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Mission d’information sur la simplification législative

Jeudi 30 janvier 2014

Séance de 10 heures 30

Compte rendu n° 3

Présidence de Mme Laure de La Raudière, Présidente

– Audition de M. Alain Lambert, président de la commission consultative d’évaluation des normes (CCEN) et auteur, avec M Jean-Claude Boulard, du rapport de la mission de lutte contre l’inflation normative (mars 2013)

– Audition de M. Bruno Dondero, professeur de droit à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne

La séance est ouverte à 10 heures 30.

Présidence de Mme Laure de la Raudière, présidente.

La mission d’information procède à l’audition de M. Alain Lambert, président de la commission consultative d’évaluation des normes (CCEN) et auteur, avec M Jean-Claude Boulard, du rapport de la mission de lutte contre l’inflation normative (mars 2013).

Mme la présidente Laure de La Raudière. Merci, monsieur le ministre, d’avoir accepté l’invitation de la mission d’information sur la simplification législative, que je préside et dont Thierry Mandon – par ailleurs coprésident du Conseil de la simplification voulu par le Président de la République – est le rapporteur. Plutôt qu’à la simplification du stock législatif, notre mission s’intéresse à la rationalisation du flux, c’est-à-dire aux moyens de mieux légiférer.

Nous avons commencé nos travaux par un déplacement à Bruxelles, destiné à observer les pratiques au sein de l’État belge ainsi qu’à la Commission européenne. Nous nous rendrons ensuite à Londres, puis à Berlin et La Haye. Il nous semble en effet utile de s’inspirer des travaux réalisés dans tous ces pays en matière de simplification et de rationalisation du droit.

Nous vous recevons aujourd’hui à plusieurs titres : vous êtes d’abord l’auteur, avec M. Jean-Claude Boulard, d’un rapport sur la lutte contre l’inflation normative, que vous avez remis en mars 2013 au Premier ministre, et qui a reçu un très bon accueil dans les médias et les institutions. Ensuite, vous présidez la Commission consultative d’évaluation des normes – CCEN –, appelée à évoluer prochainement en Conseil national d’évaluation des normes.

Quelles sont vos propositions en matière de simplification législative ? Quels conseils pouvez-vous nous donner sur la façon de les mettre en œuvre ?

M. Alain Lambert, président de la Commission consultative d’évaluation des normes (CCEN). Je suis un praticien du droit depuis quarante ans puisque, d’abord juriste, j’ai été longtemps parlementaire, avant de présider la CCEN qui surveille les relations financières entre l’État et les collectivités locales. Pour autant, sur cet éternel sujet qu’est la simplification législative, vous entendrez de meilleurs experts que moi. Je ne peux que vous faire part des enseignements que j’ai tirés de mon expérience et signaler notamment certains effets pervers que celle-ci m’a permis d’identifier.

Tout d’abord, il faut insister sur le fait que la loi, en France, est avant tout d’origine gouvernementale, ce qui signifie qu’elle est élaborée par les administrations centrales. Certes, le Parlement en a également l’initiative avec ses propositions de loi, mais la plupart des textes adoptés sont des projets de loi. Quant au règlement, il a pour seule source les administrations centrales.

L’examen des projets de loi par le Parlement ne change pas fondamentalement ni la méthode de leur élaboration ni ce que l’on pourrait appeler leur « ligne rédactionnelle ». Or les administrations qui rédigent ces textes le font depuis un certain point de vue, à la fois central et élevé par rapport à ceux à qui les lois doivent s’appliquer, et marqué par le rôle qu’elles jouent dans l’organisation des pouvoirs publics. De nombreux textes sont ainsi écrits en fonction du contrôle qui sera effectué ensuite, et non pas avec l’intention d’en rendre l’application facile. Pour parler simplement, cela signifie que les lois ne sont pas élaborées pour ceux à qui elles sont destinées.

Par ailleurs, les administrations ont généralement une culture juridique très faible, pour ne pas dire indigente : l’équivalent actuel d’un DEUG de droit, pas davantage. Elles sont certes capables de rédiger des textes d’une haute technicité dans certains domaines spécialisés du droit, comme l’urbanisme ou l’environnement, mais on trouve dans leurs propositions des dispositions porteuses d’un grand risque juridique. C’est pourquoi les parlementaires auraient intérêt à vérifier d’un œil très attentif le respect des principes généraux du droit dans les textes qu’ils examinent.

Ainsi, la CCEN constate très souvent des manquements à la hiérarchie des normes. En particulier, les administrations centrales ont tendance à méconnaître les articles 34 et 37 de la Constitution qui délimitent les domaines respectifs de la loi et du règlement. Et le Parlement laisse passer certaines de ces erreurs. Il n’est sans doute pas mécontent de pouvoir ainsi pénétrer subrepticement dans le domaine du règlement afin de mieux peser sur le contenu du droit positif, mais ce n’est pas de bonne méthode : rédigée avec un luxe de détails, la loi finit par être difficile à appliquer. En outre, le rapport de la commission saisie au fond, le compte rendu des débats et les exposés des motifs des amendements sont autant de moyens, pour le Parlement, de s’assurer que son intention sera respectée par le pouvoir réglementaire.

Les grands penseurs français du droit, cités dans le monde entier – comme Montaigne, Montesquieu et Portalis – ont tous souligné la grave erreur consistant à vouloir prévoir dans la loi la diversité des situations. Le résultat d’une telle tentation est le blocage, les difficultés d’application, l’accent mis sur le bavardage au détriment des grands principes que la loi est supposée défendre.

Le législateur gagnerait donc beaucoup à lutter contre la confusion entre loi et règlement. À cet égard, je suis frappé de le voir si souvent renvoyer à des décrets en Conseil d’État. Dans un tel cas de figure, le Conseil recommande très vivement aux administrations d’inclure dans les décrets d’application la totalité du droit applicable, ce qui a pour effet d’augmenter de façon excessive la longueur des nouveaux textes et d’en rigidifier le contenu. La plupart du temps, des décrets simples suffiraient. Le Parlement serait par ailleurs fondé à réclamer à l’exécutif la transmission de ses projets de décrets d’application, afin de pouvoir mesurer l’éventuel écart entre ces derniers et les textes qu’ils concernent.

De même, le législateur aurait intérêt à vérifier la nécessité de légiférer, dans la mesure où l’usage de la loi peut être dévoyé. La loi est un acte de souveraineté et d’une certaine façon, de majesté ; elle perd beaucoup en crédibilité lorsqu’elle devient un acte de communication. Que penserait-on d’un souverain qui se montrerait bavard, inconstant, brouillon, ambigu, schizophrène, et ne traduirait jamais dans les faits les solutions qu’il propose ?

Il faut également faire la chasse aux « surtranspositions » du droit européen, et rompre avec l’idée selon laquelle la transposition pure et simple est une marque de renoncement à la souveraineté nationale. C’est au contraire un signe de lucidité, car cela évite de remettre en cause la compétitivité française par rapport à celle d’autres pays. Il m’est arrivé à plusieurs reprises de me rendre à Bruxelles pour dénoncer, au nom des collectivités locales, les abus du droit européen. Souvent, dans de tels cas, on me montre les modifications effectuées à l’échelon national et on me rétorque que la France est l’un des seuls pays à juger nécessaire d’ajouter une couche juridique supplémentaire aux directives. Il serait généralement préférable de se limiter à en assurer la transposition pure et simple.

Je suggère également de bien identifier l’objectif recherché par un projet de loi. Celui-ci vise-t-il à organiser les relations entre les citoyens, entre les entreprises et les citoyens, entre les entreprises elles-mêmes, entre l’État et les collectivités territoriales ? Au fil de son examen, en effet, on tend à y introduire des finalités complémentaires – sans parler des cavaliers législatifs – au risque d’oublier l’objectif principal, et donc de lui faire perdre une partie de son efficacité.

Dans le cas où une loi paraît difficile à appliquer de façon uniforme sur l’ensemble du territoire, il serait aussi souhaitable de mettre en œuvre le principe de proportionnalité. En effet, si ce principe est contesté en France, notamment s’agissant des relations entre l’État et les collectivités territoriales, c’est parce que le premier veut conserver un monopole sur le droit régissant les secondes. Les administrations centrales n’ont jamais accepté le principe, posé il y a soixante ans, de la libre administration des collectivités territoriales. Il serait pourtant utile de prévoir, dans la loi, que les moyens d’application ne seront pas disproportionnés par rapport au but recherché.

Il convient par ailleurs d’éviter l’excessive pénalisation du droit. Si le droit pénal suffisait à faire reculer les voyous, les prisons seraient bien moins peuplées ! En réalité, son effet est surtout de pétrifier les honnêtes gens. Le risque est même de susciter des comportements d’auto-assurance – on le voit bien dans les domaines des marchés publics ou de l’environnement – pouvant se révéler pénalisants pour l’économie et pour l’initiative publique en général.

Je ne sais pas ce que les membres de cette mission d’information pensent du principe de précaution, mais pour ma part, j’estime que la décision de l’introduire dans le préambule de la Constitution a été prise un peu rapidement. Sans doute serait-il souhaitable d’affirmer de temps en temps, dans l’appareil normatif, le droit au libre choix et même le droit au risque, afin de tempérer l’application du principe de précaution lorsque l’on en attend des effets négatifs.

Dans le cas des normes aux conséquences techniques lourdes, je me demande si la loi ne pourrait pas introduire un système de rescrit comparable à ce qui existe en matière fiscale, d’autant que les arguments constitutionnels invoqués pour s’y opposer semblent peu convaincants. Beaucoup d’agents économiques apprécieraient de pouvoir faire valider leurs schémas juridiques par les administrations concernées. Cela permettrait d’éviter des procédures excessives, des délais prolongés et des surcoûts inutiles. Or seule la loi peut faire une telle proposition : il n’y a aucun espoir que les administrations en prennent l’initiative.

En ce qui concerne les études d’impact, leur sincérité serait mieux garantie si elles faisaient l’objet d’évaluations ex post. À la CCEN, nous avons en effet constaté, en réalisant de telles évaluations, qu’elles démontraient le caractère non pertinent, voir insincère des évaluations ex ante. Parler de moralisation serait excessif, mais pour discipliner la réalisation des études d’impact, il serait sans doute souhaitable de prévoir, par principe, leur évaluation ex post, quand bien même elle ne serait finalement pas systématiquement réalisée. J’ai bien conscience que l’expérience de la CCEN, qui ne traite que des relations entre l’État et les collectivités territoriales, ne correspond qu’à une toute petite partie du champ de vos travaux. Pour autant, nous sommes frappés par l’invraisemblable résistance dont font preuve les administrations centrales, qui ont voulu conserver le pouvoir que le législateur souhaitait transférer aux administrations déconcentrées ou décentralisées. Alors que depuis les années 1950, une même volonté politique est exprimée en dépit des alternances, la situation n’a pas changé à cet égard, ce qui pose un vrai problème de gouvernance. Je me réjouis de la volonté très forte manifestée par le Gouvernement dans ce domaine, mais un suivi attentif sera nécessaire pour vérifier que les administrations centrales obéissent au pouvoir politique.

Je vous suggère au passage, si vous ne l’avez pas déjà prévu, de rencontrer Mme Chavrier, professeure à l’université Panthéon-Sorbonne, une très bonne spécialiste qui a écrit des choses très intéressantes au sujet du droit pouvant être élaboré par les administrations locales. Le droit résiduel des administrations centrales à réglementer dans les nombreux domaines de compétences que l’État a transférés depuis trente ans mériterait en effet d’être mieux circonscrit. La situation actuelle, invraisemblable, a en effet des conséquences non seulement financières, mais aussi juridiques.

Enfin, dans notre pays, les administrations qui prescrivent ne payent pas le coût de leurs prescriptions. Cela peut se comprendre quand ce coût est assumé par des agents économiques privés – c’est ainsi que fonctionne l’État –, mais moins quand il l’est par d’autres administrations. Il faudrait donc introduire un principe de « prescripteur-payeur ».

Mme Cécile Untermaier. Vous dénoncez à juste titre la confusion des domaines de la loi et du règlement. Mais en refusant, depuis 1982, de sanctionner l’irrespect des articles 34 et 37 de la Constitution, le Conseil constitutionnel ne participe-t-il pas à cette dérive ? Ne devrait-il pas rappeler la règle ?

Il est vrai que les administrations n’ont pas une culture juridique suffisante. Je ne suis pas sûre, d’ailleurs, qu’il en aille autrement des parlementaires entourés de leurs collaborateurs, mais on pourrait difficilement le leur reprocher. Quoi qu’il en soit, nous sommes en situation de faiblesse par rapport à une administration qui dispose de plus grands moyens d’expertise. Comment faire pour éviter que la loi ne soit bureaucratique et comment s’assurer qu’elle sera adaptée aux personnes auxquelles elle doit s’appliquer ? Comment les citoyens pourraient-ils exprimer leurs observations sur une loi qui aura, ensuite, des conséquences dans leur vie quotidienne ?

M. Régis Juanico. Nous avons auditionné la semaine dernière Mme Chavrier avec laquelle nous avons évoqué l’adaptation de la norme – et en particulier des directives européennes – aux niveaux local et régional. Selon vous, il est préférable dans la plupart des cas d’opter pour une transposition pure et simple de la directive. Mais dans ce cas, comment appliquer le principe fondamental de la subsidiarité ? Quelle marge de manœuvre peut être laissée à l’échelon local pour l’application d’une directive ?

Une des préoccupations centrales de cette mission d’information est de simplifier la procédure législative. Avez-vous des suggestions à faire sur les moyens d’améliorer les études d’impact, dont la qualité, de l’avis unanime, laisse à désirer ? Comment réduire le décalage observé entre les évaluations ex ante et ex post ? En tant qu’ancien parlementaire, jugez-vous nécessaire de simplifier drastiquement la procédure législative et ses étapes – examen en commission, puis en séance plénière, navettes, etc. ?

Enfin, vous êtes, avec Didier Migaud, l’un des pères de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF). Avez-vous eu l’occasion d’en évaluer l’application depuis 2001 ? Quelles améliorations seraient envisageables ? Nous sommes nombreux, au sein de la commission des finances, à penser que les projets de loi de règlement – qui représentent plutôt la vérité budgétaire – occupent une place trop faible dans le débat, alors que l’on consacre entre deux et trois mois par an à la loi de finances initiale, qui ne contient pourtant que des intentions. Quant aux indicateurs de performance, ne pourraient-ils pas être améliorés ?

M. Alain Lambert. Le Gouvernement a le pouvoir, en séance publique, de s’opposer aux amendements ou propositions de loi qui ne relèvent pas du domaine de la loi. S’agissant de la séparation entre la loi et le règlement, la position du Conseil constitutionnel est donc peut-être contestable, mais elle est claire : il a estimé qu’il ne lui appartenait pas de faire une police que le Gouvernement ne fait pas lui-même.

Pour autant, à la CCEN, nous trouvons dommage qu’il soit fait si peu recours à la procédure de déclassement prévue par l’article 37 de la Constitution. Celle-ci est pourtant très simple : il suffit au Premier ministre d’envoyer au Conseil constitutionnel la liste des mots, des paragraphes ou des fragments de texte législatif qui relèvent du domaine réglementaire pour que le Conseil, dans un délai de quinze jours, en prononce le déclassement. Dans ce cas, le texte reste dans la loi, mais il n’a plus qu’une valeur réglementaire. Le législateur s’honorerait d’ailleurs à signaler de lui-même les cas dans lesquels la loi a envahi le champ du règlement. En effet, faute de déclassement, une nouvelle loi est nécessaire pour modifier le dispositif initial, ce qui est particulièrement problématique dans le cas des normes techniques, lesquelles ont par nature vocation à évoluer. Il est insensé que la volonté de tenir compte du progrès technologique puisse avoir pour conséquence une violation de la loi ! Le déclassement me semble donc la bonne voie pour procéder au « toilettage » que le Conseil constitutionnel refuse de faire. C’est en tout cas une solution souvent meilleure que celle de l’ordonnance.

En revanche, il n’est sans doute pas encore né celui qui connaît le bon moyen d’adopter des lois moins bureaucratiques et de mieux associer à son élaboration les citoyens auxquels elles doivent s’appliquer. Il me semble toutefois que le droit issu des gens simples est meilleur que celui issu de techniciens. Prenons l’exemple de l’article du 214 du code civil, rédigé en 1804, et qui dispose que les époux contribuent aux charges du mariage à proportion de leurs facultés respectives. Aujourd’hui, compte tenu de l’actuelle « ligne éditoriale » du Parlement, la même disposition serait rédigée ainsi : « Les époux contribueront aux charges du mariage à proportion de la moyenne de leurs revenus des cinq dernières années, pondérés par », etc. On serait tenté d’inclure un idéal arithmétique qui n’est pas réaliste. Je le répète, les lois écrites de manière simple sont meilleures que les lois trop techniciennes. D’ailleurs, les dispositions d’ordre réglementaire sont bien souvent les moins compréhensibles. Le problème est que la situation ne serait sans doute pas meilleure si on associait plus étroitement les lobbies – d’ailleurs déjà très présents – à l’élaboration de la loi.

M. Juanico a évoqué le lien entre principe de subsidiarité et application des directives européennes. La couche juridique nationale ajoutée aux directives lors de leur transposition en droit français pourrait justement consister à dire que les moyens employés pour leur application doivent impérativement être proportionnés par rapport au but recherché. Ce serait un premier pas vers un meilleur équilibre. Le droit communautaire partage en effet avec le droit français le défaut d’être écrit de manière très technicienne, au point de ne plus laisser de place à l’application du principe de subsidiarité – qui est pourtant un de ses principes fondamentaux, au même titre que le principe de proportionnalité.

En ce qui concerne les études d’impact, je le répète : des études ex post permettront d’en améliorer la qualité.

S’agissant de la procédure parlementaire, la solution retenue lors de la réforme constitutionnelle de 2008 ne me semble pas constituer un réel progrès. Je ne suis pas certain, en effet, que l’on discute mieux d’un texte en séance publique qu’en commission. Même si le vote solennel ne peut survenir qu’en séance publique, la commission saisie au fond – le cas échéant ouverte à d’autres députés – est peut-être le meilleur lieu pour élaborer le droit.

Mme la présidente Laure de La Raudière. Un tel argument va plutôt dans le sens de la révision constitutionnelle de 2008.

M. Alain Lambert. Ce qui me gêne, c’est le fait de travailler sur le texte issu des travaux de la commission plutôt que sur la version initiale du projet de loi. Le risque est qu’un conflit s’ouvre entre deux logiques : celle de l’auteur du texte initial, le pouvoir exécutif, et celle du Parlement. On peut ainsi trouver dans certains textes des contradictions consubstantielles au mode d’élaboration de la loi. Cela étant, n’étant plus parlementaire, je ne suis pas vraiment compétent pour donner un avis sur le sujet.

J’en viens au débat sur les finances publiques. Je ne vois pas pourquoi continuer à consacrer trois semaines au projet de loi de finances, alors que pas une virgule n’y est changée. Cela n’a aucun sens ! En outre, il ne suffit pas de discuter des finances de l’État : le budget, les finances de la sécurité sociale et celles des collectivités territoriales devraient être examinés en même temps. Il faudrait y consacrer trois jours, contre trois semaines à la loi de règlement. En ce qui concerne les indicateurs, les auteurs de la LOLF n’ont jamais recommandé d’en avoir autant que ceux qui ont été inventés par Bercy. Il faut en diviser le nombre par dix, en ne gardant que les plus robustes, ceux à même de procurer une véritable information au Parlement. Plus généralement, la doctrine d’application de la LOLF doit être revue et simplifiée de manière substantielle.

Mme la présidente Laure de La Raudière. Je trouve, à l’usage, que le fait de discuter en séance du texte adopté par la commission est plutôt un gage d’efficacité. En outre, pousser jusqu’au bout votre raisonnement – l’examen d’un texte doit respecter la logique de celui qui le produit –, reviendrait à supprimer le Sénat et à opter pour un régime monocaméral…

Vous avez évoqué la nécessité de tempérer l’application du principe de précaution. Mais comment faire ? Faut-il le supprimer de la Constitution, ou au contraire inscrire dans celle-ci un autre principe pour faire équilibre ? On observe en tout état de cause que son existence conduit le législateur à se montrer extrêmement précautionneux, y compris s’agissant des normes techniques.

Par ailleurs, comment mettre en place le principe de proportionnalité tout en respectant la Constitution ?

M. Thierry Mandon, rapporteur. Les études d’impact, bonnes ou mauvaises, sont produites par ceux qui présentent les textes et qui ont un intérêt à leur adoption. Or, au-delà même de la qualité de ces études, c’est leur profondeur qui laisse à désirer : c’est pratiquement un problème d’ordre épistémologique.

De leur côté, les propositions de loi ne font pas l’objet d’études d’impact, pas plus d’ailleurs que les « gros » amendements, ceux d’une importance significative, même si cette importance est difficile à évaluer. Je pense à l’amendement « pigeons », sur un sujet qui a perturbé pendant un an l’élaboration du projet de loi sur le commerce et l’artisanat. Le Parlement ne devrait-il pas, dans un futur proche, se doter de ses propres moyens d’analyse et d’expertise afin de produire ses propres études d’impact ?

Par ailleurs, le Gouvernement demande systématiquement l’avis du Conseil d’État sur les textes qu’il élabore. Or nous n’avons pas connaissance du contenu de ces avis autrement que par des fuites dans la presse. Si nous voulons améliorer la qualité de la loi, ne serait-il pas utile que le Parlement en soit également destinataire ?

Enfin, il serait peut-être intéressant, à l’instar de ce qui est pratiqué dans certaines collectivités locales au moment du vote du budget, d’organiser, préalablement à l’examen d’un texte, un débat d’orientation autour de l’étude d’impact, qui permettrait de s’exprimer sur les questions de fond et de faire apparaître les divergences politiques, de façon à réserver la suite du débat au travail proprement législatif.

M. Alain Lambert. En ce qui concerne le principe de précaution, le Conseil constitutionnel n’a jamais vraiment cherché à vérifier son respect dans les textes adoptés depuis son inscription dans le préambule de notre Constitution. Et c’est fort sage de sa part, car il en est du principe de précaution comme du quinquennat : il me paraît difficile de revenir en arrière sans que le débat s’enlise. Je cite le quinquennat parce que je crois que son adoption, ainsi que l’inversion du calendrier électoral, a entraîné une modification de nos institutions – exposition du Président de la République, diminution du rôle du Premier ministre – d’une ampleur que l’on n’avait sans doute pas mesurée lorsque la décision a été prise. Il paraît cependant politiquement difficile de corriger cette évolution.

Il en est de même s’agissant du principe de précaution : il serait sans doute sage, d’un point de vue juridique, d’en supprimer la mention dans le préambule de la Constitution, mais cela ne serait guère commode. Toutefois, dans la mesure où le Conseil constitutionnel ne consacre pas son énergie à le défendre, il me paraît possible d’adopter des dispositions qui, sans se dire explicitement contraires au principe de précaution, pourraient cantonner celui-ci dans un périmètre le plus étroit possible.

S’agissant du principe de proportionnalité, le Conseil constitutionnel – comme d’ailleurs le Conseil d’État – a clairement affirmé la possibilité de l’introduire dans la loi chaque fois qu’il peut en faciliter l’application. Ce qui n’est pas possible, c’est, par exemple, au détour d’une loi organique, d’affirmer que ce principe s’applique à l’ensemble du droit. Il peut intervenir dans différents domaines juridiques tels que le droit du travail – et bien sûr le droit pénal –, mais pas en droit administratif : c’est ainsi que les administrations se sont protégées.

Il en va des études d’impact comme de toutes les pratiques nouvelles : c’est avec le temps que l’on parviendra à les améliorer. À nouveau, je me fonde sur l’expérience concrète de la CCEN : à chaque fois que nous avons annoncé notre volonté de réaliser une évaluation ex post, nous avons constaté une transformation substantielle des études d’impact, car leurs auteurs ont considéré que leur crédibilité était engagée.

Une question plus profonde est celle du déséquilibre des moyens d’expertise du Parlement par rapport à ceux de l’exécutif. C’est une des grandes faiblesses des institutions de notre pays, liée à son histoire centralisée : les moyens d’expertise de l’exécutif sont totalement disproportionnés par rapport à l’usage qu’il en fait, tandis que ceux du Parlement sont plutôt faibles. Il faudrait optimiser les ressources humaines de la puissance publique, par exemple en ayant recours aux corps d’inspection, qui sont d’une grande qualité et exclusivement au service de l’exécutif. Grâce à un système de mobilité, on pourrait mettre à la disposition du Parlement un corps d’expertise, sinon d’inspection, constitué de ces inspecteurs – dont certains s’ennuient beaucoup. Dans une démocratie qui se veut équilibrée, où les pouvoirs exécutif et législatif sont supposés jouer chacun leur rôle, mais pas se conduire en ennemis, une juste répartition des moyens d’expertise constituerait un progrès.

S’agissant des amendements dits « substantiels », il n’y a pas d’autre solution que de laisser à la commission saisie au fond le soin de les apprécier. En tant que rapporteur général du budget ou président de la Commission des finances, j’ai parfois vu arriver des amendements, préparés par l’exécutif mais parfois présentés par des parlementaires, qui tendaient à changer dans des proportions inquiétantes l’organisation d’un régime fiscal. C’est en effet un sujet majeur, mais seule la commission saisie au fond aurait la légitimité pour apprécier le caractère substantiel d’un amendement.

Quitte à être à nouveau politiquement incorrect, je trouve inadmissible que les avis du Conseil d’État ne soient pas transmis au Parlement. Ou alors, il faut que le pouvoir législatif dispose de son propre conseil : un conseil s’opposerait à l’autre ! Une démocratie ne peut se satisfaire d’un déséquilibre de cette nature, d’autant que le conseil de l’exécutif est aussi une juridiction. De même, la question de la création d’un conseil pour les collectivités territoriales va finir par se poser, car c’est souvent en se prévalant d’un avis du Conseil d’État que l’exécutif leur impose des dispositions réglementaires. Et quand nous réclamons cet avis, le Gouvernement nous répond qu’il n’a pas le droit de le transmettre. Cela ne peut plus durer ! Tout se passe comme si le Parlement devait légiférer en fonction d’un avis auquel il n’a pas accès. Et s’agissant du droit réglementaire, c’est la même institution qui conseille l’exécutif et qui, dans sa formation juridictionnelle, se prononce sur la conformité des dispositions à la Constitution. Tout cela relève d’une démocratie approximative.

S’agissant du débat d’orientation suggéré par M. Mandon, un meilleur usage de la discussion générale pourrait être envisagé. Celle-ci est en effet un moment plutôt baroque – du moins elle l’était avant que je quitte le Parlement – : c’est une succession de discours, mais certainement pas une discussion. Elle devrait pourtant être l’occasion d’échanger sur les aspects les plus délicats d’un texte, afin que la discussion sur les articles soit une réelle discussion législative. La première phase serait plus politique, la seconde plus technique. Il faut donc améliorer la qualité de la discussion générale, quitte à réduire les temps de parole de chacun.

M. le rapporteur. Au fond, la vraie discussion générale a lieu lors des explications de vote : c’est, avec peut-être les motions de procédure, le seul véritable moment où un débat politique élevé a lieu sur les enjeux d’un texte. Mais la discussion générale, y compris sur des projets ou propositions de loi importants, n’est qu’une succession de monologues : chacun est concentré sur ce qu’il va dire, et non sur ce que dit l’orateur. Et en commission, le temps manque pour avoir un véritable débat politique.

Mme la présidente Laure de La Raudière. S’agissant des amendements qui tendent à modifier structurellement un texte, la difficulté à en analyser les enjeux est d’autant plus grande que le Gouvernement, comme il en a le droit, les dépose parfois au dernier moment. Cette faculté qui lui est octroyée a-t-elle un sens ? Pour ma part, elle m’a toujours choquée.

M. Régis Juanico. Que pensez-vous, par ailleurs, de la suggestion de Thierry Mandon de renforcer les moyens d’expertise dévolus au Parlement, et aux parlementaires eux-mêmes, pour assurer la qualité du travail d’élaboration de la loi ainsi que celle du suivi et du contrôle de son application ?

M. Alain Lambert. Soyons francs, madame la présidente : le fait majoritaire, sous la Ve République, n’entraîne pas pour le Parlement une obligation d’adopter tous les amendements du Gouvernement. C’est tout de même une curieuse démocratie que la nôtre, où il est jugé déloyal, de la part d’un parlementaire de la majorité, de rejeter un amendement du Gouvernement, quand bien même celui-ci serait non pas le fruit d’une véritable intention politique, mais la traduction de la volonté des administrations centrales, motivées par des questions techniques qui ne concernent qu’elles. Pourquoi chercher des solutions compliquées alors qu’il suffirait à la majorité de ne pas voter ces amendements ? Le fait majoritaire est consubstantiel à la Ve République. Mais quand on y ajoute l’institution du quinquennat et l’inversion du calendrier, c’est finalement l’existence même du Parlement qui est en jeu.

M. le rapporteur. C’est justement la limite de votre raisonnement : nous ne sommes plus sous la Ve République, mais sous la Ve et demie ! Les députés de la majorité sont élus sous la photo du Président de la République ; leur légitimité finit par ne procéder que de lui, ce qui entrave leur capacité politique. Cela changera peut-être un jour mais aujourd’hui c’est ainsi.

Mme la présidente Laure de La Raudière. Le problème du groupe majoritaire, c’est que, face à un amendement déposé au dernier moment, il n’a pas le temps d’en analyser le contenu et d’organiser sa réponse afin, le cas échéant, de négocier le retrait de certaines dispositions ou l’adoption de sous-amendements.

M. Alain Lambert. Le rapporteur a raison de souligner que la Ve République que nous connaissons a perdu une grande partie de son esprit originel.

J’ai souvent eu l’occasion de réfléchir au problème posé par les amendements déposés à la dernière minute. J’ai même déjà vu des amendements apportés tellement à la dernière minute par un fonctionnaire que cela revenait à refuser au ministre que j’étais de le lire avant qu’il soit appelé. En effet, dans certains ministères, les directions générales ne se parlent pas. Ainsi, lorsqu’un amendement est proposé par la direction du Trésor, ses auteurs peuvent craindre que le ministre du Budget y voie une conséquence budgétaire et soit tenté de ne le défendre que mollement. C’est pourquoi ils ne le transmettent qu’au dernier moment, ne laissant au ministre que la possibilité de le présenter sans l’avoir lu auparavant. Il m’est d’ailleurs arrivé, dans une telle circonstance, de souffler au rapporteur de ne surtout pas adopter l’amendement en question, ou du moins de demander la réserve de l’article concerné. Si l’on veut éviter de voter contre une proposition du Gouvernement, il faut utiliser toutes les ressources de la procédure pour discipliner la relation de séance entre le Gouvernement et le Parlement et montrer que les parlementaires ne sont pas des greffiers chargés de ratifier les décisions des administrations centrales. Précisons par ailleurs que le dépôt d’un amendement à la dernière minute peut aussi être, pour le Gouvernement, un moyen d’éviter l’examen par le Conseil d’État. Quoi qu’il en soit, l’important, pour la commission saisie au fond, est de prévoir le temps nécessaire pour la discussion avec le Gouvernement – y compris, le cas échéant, en ayant recours aux suspensions de séance.

S’agissant des moyens accordés au Parlement, la solution consistant à lui consacrer une partie des ressources humaines disponibles dans les inspections générales me paraît bonne. En revanche, il serait sans doute moins productif d’allouer à chaque parlementaire des moyens supplémentaires, en raison de l’engagement inégal de ces élus au service de l’élaboration de la loi. Il serait préférable de réserver ces moyens aux commissions.

Mme la présidente Laure de La Raudière. Merci, monsieur Lambert.

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La mission d’information procède ensuite à l’audition de M. Bruno Dondero, professeur de droit à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne.

Mme la présidente Laure de La Raudière. Nous sommes très heureux de vous accueillir, monsieur Dondero, dans le cadre de notre mission d’information dont l’objet est la simplification législative, tant sur le plan de la procédure législative que sur celui des normes. Notre travail est donc plutôt axé sur le flux normatif, alors que le Conseil de la simplification pour les entreprises, installé par le Président de la République et coprésidé par notre rapporteur, M. Thierry Mandon, s’intéressera davantage au stock des lois existantes.

Nous avons commencé nos travaux par un déplacement à l’étranger, en Belgique. Nous nous rendrons à Londres la semaine prochaine, à Berlin la semaine suivante et à La Haye à la fin du mois de mars. Certains pays ont déjà conduit des travaux de rationalisation du flux normatif, nous allons donc étudier leurs expériences. Nous avons également procédé à des auditions d’universitaires qui se sont intéressés au sujet qui nous préoccupe.

Professeur à l’université de Paris I Panthéon-Sorbonne, vous avez consacré un certain nombre d’articles à l’impact qu’ont sur le droit des sociétés des lois de simplification telles celle du 22 mars 2012 relative à la simplification du droit et à l’allégement des démarches administratives ou celle du 2 janvier 2014, habilitant le Gouvernement à simplifier et sécuriser la vie des entreprises, n’hésitant pas à parler à ce propos de « trouble de la vision normative » ou de « réformite ».

M. Bruno Dondero, professeur de droit à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne. Je vous remercie de l’honneur que vous me faites en m’invitant à exposer devant vous ma vision de la simplification législative. C’est en tant que spécialiste du droit des affaires, et non de la simplification législative en tant que telle – si tant est qu’on peut être un spécialiste dans un tel domaine – que je m’exprimerai.

Ce qui m’intéresse, c’est l’impact de la loi, et plus généralement du droit, sur la vie des entreprises. On se propose ordinairement de simplifier le cadre réglementaire d’une entreprise. Or l’impact du droit sur la vie d’une entreprise ne se réduit pas à cela. En effet, les relations que l’entreprise entretient avec d’autres acteurs, ses salariés, ses associés ou ses actionnaires, si elle en a, ses fournisseurs, ses clients et beaucoup d’autres acteurs privés présentent un aspect juridique, souvent contractuel. Chacune de ces relations peut en effet être souvent formalisée sous la forme d’un contrat : contrat de travail, contrat de vente, contrat de fourniture, contrat de société. Chacune a ses spécificités. On peut, certes, tenter de simplifier autant que possible la loi applicable à chacune, mais cette tentative trouvera ses limites : il y a un degré de complexité inévitable, sauf à faire preuve d’un « simplisme juridique ».

En outre, ces relations ne relèvent pas seulement d’un cadre purement législatif ou réglementaire : la jurisprudence est une source importante du droit applicable aux entreprises, qu’il s’agisse de leurs relations avec leurs salariés ou de celles qu’elles entretiennent avec leurs clients, notamment les consommateurs, avec leurs associés ou leurs fournisseurs. S’il est toujours possible de simplifier les textes, que fait-on de la jurisprudence ? En outre, simplifier les textes revient à accroître l’importance de la jurisprudence, avec tous les risques que cela comporte. Il ne s’agit pas de mettre en cause l’intervention des juges, qui font un travail très sérieux dans la très grande majorité des cas et dont l’apport est incontestable. Reste que la jurisprudence pose problème en tant que source du droit qui n’en est pas officiellement une. Elle est difficile à connaître, en raison du nombre considérable de décisions et parce que la règle du précédent ne s’applique pas dans notre droit. À quoi bon simplifier la loi, si la complexité est renvoyée à la jurisprudence ou à d’autres créateurs de normes, tels que les autorités administratives indépendantes ?

Il faudrait d’abord s’interroger sur les raisons de la complexité et de l’instabilité de notre droit. Les facteurs sont multiples : l’influence du droit européen et du droit dérivé, qui n’existait pas autrefois ; le rôle important de la jurisprudence, dont le législateur doit tenir compte ; l’essor de la technique ou encore la volonté de protéger le consommateur. Tout cela explique que la loi française soit aujourd’hui compliquée. En voici un exemple, tiré de l’article L. 225-44 du code de commerce et concernant la rémunération des administrateurs des sociétés anonymes : « Sous réserve des articles L. 225-21-1, L. 225-22, L. 225-23, L. 225-27 et L. 225-27-1, les administrateurs ne peuvent recevoir de la société aucune rémunération, permanente ou non, autre que celle prévue aux articles L. 225-45, L.225-46, L.225-47 et L.225-53. ». Pour lire un texte, il faut avoir ses dix doigts mobilisés car il renvoie à neuf articles différents, et si on veut le lire, il faut avoir plusieurs pages du code du commerce sous les yeux. « Toute clause statutaire contraire est réputée non écrite et toute décision contraire est nulle ». La sanction, au moins, est claire.

Peut-on réduire la complexité de la loi, qu’il s’agisse des textes existants ou des lois futures ? On a certes tenté de le faire, notamment par les dernières grandes lois de simplification. Le problème, c’est que ces textes sont très difficiles à suivre. Ainsi, la loi de simplification du 22 mars 2012, dite loi « Warsmann IV », est terrible pour les praticiens du droit – et je ne parle même pas des entreprises ! –, auxquels il m’arrive de la présenter lors de formations. Une bonne partie de ces grands véhicules législatifs ne relève pas de la simplification. Il s’agit en réalité de lois « fourre-tout » qui, à côté de mesures dont l’objectif est bien de simplifier – dans cette dernière loi, les dispositions les plus « simplificatrices » étaient celles qui permettaient aux PME de déroger à certaines règles –, comprennent des dispositions qui n’ont rien à voir avec la simplification. Dans la loi du 2 janvier 2014 habilitant le Gouvernement à simplifier et sécuriser la vie des entreprises se trouvent ainsi des dispositions sur les conventions réglementées ou la cession de parts sociales.

Surtout, ces deux textes introduisent de très nombreuses modifications ponctuelles dans le droit des affaires, ce qui est particulièrement dangereux. Il m’a ainsi fallu plusieurs après-midi de travail pour prendre connaissance de toutes les modifications introduites par la dernière « loi Warsmann », et alors que je me suis limité à mon domaine d’étude. Par exemple, l’article 17 de cette loi est ainsi rédigé : « Le chapitre III du titre II du livre II du code de commerce est ainsi modifié : 1° L’article L. 223-26 est ainsi modifié : a) Le premier alinéa est complété par une phrase ainsi rédigée : “ Si l’assemblée des associés n’a pas été réunie dans ce délai, le ministère public ou toute personne intéressée peut saisir le président du tribunal compétent statuant en référé afin d’enjoindre, le cas échéant sous astreinte, aux gérants de convoquer cette assemblée ou de désigner un mandataire pour y procéder. ; b) Au début du deuxième alinéa, les mots : “ À cette fin, ” sont supprimés ; 2° A la première phrase du quatrième alinéa de l’article L. 223-27, le mot : “ quart ” est remplacé, deux fois, par le mot : “ dixième ”. » Il est possible qu’une telle mesure simplifie quelque chose, mais est-ce pour autant de la simplification ? En tout état de cause, les lois de simplification changent l’état du droit, ce qui est en soi une complexité supplémentaire. Qu’on soit juge ou justiciable, il faudra, par exemple, déterminer la date de début d’application de la nouvelle règle.

Des discours extrêmes, notamment en provenance de certains chefs d’entreprise, pourraient laisser penser que les entreprises pourraient se passer de droit. Or, si on peut comprendre toute la contrainte que le droit représente pour une entreprise, il ne faut pas considérer qu’il est possible de s’en passer. Le fait qu’il est aujourd’hui très facile d’accéder aux textes de loi, et même à l’essentiel de la jurisprudence – en trois clics sur un site tel que Légifrance, vous avez accès à n’importe quel arrêt de la Cour de cassation – nourrit l’illusion que la loi devrait être très simple. Il ne faut pas confondre accessibilité et simplicité. Notre droit est composé de strates multiples : lois, règlements, décisions des autorités administratives indépendantes, jurisprudence. Si on est trop simple, on risque d’être injuste et un texte d’un format très court – est parfois évoquée la « bonne loi » qui serait d’une page et demie – peut renvoyer la complexité à d’autres.

Le principe du « one in, one out » – toute création d’une norme nouvelle doit s’accompagner de la suppression d’une norme existante – peut être intéressant si cela signifie que toute nouvelle contrainte pour les entreprises doit être compensée par la suppression d’une contrainte existante. Si cela signifie, en revanche, que l’on ne doit pas adopter une loi sans en supprimer une autre, cela laisse penser qu’un flux normatif continu laisse survivre des textes anciens, alors que souvent la loi nouvelle abroge, expressément ou implicitement, la loi ancienne. Il est vrai, en revanche, que dans certaines hypothèses, loi nouvelle et loi ancienne peuvent coexister pendant un certain temps : lorsqu’une loi nouvelle entre en vigueur, les contrats conclus sous l’empire de la loi ancienne restent régis par cette dernière.

S’il faut certes s’attacher à simplifier et stabiliser le droit des affaires, il faut rester conscient que son caractère complexe et changeant est le reflet inévitable de la complexité et de l’instabilité de la réalité qu’il doit appréhender. Le droit des procédures collectives, ou droit des faillites, par exemple, est terriblement complexe et changeant. Ces dispositions, réunies dans le livre VI du code de commerce, sont en très grand nombre et l’évolution jurisprudentielle est permanente. On pourrait imaginer réduire l’ensemble de ces textes à une dizaine d’articles posant des règles de principe – par exemple, le principe qu’une entreprise en difficulté peut, dans certains cas, bénéficier d’un moratoire pour ses créances. Mais ce serait alors au juge de répondre aux questions qui n’auraient pas trouvé de réponse dans la loi – Quelles difficultés justifient l’application d’un moratoire ? Tous les créanciers doivent-ils être traités de la même façon, ou les salariés ont-ils droit à un traitement particulier ? Certaines créances, telles les créances fiscales, ne devraient-elles pas relever d’un statut particulier ? Que se passe-t-il si un repreneur se manifeste ? Le tribunal a-t-il son mot à dire ? – recréant ainsi un dispositif pour aider les entreprises en difficulté. C’est ainsi qu’en voulant réduire la complexité, on risque de compliquer encore les choses.

Mme la présidente Laure de La Raudière. Les chefs d’entreprise se plaignent souvent de l’extrême complexité de certaines procédures et du fait que certaines de leurs décisions soient ainsi remises en cause pour des raisons de pure forme. Avez-vous des pistes de solution dans ce domaine précis ?

Mme Cécile Untermaier. Il est vrai que les lois de simplification sont souvent les moins lisibles. La loi modifiant l’article d’un code ne devrait-elle pas comporter le texte du nouvel article redigé dans son intégralité ?

Comment faire pour que la loi ne soit pas encombrée de dispositions de nature réglementaire, le Conseil constitutionnel ne se prononçant pas sur ce point ? Une loi devrait se limiter à énoncer des principes et renvoyer au décret les cas particuliers.

M. Régis Juanico. Vous avez mis en évidence la grande complexité du droit des entreprises, notamment en raison du droit européen. Face à cette complexité, les entreprises ne sont pas égales : alors que les plus grandes disposent de conseillers juridiques ou de directions des ressources humaines, les PME et les TPE de nos territoires sont désarmées. Comment permettre à nos petites entreprises d’affronter cette complexité juridique ?

M. Thierry Mandon, rapporteur. Vous nous avez expliqué que simplifier, c’était compliqué, et les résultats modestes de toutes les tentatives de simplification qui se sont succédé depuis des décennies vous donnent raison. Je suis persuadé cependant que, fort de votre expérience, vous n’auriez aucun mal à nous proposer une dizaine de simplifications utiles aux entreprises.

Outre qu’elle est source d’inégalités entre les entreprises, la complexité de notre droit pose un problème de compétitivité : un droit illisible et complexe génère de la lenteur et de l’insécurité juridique, alors que les investisseurs ont besoin de rapidité et de sécurité juridique. Il y a donc un réel enjeu économique derrière ces questions.

Vous n’avez pas évoqué la question des contradictions qui peuvent exister entre la loi et les décrets d’application. Est-ce un problème que vous rencontrez souvent dans votre champ d’étude ?

M. Bruno Dondero. On peut en effet juger notre droit excessivement formaliste, madame la présidente. La question de la forme peut cependant être essentielle, en droit des contrats par exemple. Il me semble que les problèmes que vous évoquez sont plutôt liés aux relations avec l’administration, qui, pour caricaturer, refuse trop souvent d’accueillir les demandes des entreprises présentant des irrégularités formelles. Il faudrait, tout en respectant le principe d’égalité, que la collaboration de l’administration soit le principe et que celle-ci facilite, au contraire, les démarches des entreprises.

Il est vrai, madame Untermaier, que le simple renvoi à l’article modifié rend la loi assez peu lisible pour le justiciable ordinaire. Un avocat peut prendre le temps de se référer au texte ancien, mais c’est plus difficile pour le chef d’une PME ou d’une TPE.

Cela pose un question plus générale : comment être informé de la nouvelle norme ? Certes, il y a le Journal officiel, mais je ne suis pas certain qu’un chef d’entreprise puisse comme moi consulter tous les matins le sommaire du JO. Et je ne parle là que des textes de loi, des ordonnances et des décrets ou des arrêtés. Comment ce dirigeant pourra-t-il prendre connaissance des décisions jurisprudentielles qui modifient substantiellement l’environnement juridique de son entreprise ? Il faudrait trouver les moyens de faire connaître les nouvelles normes aux intéressés. Un chef d’entreprise ne peut pas suivre toute la littérature juridique et même les avocats sont submergés par la multiplication des normes. Il faut communiquer sur l’état du droit et sur son évolution.

M. Régis Juanico. Faudrait-il intégrer dans les études d’impact un volet consacré à l’applicabilité de la loi aux entreprises de toutes dimensions, jusqu’à la plus petite, notamment le temps administratif que sa mise en œuvre induit ?

M. Bruno Dondero. Nul n’étant censé ignorer la loi, chacun est présumé connaître la loi qui lui est applicable. Il serait néanmoins utile de prévoir des mesures de pédagogie pour accompagner la loi nouvelle. Cela a d’ailleurs été fait pour certaines réformes importantes. Même pour un praticien du droit, une loi de portée générale comme la loi « Warsmann » fourmille de chausse-trapes susceptibles d’engager sa responsabilité civile et professionnelle par ignorance des innombrables modifications de détail introduites par ce texte.

La question de la répartition des compétences entre loi et règlement ou celle de la contradiction éventuelle entre la loi et le décret d’application ne sont pas des problématiques fondamentales dans mon domaine. Il est vrai qu’en droit des affaires, beaucoup de normes techniques sont définies par la loi, alors qu’elles relèvent plutôt du décret. Ainsi, en matière d’organisation des entreprises ou des relations qu’elles entretiennent avec les autres acteurs, la loi a tendance à descendre jusqu’aux détails les plus techniques et les plus pointus. Je ne sais s’il faut l’attribuer à un manque de confiance dans l’autorité réglementaire ou à la volonté de maîtriser tout le processus.

On peut s’étonner, à l’inverse, que le législateur, qui n’hésite pas à prendre à bras-le-corps les sujets les plus techniques, envisage de déléguer sa compétence au pouvoir réglementaire s’agissant de réformes de fond qui mériteraient de longs débats et une certaine publicité. Je pense notamment à la proposition de réforme par ordonnance du droit des contrats, dont on parle depuis longtemps et qui concerne de nombreux domaines.

La codification est certes censée favoriser la simplification, mais on aboutit à des codes de dimension éléphantesque, tels que le code du travail, le code de l’environnement ou le code monétaire et financier, et finalement on retrouve la complexité à laquelle on voulait échapper. À l’inverse, il existe à côté de « microcodes » consacrés, par exemple, à la déontologie de tel ou tel métier.

Le droit européen est évidemment un facteur de complexité. Il est incontestable que les PME-TPE ne sont pas équipées pour suivre l’évolution du droit dérivé et sont incapables d’anticiper les changements de législation. On peut cependant prévoir des aménagements spécifiques pour ces entreprises, dans la mesure où le droit européen le permet.

Vous me demandez, monsieur le rapporteur, des propositions de simplification. Tout juriste a rencontré des dispositions qu’il a jugées inutilement complexes ou obscures, et j’ai en effet beaucoup d’idées en la matière. Mais un autre juriste pourrait juger que mes propositions lèsent tel intérêt ou telle catégorie de citoyens. En réalité, la question n’est pas que technique : elle est aussi politique.

Je suis par ailleurs tout autant que vous sensible à la question de la compétitivité du droit. Il est vrai que notre droit des contrats, par exemple, est peu lisible pour des investisseurs étrangers : il relève de textes anciens, et la jurisprudence y joue un grand rôle. Il vaudrait mieux disposer d’un droit immédiatement accessible et lisible. Il faudrait notamment que la loi intègre régulièrement l’acquis jurisprudentiel, ce qui n’a pratiquement jamais été fait dans cette matière. Il ne faut pas nier cependant la nécessité de la jurisprudence, surtout quand le texte de la loi est simple.

Mme la présidente Laure de La Raudière. Ne faudrait-il pas améliorer le processus d’évaluation de la loi trois ou quatre ans après son adoption plutôt que de multiplier les dérogations dans des lois de simplification touchant à de nombreux domaines ? Cette évaluation peut être délicate, pour des raisons politiques, quand il y a alternance. Mais, au-delà des enjeux liés aux changements de majorité, qu’en pensez-vous ?

M. Bruno Dondero. Il serait en effet intéressant de vérifier si la loi est effectivement appliquée. Les petites entreprises contreviennent systématiquement à certaines dispositions législatives parce qu’elles sont trop difficiles à appliquer. J’ai conscience de ce qu’il peut y avoir de choquant dans le principe d’évaluer l’application réelle de la loi, mais il est incontestable que certaines lois sont inapplicables. Il faudrait évaluer l’applicabilité d’une loi, non seulement en amont, au stade de l’étude d’impact, mais également a posteriori, à condition de distinguer soigneusement le refus d’application pour des motifs politiques de celui qui découle de raisons techniques.

Mme la présidente Laure de La Raudière. Une telle évaluation des dispositifs votés, au regard notamment de la jurisprudence à laquelle ils conduisent, serait à bien distinguer d’une évaluation de politique publique. Elle pourrait être confiée soit à l’auteur de l’étude d’impact, soit aux parlementaires.

M. Régis Juanico. Il faudrait également la distinguer du suivi des décrets d’application, déjà effectué par les parlementaires. Il faudrait un suivi supplémentaire, avec plus de recul par rapport à la date d’adoption de la loi, pour observer comme « vit » la loi adoptée.

Mme Cécile Untermaier. On pourrait imaginer confier ce soin au rapporteur de la loi, qui s’est particulièrement investi dans le travail législatif.

Mme la présidente Laure de La Raudière. Je vous remercie, monsieur le professeur, pour cette audition intéressante.

M. Bruno Dondero. Ces questions d’application de la loi sont essentielles pour les professeurs de droit.

La séance est levée à 12 heures 45.

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Membres présents ou excusés

Présents. - M. Régis Juanico, Mme Laure de La Raudière, M. Thierry Mandon, Mme Cécile Untermaier.

Excusés. - M. Étienne Blanc, M. Philippe Gosselin, Mme Marietta Karamanli.