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Mardi 23 septembre 2014

Séance de10 heures

Compte rendu n° 38

Présidence de M. Jean-Christophe Fromantin, Président

– Table ronde, ouverte à la presse, sur le thème « Exposition réelle, exposition virtuelle : quelle place pour le numérique ? », avec M. Emmanuel Martin, délégué général du Syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs, M. Jean-Baptiste Soufron, secrétaire général du Conseil national du numérique, Mme Virginia Cruz, membre du Conseil, et M. Jean-Louis Fréchin, commissaire général de Futur en Seine

Mission d’information
sur la candidature de la France à l’exposition universelle de 2025

M. le président Jean-Christophe Fromantin. Depuis quelques mois, M. Bruno Le Roux et moi-même animons cette mission parlementaire sur la perspective d’une candidature de la France à l’Exposition universelle de 2025, dont le dossier devrait être déposé en 2016
– la décision finale devant intervenir en 2018. Nous travaillons sur toutes les dimensions de ce projet : physique, économique, thématique et ce matin, nous nous proposons d’aborder avec vous sa dimension numérique.

L’idée n’est pas de faire une exposition universelle comme celles de ces dernières années, avec un village et des pavillons classiques, mais de réinvestir notre patrimoine en invitant les pays du monde à s’y fondre, en utilisant l’environnement et les outils numériques pour communiquer.

Nous sommes donc ravis d’accueillir pour cette table ronde : M. Emmanuel Martin, délégué général du Syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs ; M. Jean-Baptiste Soufron, secrétaire général du Conseil national du numérique depuis 2012 ; Mme Virginia Cruz, également membre du Conseil national du numérique et dirigeante de la société IDSL, société de conseil en innovation et en design ; enfin, M. Jean-Louis Fréchin, architecte, dirigeant d’une agence de design, No Design Lab, et également commissaire général de Futur en Seine.

Quel regard portez-vous sur un tel projet ? Quel rôle le numérique pourrait-il jouer ? L’idée que l’on se fait de ce que devrait être une exposition universelle a-t-elle évolué ?

M. Jean-Louis Fréchin, commissaire général de Futur en Seine. C’est un vaste sujet que l’histoire nous aide à mieux cerner.

Quand la France a décidé de faire sa première exposition universelle, le climat politique et économique n’était pas bon : le pays était ruiné. Dans les trente ou quarante années qui ont suivi, elle a néanmoins organisé trois expositions universelles. À cette époque, presque toutes les grandes inventions du XXe siècle sont venues de France : aviation, automobile, radiodiffusion, découverte de la radioactivité, etc.

Les premières expositions universelles ne sont pas très intéressantes pour nous. En effet, la Galerie des machines montrait des objets physiques et spectaculaires, ce qui ne correspond ni aux technologies ni à la science d’aujourd’hui. La plus intéressante pour nous est sans doute celle de 1900, qui faisait la part belle à l’électricité. Or l’électricité est comme le numérique : on ne la voit pas, elle n’existe que par l’usage qu’elle provoque et les fonctions qu’elle permet. Les défis sont un peu semblables. Montrer des moteurs électriques, c’est bien ; montrer à quoi sert l’électricité, c’est plus intéressant.

La difficulté du terme « numérique » tient au fait que ce n’est pas un terme technologique. Il recouvre plutôt les conséquences et les déterminismes de la révolution d’une société en réseau, mue par des ordinateurs qui traitent massivement de l’information sur nos vies. C’est pour cela que c’est un terme formidable. D’abord, la plupart des gens le disent en français, ce qui signifie que, dans notre pays, on domine un tant soit peu le sujet. Ensuite, le numérique parle aux gens – et en cela, je ferai une différence avec l’informatique.

Le numérique n’est pas non plus un secteur d’activité économique. Pourtant, qu’est-ce qui n’a pas été touché par le numérique aujourd’hui dans nos activités, dans nos vies, dans la manière de conduire des projets ou même de faire de la politique ? Cela signifie que ce n’est certainement pas en lui consacrant un pavillon avec les derniers gadgets à la mode qu’on devra traiter du numérique dans le cadre d’une exposition universelle. Comme le remarque Mme Fleur Pellerin : le numérique, ce n’est pas tant des choses nouvelles qu’une nouvelle manière de faire les choses.

De mon côté, j’avais pris un peu d’avance. Il se trouve en effet que je suis également directeur de l’innovation et de la prospective à l’ENSCI-Les Ateliers, et qu’avec le Centre Michel Serres, nous avons travaillé sur la question de l’exposition universelle de 2025 en faisant appel à des jeunes de tous horizons.

Le numérique impose de nouvelles manières de faire les choses. Nos trois expositions universelles françaises étaient construites à partir du modèle de la « cathédrale », c’est-à-dire un modèle « top-down » – qui vient du haut – où des gens visionnaires décident des organisations urbaines, des sujets d’exposition et prennent des décisions radicales comme l’installation des fameux trottoirs roulants à Paris le long de la Seine, la construction du Grand Palais, etc. Aujourd’hui, du moins pour les tenants de l’innovation très numérique, on est plutôt dans un modèle de « bazar » où on laisse les enthousiasmes s’exprimer, pour créer du foisonnement et de l’énergie.

Dans le cadre de Futur en Seine, que j’ai le plaisir et l’honneur d’organiser et de concevoir, nous avons choisi un modèle un peu différent, le modèle « de la place du marché », intermédiaire entre celui de la cathédrale – modèle très français, adapté à un État centralisé, qui prend des décisions structurelles très lourdes – et celui du bazar. Mais pourquoi avoir choisi la dénomination de « place du marché » ? Parce que c’est un lieu organisé par les puissances municipales, où l’on trouve du connu, comme un marchand de fruits ou de fromages, par exemple, mais aussi de l’inconnu : des promotions, des nouveaux produits, ou un marchand un peu « hacker » un peu sauvage qui vient se présenter.

Ce modèle est intéressant, parce qu’il croise deux éléments qui permettent de construire un futur. Comment cela se traduit-il concrètement dans Futur en Seine ? Par de gros évènements éditorialisés, construits par l’intelligence collective des organisateurs de l’évènement, et qu’on laisse une partie de la fête au porteur de projet, aux start-up, aux sociétés plus anciennes qui viennent, non pas dire ce qu’il faut faire, mais montrer ce qu’elles font, ce qui change pas mal les choses. Je trouve cela très « numérique » et très dans l’esprit de l’époque. En plus de voir des fonctions, de voir des produits, des usages, on y vit une expérience grâce à l’énergie et à l’enthousiasme des gens d’une France qui se renouvelle et que l’on ne voit pas toujours. Le grand apport de Futur en Seine, c’est que les grosses entreprises qui viennent visiter ou exposer se rendent compte qu’il se passe quelque chose. C’est ni bien ni mal, c’est comme cela, et elles en sortent enchantées. Henri Seydoux, le patron de Parrot, a dit : Futur en Seine, c’est le salon des bonnes idées et des bonnes nouvelles. Et cela exprime bien ce concept de « place du marché ».

La difficulté que l’on a rencontrée au début tenait au fait que beaucoup des intelligences productives de l’époque se montraient en logiciels. Or le logiciel, même s’il va « manger » le monde, même si c’est le pétrole d’aujourd’hui, n’est pas spectaculaire en termes cognitifs, en termes de compréhension immédiate.

Il se trouve néanmoins que par les hasards du génie français, nous sommes assez compétents dans ce que l’on appelle « l’internet des objets », les objets connectés, etc. Parce que l’on avait des champions en France, nous avons pu avoir des « attracteur »s un peu plus simples à comprendre dans l’exposition. Aujourd’hui, le village des objets connectés, des « hackers », des nouveaux industriels qui, avec des machines connectées aux ordinateurs réinventent de nouvelles formes d’artisanat ou d’industrie, permet de montrer les conséquences du logiciel et constitue un point d’entrée plus facile pour les gens. De toute façon, une fois que les gens sont sur place, ils vont ensuite voir des éléments logiciels un peu plus compliqués, dont les dimensions visuelles comme les cartographies nouvelles, les visualisations de données, sont assez belles et spectaculaires.

J’observe, et ce sera mon dernier point, que dans tous ces champs-là, le design joue un rôle extrêmement important. Montrer des technologies qui sont domestiquées, transformées par des gens dont le métier est d’en faire des usages, aide, quand on fait une exposition, à partager ces éléments complexes avec le plus grand nombre.

M. Emmanuel Martin, délégué général du Syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs. Le Syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs, que je représente aujourd’hui, est le syndicat des éditeurs de jeux vidéo. Dans la galaxie du numérique, nous occupons les bureaux du fond du couloir à gauche !…Nous sommes un mode un peu particulier, car nous passons beaucoup de temps à sauter sur des champignons, à ranger des bonbons et à tirer sur tout ce qui bouge. Cela dit, nous aimons nous voir comme des ambassadeurs du numérique. De fait, notre média est le premier contact qu’ont les enfants ou les adultes avec le numérique. Le jeu vidéo est un cas particulier, mais en même temps le cas type de la relation du public avec le numérique.

On peut suivre cette relation dans la façon exponentielle dont le jeu vidéo a grandi. Il y a quinze ans, en 1999, 20 % de la population française jouait régulièrement  contre 50 % aujourd’hui. L’âge moyen des joueurs était de 21 ans ; il est de 38 ans aujourd’hui. Les femmes représentaient 10 % de cette population de joueurs ; aujourd’hui un joueur sur deux est une femme.

Cette entrée du jeu vidéo – et encore une fois du numérique derrière lui – dans le grand public est sans doute un des phénomènes les plus marquants de ces dix dernières années. C’est également toute la difficulté pour notre industrie de se projeter en 2025. En effet, nous sommes aujourd’hui sur des cycles d’innovation de temps courts, de l’ordre de trois, quatre ou cinq ans. Honnêtement, je ne sais pas de quoi sera fait le jeu vidéo en 2025. Mais, encore une fois, le jeu vidéo est celui où les innovations rentrent en contact avec le grand public. C’est pour cela que pour notre industrie, l’idée d’une exposition universelle à Paris en 2025 est une fabuleuse perspective. Tout ce qui, justement, nous donne un cap pour aller à la rencontre du plus grand nombre est pour nous enthousiasmant.

Il convient d’être tout à fait clair sur les tendances que l’on observe dans le jeu vidéo et dans le numérique en général. Il se trouve que nous sommes passés d’un monde extrêmement technologique, de technologie « dure » (la 3D, l’intensité graphique de l’immersion) à un monde beaucoup plus souple avec, notamment, l’immersion totale dans la réalité virtuelle ; souvenez-vous du récent achat de l’Oculus Rift, cette technologie de casques d’immersion 3D, par Facebook, pour plus de 2 milliards de dollars. Ces technologies souples permettent à l’utilisateur d’être au centre d’un monde virtuel qui révèle la dimension sociale du jeu vidéo, devenu une transverse absolument considérable de notre industrie. En effet, aujourd’hui, le jeu vidéo ne se conçoit pas autrement que dans le lien avec une communauté, une communauté d’expériences et de joueurs. C’est sans doute ce qui pourrait guider la réflexion de notre industrie dans la perspective d’une exposition universelle.

Pour être tout à fait concret, nous avons créé il y a quatre ans un salon dédié aux jeux vidéo, la Paris Games Week. Le concept de ce salon était de rendre réelles, une fois par an, toutes les communautés virtuelles qui s’agitaient autour du jeu vidéo. En quatre éditions, il est devenu le cinquième plus gros salon français et le troisième salon au monde. Nous avons la certitude que ce succès est dû à nos communautés.

Pour nous, une exposition universelle, c’est la perspective d’aller toujours plus à la rencontre des communautés. C’est la possibilité de montrer ce qu’est aujourd’hui le patrimoine de la France en matière de jeux vidéo ; nous avons une histoire particulièrement riche, nous avons des grands noms de l’histoire du jeu vidéo, et la France est aujourd’hui une des places fortes du jeu vidéo mondial. Mais c’est aussi la possibilité de montrer en quoi le jeu vidéo est un formidable moyen de stimuler la curiosité, de faciliter l’apprentissage et de créer des liens, des communautés, des intérêts. Ce processus global qui prend le nom de « gamification » sera forcément une intéressante perspective dans l’idée de la dimension numérique de l’exposition universelle.

Par exemple, vous pourrez lire aujourd’hui dans Les Échos un article sur « Ingress », un jeu en réalité augmentée, développé par une filiale de Google. C’est une façon de mettre le monde en jeu : avec son smartphone, on visite une ville dans la réalité ; mais le smartphone donne une autre géographie à la ville, donne d’autres indications sur la ville qui permettent de rentrer dans un scénario et un jeu.

Ces tendances vers la réalité virtuelle et aujourd’hui vers la réalité augmentée foisonnent dans le jeu vidéo et dans le numérique en général. Ce sont sans doute les perspectives vers lesquelles nous irons dans les dix prochaines années. Mais encore une fois, c’est le moyen, pour les communautés, de s’approprier le numérique à travers le jeu vidéo. C’est sans doute tout l’enjeu de ce que l’industrie du jeu vidéo pourrait apporter à l’exposition universelle.

M. Jean-Baptiste Soufron, secrétaire général du Conseil national du numérique. L’idée même de faire une exposition universelle est extrêmement intéressante. On se demande jusqu’où il faudra aller chercher dans les ouvrages de science-fiction pour y trouver ce qui pourrait faire la différence. Il y a cinq ans, le monde était tellement différent, en termes d’usages, pour tout le monde. C’était a fortiori le cas il y a dix ou quinze ans. On finit par se dire que la différence entre les générations serait en fait liée à la technologie : certains (les digital natives) sauraient mieux se servir des technologies, parce qu’ils sont nés avec, qu’ils savent se servir d’un I Pad, etc. En réalité, c’est peu probable. J’enseigne à Sciences-Po et je n’ai pas l’impression que les plus jeunes soient mieux adaptés aux nouvelles technologies. Peut-être même manquent-ils de recul et ne voient-ils pas les corrélations qui peuvent existent entre les modèles d’il y a vingt ans et ceux d’aujourd’hui. Il n’empêche que les usages, eux, ont complètement et radicalement changé. Vous-mêmes devez avoir vu se transformer votre façon de faire de la politique au fur et à mesure que les gens ont commencé à utiliser des réseaux sociaux pour communiquer, etc.

À mon sens, il y a trois points à prendre en compte pour réfléchir à ce que pourrait être l’Exposition universelle 2025

D’abord, il est bien probable qu’il faille complètement renverser la vision traditionnelle, et arrêter de considérer le numérique comme une technologie. Je ne sais pas comment s’est passée l’organisation de la première exposition universelle, mais je suis à peu près certain que l’on s’est dit que la technologie suivrait, et qu’il convenait d’abord d’avoir des idées. Une anecdote m’a fasciné. Elle concerne une entreprise très connue en France, qui a été créée à cette occasion. On avait décidé de construire une ligne de métro Nord-Sud (l’actuelle ligne 4) et il a fallu la faire passer à côté du Sénat. Les sénateurs ayant estimé qu’une ligne de métro aérienne ferait trop de bruit et gênerait les débats, ils ont demandé que cette ligne soit souterraine. Cela impliquait de la faire passer sous la Seine. On a donc gelé la Seine avec des produits chimiques, creusé et découpé des blocs. On a ensuite creusé sous le lit de la Seine, puis on a refermé et refait passer l’eau. Des photos existent, et c’est très impressionnant à voir. Cela date de 1880-1890. Aujourd’hui, on n’oserait pas faire des choses pareilles, parce que l’on réfléchit d’abord à partir des technologies existantes, puis on essaie d’en déduire des idées. On a fait exactement l’inverse en cherchant quoi faire, à partir de ce que l’on souhaitait faire.

Ensuite, on se rend compte que tous les évènements internationaux qui tournent autour du numérique, qui fédèrent aussi bien les industriels que le grand public, les acteurs extérieurs, les politiques, les intellectuels, ont accompli ce renversement et s’intéressent plutôt à l’aspect systémique, culturel, voire politique du numérique.

Voilà pourquoi je pense qu’il serait très important de procéder à une sorte de benchmark des évènements existants sur le numérique. Certains sont extrêmement dynamiques. Allez donc voir le festival South by Southwest, qui se tient tous les ans à Austin. C’est non seulement le plus gros festival de numérique des États-Unis, mais aussi le plus gros festival de cinéma, et le plus gros festival de musique. Dans ces moments-là, on s’aperçoit que les gens se sont approprié la ville, laquelle est devenue foisonnante. Des concerts se déroulent à l’extérieur, en banlieue, des évènements ont lieu à l’intérieur. Il y a des conférences, des démonstrations. Ces démonstrations ne se font pas nécessairement sur un stand, mais dans la vie réelle par les utilisateurs qui sont là et utilisent les technologies mises à leur disposition. C’est ainsi, par exemple, que Foursquare a été lancé à Austin et à SXSW. La société existait déjà, mais une sorte de cristallisation s’est effectuée grâce aux centaines de milliers de visiteurs présents, qui se sont mis à utiliser cette application, et cela a créé un cercle vertueux. Et ce n’est pas le seul exemple. On voit bien que ce sont ces évènements qui portent l’esprit des expositions universelles, plutôt qu’une exposition universelle un peu traditionnelle et très « top down ».

Je prendrai un autre exemple, plutôt radical. Les évènements qui ont la plus forte croissance en termes de participants dans le monde sont liés à la diffusion de jeux vidéo sur internet : des gens qui se filment en train de jouer, ou qui organisent des séances où ils jouent les uns contre les autres. Certains Français ont organisé récemment ces compétitions à Bercy pendant trois jours, et ils ont fait carton plein, avec des billets à 100 euros : il y a eu, chaque jour, 15 000 personnes pour regarder jouer des Coréens contre des Chinois, des Français contre des Russes, etc. Même si c’est compliqué, il faudrait réussir à capter ce phénomène et à faire, dans le cadre d’une exposition universelle, une énorme partie sur ce qui est en train de devenir l’un des médias de masse de notre époque.

Je précise que la façon de l’aborder ne passe pas forcément par la démonstration. Il existe de nombreuses technologies de jeux vidéo, il y a des frameworks (1), des chercheurs, etc. Mais que veut-on montrer ? Des films de Pixar ou les logiciels qui ont permis de faire les films de Pixar ?

Et je ne vous ai parlé que de la France. Si vous allez à Austin, en Corée du Sud, ce ne sont pas des dizaines de milliers de gens qui assistent aux évènements, mais des millions. Les rencontres sont diffusées à la télévision. Elles attirent tout le monde, avec des paris, des équipes professionnelles, etc. il en est de même en Chine, sur un marché encore plus grand. Voici qu’il faut avoir en tête, sinon on risque de conserver un modèle assez traditionnel.

Enfin, je me demandais, avant de venir, quelles étaient les valeurs du numérique : l’ouverture, la liberté, la gratuité (bien que l’argent et les modèles économiques aient un rôle) l’abondance et la fête – surtout la fête, et la fête continue. Dans son ouvrage « Paris est une fête », Hemingway décrit un voyage continu dans la ville de Paris, avec de nombreux évènements et des rencontres. Il finit par partir en week-end dans le Sud de la France avec d’autres grands écrivains. Cela ne s’arrête jamais, tout s’enchaîne. Or cette espèce de dynamisme et d’émotion permanente se retrouve chez les développeurs de logiciels. Et vous la retrouvez de plus en plus chez tous ceux qui adoptent ces valeurs.

D’où ma suggestion : ne serait-il pas intéressant de réfléchir à cette exposition, non pas comme étant un objet donné en 2025, mais plutôt à quelque chose qui se construit en temps réel, avec des étapes successives ? Vous êtes habitués à ce que l’on appelle le « versioning », aux différentes versions de Windows (95, 98, etc.), de Linux (3.14, 3.15, 3.16, etc.) ou de l’iPhone. La sortie de l’iPhone 6 est un évènement monstrueux, plus important que la sortie de l’iPhone 5, laquelle dépassait l’importance de celle de l’iPhone 4. Chaque version est l’occasion de nouveautés.

Ne serait-il pas intéressant, pour présenter une candidature originale, de décider que l’exposition est permanente et commence dès maintenant ? Elle commencerait modestement, avec des premières étapes, en agrégeant les bonnes volontés. Après la version 0.1, il y aurait une version 0.2, puis une version 0.3 etc. jusqu’à la version 1, qui aurait lieu en 2025. En outre, cette façon évolutive de travailler pourrait nous permettre, dans l’hypothèse où nous ne serions malheureusement pas désignés pour accueillir l’exposition universelle de 2025, de nous réorienter vers un autre évènement. Ce serait en tout cas le moyen de créer une dynamique autour d’un sujet précis, avec des étapes clés qui donneraient à tous une visibilité et l’envie d’avancer.

C’est une suggestion. Je ne sais pas si elle est faisable. Mais dans la mesure où l’on sait créer aujourd’hui des iPhone ou des logiciels qui sortent en série, selon un rythme régulier, je pense que l’on pourrait très bien imaginer un projet intéressant le grand public et les entreprises, en se conformant aux modes de management actuel et au format de sortie des produits auquel les gens s’habituent de plus en plus.

Mme Virginia Cruz, membre du Conseil national du numérique. C’est effectivement un sujet très central et très vaste. Je vais vous livrer une série de réflexions
– qui ne sont pas toujours abouties – pour alimenter votre réflexion.

Selon moi, il y a plusieurs façons de voir le numérique. C’est d’abord un moyen d’exposer ou de présenter. En effet, le numérique permet de créer l’interactivité avec le public, ce qui aboutit à des installations ludiques, magiques et immersives.

Le numérique peut également servir à accompagner ou à fluidifier les parcours. Au moment de l’exposition, Paris accueillera de nombreux visiteurs, dont des étrangers, qui viendront à l’exposition. Or il y a aujourd’hui très peu d’indications en anglais dans la capitale. Comment les visiteurs vont-ils donc naviguer, trouver les lieux, se déplacer dans une ville qu’il n’est évidemment pas question de reconstruire ?

On pourrait passer par les smartphones et les objets connectés, comme les bracelets, en s’inspirant de l’expérience Disney : lorsque vous réservez votre séjour, vous recevez un bracelet qui vous permet ensuite de naviguer entre les différentes installations. J’observe toutefois qu’il faudra prendre en compte les frais de « roaming (2) », notamment pour les visiteurs non européens. On pourrait aussi passer par l’infrastructure urbaine : bancs publics, parcmètres, abribus, stations de métro où de nombreuses interfaces pourraient servir de points de relais et d’information. Mais ces supports pourraient également servir à organiser des activités plus ludiques, comme des jeux urbains, par exemple.

On peut considérer aussi, et c’est une vision plus classique, que le numérique va transformer la société et les industries, et que ce sera le moment de montrer les avancées et les progrès réalisés en France.

Mais le numérique est aussi une logique collaborative de mise en relation, qui peut être reprise au sein de l’exposition universelle, que ce soit dans un objectif ludique ou dans un objectif économique. Un des buts de la manifestation est aussi de créer du business. On pourrait tirer parti de la rencontre d’investisseurs venant de l’étranger et de personnes d’ici, qui ont des idées. L’un de nous a parlé du lancement de « Foursquare » au cours d’une exposition. Comment faire en sorte que l’exposition universelle offre un cadre facilitant rencontres, partenariat ou créations d’entreprises ? Faudrait-il mettre en place un statut particulier ? Ce sont des questions ouvertes …

Le numérique peut également être vu comme un trait d’union géographique entre plusieurs lieux. Notre vision est très parisienne. Mais pourquoi ne pas imaginer de se transporter sur tout le territoire ? Pourquoi ne pas créer des points d’échanges, installer des écrans, aménager des lieux permettant de rencontrer les gens à distance, créer des jumelages, des échanges, qui pourraient aussi s’appuyer sur la French Tech, cette espèce de réseau qui commence à se mettre en place ?

Le numérique sert la logique consistant à ne pas créer de nouveaux bâtiments, mais à réutiliser des lieux existants. Il est pratique dans la mesure où il permet de personnaliser les lieux, de les investir sans modification architecturale par des mises en réseau, des projections, etc. C’est d’autant plus intéressant qu’on sait qu’il est difficile de réutiliser, par la suite, les bâtiments construits à l’occasion d’une exposition universelle.

Ensuite, on peut voir le numérique comme une surcouche d’informations : c’est ce qui relève de la réalité augmentée. On peut rajouter des commentaires, différencier l’expérience, en proposant, par exemple, à des enfants une vision différente des adultes, rajouter des éléments d’histoire sur la ville, offrir différents points de vue, tout cela en exploitant les tendances actuelles – réalité virtuelle, Google Glass, casques comme l’Oculus Rift dont a parlé M. Martin.

Le numérique permet de voir ce qu’il est impossible de voir, ou d’un point de vue que l’on ne peut pas avoir normalement, notamment depuis les airs. On commence à parler des drones, mais on peut imaginer qu’en 2025, on pourra les utiliser pour « voler ». Mais d’autres possibilités existent, qui sont très intéressantes et ludique. Je pense au projet sélectionné en Angleterre par la Tate Britain. Il s’agit d’un petit robot qui se déplace la nuit dans le musée ; si je me connecte sur Internet, je peux contrôler ce petit robot qui tient une petite torche, me promener dans les galeries et voir les peintures à des heures normalement interdites au public.

Enfin, en regardant le thème choisi par Dubaï pour l’exposition de 2020 « Connecting Minds, Creating the future » et en essayant de se projeter sur ce qui va arriver en 2025, on doit pouvoir glaner des éléments intéressants. Je pense en particulier aux véhicules autonomes. L’infrastructure parisienne est ancienne et ses capacités sont limitées. La question du transport va se poser en raison de très nombreux visiteurs. On peut s’attendre au développement des systèmes comme Uber, que l’on voit émerger. Mais potentiellement, les véhicules autonomes seront arrivés sur le marché. Ce sera l’occasion de s’appuyer sur des initiatives industrielles. Renault travaille déjà sur de tels véhicules.

L’idée serait d’utiliser des lieux existants en les investissant, en créant entre eux une infrastructure de liens, de mobilités, de transports, révélatrice du développement industriel du pays, qui permettrait de compléter les infrastructures de transport de la ville d’aujourd’hui.

Il ne faudrait pas oublier non plus tout ce qui tourne autour des « Wearable Technologies », ou « technologies mettables », dont on parle beaucoup avec les objets connectés, bracelets ou autres. Ces nouveaux produits existeront et serviront de supports pour les visiteurs.

En 2025, le numérique va rejoindre le réel. Il sera présent dans tout ce qui est tangible autour de nous. On le voit aujourd’hui avec les impressions 3D, et avec l’utilisation de techniques combinées. Des logiciels se basent sur des techniques de jeux vidéo. Minecraft, un jeu où l’on vient casser des briques pour se faire des abris afin d’échapper à des monstres, ou bâtir des bâtiments extraordinaires, est aujourd’hui réutilisé dans un logiciel qui permet, de façon très simple, de construire un fichier en 3 D. Ainsi, sans savoir comment utiliser un logiciel, le grand public pourra créer et produire. Le numérique que l’on voit aujourd’hui comme une couche très « logicielle », est en train de diffuser dans tout l’environnement. Par exemple, demain, cette table sera connectée, tout comme cette chaise qui permettra de savoir qui s’est assis dessus, son poids, etc. Telles sont les tendances.

M. le président Jean-Christophe Fromantin. Merci pour vos idées. Les étudiants que nous avons auditionnés ont développé une idée sous-jacente dans vos présentations : l’intérêt d’une exposition universelle ne tient pas tant dans l’exposition elle-même que dans le partage des expériences. On y retrouve la notion de communauté, que vous avez reprise.

Faire une exposition sur le numérique n’aurait pas de sens. Mais faire une exposition – dont le thème pourrait être « l’hospitalité » - en zones denses, dans les villes, dans les métropoles, dans le Grand Paris, en utilisant les mobilités existantes (trains, métro et nouveaux projets de transports) risque d’être difficile. Le choix du thème s’accompagnera donc d’une contrainte. Le numérique devra alors réinventer et revisiter l’ensemble de ces univers de contraintes pour rendre l’opération fluide, connectée, agréable et conviviale.

Une idée est de faire partager très en amont nos problèmes à des communautés internationales, d’inventeurs, de designers, d’informaticiens, au fur et à mesure qu’ils se présenteront, en un mot de monter une opération de  « crowdsourcing ». Dès que démarreront nos travaux surgira en effet toute une série de difficultés, la première étant d’accueillir 60 millions de personnes en zones denses pendant six mois, avec des croissements de flux dans tous les sens.

Dans quelles conditions, selon vous, la communauté internationale au sens le plus large – à savoir les personnes qui alimentent les grandes plates-formes de « crowdsourcing » que vous connaissez – peut-elle se saisir d’un évènement comme celui-là, et entrer dans un processus d’invention et d’innovation pour aborder les thématiques et les contraintes d’une exposition universelle ? Peut-on le faire, comment, quand, à quel rythme ? À partir de notre propre plate-forme ou d’autres plates-formes ?

M. Jean-Louis Fréchin. Il est clair que notre pays ne va pas bien. Mais paradoxalement, il existe partout et tout le temps des évènements, des actions et des projets. Notre problème n’est pas que l’on manque d’inventivité, ni d’argent. Le problème des Français est qu’ils ne sont pas ensemble. Or pour mener à bien ce genre d’évènements, il faut être ensemble.

Je trouve intéressante l’idée de construire une exposition universelle sur la durée, à partir de réseaux ou en physique. Si la plupart des évènements organisés en France s’appelaient, par exemple, « Bêta Exposition Universelle » et s’inscrivaient dans le cadre d’un projet commun sur une longue durée, la perception qu’on aurait de tous ces évènements – qui aujourd’hui se concurrencent les uns les autres – changerait. Il se tient à Paris quatre salons sur les objets connectés, ce qui est ridicule, alors que l’on n’a besoin que d’aller dans le même sens.

Il existe une forme d’exposition que j’aime beaucoup : tous les vingt ou vingt-cinq ans, la Suisse décide de se présenter au monde – art, technologie, etc. C’est l’identité d’un pays à l’instant t. Or cette exposition suisse est un projet permanent. Nous avons inventé le concept d’exposition universelle, dont nous avons fait trois éditions absolument extraordinaires. Mais nous pourrions choisir d’engager un processus permanent, servant à construire un projet, un destin commun sur une certaine durée, dont l’achèvement pourrait être une exposition universelle.

Sur la contrainte du lieu, je ferai une remarque. Dans un film américain que j’adore, il est dit que « Paris est toujours une bonne idée ». C’est un avantage énorme. Quand on organise le festival Futur en Seine, on a du mal à attirer les étrangers. Lorsqu’on leur parle technologies de l’information et communication, ils pensent plutôt à Berlin, à Londres ou à New York, mais rarement à Paris. Reste que le pouvoir d’attraction de Paris est énorme. Dès qu’on les amène ici et qu’ils voient les « hystériques » du numérique et ces joueurs enthousiastes, la perception change très rapidement.

Nous avons donc la capacité d’inviter le monde à travailler avec nous sur un grand projet urbain, de venir dans une métropole ancienne inventer des enjeux, des façons de vivre demain. La France saura faire passer ce message de manière moderne, contemporaine, sans rester arc-boutée sur un passé glorieux, mais en faisant de ce passé une fondation solide pour rebondir vers le présent et le futur. Je crois même que le monde l’attend. Moi qui voyage beaucoup, j’ai pu constater que les étrangers éprouvaient autant de tendresse que d’agacement envers la France, mais qu’ils préféraient l’aimer que la détester. Si notre pays se lançait dans une exposition universelle, je crois que son message serait bien reçu. Ce serait vraiment utile pour nous tous, qui essayons d’innover et de construire le changement.

M. le président Jean-Christophe Fromantin. Que pensez-vous de l’idée d’une exposition qui serait le point d’aboutissement d’un grand schéma collaboratif sur l’innovation ?

M. Jean-Baptiste Soufron. À mon sens, il faut faire attention. Cette exposition universelle aura lieu en 2025. L’année prochaine, nous serons en 2015. Cela nous donne le temps d’organiser une version 0.1, 0.2, et ainsi de suite chaque année. Mais je tiens à réagir à cette idée d’une plateforme de  « crowdsourcing ».

Comme le dit Jean-Louis Fréchin, à partir de belles idées, on peut attirer des étrangers en France, et notamment à Paris. Je l’ai expérimenté moi-même, lorsque je faisais partie de la première équipe de Futur en Seine. Mais comment organisera-t-on les différentes étapes qui aboutiront aux différentes versions ? À partir d’une plate-forme de « crowdsourcing » ? Je pense que c’est dangereux, et que cela induira forcément en erreur par rapport à l’ambition du projet final.

Sur dix ans, il est possible d’imaginer un vrai programme avec des phasages. On pourrait commencer, en 2015, par un premier phasage intellectuel, en organisant une série de grandes conférences qui feront l’exposition universelle version 0.1 ; des intellectuels viendraient à Paris pour débattre sur l’hospitalité ; ensuite, en 2016, on accueillerait des gens qui présenteraient les technologies existantes, pour permettre à ceux qui travaillent sur l’exposition de se les approprier. Et ainsi de suite.

Il faudrait travailler en réseau, avec les évènements qui existent déjà, en essayant de donner une vision commune et en rappelant l’objectif de 2025. Chacun pourrait conserver son identité, mais cela n’empêcherait pas de s’organiser et de se répartir les tâches jusqu’à 2025.

À mon sens, c’est de cette façon qu’il faut procéder. Sinon, on se heurtera aux contraintes techniques et on se laissera mener par la technologie. Si vous mettez en place un site collaboratif, combien de temps celui-ci sera-t-il pertinent ? Un an, deux ans, peut-être seulement six mois. Peut-être que certains viendront vous suggérer de passer par Facebook ou Twitter ? Car l’important, en fin de compte, est d’avoir un esprit de communauté.

Si vous vous focalisez sur cette idée de programme, avec des étapes intermédiaires qui font sens, il faudra trouver une cohérence entre ces étapes ; ensuite, les technologies se mettront au service de ces étapes. Mais j’observe que ce n’est pas la même chose de faire un appel à projet auprès d’intellectuels et de grands chercheurs, que de le faire auprès de start-ups ou d’architectes. Ce ne sont pas les mêmes communautés, ils n’ont pas les mêmes habitudes, ce ne sont pas les mêmes lieux, etc.

En conclusion, je pense qu’il faudrait plutôt mettre au point un programme, puis demander aux technologies de suivre pour voir comment remplir correctement chaque étape du programme.

Mme Virginia Cruz. Je vois deux points de friction.

Premièrement, si l’on fait appel à des personnes dans le monde entier, on touchera des gens de tous les pays qui parleront toutes les langues. Et la question des langues sera très lourde à gérer.

Deuxièmement, lorsque l’on est à distance et que l’on exprime une idée, elle n’est pas toujours pertinente. En effet, ceux qui sont à des milliers de kilomètres n’ont pas forcément conscience du contexte réglementaire, culturel ou géographique. Si l’on habite aux États-Unis, on a des notions des distances et de la densité qui peuvent être très différentes de gens qui habitent, par exemple, en Inde. En conséquence de quoi, les idées qui émergeront de ce type d’appel formeront un pot commun d’inspiration, mais elles ne pourront pas être appliquées telles quelles. Il faudra les retravailler. En revanche, il serait intéressant d’avoir des exemples de la façon dont d’autres pays ont pu traiter certaines questions – comment loger des millions de visiteurs, les transporter, ou résoudre le problème des langues.

Cela dit, notre pays a énormément de forces vives. En France, bien des gens, qui ont beaucoup d’idées, seraient très heureux de participer au projet. Je pense que l’exposition 2025 doit surtout s’appuyer sur une logique collaborative, avec des personnes qui sont déjà en France et pour lesquels les contraintes de la langue ne se poseront pas. Vous pourrez vous adresser aux territoires et vous appuyer sur les initiatives qui existent dans tout le pays.

L’idée du « crowdsourcing » est très séduisante, très intéressante et tout à fait dans l’esprit du moment. Mais il faut être réaliste, prendre en compte les problèmes de langues, et ne pas trop attendre de ce qui pourra en ressortir. Malgré tout, on peut l’utiliser comme source d’inspiration.

M. Bruno Le Roux, rapporteur. L’attribution de l’organisation de la prochaine exposition interviendra somme toute assez rapidement, et il se passera donc un certain temps entre ce moment et l’ouverture de cette exposition. Il est donc possible, comme vous le suggérez, de la construire en plusieurs étapes et d’en faire plusieurs versions. Cette idée me semble particulièrement intéressante.

Reste qu’il est impossible aujourd’hui de prévoir ce que sera 2025. Si on se lançait dans un tel exercice, on risquerait de tomber à côté, ou d’être complètement dépassés. Voilà pourquoi il vaut mieux se fixer des ambitions simples, sur lesquelles la technologie permettra d’avancer.

Parmi les ambitions simples à se fixer pour 2025, je formulerai celle-ci : franchir la barrière des langues – et je trouve amusant que vous veniez d’évoquer la question. Nous envisageons en effet d’accueillir 60 ou 70 millions de personnes autour du thème de l’hospitalité. Nous pourrions donc avoir comme objectif d’être la première exposition universelle où les visiteurs seront affranchis de la barrière des langues et pourront sans aucune difficulté converser entre eux. Car le vieux rêve de l’esperanto a vécu…

Voilà, par exemple quelque chose de simple sur laquelle nous pourrions travailler ces dix prochaines années. Cela vous paraît-il possible ?

M. Jean-Louis Fréchin. Je sais que vous avez rencontré Marc Giget, le spécialiste français de l’innovation et des expositions universelles. Sans doute vous a-t-il dit qu’au moment de l’exposition de 1900, il y avait 40 millions de Français et que Paris, avec deux lignes de métro, avait reçu 60 millions de visiteurs. Je ne sais pas comment se débrouillaient les étrangers mais, aujourd’hui, les Japonais s’en sortent très bien avec leur petit traducteur. Dans trois ans, cela ira mieux, et dans cinq ans, encore mieux, etc. La barrière des langues est quasiment levée.

Pour moi, la question est plutôt celle de la place de l’autre, et donc de l’empathie pour le monde. Et se poser la question de l’autre, c’est se poser celle de la nouvelle universalité du monde, même si cela peut paraître un peu pédant et philosophique. J’observe que cela tombe bien parce qu’il s’agit d’une exposition universelle, et que l’un des reproches que l’on fait souvent aux Français est précisément de viser l’universalité.

Une fois posée cette question de la nouvelle universalité, il sera temps de s’interroger sur les moyens d’y arriver – il faut d’abord décider de passer la rivière avant de décider de construire un pont. Peut-être qu’un logiciel facilitera les choses ? Peut-être que le Conseil de l’Europe va décider que nous parlions tous la même langue ? Peut-être devrons-nous construire des scénarios ? Je ne sais pas. Mais je trouve très stimulant d’avoir à relever un défi qui tourne autour de l’universalité et de notre connexion au monde.

M. Jean-Baptiste Soufron. Vous avez raison, il ne faut pas se demander techniquement comment cela va se passer. Il faut juste poser l’objectif, et se dire que ce pourrait être l’un de ceux de 2025. S’il est atteint avant, d’une façon ou d’une autre, tant mieux. La version intermédiaire le prendra alors en compte.

Il faut déterminer les barrières à franchir, sans se préoccuper du pont, comme le disait Jean-Louis Fréchin. Et justement, dans l’exemple du métro que j’ai donné tout à l’heure, on n’a pas fait de pont : on a gelé la Seine et on est passé en dessous. En fait, c’est l’obstacle qui stimule l’imagination et qui va créer l’innovation. On trouve alors les solutions, les technologies et les façons de faire. Il faut donc pointer du doigt les obstacles en disant : voilà ce que l’on aimerait. Cela nous changerait d’ailleurs par rapport aux dernières expositions universelles, dont la démarche relevait davantage de la démonstration et de l’explication.

Peter Thiel, le fondateur de PayPal, a affirmé, la semaine dernière, dans la revue du MIT, que le progrès technologique s’était arrêté depuis les années soixante-dix et que, depuis que l’on avait inventé la puce électronique et les télécommunications, on ne faisait que déployer ces inventions. Je ne suis pas certain qu’il ait raison, ne serait-ce que parce qu’il ne s’intéresse pas à l’intégralité du spectre de la science. Mais tout de même, il est vrai qu’un apprentissage est en train de se faire et que, plutôt que de poser le débat en termes de technologies contraintes, il faudrait le poser en termes de problèmes à soulever. Or ils sont nombreux, à commencer par ceux qui sont liés à la pauvreté. Ce n’est donc pas forcément très compliqué à imaginer.

MmeVirginia Cruz. La question des langues sera d’autant plus intéressante à traiter que l’on ne devra pas chercher une solution uniforme qui convienne à tout le monde, comme l’esperanto, mais une solution qui respecte les cultures et les langues de chacun. Il faudrait faire en sorte que des gens de culture et de langue différentes arrivent à partager sans forcément très bien parler les langues. De fait, nous disposons aujourd’hui de nombreux outils qui nous permettent – smartphone, traducteur – de montrer à l’autre des images, ou de dialoguer. Grâce aux réseaux, de nombreuses personnes ont des relations à l’extérieur. Les étudiants voyagent, étudient à l’étranger grâce à Erasmus, et leur cercle d’amis ou de connaissances est international.

La langue reste un thème sous-jacent, d’autant plus important si l’on doit construire l’exposition universelle autour du thème de l’hospitalité. Je pense aussi que c’est un beau sujet pour la France. Beaucoup d’étrangers nous le disent, ce n’est pas si simple de venir en touristes à Paris, même si on aime la ville, même si on aime la France. Ce serait donc l’occasion de prendre le contre-pied en disant : historiquement, la France est aussi terre universelle d’accueil, de mélange de cultures, ayant subi des influences et des immigrations de différents pays. Le thème de l’hospitalité mettrait en avant la notion d’ouverture et de curiosité à l’autre, de tolérance, nous inviterait à dépasser les différences et à profiter de la richesse de la diversité. Je trouve que c’est un beau sujet et que, pour le servir, le numérique est un outil parfait.

M. le président Jean-Christophe Fromantin. J’aimerais avoir votre avis sur deux éléments de la problématique que nous essayons de travailler : « numérique et patrimoine », et « numérique et modèle économique ».

En premier lieu, vous savez que l’idée est de réinvestir le patrimoine existant, pour ne pas faire de cette exposition une ville nouvelle avec des pavillons et des constructions, mais de revisiter le patrimoine historique ou contemporain que la France peut mettre à la disposition des pays pour organiser ce terrain de rencontre. Cela vous paraît-il jouable ? Peut-on faciliter la rencontre des civilisations autour du patrimoine ? En avez-vous fait l’expérience à l’occasion des différents évènements que vous avez suivis ?

En deuxième lieu, notre dernière audition portait sur le modèle économique des expositions du XIXe siècle – financement par souscriptions, achat d’obligations garanties par l’État, avec des coupons, recette de l’exposition, etc. On sent bien que l’audace dont nous ferons preuve pour l’Exposition universelle de 2025 pourra, éventuellement, générer un afflux de participations économiques. Qu’en pensez-vous ?

M. Jean-Louis Fréchin. Dans une autre vie, pour un éditeur qui s’appelait Montparnasse Multimedia, j’ai conçu un CD-Rom interactif qui permettait de visiter le Louvre. Ce premier dispositif numérique hors jeux, qui pouvait adresser un grand public, s’est vendu à 10 millions d’exemplaires dans le monde. Le problème est que, en dehors du Louvre, rien ne s’est vendu. Cela veut dire que le succès du dispositif tenait au fait qu’il s’agissait du Louvre, et non aux technologies permettant de valoriser un patrimoine. Il faut en avoir conscience.

Il est évident que pour tous, dont le ministère de la culture, le numérique est un outil pour numériser le patrimoine ou pour essayer de rendre certains monuments plus attractifs. Malheureusement, notre patrimoine est important et cela consomme beaucoup d’argent public.

J’observe par ailleurs qu’un autre CD-Rom, qui portait sur Versailles, a été fait par Cryo. Il était lui aussi intéressant, mais tenait davantage du jeu vidéo.

De fait, il est compliqué, compte tenu de nos défis et de nos enjeux, de se recentrer sur ce qui nous attache au passé ; toute la difficulté du ministère de la culture, même avec ses écoles d’art, est de tenir compte du futur. Le sujet, en tant que tel, dans n’importe quel pays du monde, est passionnant. En France, il est vraiment risqué. Cela ne veut pas dire que ce n’est pas un défi à relever.

M. Emmanuel Martin. Nous avons assisté à une collision intéressante avec le monde du patrimoine et de la culture institutionnelle dans le jeu vidéo : l’exposition « Game Story », qui s’est tenue au Grand Palais en 2011. C’était la première fois que le jeu vidéo entrait dans un temple de la culture à la française. Ce fut une vraie jubilation, évidemment pour les professionnels du jeu vidéo, mais surtout pour les communautés de joueurs, qui y ont vu un fantastique moyen de jouer dans ce qui était pour eux un lieu symbolique de la République et de la culture.

Mettre en jeu ces symboles, c’est sans doute un défi que les communautés ont hâte de relever. Comme le disait Jean-Baptiste Soufron, si l’on arrive à fixer des objectifs, des gens auront hâte de les relever.

Pour terminer sur ce patrimoine qui peut être facilement rendu vivant par le numérique, sortira au mois de novembre un jeu vidéo qui s’appelle : « Assassin’s Creed Unity », qui se déroule dans le Paris du XVIIIe siècle, pendant la Révolution française. La ville a été entièrement modélisée par des historiens de la société Ubisoft – modélisant ainsi, pour la quatrième fois, une ville à une époque différente. On est là dans une perspective de jeu vidéo, mais également ans dans une véritable perspective historique. Je crois que c’est dans ces liens entre le patrimoine et le fait de pouvoir offrir de nouveaux usages à ce patrimoine que le numérique peut s’avérer intéressant.

Mme Virginia Cruz. J’ai tendance à penser qu’en 2025 on pourra apprendre du patrimoine de Paris. Personnellement, j’aime bien – et cela rejoint ce que vous venez de dire sur Assasin’s Creed – son côté dynamique et le mélange des époques.

J’observe que les étrangers ont une vision très statique de Paris, qui apparaît beau, imposant et figé ; c’est moins le cas d’autres villes, parce qu’on y respecte moins l’existant, qu’on rase et qu’on reconstruit. Mais en fait, ce n’est pas du tout cela : à Paris, des quartiers entiers ont été rasés ; Haussmann a réaménagé la ville. Il serait intéressant d’arriver à montrer la dynamique qui est derrière le patrimoine et qui doit se poursuivre. La candidature de la France doit s’appuyer sur une dynamique d’évolution.

De la même façon, le mélange des périodes historiques peut être intéressant. L’exposition tourne autour du thème de l’hospitalité. On pourrait imaginer être accueilli par des Français d’aujourd’hui, mais aussi potentiellement par des Français de l’époque des rois, ou du siècle des Lumières.

Je ne le vois pas comme un sujet principal de l’exposition, mais comme un fil conducteur qui s’imposera. En effet, les gens viennent aussi à Paris pour cela.

M. Jean-Baptiste Soufron. Ce peut être une bonne idée de croiser le futur et le passé, et cela a été très bien reçu pour « Game Story ». Malgré tout, je pense que ce serait dommage d’en faire un point trop fort de ce projet : par exemple, il y aurait un étrange paradoxe à proposer une exposition universelle dans les locaux de l’ancienne. Quels progrès aurions-nous accomplis en 125 ans ? Le risque me semble assez évident. Et puis, en termes d’hospitalité, a-t-on envie d’accueillir les gens en 2025 comme on les accueillait en 1900 ? Les choses auront changé.

Justement, pourquoi se priver en 2025 de bâtiments extraordinaires, comme ceux qui ont été construits pour les précédentes expositions universelles ? Pourquoi rejeter des propositions des urbanistes, des architectes, intégrant le numérique, les nouvelles technologies, les nouvelles normes d’énergie ou de nouvelles idées en matière d’énergie ? Ce serait dommage. L’hospitalité, c’est aussi d’accueillir les visiteurs dans un bâtiment en matériaux renouvelables et recyclables, avec un site énergétique positif au sein du bâtiment, etc. Il faudrait éviter de se centrer sur « l’hospitalité dans le patrimoine ». Ou alors, autant organiser l’exposition dans les châteaux de la Loire…

Il est nécessaire d’intégrer le patrimoine et à chaque fois qu’on l’a fait, ce fut un vrai succès. Les gens sont ravis et flattés. En effet, vous les mettez au niveau des grands génies des années passées, qui ont su faire ces choses extraordinaires. Maintenant, ce n’est pas pour cela qu’il faut leur interdire d’avoir eux-mêmes de grandes idées et de faire de grandes choses.

Il faudra peut-être essayer de trouver un juste milieu. Mais on ne peut pas se contenter de dire qu’il faudra s’inscrire dans le cadre du patrimoine existant. D’autant plus, et ce sera mon dernier mot, que cela donnerait l’impression que l’on veut faire une exposition universelle au rabais.

M. le président Jean-Christophe Fromantin. Merci à vous tous.

——fpfp——

Membres présents ou excusés

Mission d'information sur la candidature de la France à l'exposition universelle de 2025

Réunion du mardi 23 septembre 2014 à 10 heures

Présents. - M. Jean-Christophe Fromantin, M. Bruno Le Roux, M. Hervé Pellois

Excusés. - M. Yves Albarello, M. Christophe Bouillon, M. Philip Cordery, Mme Martine Martinel

1 Ensemble cohérent de composants logiciels

2 D’itinérance