Pensez-vous que, pour aider à contenir ce phénomène croissant, il faille faire évoluer le droit ?

Mme Catherine Sultan. Le budget de 5 millions d’euros alloué à la formation nous ouvrira d’autres pistes de travail car, dans les dimensions qu’il a prises, le phénomène est nouveau pour les professionnels.

M. le président Éric Ciotti. Vous avez évoqué les troubles intervenus pendant la minute de silence dont la ministre de l’Éducation nationale avait décidé qu’elle serait observée dans tous les établissements d’enseignement scolaires de la République en hommage aux victimes de l’attentat. Plusieurs centaines d’incidents ont été dénombrés – et beaucoup d’autres sans doute, hélas, qui n’ont pas été répertoriés. De combien de ces comportements signalés par l’Éducation nationale la PJJ a-t-elle eu à traiter au titre de la protection de l’enfance ? J’observe à ce sujet que l’audition pour apologie du terrorisme d’un jeune garçon, qui a suscité un si vif émoi, a été caricaturée, puisqu’elle a eu lieu sur la base d’un signalement auprès des services de la protection de l’enfance.

J’ai été surpris par ce que j’ai ressenti dans vos propos comme une tendance à banaliser ces événements, que vous avez qualifiés de « provocations », en minimisant ainsi leur gravité. Je considère les propos plus ou moins violents, et pour certains intolérables, tenus par des mineurs dans les écoles de la République, et ces contestations de l’hommage rendu aux morts comme les éléments les plus graves qui soient pour l’avenir. L’ensemble de la chaîne éducative et judiciaire doit être mobilisée pour qu’aucun de ces cas ne soit ignoré ; ces enfants, qui sont d’abord un danger pour eux-mêmes, peuvent l’être demain pour la société.

Mme Catherine Sultan. De par mes fonctions, je ne peux banaliser ce genre de choses. Si j’ai choisi de travailler dans la justice des mineurs depuis bientôt 30 ans, c’est que, justement, je ne banalise jamais les situations signalées à la justice. J’estime que toutes méritent un traitement adapté aux risques et aux enjeux.

Depuis le 9 janvier 2015, 14 procédures visant des mineurs ont été engagées pour apologie du terrorisme. Lorsqu’il s’agissait de très jeunes enfants, la PJJ n’a pas été saisie car ces mineurs n’avaient vraisemblablement pas le discernement suffisant pour relever d’une réponse pénale ; mais ils ont pu faire l’objet d’un signalement pour enfants en danger. C’est bien l’objectif de la circulaire qui sera publiée dans les prochains jours : rappeler le circuit de signalement de l’enfant en danger aux services de l’Éducation nationale. Nous devons pouvoir analyser chacune de ces situations pour apporter la juste réponse : pénale ou sociale quand elle doit l’être, judiciaire quand c’est nécessaire.

M. Claude Goasguen. En 2004 déjà, l’inspecteur général de l’Éducation nationale Jean-Pierre Obin signalait la dimension délictueuse de propos antisémites et négationnistes tenus dans de nombreux établissements scolaires, sans que son rapport suscite une grande attention. Les services de l’Éducation nationale vous ont-ils signalé des comportements de ce type avant janvier 2015 ?

Mme Catherine Sultan. La PJJ n’est pas saisie par l’Éducation nationale. Il peut se produire que les parquets engagent des poursuites pour ce type d’affaires.

M. Claude Goasguen. Dix ans se sont écoulés depuis la publication de ce rapport.

Mme Catherine Sultan. Ayant été nommée à la direction de la PJJ en juin 2013, je ne peux vous apporter une vision globale de la décennie écoulée. Mais j’ai été suffisamment longtemps juge des enfants à Créteil, ville où vivent, bien, d’importantes populations juive et musulmane, pour vous dire qu’heureusement ces affaires sont rares. Quand elles se produisent – et la récente affaire crapuleuse à connotation antisémite a suscité une forte émotion à Créteil, où la procureure a pris position – des poursuites sont naturellement engagées. En ma qualité d’ancienne magistrate, je puis témoigner que la politique pénale est extrêmement rigoureuse. Elle doit l’être, singulièrement quand il s’agit de mineurs. Voilà pour ce qui est des affaires transmises à la justice ; je n’ai pas la responsabilité de ce qui se passe à l’Éducation nationale.

M. Claude Goasguen. Je vais préciser ma question. Au début des années 2000, un rapport de l’inspection générale de l’Éducation nationale signale la teneur délictueuse de certains propos tenus dans des établissements scolaires. Pourquoi de tels faits n’ont-ils pas été signalés à la justice, alors qu’il s’agit de délits caractérisés, permanents, et si nombreux que les enseignants, était-il écrit dans le rapport, hésitaient à aborder des sujets qui pouvaient entraîner des manifestations violentes à leur égard ?

Mme Catherine Sultan. La prévention doit être développée à l’aide d’outils spécifiques. Ainsi de l’exposition interactive 13/18 Questions de justice sur laquelle nous nous appuyons. Des professionnels de la PJJ accompagnés de policiers, d’avocats et parfois de magistrats, en lien avec les enseignants, viennent traiter de la justice et du droit et, dans ce cadre, des discriminations, du racisme et de l’antisémitisme. C’est un bon moyen de communiquer avec les élèves et avec les enseignants, qui ont ainsi l’occasion de s’approcher des professionnels de justice et de savoir comment réagir à une situation telle que celle qui est décrite. Ces actions doivent être renforcées.

M. le président Éric Ciotti. Madame la Directrice, je vous remercie.

L’audition s’achève à 18 heures 15.

——fpfp——

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Christian Assaf, Mme Marie-Françoise Bechtel, M. Éric Ciotti, M. Georges Fenech, M. Claude Goasguen, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, M. Jean-Claude Guibal, M. Meyer Habib, M. François Loncle, M. Jacques Myard, M. Patrice Prat, M. Joaquim Pueyo

Excusés. - M. Christophe Cavard, M. Patrick Mennucci