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Mardi 6 mai 2014

Séance de 21 heures

Compte rendu n° 24

Présidence M. Jean-Paul Chanteguet, Président

– Audition, ouverte à la presse, de M. Michel Sapin, ministre des finances et des comptes publics 2

Mission d’information
sur l’écotaxe poids lourds

M. le président et rapporteur Jean-Paul Chanteguet. Nous recevons ce soir M. Michel Sapin, ministre des finances et des comptes publics.

Auditionné le 15 janvier dernier, son prédécesseur, M. Bernard Cazeneuve, ne nous avait pas caché que la trajectoire financière construite pour la politique des transports reposait sur la mise en œuvre de l’écotaxe à compter du 1er janvier 2014. Cette entrée en vigueur n’a pas eu lieu et 800 millions d’euros au moins font donc défaut sur le montant de 1,2 milliard attendu de ce prélèvement, en recettes brutes et en année pleine.

À ce jour, nous ne savons toujours pas comment sera bouclé le financement du volet « Transports » des contrats de plan entre l’État et les régions. L’Agence de financement des infrastructures de transport de France, l’AFITF, n’a pu adopter son budget pour 2014 qu’au prix d’une consommation de sa trésorerie et elle se trouve aujourd’hui contrainte à des solutions périlleuses pour honorer certains appels de fonds concernant de grands investissements en cours de réalisation. Quant aux perspectives de financement d’autres projets de transports collectifs, elles sont hypothéquées par le « vide » qu’a créé la décision, prise le 29 octobre 2013, de suspendre sine die l’écotaxe.

Pour sa part, la mission d’information a travaillé conformément à l’orientation fixée par le gouvernement de Jean-Marc Ayrault, s’attachant à élaborer des observations et des propositions dont le Gouvernement tiendrait compte pour décider le plus rapidement possible, après la publication de notre rapport, d’une relance de l’écotaxe, sans doute revue et corrigée. De nombreuses déclarations ministérielles attestaient en effet que la suspension de l’écotaxe ne signifiait pas sa disparition pure et simple.

Mais, après les premières déclarations de Mme Ségolène Royal, je ne vous cache pas que certaines perspectives troublantes, voire particulièrement inquiétantes, ont suscité au sein de notre mission bien des interrogations, que l’audition de la ministre mercredi dernier n’a pas toutes levées.

En tant que président et rapporteur de la mission, j’ai tenu à ce que des pistes de « relégitimation » de l’écotaxe puissent être ouvertes.

Le dossier a souffert de trop de confusions, souvent délibérément entretenues par ceux qui, sous couvert de lutter contre l’écotaxe, relayaient complaisamment la désinformation pour mieux défendre leurs intérêts.

Nous attendons donc de votre audition des éléments concrets et si possible chiffrés, monsieur le ministre.

Qu’en est-il, par exemple, du risque financier encouru par l’État s’il entendait effectivement prononcer la déchéance ou la résiliation pour motif d’intérêt général du partenariat public-privé conclu avec Ecomouv’ ? Mme Royal nous a confirmé, la semaine passée, que des conciliateurs avaient été désignés pour faire des propositions. Là encore, une clarification s’impose : puisqu’il semble que l’État s’engage sur la voie de la conciliation, faut-il en conclure qu’il n’est pas dans ses intentions de tout casser, ce à quoi équivaudrait pourtant une déchéance ou une résiliation ?

Je pense que vos services suivent désormais de très près les discussions en cours. Nous comprenons qu’il ne vous sera sans doute pas possible de tout nous dire sur cette question, dont les termes peuvent d’ailleurs évoluer de jour en jour, peut-être même d’une heure à l’autre. Nous sommes toutefois désireux de savoir où en est exactement le Gouvernement dans le suivi de ce dossier, certes complexe mais qu’il convient de ne pas chaque jour compliquer davantage. L’opinion est aujourd’hui en droit d’exiger des réponses qui n’ont que trop tardé. Par exemple, une réflexion est-elle véritablement engagée sur la mise en œuvre, à titre de complément ou de substitution à l’écotaxe, d’une taxe ou vignette de transit à nos frontières, sachant qu’il ne saurait être question qu’elle touche les seuls transporteurs étrangers, comme on l’avait laissé dire il y a peu ?

M. Michel Sapin, ministre des finances et des comptes publics. Merci, monsieur le président, pour le réalisme avec lequel vous avez introduit ce débat : il me sera en effet difficile, à ce stade, d’être beaucoup plus précis que l’ont été d’autres ministres. Nous sommes encore dans le temps de la réflexion, et il serait au surplus inconvenant de vous soumettre des décisions avant même d’avoir pris connaissance de vos propositions.

Je sais que votre mission d’information a engagé un travail prospectif, se concentrant sur le devenir de l’écotaxe poids lourds. Mais, avant d’aborder l’avenir, permettez-moi de revenir un instant sur les origines de cette taxe.

Elle a été conçue comme une nouvelle composante de la fiscalité écologique dans notre pays. Elle trouve son origine dans les travaux du Grenelle de l’environnement et a été adoptée par le Parlement de façon transpartisane, ce qui souligne le caractère fédérateur de ce projet tel qu’imaginé au départ.

La portée écologique de cette écotaxe est double. C’est d’abord une taxe comportementale : même avec un taux relativement faible – 13 centimes d’euro par kilomètre, soit un tarif nettement inférieur à celui pratiqué en Allemagne ou en Suisse –, elle a été conçue pour favoriser un usage plus rationnel du réseau routier, en encourageant le report modal, notamment au profit de modes de transport moins carbonés, et en décourageant, parallèlement, la circulation des camions à vide.

Mais c’est aussi une taxe de rendement, censée donner un prix à l’usage par les poids lourds, y compris étrangers, des routes nationales et départementales dont l’entretien est aujourd’hui financé par le contribuable. Son produit – 1,15 milliard en année pleine –, devait servir à abonder le budget de l’AFITF pour 750 millions d’euros, afin de lui permettre de réaliser des investissements, notamment dans des modes de transport plus écologiques.

L’écotaxe poids lourds a donc été conçue comme une « taxe Pigou », visant, d’une part, à renchérir une activité polluante et, d’autre part, à développer des solutions alternatives à cette activité, en finançant les infrastructures de transport. Ce dernier aspect est important dans la réflexion sur l’avenir de la taxe puisqu’il a, bien sûr, des implications budgétaires. En effet, une baisse de rendement occasionnée par une modification des paramètres de la taxe, et donc une baisse des ressources dévolues aux infrastructures de transports à travers l’AFITF, devrait logiquement nous conduire à revoir nos ambitions en la matière, à moins que ne soit trouvée une recette de substitution équivalente.

C’est d’ailleurs à partir du produit escompté de l’écotaxe que Philippe Duron et la commission qu’il a présidée ont redessiné les priorités de la politique des transports du pays pour les décennies à venir. Et c’est en partant de cette même hypothèse que le Gouvernement précédent avait demandé aux préfets d’engager des discussions sur les contrats de plan État-régions et sur les projets d’infrastructures nécessaires au développement des territoires.

Ce préalable étant posé, permettez-moi d’en venir à la question de l’avenir de l’écotaxe et du contrat Ecomouv’. Plusieurs options sont bien sûr ouvertes sur le premier point. Certaines sont bien connues : il s’agit notamment des possibilités d’exemption qui restent ouvertes au titre de la directive « Eurovignette », par exemple en faveur du transport d’animaux ou des transports agricoles de proximité.

Mais il est également normal et sain que le nouveau Gouvernement se saisisse du dossier et pose un œil neuf sur le sujet. C’est ce qu’a fait ma collègue Ségolène Royal, qui a évoqué des pistes de travail, comme la reconfiguration de la taxe en « péage de transit », se concentrant sur les grands axes de flux internationaux. Il nous faudra pleinement expertiser ces pistes avant de prendre une décision définitive, sachant que la directive européenne nous impose un certain nombre de limites juridiques. Je tiens ici à réaffirmer tout l’intérêt que le Gouvernement portera, dans cet exercice, aux conclusions de votre mission d’information.

Dans tous les cas, mon souhait, en tant que ministre en charge des comptes publics, est que soit privilégiée une option permettant de limiter les coûts et de conserver un rendement acceptable.

Redéployer la taxe en préservant à la fois le dispositif de recouvrement et, éventuellement sous réserve d’un avenant, le contrat Ecomouv’, est sans doute à cet égard la solution la moins coûteuse techniquement et budgétairement. Vous connaissez en effet le coût approximatif d’une éventuelle rupture du contrat : elle pourrait entraîner le versement à Ecomouv’ d’une indemnité allant jusqu’à 850 millions d’euros, à laquelle il conviendrait probablement d’ajouter des indemnités de rupture de contrat ainsi que certains frais financiers.

Vous pourrez juger ce montant excessif et il est vrai que la mission d’appui aux partenariats public-privé avait, lors de l’examen du contrat, émis des réserves sur le coût d’une résiliation éventuelle. Mais c’est ainsi ; nous avons hérité de ce contrat et des dispositifs mis en œuvre pour son application – je pense notamment aux services douaniers déployés à Metz.

Ces considérations expliquent que le Gouvernement ait cherché à maintenir le dialogue avec Ecomouv’. Vous savez que la suspension de la taxe a créé une situation de vide juridique, puisqu’elle n’était pas prévue dans le contrat. Cette situation a ouvert un espace de discussion avec Ecomouv’, discussion qui se poursuit à présent dans le cadre d’une procédure de conciliation contractuellement prévue. Dans ce cadre, le Gouvernement entend, avec bonne foi mais avec la plus grande fermeté, faire valoir les intérêts publics. C’est avec ces intérêts en tête que Mme Ségolène Royal fixera, en tenant compte des conclusions de votre mission d’information et de la commission d’enquête du Sénat, le mandat donné au conciliateur désigné par l’État, M. Pierre-François Racine.

Mme Isabelle Le Callennec. La semaine dernière, Mme Royal nous a déclaré qu’à ses yeux l’écotaxe n’était pas une taxe écologique, dans la mesure où l’objectif qui lui était assigné de réorienter le trafic routier vers le rail ne pouvait être atteint dans certaines régions.

Vous avez parlé de recettes de substitution. Quelles pourraient-elles être selon vous ?

Je ne doute pas qu’en tant qu’ancien ministre du travail vous soyez sensible aux arguments défendus par le collectif des acteurs économiques bretons, qui ont évalué très concrètement le coût de l’écotaxe pour leur région. Vous savez également combien nos entreprises misent sur une diminution du coût du travail. En tant que ministre des comptes publics, vous insistez sur la nécessité de limiter les coûts et de préserver un rendement acceptable pour l’État. Une fois nos conclusions rendues, il vous faudra donc procéder à des arbitrages, d’autant plus difficiles que le Gouvernement risque de devoir faire le grand écart entre vos positions et celles défendues par la ministre de l’écologie.

M. Bertrand Pancher. Que peut-on faire pour éviter ce qui est en train de devenir le plus gros scandale administratif et financier de la ve République, sachant que l’abandon de l’écotaxe, obligeant à revenir sur un appel d’offres dont personne ne conteste la régularité, aura un coût de 700 millions d’euros pour l’État ? On comprend que la majorité ait choisi de reporter sa décision après les élections municipales – nous aurions sans doute fait de même –, mais doit-on désormais attendre le résultat des élections européennes ?

Le budget de l’AFITF est aujourd’hui dans une situation catastrophique. Rien ne compense les 800 millions d’euros censés financer les contrats de projets État-régions, et le troisième appel d’offres pour les transports en site propre devrait, s’il était lancé, se mettre en place sans aucun soutien financier aux collectivités. C’est tout le travail de révision des priorités en matière d’infrastructures de transport que nous avons effectué à la demande du Gouvernement qui tombe ainsi à l’eau.

Ségolène Royal a fait, à trois semaines d’intervalle, deux propositions différentes. Le 15 avril 2014, elle proposait de faire payer uniquement les transporteurs étrangers, en les obligeant à emprunter les autoroutes et à acquitter une vignette comme en Suisse, toutes mesures qui ne sont pas « eurocompatibles ». Le 5 mai 2014, elle a donc émis l’idée de ponctionner 50 % des bénéfices des sociétés d’exploitation d’autoroutes pour les affecter au financement des infrastructures. Vous semblez indiquer, monsieur le ministre, que le Gouvernement s’appuiera sur les conclusions de notre mission pour prendre ses décisions. Pouvez-vous nous le confirmer ? Cela nous rassurerait.

M. Philippe Bies. Je m’étonne que ceux-là même qui n’ont pas été capables de mettre en place cette écotaxe quand ils étaient au pouvoir dénoncent aujourd’hui ce qui constituerait selon eux le plus gros scandale administratif et financier de la ve République. Ce sont d’ailleurs les mêmes donneurs de leçons qui ont bradé les autoroutes, réduisant ainsi considérablement nos marges de manœuvre.

Vous avez rappelé que l’écotaxe devait rapporter 750 millions d’euros à l’État et près de 200 millions aux collectivités locales. Elle devait permettre à l’AFITF de financer près de cent vingt projets, représentant quelque six milliards d’euros d’investissements. Son abandon provisoire ou sa modification substantielle porterait donc un coup fatal à l’investissement dans les transports.

Le président Jean-Paul Chanteguet s’est beaucoup démené pour animer cette mission, y compris pendant la suspension des travaux parlementaires. Il a conduit nos travaux dans une perspective budgétaire strictement contrainte par la situation de nos finances publiques. Nous voudrions savoir aujourd’hui, alors que se déroule notre dernière audition, si la Mission est autorisée, pour rendre ses conclusions, à sortir de ce cadre budgétaire et à remettre en cause le contrat avec Ecomouv’, ce qui aurait pour l’État un coût non négligeable.

Mme Corinne Erhel. Contrairement à ce que dit Bertrand Pancher, il n’est pas illégitime de s’interroger sur le contrat conclu entre l’État et Ecomouv’. Tant que la commission d’enquête du Sénat n’a pas rendu ses conclusions, la rupture de ce contrat reste une piste envisageable.

D’autre part, j’ai déjà souligné à plusieurs reprises la complexité juridique du dispositif, avec les difficultés que cela entraîne pour sa mise en œuvre, mais me pose surtout question le mécanisme de répercussion forfaitaire, qui s’applique à toutes les prestations de transport, qu’elles passent ou non par des routes « écotaxées ». C’est une mesure qui a exacerbé les oppositions, notamment dans les régions périphériques, et de même que je l’ai demandé à Bernard Cazeneuve, j’aimerais connaître votre position sur le sujet, monsieur le ministre.

Enfin, qu’il s’agisse des solutions proposées par Ségolène Royal ou des propositions que fera notre mission, nous devons nous interroger sur leur eurocompatibilité : la vignette, la taxe à l’essieu, la taxe additionnelle sur le gazole, la taxation des sociétés autoroutières sont-elles conformes au droit européen ?

M. Marc Le Fur. Monsieur le ministre, vous évoquez la dette de l’État à l’égard d’Ecoumouv’. Mais, pour qu’il y ait une dette, il faut qu’il y ait réception du marché et, pour cela, il faut que le système fonctionne. Or tel n’est pas le cas…

M. le ministre. Avec des portiques à terre…

M. Marc Le Fur. Les transporteurs que nous avons auditionnés et qui ont participé à la marche à blanc ont fourni des éléments très précis prouvant que le système ne fonctionnait pas. Je souhaiterais par conséquent que nous auditionnions les sociétés habilitées de télépéage, les SHT, afin de démontrer qu’il n’y a pas lieu de réceptionner le marché et que l’État n’a dès lors pas de dette à l’égard d’Ecomouv’.

Nos travaux ont au moins permis d’établir un point, à savoir que l’écotaxe a perdu toute justification théorique. Si l’on pouvait concevoir à l’origine qu’elle concoure à faire évoluer les modes de transport, démonstration a été faite qu’en réalité le transport routier se fait souvent sur de petites distances – 115 kilomètres en moyenne – pour lesquelles il n’y a pas de solution de substitution, ferroviaire ou fluviale. Les exemples étrangers, dont je regrette d’ailleurs que nous ne les ayons pas réellement étudiés, ne permettent pas davantage d’établir l’efficacité des mesures fiscales pour encourager le report modal.

De même, s’il paraît intellectuellement raisonnable de faire en sorte que le transporteur concoure à payer la route qu’il utilise, il s’avère qu’en réalité le produit de l’écotaxe doit servir à financer le rail et les transports urbains. Au reste, les routes ayant déjà été payées par le contribuable, il ne s’agirait plus que de participer à leur entretien, ce qui représente un coût négligeable (Exclamations.)

Que pensez-vous de la proposition de Mme Royal de faire payer les véhicules étrangers, sachant qu’ils n’acquittent pas la taxe à l’essieu ?

M. Jean-Paul Chanteguet, président et rapporteur. Rappelons tout de même que, dans tous les pays européens – la directive « Eurovignette » en donne la liste –, les transporteurs nationaux acquittent une contribution comparable à la taxe à l’essieu.

M. Marc Le Fur. Soit. Mais, du fait de l’évolution des règles relatives au cabotage, les transporteurs étrangers effectuent aujourd’hui une grosse partie de leur activité en France, où ils n’acquittent pas de taxe à l’essieu.

Ségolène Royal a également évoqué la possibilité d’obliger les transporteurs étrangers qui empruntent nos routes entre le Benelux et l’Espagne à utiliser les autoroutes. Cette mesure de type réglementaire est-elle envisageable ?

Que penser enfin d’autres hypothèses comme la taxation des sociétés d’autoroutes ou le recours au CICE évoqué par notre mission ? Ne serait-il pas possible de distraire une toute petite partie des 20 milliards d’euros concédés dans ce dernier cadre aux entreprises, dont 2,5 milliards à la grande distribution, pour financer nos infrastructures ?

Les députés de la majorité ont jusqu’à présent travaillé au sein de cette mission dans le souci de rendre supportable un dispositif fiscal dont ils ne mettaient pas en cause les fondements. Or, il semble qu’on doive désormais imaginer des solutions alternatives à l’écotaxe pour financer nos infrastructures. Il va nous falloir pour cela faire preuve d’une imagination que nous nous sommes interdite jusqu’à présent.

M. Gilles Savary. Nos collègues de l’opposition sont à la recherche de dispositions qui feront advenir le scandale qu’ils dénoncent après en avoir préparé tous les éléments !

J’ignore ce qu’il en est de l’écotaxe, mais la directive « Eurovignette », qui en est le fondement juridique, est bien une « taxe Pigou » ?

M. le ministre. Arthur Cecil Pigou est celui à qui fut dédiée la Théorie générale de Keynes.

M. Olivier Marleix. Pour Keynes, il fut en effet son maître, contre lequel il s’est d’ailleurs rebellé. Il avait, lui, des solutions pour inverser la courbe du chômage …

M. Gilles Savary. Théoricien des externalités, Pigou n’a jamais dit qu’il fallait à tout prix faire du transfert modal mais qu’il fallait faire payer aux agents économiques la totalité des coûts engagés, y compris les coûts externes. De ce point de vue, il n’est pas scandaleux de faire payer aux camions leur usage de la route et la pollution qu’ils produisent, quand bien même il n’existe pas de mode de transport alternatif.

Toutes les organisations de transporteurs routiers consultées nous ont d’ailleurs fait des contre-propositions, ce qui prouve qu’elles n’ont pas d’hostilité de principe à un dispositif comme il en existe dans la plupart des pays européens, destiné à financer par une recette durable et robuste le développement et la maintenance de nos infrastructures.

La vraie question est donc de savoir dans quelle mesure nos propositions devront respecter le cahier des charges consistant à faire le moins de dégâts possible sur le budget de l’État. Je rappelle d’autre part que, si la directive « Eurovignette » autorise les États membres à taxer les transporteurs, reste proscrite toute fiscalité visant à « internaliser » des coûts externes qui ne frapperait que les étrangers. Dans la mesure où le transit étranger n’excède pas 10 % de notre trafic global, le rendement d’une telle fiscalité serait au demeurant extrêmement faible.

Dans ces conditions, le Gouvernement envisage-t-il, au cas où il renoncerait à l’écotaxe, de lui substituer une ressource du même ordre et aussi durable pour financer nos investissements publics ?

La ministre de l’écologie parle de taxer les sociétés d’autoroutes : des négociations sont-elles en cours avec celles-ci et est-il envisageable de mettre la main sur tout ou partie des 2 milliards de bénéfices qu’elles réalisent aujourd’hui ?

Enfin, ne serait-il pas utile de mettre en perspective la future écotaxe avec la réforme de la décentralisation ? La disparition des départements va sans doute conduire à transférer aux régions le réseau de routes départementales. Dès lors, ne serait-il pas opportun d’envisager un dispositif fiscal partagé entre l’État et les régions, de manière à responsabiliser ces dernières tout en les laissant libres de ne pas instaurer de prélèvement si elles considèrent que l’usure de la chaussée ne le justifie pas. Cela empêcherait en tout cas certaines régions de considérer que, chez elles, tout est gratuit et que ce sont les autres qui doivent payer.

M. Jean-Pierre Gorges. Nous nous accordons à peu près tous sur le fait que l’écotaxe n’est pas une taxe écologique et qu’il convient d’appliquer un principe d’« utilisateur-payeur ». Avez-vous échangé avec la ministre de l’écologie sur ce sujet et êtes-vous d’accord sur ce principe fondamental ?

Vous a-t-on demandé de réfléchir à des solutions de substitution pour dégager le milliard nécessaire au financement de nos infrastructures ?

Je ne suis pas d’accord avec Marc Le Fur : toutes les personnes que nous avons auditionnées nous ont confirmé que le système fonctionnait. Certains portiques sont certes à terre, mais je rappelle qu’il s’agit, non d’outils servant à la facturation et au péage, mais d’installations permettant de vérifier la présence des équipements embarqués. Dans ces conditions, relancer l’écotaxe en dépit de quelques portiques hors d’état diminuerait certes les recettes de quelques centaines de millions d’euros, mais procurerait un argent dont nous avons besoin. Mieux vaut perdre une main que le bras !

En d’autres termes, sachant que l’arrêt du dispositif était uniquement motivé par des raisons politiques, et non techniques ou administratives, il est temps de le remettre en route. La ministre de l’écologie ou le ministre des finances auront-ils donc le courage d’appuyer sur le bouton, quitte à ce que nous réfléchissions aussitôt après à une version améliorée de l’écotaxe ?

M. Philippe Duron. Les transports, la mobilité et les infrastructures ont longtemps étaient subventionnés par la puissance publique – l’État et les collectivités territoriales – jusqu’à ce que l’on se rende compte que celle-ci n’était plus en mesure de répondre à tous les besoins et qu’il apparaisse indispensable, pour des raisons d’efficacité économique, de répartir l’effort entre les contribuables et les usagers. Telle est l’origine de cette écotaxe, que l’on aurait sans doute mieux fait d’appeler redevance, et ce principe, appliqué aujourd’hui à la route, a sans doute vocation à s’étendre à la tarification du transport ferroviaire et des transports urbains, compte tenu des ratios entre recettes et dépenses. Quoi qu’il en soit, approuvez-vous, monsieur le ministre, ce principe d’une tarification des usages en matière de mobilité et celui d’une meilleure répartition des coûts entre l’usager et le contribuable ?

Votre ministère a-t-il effectué des simulations sur les différents systèmes de perception susceptibles de fournir un rendement permettant de couvrir nos besoins d’infrastructures ?

Ma dernière question concerne le budget de l’AFITF : dans le cas où le Gouvernement déciderait de ne pas redonner sa chance à l’écotaxe, comment voyez-vous le financement des engagements de l’État à court et moyen termes ?

M. Jean-Yves Caullet. Si l’on passait d’un outil de financement des infrastructures de transport à une taxe sur l’usage de ces dernières, ne faudrait-il pas faire prévaloir une logique d’itinéraire ? Le système initialement retenu était fondé sur la taxation d’un nombre restreint de trajets ; ne pourrait-on pas appliquer des taux plus faibles, mais sur un réseau plus étendu ?

Dans la mesure où une telle redevance d’usage s’ajouterait à d’autres prélèvements, comme la taxe intérieure sur les produits pétroliers (TIPP), serait-il imaginable de pratiquer une forme de neutralisation fiscale, afin de ne pas faire payer et le contribuable et l’usager pour le même service ?

Toujours dans cette hypothèse, pensez-vous qu’il serait possible de moduler l’affectation des recettes en fonction du taux applicable ?

Tous ces points ont déjà été débattus, mais peut-être cela permettrait-il de dégager des marges de manœuvre, ce qui est l’objet de notre mission d’information. Qu’il est dommage, chers collègues de l’opposition, que vous n’ayez pas souhaité participer à son bureau : cela aurait donné plus de poids à vos remarques !

M. Jean-Paul Chanteguet, président et rapporteur. Pour être précis, mon cher collègue, nos collègues de l’opposition n’ont pas souhaité assumer la présidence de la mission.

M. Jean-Yves Caullet. Ce qui a pour conséquence que notre rapporteur est aussi le président : il aurait été plus utile que nous travaillions ensemble !

M. François-Michel Lambert. Je voudrais rappeler à M. Le Fur que l’objectif initial de l’éco-redevance poids lourds était de rééquilibrer la charge du transport routier – notamment lorsqu’il peut être évité –, en en faisant supporter les coûts externes par ceux qui y ont recours : ce n’est pas totalement déconnecté de la réalité. Il était en outre prévu que le produit de cette taxe, de l’ordre de 1 milliard d’euros, soit fléché et réparti entre l’AFITF et les régions.

Ce sont les préalables sur lesquels nous devons nous accorder. À défaut, on va s’éloigner de l’objectif premier et des divergences très fortes risquent d’apparaître. Il vous faudra alors les assumer, chers collègues !

Aujourd’hui, la seule solution qui nous est proposée est le système conçu par Ecomouv’, avec ses portiques. Peut-on imaginer de reprendre les négociations avec ce partenaire sur une base simplifiée, en renonçant aux portiques, qui n’apportent pas grand-chose si ce n’est – et encore, ce n’est pas certain – qu’ils permettent de limiter le taux de fraude ? On gagnerait ainsi sur la rémunération d’Ecomouv’ – qui, je le rappelle, est de 230 à 250 millions d’euros par an – ce qui serait perdu du fait de la fraude. Cela enverrait en outre à nos concitoyens le message que l’argent collecté via cette taxe sera utilisé pour accroître la performance de nos infrastructures, et non celle des actionnaires d’Ecomouv’.

La technologie retenue par Ecomouv’ n’est pas des plus modernes alors qu’on est censé l’utiliser pendant une durée de dix ans. Il est inquiétant d’y avoir recours alors que n’importe quelle entreprise de transport moderne est capable à tout instant de localiser chacun de ses camions, au centimètre près ! Ne pourrait-on pas se donner un an pour revoir l’intégralité du système, en compensant le manque à gagner par l’affectation d’une recette exceptionnelle ?

Enfin, la réforme territoriale – que le groupe écologiste soutient – a été évoquée de nouveau ce matin par le Président de la République. C’est pour très bientôt : janvier 2017. Il s’agit, au-delà d’un simple redécoupage des régions, d’accorder à celles-ci plus de responsabilités, tant en matière de recettes fiscales que de modes de développement. Comment s’y prendra-t-on pour intégrer cette nouvelle réalité au système conçu par Écomouv’ ? Cette question ne faisait pas partie à l’origine du périmètre de nos travaux, mais je crois que nous pouvons difficilement faire l’impasse dessus.

M. le ministre. Même si elles peuvent parfois sembler redondantes, vos questions sont révélatrices des difficultés auxquelles nous nous heurtons. En effet, si un constat s’impose, c’est bien qu’il y a un problème : dans le cas contraire, l’entrée en vigueur du dispositif n’aurait jamais été repoussée, et elle serait même devenue effective sans attendre le changement de président de la République. Et je ne doute pas, monsieur Le Fur, que vous auriez alors mené les mêmes combats !

Reste qu’il faut avancer, qu’il faut bien qu’à un moment donné, quelqu’un essaie de régler le problème. Nous aurions pu nous arranger pour que ce moment arrive plus tard, mais il est possible que nous soyons alors toujours au pouvoir… (Sourires.)

Donc, comment faire ? L’objet de votre mission d’information est de contribuer à trouver une solution, et le Gouvernement a effectivement le même objectif, de même que chacun de ses membres. Mais, s’il doit bien y avoir au bout du compte une position gouvernementale unique, chaque ministre peut avoir des préoccupations qui lui sont propres, en fonction de son domaine de compétence. En ce qui me concerne, en tant que ministre des finances et des comptes publics, il est de ma responsabilité de rappeler qu’on aura beau prendre les choses dans tous les sens, il n’y aura pas d’argent supplémentaire disponible dans les caisses : on ne pourra pas trouver ailleurs les sommes manquantes – ou alors ce serait au prix d’un arbitrage. Il faut donc trouver une solution qui ne passe ni par un accroissement des impôts, taxes ou redevances, ni par une augmentation de la dépense publique ; une solution qui soit conciliable avec le pacte de responsabilité, dont le plan de 50 milliards d’euros d’économies n’est pas simple à mettre en œuvre. Cela étant, on dispose, à l’intérieur de ce cadre, d’une certaine liberté.

Mme Le Callennec cherche à m’entraîner sur un terrain quelque peu glissant en m’interrogeant sur la nature plus ou moins « écologique » de la taxe. Il me semble, madame, qu’une redevance visant à provoquer un changement « comportemental » en incitant les affréteurs et les chargeurs à utiliser d’autres moyens de transport que le transport routier est, en soi, une bonne chose ; même si ce mécanisme ne peut avoir partout le résultat souhaité, faute de gares, il est prévu que le produit de la taxe serve au financement par l’AFITF d’autres modes de transport qui émettent moins de CO2 : cela me paraît plutôt vertueux. Sur le fond, il me semble donc que l’intérêt du dispositif ne peut être contesté.

Il reste que, quelles que soient ses qualités intrinsèques, un dispositif qui n’est pas accepté ou qui se révélerait inapplicable n’est pas une solution idéale. Il faut aussi qu’il soit réaliste.

Quelles sont les solutions possibles ?

La première serait de conserver le dispositif retenu tout en essayant de remédier à ses inconvénients. On pourrait ainsi accorder un traitement particulier à certains types de transport, comme le transport agricole, qui pourrait être exonéré de redevance. On pourrait aussi faire payer dans les zones périphériques une redevance moins élevée, voire aller jusqu’à une exonération totale – sous réserve que ce soit juridiquement possible.

On pourrait également envisager de se passer des portiques en changeant de technologie – mais j’ignore si c’est possible. Dans ce cas de figure, il faudrait probablement confier à des personnels la tâche de vérifier que le dispositif de localisation est bien installé à l’intérieur de la cabine. J’ai le pressentiment que cela coûterait plus cher.

M. François-Michel Lambert. Ça, c’est à voir !

M. le ministre. En tout cas, je ne sais pas si beaucoup parmi vous seraient prêts à augmenter en conséquence le nombre de fonctionnaires, car il faudrait 5 000 douaniers supplémentaires. La tendance actuelle est plutôt à la rationalisation, ce qui se traduit par une diminution du nombre de fonctionnaires travaillant pour le ministère des finances et pour les douanes. En outre, à titre personnel, il me semble préférable qu’un travail aussi ingrat soit réalisé par un système automatisé plutôt que par des personnes.

Une autre possibilité serait de ne conserver qu’une partie des portiques, sur certaines routes. Mais la conséquence, c’est que cela rapporterait moins : il faudrait donc nécessairement trouver une recette de substitution.

On peut aussi tout arrêter et chercher une autre solution pour récupérer les 800 millions d’euros manquants ; il reste qu’au bout du compte, il faudra nécessairement trouver quelque chose. L’imagination peut être au pouvoir, mais elle a des limites.

On peut chercher du côté des sociétés d’autoroutes. Un système qui leur permet de gagner 2 milliards d’euros, c’est tentant ; si cette somme entrait comme naguère dans les caisses de l’État, nous n’aurions pas de difficultés pour abonder l’AFITF ! Mais le réseau autoroutier a été privatisé, dans des conditions discutables – au point que je préférerais voir le terme de la concession se rapprocher plutôt que s’éloigner. L’État est en effet lié aux sociétés gestionnaires par des contrats de délégation de service public, régis par la loi dite « Sapin » – au respect des dispositions de laquelle vous me permettrez d’être vigilant ! (Sourires.) Un contrat est fait pour être respecté ; dans le cas contraire, on doit en assumer les conséquences. Ainsi, le contrat prévoit que si l’on décide d’augmenter la redevance domaniale ou si l’on crée une fiscalité particulière sur les sociétés autoroutières, cela devra être compensé, soit par une élévation des péages, soit par un report de la fin de concession. On a déjà eu recours à cette possibilité à plusieurs reprises, mais, comme je viens de le dire, au regard de la valeur de la concession, je n’y suis pas favorable. De surcroît, la Commission européenne y est plutôt hostile, car cela retarderait la mise en concurrence.

De même, nous avons passé un contrat avec Ecomouv’ et, dette ou pas, si nous ne le respectons pas, il est évident que cela aura un coût – même si l’on peut toujours discuter de son montant et des responsabilités de chacun dans l’affaire. L’État fera tout pour défendre l’intérêt public et débourser le moins d’argent possible. Mais s’il y avait un jugement : tout le monde a le droit d’être défendu, même une société italienne qui avait été chargée d’une mission par l’État français. Eh oui, nous sommes dans un État de droit !

M. Jean-Paul Chanteguet, président et rapporteur. Précisons que la société Ecomouv’ est aussi un peu française…

M. le ministre. Bref, quelles que soient les voies que l’on explore, on se heurte à des contraintes, qu’elles soient juridiques, budgétaires, logiques ou politiques.

Alors oui, vous avez raison, madame Le Callennec : il va falloir arbitrer – mais il semblerait que vous ayez aussi à arbitrer entre vous, élus de l’opposition, car entre celui qui dénonce, peut-être à juste titre, un scandale d’État et celui qui commente avec bienveillance le fait que les portiques ont été mis à terre, il y a un gouffre !

Si les choses étaient simples, il y a longtemps que l’on aurait procédé aux arbitrages ; or il s’agit d’un sujet extrêmement délicat, et cela à tous points de vue : pour les régions concernées – on a vu ce qui s’est passé en Bretagne, qui peut survenir ailleurs –, mais aussi pour certaines professions, pour le budget de l’État et pour le financement de travaux indispensables.

Si l’AFITF va s’en sortir cette année, c’est parce qu’elle a un président exceptionnel (sourires) qui, avec l’aide de l’État, a réussi à trouver des solutions pour qu’elle puisse faire face à ses obligations en 2014. Mais dès l’année prochaine, le problème deviendra insoluble. On ne va pas stopper d’un coup les travaux, qu’ils aient été engagés au niveau de l’État, des contrats de projets État-régions ou dans tout autre cadre institutionnel ! Il faut donc impérativement trouver de l’argent donc une issue respectueuse du droit – quand bien même il y aurait la perspective d’une réforme institutionnelle de grande ampleur.

Je vous rappelle que nulle région n’a le droit d’inventer un impôt qui lui serait propre : depuis la Révolution, le pouvoir de fixer l’impôt vous appartient, mesdames et messieurs les députés, et un impôt doit, dans son principe, s’appliquer à l’ensemble du territoire national, même si vous avez parfaitement le droit de décider qu’il fera l’objet de taux différenciés et que les modalités de sa mise en œuvre seront déléguées à la commune, au département ou à la région – ce qui pourrait être une solution intelligente.

Je terminerai en confirmant à M. Pancher que le Gouvernement n’a pas encore fait son choix et qu’il attendra les conclusions de votre mission pour prendre une décision – et je vous prie de croire qu’il n’y a là aucune arrière-pensée électorale. D’abord, nous souhaitons respecter le mandat qui vous a été confié par le Parlement. Ensuite, sur un sujet aussi délicat, il convient de faire appel à toutes les intelligences ; vos propositions nous aideront à trouver la meilleure solution – ou la moins mauvaise.

M. Jean-Paul Chanteguet, président et rapporteur. Monsieur le ministre, je vous remercie.

Membres présents ou excusés

Mission d'information sur l'écotaxe poids lourds

Réunion du mardi 6 mai 2014 à 21 heures

Présents. - Mme Sylviane Alaux, M. Philippe Bies, M. Florent Boudié, M. Xavier Breton, M. Jean-Yves Caullet, M. Jean-Paul Chanteguet, Mme Françoise Dubois, M. Philippe Duron, Mme Corinne Erhel, Mme Sophie Errante, M. Jean-Pierre Gorges, M. Jean Grellier, M. Michel Heinrich, Mme Joëlle Huillier, M. François-Michel Lambert, Mme Isabelle Le Callennec, M. Marc Le Fur, M. Gilles Lurton, M. Olivier Marleix, M. Bertrand Pancher, Mme Émilienne Poumirol, M. Gilles Savary

Excusé. - M. Richard Ferrand

Assistaient également à la réunion. - M. Alain Fauré, Mme Chantal Guittet