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Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République

Mardi 4 décembre 2012

Séance de 14 h 15

Compte rendu n° 23

Présidence de M. Jean-Jacques Urvoas, Président

– Auditions sur la question prioritaire de constitutionnalité de M. Bertrand Mathieu, professeur à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, président de l’Association française de droit constitutionnel, de Mme Anne Levade, professeure à l’université Paris-Est et deM. Dominique Rousseau, professeur à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne.

La séance est ouverte à 14 heures 20.

Présidence de M. Jean-Jacques Urvoas, président.

La commission des Lois procède à l’audition sur la question prioritaire de constitutionnalité de M. Bertrand Mathieu, professeur à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, président de l’Association française de droit constitutionnel, de Mme Anne Levade, professeure à l’université Paris-Est et de M. Dominique Rousseau, professeur à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne.

M. le président Jean-Jacques Urvoas. Nous procédons aujourd’hui à l’audition de trois universitaires, membres de l’Association française de droit constitutionnel, sur la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) : M. Bertrand Mathieu, professeur à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, président de l’Association, Mme Anne Levade, professeure à l’université Paris-Est, et M. Dominique Rousseau, professeur à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne. Je les remercie de leur présence.

M. Bertrand Mathieu, professeur à l’université Paris I, président de l’Association française de droit constitutionnel. Une fois que je vous aurai expliqué le contexte de l’intervention de l’Association française de droit constitutionnel dans le suivi de la QPC, Anne Levade vous présentera le rapport intermédiaire élaboré pour le précédent garde des Sceaux. Enfin, nous vous ferons part, mesdames et messieurs les députés, d’observations plus personnelles sur le bilan de la QPC.

La garde des Sceaux, dans un courrier du 21 mai 2010, a institué un comité de suivi de la question prioritaire de constitutionnalité. Présidé par son directeur de cabinet, il est formé de membres de l’Association française de droit constitutionnel et de représentants de la Chancellerie, ainsi que du directeur des affaires criminelles et des grâces et du directeur des affaires civiles et du sceau. L’association de la doctrine à ce suivi se référait à l’exposé des motifs du projet de loi organique qui prévoyait qu’un bilan de la mise en œuvre de la loi serait réalisé au terme des trois premières années de son application, et transmis par le Gouvernement au Parlement.

Trois axes ont été fixés dans la lettre que la garde des Sceaux nous a envoyée et que je transmettrai à votre Commission. Quatre équipes ont donc été constituées pour analyser la jurisprudence respective de la Cour de cassation, du Conseil d’État et du Conseil constitutionnel ainsi que les décisions de plusieurs cours d’appel et de cours administratives d’appel tests, l’objectif étant de dépouiller l’ensemble des décisions rendues par ces juridictions ou par les tribunaux situés dans leur ressort.

Le cabinet du garde des Sceaux a pris l’attache des chefs de juridiction concernés pour qu’ils nous donnent accès à l’ensemble des décisions rendues. En général, un magistrat a été désigné pour nous servir d’interlocuteur. Une page a ainsi été ouverte sur le site Internet du ministère pour centraliser les informations et le travail a été effectué avec notre association, la coordination des travaux ayant été supervisée par Mme Levade. Les représentants de la Chancellerie et les responsables des équipes se sont réunis régulièrement afin de trancher les questions matérielles et de réfléchir aux problèmes de fond. Le travail a été effectué à titre gratuit par l’Association française de droit constitutionnel et ses membres, mais des vacations financées par le ministère étaient prévues pour accomplir certaines tâches de dépouillement. Un rapport d’étape que va vous présenter la professeure Levade, a donc été déposé en mars 2012.

À la suite de la formation du nouveau Gouvernement, j’ai pris contact, d’abord de manière informelle, puis de manière formelle, avec le directeur de cabinet de la nouvelle garde des Sceaux en lui transmettant le rapport d’étape et en lui demandant quelle suite il entendait donner à ces travaux. Faute de réponse, je me suis adressé directement à la garde des Sceaux, qui ne m’a pas répondu davantage.

Face à cette incertitude, les groupes de recherche ont donc pour partie suspendu leurs travaux, tout en continuant à intégrer certaines décisions qui leur ont été transmises. Juridiquement, ce comité de suivi nous semble toujours exister puisqu’il n’a pas été supprimé. Nous ne tenons pas particulièrement à occuper une position officielle, mais ce dépouillement est très lourd, il a exigé des travaux préparatoires importants et il faut en aval constituer des statistiques. Le comité ne s’est d’ailleurs pas limité au Conseil d’État et à la Cour de cassation ; il s’est aussi attaqué à un terrain complètement en friche, s’agissant des décisions des juridictions du fond. Vous comprendrez que nous souhaiterions que l’incertitude soit levée.

M. le président Jean-Jacques Urvoas. Si la Chancellerie persistait dans son silence, je demanderais au président de l’Assemblée nationale que le comité de suivi puisse travailler avec notre institution, de façon que vos travaux ne profitent pas seulement aux universitaires et à leurs étudiants. Je trouverais dommage que ces efforts n’aboutissent pas.

Mme Anne Levade, professeure à l’université Paris-Est. Monsieur le président, je vous remercie pour cette information. Je vais vous indiquer comment nous avons travaillé et vous exposer les premières conclusions du rapport d’étape, rendu à la fin du premier trimestre 2012.

La méthode que nous avons suivie s’inscrit naturellement dans le cadre de la lettre de mission du garde des Sceaux. Il nous fallait aussi vérifier qu’étaient remplis les trois principaux objectifs qui avaient été définis au moment de l’élaboration de la loi organique, à savoir garantir un accès étendu à ce nouveau mécanisme de contrôle, prévenir son utilisation à des fins dilatoires, enfin assurer une articulation harmonieuse entre les juridictions.

Pour ce faire, nous avons fait un double choix méthodologique.

Le premier concernait le périmètre de la jurisprudence que nous dépouillerions de façon exhaustive. L’exhaustivité nous semblait de rigueur mais sur un échantillon précis, pour rester dans les limites du faisable. Nous avons évidemment retenu toute la jurisprudence du Conseil constitutionnel, ainsi que celle des juridictions suprêmes, à savoir le Conseil d’État et la Cour de cassation. Ensuite, nous avons choisi un panel de ressorts territoriaux de cours d’appel de façon à éviter les biais. C’est la raison pour laquelle nous avons écarté d’emblée les juridictions parisiennes, qui ne sont pas révélatrices du reste du pays, et retenu les ressorts d’Aix-Marseille, Bordeaux, Dijon et Versailles. Versailles présentait l’intérêt de compter un jeune tribunal administratif, celui de Montreuil. Ce choix nous a permis de constater qu’il était sollicité au titre de la QPC autant que les autres juridictions. Au sein de ces zones, nous nous sommes attachés à examiner les décisions de toutes les juridictions, judiciaires et administratives.

Le deuxième choix méthodologique a consisté à dépouiller la jurisprudence à partir de deux grilles.

La première grille d’analyse, spécifique au Conseil constitutionnel, distingue la branche du droit concernée, la nature du texte dont la disposition législative contestée est issue, le pourcentage de dispositions précédemment contrôlées dans le cadre du contrôle a priori ainsi que le type de décisions rendues. L’objectif était de dresser une typologie des décisions au fond ainsi que d’identifier la manière dont les acteurs s’étaient saisis de la QPC, c’est-à-dire quels griefs étaient soulevés, comment l’affaire était plaidée, qui la plaidait, et la façon dont le Conseil procédait.

Pour les autres juridictions, nous avons confectionné une grille unique, valable à la fois pour les juridictions de transmission, saisies au fond, et pour les juridictions suprêmes, pour ne pas introduire de distorsion entre les deux étages de juridiction. De la sorte, il était possible de voir comment les juridictions de transmission, puis de renvoi, examinaient les questions de recevabilité, et de comparer. Je rappelle que, sur la condition de caractère sérieux de la question soulevée, le législateur organique s’était interrogé sur l’opportunité de maintenir deux formulations distinctes selon le niveau de juridiction.

Cette méthodologie devait permettre d’élaborer un bilan à la fois quantitatif et qualitatif, et de déterminer si, après trois ans d’application, une révision du dispositif organique devait – ou non – être envisagée. Mais nous n’avons pas pu appliquer la méthode que nous avions prévue, car nous avons rencontré trois contraintes. Les deux premières étaient prévisibles mais nous n’avions pas anticipé la dernière.

La première était d’ordre temporel : il faisait peu de doute que la première année d’application de la QPC serait révélatrice mais ne rendrait pas compte de l’impact réel d’une réforme qui était préparée et attendue de longue date. Le nombre de QPC enregistrées cette première année n’est donc pas nécessairement représentatif de la tendance à moyen terme.

La deuxième contrainte était d’ordre substantiel. Certaines affaires emblématiques ont été soulevées d’emblée, de même que s’est produite une cristallisation du débat autour de l’articulation entre conventionnalité et constitutionnalité, et la loi organique du 10 décembre 2009 a été modifiée dès juillet 2010, afin de supprimer la formation spéciale de la Cour de cassation initialement chargée d’examiner les QPC. Dans le même temps, un premier bilan était tiré en octobre 2010 sous les auspices de la commission des Lois. Il s’agissait donc, à bien des égards, d’une année particulière.

La troisième contrainte, d’ordre matériel, tient aux conditions d’accès au corpus jurisprudentiel. Elle est en passe aujourd’hui d’être surmontée. Si nous avons reçu un très bon accueil dans la plupart des juridictions, il a été beaucoup plus difficile d’accéder à la jurisprudence de la Cour de cassation qui a refusé pendant plusieurs mois de nous communiquer les jugements qui n’avaient pas été publiés. Toutefois, quelques jours avant la remise du rapport d’étape, nous avons fini par conclure avec les différentes chambres de la Cour de Cassation des conventions nous autorisant l’accès à titre gracieux à leurs décisions.

Voilà pourquoi le rapport d’étape ne comporte pas de données quantitatives relatives aux juridictions ordinaires et ne suit pas le plan qui sera retenu pour le rapport définitif.

En substance, la première conclusion du rapport est le succès rencontré par la QPC. Il tient d’abord à une mise en application immédiate et généralisée dans les deux ordres de juridiction, même s’il est logique que le juge judiciaire ait été plus fréquemment sollicité. Le comité de suivi a constaté une diversification immédiate des QPC quant à leur champ d’application matériel : toutes les branches du droit ont été concernées et tous les types de norme, qu’il s’agisse de lois antérieures ou postérieures à 1958, de lois du pays de la Nouvelle-Calédonie ou des dispositions ayant fait l’objet ou non d’un contrôle a priori.

Cette diversification révèle une appropriation effective par les acteurs, notamment par les justiciables et leurs conseils, qui peut se mesurer par le nombre d’affaires, la diversité des justiciables – des personnes physiques dans trois quarts des cas et des personnes morales pour le quart restant – ; et celle des conseils. Un cinquième des affaires sont plaidées conjointement par des avocats à la Cour et des avocats aux Conseils, les quatre cinquièmes étant plaidés à parts quasi égales par chacune des deux branches de la profession, avec un petit avantage aux avocats aux Conseils.

De la même manière, les acteurs se sont bien approprié la réforme sur le fond. La lecture des décisions et des mémoires déposés montre une connaissance minimale généralisée du droit constitutionnel, même si les éléments qui sont soulevés pour fonder une QPC sont très hétérogènes. Souvent, le critère de l’applicabilité de la disposition au litige est négligé, voire pas abordé, tandis que le sérieux de la question fait l’objet de longs développements.

Venons-en aux juridictions du filtre. Elles sont tributaires de la manière dont les questions leur sont posées. La première année, beaucoup de motifs identiques ont été soulevés devant les juridictions du fond, de sorte qu’un mécanisme de régulation s’est spontanément mis en place. Les jugements et arrêts sont le plus souvent calqués sur la structure du mémoire présenté par le justiciable, ce qui signifie que la question du sérieux est prédominante et qu’il y a parfois une tendance au pré-jugement de constitutionnalité de la part des juridictions du filtre et des juridictions suprêmes. Cela étant, et contrairement à ce qu’on avait pu penser, il n’y a pas de différence significative entre la Cour de cassation et le Conseil d’État dans leur manière d’aborder les QPC. Le psychodrame autour de l’affaire Melki et du contrôle de conventionnalité ne s’est pas traduit par des approches méthodologiques distinctes.

Quant au Conseil constitutionnel, il a, lui aussi, utilisé toute la palette des solutions qui étaient à sa disposition : conformité, conformité sous réserve, abrogation totale ou partielle avec ou sans effet différé, non-lieu à statuer. De même, il a invoqué la plupart des griefs possibles dans le cadre du contrôle de l’article 61-1 de la Constitution. Parallèlement, il a prouvé sa volonté d’expliciter la réforme et de circonscrire clairement ce qui pouvait, ou non, être considéré comme des droits et libertés garantis par la Constitution, ce que n’est pas, par exemple, la reconnaissance des langues régionales mentionnée à l’article 75-1 de la Constitution. En outre, le Conseil a procédé à des modifications organisationnelles et procédurales pour traiter les QPC.

Des travaux que nous avons menés, il ressort que la mise en application de la réforme a été maîtrisée, comme l’atteste le respect des délais imposés par le législateur organique. Le délai moyen est même significativement en deçà du plafond de six mois – trois mois pour la Cour de Cassation ou le Conseil d’État, puis trois mois pour le Conseil constitutionnel.

La jurisprudence constitutionnelle a aussi définitivement réglé la question de l’articulation entre conventionnalité et constitutionnalité, ce qui explique sans doute que les mémoires sur les QPC sont désormais à peu près muets sur les questions de conventionnalité.

Enfin, le dispositif procédural au sein du Conseil constitutionnel a évolué. Le Conseil a ainsi adopté un règlement intérieur relatif à la QPC permettant de satisfaire aux exigences du droit au procès équitable.

Au terme de cette première année et compte tenu des contraintes qui ont été les nôtres, il nous a semblé que cinq questions au moins devraient être abordées dans le rapport final : la pertinence du double filtre, notamment les conditions de recevabilité et surtout la formulation de la condition de caractère sérieux des questions ; l’articulation effective entre conventionnalité et constitutionnalité qui mérite d’être appréciée sur un plus long terme ; la place effective de la QPC dans le cadre d’une procédure juridictionnelle – il faut un peu de recul pour apprécier l’utilisation, à mon avis marginale, de la QPC à des fins dilatoires – ; la mutation du contrôle de constitutionnalité et l’équilibre entre contrôle a priori et a posteriori ; enfin, l’incidence sur la protection et la garantie des droits et libertés.

M. Dominique Rousseau, professeur à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne. Je partage le diagnostic de mes collègues quant au succès de la QPC, que je le qualifierai de juridique, de paradoxal et de fragile.

Sur le plan juridique, d’abord. Au moment de la révision constitutionnelle de 2008, la QPC est sans nul doute le point qui était le plus passé sous silence. Or, trois ans plus tard, la seule réforme véritable qui reste, et qui restera, est la question prioritaire de constitutionnalité. C’est un succès parce que les avocats comme les magistrats se sont saisis de ce nouveau moyen de droit, et même beaucoup plus rapidement qu’ils ne s’étaient saisis de la Convention européenne des droits de l’homme. Le Conseil constitutionnel, comprenant que ce seraient désormais les avocats qui lui donneraient du travail – et non plus les parlementaires – s’est donc efforcé de faire connaître auprès d’eux le mécanisme de la QPC tandis que, de leur côté, magistrats et avocats organisaient des cycles de formation.

Le doyen Vedel avait dit en 1990, lorsqu’il était question d’introduire une sorte de QPC, qu’il ne s’agissait ni d’un gadget ni d’une révolution. Je suis d’accord sur la première partie de l’affirmation, mais la réforme est peut-être bien une révolution, au moins dans la pratique du droit. Quand un avocat a une affaire de droit commercial, il ne peut plus se contenter de consulter le code de commerce, il doit aussi se référer à la Constitution et à la jurisprudence constitutionnelle. Les magistrats à qui il était même interdit de contrôler la constitutionnalité de la loi sont dans la même situation. La QPC a ainsi abouti à introduire dans notre pays une culture du droit qui lui manquait.

Mais l’étude que nous avons conduite m’amène à considérer ce succès comme paradoxal. À lire les travaux préparatoires et les débats à l’Assemblée nationale et au Sénat, il me semble que l’intention du constituant et du législateur organique était de conforter le rôle du Conseil constitutionnel comme seul juge de la constitutionnalité des lois. Or, deux ans après, selon les chiffres donnés par son secrétaire général, le Conseil constitutionnel est presque devenu le juge de l’exception et les juges administratif et judiciaire les juges constitutionnels de droit commun. Il ne s’agit pas de leur part d’une volonté de puissance ; c’est le mécanisme même de la QPC qui pousse les juges à faire du droit constitutionnel. À partir du moment où la Cour de cassation et le Conseil d’État doivent dire si la question posée par l’avocat est sérieuse, s’il y a un doute sur la constitutionnalité de la disposition législative applicable, il faut bien qu’ils fassent un premier examen de constitutionnalité.

La jurisprudence est abondante. Depuis notre rapport d’étape, la chambre criminelle de la Cour de cassation a, le 12 avril 2012, rendu deux arrêts qui donnent le ton, même s’il ne faut pas généraliser. La constitutionnalité de l’interprétation par la chambre criminelle d’un article du code pénal qui autorise la confusion des peines était contestée au nom des droits constitutionnels reconnus aux mineurs en matière pénale. La Cour de cassation a implicitement reconnu que, jusque-là, son interprétation de cet article était inconstitutionnelle, procédé aussitôt à un changement d’interprétation et considéré en conséquence que la question n’était plus sérieuse et qu’il était donc inutile de la transmettre au Conseil constitutionnel. Autrement dit, la Cour de cassation, en faisant son travail d’examen du sérieux de la question, s’est attribué le contrôle de constitutionnalité et a réduit la compétence du Conseil constitutionnel.

La réforme a ainsi donné naissance à une forme de contrôle diffus de constitutionnalité, alors qu’il s’agissait initialement de conforter le Conseil constitutionnel. Désormais, tous les juges peuvent contrôler la constitutionnalité des lois.

Mais le succès de la QPC est fragile, pour deux raisons, non pas tant à cause de la tendance à la baisse du nombre de QPC observée cette année, qu’à cause du mécanisme même du filtre. La commission des Lois a déjà réfléchi à la question et plusieurs propositions de loi organique ont été déposées, soit pour supprimer l’examen du caractère sérieux de la question, soit pour permettre au requérant de faire appel d’une décision de non-renvoi devant le Conseil constitutionnel. Il me semble que viendra le temps où il faudra revoir le mécanisme du filtre et, peut-être, c’est un point de vue personnel, confier directement au Conseil constitutionnel la charge d’examiner la recevabilité des requêtes. Si le succès est fragile, c’est en effet parce que le mécanisme même du filtre rend l’utilisation de la QPC aléatoire.

La deuxième cause de fragilité, c’est le Conseil constitutionnel lui-même, qui doit faire le grand écart : alors qu’il est pratiquement inchangé dans sa structure, il a complètement changé dans sa fonction. Sa composition est politique, son rôle est aujourd’hui juridictionnel. Cherchez l’erreur… Pour asseoir le succès de la QPC, il faudrait renforcer la légitimité juridictionnelle du Conseil constitutionnel, sans doute en augmentant le nombre de ses membres – la moyenne européenne se situe entre douze et quinze, contre neuf en France – surtout s’il lui revient d’apprécier la recevabilité des questions. Il faudrait alors créer une chambre particulière, dont les membres ne pourraient évidemment pas siéger dans l’assemblée plénière qui délibérerait au fond.

Il conviendrait également de revoir le mode de désignation des membres, en s’inspirant de Kelsen et de l’exemple des autres pays européens qui exigent des compétences et de l’expérience en matière juridique, et une majorité positive des trois cinquièmes des parlementaires pour approuver toutes les nominations. Les anciens présidents de la République n’auraient alors plus leur place dans un Conseil devenu une véritable juridiction. Une telle réforme renforcerait la crédibilité du Conseil, qui est dorénavant en relation directe avec la Cour de cassation et le Conseil d’État. C’est à cette condition que le succès démocratique de la QPC pourra être pérennisé.

M. Bertrand Mathieu. Sur la question du filtre, la position de mon collègue n’est pas une conclusion du comité de suivi.

La première leçon que je tire de ce bilan, c’est que les pronostics ont été déjoués et que la sécurité juridique a été respectée, grâce notamment aux différents mécanismes d’application dans le temps des décisions du Conseil constitutionnel. Ceux-ci ont certes soulevé beaucoup de discussions, mais ils ont contribué à la sécurité juridique.

Cette sécurité est assurée également, et c’est la raison pour laquelle je considère qu’il ne faut pas déconnecter totalement la Cour de cassation et le Conseil d’État du système, par l’autorité de chose interprétée des décisions du Conseil constitutionnel. On s’achemine petit à petit, et de manière un peu chaotique, vers une harmonisation des jurisprudences. En fait, le Conseil constitutionnel respecte l’interprétation de la loi donnée par la Cour de cassation et le Conseil d’État, qui, eux, respectent l’interprétation de la Constitution que donne le Conseil constitutionnel. Certes, il y a des dérapages, des blocages, mais, pour l’essentiel, le dispositif a amélioré globalement le fonctionnement du système juridictionnel, au-delà même du renforcement des droits et libertés fondamentaux.

Enfin, on pourrait croire que le Conseil constitutionnel intervient plus directement dans la fonction législative, en interprétant la loi, en faisant des réserves d’interprétation, en en modifiant l’application dans le temps. Or, en réalité, on s’aperçoit que, lorsque le Conseil constitutionnel traite une question, il renvoie souvent au législateur le soin de la régler. Finalement, le justiciable pose une question et le Conseil renvoie la balle au législateur. Ainsi, de manière indirecte, la QPC renforce l’intervention du législateur.

M. le président Jean-Jacques Urvoas. Ce dernier point a déjà été largement débattu depuis le début de la législature. Avoir dû légiférer vite, puisque les dispositions sur le harcèlement sexuel avaient été abrogées par le Conseil dans le cadre d’une QPC, nous a amenés à nous interroger sur la tentation d’une saisine systématique du Conseil constitutionnel dès l’adoption des textes et, partant, à nous demander si nous ne légiférions pas dorénavant sous la férule du Conseil, ce qui traduirait une perte de souveraineté du législateur.

En tout état de cause, je me réjouis qu’un droit que nous voulions donner aux justiciables se soit bel et bien traduit dans les faits, car les bonnes intentions ne suffisent pas toujours. Il s’agissait pourtant d’un mécanisme complexe et subtil. Ces quelques années de recul nous rendent optimistes pour la suite.

Mme Anne-Yvonne Le Dain. L’indépendance du juge vis-à-vis du législateur est un principe fondamental, mais inviter les anciens présidents de la République, comme l’a fait M. Rousseau à l’instant, à quitter le Conseil me fait m’interroger sur la légitimité respective du politique et du juge en démocratie. Sur quoi ce dernier se fonde-t-il pour juger ?

M. Dominique Rousseau. Je n’ai fait que proposer, le constituant dispose. Simplement, au terme de mon analyse, j’ai conclu qu’il serait préférable, sur le plan juridique, que les anciens Présidents ne siègent pas au Conseil constitutionnel.

Au nom de quoi les juges jugent-ils ? Au nom de principes qui ont été approuvés par le peuple : la Déclaration des droits de l’homme de 1789 et le Préambule de la Constitution de 1946 ont été plusieurs fois soumis au vote du peuple. La Constitution de 1958 a été adoptée par référendum. Les juges jugent à partir de principes écrits par le politique et confirmés par le peuple.

M. Bertrand Mathieu. L’important, c’est la cohérence démocratique. Or elle existe, même s’il y a une part d’artifice. Le Conseil constitutionnel convient qu’il n’a pas un pouvoir d’appréciation équivalent à celui du législateur. Le garde-fou du juge, c’est sa propre réserve. Il doit avoir une conception limitée de son pouvoir. Or, c’est le cas, surtout si l’on compare le Conseil constitutionnel à d’autres juridictions, notamment la Cour européenne des droits de l’homme. Le Conseil constitutionnel respecte en général l’intention du législateur.

Si je suis plutôt d’accord avec Dominique Rousseau, je crois qu’il faut, d’une façon ou d’une autre, préserver un équilibre entre le politique et le juridique au sein même du Conseil.

Mme Anne Levade. Je partage la conclusion mesurée de Bertrand Mathieu. La présence des anciens chefs de l’État ne se justifie plus aujourd’hui, mais je suis pour une composition « mixte ». Il n’est souhaitable ni que le Conseil soit constitué exclusivement de magistrats ni qu’il ne compte aucun juriste.

Vous nous interrogez, madame la députée, sur le principe du contrôle des normes, c’est-à-dire du contrôle de la règle de droit. On ne juge plus en effet au nom de la loi, ou de la Loi, mais au nom de la Constitution, qui est votée par le peuple, ou par l’intermédiaire des parlementaires, en tant que pouvoir constituant.

La séance est levée à 15 heures 10.

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Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Nathalie Appéré, M. Jacques Bompard, Mme Pascale Crozon, Mme Françoise Descamps-Crosnier, Mme Marietta Karamanli, Mme Anne-Yvonne Le Dain, M. Patrick Mennucci, M. Paul Molac, Mme Nathalie Nieson, M. Jacques Pélissard, M. Sébastien Pietrasanta, Mme Elisabeth Pochon, M. Pascal Popelin, M. Bernard Roman, M. Jean-Jacques Urvoas, M. Jacques Valax.

Excusés. - M. Sergio Coronado, M. Marc Dolez, Mme Laurence Dumont, M. Édouard Fritch, M. Daniel Gibbes, Mme Axelle Lemaire, M. Alfred Marie-Jeanne, Mme Corinne Narassiguin, M. Roger-Gérard Schwartzenberg, M. François-Xavier Villain, M. Jean-Luc Warsmann.