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Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République

Mercredi 5 juin 2013

Séance de 18 heures

Compte rendu n° 73

Présidencede M. Jean-Jacques Urvoas, Président

– Audition de Mme Christiane Taubira, ministre de la Justice, garde des Sceaux, de M. Pierre Moscovici, ministre de l’Économie et des finances, et de M. Bernard Cazeneuve, ministre délégué auprès du ministre de l’Économie et des finances, chargé du budget, sur le projet de loi organique relatif au procureur de la République financier (n° 1019) et le projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière (n° 1011) (M. Yann Galut, rapporteur)

La séance est ouverte à 18 heures.

Présidence de M. Jean-Jacques Urvoas, président.

La Commission procède à l’audition de Mme Christiane Taubira, ministre de la Justice, garde des Sceaux, de M. Pierre Moscovici, ministre de l’Économie et des finances, et de M. Bernard Cazeneuve, ministre délégué auprès du ministre de l’Économie et des finances, chargé du budget, sur le projet de loi organique relatif au procureur de la République financier (n° 1019) et le projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière (n° 1011) (M. Yann Galut, rapporteur).

M. le président Jean-Jacques Urvoas. Nous recevons aujourd’hui M. le ministre de l’Économie et des finances, Mme la garde des Sceaux et M. le ministre chargé du budget, venus présenter à la commission des Lois le projet de loi sur la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière ainsi que le projet de loi organique relatif au procureur de la République financier, qui seront examinés en séance publique par notre assemblée à partir du 17 juin.

Je donne d’abord la parole à M. Moscovici, ministre de l’Économie et des finances, qui nous quittera ensuite pour défendre dans l’hémicycle le projet de loi de séparation et de régulation des activités bancaires, examiné en deuxième lecture.

M. Pierre Moscovici, ministre de l’Économie et des finances. Comme le disait hier Christiane Taubira dans une autre enceinte, les projets de loi que nous vous présentons aujourd’hui ne sont en rien réactionnels ou conjoncturels, mais ont au contraire une vraie ambition structurante.

C’est Bernard Cazeneuve qui, pour l’essentiel, portera ces textes, après avoir largement contribué à les préparer. Mais je souhaite pour ma part planter le décor et insister sur le contexte européen et international dans lequel ils se présentent.

Sur le plan international, le regard sur l’opacité financière est en train de changer, et une vraie dynamique est en œuvre, en Europe comme dans d’autres économies avancées, pour la faire refluer. Si, jusqu’à présent, l’absence de transparence financière et le secret bancaire étaient des anomalies tolérées, ils sont désormais plutôt considérés comme des actes de prédation et d’agression envers les finances publiques des États, et jugés insupportables à l’aune de deux exigences, celle de justice et celle du redressement des comptes publics.

Rappelons que l’an dernier, le Trésor a notifié pour 18 milliards d’euros de redressement d’impôt. Ce montant considérable équivaut au coût, l’an prochain, du crédit d’impôt compétitivité emploi.

Quelque chose d’historique – je n’ai pas peur du mot – se joue actuellement au niveau international, avec les coups de boutoir donnés contre l’évasion fiscale, les paradis fiscaux et le contournement de l’impôt. Il faut conforter cette ouverture, d’autant que la France est souvent à la manœuvre dans ce domaine.

Ainsi, c’est notre pays qui a donné l’impulsion politique en lançant des initiatives audacieuses sur plusieurs fronts. L’objectif, tant en ce qui concerne les entreprises que les ménages, est toujours le même : s’attaquer aux destinations susceptibles d’accueillir la fraude et resserrer l’étau sur les fraudeurs.

Dès le mois de novembre dernier, j’ai signé avec mes homologues britannique – George Osborne – et allemand – Wolfgang Schäuble – une lettre commune pour apporter notre soutien aux travaux de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) sur l’optimisation fiscale des multinationales. L’initiative BEPS – base erosion and profit shifting – concerne en effet ces multinationales qui paient peu, voire pas d’impôts dans des pays où leur activité est pourtant florissante, car elles transfèrent leurs profits dans des paradis fiscaux.

En avril, avec quatre grands partenaires européens – l’Espagne et l’Italie s’ajoutant à ceux que j’ai cités –, j’ai lancé une initiative commune – reprise quelques jours plus tard au conseil Ecofin – pour demander à la Commission européenne de prendre les devants en matière de transparence fiscale et de ne plus accepter de compromis sur le secret bancaire.

Depuis cette étincelle, la flamme s’est propagée, conduisant le G 20 à se prononcer pour un renforcement de la coopération fiscale et à réaliser deux avancées majeures. À Washington, en effet, les ministres des Finances ont souhaité faire de l’échange automatique d’informations un nouveau standard international, et reconnu pour la première fois le rôle des trusts et des entités intermédiaires dans la fraude fiscale, posant la question de savoir ce qui se cache derrière.

Fin avril, Wolfgang Schäuble et moi-même avons ouvert un nouveau front contre les paradis fiscaux en demandant au commissaire Barnier que l’Europe adopte une approche ambitieuse en matière de lutte contre le blanchiment d’argent des juridictions non coopératives, à l’heure où s’ouvrent les négociations sur la quatrième directive antiblanchiment. Nous avons en particulier demandé la mise en place d’une véritable politique européenne de lutte contre les paradis fiscaux et pour la transparence des bénéficiaires effectifs – sociétés, trusts et autres entités juridiques plus ou moins opaques. Cette exigence a été traduite dans les conclusions du G 7.

Enfin, le Conseil européen du 22 mai, sous l’impulsion du président de la République notamment, a confirmé le rôle de l’Europe comme fer de lance dans ce combat et lancé l’idée d’un FATCA – foreign account tax compliance act – européen.

L’enjeu est simple : changer de normes. En matière de lutte contre la fraude et l’évasion fiscales, le standard actuel est le partage de l’information à la demande. Or ce système a montré ses limites, la réponse donnée aux interrogations d’un État dépendant du contenu des conventions fiscales. Nous voulons donc remplacer ce standard trop limitatif par celui de l’échange automatique d’informations. L’Europe restera à la pointe de ce combat en faisant aboutir avant la fin de l’année la révision de la directive « Épargne », de façon à en combler les lacunes et à en étendre le champ d’application. Elle va aussi négocier avec des États tiers – Andorre, Monaco, la Suisse, le Liechtenstein – afin qu’ils avancent sur la même voie.

Mais surtout, le « FATCA européen » que j’appelais de mes vœux a commencé à prendre forme à l’issue du Conseil européen du 22 mai. La Commission européenne a d’ores et déjà indiqué qu’elle remettrait sur le métier une directive existante afin d’instaurer de manière pérenne et contraignante l’échange automatique d’informations sur tous les revenus, et non simplement sur ceux de l’épargne.

C’est dans ce contexte international en pleine mutation que vous allez examiner le projet de loi relatif à la fraude fiscale, qui s’inscrit dans la droite ligne des initiatives déjà prises par le Gouvernement depuis un an, qu’il s’agisse de la lutte contre la fraude fiscale, du paquet antifraude de la loi de finances rectificative pour 2012, du Plan national de lutte contre la fraude aux finances publiques présenté en février 2013, ou des dispositions sur la « transparence pays par pays » prises dans le cadre du projet de loi sur les activités bancaires, et qui devraient être étendues tout à l’heure aux grandes entreprises.

Je terminerai en insistant sur les deux axes qui structurent le projet de loi sur la lutte contre la fraude fiscale.

Le premier est d’ordre conceptuel. La poursuite des fraudeurs, aujourd’hui, se fait en plusieurs temps : à l’identification succède l’investigation, puis l’intervention du juge, et enfin la sanction. Or quelle que soit leur force, les opérateurs concernés restent éparpillés et agissent sans lien les uns avec les autres. Le projet de loi vise donc à mieux lier la chaîne de poursuite et à en renforcer chacun des maillons, afin de leur donner les moyens d’agir efficacement. Par exemple, la police fiscale pourra recourir, contre la fraude fiscale aggravée, à des techniques spéciales d’enquête, telles que l’infiltration ou la sonorisation.

Le deuxième axe structurant du projet de loi est le renforcement de la répression et l’adoption de sanctions plus fortes et plus dissuasives. Ainsi, le texte qualifie de circonstance aggravante de l’infraction le fait de commettre une fraude fiscale en bande organisée. Une fraude fiscale aggravée sera passible de sept ans d’emprisonnement et de 2 millions d’euros d’amende. Enfin, une personne morale condamnée pour blanchiment s’exposera à une peine de confiscation générale du patrimoine. Cela permettra de progresser dans la lutte contre les montages frauduleux faisant appel à des sociétés écrans. Plutôt, en effet, que de créer des cellules de régularisation au fonctionnement opaque, destinées aux VIP, il convient de prendre des mesures dissuasives. Bernard Cazeneuve vous confirmera qu’elles sont efficaces.

L’idée selon laquelle la lutte contre la fraude fiscale est un impératif moral rassemble désormais largement au-delà de nos frontières. Mais si on observe aujourd’hui un momentum, un élan particulier dans ce domaine, c’est aussi en raison de l’intérêt qu’elle représente pour les finances publiques. À cet égard, ce projet de loi ambitieux est une contribution de la France au mouvement qu’elle initie elle-même à l’échelle internationale.

Mme Christiane Taubira, garde des Sceaux, ministre de la Justice. Je présenterai brièvement les deux projets de loi, Bernard Cazeneuve et moi-même étant à votre disposition pour répondre aux questions.

Le panorama international esquissé par le ministre de l’Économie et des finances donne plus de relief à la démarche du Gouvernement, qui tranche avec les initiatives précédentes. Jusqu’à présent, en effet, la réponse apportée aux scandales auxquels notre société a été confrontée, et qui souvent mettaient en cause des personnalités ayant des responsabilités publiques, consistait en la présentation de textes de loi sur des problèmes très ciblés. Cette fois, le Gouvernement ne s’est pas contenté d’aggraver les sanctions pénales ou de définir de nouvelles incriminations pour s’adapter aux évolutions du phénomène, mais a préféré adopter une démarche d’ensemble, plus cohérente et plus offensive.

Comme l’a dit M. Moscovici, ces projets de loi ne répondent pas à une conjoncture. Les initiatives prises depuis plusieurs mois par le Gouvernement montrent qu’il a fait de la lutte contre la délinquance économique et financière et contre la fraude fiscale un de ses objectifs majeurs.

Nous sommes mobilisés depuis plusieurs mois. Nous avons ainsi répondu aux recommandations du groupe de travail de l’OCDE sur la lutte contre la corruption en formulant certaines propositions et en nous engageant à modifier notre code pénal. Nos services – la direction des affaires criminelles et des grâces, mais aussi le service central de prévention de la corruption, l’Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués, le pôle économique et financier de Paris – ont été rapidement mobilisés, ce qui nous a permis, malgré l’accélération du calendrier, de présenter dans les délais requis les projets de texte – projet de loi ordinaire et projet de loi organique – au Conseil d’État.

Le projet de loi organique ne comprend qu’une disposition, nécessitée par la création d’un parquet financier à compétence nationale.

Le projet de loi ordinaire contient une vingtaine d’articles, dont plusieurs sont consacrés à la possibilité, pour des associations agréées dans des conditions définies par décret en Conseil d’État, d’exercer les droits de la partie civile. Cette disposition, que nous avons proposée en octobre 2012, fait partie de notre réponse aux préconisations de l’OCDE.

Par ailleurs, le texte élargit le champ de compétences de la brigade nationale de répression de la fraude fiscale au blanchiment de la fraude fiscale complexe.

Un certain nombre de dispositions concernent spécifiquement l’administration fiscale : ce sont les articles 3, 10 et 11. L’article 3, qui modifie le code général des impôts, considère comme circonstance aggravante de fraude fiscale le fait de la commettre en bande organisée, la fraude fiscale aggravée étant désormais passible de sept années d’emprisonnement et d’une amende pénale de 2 millions d’euros. L’utilisation de techniques spéciales d’enquête sera autorisée. L’article 10 permet l’usage de sources indépendamment de leur nature – nous vous expliquerons ce que nous entendons par là –, tandis que l’article 11 modifie le livre des procédures fiscales.

Les autres articles ont principalement pour objet la création d’un procureur financier à compétence nationale. Il se voit reconnaître une compétence d’attribution pour les atteintes à la probité – corruption, conflits d’intérêts, détournement de fonds publics, favoritisme et autres actions de même nature – ; les infractions de corruption d’agent public étranger ; les délits de fraude fiscale complexe et de fraude fiscale commise en bande organisée ; et, bien entendu, le blanchiment de l’ensemble de ces infractions.

Le procureur de la République financier exercera également une compétence exclusive en matière de délits boursiers.

Par ailleurs, le projet de loi aligne le régime des personnes morales sur celui des personnes physiques s’agissant de la possibilité de prononcer une peine complémentaire de confiscation de l’entier patrimoine. Il permet la confiscation d’un contrat d’assurance-vie, étend la possibilité d’effectuer des saisies et des confiscations en valeur, et celle de confisquer des immeubles, en tenant compte de leur libre disposition et de la bonne foi d’éventuels copropriétaires. Des dispositions sont prises pour permettre l’accès de ces personnes au dossier pénal, tout en le limitant à certaines pièces pour le cas où leur bonne foi serait finalement remise en cause.

Enfin, le texte tend à simplifier l’entraide pénale internationale en matière de saisie des avoirs criminels.

Je le répète, notre démarche ne se limite pas à l’aggravation de sanctions pénales ou à la définition de nouvelles incriminations, mais vise à éradiquer le phénomène de fraude, ou du moins à le rendre à la fois plus coûteux et plus pénible socialement. Nous souhaitons rendre les sanctions effectives – notamment les saisies d’avoirs criminels –, nous équiper d’un arsenal répressif mieux adapté, et mieux coordonner l’action de l’administration fiscale avec celle des parquets, en rendant plus cohérentes les politiques fiscale et pénale.

Nous proposons donc trois modifications structurelles : la création d’un office central de lutte contre la fraude et la délinquance économique et financière ; la réorganisation des juridictions compétentes en matière de lutte contre la délinquance économique et financière ; la création du parquet financier à compétence nationale.

Les derniers articles du projet de loi tendent donc à modifier le code de procédure pénale et le code de l’organisation judiciaire pour réorganiser nos juridictions et introduire les adaptations nécessaires à la création du parquet financier. Enfin, des dispositions transitoires permettront aux pôles économiques et financiers, créés en 1975 et que nous allons supprimer, d’épuiser les procédures en cours.

Quant au projet de loi organique, il adapte l’ordonnance de 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature afin de tenir compte de la création du nouveau parquet.

M. Bernard Cazeneuve, ministre délégué chargé du budget. Je m’abstiendrai d’intervenir à ce stade, de façon à laisser le plus de place possible aux questions des députés.

M. le président Jean-Jacques Urvoas. Je rappelle que la commission des Finances s’est saisie pour avis des articles 2, 3, 10 et 11, et que nous lui avons délégué leur examen, la commission des Lois s’en tenant à un examen formel de ces articles. Sur ces quatre articles, les amendements doivent donc être remis à la commission des Finances avant samedi 8 juin, 17 heures.

M. Yann Galut, rapporteur. La présentation par le Gouvernement de ces deux textes suit une vraie logique. On ne peut qu’être stupéfait, lorsque l’on travaille sur la fraude et l’évasion fiscales, par l’ampleur des montants en jeu – même s’ils ne peuvent, bien entendu, être évalués avec exactitude – : c’est entre 40 et 80 milliards d’euros qui, selon les estimations, quitteraient ainsi chaque année la France. Les avoirs français à l’extérieur de notre pays atteindraient plusieurs centaines de milliards d’euros.

Mais depuis la crise financière survenue en 2008, on observe une prise de conscience de ce problème au niveau international. Je tiens donc à saluer la volonté du Gouvernement de faire de la lutte contre l’évasion fiscale une de ses priorités. Au moment où nous réclamons des efforts supplémentaires de la part de nos concitoyens, il serait inadmissible, en effet, de ne pas mettre tous les moyens de l’État au service de cette politique.

Ces textes constituent donc déjà une avancée très importante, mais je suis persuadé que le Gouvernement acceptera de voir les parlementaires les améliorer encore par des amendements, sans pour autant en modifier l’architecture générale.

J’entamerai ce dialogue avec le Gouvernement avec trois questions générales, auxquelles je n’attends toutefois pas nécessairement une réponse immédiate.

Le projet de loi a une double dimension, pénale et fiscale. Or les auditions que j’ai conduites avec Mme Sandrine Mazetier, rapporteure pour avis de la commission des Finances, montrent que nous devons améliorer, dans un souci d’efficacité, la coordination entre la justice et l’administration fiscale. Leurs logiques ne sont pas nécessairement les mêmes, nous le savons bien, mais leur objectif est commun. Comment envisagez-vous les évolutions nécessaires ?

Deuxièmement, chacun reconnaît aujourd’hui l’efficacité de la police fiscale, qui regroupe aujourd’hui vingt-six fonctionnaires issus aussi bien du ministère de l’Économie et des finances que du ministère de l’Intérieur et qui connaît une véritable montée en puissance. Au sein de votre ministère, monsieur Cazeneuve, le service national de douane judiciaire mène également une action très précieuse, notamment dans les affaires de « carrousel de TVA » qui ont coûté des milliards d’euros aux finances publiques. Sans doute des amendements pourraient-ils améliorer encore l’efficacité de ce service.

Troisièmement, si l’introduction de la notion de bande organisée permettra sans aucun doute de renforcer l’action de la police fiscale, des douanes et de la justice, les réseaux internationaux contre lesquels nous luttons restent très structurés et très difficiles à démanteler. Le droit français prévoit déjà, sous des conditions très précises, un statut de « repenti », notamment dans des affaires d’extorsion, de séquestration, de trafic de stupéfiants ou d’assassinat. Ne conviendrait-il pas de réfléchir à l’extension de ce statut aux domaines concernés par le projet de loi ?

Mme Sandrine Mazetier, rapporteure pour avis de la commission des Finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire. Je suis moi aussi très sensible à la volonté affirmée par l’exécutif de donner des outils nouveaux et une ampleur nouvelle à la lutte contre la fraude fiscale et la corruption. Le projet de loi comprend à cet égard des avancées très importantes.

M. Moscovici l’a dit, le travail de chaque administration participant à la lutte contre la fraude et la corruption est excellent d’un point de vue « vertical », mais il convient de renforcer le maillage entre lesdites administrations. Y aura-t-il, pour accompagner ce texte, une circulaire commune aux deux ministères, à l’instar de la circulaire Badinter-Fabius de 1981 ou de la circulaire du 5 novembre 2010 ?

Le législateur se doit de contrôler l’activité du pouvoir exécutif en matière de contrôle fiscal. Dans cette perspective, ne pourrait-on faire évoluer la composition de la commission des infractions fiscales et lui demander de remettre au Parlement un rapport sur ses activités ? Ne serait-il pas opportun de convenir également d’un rendez-vous annuel sur le pilotage du contrôle fiscal – la Cour des comptes avait consacré un chapitre à ce sujet dans son rapport public annuel de 2012 –, en particulier sur l’harmonisation des pratiques en tous points du territoire de la République ?

Enfin, le texte prend en compte l’évolution contrastée de la jurisprudence relative à l’utilisation des sources. Alors que la chambre commerciale et la chambre criminelle de la Cour de cassation ont des appréciations différentes à ce sujet, la réponse du projet de loi est équilibrée et prudente, de manière à sécuriser l’utilisation des données par les administrations et par la justice.

Cela étant, d’autres pays de l’Union européenne ont plus de latitude pour exploiter ces données considérées par certains comme illicites. En particulier, la Cour constitutionnelle allemande a estimé qu’il était conforme à l’intérêt de l’État de poursuivre un délit fiscal en se fondant sur des données achetées. La Cour européenne des droits de l’homme a jugé pour sa part que cette décision n’était pas contraire aux droits de la défense, notamment au principe de proportionnalité entre l’intérêt de l’État et des droits de la défense des personnes.

Ne pourrait-on aller un peu plus loin en ce sens dans le projet de loi ?

M. le ministre délégué chargé du budget. Les deux rapporteurs soulignent un point central du projet de loi : l’amélioration de l’articulation entre l’administration fiscale et l’administration de la justice, non seulement pour poursuivre les fraudeurs dont les délits ont été identifiés mais aussi pour mieux identifier les fraudeurs eux-mêmes.

Je confirme que ce texte traduit la volonté très forte du Gouvernement d’améliorer l’efficience des dispositifs et de mobiliser les services du fisc, de la justice et de l’intérieur contre la fraude, y compris dans ses déclinaisons les plus sophistiquées comme la fraude en bande organisée ou l’utilisation de sociétés écrans et de trusts. Les évolutions que nous engageons pour atteindre cet objectif peuvent être perçues, en raison de leur ampleur, comme une rupture par rapport à l’état du droit et par rapport à l’organisation actuelle des services.

Plusieurs éléments vont contribuer à améliorer l’articulation entre les services et l’information du Parlement sur leur action.

En amont de la transmission des dossiers au juge, tout d’abord, nous devons être plus efficients dans l’identification des fraudeurs et leur appliquer des amendes. On ne saurait opposer ce qui relève de l’administration fiscale et ce qui relève du juge puisque ces amendes ont valeur de sanction pénale.

Dans la dernière loi de finances rectificative pour 2012, nous avions déjà pris des dispositions permettant de mieux identifier les flux financiers pouvant correspondre à des fraudes fiscales. C’est ainsi que l’État peut désormais taxer à 60 % les avoirs qu’un contribuable aura déposés sur un compte à l’étranger sans être en mesure de rétablir leur traçabilité. Nous avons également inversé la charge de la preuve s’agissant du transfert de bénéfices à des filiales : ce n’est plus à l’administration fiscale de prouver que le transfert a une motivation de fraude fiscale, mais à l’entreprise d’apporter la démonstration des raisons pour lesquelles elle a procédé à ce transfert.

De même, la loi de séparation et de régulation des activités bancaires impose aux banques d’indiquer à Tracfin tous les mouvements qui pourraient révéler des fraudes fiscales, et de signaler la totalité de l’activité de leurs filiales à l’étranger.

Le présent texte va plus loin puisqu’il vise à établir comme circonstance aggravante de fraude fiscale le fait de la commettre en bande organisée ou en ayant recours à des sociétés écrans. Concernant ces affaires, la police judiciaire d’enquête fiscale pourra mobiliser des moyens qui ne lui étaient pas accessibles jusqu’à présent.

Dès lors que le parquet financier interviendra en aval et tout au long des enquêtes, nous améliorerons la relation entre la justice et l’administration fiscale, sachant que les deux administrations ont le pouvoir d’infliger des peines sévères aux fraudeurs. Dans ce dispositif, la commission des infractions fiscales constitue un filtre et non pas un écran. Les dossiers dont elle a à connaître doivent être transmis au juge en toute transparence, et le Parlement doit pouvoir s’en assurer. Nous sommes donc disposés à revoir sa composition, en adjoignant aux magistrats de la Cour des comptes et du Conseil d’État qui y siègent des magistrats de l’ordre judiciaire. Par ailleurs, il ne me paraît pas choquant que le Parlement ait connaissance des conditions de la transmission des dossiers. On lèverait ainsi certaines interrogations quant au rôle que jouerait cette commission soit pour obtenir des dossiers, soit pour éviter que certains autres ne soient transmis au juge.

En tout état de cause, le Gouvernement souhaite l’application immédiate de l’amende faisant suite au travail de l’administration fiscale et la transmission au juge de tout ce qui doit être transmis. La création du parquet financier permettra de doter l’administration judiciaire de nouveaux moyens, étant entendu que, depuis l’arrêt « Talmon » de 2008, le juge judiciaire peut se saisir des infractions de blanchiment de fraude fiscale et que l’administration fiscale lui transmet les éléments dont elle dispose pour faciliter son travail.

Enfin, la possibilité de saisir les biens des personnes morales ou physiques, y compris l’assurance-vie, en cas de constat de fraude fiscale via des sociétés écrans ou des comptes à l’étranger, sera fortement dissuasive. C’est donc un arsenal très coercitif que nous vous soumettons, et nous demandons aux fraudeurs de se mettre en conformité avec le droit dès à présent.

Mme la garde des Sceaux. Le ministère de la Justice et le ministère du Budget ont beaucoup travaillé à ce texte qui vise à mieux articuler l’action de leurs administrations respectives. Seuls un ou deux points restent à préciser, notamment la définition de la nature de l’amende pénale pour tenir compte d’une décision du Conseil constitutionnel.

Je veillerai par circulaire à ce que les parquets informent systématiquement l’administration fiscale si leurs enquêtes font apparaître des éléments permettant de présumer d’une fraude fiscale, étant entendu que c’est déjà très largement le cas.

L’article 2 étend au blanchiment des fraudes fiscales complexes le champ de compétence de la brigade nationale de répression de la délinquance fiscale, laquelle sera remodelée par décret.

Nous veillerons aussi à ce que les parquets informent l’administration fiscale de la suite donnée aux signalements qu’elle leur a faits, sachant que 97 % de ces transmissions donnent lieu à une procédure. Inversement, l’administration fiscale s’engage à informer les parquets de la suite donnée à leurs signalements.

Nous continuerons à œuvrer pour armer nos administrations des moyens et des procédures qui leur permettront d’être plus efficaces.

Nous sommes favorables, monsieur Galut, à l’extension du statut de « repenti » aux incriminations concernées par notre texte, mais la rédaction de ces dispositions est à améliorer.

S’agissant de la nature des sources, Mme Mazetier qualifie élégamment la jurisprudence de « contrastée ». Je signale par parenthèse que la Cour de cassation a consacré l’étude de son rapport annuel pour 2012 à la preuve. Nous disposons également d’une note du Conseil d’État. Nous continuerons à travailler en tenant compte d’appréciations relativement divergentes. En dépit du caractère illicite des preuves en question, peut-être pourrait-on en étendre les effets à des visites domiciliaires, par exemple.

M. Yves Goasdoué. Les nombreuses auditions auxquelles nous avons procédé m’ont permis de me forger une idée : contrairement à ce que je pensais, l’articulation entre la justice et l’administration fiscale ne pose pas de réel problème. Il faut simplement considérer les choses telles qu’elles sont : l’expertise est à Bercy, pour autant il n’y a aucune raison de ne pas poursuivre au pénal les personnes qui doivent l’être. C’est ce point qu’il nous faut travailler.

Le ministre délégué chargé du budget a évoqué une modification de la composition de la commission des infractions fiscales et une amélioration des modalités permettant de rendre compte de son action. Pour ma part, je suggère que le ministère définisse sa doctrine quant aux pénalités appliquées aux contribuables coupables d’irrégularités mais ne donnant pas lieu à transmission à ladite commission, et qu’il informe le Parlement de cette doctrine. Cela dissiperait bien des fantasmes !

Cependant, après avoir alourdi les peines et permis d’accélérer les procédures, il faudra alimenter la machine, si vous me passez l’expression. De ce point de vue, le temps n’est-il pas venu de protéger les personnes qui ont le courage de révéler des infractions – comme c’est le cas en matière de harcèlement sexuel ou moral et de corruption – via la création d’un statut général de lanceur d’alerte ? Cela donnerait du poids et de la lisibilité au texte.

Des dérives sont bien entendu possibles, car certains peuvent être tentés de s’abriter derrière un statut protecteur pour se livrer à des dénonciations abusives : c’est tout le problème de la preuve, qu’évoque le volumineux rapport de la Cour de cassation. Nous devons donc y réfléchir.

Enfin, même si M. le ministre chargé des relations avec le Parlement nous a doctement expliqué, ce matin, que la création d’un délit d’enrichissement illicite était difficile, compte tenu du problème de la charge de la preuve, je crois que nous devons y réfléchir également. Ces deux derniers points sont nécessaires, ce me semble, si nous voulons rendre pleinement efficace la coopération entre l’administration des finances et la justice.

M. Patrice Verchère. La création d’un procureur de la République financier est loin de faire l’unanimité, non seulement dans les rangs de l’opposition, mais aussi dans ceux de la magistrature. Nombreux sont ceux qui estiment que le Gouvernement entend reprendre la main sur les affaires financières en plaçant un homme de confiance, dont la compétence s’étendra sur l’ensemble du territoire national. Il s’agit, en somme, de concentrer dans les mains d’un seul homme les compétences nationales en matière de fraude fiscale et de corruption. Quelle sera l’indépendance de ce « super procureur » par rapport au pouvoir politique ? D’ores et déjà, la presse s’est faite l’écho de la possible nomination d’un magistrat proche du parti socialiste : qu’en est-il ? Quels seront par ailleurs les moyens humains à la disposition de ce procureur ? On parle d’une cinquantaine de magistrats… Enfin, quels tribunaux et juridictions entendez-vous « déshabiller » pour faire vivre ce nouveau parquet ?

M. Étienne Blanc. Le projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale présente incontestablement des éléments positifs, qu’il s’agisse de la création d’un office central de lutte contre la corruption, de la mise en œuvre de circonstances aggravantes, de l’alourdissement des peines, des techniques nouvelles, de l’ouverture aux associations de droits reconnus aux parties civiles, de la suppression des pôles économiques et financiers, de la simplification de l’organisation judiciaire et, par conséquent, de l’amélioration de la lisibilité pour les administrations partenaires ou de l’amélioration du critère de compétence des juridictions spécialisées.

La création du procureur de la République financier, elle, pose en revanche beaucoup de problèmes. En plus d’être inadaptée à la lutte contre la fraude fiscale, cette mesure me paraît être une source de complexité inutile.

Ma première question porte sur les objectifs. L’organisation judiciaire proposée traduit à mon sens une méconnaissance de la réalité des phénomènes de fraude fiscale, de plus en plus complexes. Seule l’intégration de toutes les compétences au sein d’un même parquet permet une vision globale des phénomènes de criminalité, y compris financière, et partant la cohérence des procédures judiciaires. De fait, les liens sont étroits entre la criminalité organisée et la délinquance financière : en témoignent, par exemple, la fraude sur la taxe carbone via le système du « carrousel » ou l’affaire « Virus », sans parler des délits d’atteinte à la probité des décideurs publics, qui associent souvent usage de faux et abus de biens sociaux. Or la création du parquet financier « verticalisera » les procédures au lieu d’en associer les différentes strates. Aussi l’architecture proposée, obsolète, me semble être une mauvaise réponse à une délinquance transversale et multiforme.

Ma deuxième question porte sur la volonté affichée d’une spécialisation des magistrats. Il existe déjà des magistrats spécialisés, madame la garde des Sceaux, au sein des huit juridictions interrégionales spécialisées, dites « JIRS », comme dans les pôles économiques et financiers. Beaucoup de ces magistrats sont en fonction au tribunal de grande instance de Paris, à la section financière du parquet, laquelle comprend un procureur adjoint spécialisé et huit magistrats, qui consacrent l’essentiel de leur temps au traitement des affaires financières. L’une des chambres du tribunal correctionnel est également spécialisée en ce domaine. Sur 138 enquêtes diligentées par la brigade nationale de répression de la délinquance fiscale (BNRDF) depuis sa création fin 2009, 72 – soit 52 % – provenaient de Paris. Pourquoi, par ailleurs, la spécialisation s’arrête-t-elle au parquet, sans s’étendre à l’ensemble de la chaîne pénale ?

Je suis de ceux qui pensent que le procureur financier ne sera pas plus indépendant que n’importe quel autre procureur. Il bénéficiera d’ailleurs des mêmes garanties statutaires que le procureur de Paris. Comme Patrice Verchère, je pense que cette réforme traduit une volonté de nommer, sur proposition de la Chancellerie et après avis du Conseil supérieur de la magistrature, un second procureur de la République à Paris, lequel concurrencera celui qui est actuellement en poste. Dans les procédures si particulières que j’ai décrites, comment entendez-vous renforcer l’indépendance de ce nouveau procureur ?

Pourquoi, au surplus, lui confier une part du contentieux boursier, lequel, sans se rattacher ni aux atteintes à la probité ni à la fraude fiscale, vise à garantir la transparence du marché financier et la bonne information des investisseurs et des actionnaires ? D’autres contentieux boursiers, tels que les prestations de services d’investissement délivrées sans agrément, le démarchage illégal ou la non-déclaration de franchissement de seuil ne sont pas visés par le projet de loi, et resteront donc de la compétence du procureur de Paris. Cette mesure contribuera aussi à la multiplication des interlocuteurs, parmi lesquels l’Autorité des marchés financiers et l’Autorité de contrôle prudentiel, au détriment de l’efficacité.

Que penser, par ailleurs, de l’efficacité d’un parquet autonome à compétence concurrente ? L’institution d’un acteur supplémentaire est de nature à alourdir les procédures et à générer des conflits de compétences que l’on ne pourra résoudre. J’appelle en particulier votre attention sur les infractions à la probité publique ou au code électoral. Le critère de saisine du procureur financier sera source de confusions, en raison notamment du grand nombre d’auteurs – complices ou victimes – ou de l’étendue du ressort géographique. Ce critère, de surcroît, est strictement identique à celui qui s’applique aux JIRS. La différence entre la « grande » et la « très grande complexité » d’une affaire est déjà délicate à établir dans le système actuel ; il sera tout aussi difficile, de ce point de vue, de distinguer entre les critères de complexité justifiant la saisine, soit des JIRS, soit du procureur de la République financier. En réalité, il y a fort à parier que seule la direction des affaires criminelles et des grâces de la Chancellerie sera en mesure d’arbitrer, sur la base des éléments transmis par les parquets généraux.

L’étude d’impact, enfin, fait l’impasse sur les conséquences du projet de loi pour le tribunal de grande instance de Paris, dont je rappelle qu’il est géré de façon dyarchique, par un président de tribunal et un procureur de la République. Ainsi, le siège et le parquet disposent respectivement d’un greffe et d’un secrétariat particuliers. Avec un seul magistrat du siège et désormais deux magistrats du parquet, vous affaiblirez, soit le parquet en le divisant, soit le siège en réduisant sa proportion numérique. Quel est votre sentiment sur ce point ? Au surplus, on voit mal qui pourrait arbitrer un conflit entre le procureur de la République financier et le procureur de Paris.

D’autres solutions étaient possibles pour atteindre l’objectif, évidemment louable et partagé, qu’évoquait M. le ministre de l’Économie et des finances. La première consistait à renforcer les JIRS, dont l’efficacité a été reconnue par l’inspection des services judiciaires. L’octroi d’une compétence nationale à la JIRS parisienne pour les affaires complexes, relevant de plusieurs JIRS, aurait eu le mérite de la clarté. Enfin, la création d’une structure juridictionnelle entièrement dédiée à une affaire, à l’exemple de ce que firent les Espagnols, eût également été une bonne solution. Certaines affaires, particulièrement lourdes et complexes, peuvent en effet nécessiter des formations spécifiques des magistrats.

Bref, je suis très réservé sur la création du procureur de la République financier.

M. Jean-Yves Le Bouillonnec. La lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance est un enjeu d’une importance telle qu’il justifie l’instrument que nous essayons de créer. En tout état de cause, nous engageons enfin des mesures susceptibles d’atteindre nos objectifs. En 2004, la notion de « bande organisée » faisait entrer, via la référence à l’article 706-1 du code de procédure pénale – modifié pour viser les deux dispositions concernées du code général des impôts –, l’ensemble des instruments d’enquête préliminaire dans le cadre des règles exorbitantes du droit commun en matière d’instruction. De fait, c’était sans doute la seule solution pour mener certaines investigations à bien. Je le dis avec d’autant plus d’humilité qu’en 2004, cette notion de « bande organisée » avait suscité des doutes dans la mesure où elle n’est guère définie, sinon par la jurisprudence.

L’étroitesse de ce cadre juridique a sans doute conduit le Gouvernement à préciser que la procédure exceptionnelle est applicable à l’enquête, à l’instruction et au jugement des délits visés par les articles 1741 à 1743 du code général des impôts, non seulement lorsqu’ils sont commis « en bande organisée », mais aussi « lorsqu’il existe des présomptions caractérisées que ces infractions résultent d’une des conditions prévues aux 1° à 5° de l’article L. 228 du livre des procédures fiscales, ainsi qu’au blanchiment de ces délits. » Je m’inquiète de l’éventuelle omission de certains faits dans le champ de cette procédure exorbitante du droit commun, dont je rappelle qu’elle peut être entièrement annulée si l’existence de la « bande organisée » n’est finalement pas avérée. Cette procédure, de surcroît, est de la seule initiative des services de police : elle ne requiert pas l’autorisation du procureur de la République.

Pourriez-vous par ailleurs nous préciser, madame la garde des Sceaux, la pertinence qu’il y a à créer un parquet financier à compétence nationale ? Quel lien faites-vous entre cette mesure et la réforme du Conseil supérieur de la magistrature – notamment sur les nominations, car cela peut être une réponse aux interrogations de certains membres de l’opposition – ainsi que l’abandon des instructions individuelles ? Cette dernière décision ne me semble pas facile à concilier avec la formulation, par l’État, de certains objectifs auprès d’un procureur comme celui que nous nous apprêtons à créer ou du futur procureur dépendant du parquet européen.

M. le ministre délégué. Beaucoup de questions s’adressent à Mme la garde des Sceaux, à qui je laisserai donc le soin d’y répondre. Je rappellerai seulement aux députés de l’opposition que, sur bien des affaires financières sensibles – comme l’affaire Karachi, qui fit l’objet d’une mission d’information parlementaire dans cette maison, à une époque où l’on refusait la constitution de commissions d’enquête sur des affaires en cours de procédure judiciaire –, les procureurs faisaient systématiquement appel des ordonnances prises par des juges indépendants à des fins d’enquête. Il arrivait d’ailleurs que les sources des journalistes soient auditionnées selon des procédés peu conformes à l’idée que nous pouvons tous nous faire du bon fonctionnement de la République.

M. Étienne Blanc. Faites-vous allusion aux écoutes de l’Élysée ?

M. le ministre délégué. Non, aux écoutes de journalistes qui enquêtaient sur des affaires sensibles lors du précédent quinquennat.

Bref, je me réjouis que les membres de l’opposition actuelle se posent des questions qu’ils ne se posaient guère en d’autres temps. Nous avons tous intérêt à empêcher, par la loi, que de telles pratiques deviennent des coutumes.

La question de l’articulation entre administration fiscale et pouvoir judiciaire, moins polémique, est particulièrement intéressante. Vous avez observé, monsieur Blanc, que le nouveau parquet à compétence nationale devait disposer de tous les moyens d’investigation nécessaires pour lutter efficacement contre des fraudes fiscales d’un grand niveau de sophistication. C’est là un point sur lequel nous devons effectivement nous interroger.

Si Bercy a eu jusqu’à présent le monopole des enquêtes fiscales, c’est afin d’assurer la meilleure expertise des dossiers, car celle-ci permet d’identifier la fraude et d’examiner les conditions de sa réalisation. Après application de la peine à travers une amende, Bercy transmet le dossier ainsi expertisé à la commission des infractions fiscales, laquelle le transmet à son tour au juge. L’articulation proposée permettra aux administrations de travailler ensemble : le parquet spécialisé pourra disposer des informations collectées par Bercy ; et lorsque le juge judiciaire, utilisant l’opportunité offerte par la jurisprudence « Talmon » au titre du blanchiment de fraude fiscale, décidera d’enclencher des investigations, il pourra bénéficier du concours de l’administration fiscale. La nouvelle articulation permettra donc à l’expertise que vous appelez de vos vœux d’être présente à tous les échelons de la lutte contre la fraude fiscale, au sein de Bercy comme de l’administration judiciaire. Grâce au parquet spécialisé, concurrent – mais au bon sens du terme – des JIRS, des moyens seront mobilisés sur l’ensemble du territoire pour poursuivre les fraudeurs. Enfin, une cinquantaine de postes seront créés au sein de l’administration fiscale pour améliorer les contrôles sur des dossiers très sophistiqués.

Mme la garde des Sceaux. Nous n’avons aucune réticence sur une éventuelle circulaire commune, madame la rapporteure pour avis, et nous y travaillons.

Une réflexion interministérielle a été menée sur la protection des lanceurs d’alerte, et le Gouvernement est favorable, monsieur Goasdoué, à l’introduction d’une mesure en ce sens dans le présent texte.

Le procureur de la République financier, monsieur Verchère, sera nommé dans les mêmes conditions que les autres procureurs, et comme eux pour une durée de sept ans. Si la réforme du CSM est adoptée, cette nomination sera soumise à l’avis conforme de ce dernier, comme c’est le cas pour les magistrats du siège.

J'ai entendu deux questions qui me semblent contradictoires : vous sembliez vous inquiéter à la fois de l'indépendance de ce procureur et d’une possible mainmise de l'exécutif sur lui. Si l’on souhaite que le procureur soit totalement indépendant, le projet de loi réformant le Conseil supérieur de la magistrature consolide cette indépendance. On peut aussi juger, à l’inverse, que cette indépendance n'est pas souhaitable – et telle est plutôt la position que je vous ai entendu défendre lors des débats consacrés à la réforme du Conseil supérieur de la magistrature et au projet de loi réformant les relations entre le garde des Sceaux, les parquets généraux et les parquets. De fait, vous étiez plutôt réticents à cette indépendance, arguant d'une politisation et d’une syndicalisation des magistrats pour affirmer que l'indépendance du procureur livrerait le Conseil supérieur de la magistrature et l'ensemble de la magistrature au corporatisme ; vous vous fondiez sur ces arguments pour vous opposer à ces deux réformes.

Si votre préoccupation est plutôt de savoir si le pouvoir politique aura la main sur le procureur, la réponse est : non, du fait précisément de l'indépendance qui lui sera assurée. Quant à savoir si ce procureur risque de classer des affaires même si on ne lui donne pas de consignes, aucun élément ne justifie cette hypothèse.

Monsieur Blanc, vous estimez que ce procureur n'est pas adapté, tandis que M. Le Bouillonnec demande ce qui justifie la création de cette fonction. Pour répondre à votre crainte que la verticalisation de cette compétence s'accommode mal du caractère transversal des infractions concernées, je rappelle que la compétence de ce procureur est concurrente et n’invalidera pas les procédures déjà engagées par les JIRS. Ces dernières, créées en 2004 pour recevoir les procédures présentant une très grande complexité, ne sont du reste pas mises en cause par la réorganisation. La loi supprimera les pôles économiques et financiers créés par la loi de 1975 et présents dans les tribunaux de grande instance, dont le fonctionnement est assez inégal du fait de la disparité des réalités économiques et financières sur le territoire. Les JIRS seront donc compétentes pour ces procédures d'une grande complexité et le procureur financier à compétence nationale recevra les procédures d'une très grande complexité.

Vous craignez une complication. De fait, il y aura bien à Paris deux procureurs, mais le procureur financier à compétence nationale sera placé sous l'autorité hiérarchique du procureur général. On peut certes craindre que, nonobstant la loi et ces précisions, des interrogations puissent surgir quant à la répartition des procédures entre les juridictions de droit commun, les JIRS et le procureur financier – ce qui, de fait, se produit constamment, comme l’illustre l’expérience des comités stratégiques régionaux que nous avons mis en place sur les trois ressorts de Corse, de l’agglomération de Marseille et de Paris, malgré l’amélioration des critères d’orientation des enquêtes. Dans la pratique, les JIRS font valoir qu’une affaire qui paraissait initialement très simple peut leur être transférée en cours de procédure, alors qu’il aurait mieux valu que ce transfert intervienne plus tôt – ce qui supposerait toutefois un dessaisissement quasi-systématique des juridictions de droit commun ou du pôle économique et financier, qui rendrait inutile la présence judiciaire sur l’ensemble du territoire.

Il s’agit là d’une difficulté objective. Les juges d’instruction de ressorts très différents, que j’ai largement interrogés sur ce point indiquent qu’ils auraient souhaité que les procédures leur soient transmises très vite, tout en reconnaissant qu’il est difficile d’appliquer des critères objectifs infaillibles. Il existe toutefois des mécanismes permettant de définir si une affaire relève de la compétence du pôle économique et financier, de la JIRS ou du parquet que nous créons.

Il est indiscutable qu'il faut créer ce parquet, que le Gouvernement a décidé de spécialiser sur les atteintes à la probité, lesquelles ne sont pas seulement de la délinquance économique et financière. Nous avons en revanche décidé de ne pas créer de juridiction spécialisée, qui bouleverserait l'architecture du « parquet à la française » et de nos juridictions. Depuis 1981, nous nous sommes d'ailleurs défaits, au fil des années, des juridictions spécialisées – la dernière suppression en date, celle de tribunaux militaires, étant intervenue l'année dernière. Les pôles d'instruction devront toutefois être composés de magistrats spécialisés et nous envisageons à cet effet un mécanisme d'habilitation tel qu'il en existe déjà un pour les JIRS.

Pour le reste, monsieur Le Bouillonnec, notre démarche est celle d’une cohérence d’ensemble. Le projet de loi réformant le Conseil supérieur de la magistrature vise à la fois à tenir compte de l’ordonnance de 1958, qui établit un rapport hiérarchique entre les parquets et le garde des Sceaux, et à réorganiser ce rapport en donnant au garde des Sceaux la responsabilité de la politique pénale et en laissant aux parquets généraux et aux parquets l’animation et l’exercice de l’action publique. Cette démarche est complétée, dans ce projet de loi, par l’alignement du statut du parquet sur celui des magistrats du siège.

Rien ne peut donc laisser penser que le Gouvernement créerait ce procureur par défiance vis-à-vis de l’actuel procureur de Paris, qui fait son travail sans que quiconque puisse y trouver à redire, ou avec l’intention, avouée ou non, de mettre le nez dans les affaires – il est du reste bien établi que, depuis un an, nous ne le faisons pas et le proclamons assez fort pour que, si un magistrat avait pu affirmer le contraire, il se soit d’autant moins privé de le faire que, comme vous le déclarez vous-mêmes, les magistrats s’affranchissent de plus en plus du rapport avec l’exécutif et s’affirment de plus en plus en contestant ce dernier. Si donc nous prêtions le flanc à la critique, cela se saurait.

Quant aux informations diffusées par la presse, sachez qu’il m’arrive souvent d’apprendre par ce canal des choses qui n’ont, avant comme après, aucune réalité concrète.

M. le président Jean-Jacques Urvoas. Madame la garde des Sceaux, monsieur le ministre du Budget, merci de votre disponibilité.

La séance est levée à 19 heures 40 .

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Membres présents ou excusés

Présents. - M. Erwann Binet, M. Jean-Pierre Blazy, Mme Marie-Anne Chapdelaine, M. Éric Ciotti, M. Yves Goasdoué, M. Philippe Houillon, Mme Marietta Karamanli, M. Jean-Yves Le Bouillonnec, M. Dominique Raimbourg, M. Bernard Roman, Mme Cécile Untermaier, M. Jean-Jacques Urvoas, M. Patrice Verchère

Excusés. - M. Marcel Bonnot, M. Sergio Coronado, Mme Pascale Crozon, Mme Laurence Dumont, M. Georges Fenech, M. Bernard Gérard, M. Philippe Gosselin, M. Alfred Marie-Jeanne, M. Roger-Gérard Schwartzenberg

Assistaient également à la réunion. - M. Éric Alauzet, M. Étienne Blanc, Mme Sandrine Mazetier, Mme Émilienne Poumirol