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Commission des affaires économiques

Jeudi 5 juillet 2012

Séance de 10 heures

Compte rendu n° 3

Présidence de M. François Brottes Président

– Audition, ouverte à la presse, de M. André-Claude Lacoste, président de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et M. Jacques Repussard, directeur général de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN)

La commission a auditionné M. André-Claude Lacoste, président de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et M. Jacques Repussard, directeur général de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN).

M. le président François Brottes. Nous voici réunis pour l’audition publique – le bureau de la commission a décidé que l’ensemble de nos auditions seront publiques et diffusées – d’André-Claude Lacoste, président de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), et de Jacques Repussard, directeur général de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). Je vous prie d’accepter mes excuses, chers collègues, pour l’organisation précipitée de cette audition mais il m’a semblé nécessaire que nous entendions le président de l’ASN, qui vient de commettre un second rapport de toute première importance en l’espace de quelques mois. La réunion d’aujourd’hui s’inscrit également dans le cadre des « jeudis de l’énergie », rendez-vous bimensuel que je souhaite organiser dès la rentrée de septembre afin que la commission se prépare à jouer le rôle extrêmement important qui sera le sien lors du grand débat national sur la transition énergétique.

La sûreté nucléaire est une donnée très importante de ce débat. Suite à la catastrophe de Fukushima, le Gouvernement a sollicité l’ASN pour qu’elle réalise, en collaboration avec l’IRSN, une mission d’expertise des installations nucléaires françaises. L’ASN, Autorité de sûreté parmi les plus indépendantes du monde – vous veillerez, MM. Lacoste et Repussard, à rappeler les statuts qui vous régissent–, était l’organisme le plus à même de s’acquitter de cette tâche. Vous avez remis vos premières conclusions le 3 janvier 2012. C’est dans ce premier rapport qu’est apparue la notion de « noyau dur », dispositif protégé intégré aux installations nucléaires qui permettrait de gérer au mieux la situation en cas d’accident. Dans un second temps, après des échanges fournis avec les opérateurs, vous avez émis des prescriptions. Et je ne doute pas que ces échanges demeurent encore très importants avant que vous ne finalisiez ces évaluations complémentaires de sûreté dans leur intégralité.

C’est donc un rendez-vous très important que celui de ce matin, sur une question qui préoccupe légitimement nos concitoyens, compte tenu du poids du nucléaire dans notre bouquet électrique, de l’ordre de 75 % je le rappelle.

M. Lacoste, je vous passe la parole en vous remerciant une nouvelle fois d’avoir répondu à notre invitation au pied levé.

M. André-Claude Lacoste, président de l’ASN. Je vous remercie pour votre mot d’accueil, Monsieur le président et je rappelle, en guise d’introduction, qu’en tant qu’autorité administrative indépendante (AAI), nous ne rapportons pas devant le Gouvernement, mais que nous sommes tout à fait disposés à nous présenter devant le Parlement autant qu’il est nécessaire. La dernière fois que j’ai été auditionné dans cette salle, le 2 février 2011, j’étais dans une position où il me fallait défendre l’action de l’ASN, qualifiée de trop rigoriste par le rapport Roussely. Ainsi, nous étions accusés de mettre des bâtons dans les roues de la filière française du nucléaire qui souhaitait exporter ses produits. Nous étions effectivement particulièrement rigoureux, mais l’avenir a montré que nous avions raison de l’être.

J’aborderai quatre points dans mon intervention : la présentation des missions de contrôle de la sûreté et de la radioprotection de l’ASN, la durée d’exploitation des centrales, les évaluations complémentaires de sûreté suite à la catastrophe de Fukushima, et, enfin, l’importance de la transparence des décisions et de l’indépendance de l’ASN.

Les missions de contrôle de la sûreté et de la radioprotection de l’ASN et de l’IRSN sont définies dans la loi du 13 juin 2006 relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire, dite loi « TSN ». Schématiquement, l’ASN représente l’Autorité et l’IRSN l’expertise. L’ASN assure, au nom de l’État, le contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection pour protéger les travailleurs, les patients, le public et l’environnement des risques liés aux activités nucléaires. Elle contribue à l’information des citoyens. Nos valeurs sont au nombre de quatre : la compétence et la rigueur, l’indépendance et la transparence. Nous contrôlons deux types d’installations, qui concentrent respectivement la moitié de notre activité. Les grosses installations, que nous appelons dans notre langage les « grosses bêtes », sont au nombre de cent cinquante. Il s’agit des cinquante-huit réacteurs exploités par EDF, des installations d’Areva et de certaines installations du CEA. Nous contrôlons également le nucléaire dit « de proximité », dans l’industrie, la recherche ou encore la médecine. Nos métiers peuvent être classés en quatre catégories : la délivrance d’autorisations – nous délivrons la quasi-totalité des autorisations relatives à l’exploitation d’installations nucléaires, à l’exception des autorisations de création et de fermeture des installations nucléaires de base, compétence majeure conservée par le Gouvernement – ; le contrôle – nous disposons de capacités de sanction adaptées ; la réglementation, et l’information du public – nous avons par exemple été présents sur Internet tout au long de la gestion de crise de l’accident de Fukushima. L’ASN comprend onze divisions territoriales, 450 agents ; notre budget annuel s’élève à 72 millions d’euros ; nous nous appuyons sur l’expertise d’environ 400 personnes de l’IRSN et nous consacrons chaque année 84 millions d’euros à ces expertises extérieures. Enfin, nous sommes très présents à l’international, en tant que deuxième Autorité de sûreté nucléaire au monde derrière celle des États-Unis.

J’en viens au second thème de mon intervention, la durée d’exploitation des installations nucléaires. Le principe posé par le droit français est celui de la responsabilité première de l’exploitant en matière de sûreté. Il découle des principes de l’AIEA et du II de l’article 28 de la loi TSN. Plus spécifiquement, lorsque l’on parle de la durée d’exploitation des centrales nucléaires – j’ai bien dit durée d’ « exploitation » et non « durée de vie », terme qui engloberait également le démantèlement et la gestion des déchets –, il ne peut y avoir de durée fixée a priori. Nous contrôlons en permanence que le niveau de sûreté est suffisant pour pouvoir maintenir leur exploitation. Pour cela, nous menons entre 600 et 700 inspections par an sur les réacteurs d’EDF. En cas de non-respect de nos prescriptions, nous avons la possibilité de suspendre leur fonctionnement à tout moment. Nous effectuons également un examen périodique décennal – il s’agit d’une spécificité européenne. À cette occasion, non seulement nous vérifions la conformité de l’installation par rapport à son référentiel de base, mais nous demandons aussi à l’exploitant d’intégrer l’ensemble des améliorations que nous jugeons possibles, compte tenu de l’évolution de la technologie nucléaire. Ce processus de surveillance nous semble en définitive particulièrement robuste.

Nous sommes amenés à nous prononcer sur le palier 900 MW, c'est-à-dire les centrales nucléaires les plus anciennes du parc français, à l’occasion de la procédure d’autorisation de la prolongation de leur durée d’exploitation de trente à quarante ans. Nous avons déjà émis un avis positif pour les réacteurs Tricastin 1 et Fessenheim 1, respectivement en novembre 2010 et juillet 2011. Pour ce dernier, nous avons néanmoins posé des conditions : nous exigeons que le radier du réacteur soit renforcé d’ici juillet 2013, sans quoi nous imposerons son arrêt. EDF nous a sollicités pour que nous nous prononcions sur la possibilité de prolonger la durée d’exploitation des réacteurs au-delà de quarante ans. Pour l’instant, nous ne sommes pas du tout en mesure d’émettre d’avis sur ce sujet, même si nous y travaillons, en collaboration avec l’IRSN.

Au sujet du report de l’arrêt des centrales s’est ajouté celui des évaluations complémentaires de sûreté menées à la suite de l’accident de Fukushima. Je n’entrerai pas dans le détail des explications de la catastrophe. Pour résumer, nous pensons actuellement que c’est le tsunami qui fut la cause des dégâts sur la centrale, et non le séisme, auquel cette dernière a plutôt bien résisté. Mais il est encore bien trop tôt pour l’affirmer. Je rappelle que les spécialistes ont mis six ans pour déterminer avec certitude si le cœur du réacteur de la centrale de Three Mile Island avait bien fondu et quel avait été le degré de fusion. Pour revenir au cas japonais, nous ne sommes pas encore en mesure de trancher la question suivante : les Japonais ont-ils sous-estimé l’importance du tsunami ou bien ce dernier était-il plus fort que tout ce que les scientifiques pouvaient prévoir ? Vous comprendrez que, selon que l’on favorise l’une ou l’autre des options, les conséquences sont diamétralement opposées.

Malgré toutes les incertitudes qui demeurent, on peut raisonnablement assurer qu’il existe un avant et un après Fukushima. L’accident confirme, ainsi que l’ASN l’avait toujours souligné, que, quelles que soient les précautions que l’on prend, un accident nucléaire ne peut être exclu. Autre façon d’exprimer la même chose : personne ne peut garantir le risque zéro, ou encore, l’improbable est possible. C’est pourquoi nous menons une dizaine d’exercices de crise par an. Nous avons également demandé en 2005 d’être chargé d’une mission sur le post-accidentel. 300 personnes y travaillent aujourd’hui.

Les évaluations complémentaires de sûreté, ou « stress tests », sont la réponse à deux demandes : celle du Conseil européen, en date du 25 mars 2011, et celle du Premier ministre, du 23 mars 2011. Sur la base d’un cahier des charges élaboré par WENRA (Western European nuclear regulators’ association), association des régulateurs européens dont est membre l’ASN, nous avons rédigé un certain nombre de questions que nous avons adressées aux exploitants. Nous leur avons demandé de démontrer la résistance de leurs installations à des événements extérieurs, à la perte des alimentations électriques et des systèmes de refroidissement, et leur capacité à gérer une crise exceptionnelle. Nous avons examiné leurs réponses, avec l’appui de l’IRSN et d’un groupe de deux cents experts réunis en colloque durant trois jours. Ensuite, nous avons publié notre premier rapport sur les évaluations complémentaires de sûreté, le 3 janvier dernier, dont les conclusions sont au nombre de quatre. La première est qu’à l’issue des évaluations complémentaires de sûreté, l’ASN considère que les installations nucléaires françaises examinées présentent un niveau de sûreté suffisant pour qu’il ne soit nécessaire de fermer aucune d’entre elles. Mais, et c’est la seconde conclusion, la poursuite de leur exploitation requiert d’augmenter leur robustesse face à des situations extrêmes dans les meilleurs délais. Parmi les mesures nouvelles que nous imposons, deux d’entre elles ont attiré l’attention : la mise en place d’un « noyau dur », c'est-à-dire d’un ensemble de dispositions matérielles et organisationnelles destinées à maîtriser les fonctions fondamentales de sûreté – alimentation en eau, alimentation électrique. Le noyau dur se traduit, dans le cas des centrales EDF, par la construction d’un centre de gestion de crise « bunkérisé », résistant à des agressions encore plus fortes que ce que peut subir le reste des installations, et par l’installation d’un diesel de secours supplémentaire intégré au « noyau dur ». L’ASN exige également la création d’une force d’action rapide nucléaire (FARN) capable d’agir rapidement en cas d’accident nucléaire : des hommes et des matériels prédisposés doivent être capables d’intervenir rapidement au relai des équipes habituelles. S’ajoutent des mesures portant sur la sûreté des piscines d’entreposage du combustible, que je ne détaillerai pas. La troisième conclusion porte sur les facteurs sociaux, organisationnels et humains. Nous avons lancé une réflexion d’ampleur sur le sujet. La dernière conclusion porte sur la préparation aux situations d’urgence, notamment au niveau européen.

Suite à la parution du premier rapport sur les évaluations complémentaires de sûreté, la loi TSN nous obligeait à consulter les exploitants nucléaires avant de rendre des décisions juridiquement contraignantes, ce qui explique le délai entre le premier rapport et le second, paru le 26 juin 2012. Ce dernier est en fait un relevé de trente-deux décisions, portant chacune sur un site examiné lors des évaluations complémentaires de sûreté, c'est-à-dire les dix-neuf centrales EDF, huit installations Areva et cinq réacteurs du CEA. Chacune de ces trente-deux décisions, j’insiste sur le terme, comprend une trentaine de prescriptions – soit un total d’environ mille prescriptions –, qui ont vocation à être respectées, sous peine de sanctions.

J’évoquerai brièvement les conclusions auxquelles nous sommes parvenus au niveau européen. Les « stress tests » ont été menés dans tous les pays nucléaires de l’Europe, soit quinze pays de l’Union européenne, la Suisse, l’Ukraine et, dernièrement, la Turquie. L’exercice de peer review auquel nous nous sommes livrés a abouti à plusieurs conclusions : rédaction par WENRA d’un guide sur les agressions externes et les marges de sûreté ; défense du principe des revues périodiques de sûreté, notamment vis-à-vis de nos collègues américains qui ne les pratiquent pas ; intégrité du confinement, mitigation des conséquences des accidents, etc. Nous devrons suivre ces recommandations au niveau national, tandis que l’Union européenne s’efforcera de les promouvoir dans les pays tiers.

Quelles seraient les modalités de gestion d’un accident du type de celui de Fukushima survenant en Europe ? Je rappelle qu’après un mois de gestion des conséquences de cet accident, l’ASN avait atteint un stade d’épuisement. À l’instar de celui de l’IRSN, notre centre de crise fonctionnait 24 heures sur 24. Pour autant, notre tâche se bornait à comprendre ce qui se passait au Japon et à l’expliquer, et non à jouer un rôle de conseil auprès du Gouvernement. Si un accident similaire à celui de Fukushima survenait dans un pays n’ayant pas une autorité de sûreté d’une qualité équivalente à la nôtre, et ne pouvant bénéficier du concours d’une structure du type de l’IRSN, les conséquences seraient certainement préoccupantes. C’est pourquoi, il faut très certainement songer, au minimum, à une mutualisation des moyens en Europe.

Quelques mots enfin sur la transparence et l’indépendance, deux valeurs fortes de l’ASN. L’indépendance s’entend autant vis-à-vis de l’exploitant que du Gouvernement. La transparence a été définie par la loi TSN dans une formulation, introduite lors de la discussion du texte au Sénat, que l’on doit à Mme Dominique Voynet. Pour illustrer notre indépendance, je citerai l’exemple de la radiothérapie : nous pouvons être conduits à suspendre l’activité d’un centre qui ne remplirait pas les conditions de sûreté suffisantes. Il faut mesurer les conséquences d’une telle décision : les patients sont alors contraints de trouver un autre établissement. Il s’agit d’une mesure redoutable, tant sur un plan humain que sur un plan politique : les élus sont le plus souvent vent debout contre une telle perspective, ce qui est parfaitement compréhensible.

Deuxième exemple d’indépendance : à l’époque où il était à la mode pour un pays de construire des installations nucléaires, nous avons rappelé que les pays qui, en la matière, partaient de zéro, auraient besoin de dix à quinze ans avant de pouvoir prétendre démarrer une telle installation. Nous avons également affirmé que nous étions opposés à l’émergence d’un nucléaire à deux vitesses, et que la France ne cautionnerait pas l’apparition d’installations, éventuellement conçues en partenariat avec plusieurs pays, ne répondant pas aux normes de sûreté. C’est ce qui nous avait valu l’accusation de tirer une balle dans le pied de l’industrie française.

Pour ce qui concerne la transparence, nous publions nos lettres de suite d’inspection. Au-delà se pose le problème de la participation. Je citerai deux exemples de participation active de la société civile dont nous sommes satisfaits. Le premier concerne le plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs (PNGMDR), lancé en 2003 dans le droit fil du rapport présenté par Mme Michèle Rivasi au nom de l’OPECST. Nous avons lancé un groupe de travail pluraliste consacré à la mise en œuvre de ce plan national, composé d’élus, de représentants de l’administration, d’exploitants, de commissions locales d’information (CLI) et d’associations de protection de l’environnement, telles que, par exemple, l’Accro, Robin des bois, France nature environnement ou Greenpeace. Il en va à peu près de même concernant le comité directeur pour la gestion de la phase post-accidentelle (CODIRPA), au sein duquel plus de 300 personnes de toutes origines travaillent ensemble. Cela va au-delà de la simple exigence de transparence ; il s’agit en réalité d’une forme de participation. Nous souhaitons procéder de même s’agissant des facteurs sociaux ainsi que sur le sujet émergent de la préparation des moyens d’urgence en cas de survenance d’un accident en Europe. Par ailleurs, nous publions sur notre site un certain nombre de textes, avant leur adoption, afin de recueillir les échos du public.

M. le président François Brottes. Je rappelle que, lors du débat sur l’organisation du contrôle des installations nucléaires, la question du statut de l’IRSN s’était posée : fallait-il l’adosser complètement à l’ASN, ou lui conférer une place intermédiaire, en permettant ainsi aux pouvoirs publics de bénéficier des analyses de l’Institut ? Cette deuxième option ayant été retenue, l’IRSN ne dispose pas de la même indépendance que l’ASN.

M. Jacques Repussard, directeur général de l’IRSN. Je souhaiterais dire un mot sur nos missions et nos moyens avant de vous adresser trois messages qui me semblent importants dans le contexte actuel. Vous l’avez rappelé, l’IRSN a été créé il y a un peu plus d’une dizaine d’années, pour répondre à la volonté politique – je pense notamment au rapport de M. Le Déaut – que l’État dispose d’un expert public indépendant, tant vis-à-vis de la sphère nucléaire – cette expertise émanait auparavant du CEA – que de l’ASN, sur les plans fonctionnel et budgétaire. Nos missions sont au nombre de cinq. La première d’entre elles est une mission de recherche, qui consomme en proportion le plus de ressources. C’est l’une des clés de notre indépendance de jugement ; elle nous offre les moyens, lorsque nous effectuons une analyse pour le compte des pouvoirs publics, d’exprimer un point de vue différent, voire de contester les données fournies par les exploitants nucléaires. La recherche nous permet de conserver un temps d’avance. Par exemple, l’IRSN a élaboré le concept de noyau dur, qui n’apparaissait pas dans les rapports établis spontanément par les exploitants à la suite des premières demandes de l’ASN.

En deuxième lieu, nous assumons une mission centrale d’appui technique aux pouvoirs publics. En ce sens, notre premier client est l’ASN, auquel il convient d’ajouter l’autorité de sûreté de la défense ; à ce propos, le ministère de la défense insiste de longue date sur le fait qu’il ne doit pas y avoir deux doctrines de sûreté, l’une pour le secteur civil, l’autre pour la dissuasion. C’est extrêmement important et l’IRSN est l’un des garants de cette unicité. Par ailleurs, d’autres ministères ont recours à l’expertise de l’IRSN, que ce soit dans le domaine de la sûreté nucléaire ou dans d’autres secteurs particuliers.

Notre troisième mission consiste en la surveillance radiologique du territoire et des personnels exposés aux rayonnements ionisants à titre professionnel ou médical, soit plus de 200 000 personnes. Nous disposons d’un réseau de centres de surveillance de l’atmosphère, des eaux fluviales, des aérosols et des produits alimentaires. Cela nous a permis, après l’accident de Fukushima, de prédire et de publier les données relatives aux traces de la contamination radioactive qui s’est peu à peu diffusée.

En quatrième lieu, nous prenons en charge une mission d’information du public, des décideurs et en particulier des parlementaires. Nous nous efforçons d’ouvrir nos dossiers à tous ceux qui en ont besoin, notamment aux commissions locales d’information (CLI) situées à proximité des sites nucléaires, dont l’efficacité dépend de la compréhension de ces sujets.

Enfin, en notre qualité d’établissement industriel et commercial, nous faisons bénéficier les entreprises qui rencontrent des difficultés en termes de sûreté et de radioprotection, tant en France qu’à l’étranger, de formations et de diverses prestations ; nous participons à des programmes de recherche partagée cofinancés avec des États étrangers, notamment les États-Unis, le Japon et l’Allemagne.

S’agissant des ressources, les quatre premières missions sont prises en charge par des fonds publics, qui émanent de deux sources. La première est une subvention en provenance du programme 190 de la mission Recherche et enseignement supérieur, qui est un programme distinct de celui qui finance l’ASN. Nous tenons d’ailleurs beaucoup à cette séparation budgétaire, qui est l’une des clés de notre indépendance et de la validité politique du système de sûreté nucléaire dans notre pays. À cette subvention, qui s’élève à 205 millions d’euros en 2012, s’ajoute la contribution de 48 millions d’euros résultant de la taxe prélevée sur les exploitants nucléaires et un montant de ressources propres légèrement inférieur à 60 millions, pour aboutir à un budget de fonctionnement et d’investissement de l’IRSN de 310 millions.

Nous nous fixons pour mission de dépasser les simples tâches de « notariat » technique et de faire réellement avancer la sûreté. En effet, en la matière, qui n’avance pas recule. Comme l’a rappelé M. André-Claude Lacoste, il est nécessaire de constamment progresser, et cela se fera notamment par l’innovation technique. Il convient d’encourager les exploitants et les industriels à tirer tout le parti possible des technologies et savoirs nouveaux pour que la sûreté et la radioprotection puissent progresser en France de manière permanente.

Cette présentation générale étant faite, je souhaiterais vous adresser trois messages. Le premier d’entre eux concerne les moyens dont dispose l’Institut. L’IRSN a bénéficié lors de sa création d’une dotation très correcte et cela n’a pas varié depuis lors. J’exprime à ce propos ma reconnaissance à la représentation nationale et à nos administrations de tutelle. Cela étant dit, nous sommes bien conscients des efforts budgétaires que le pays doit accomplir et l’IRSN est naturellement prêt à en prendre sa part. Je me permets simplement d’attirer votre attention sur le fait qu’il faut améliorer la productivité et ne pas abîmer notre potentiel de recherche. Il convient donc que l’on travaille à ce sujet avec les ministères et l’ASN, afin de préserver l’outil scientifique de l’IRSN.

En deuxième lieu, le temps nucléaire est un temps long, en particulier au regard du temps politique, et la gestion de ce temps fait partie de la sûreté. L’absence d’anticipations longues pourrait être préjudiciable à la sûreté nucléaire. Il est essentiel à cet égard que la sûreté soit prise en compte très en amont des projets. L’histoire de l’industrie nucléaire française montre que beaucoup de décisions ont été prises sans qu’il soit tenu compte de la sûreté, qui est longtemps apparue comme une simple question de logistique dévolue aux spécialistes. Nous demandons au pouvoir politique de se préoccuper très en amont des questions de sûreté. En particulier, s’agissant du futur programme, non encore défini, de transition énergétique, la sûreté devrait être l’un des points-clés à prendre en compte. Je citerai l’exemple du Canada, où l’autorité de sûreté a demandé l’arrêt de l’exploitation d’un réacteur de recherche servant à fabriquer des radionucléides médicaux, vieux de plus de quarante ans, qui connaissait des difficultés. Toutefois, cette mesure se serait heurtée à des préoccupations de santé publique, puisque l’absence d’imagerie médicale aurait inévitablement entraîné des décès. Le pouvoir politique a décidé de maintenir l’exploitation de ce réacteur, ce qui n’était sans doute pas une mauvaise décision au regard du contexte. Toutefois, cette situation résultait de l’absence de prise en compte de la sûreté en amont.

Mon troisième message porte sur l’Europe. Je partage les préoccupations exprimées par M. Lacoste. Les pays européens mènent des politiques nucléaires en partie divergentes et parfois contradictoires. Or, les études menées par l’IRSN montrent que les conséquences d’un accident nucléaire en Europe seraient équivalentes à celles d’une guerre. Dans un ou deux pays de l’Union européenne dotés de faibles capacités nucléaires civiles, les moyens dédiés à la sûreté sont très insuffisants au regard des risques existants. Lorsqu’on réduit le nombre de réacteurs, les moyens nécessaires à la sûreté ne peuvent être réduits à due proportion. Or, certains pays ne disposent pas des moyens de faire face à une crise ni même, peut-être, de faire avancer la sûreté au quotidien, comme nous le faisons en France. Cela est d’autant plus préoccupant que certains de ces pays ont importé des technologies américaines. Or, la doctrine réglementaire américaine – c’est là un de nos sujets de discussion majeurs avec les États-Unis – ne mentionne pas la protection de l’environnement parmi les objectifs à poursuivre en cas d’accident nucléaire. Certains pays européens ont peu ou prou repris à leur compte ces principes, ce qui crée une situation relativement instable. Certes, la sûreté nucléaire demeure une prérogative nationale mais il faut être capable de parvenir à une mutualisation de nos moyens. À défaut, le jour où un accident se produira, nous n’aurons plus que nos yeux pour pleurer. C’est un sujet extrêmement complexe qui appelle non seulement l’intervention des spécialistes, mais aussi et surtout du Parlement européen et des différents gouvernements.

M. le président François Brottes. Monsieur Lacoste, j’aimerais avoir votre point de vue, d’une part, sur les conclusions de la Cour des comptes concernant les aspects financiers de la prolongation éventuelle de l’activité des centrales nucléaires, d’autre part sur le redémarrage – effectif ou à venir – de certaines centrales au Japon.

M. Dino Cinieri. Nous l'avons déjà dit à maintes reprises, nous sommes très inquiets des propositions de François Hollande et du Gouvernement de M. Ayrault. Il est question de réduire la part du nucléaire dans la production d'électricité de 75 % à 50 %. Il est même question de mettre fin à l’exploitation de vingt-quatre réacteurs nucléaires. Il s’agit ainsi de faire plaisir au groupe écologiste.

Si ces projets étaient réalisés, cela remettrait en cause l’ensemble du modèle énergétique français. Nous pensons au contraire que le nucléaire est un atout pour notre pays. Avec le général de Gaulle, la France a fait le choix du nucléaire pour assurer son indépendance énergétique. Avec cinquante-huit réacteurs, le nucléaire assure aujourd’hui 78 % de notre production d'électricité, ce qui nous permet d'atteindre un taux d'indépendance énergétique de presque 50 % - il était de 75 % en 1973.

Le nucléaire a également un impact positif sur notre balance commerciale. Sans le nucléaire, notre facture énergétique serait de 100 milliards d’euros, ce qui équivaudrait à un doublement du déficit commercial. Nous devrions en effet importer massivement du gaz et du charbon pour produire notre électricité, puisque nous ne disposons pas de sources d'énergies fossiles à bas prix.

Le nucléaire nous offre une électricité 35 % moins chère que la moyenne européenne. L'impact de l'arrêt de vingt-quatre réacteurs risque d'augmenter de 30 % le prix de l'électricité.

Grâce au nucléaire, les émissions de gaz à effet de serre sont limitées. En France, la production d’électricité n’est à l’origine que de 10 % des émissions de gaz à effet de serre, contre 40 % au niveau mondial. Le parc nucléaire français permet d’éviter chaque année le rejet de 400 millions de tonnes de dioxyde de carbone. Et je ne vous parle par non plus des 400 000 emplois directs, indirects et induits, concernés par cette industrie !

L’évaluation demandée l’an dernier par le président de la République Nicolas Sarkozy a conduit à un audit complet du parc nucléaire français. L’IRSN a conclu que le niveau de sécurité du parc français était suffisant tout en émettant des prescriptions complémentaires.

Je voudrais vous poser la question suivante. Qui va payer les travaux à réaliser pour respecter ces prescriptions : EDF, AREVA ? EDF a-t-il provisionné les sommes nécessaires ou le consommateur va-t-il voir sa facture augmenter ? Serait-il possible de créer un fonds de financement ?

Mme Frédérique Massat. Je rappelle, au nom du groupe SRC, que nous avons bien la volonté de diminuer la part du nucléaire dans le bouquet énergétique. Cela va d’abord donner lieu à un débat, avec les parlementaires mais aussi l’ensemble des acteurs énergétiques de notre pays.

Je vous remercie, Messieurs, d’être à nouveau devant nous. Nous avons eu l’occasion de vous auditionner lors de la législature précédente. Je me souviens particulièrement d’une audition en février 2011, dans une période où l’on vous reprochait d’être un gendarme trop coercitif. Un ministre avait même dit que ce n’était pas à vous de faire la politique nucléaire de la France. Votre indépendance, vous nous l’aviez alors démontrée. Vous nous aviez aussi dit que si vous n’étiez pas assez vigilant, on n’avait qu’à vous démettre de vos fonctions. Je vous remercie pour le travail que vous accomplissez.

Fukushima a accéléré la réflexion sur les problématiques liées à la sûreté. Les risques liés au nucléaire civil suscitent un nombre croissant de questions, de même que les conséquences sanitaires, sociales et environnementales de nos choix énergétiques. Il existe aussi des interrogations sur l’organisation de notre expertise scientifique. Comme vous avez pu l’évoquer, on s’interroge sur les causes réelles de l’accident de Fukushima.

Mes questions porteront essentiellement sur la sous-traitance. Nous avions évoqué ce sujet lors de votre dernière audition. À cette époque, vous étiez très vigilant sur les conditions dans lesquelles les industriels du nucléaire, et notamment EDF, recouraient à la sous-traitance. Vous en avez reparlé dans votre intervention d’aujourd’hui. Nous étions favorables à ce qu’il y ait une structuration par les opérateurs en interne de façon à avoir un suivi. Nous constations aussi que parfois les sous-traitants ne disposaient pas des compétences pour faire face aux enjeux de sûreté nucléaire.

Je m’interroge sur l’international, sur lequel vous avez terminé, et sur la mutualisation des moyens. La souveraineté nationale est une nécessité et aucun pays ne veut la voir remettre en cause mais, en même temps, on sait très bien qu’à ce niveau, le niveau national n’est pas suffisant. L’agence internationale a-t-elle les moyens suffisants pour avoir une action déterminante ? Comment peut-on infléchir ce travail ?

Le groupe de travail européen sur la sécurité nucléaire a rendu son rapport. Quelle est l’analyse que vous en faites ?

Enfin, vous insistez sur l’indépendance ou la transparence, sujets sur lesquels des efforts importants ont été faits, notamment sur les réseaux sociaux et internet. Il me semble qu’il faut cependant passer à un niveau supérieur en matière de communication. Je n’ai pas de solution aujourd’hui mais je crois qu’il va falloir que nous travaillions sur ce sujet.

M. Denis Baupin. Je ne ferais pas de déclaration de politique énergétique générale car je ne crois pas que ce soit la compétence de nos invités. Je parlerai seulement de sûreté, sur laquelle nous avons de vives préoccupations. Celles-ci sont ravivées à chaque fois que nous lisons les rapports, et pas seulement les communiqués, de l’IRSN. Je suis allé à Fukushima et je dois vous dire qu’en trente ans de vie politique je n’ai jamais vu quelque chose d’aussi douloureux que les regards, les témoignages de la population alentours. Nous n’avons pas fini de connaître les conséquences que peut avoir un évènement aussi grave que celui-ci.

Ma première question porte sur les évaluations complémentaires de sûreté. Votre rapport ne prend en compte qu’un nombre limité de risque, et occulte notamment le risque terroriste. Dans ce rapport, vous disiez vous-même que de nombreuses questions n’avaient pu être approfondies dans le temps imparti. Où en êtes-vous aujourd’hui ? Vous dites qu’il faudra dix ans pour tirer tous les enseignements de Fukushima. Les mille prescriptions que vous indiquez sont des prescriptions provisoires. Il y a quelques mois, vous avez déclaré, M. Repussard, qu’EDF avait sous-estimé le risque d’un accident nucléaire. Vous avez vous même rappelé que la sûreté est la responsabilité première de l’exploitant. Avez-vous l’impression qu’EDF a changé sa philosophie en la matière ?

Ma deuxième question porte sur votre dernier rapport, dans lequel vous dites que la sûreté en France est assez satisfaisante, terme qui vise sans doute à rassurer l’opinion, mais vous listez mille mesures à mettre en œuvre pour l’améliorer, ce qui me paraît un peu contradictoire. Vous estimez qu’il faudra six ans pour les mettre en œuvre, ce qui signifie que durant cette période, la sûreté restera insatisfaisante. D’après vos déclarations dans la presse, le coût de ces mesures serait de dix milliards d’euros. C’est le chiffre qui avait été avancé par M. Proglio, avant même que vous annonciez vos mesures. Sur quelle base cette évaluation a-t-elle été faite ?

Ensuite, quelle est votre capacité à faire respecter vos décisions, puisque vous avez insisté sur ce terme ? Comment allez-vous vous assurer que les exploitants les mettent bien en œuvre et quelles sont les sanctions que vous pourriez imposer dans le cas contraire ? On trouve encore sur le site de l’ASN, en date du 7 février 2011, un avis d’incident, qualifié d’anomalie générique concernant les 34 réacteurs de 900 MW, qui indique que EDF a déclaré à l’ASN une « anomalie générique relative à la répartition des débits d’injection de sécurité à haute pression dans les branches froides du circuit primaire principal des réacteurs de 900 MW ». Un peu plus loin, on lit : « en conséquence, en situation accidentelle, pour certaines tailles de brèche du circuit primaire principal, l’injection de sécurité à haute pression pourrait ne pas permettre de refroidir suffisamment le cœur du réacteur. Afin de résorber cet écart, EDF envisage de mettre en place une instrumentation » etc. Ma question est la suivante : un an plus tard, où en est-on ? Quelle prise l’ASN a-t-elle sur cette anomalie générique qui concerne 34 réacteurs ? Autre exemple, le cas des siphons dont on a parlé récemment dans la presse et qui concerne les piscines de huit réacteurs, particulièrement ceux de Cattenom, où l’on constate que cette pièce essentielle en matière de sûreté manque depuis la mise en service de cette centrale. D’après un rapport de l’ASN, EDF s’était engagé en 2002 à résoudre le problème. Visiblement, il n’est pas résolu dix ans plus tard. La question est la même : quelle est la capacité de l’ASN à faire respecter une telle décision ?

Ma quatrième question concerne la durée d’exploitation. En lisant le rapport de la Cour des comptes sur le sujet, on peut se demander si l’absence d’anticipation n’est pas équivalente à une prolongation implicite de la durée de vie des centrales. L’autorité de sûreté nucléaire – et vous avez insisté sur ce point lors de votre audition au Sénat de manière assez éloquente – se retrouvera alors face à une contradiction entre les exigences de sûreté et celles portant sur l’approvisionnement en électricité. EDF envisage de prolonger la durée de vie de ses centrales au-delà de 60 ans. Est-ce que vous pouvez garantir que la cuve ou l’enceinte de confinement des réacteurs, pièces qui ne peuvent être remplacées, ne représenteront pas des failles pour la sûreté après 35 ans d’exploitation ? J’insiste sur ce point car l’IRSN a produit des rapports sur la prolongation de certaines centrales au-delà de 35 ans.

Ma dernière question porte sur le MOx. Quelles sont les conséquences d’un accident sur un réacteur équipé de MOX par rapport à un réacteur qui n’en est pas équipé ?

M. Laurent Baumel. Je suis député de la circonscription de Chinon. J’ai bien noté que dans le rapport 2011 vous considériez notamment que cette centrale était un peu en retrait des autres en termes d’exigences de radioprotection et de sûreté nucléaire. C’est un sujet qui, évidemment, m’interpelle.

Je considère que l’élection présidentielle récente a fourni, pour la première fois peut-être, l’occasion d’un débat démocratique dans notre pays sur la place du nucléaire. Même s’il n’a pas toujours permis d’échanger des arguments sérieux ou approfondis, il a eu le mérite d’exister. Contrairement à notre collègue de l’UMP, je pense que l’actuel Président de la République a exprimé une position plutôt équilibrée, visant à baliser un chemin vers une transition énergétique qui tienne compte à la fois des enjeux de la diversification nécessaire du mix énergétique, de la sûreté nucléaire, et donc de l’acceptabilité sociale, et qui prenne en compte les difficultés à diminuer de façon rapide et maîtrisée la place du nucléaire dans le mix électrique, compte tenu de l’importance qu’il y prend. Comme M. Baupin l’a rappelé nous ne sommes pas ici pour vous interroger sur la politique énergétique française, mais sur la sûreté. J’ai été sensible au fait que vous évoquiez le facteur humain dans la prise en compte des situations de risque. En amont de ces situations, il y a la vie quotidienne dans les centrales. Ce qui m’a frappé en rencontrant des salariés ou des cadres de différents sites, c’est le recours insistant à la sous-traitance. Il y a là certainement une politique de l’exploitant, un cadre réglementaire et peut-être une responsabilité du législateur. J’aimerais vous interroger sur ce sujet pour savoir si, de votre point de vue, nous avons aujourd’hui une responsabilité à prendre pour la limitation du recours excessif à la sous-traitance dans l’hypothèse où ce recours aurait un impact sur la sûreté des sites.

M. Jean-Charles Taugourdeau. Deux questions rapides, très simples et très directes, auxquelles j’associe notre collègue Michel Sordi. Estimez-vous que Fessenheim soit une centrale sûre et estimez-vous pertinent de la fermer ? Notre collègue parlait d’une position équilibrée du Président de la République, mais celui-ci ne propose pour l’instant que de fermer une seule centrale. J’ai bien compris que vous êtes surtout compétent sur les aspects technologiques. L’êtes-vous aussi sur les aspects intrusion, terrorisme ou sécurité ? Je n’ai pas vu, sauf erreur de ma part, de mention de ces sujets dans votre dernier rapport. Or il existe quelques faits qui conduisent à se demander si nos centrales sont bien protégées…

M. Jean-Paul Chanteguet. Deux questions. La première s’adresse à M. Repussard. Vous nous avez indiqué que le temps nucléaire est un temps long. Quelle est cette durée ? Est-ce la durée de vie d’une centrale nucléaire, par exemple ? Une autre question, qui peut concerner M. Lacoste. La sûreté nucléaire est certes une compétence nationale, mais quelles sont les actions qui ont été mises en œuvre au niveau européen pour arriver à des exigences identiques et du plus haut niveau ?

M. Dino Cinieri. Je voudrais simplement une information concernant la centrale nucléaire de Saint-Alban. C’est une centrale jeune, qui a 25 ans et qui fait l’objet d’investissements réguliers. Elle produit en moyenne dix-huit milliards de kilowattheures par an, soit 25 % des besoins en électricité de la région Rhône-Alpes, sans émission de CO2. La centrale fait vivre aujourd’hui 2 000 salariés, 700 salariés EDF et 200 prestataires permanents, ainsi que 1 000 salariés des sous-traitants. La centrale verse vingt millions d’euros par an aux territoires au titre de la fiscalité. Quel est son avenir ?

M. le président François Brottes. Je voudrais rappeler qu’il ne faut pas confondre les sujets liés aux choix de politique énergétique avec ceux liés à la sûreté nucléaire. Nos intervenants sont à la tête d’autorité indépendantes et à ce titre ne peuvent nous répondre comme le feraient les autorités politiques.

M. André-Claude Lacoste. Votre remarque est tout à fait exacte M. le président, même si, comme je l’évoquais précédemment, nous ne vivons pas dans un monde clos. Ces questions ne sont pas complètement indépendantes l’une de l’autre, ainsi que le montre le rapport de la Cour des comptes.

Je veux évoquer avec vous mon expérience concernant Fukushima. En 2007, j’ai participé avec une petite dizaine de collègues d’autres autorités de sûreté à une mission d’audit au Japon dans le cadre d’une integrated regulatory review service –IRRS. Notre constat était très clair, le modèle japonais de contrôle de la sûreté nucléaire ne fonctionnait pas. Nous étions face à trois blocs étanches, l’exploitant, le public et l’autorité de sûreté, qui ne se faisaient pas confiance mutuellement. Nous avons adouci notre propos suite à des discussions compliquées avec les autorités japonaises, tout en maintenant notre conclusion, afin de parvenir à une publication. Celle-ci a en effet eu lieu, sans toutefois recevoir une grande publicité. Une mission de suivi devait avoir lieu. Elle a été reportée à plusieurs reprises et ne s’est finalement jamais tenue. J’ai assisté à un colloque au Japon au mois de novembre de l’année 2011. À cette occasion, j’ai rencontré le premier vice-ministre du ministre de l’économie, qui occupe un poste non politique - l’équivalent du secrétaire général du ministère dans le modèle français. Il m’a indiqué qu’après réflexion, le Gouvernement japonais avait pris la décision de ne pas mener une réforme du système de contrôle.

Fukushima a été un accident majeur. Il est de notre responsabilité de s’assurer qu’il ne soit pas oublié. Nous nous assurons d’ailleurs que le Japon fait les réformes qui s’imposent. Ils sont en train de créer une autorité administrative indépendante, même s’il s’agit d’un processus long et compliqué. Les centrales nucléaires japonaises, à l’exception récente de deux d’entre elles, n’ont pas redémarré après l’arrêt programmé. En effet, le Gouvernement a pris la décision, après un examen confus et lourd faisant intervenir une multitude d’étapes et d’acteurs, d’autoriser la reprise de l’activité pour seulement deux d’entre elles. Le Gouvernement japonais doit mettre de l’ordre dans l’autorité de sûreté nucléaire. C’est une première étape, mais elle n’est pas suffisante.

S’agissant de la centrale nucléaire de Fessenheim, elle comporte deux réacteurs parmi les 34 réacteurs de plus de 900 mégawatts français – les plus anciens – qui font, à ce titre, l’objet d’une révision périodique de sûreté ainsi que le prévoit la procédure après 30 ans de mise en activité. Suite à la révision qui a été menée sur le réacteur n°1 de la centrale, en sus des examens de sûreté post- Fukushima, nous avons exigé l’épaississement du béton du radier. Cette mesure devra être effective d’ici à l’été 2013, sans quoi le réacteur ne pourra continuer à fonctionner. Nous prendrons sans doute les mêmes prescriptions pour Fessenheim 2. In fine, la décision de fermer ou non cette centrale appartient au Gouvernement dans le cadre de la politique énergétique. Du point de vue de l’ASN, en matière de sûreté, il n’est pas nécessaire de fermer la centrale si EDF effectue les travaux et investissements qui s’imposent.

S’agissant de la centrale nucléaire de Saint-Alban, elle se situe, comme nous le mentionnons dans notre rapport, en retrait de « peloton » des centrales en matière de radioprotection et de protection de l’environnement. La situation n’est pas critique mais des mesures doivent être prises. C’est la raison pour laquelle son directeur a très récemment été convoqué.

En ce qui concerne les intrusions et les malveillances, l’ASN n’est pas compétente. C’est le haut fonctionnaire de sécurité et de défense du ministère de l’énergie, appuyé par des équipes de l’IRSN, qui est en charge de ces questions. On peut considérer que c’est un peu anormal dans la mesure où sur 13 pays de référence, l’Autorité de sûreté nucléaire est en charge de la sécurité dans 12 cas. La France est donc désormais seule – jusqu’à récemment, la Corée du Sud avait un modèle similaire- à avoir fait le choix de cette organisation. Nous pensons être en mesure d’assurer également la sécurité des centrales et d’avoir une certaine légitimité pour cela. Nous avons fait une première proposition – limitée – de modification du contrôle de la sécurité en demandant à prendre en charge la sécurité des sources radioactives. Le Gouvernement précédent ayant donné son accord, la disposition législative nécessaire a été insérée dans le projet de loi de ratification de la codification de la loi TSN dans le code de l’environnement.

Par ailleurs, il est évident qu’il ne faut pas traiter les seuls problèmes mécaniques mais aussi les facteurs sociaux, organisationnels et humains. Il faut s’occuper de ce sujet, sans toutefois s’immiscer dans la gestion des exploitants. La sous-traitance, sans toutefois être le seul, est l’un des aspects importants. C’est la raison pour laquelle nous avons constitué un groupe de travail sur ce sujet. Il faut s’assurer que le maître d'œuvre soit en mesure de garder suffisamment de compétence, notamment en cas de crise. Un arrêté de 2012 interdit aux exploitants de sous-traiter s’agissant de la surveillance de la sûreté.

Un grand nombre de mesures ont été imposées aux exploitants après Fukushima. Celles-ci nécessitant des adaptations plus ou moins lourdes et coûteuses, des délais différents ont été accordés. Les plus courts sont arrivés à échéance en juin 2012 ; les plus longs en 2018 pour les diesels d’ultime recours qui demandent des investissements massifs et qui sont totalement à concevoir. Il ne nous appartenait pas d’estimer le coût de telles adaptations. EDF a avancé le chiffre de dix milliards d’euros en ce qui la concerne. Je le pense réaliste. S’agissant d’AREVA et du CEA, le coût est plutôt de l’ordre de quelques centaines de millions d’euros. Il est évident que cela aura un impact sur les charges de l’exploitant, mais je ne suis pas en mesure de vous dire si cela sera répercuté sur les prix. Nous contrôlons la mise en place de ces mesures par des inspections et des sanctions.

S’agissant maintenant du rapport de la Cour des comptes de février 2012, auquel nous avons beaucoup contribué, je le trouve extrêmement intéressant car il s’intéresse à l’ensemble des coûts. Les conclusions de ce rapport sont qu’il n’y a pas de coûts cachés ; qu’il est difficile d’estimer les provisions pour des charges étalées sur plusieurs dizaines d’années ; que si des investissements dans d’autres installations de production d’électricité ne sont pas faits, il s’agira d’un pari implicite particulièrement risqué sur le prolongement de la durée de fonctionnement des installations nucléaires. Alors que nous nous intéressons pour l’instant au passage de 30 à 40 ans, rien ne dit pour l’instant que nous pourrons aller au-delà. C’est un vrai enjeu de politique énergétique.

En ce qui concerne le Mox, on estime que la différence n’est que de deuxième degré dans le cas d’un accident. La présence ou non de Mox ne change pas fondamentalement les choses.

Au niveau international, l’agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), organe de l’ONU, a un rôle de gendarme en matière de non-prolifération nucléaire, rôle qu’elle a par ailleurs des difficultés à jouer quand un pays décide de ne pas suivre ses directives. Mais en matière de sûreté, elle ne dispose pas de ce rôle de « gendarme » puisqu’elle est seulement habilitée à organiser les relations internationales, en publiant des référentiels non contraignants pour les États. Il ne faut pas demander à l’AIEA ce que ses statuts ne lui permettent pas de faire. Au niveau de l’Union européenne, il existe deux types de travaux ; ceux dits « bottom-up » ou ascendants. Ainsi la WENRA rassemble depuis dix ans des autorités de sûreté nucléaire et publie des référentiels qui s’appliquent à ses membres. Par ailleurs, deux directives européennes – auxquelles nous avons largement contribué – ont vu le jour sur nos sujets. Nous voudrions que la pratique des « stress tests » par les pairs se généralise à l’extérieur de l’Union européenne afin de créer des références qui soient valables partout dans le monde.

Concernant notre rôle de « gendarme », dans une certaine mesure, nous sommes payés pour être capable de dire non. L’un des sujets les plus ardus est sans doute la prise de décision face à une anomalie non majeure : demander d’arrêter l’installation en cause ou la laisser fonctionner avec un délai de mise aux normes. C’est un problème, partagé avec l’IRSN, qui implique de prendre des décisions difficiles.

M. Jacques Repussard. La question que vous soulevez est celle du « temps long » du nucléaire, qui se conçoit en siècles, et de l’interface entre les politiques conduites et la politique de sûreté. Pour l’implantation d’un site de stockage des déchets, il faut un quart de siècle pour le concevoir pour le réaliser avec une exploitation d’une durée d’un siècle. De même, en ce qui concerne la transition énergétique, le public attend une transition de vers la barre des 50 % en quinze ans, mais une question demeure en suspens : est-ce un équilibre définitif ou bien une étape vers une sortie totale du nucléaire ? Nous ne pouvons faire l’économie d’une décision car l’ambigüité ainsi créée se fait au détriment de l’évolution de la sûreté.

La maison EDF privilégie une culture technique majoritaire en son sein qui raisonne plus en termes de prévention qu’en actions de mitigation d’incidents possibles. Ainsi, au sujet des casse siphon, il est possible de considérer que, de fait, ils ne sont d’aucune utilité sauf si la piscine se dénoie. Il en va de même pour les branches froides : il n’y a pas de problème tant qu’il n’y a pas d’accident. Vous avez soulevé, par cette question, un problème plus général : comment pouvons-nous – et l’ASN a suivi nos recommandations sur ce point – considérer que les centrales sont suffisamment sûres pour continuer à fonctionner tout en imposant mille mesures aux exploitants ? Nous nous plaçons en fait dans une perspective d’évolution du degré d’exigence de sûreté : nous considérons que, compte tenu de l’évolution de la technologie et des attentes du public, il est légitime d’exiger davantage de l’exploitant. J’insiste sur l’importance des exigences portées par la société : plus ces dernières seront fortes, plus les progrès en matière de sûreté seront importants dans nos centrales et plus notre travail sera facilité. Il est extrêmement complexe pour des institutions comme l’IRSN et l’ASN de travailler sans le soutien des citoyens. D’une certaine manière, nous ne pouvons aller au-delà de ce qu’ils souhaitent.

Les réacteurs non « moxés » contiennent aussi du plutonium au moment du déchargement du combustible, ce qui était le cas à Fukushima. C’est pourquoi la différence entre les réacteurs utilisant du Mox et les autres est de second ordre. En fait, s’agissant du Mox, la principale préoccupation en matière de sûreté porte sur le cycle du combustible. Une usine de fabrication de Mox est plus dangereuse qu’une usine d’enrichissement d’uranium naturel « traditionnelle », car la toxicité du plutonium doit être prise en compte.

En ce qui concerne la surveillance de la tenue des cuves, celle-ci est le fait d’EDF et de l’IRSN, à chaque renouvellement de combustible, sans oublier les revues décennales. Le phénomène de dégradation des cuves est lent : s’il n’est pas possible de prédire la durée de vie des matériels, nous pouvons tout de même garantir l’absence de risque sur une période de temps suivant celle de l’examen.

Quant à la lutte contre la menace terroriste le nombre d’acteurs impliqués la rend plus complexe encore : l’IRSN, qui détient un rôle d’appui technique, EDF, chargée de la surveillance de ses sites, et les agences de l’État, qui sont compétentes en matière de contre-espionnage par exemple. Dans ce contexte, il paraît délicat de confier ces questions à des autorités administratives indépendantes. L’IRSN considère que les intrusions récentes sur des sites nucléaires français ne pouvaient pas conduire à des faits graves. Au demeurant, la première barrière de sécurité a été franchie et il y a toujours matière à progrès dans ce domaine.

La situation topologique de la centrale de Fessenheim montre que tous les sites ne se valent pas en termes d’implantation. À l’époque de la construction de ce réacteur, les préoccupations étaient principalement d’aménagement du territoire et de faisabilité technique, la sûreté ne faisant pas grande question. Aujourd’hui, la réflexion ne serait pas la même. Cela a d’ailleurs été constaté en Chine où la réflexion conduite au sujet des incidents de Fukushima pose la question du renoncement de l’implantation de centrales en bord de fleuves. Ainsi, les conséquences d’un incident à Fessenheim sur le Rhin seraient de grande ampleur, d’autant plus que les dommages concerneraient plus de populations étrangères que françaises.

Pour l’avenir, il conviendra de mener une réflexion à l’échelon sociétal avec un critère de sûreté plus prégnant que par le passé.

M. François Brottes, président. Je vous remercie, Monsieur le président et Monsieur le directeur général, d’avoir répondu avec précision à nos questions. Dans quels délais estimez-vous qu’il sera nécessaire de vous entendre à nouveau pour que nous puissions suivre les évolutions de votre rapport ?

M. André-Claude Lacoste. L’analyse des incidents de Fukushima a conduit EDF à revérifier les casse-siphons existants et en réimplanter là où ils manquaient.

Un rythme de rencontre semestriel correspond aux engagements pris par l’ASN, dès lors nous pourrions revenir vers la commission au début du mois de janvier prochain.

——fpfp——

Membres présents ou excusés

Commission des affaires économiques

Réunion du jeudi 5 juillet 2012 à 10 heures

Présents. - M. Laurent Baumel, M. Christophe Borgel, M. François Brottes, M. Dino Cinieri, Mme Frédérique Massat, M. Patrice Prat, M. Jean-Charles Taugourdeau, Mme Clotilde Valter.

Excusés. - M. Jean-Michel Couve, M. Joël Giraud, Mme Annick Lepetit.

Assistaient également à la réunion. - M. Denis Baupin, M. Jean-Paul Chanteguet.