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Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques

Mardi 15 novembre 2016

Séance de 18 heures

Compte rendu n° 82

Présidence de M. Jean-Yves Le Déaut, député, Président

Présentation, par Mme Geneviève Fioraso, députée, ancienne ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, de son rapport au Premier ministre, intitulé « Open Space : l’ouverture comme réponse aux défis de la filière spatiale »

Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques

Mardi 15 novembre 2016

Présidence de M. Jean-Yves Le Déaut, député, président de l’Office

La séance est ouverte à 17 h 15

– Présentation, par Mme Geneviève Fioraso, députée, ancienne ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, de son rapport au Premier ministre « Open Space : l’ouverture comme réponse aux défis de la filière spatiale »

M. Jean-Yves Le Déaut, député, président de l’Office. Madame la Députée, Chère Geneviève, nous sommes très heureux de t’entendre sur le rapport que tu as remis, en juillet dernier, au Premier ministre M. Manuel Valls, en présence de Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, et de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la défense, sur « Les enjeux et la prospective de la stratégie de la France dans le secteur spatial au sein de l’Europe et dans un contexte mondial. »

L’OPECST suit le secteur spatial depuis longtemps, le dernier rapport complet sur ce thème ayant été publié par les sénateurs Bruno Sido et Catherine Procaccia en novembre 2012. Une audition publique a été organisée en juillet 2015, portant sur la réorganisation de la filière industrielle, destinée à améliorer la coopération entre celle-ci et l’État. Elle a donné lieu à un rapport actualisant celui de 2012.

Le rapport que tu vas nous présenter, intitulé « Open Space : l’ouverture comme réponse aux défis de la filière spatiale », est un excellent rapport, complet et précis. Je laisse la parole à Bruno Sido, puis ensuite, tu as la parole pour nous le présenter et peut-être nous éclairer sur les enjeux de la prochaine conférence ministérielle de l’Agence spatiale européenne (ESA) prévue début décembre à Lucerne.

M. Bruno Sido, sénateur, premier vice-président de l’Office. Je rappellerai, chère Geneviève, que le rapport que nous avons présenté, avec Catherine Procaccia, sur tes conseils, a débouché sur le projet Ariane 6. Ton rapport va compléter et donner des perspectives d’avenir sur la politique spatiale. Donc, je t’écoute avec une attention toute particulière.

Mme Geneviève Fioraso, députée. Merci. Le rapport de Bruno Sido et de Catherine Procaccia, sur les changements de paradigme, en conclusion de l’audition publique de juillet 2015, préfigurait cette mission que m’a confiée le Premier ministre, au nom des trois ministres qui sont en responsabilité, dont celui chargé de l’industrie. En effet, en Europe, c’est la France qui a la filière la plus duale dans le domaine du spatial. La mission consistait à mettre l’accent sur l’aval de la filière, là où il y a beaucoup d’emplois, un marché très fort et des usages, l’objectif étant de déterminer comment accélérer la création d’emplois dans les services et les applications. Or, la France est jusqu’à présent surtout spécialiste des infrastructures et des équipements. Ce rapport voulait à la fois dresser un constat, proposer des orientations et suggérer des programmes d’actions pour la France.

Il convient de rappeler quelques chiffres : le budget public de la France, dans le domaine du spatial, c’est 2,2 milliards d’euros, budget relativement stable depuis des années. C’est ce qui fait la force de la filière car rien n’est pire que d’avoir une politique par à-coups. Le CNES est doté de 2 milliards d’euros. Les postes de dépenses du CNES se répartissent essentiellement comme suit : en premier lieu, la contribution à l’Agence spatiale européenne (ASE, ou ESA en anglais) (860 millions d’euros), en second lieu, la contribution aux lanceurs (307), ensuite la défense (202), puis les sciences et la préparation de l’avenir (180), suivies par l’observation de la Terre (159). On notera que les télécommunications (71) ne figurent qu’en huitième position. À l’échelle internationale, sans tenir compte de la Chine qui monte en puissance très fortement mais pour laquelle les données ne sont pas disponibles, la France se situe au quatrième rang en termes de budget, presque à égalité avec l’Allemagne, et derrière les États-Unis et la Russie. En dehors de l’Europe, il y a, actuellement, six pays qui sont compétitifs avec, en tout premier lieu, les États-Unis. En ce qui concerne l’ESA, le total du budget pour 2017 s’élève à 5,2 milliards d’euros. Si on additionne la France, l’Allemagne et l’Italie, cela représente 60 % du budget de l’ESA. Il est donc difficile de mener des actions sans un accord franco-allemand. Concernant la répartition des dépenses de l’ESA, figure en premier lieu l’observation de la Terre, suivie des lanceurs, avec une remise à niveau d’Ariane 5 pour qu’il reste compétitif jusqu’à son extinction et la préparation d’Ariane 6, ensuite, la navigation avec Galileo, les programmes scientifiques, les vols habités et, seulement en sixième position, les télécoms et les applications intégrées.

Avant de pouvoir développer l’aval, il faut d’abord s’assurer que l’on maîtrise le lancement. Si, aujourd’hui, les GAFA (acronyme pour Google, Apple, Facebook, Amazon) s’intéressent aux lanceurs, c’est parce qu’ils sont conscients que maîtriser l’agenda et la technologie du lancement est absolument essentiel pour assurer une souveraineté. Il est donc important qu’on ne devienne pas dépendants, aujourd’hui d’un lanceur américain, demain d’un lanceur chinois, ou après-demain d’un lanceur indien ou d’un lanceur russe amélioré, la Russie recommençant à investir dans le spatial. Compte tenu des incertitudes en matière de politique internationale, il est primordial de détenir cette souveraineté puisqu’il s’agit d’une filière duale. Or en Europe, c’est certainement la France qui a la filière la plus duale dans le domaine du spatial. Quant à la NASA, elle s’est réorganisée, en externalisant ses activités de lanceurs auprès de SpaceX et d’autres entreprises privées et cela s’accompagne d’un fort soutien de l’État fédéral et des GAFA. Ariane 6 s’est donc imposée comme une évidence en 2012.

On ne peut pas espérer gagner à l’international sans une France soudée. De ce point de vue, le cas des centrales nucléaires vendues par la Corée du Sud aux Émirats arabes unis est d’abord l’échec de l’équipe de France, et non celui de l’expertise. Échec de l’équipe qui n’existait pas à l’époque et s’avérait même au contraire plutôt conflictuelle. Il a donc été essentiel de rassembler les acteurs nationaux dans un conseil commun, le COSPACE (comité de concertation entre l’État et l’industrie dans le domaine spatial), dans lequel ont été intégrés non seulement les grands constructeurs et les équipementiers, mais également les clients. Il est toujours souhaitable, quand on a à la fois de grands industriels, des agences et des chercheurs, d’intégrer le client parce que c’est lui qui vous ramène au besoin, à ce qui se vend. Le marché, c’est tout de même ce qui permet de vendre, donc de créer des emplois.

La fédération permise par le COSPACE répondait aussi à la prise de conscience collective qu’il fallait évoluer vers un nouveau lanceur plus modulable, tel que le lanceur Ariane avec deux ou quatre propulseurs d’appoint (boosters) selon qu’il s’agit d’emporter des charges utiles plus ou moins lourdes, mais toujours dans le segment des lanceurs lourds, pour compléter et non pas concurrencer le lanceur italien Vega, celui-ci fût-il monté en puissance.

Il s’agissait aussi de disposer d’une configuration technique qui puisse être appropriée par tous les acteurs sans faire dériver le budget prévu à l’époque par l’ESA, parce que les États membres refusaient toute dérive budgétaire. En particulier, les Allemands étaient extrêmement rigoureux et exigeants sur le fait d’éviter tout dépassement budgétaire, notamment avec l’argument de ma collègue qui, à l’époque, suivait également l’aéronautique, qui avait été traumatisée par les problèmes de la construction du nouvel aéroport de Berlin. Cet aéroport a en effet vu son temps de construction et son coût multipliés par près de 10 sans pour autant savoir aujourd’hui, alors qu’il n’est pas achevé, s’il sera conforme aux normes en vigueur. On comprend donc qu’elle était un peu méfiante, mais en l’occurrence, la communauté du spatial est quand même responsable : la configuration retenue a été agréée, avec l’accord pour introduire Ariane 6 auquel est parvenu la conférence ministérielle de l’ESA au Luxembourg en 2014, après quelques discussions au niveau ministériel en 2012, en raison de la résistance à la fois des industriels et des Allemands, qui voulaient en rester à Ariane 5 ME.

Je remercie en l’espèce les industriels et les agences qui ont renoncé à leurs vacances deux années de suite, après avoir vraiment travaillé à dépasser les conflits, les rivalités et incompréhensions. Sans tomber dans une vision trop angélique des choses, tout le monde a pris conscience que, si on perdait trop de temps pour réaliser ce nouveau lanceur, si on voulait d’abord qu’il satisfasse à toutes les contraintes dès le départ, si on avait dû attendre le nouveau moteur Prometheus, en cours de développement mais qui ne sera pas dans la première version d’Ariane 6 ... et bien on serait mort avant d’être guéri.

L’idée a donc consisté à se dire : on tend vers Ariane 6 en respectant les coûts et les délais prévus, puis on lui greffera ultérieurement des évolutions qui permettront de rendre les futures versions d’Ariane 6 davantage compétitives, mais, ce faisant, on aura sauvé la filière des lanceurs européens. Je rappelle que, pour la France, il s’agit d’un enjeu essentiel : les principaux constructeurs sont situés en France, Arianespace est en France, il y a un intérêt national qui explique que la France ait été fer de lance dans cette affaire.

En résumé, le financement d’Ariane 6 et de Vega-C, est assuré par la France, l’Allemagne et l’Italie pour 80 % du total, avec, en tête, la France pour près de 50 %, puis l’Allemagne à 22 % et, enfin, l’Italie, avec un peu plus de 12 %.

J’en viens à un autre aspect de la souveraineté européenne moins souvent évoqué : on propose dans le rapport comme élément de la stratégie européenne le financement des 600 millions d’euros d’investissement nécessaires afin de moderniser le Centre spatial de Kourou dans le cadre du projet Ariane 6, notamment pour rénover le pas de tir. Il s’agit là d’un élément structurant et fondateur de l’ensemble de la filière européenne et j’ai rencontré la commissaire polonaise européenne pour lui proposer le projet EuroK 25 de modernisation du Centre spatial guyanais ; avec, en plus des 600 millions d’euros, une adaptation possible à une offre de micro-lanceurs.

En effet, se préfigurent aujourd’hui un projet de micro-lanceurs privé en Suède, ainsi que deux autres au Royaume-Uni, l’un en Cornouaille et l’autre en Écosse, qui, maintenant, correspondent à des centres de décisions différents depuis le Brexit. Il en existe également en Espagne, en Finlande... Donc, pour éviter une dispersion européenne, il nous semblait pertinent de doter Kourou de cette nouvelle faculté structurante.

Cela a été retenu dans la stratégie européenne – à un niveau certes modeste, mais ça ne devait initialement pas du tout y figurer. Celle-ci est parue il y a une dizaine de jours, et est disponible en ligne. J’ai vu à ce sujet la commissaire européenne avant d’avoir terminé le rapport, pour être sûr que nos préconisations seraient prises en compte dans la stratégie européenne et je peux dire qu’elle m’a confié s’en être inspirée. Cela a permis une certaine cohérence.

Sur la souveraineté européenne, le dernier point que je souhaiterais aborder est le dossier Galileo. Tout le monde a eu beaucoup de doutes sur Galileo. Lancé en 1999, son budget est passé de 3 milliards d’euros, voire même seulement 2 milliards d’euros je crois initialement, à 10 milliards d’euros. Mais il ne faut pas « bouder son plaisir », Galileo fonctionne, et Galileo, c’est le GPS européen. Les Américains l’ont considéré avec beaucoup de mépris initialement parce qu’ils voyaient ses débuts chaotiques et pas très convaincants. Il s’agit, là aussi, d’une filière duale, ce système de navigation et de géolocalisation pouvant interagir, à terme, avec tous les objets et systèmes embarqués, les applications de défense, l’observation de la Terre, la surveillance des frontières, etc. Et les Américains ont fini, il y a un an, par informer la Défense française que ça les intéresserait beaucoup d’avoir une redondance de leur système GPS, d’autant que Galileo, qui a démarré plus tard, bénéficie de performances supérieures en terme d’optique et de qualité d’image. C’est donc un vrai succès pour Galileo !

Il faut par ailleurs savoir que quand vous utiliserez votre système de géolocalisation, le passage entre les systèmes GPS et Galileo sera transparent. Dans la réglementation européenne, de manière sans doute un peu contraire à la culture de la DG Concurrence de la Commission européenne qui considère qu’il ne faut pas règlementer au sein de l’Europe, nous avons préconisé à la DG Croissance (Grow), la direction générale chargée des politiques dans le domaine du marché unique et de la compétitivité de l’industrie avec un tout autre état d’esprit que la DG Concurrence, de réglementer pour que les constructeurs, en particulier du secteur de la mobilité, constructeurs d’avions européens ou automobiles, aient le réflexe d’installer Galileo dans leurs systèmes embarqués connectés à l’internet et pas seulement dans les usages domestiques ou domotique. En ce qui concerne les procédés (process) industriels, l’enjeu principal sera vraiment dans la construction automobile, ce qui peut créer un point de convergence avec les Allemands pour qui, on le sait, la construction automobile est un segment industriel extrêmement important. Une telle réglementation permettrait de rendre notre industrie plus compétitive, et, pour ce qui me concerne, je considère que la mission de l’Europe est aussi et surtout de permettre de créer des emplois compétitifs et à forte valeur ajoutée. Cela n’empêche évidemment nullement de développer beaucoup de programmes à l’international dans le domaine spatial pour ce qui est de l’exploration, mais il faut néanmoins aussi savoir défendre notre industrie et nos emplois.

Vous l’avez bien compris, depuis 2012, les acteurs du numérique sont une nouvelle partie prenante dans la filière spatiale, avec un impact important. Pour vous donner une idée, aujourd’hui, le marché des métadonnées, qu’on l’appelle Big Data ou Smart Data, se compte en dizaines de milliards de dollars et est en croissance exponentielle. Aujourd’hui, ceux qui possèdent les données maîtrisent tous les segments porteurs de l’industrie, que ce soit dans le domaine de la santé, des biotechnologies avec le séquençage du génome, ou encore le spatial. Le spatial est aujourd’hui l’acteur méconnu parmi les pourvoyeurs de données ; pourtant, par exemple, pour préparer la COP 21, 54 % des données sur lesquelles s’est appuyé le GIEC provenaient exclusivement du domaine spatial, sans exclure d’ailleurs toute contribution du spatial pour les 46 % restants.

Dans votre coussin de sécurité (airbag) par exemple, comme dans de nombreuses autres applications, le spatial intervient dans votre vie quotidienne sans même que vous vous en rendiez compte. On ne communique pas suffisamment sur ce point, et c’est pourtant bien pour cela que les GAFA s’intéressent au secteur, leur travail consistant précisément à récupérer les données correspondantes, à les « marketer », à les donner gratuitement ou parfois les vendre quand ils parviennent à les valoriser. Le marché des données est un véritable marché porteur d’avenir.

Avant d’aborder les applications et services liés aux données, il faut évoquer aussi l’impact du numérique sur les technologies du spatial, avec par exemple les nouveaux véhicules, les différentes navettes spatiales qui permettront d’aller un jour sur Mars, tout ce qui est préparé par Amazon, ou par SpaceX. Ce qui nous paraît d’ailleurs parfois complètement incroyable, surtout quand on entend son patron Elon Musk expliquer que les premiers équipages qui iront sur Mars ne sont pas assurés de ne pas mourir en route, qu’une fois arrivés sur Mars, on ne sait pas trop comment ils pourront y vivre, qu’on ne sait pas très bien comment ils pourront revenir, qu’il n’est pas responsable des morts éventuelles, et qu’il ne fera pas partie d’ailleurs du premier voyage mais attendra des voyages davantage fiabilisés. Cela n’empêche pas des milliardaires de s’inscrire sur ses listes aux États-Unis, alors qu’en France, je pense qu’un tel discours serait mal reçu.

Il y a là-bas cette culture de l’aventure, qui incite à prendre des risques, à innover et à aller de l’avant. Cela attire énormément de jeunes talents. Cette nouvelle technologie ne consiste pas, en effet, seulement à débloquer des verrous technologiques, mais constitue aussi une nouvelle façon de voir l’espace. Prenons le cas des constellations de microsatellites. Lorsqu’il y a 900 nano-satellites, que quelques-uns tombent en panne n’est pas très grave, puisqu’il y en a beaucoup : c’est clairement une autre façon d’envisager l’espace, sans pour autant faire disparaitre l’ancienne. En effet, pour parvenir à atterrir sur Mars ou sur la comète Tchoury, il demeure que la technologie doit être fiable à 100 %.

Je voudrais citer, comme exemple de cette nouvelle manière de voir l’espace, l’entreprise Sodern. Entreprise de taille intermédiaire (ETI) tout ce qu’il y a de plus classique, son patron est un ancien de la DGA, elle produisait des viseurs d’étoiles à un rythme de 50 par an. Elle est maintenant en contrat avec OneWeb (dirigée par Greg Wyler) et Virgin Galactic et doit fournir 1 800 viseurs d’étoiles par an en divisant, selon les pièces, son coût par un facteur 50 à 100. C’est une révolution pour une telle ETI de 300 personnes, mais l’équipe est très motivée par l’enjeu. Ils ont recruté Vincent Dedieu, ancien de la DGA, avec la ferme intention d’atteindre l’objectif fixé avec des produits peut-être un peu moins performants mais qui devront demeurer de grande qualité. Pour cela, ils revoient l’ensemble de l’organisation de leurs procédés industriels, ils utilisent des imprimantes 3D, et, ainsi que me l’a rapporté Franck Poirrier, PDG de cette entreprise implantée en Île-de-France, ils reçoivent maintenant beaucoup de candidatures de jeunes, issus du numérique, plutôt des informaticiens de type data miners (explorateurs de données), alors qu’auparavant c’était plutôt des ingénieurs, des techniciens plus classiques. Ce mélange facilitera les évolutions technologiques.

On peut également citer l’exemple des entreprises Stratobus de Thales Alena Space (TAS), ou encore Sparrow (mot désignant en anglais un moineau), jeune pousse (start-up) portée par Airbus Safran Launchers (ASL, filiale créée il y a deux ans spécifiquement pour Ariane 6), produisant des microlanceurs et, cas rare dans le milieu, dirigée par une jeune femme diplômée d’HEC et non pas ingénieure. J’évoquerais également le projet de ballons Loon de Google auquel participe le CNES, le projet Internet.org de Facebook, auquel Apple s’intéresse aussi, Virgin Galactic avec le projet OneWeb, dans lequel Airbus Defence and Space investit 150 millions de dollars en fonds propres : si sa réussite n’est pas totalement garantie, l’entreprise a fait le pari que cela permettra en tout état de cause d’acculturer ses équipes à cette nouvelle économie. Outre TAS, y participeront également un certain nombre de sous-traitants comme Sodern, que j’ai déjà évoquée.

S’agissant de l’aval de la filière, objet principal du rapport, le potentiel économique du marché se compte en milliards de dollars : on passe donc du socle de 3,7 milliards de dollars pour le satellite et 2,1 milliards pour les lanceurs, à 123 milliards pour les services et applications. J’évoquerais aussi les satellites de navigation tels que ceux du programme Galileo, les satellites d’observation de la Terre tels que ceux du programme Copernicus, même si les marchés correspondants n’ont pas encore atteint la même maturité.  

Cela suppose d’avoir une vision complémentaire de la vision d’expert et d’ingénieur que l’on a un peu traditionnellement en Europe et, singulièrement, en France.

Parmi les initiatives européennes, on peut citer notamment le programme de financement ARTES de l’ESA, destinée à valoriser les programmes européens et l’appel à projets de la Commission européenne consacré aux applications des données de Copernicus, un formidable programme d’observation de la Terre. Ce programme a coûté quelques milliards d’euros à l’Union européenne, qui monte en puissance sur ces budgets (50 % du budget de l’ESA, un peu plus de 5 milliards d’euros par an). Mais, aujourd’hui, plus de 90 % des données de Copernicus sont valorisées par les GAFA. Un programme payé par les États européens, complètement mis en œuvre par l’Europe, bénéficie, commercialement, à 90 % aux GAFA américains, tout simplement parce qu’ils ont de l’argent et qu’ils ont mis les moyens pour rendre accessibles à des clients, parfois de façon payante, les images qu’ils traitent. L’Union européenne, de son côté, a mis Copernicus en données ouvertes (open data). C’est une plateforme ouverte mais les images ne sont pas utilisables de façon brute par les PMI-PME et les ETI européennes. Il est donc urgent, là aussi, de prendre des initiatives et c’est pourquoi cet appel à projets consacré aux applications utilisant les données disponibles a été mis en place par la Commission européenne.

Autre initiative prise en Europe : des grappes d’entreprises (clusters), dont l’une sur les FinTech au Luxembourg, bénéficiant d’une bonne compétence, celle de M. Jean-Jacques Dordain, l’ancien directeur général de l’ESA, qui a reçu une mission du gouvernement luxembourgeois. Nous sommes allés voir le cluster sur les télécom, à Harwell, en Grande-Bretagne. Ils ont eu la chance d’avoir l’excellente directrice de l’ESA, Mme Magali Vaissière, qui a choisi d’installer la direction télécom à côté d’Oxford, dans les champs. En trois ans, ils ont créé 73 jeunes pousses (start-up) et ils travaillent en réseau avec l’ensemble des centres de recherche qui sont sur le territoire. Ils y a aussi d’autres clusters, Toulouse, PACA avec la belle usine de Cannes, Bordeaux, l’Île-de-France et la Bretagne, etc.

On constate une plus grande dispersion en France en raison d’un historique et d’un investissement supérieur. Le CNES, juste après l’annonce de ce rapport, a créé une direction de l’innovation des applications et de la science. Une direction du numérique est aussi mise en place. Je ne suis pas convaincue que ce soit une bonne idée ; je pense que l’on aurait dû l’intégrer à la direction de l’innovation, et j’ai indiqué au directeur de l’innovation, M. Lionel Suchet, comment cette dernière direction monte en puissance. Le réflexe de toutes les directions du numérique, c’est de devenir une boîte noire, de s’isoler du reste de l’entreprise et de ne plus être transversale; c’est donc un petit risque dont M. Suchet est bien conscient.

Toujours en France, le ministère chargé de l’environnement et des transports a développé un petit programme de plan satellitaire en liaison avec les collectivités territoriales, pour tout ce qui concerne l’image, permettant de servir l’aménagement du territoire, l’agriculture et le développement. Le COSPACE a pris l’initiative de créer des « boosters », qui sont des plateformes au plus près des pôles de compétitivité (Aerospace Valley à Toulouse et Bordeaux, un pôle en PACA à Cannes, Bretagne – surveillance des côtes maritimes avec des applications très intéressantes –, Nantes). Ces boosters servent à alimenter en données les ETI et PMI-PME mais aussi à favoriser la création de jeunes pousses et faciliter leur accès au marché. Toutes les actions de mise en relation par les données utilisables se font par les boosters. Une plateforme de données satellitaires, PEPS (plateforme d'exploitation des produits Sentinel), a été mise en place par le CNES. Je crois en effet que nous devons intéresser nos SSII aux données issues de l’espace, alors que nous avons les plus grandes SSII du monde. L’ouverture de l’espace, c’est aussi l’ouverture à d’autres mondes et, notamment, celui du numérique et des données. Une expérimentation est lancée, sans que nous ayons déjà le modèle économique, mais nous devons nous engager en admettant que nous allons rebondir à partir de nos erreurs, et que nous peaufinerons le modèle économique au fur et à mesure, de manière interactive avec les entreprises utilisatrices. Dans le projet SparklnData, Atos a mis au point des applications avec le CNES, l’Institut géographique national (IGN), le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), deux laboratoires de recherche publique, un pôle de compétitivité et trois PME. Par exemple, la PME TerraNIS a développé des applications dans le domaine de la vigne, pour éviter d’utiliser trop de pesticides, grâce aux images et informations collectées par les satellites. C’est un exemple de ce qu’il faut faire et accélérer.

Je voudrais plus généralement rappeler l’ensemble des applications permises par les données spatiales.

Dans l’observation de la Terre, il s’agit de la prévision météo, de la cartographie, de la surveillance des risques naturels, climatiques et environnementaux, de l’aide aux populations en détresse, de la surveillance des frontières, de la défense (très haute résolution nouvelle génération, système d’alerte…).

Dans les télécoms, nous parlons de l’accès au réseau de télévision, de téléphonie fixe et mobile. Dans le positionnement (Galileo), c’est : la localisation de tout type de véhicules, la régulation des trains, notamment des TGV ; la synchronisation de greffes ; tout l’internet des objets (applications), notamment pour l’aviation et l’automobile ; la synchronisation des réseaux de distribution de l’énergie, afin d’utiliser l’énergie la moins émettrice de CO2 au meilleur moment...

Il ne faut pas oublier les applications dans les sciences enfin, facteur de fierté et de projection dans l’avenir, de rêve et de coopération internationale. Le spatial a toujours été l’une des rares disciplines dans lesquelles les Russes, les Américains et les Européens ont travaillé ensemble, même au moment de la guerre froide. Aujourd’hui, les Chinois participent à des opérations internationales avec les Russes et les Américains. C’est l’un des rares secteurs qui en même temps fait rêver et produit de l’universalité. Dans un monde tourmenté, ce n’est pas si mal. C’est un domaine où l’on voit des directeurs de laboratoire passionnés, tels Maurice Sylvestre, qui a coordonné la construction du Chemistry and Camera (ChemCam) à bord du Rover Curiosity de la NASA. Il y a des applications de santé pour vol habité, avec une filiale du CNES et d’Airbus, à Toulouse, qui teste des patients restant quinze jours sans bouger sur des lits d’eau. (En Russie, ils les laissent six mois, en France, trois semaines, mais ils titubent quand même en sortant !) Il s’agit de tester l’impact de l’apesanteur sur le corps.

Il faut savoir que notre astronaute, Thomas Pesquet, est un héros : il sait qu’il perdra 20 % de sa masse osseuse, aura un vieillissement de certaines cellules, mettra au moins six mois à récupérer sa masse musculaire – et encore, parce qu’il est en très bonne condition et qu’il va s’entraîner dans la journée. Ce n’est pas sans conséquences sur le corps. Il y a moins de conséquences qu’à l’époque de Youri Gagarine, où les astronautes étaient vraiment abîmés, très fragilisés, y compris mentalement. Aujourd’hui, c’est mieux maîtrisé, mais malgré tout, ils ne sont pas certains de ne pas avoir une baisse de fertilité après. On peut donc remercier ces astronautes. Ils étaient six mille candidats pour seulement huit sélectionnés, donc c’est vraiment une passion pour eux, et ils font cela pour l’intérêt général. Le week-end dernier, il y avait une grande manifestation à La Villette sur le spatial, et c’est un thème d’ailleurs très populaire pour tous les âges, spécialistes et non-spécialistes.

Concernant les objets connectés, il faut savoir qu’en Inde, grâce à leur téléphone connecté, les agriculteurs peuvent arroser leurs champs en tenant compte de l’information qui leur est donnée. Ces solutions mobiles, accessibles, qui vont jusqu’à l’utilisateur final, sont très conviviales et très utilisables dans les pays émergents. En France, la culture est plutôt celle du commerce interentreprises (B to B), on va rarement jusqu’à l’utilisateur final, mais c’est pourtant la culture qu’il faut que l’on acquière et qui séduira les jeunes générations, enfants du numérique (digital native).

En conclusion : il faut une ouverture aux applications nées des usages, avec une priorité aux télécom – car c’est là que le marché est le plus mature – pour lesquelles le rapport demandait 10 millions d’euros de plus. Pour l’instant, on ne les a pas, mais il n’y a pas de difficultés pour le reste ; une ouverture aux pratiques, aux cultures, et aux métiers liés au numérique, aux nouveaux modèles économiques, à la culture du risque. J’observerai d’ailleurs que la diversification et l’innovation, c’est aussi la parité, car si on touche le consommateur final, il serait bon que l’on ait aussi une consommatrice finale dans le personnel, or, pour l’instant, le domaine du spatial n’est pas très féminin…C’est, enfin, l’open space pour les citoyens.

Je crois que le Premier ministre ne s’attendait pas à ce que je lui parle autant de changements culturels. Voici un exemple : je suis allée deux fois aux États-Unis, à chaque fois après un gros écrasement (crash) des vols de SpaceX. La première fois, en juillet 2015, il s’agissait d’un lancement payé 130 millions d’euros par la NASA, donc, mettant en jeu de l’argent public. En France, je pense que j’aurais entendu des petites remarques… Là, les membres du Congrès, Républicains et Démocrates, m’ont tous dit : « Ça fait partie du processus d’innovation, c’est un dysfonctionnement, on apprendra de nos erreurs ». C’est une culture complètement différente de notre système éducatif. La culture de projet, qui intègre l’échec comme possibilité de rebond, est une chose que l’on a besoin d’acquérir. La deuxième fois, c’était pire car, en plus du lanceur, un satellite israélien de 200 millions de dollars a été détruit et le pas de tir de SpaceX a été très abîmé mais, immédiatement, on a parlé de rebond et cela n’a pas découragé les investisseurs. Et les médias suivent. Je pense qu’Arianespace, qui a fait 74 lancements de suite sans incidents, bénéficie d’un traitement complètement différent. Nos médias admirent beaucoup SpaceX mais ne tolèreraient pas le moindre incident d’Arianespace en disant : « 2,2 milliards d’euros par an, est-ce bien raisonnable vu la période ? », etc. Je ressens quand même un déséquilibre.

M. Jean-Yves Le Déaut, président de l’Office. Je vais donner la parole aux deux rapporteurs, Bruno Sido et Catherine Procaccia.

M. Bruno Sido, premier vice-président de l’Office, co-rapporteur. Je vais rebondir sur ce que tu viens de dire. Le projet Ariane 6 a été lancé en 2012. Est-ce que l’on pense toujours que c’est la bonne solution ? Est-ce que c’est un lanceur suffisamment innovant ? Où en est-on ? Pense-t-on toujours aux fusées réutilisables ? Concernant Galileo, tout le monde se demande quand il sera opérationnel. Par exemple, en agriculture, on bine mécaniquement et il faut des précisions de l’ordre du centimètre. Enfin, un sujet cher à Catherine Procaccia : quand nous étions allés aux États-Unis, nous avions beaucoup parlé de radars, pour prévoir les éventuelles collisions dans l’espace. Les satellites sont de plus en plus nombreux et certaines orbites de plus en plus saturées. Nous n’avons pas de tels radars en Europe et les Américains nous donnent parcimonieusement des renseignements vingt-quatre heures à l’avance pour prévenir une collision. Où en est-on ? Est-ce que l’on réfléchit à la façon d’être indépendants pour détecter d’éventuels risques de collisions entre satellites et déchets ?

Mme Catherine Procaccia, co-rapporteur. J’ai une question à propos de Galileo, concernant son appropriation. Si le système est opérationnel, une information sera nécessaire pour que les Européens se l’approprient et le réclament. Je considère que Sodern est une superbe réussite. Par ailleurs, j’aimerais savoir quelles suites le Gouvernement entend donner au rapport qui nous est présenté aujourd’hui.

Mme Geneviève Fioraso. Concernant Ariane 6, il y a un nouvel équilibre qui se crée, avec davantage de responsabilisations des industriels. Or il n’est pas toujours évident, pour les industriels, d’indiquer clairement aux agences spatiales si la configuration proposée leur convient, dans la mesure où ils sont également fournisseurs de celles-ci. Il y a moins d’innovations de rupture avec Ariane 6 qu’il n’y en avait avec Ariane 5. On se trouve davantage dans de nouveaux procédés industriels, une façon différente d’organiser la production. Il y avait un enjeu industriel pour l’Allemagne, du fait de l’utilisation, pour Ariane 6, de matériaux en carbone. En effet, la compétence acquise dans l’utilisation des matériaux en carbone est transposable au domaine de l’automobile, primordial pour l’Allemagne. L’accroissement des responsabilités des industriels conduit nécessairement, dans la conduite de projets, à un rééquilibrage des compétences des équipes avec les agences.

En ce qui concerne le « réutilisable », la problématique est différente aux États-Unis, avec un rythme de lancement plus élevé, et en Europe, où le modèle économique est plus difficile à rentabiliser, ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il ne faut pas l’étudier. Concernant les débris spatiaux, il s’agit d’un sujet qui comporte de multiples aspects. La France est le pays qui a la législation la plus contraignante dans ce domaine. Il existe actuellement près de 700 000 débris de plus de 1 centimètre dont l’impact peut s’avérer phénoménal, du fait de leur vitesse. En outre, ces débris gênent la visibilité pour les satellites d’observation, notamment, pour la défense. Il convient de souligner que les débris appartiennent au pays qui les a lancés. Pour l’instant, les contraintes qui ont été fixées au niveau international ne sont pas respectées. C’est également un sujet culturel. Il n’y aura pas d’appropriation du spatial par les citoyens si on leur explique que le spatial est pollué. C’est donc un sujet très important mais complexe.

Le suivi des recommandations de ce rapport devrait être assuré par le COSPACE et… par l’OPECST.

M. Roland Courteau, sénateur. Je voudrais faire quelques remarques d’ordre général. Concernant tout d’abord la culture à partager au service des citoyens européens : aux États-Unis, le peuple américain considère l’espace avec fierté. En Europe, l’espace est perçu comme un monde hors de portée du citoyen ordinaire ou qui fait peur. Il est considéré comme inaccessible, réservé aux élites, très éloigné de la vie quotidienne.

Deuxième remarque : une étude de la NSF (National Science Foundation) américaine montre que 34 % des citoyens européens ne savent pas que la Terre tourne autour du soleil, contre 22 % aux États-Unis.

Troisième remarque : si nous manquons si fortement de vocations scientifiques chez les jeunes, c’est parce que la culture scientifique permettant aux citoyens de se forger une opinion est également trop faible. Alors une question s’impose : comment attirer des vocations, des talents dans le domaine de l’espace ?

M. Patrick Hetzel, député. Je voudrais revenir sur un point mentionné dans les recommandations : la question de l’augmentation ciblée des investissements publics, nécessaire dans la filière. Cette nécessité est une opinion largement partagée, je crois, ici à l’OPECST, d’autant plus que le rapport insiste sur le fait que le spatial reste un domaine relevant de la souveraineté. La question qui se pose est : comment procéder ?

Développer davantage le volet spatial au sein de la loi de programmation militaire (LPM) pourrait être un vecteur. Il y a évidemment le vecteur du programme d’investissements d’avenir (PIA) qui existe déjà, mais on devrait peut-être aller jusqu’à sanctuariser un volet PIA spatial, car on voit bien qu’il y a des tentations, au sein du Commissariat général à l’investissement (CGI), de privilégier de nouveaux investissements, avec le risque de se retirer de là où ça marche vraiment. Or, en matière de recherche, il faut aussi travailler dans la durée. Quel est votre point de vue sur ces questions de vecteurs du financement et du montant du financement ? Quand on lit le rapport sur le volet financier, c’est assez effrayant. Lorsque l’on se rend compte que l’augmentation budgétaire des États-Unis correspond finalement à l’ensemble du budget annuel du CNES, cela fait réfléchir.

Il y a là quelque chose qui est en train de se jouer, et si nous souhaitons que la France continue d’exister de manière significative dans le concert des nations en matière spatiale, il y a une prise de conscience qui doit être davantage développée.

Mme Anne-Yvonne Le Dain, députée. Tout d’abord, je vous remercie pour ce document, qui est remarquablement agréable à lire. J’ai trois observations.

La première, qui me paraît être très française avant d’être européenne, c’est qu’on a souvent plusieurs groupes industriels compétents dans le même domaine. C’est vrai dans le domaine du spatial, de l’eau, du traitement des déchets. Ces groupes sont en compétition sur les appels d’offres des marchés étrangers.

Dans votre rapport, vous dites d’une manière très juste que la puissance publique se refuse à jouer un rôle d’arbitre et que paradoxalement, quand elle-même lance les appels d’offres, elle tente de trouver des compromis qui peuvent être moins pertinents que les solutions de chacune des entreprises concernées. Donc on a une vraie question industrielle en France concernant ces fameuses majors (grandes compagnies).

Une question subsidiaire à mon observation est : ne sont-elles pas toutes un peu trop dirigées par des ingénieurs des grands corps de l’État qui se sont connus à l’ENA ou à Polytechnique ? Je pense à la direction générale de l’armement (DGA), aux Mines… Il y a peut-être aussi, parfois, une compétition personnelle.

Cela met quand même en péril, et c’est ma deuxième observation, les sous-traitants qui peuvent être français, puisque comme vous l’avez souligné, il y a beaucoup de talents dans ce pays qui parfois créent des jeunes pousses (start-up), susceptibles de devenir des PME puis des ETI, mais restant à cette taille intermédiaire en raison de cette chape planant au-dessus d’elles.

Donc se pose une question : comment se fait-il qu’aux États-Unis, les petites entreprises arrivent à grandir, contrairement à ce qui se passe en France ? Je ne suis pas sûre que ce soit un problème de culture. En France, les jeunes, plein d’énergie, finissent, à 45 ans, par rentrer dans le rang. Avec ces grandes entreprises française, issues de la grande époque de la constitution, dans les années 1960, des grands corps de l’État et de la grande industrie française (Aérospatiale, Airbus, etc.), est-ce que nous ne sommes pas en train de nous handicaper nous-mêmes dans nos modes de gouvernance ?

Ensuite, n’y a-t-il pas également des effets de mode ? Concernant la question agricole que vous avez évoquée, je connais à Montpellier un certain nombre de jeunes pousses dans le domaine spatial et dans le domaine de l’informatique numérisée, y compris de la conduite de culture, qui ont dix ou douze ans et qui marchent très bien mais qui, à leurs débuts, étaient complètement ignorées et qui se sont débrouillées toutes seules, y compris dans le domaine de la vigne.

La question, c’est donc : pourquoi ne décolle-t-on pas malgré tous ces succès ? Pourrait-on éviter de redécouvrir l’eau chaude alors qu’on invente le monde !

M. Jean-Yves Le Déaut, président de l’Office. Je vais poser une question, complémentaire de celle de Patrick Hetzel, concernant les investissements publics ciblés, même si pour ma part je mettrais plutôt l’accent sur la préférence communautaire. Les Américains ont en matière de préférence nationale le Buy American Act. Nous, nous sommes quelquefois gentils et naïfs dans le domaine des achats ; devons-nous aller dans la même direction que les Américains ?

Deuxièmement, le Brexit aura-t-il une influence sur l’Europe spatiale et notamment sur la récupération de la maîtrise des activités spatiales duales, sur les projets de surveillance, sur les projets de communication protégée ?

En feuilletant le rapport, j’ai été frappé de lire, page 108, concernant nos deux opérateurs industriels, l’expression « le combat fratricide "perdant/perdant" ». Si c’est bien cela, je rejoins Catherine Procaccia, qui se demandait ce que l’on fait pour le rapprochement de ces partenaires.

J’ai lu également, page 110 du rapport, et cela rejoint peut-être le rapport de Patrick Hetzel et Delphine Bataille au sujet des composants critiques, qu’il y a des risques de blocage d’approvisionnement. S’agit-il de terres rares ou de composants électroniques différents, ou des colles ? Y-a-t-il vraiment un risque, et si oui, que fait-on pour s’en affranchir ?

Enfin, ma dernière question concerne les GAFA. Le fait que les microsatellites vont couvrir totalement la Terre n’entraîne-t-il pas un risque pour un segment complet de l’industrie française ? Si le prix des télécommunications ou d’internet via satellite se rapprochait des tarifs via les câbles ou les antennes terrestres, cela signifierait que quelques sociétés américaines domineraient la totalité du marché des téléphones, de la communication, d’internet, au détriment de nos opérateurs téléphoniques. Donc où en est-on aujourd’hui ?

Et, enfin, nous n’avons pas parlé de la réutilisation des étages des lanceurs. Est-ce que ce concept reste encore d’actualité ?

Mme Geneviève Fioraso. En réponse à la question concernant l’alerte, je dirai que nous disposons de la technologie. Il n’y a pas de budget à la défense pour cela, nous n’avons pas pu l’intégrer, mais le Brexit va peut-être pouvoir nous aider dans la mesure où aujourd’hui, c’est Airbus Defence and Space qui pilote un projet regroupant une dizaine de partenaires dont certains au Royaume-Uni. C’est un segment de l’alerte, mais nous ne savons pas trop ce que cela va donner. Il y a peut-être une opportunité, avec l’aide de l’Europe, de développer et de financer un tel système d’alerte. Pour l’instant c’est un choix qu’on pousse au sein de la défense, qui serait très intéressée, mais il y a clairement un problème budgétaire.

Concernant la rivalité des entreprises entre elles, par exemple la compétition entre Thales et Airbus Defence and Space : ce n’est pas un problème de grands corps, car le PDG d’Airbus, Tom Enders, est un ancien militaire allemand, un pilote, qui n’est pas issu des grands corps. C’est quelqu’un de très pragmatique, que les Allemands appellent l’ « Américain ». Le problème, c’est qu’il a une vision très mondiale et pas forcément attachée au territoire.

Cela peut être préjudiciable aux deux bouts de la chaîne, donc pour les sous-traitants, qui hésitent à dire les choses trop ouvertement. Dans sa contribution, figurant dans le deuxième tome de mon rapport, la société Sofradir dit clairement être obligée d’avoir deux chaînes de produits redondants, car leurs deux donneurs d’ordre le lui demandent, avec parfois des aides publiques sur ces deux chaînes, alors qu’une seule chaîne de produits serait peut-être plus compétitive et permettrait une mutualisation de la contribution publique. S’il ne procède pas de la sorte, le risque existe que l’un des donneurs d’ordre s’adresse à une ETI, une entreprise étrangère à la France, voire étrangère à l’Europe, ce qui s’est déjà produit ; on a des exemples avec les Américains.

Concernant la préférence européenne, l’exemple de l’Allemagne est intéressant : pour lancer un satellite de défense, il y a deux ou trois ans, elle a fait appel à SpaceX. Je me souviens, dans la dernière réunion ministérielle, avoir fait écrire au bas d’un acte (proceeding) qu’il fallait étudier la préférence européenne, mais c’est une bagarre terrible car les institutions européennes ne veulent pas que l’on écrive ça. La DG Concurrence en Europe a très bonne presse car elle veut infliger une amende à Google, c’est très bien, mais pour le reste, je suis effarée.

La création d’ASL (Airbus Safran Launchers) a été décidée avec Jean-Paul Herteman, le PDG de Safran, et avec Tom Enders, qui était représenté par Marwan Lahoud.

Cela a été décidé avec l’accord du CNES, d’Arianespace et du Gouvernement. Il y a eu une annonce à l’Élysée en 2014. La validation par l’Europe, qui voulait s’assurer que nous n’allions pas créer un important nouveau monopole, a pris deux ans.

M. Roland Courteau. Comment susciter des vocations, et notamment des vocations féminines, puisqu’on ne compte que 20 % de femmes dans le domaine spatial ? Et comment développer la culture spatiale en général ?

Mme Geneviève Fioraso. La particularité des États-Unis, c’est que la conquête de l’espace fait partie de l’histoire américaine. C’est la conquête d’une frontière de plus. Il y a un patriotisme qui pousse à planter des drapeaux américains partout. Il y a aussi des magasins, ce qui peut vous paraître trivial, où vous pouvez acheter des pyjamas NASA, des tee-shirts NASA… À la Cité des sciences il y a encore peu, la seule chose que l’on pouvait acheter concernait la NASA. Rien du CNES, rien concernant Ariane. Je l’ai dit à Jean-Yves Le Gall : à quand un pyjama rose CNES pour mes petites-filles ? La culture, ça se transmet aussi par ce qu’on appelle les produits dérivés (goodies). Le seul endroit où l’on vende quelques articles de ce genre, c’est à la Cité de l’Espace à Toulouse. Mais aux États-Unis, il y a en permanence l’installation, le magasin, le drapeau, plus le fait que ça fait partie de l’histoire du pays. Je ne dis pas qu’il faut « copier » mais je pense qu’il y a des choses à faire. Certaines associations lancent des initiatives, comme Planète, le CNES, etc. Mais il faudrait une éducation à l’histoire des sciences, dès la maternelle, dans laquelle le spatial, qui est notre secteur d’excellence, aurait toute sa place.

Par ailleurs, ce qui attire maintenant les jeunes, c’est le numérique, le fait de s’ouvrir à ces cultures nouvelles. Airbus demeure l’une des entreprises les plus prisées par les jeunes ingénieurs.

Concernant les effets de mode, ce n’est pas un hasard si les images sont nées à Montpellier où il y avait un laboratoire. Maintenant, on va aussi faire du nano-satellite à Grenoble et à Toulouse, trois centres universitaires vont travailler en réseau de manière complémentaire.

Concernant la rivalité, la compétition pénalise les sous-traitants en aval, mais également la recherche et le développement. Il faut mutualiser nos investissements entre le CNES et les industriels. Je ne suis pas du tout en phase avec le CGI qui a décidé de ne plus du tout donner d’indications sectorielles pour ses investissements dans le pays. Cela veut dire que l’aéronautique et le spatial ne sont plus mentionnés dans le PIA 3. L’idée, c’est qu’« ils ont déjà été servis », mais les « champions » industriels nationaux, il faut les suivre tout le temps. Sinon, on perd du terrain. Donc je pense qu’il y a une incompréhension. Pendant cette période, il n’y a pas eu de débat parlementaire là-dessus, en particulier à l’OPECST, et au bout d’un moment, l’Agence spatiale, comme toutes les agences, devient un corps étranger au reste, qui décide seul. Je pose une question sur la légitimité démocratique. C’est un vrai sujet. Les priorités politiques doivent être au moins validées par les politiques, or l’agence relève du Premier ministre. C’est vrai que dans cette période, il y a peut-être d’autres priorités, mais je pense qu’il y a une dérive. Et ça va être pareil pour la microélectronique. On parlait des composants critiques, les composants « durcis », ceux que l’on utilise pour le nucléaire, pour l’aérospatiale et qui sont dans le Rafale, fourni par STMicroelectronics. Or cela fait deux ans que l’on n’arrive pas à infléchir la gouvernance de cette entreprise de droit hollandais, dont la France et l’Italie détiennent pourtant 27 % du capital. Il est très difficile d’y mettre en place une gouvernance qui se projette dans l’avenir, dont la vision ne soit pas à court terme et purement financière. Mais STMicroelectronics dispose d’une expertise formidable et vient de décrocher un contrat avec SpaceX et Apple. Les Américains reconnaissent sa compétence technologique. Donc, la vigilance sur les composants critiques fait partie des enjeux de souveraineté. Si les Américains estiment que ce sont des composants stratégiques, ils peuvent refuser de les fournir.

Concernant les télécoms et la constellation de satellites pour l’accès à internet, le corps des X-Télécom est effectivement très présent. Il a convaincu l’ensemble des conseillers départementaux au Sénat qu’on allait mettre la fibre optique partout, dans tous les territoires, y compris les territoires de montagne. Pour avoir travaillé sur le sujet, je peux vous dire que c’est impossible car on ne dispose pas des 200 milliards d’euros nécessaires. Il faut accepter un panachage des solutions. Je l’ai déjà dit : le lobbying des ingénieurs X-Télécoms est extrêmement puissant en France.

Au Sénat, les présidents de conseils départementaux pensent qu’il faut fournir la même offre, de même qualité, sur tout le territoire, sous peine de faire face à de grands mécontentements. Mais il ne sera pas possible d’avoir la fibre dans les territoires les plus éloignés.

M. Bruno Sido, premier vice-président de l’Office. Je me permets ne de pas être d’accord : nous allons y arriver, à 98 %. Je parle du département de la Haute-Marne, qui a 30 habitants au kilomètre carré, et ce pour 140 millions d’euros. La montée en débit a été réalisée, ce qui était décrié par tout le monde, nous avons déroulé nos 2 000 kilomètres de fibre optique et il reste à faire le dernier kilomètre ; c’est en l’occurrence la grande région qui va le faire.

Mme Geneviève Fioraso. Il y a de nombreux départements qui ne feront pas ce choix-là. Actuellement, les constellations de satellites visent surtout les territoires du monde où il n’y a vraiment pas d’accès internet. J’ai vu des expériences en Anatolie, dans le centre de la Turquie, où l’on ne pourra jamais mettre la fibre. Mais même en France, ce ne sera pas possible partout.

M. Bruno Sido, premier vice-président de l’Office. Le satellite a des défauts : il ne pourra pas assumer, partout, tous les abonnements, qui sont limités.

Mme Geneviève Fioraso. Ce sera forcément une offre complémentaire et, pour l’instant, on n’a pas suffisamment panaché. Il faut reconnaître qu’on a une culture unique et une information unique.

M. Bruno Sido, premier vice-président de l’Office. C’est la France…

Mme Geneviève Fioraso. Concernant la réutilisation des étages des lanceurs, c’est quelque chose qui est à l’étude et qui pourra se greffer sur l’évolution d’Ariane 6.

Je ne vais pas me représenter aux prochaines législatives. Donc il faudrait que quelqu’un prenne la relève. C’est un sujet passionnant, et très important pour notre économie. Le nombre d’emplois directs – 35 000 – ne reflète absolument pas la diffusion économique, technologique, et les applications que cela peut représenter.

M. Jean-Yves Le Déaut, président de l’Office. À l’Office, depuis vingt-cinq ans, nous suivons le spatial, c’est l’un des sujets qu’il faut suivre, et Catherine Procaccia a l’intention de continuer. En tout cas, merci beaucoup pour cet exposé.

La séance est levée à 19 heures

Membres présents ou excusés

Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques

Réunion du mardi 15 novembre 2016 à 17 heures

Députés

Présents. - M. Patrick Hetzel, Mme Anne-Yvonne Le Dain, M. Jean-Yves Le Déaut, M. Alain Marty

Sénateurs

Présents. - Mme Delphine Bataille, M. Roland Courteau, Mme Catherine Procaccia, M. Bruno Sido

Excusés. - M. Gilbert Barbier, M. Michel Berson, M. François Commeinhes, Mme Catherine Génisson, Mme Dominique Gillot, M. Alain Houpert, M. Gérard Longuet, M. Pierre Médevielle, M. Christian Namy