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40ème anniversaire de la 1ère élection de Michel Crépeau à l’Assemblée nationale

Séance publique du 15 janvier 1998

Intervention à la suite de la déclaration du gouvernement sur la réforme de la justice

M. le président. La parole est à M. Michel Crépeau.

M. Michel Crépeau. Madame le garde des sceaux, je voudrais d’abord vous remercier d’avoir organisé ce débat d’idées sur la justice. C’est un problème qui nous concerne tous et qui, depuis toujours, se trouve au cœur du débat politique. En effet, ce qui est en cause, c’est la nature même de l’Etat républicain, ses pouvoirs, la liberté et la dignité des citoyens, le fonctionnement d’un grand service public qui n’est pas tout à fait comme les autres.

Dans cette indispensable démarche, je ne saurais trop vous recommander, de prendre votre temps, de ne pas céder aux modes, en particulier à ce « cirque médiatico judiciaire qui illumine l’époque de ses lampions ». (Sourires.)

La formule est celle que notre éminent confrère Me Soulez-Larivière a utilisée dans un livre remarquable qu’il a écrit sur la justice.

Il est toujours dangereux de légiférer dans l’urgence et dans la précipitation. La surabondance des textes est aujourd’hui, mes chers collègues, la forme la plus répandue et la plus courante de l’abus du droit. Qui s’y retrouve vraiment entre les directives, les traités internationaux, les lois constitutionnelles, les lois organiques, les lois tout court, les décrets, les arrêtés, les réponses ministérielles, la jurisprudence qui, bien souvent, se contredit,...

M. Robert Pandraud. Et les circulaires !

M. Michel Crépeau. ... et les circulaires, en effet, ou les décrets d’application qui, bien souvent, contredisent les textes que nous avons votés ?

M. Robert Pandraud. Absolument !

M. Michel Crépeau. Bref, nous avançons les yeux bandés dans la nuit.

Mme Véronique Neiertz. Ça, c’est de qui ?

M. Michel Crépeau. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard si Thémis, déesse de la justice, avance le glaive à la main, mais les yeux bandés.

M. Alain Tourret. Très bonne référence !

M. Michel Crépeau. Dans une affaire aussi grave, il ne s’agit pas de répondre à l’impatience de quelques-uns, mais d’agir dans la durée.

Je considère qu’un travail considérable de codification, de clarification, d’harmonisation du droit national avec le droit européen s’impose en tout premier lieu...

M. Alain Tourret. Très juste !

M. Michel Crépeau. ... et qu’il convient que nous l’entreprenions. Nous nous trouvons en effet aujourd’hui dans un état de confusion juridique qui rappelle la fin de l’Ancien Régime. Un arsenal juridique simple, moderne, accessible à tous, aux citoyens, comme aux juges et aux professionnels du droit, me paraît indispensable pour faire entrer notre pays dans l’Europe du XXIe siècle.

Il va sans dire que cette codification devra aussi traiter des nouvelles techniques - de celles de la communication, par exemple, ou de celles de la génétique -, afin qu’à défaut de pouvoir précéder l’évolution des techniques, le droit évolue tout en s’y adaptant.

Soyez, madame la ministre, la ministre des nouvelles tables de la loi, mais aussi celle de la modernité. Pour vous préciser ma pensée, je vous dirai que la réforme du droit me paraît au moins aussi urgente et aussi importante que celle de la justice.

M. Alain Tourret. Très bien !

M. Michel Crépeau. En effet, un droit clair est la condition d’une justice plus rapide et mieux comprise.

Il est aussi des réformes qui coûteront de l’argent, comme le rapport de la commission Truche le rappelle.

Vous avez consenti un effort dont je veux à mon tour vous féliciter. Mais il est des réformes indispensables qui ne sont pas nécessairement coûteuses. Elles peuvent même générer des économies substantielles alors que, finalement, elles ne sont que la mise en oeuvre de principes traditionnels de notre droit, que l’on a quelquefois tendance à oublier. C’est pourquoi je suis monté à cette tribune avec un recueil à la main. Je pourrais vous lire trois articles de la Déclaration des droits de l’homme qui suffiraient à résumer mon propos.

J’en viendrai aux faits.

Ne croyez pas que mes paroles traduisent une quelconque nostalgie du passé. Elles traduisent plutôt, de la part du vieux républicain radical que je suis, la volonté de conserver à l’Etat son rôle et à la République sa vertu.

M. Alain Tourret. Très bien !

M. Michel Crépeau. Loin du conservatisme, et au risque de passer pour iconoclaste par rapport à ce qu’on lit ou écrit trop souvent, je vous livrerai à mon tour quelques réflexions sur un sujet dont l’actualité s’est largement emparée : l’indépendance des magistrats.

Tous ceux qui ont mis une fois les pieds dans un tribunal se doivent, auprès de ceux qui ne le savent pas, de dénoncer une inexactitude : les procureurs ne rendent pas la justice ! Ce sont les magistrats du siège qui la rendent !

Les fonctions sont totalement différentes et elles l’ont été au cours des temps.

Que les magistrats du siège doivent être indépendants de l’exécutif et, surtout impartiaux, nous paraît à tous nécessaire. Mais à condition, ajouterai-je, qu’ils soient indépendants de tous les pouvoirs, y compris du pouvoir médiatique...

Mme Véronique Neiertz et M. Jean-Pierre Dufau. Très juste !

M. Michel Crépeau. ... et de la pression de l’opinion qui, dans nos sociétés modernes, joue un rôle au moins aussi important que l’exécutif ou le Parlement.

Ne cédez pas à cette habitude, à cette facilité de la pensée et du langage que nous avons à déplorer aujourd’hui et qui consiste à confondre nécessairement l’indépendance et l’impartialité.

M. Alain Tourret. Exact !

M. Michel Crépeau. M. Mazeaud a eu raison de le dire : jamais les juges n’ont été aussi indépendants...

Mme Véronique Neiertz et M. Alain Tourret. C’est vrai !

M. Michel Crépeau. ... et, quelquefois, ils n’ont jamais été aussi partiaux ! (« C’est vrai ! » sur plusieurs bancs du groupe Radical, Citoyen et Vert et du groupe socialiste.)

Je crois beaucoup plus à l’honnêteté d’Henri Emmanuelli qu’à l’impartialité du juge Jean-Pierre. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et du groupe Radical, Citoyen et Vert.)

M. Patrick Devedjian. Il faut en tirer les conclusions.

M. Michel Crépeau. L’indépendance des magistrats, ce n’est pas ce qui forme un jugement. Ce qui leur donne l’indépendance, c’est leur courage, c’est leur refus du carriérisme.

Mme Christine Boutin. Très bien !

M. Michel Crépeau. L’indépendance du jugement dans la connaissance du droit, c’est cela, l’indépendance indispensable des magistrats.

M. Alain Tourret. Excellent !

M. Michel Crépeau. Faut-il rappeler aussi - vous l’avez fait, madame le garde des sceaux, et je vous approuve - qu’un juge est avant tout le serviteur de la loi, mais de la loi démocratiquement votée par le Parlement, issu lui-même du suffrage universel ? En tout cas, la justice étant rendue au nom du peuple français, il est indispensable que, sous une forme ou sous une autre, il y ait un lien avec le peuple français que la seule réussite à vingt ans au concours de la magistrature ne suffit pas à justifier.

M. Alain Tourret et M. Louis Mermaz. Très bien !

M. Michel Crépeau. Il est des souverainetés qui ne se délèguent pas. Je vous rappelle l’article III de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen - voyez comme mes références sont anciennes mais durables : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément », et non pas implicitement.

M. Alain Tourret. Eh, oui !

M. Michel Crépeau. Madame, vous n’êtes pas seulement le ministre de la justice, vous êtes aussi le garde des sceaux de la République,...

Mme Christine Boutin. C’est vrai.

M. Michel Crépeau. ... les sceaux qui sont le témoignage physique mais aussi sacramentel de l’acte constitutif de la République et du contrat social. Et cela ne se délègue pas.

M. Alain Tourret. Très bien !

M. Michel Crépeau. Bien sûr, vous n’allez pas rendre vous-même les jugements, c’est évident. Vous ne pouvez pas non plus exercer vous-même toutes les poursuites.

J’en viens donc au rôle des procureurs. Parlons à nouveau la langue française, mes chers collègues : un procureur est un procurator. Il prend soin de quelqu’un. Il veille au respect des lois. C’est donc vous qui êtes la gardienne de la Loi fondamentale. Votre mission, c’est de faire appliquer la loi. Si vous l’oubliez, c’est tout l’édifice qui s’écroule. Vous ne pouvez pas couper le lien entre le parquet et le ministre qui a en charge la justice au nom de la souveraineté nationale, qui est responsable, en tant que membre du Gouvernement, devant le Parlement, lequel peut voter une motion de censure, et devant le peuple qui l’a élu. Vous ne pouvez pas dire : « Moi, tel Ponce Pilate, je m’en lave les mains. Les procureurs n’ont qu’à décider. Que le pays soit à feu et à sang ? Mais que les procureurs décident ! » Au nom de quoi, madame, pourriez-vous le faire ?

Mme Christine Boutin. Absolument.

M. Michel Crepeau. Vous nous dites que dans l’acte de poursuite judiciaire vous voulez donner des instructions générales. Mais un procès, c’est le procès d’un citoyen, c’est le procès d’un homme. C’est toujours un procès particulier.

M. Alain Tourret. C’est vrai.

M. Michel Crépeau. Alors que l’accusé, le prévenu, s’exprime par l’intermédiaire de son avocat et la victime par l’intermédiaire de l’avocat de la partie civile, au nom de quoi, vous, la gardienne de la loi, seriez-vous seule privée d’instance, privée de la possibilité de vous exprimer par l’intermédiaire de l’avocat général ? Car on appelle aussi le procureur l’avocat général, et on l’appelle ainsi parce que c’est lui qui vous représente. Voilà la vérité !

C’est cela le langage français, c’est cela le langage du droit.

Certes, dans la vie courante - parce que la justice, c’est aussi la vie courante -, dans 98 % des cas, vous n’avez pas besoin d’intervenir car la justice fonctionne toute seule. Mais c’est précisément dans les 2 % qui font difficulté que vous devez pouvoir intervenir pour demander l’application de la loi, pour sauvegarder l’ordre public et sauvegarder ainsi la liberté des citoyens.

Prenez l’exemple de la grève des routiers, le fait de barrer les routes avec des camions est un délit punissable, je crois de trois ans de prison. Si un procureur Rambo, parce qu’il y en a quelques-uns, à Tours ou ailleurs, envoyait ces routiers en correctionnelle, comment ferait le Gouvernement pour arrêter la grève ? Je lui souhaite bien du plaisir !

M. Robert Pandraud. Absolument !

M. Alain Tourret. Excellent !

M. Michel Crépeau. Autre exemple : les chômeurs qui s’en sont pris à la bourse du commerce, qui ont détruit des monuments publics, incendié un local habité. Pour ceux-là, c’est dix ans fermes ou plus. Avec ça vous arrêterez la grève des chômeurs ? Il faut quand même, madame le ministre, que vous puissiez dire à votre « Rambo » : « Mon cher ami, allez-y doucement ! » Ou si, au contraire, il ne fait rien, il faut que vous puissiez lui dire : « Dites donc, vous le procureur, vous dormez ? » Pour Le Pen, vous le laissez dire n’importe quoi ou vous intervenez ?

M. Robert Pandraud. Et l’OAS ?

M. Michel Crépeau. Et la liberté du citoyen, madame le ministre ? Mais c’est vous qui en êtes la garante. Ce n’est pas un procureur, ce n’est pas un fonctionnaire qui garantit sa liberté au citoyen ! C’est vous, parce que vous

êtes le garde des sceaux ! C’est l’exercice de votre responsabilité à vous qui me garantit ma liberté.

M. Alain Tourret, Mme Christine Boutin et M. Pierre

Méhaignerie. Absolument !

M. Michel Crépeau. Il faut rappeler tout cela car c’est fondamental. Toute l’histoire de nos institutions en témoigne. L’un des tout premiers débats de la III e République, portait sur l’élection des juges. On n’en est pas tout à fait là, encore qu’un système accusatoire ne présenterait pas beaucoup plus d’inconvénients qu’un système inquisitoire, mais passons... Je me contenterai de ce que le Conseil supérieur de la magistrature soit composé comme vous proposez de le faire. Mais il faut tout de même savoir qu’en France il y a des magistrats qui sont élus ! Il en est ainsi des magistrats des tribunaux de commerce, des conseils de prud’hommes, des tribunaux des baux ruraux. Les seuls qui ne le soient pas, avec qui tout lien avec les électeurs serait coupé, sont ceux-là mêmes qui peuvent vous envoyer en prison ?... Il y a là quelque chose qui n’est pas très logique.

Je vous invite instamment à réfléchir sur des promesses plus ou moins électorales qui ont été peut-être faites sans consultation suffisante des professionnels du droit. Je ne veux donc pas que vous soyez privée d’instance.

Il faut aussi que les magistrats soient responsables.

Indépendants, oui, irresponsables, non ! L’inamovibilité, est un peu le contraire de la responsabilité, et il n’y a pas d’indépendance si l’on n’est pas soi-même responsable.

Qu’est-ce donc que ce corps, où l’on entre après avoir été brillamment reçu à un concours et où l’on peut ensuite faire n’importe quoi, parce que l’on est quasiment inamovible ?

Alors, la seule façon de se débarrasser d’un incapable − il y en a, malgré le respect que j’ai pour le corps des magistrats − la manière la plus facile c’est de lui donner de l’avancement ! (Sourires.) Eh oui, on ne sort de ce labyrinthe que par le haut ! Et ça, c’est dramatique. Il conviendrait de corriger rapidement cette sorte d’anomalie.

Si vous mettez en place un nouveau Conseil supérieur de la magistrature, veillez donc à ce que cette inamovibilité, source d’irresponsabilité, soit sanctionnée !

Mais il est un domaine dont vous n’avez pas parlé, qui est pourtant essentiel − à cet égard, je salue mon ami

Alain Tourret présent sur ces bancs −...

M. Alain Tourret. Je vous remercie, mon cher collègue.

M. Michel Crépeau. ... c’est la manière scandaleuse dont la détention provisoire est utilisée. Il y a chez les magistrats une pratique, une culture du genre : « Si tu avoues, je te laisse aller chez toi, sinon tu iras en prison, puis on verra comment ça se passe. » C’est une forme moderne et inacceptable de la torture...

Mme Christine Boutin. Eh oui !

M. Michel Crépeau. ... dans une nation civilisée et qui se pratique dans la plus totale des irresponsabilités.

Il faut tout de même savoir qu’en France - mais vous, madame le garde des sceaux, vous le savez très bien puisque ces chiffres viennent de votre ministère – depuis cinq ans, onze mille personnes ont été mises en détention provisoire pour ensuite être acquittées ou bénéficier d’un non-lieu. Onze mille personnes, en cinq ans, qui ont été déshonorées, vilipendées, quelquefois par des gamins qui sortaient de l’Ecole de la magistrature ! Comme on l’a dit avant moi, il faudrait attendre au moins dix ans avant d’être juge d’instruction et pouvoir délivrer un mandat de dépôt. Et pour en rajouter, on vous met les menottes !

Quand vous arrivez en garde à vue, on vous enlève votre ceinture, vos lacets de chaussures et même vos lunettes !

Mais qu’est-ce que c’est que cette façon de traiter les citoyens français ? Et cela peut arriver à tout le monde.

C’est pourquoi, une loi qui interdirait la détention provisoire pour tous les délits passibles d’une peine d’emprisonnement inférieure à cinq ans est absolument nécessaire. (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe radical Citoyen et Vert et du groupe socialiste.) De même, il faut interdire que les journaux puissent publier des photos de présumés innocents avec des menottes. Cette forme de pilori n’est pas acceptable.

M. le président. Mon cher collègue, il faut conclure.

M. Michel Crépeau. Je conclus, monsieur le président.

Mais il y a tant de choses à dire ! J’ai cependant évoqué l’essentiel.

Je ne parlerai pas de la justice au quotidien, puisque je suis quasiment d’accord avec tout ce que vous avez dit, madame le garde des sceaux. Mais n’allez pas en conclure que je ne sais que m’opposer à vos propositions. Je vous en supplie, faites de la Déclaration des droits de l’homme votre livre de chevet car il traite admirablement de la délégation de souveraineté du peuple et de l’habeas corpus.

Ceux qui torturent injustement quelqu’un doivent en rendre compte, ils en sont responsables.

Il faut qu’avec vous, avec cette majorité dont je fais partie, la liberté progresse. Il ne faut pas que, derrière le rideau de fumée d’une indépendance qui n’existera d’ailleurs jamais totalement, on assiste à un recul du droit, des institutions républicaines et de la liberté. (Applaudissements sur les bancs du groupe Radical, Citoyen et Vert et sur plusieurs bancs du groupe socialiste et du groupe communiste.)

M. Robert Pandraud. Très bien, monsieur Crépeau !

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