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Commission des affaires sociales

Mardi 10 juin 2014

Séance de 17 heures

Compte rendu n° 50

Présidence de Mme Catherine Lemorton, Présidente

– Audition, ouverte à la presse, de M. Michel Virville, conseiller maître à la Cour des comptes, sur la mise en œuvre du compte pénibilité

– Présences en réunion

COMMISSION DES AFFAIRES SOCIALES

Mardi 10 juin 2014

La séance est ouverte à dix-sept heures.

(Présidence de Mme Catherine Lemorton, présidente de la Commission)

La Commission procède à l’audition de M. Michel de Virville, conseiller maître à la Cour des comptes, sur la mise en œuvre du compte pénibilité.

Mme la présidente Catherine Lemorton. Nous auditionnons aujourd’hui M. Michel de Virville, conseiller maître à la Cour des comptes, sur la mise en œuvre du compte pénibilité, qui est l’une des mesures phare de la réforme des retraites que nous avons adoptée l’hiver dernier.

De par ses expériences passées, tant dans la sphère publique que dans le monde de l’entreprise, M. de Virville présentait toutes les qualités requises pour superviser la mise en œuvre de ce dispositif.

Je me réjouis que la Commission puisse l’entendre, alors qu’il vient juste de remettre – ce matin même – son rapport au Gouvernement. Il est en effet de notre responsabilité d’assurer le suivi de la mise en œuvre des textes que nous votons. Nous ferons, le temps venu, un bilan complet de la réforme des retraites. Mais parce que c’est une mesure emblématique, et parce que certains groupes arguent de difficultés à le mettre en œuvre, il me paraît essentiel que nous accordions une attention particulière au compte pénibilité.

Cette mesure, nous pouvons en être fiers : c’est une avancée très importante de notre droit social, qui permettra enfin que notre système de retraites prenne en compte la pénibilité des tâches dans le calcul de la durée de cotisation nécessaire pour obtenir une pension. Chacun sait que mieux vaut être cadre dans le sud-est de la France qu’ouvrier dans le Nord-Pas-de-Calais : en termes d’espérance de vie, la différence entre ces deux catégories est de huit à neuf ans ! Nous réparons donc une anomalie qui faisait que la durée de cotisation était identique pour tous, quelle que soit la pénibilité des métiers de chacun, et nous faisons progresser la justice sociale.

Le rapport de M. de Virville est à votre disposition dans la salle et vous a été adressé par courriel à treize heures.

Avant de vous donner la parole, monsieur de Virville, je rappelle à nos collègues qu’à l’issue de cette audition, nous nous réunirons au titre de l’article 88 du Règlement pour examiner les amendements déposés sur le projet de loi habilitant le Gouvernement à adopter des mesures législatives pour la mise en accessibilité des établissements recevant du public, des transports publics, des bâtiments d’habitation et de la voirie pour les personnes handicapées, qui sera discuté à partir de ce soir dans l’hémicycle.

Monsieur de Virville, je vous souhaite la bienvenue dans notre Commission, et vous cède maintenant la parole.

M. Michel de Virville, conseiller maître à la Cour des comptes. Je suis très heureux de l’occasion qui m’est donnée de vous commenter les préconisations que j’ai remises aujourd’hui aux deux ministres concernés sur la mise en œuvre du compte personnel de prévention de la pénibilité.

Au mois de novembre, ils m’avaient confié cette mission, conscients que si la loi fixait un cadre général d’application, sa mise en œuvre nécessitait des précisions. Je pense notamment aux dix facteurs de pénibilité physique, qui ont été dégagés par la négociation collective et confirmés par la loi sur les retraites, et qui manquaient d’une définition et de seuils permettant leur application à l’acquisition de points, susceptible d’ouvrir des droits individuels.

La question était même plus large, puisque la déclaration d’exposition doit être faite par les employeurs pour leurs salariés, et que la loi ne précise pas – ce qui est tout naturel – les conditions dans lesquelles cette évaluation doit s’opérer. Par conséquent, il revient aux textes réglementaires de le faire.

La concertation que j’ai conduite a commencé dès que possible, c’est-à-dire dès que la loi sur les retraites a été validée par le Conseil constitutionnel et publiée. Je ne pouvais en effet prendre contact avec les partenaires concernés sans disposer du socle d’un texte de loi définitivement établi.

J’ai conduit cette concertation en deux temps. J’ai d’abord entendu les partenaires représentatifs au niveau national, ainsi qu’un certain nombre de praticiens et d’experts. Sur cette base, et c’est une originalité, j’ai conçu une première maquette de ce que pourrait être le dispositif, que j’ai largement distribuée et rendue publique. Je me félicite de cette procédure, qui a permis à tous les interlocuteurs de se situer, non par rapport à des questions théoriques ou de principe, mais par rapport à une première esquisse de ce que pouvait être le dispositif. J’ai ainsi obtenu des réactions beaucoup plus synthétiques et beaucoup plus pratiques. Je n’ai pas limité la consultation aux partenaires représentatifs au niveau national : j’ai rencontré beaucoup de branches. Nous avons par ailleurs – je dis « nous », car c’est un travail collectif, que j’ai mené en étroite relation avec les administrations concernées, la direction de la sécurité sociale (DSS) et la direction générale du travail (DGT) – rencontré de nombreuses entreprises, que nous avons interrogées sur la mise en œuvre du compte.

Si les préconisations que j’ai remises ce matin reflètent un jugement qui est le mien, et qui n’engage que moi à ce stade, elles donnent donc aussi corps aux nombreuses remarques qui m’ont été faites par les uns et les autres. Comme souvent en matière de protection sociale et de droit du travail, les positions sont parfois contradictoires – mais c’est la règle du jeu. En revanche, j’ai été surpris de voir que certaines questions ou difficultés pratiques étaient soulevées par beaucoup d’interlocuteurs, quelle que soit leur nature – syndicale ou patronale.

Comment résumer les propositions qui vous sont faites ? Ma première préoccupation est une préoccupation de fond, qui résulte des orientations que j’ai discutées avec les deux ministres, mais aussi de ma propre expérience pratique. J’ai cherché à donner à ces conditions de mise en œuvre le maximum d’efficacité du point de vue de la prévention. La compensation des inégalités entre les salariés est une chose, mais mieux vaut encore que le problème ne se pose pas, et que la prévention ait permis d’écarter la difficulté à la source. Mon premier souci a donc été de faire en sorte que le dispositif accélère les efforts de prévention, et bien entendu ne les obère pas là où ils ont déjà été engagés, ce qui est fréquemment le cas. Je reviendrai dans un instant sur la façon dont ce premier objectif a pu être atteint.

Le deuxième objectif est évidemment la recherche de la simplicité, en particulier du point de vue des procédures et de l’administration des mesures : il s’agit de faire en sorte qu’un minimum de « bureaucratie » soit attaché à la mise en œuvre de la disposition pour les entreprises. Cet aspect est lui-même lié à celui du contentieux. Toute mesure ouvrant des droits provoque un certain volume de contentieux – c’est inévitable. Mais il est évident que l’efficacité du dispositif se mesurera aussi à l’aune des contentieux qu’il ne suscitera pas. Je me suis donc efforcé de créer les conditions qui permettent de minimiser les contentieux – c’est le troisième objectif.

J’en viens maintenant à ce qui constitue moins un rapport, eu égard à la modestie du document, que des préconisations opérationnelles, formulées dans un langage aussi simple que possible, qui visent à bien définir l’ensemble des conditions d’application de la mesure.

Une première section concerne la façon dont la pénibilité devrait être mesurée. Après mûre réflexion avec l’ensemble des partenaires, je préconise le recours à une moyenne annuelle. Les employeurs n’auront ainsi qu’une fois par an à indiquer l’exposition des salariés à la pénibilité ; ils le feront sur la base d’indicateurs mesurés en moyenne sur l’année, qui seront la plupart du temps l’expression des conditions habituelles de travail des salariés concernés. Dans la mesure où les salariés occupent le même emploi, elles ne devraient donc pas varier sensiblement d’une année sur l’autre.

Un point doit être clair : la pénibilité recouvre toujours l’identification de deux réalités. D’abord une intensité physique – il peut s’agir des poids que l’on manœuvre, de postures pénibles, d’une certaine répétition du travail pour le travail à la chaîne, avec un certain temps de cycle. L’objectif de la mesure est de viser une forte exposition, au-dessus d’un certain seuil d’intensité physique. Ensuite, cela doit s’inscrire dans le temps. Pour être dans une situation de forte exposition, il faut aussi que cette exposition soit durable, et qu’elle représente une certaine fréquence ou une certaine durée dans l’année.

Nous avons donc deux indications, une indication d’intensité et une indication de durée, et ceci en moyenne annuelle.

Vous trouverez en pages 4 et 5, dans les paragraphes intitulés « D », les dix facteurs de pénibilité. Je rappelle que je n’ai fait que reprendre les facteurs définis par la négociation collective et figés par la loi. Pour chacun des facteurs, vous trouverez d’une part une esquisse de définition, et de l’autre une indication sur les seuils d’intensité physique et de durée. Je reviendrai dans un instant sur les seuils de durée, qui ont fait l’objet de nombreuses discussions avec nos partenaires.

Une dernière question se pose au sujet des modalités de mesure : celle du traitement des contrats précaires – contrats à durée déterminée (CDD) ou contrats d’intérim. Je l’ai dit, nous faisons une moyenne annuelle. Or beaucoup de contrats précaires sont infra-annuels. Ma première préconisation est de ne pas retenir les contrats inférieurs à un mois. En effet, cela conduirait à faire beaucoup de bureaucratie pour peu d’effets en termes de droits octroyés. Je recommande donc au Gouvernement – c’est un choix – de ne pas octroyer de droits pour les contrats inférieurs à un mois. Pour tous les contrats supérieurs à un mois, qu’il s’agisse de CDD ou d’intérim, je propose en revanche – ce qui est assez simple – de proratiser les seuils. Il faut 600 heures de manutention manuelle dans l’année – soit sur douze mois – pour se situer au-dessus du seuil. Pour un contrat de trois mois, on retiendra donc le quart de 600 heures, soit 150 heures. Si l’intéressé a fait 150 heures de manutention dans le cadre de son contrat de trois mois, celui-ci est au-dessus du seuil temporaire. Lorsque le contrat ainsi proratisé est supérieur au seuil, l’employeur doit cotiser – comme il le ferait pour un contrat à durée indéterminée. Les formalités s’arrêtent là pour l’entreprise ; la caisse d’assurance vieillesse recevra l’ensemble de ces déclarations et fera éventuellement le total des déclarations pour la même personne physique et pour le même facteur dans une seule année ; elle vérifiera pendant combien de temps les titulaires de contrats précaires se trouvent exposés, et octroiera un point trimestriel chaque fois que l’intéressé aura été exposé plus de trois mois à une pénibilité. Je reprends l’exemple de la manutention manuelle, qui est un peu le symbole de la pénibilité physique : supposons que le salarié se trouve au-dessus des seuils proratisés concernés dans le cadre de deux contrats, un de trois mois et un de quatre ; cela correspond à deux périodes de trois mois ; deux points trimestriels lui seront donc acquis. Comme vous le voyez, les CDD et l’intérim sont un peu mieux traités que les contrats à durée indéterminée (CDI), puisqu’ils peuvent acquérir des points trimestriels, et qu’il y a une certaine progressivité, qui tient à la nature même de ces contrats précaires, qui sont des contrats plus courts. Par ailleurs, le financement du régime des précaires – intérimaires et CDD – est entièrement assuré par des cotisations assises sur les contrats précaires, et même par certaines cotisations qui ne seront pas productrices de points. D’une certaine manière, les cotisations sur les contrats précaires financent donc en partie l’équilibre d’ensemble du régime.

Pour les déclarations, nous avons retenu la solution la plus simple possible pour les entreprises. Sachant que ce sont les logiciels de paye qui sont en cause lorsqu’il s’agit de cotiser et de produire la déclaration annuelle des données sociales (DADS), et demain la déclaration sociale nominative (DSN), à partir de laquelle les caisses constitueront les comptes personnels de prévention de la pénibilité, une couche logicielle – qui n’est pas très complexe – devra être ajoutée au logiciel de paye. Elle permettra de déclarer l’exposition des salariés exposés au-delà des seuils, qu’ils soient en CDD ou en CDI, d’assurer le paiement des cotisations, de produire la DADS correspondante, de l’adresser à la caisse et d’imprimer la fiche individuelle d’exposition de chaque salarié. La production de cette dernière n’implique donc aucune formalité substantielle supplémentaire pour les employeurs. En revanche, il existe bien une fiche individuelle accessible au salarié, qui lui est transmise une fois par an et lui permet de prendre connaissance de la façon dont sa situation a été déclarée par l’employeur. Nous concilions ainsi deux impératifs : la bonne information du salarié et un minimum de formalités pour les entreprises.

Je serai moins disert sur la deuxième partie, qui est beaucoup plus encadrée par le texte de la loi. Elle concerne l’ouverture et l’abondement du compte personnel de prévention de la pénibilité. Comme je vous l’ai indiqué, les points sont des points trimestriels. Un certain nombre d’indications sont données sur le plafonnement de ces points, prévu par la loi. Après l’acquisition d’un certain nombre de points, le salarié ne reçoit plus, en effet, de points supplémentaires. Le plafond qui a été retenu est de 100 points, sachant que 20 sont mis en réserve pour financer une formation. Il s’agit d’aider les salariés à sortir des situations de pénibilité, et d’éviter que l’ensemble des points ne soit utilisé pour un départ anticipé à la retraite. Là encore, c’est une orientation en faveur de la prévention.

Le deuxième paragraphe – B2 – prévoit une bonification pour l’acquisition de points pour les salariés les plus âgés, avec des réserves de points pour la formation atténuées à partir de 52 ans et supprimées à partir de 55 ans, et une accélération de la cotisation au-delà de 59 ans et demi, qui permettrait un doublement du rythme d’acquisition des points.

J’en viens aux facteurs et aux seuils. Il y a presque deux mois, j’avais donc remis à l’ensemble des partenaires une première maquette. Celle-ci était fondée sur une déclaration mensuelle des expositions, évidemment plus lourde pour les entreprises. La densité temporelle qui y était associée était de 80 heures, soit à peu près 900 heures annuelles. Vous constaterez cependant que tous les seuils que je propose ne s’élèvent pas à 900 heures. Ce chiffre avait pris une allure de position de principe dans les discussions avec les organisations patronales ; mais s’il est raisonnable pour certains facteurs, il ne l’est pas pour d’autres. Il y a donc trois facteurs pour lesquels un autre seuil a été retenu.

Le premier est la manutention manuelle. Si l’on regarde le temps passé à des tâches de manutention par les salariés qui y sont le plus exposés, par exemple ceux des centres logistiques ou les déménageurs, on constate que pratiquement personne ne fait plus de 900 heures annuelles – cela n’existe pas. J’ai donc retenu un seuil de 600 heures, qui correspond aux salariés fortement exposés, qui représentent une proportion non négligeable des salariés accomplissant des tâches de manutention importantes.

J’ai également retenu un seuil de 600 heures pour l’exposition au bruit. On le sait, le bruit peut produire des effets sur la santé, même pour des expositions relativement courtes, pour peu qu’il soit suffisamment fort. Or le code du travail définit la pénibilité comme l’exposition à un ou plusieurs facteurs de risques susceptibles d’avoir une incidence durable, identifiable et irréversible sur la santé, avec des effets sur l’espérance de vie.

Enfin, je propose un seuil de 450 heures pour les vibrations. L’exposition aux vibrations recouvre deux types de situations : soit le salarié travaille sur un tracteur ou un camion, les vibrations impliquant l’ensemble du corps, soit il utilise un outil avec un moteur, et c’est le bras qui vibre sous l’effet du moteur. Pour prendre un exemple qui m’est familier compte tenu de mon origine basse-normande, c’est le cas dans les éparages de haies. 450 heures de vibrations – qu’elles soient du premier ou de second type – représentent déjà une exposition sensible.

Diminuer le seuil constitue bien sûr une incitation à la forme de prévention la plus élémentaire, qui consiste à répartir le travail pénible entre plusieurs salariés. Elle n’exige aucun investissement matériel, mais simplement des mesures d’organisation du travail.

La concertation a été vraiment utile. C’est suite aux remarques qui m’ont été faites que le seuil du facteur d’exposition au bruit a été modifié, ou que des modifications ont été apportées concernant le travail de nuit. La définition que j’adopte pourrait paraître différente de celle du code du travail. Si je « transite » par la définition du code du travail, je ne retiens en effet comme travail de nuit, du point de vue de la pénibilité, que les cas où le salarié est privé de sommeil. Selon les médecins et les spécialistes des conditions de travail, c’est la dette de sommeil qui est susceptible de favoriser des problèmes cardio-vasculaires, voire des cancers, chez les travailleurs de nuit. Cela recouvre deux situations : le travail de nuit fixe, pour les personnes travaillant ordinairement de nuit, et le travail de nuit occasionnel, dont les incidences sur la santé sont au moins équivalentes. Je vous renvoie ici aux paragraphes D8 et D9.

Je terminerai sur les agents chimiques, qui sont sans doute le facteur le plus difficile à « mettre en forme » d’une façon à la fois simple pour les entreprises et suffisamment rigoureuse pour fonder un droit individuel. Je préconise de retenir la méthode utilisée par ceux qui sont chargés de la prévention dans les entreprises. Il existe une dizaine de questions types, dont nous avons dressé la liste, et un organigramme qui permettent de caractériser l’exposition aux substances chimiques d’une manière qui contourne la difficulté de la mesure des substances. Ce point était très important ; j’ai essayé de faire en sorte que tous ces facteurs soient rédigés dans une langue qui soit celle du terrain, des ateliers, des chantiers, des usines ou des centres commerciaux, et qu’il ne soit pas fait appel à une mesure qui ne soit pas usuelle dans la pratique professionnelle. Par exemple, les tonnages journaliers sont une donnée que chacun sait mesurer dans un centre logistique ou un supermarché. Nous nous en sommes tenus à ce type de facteurs, et nous sommes efforcés de « coller » au plus près à ce que chacun – employeur comme salarié – peut à la fois mesurer et vérifier.

Encore une fois, ces préconisations n’engagent que moi. J’ai conduit ce travail en concertation avec les partenaires extérieurs, mais aussi en relation avec les administrations concernées, en particulier la DGT, chargée de l’élaboration du décret sur les expositions, avec qui nous avons travaillé main dans la main. Si les ministres suivent ces préconisations, ils devraient donc être en mesure de prendre rapidement les textes d’application de la loi.

Si j’insiste sur ce point, c’est parce que les entreprises ont besoin d’un peu de temps pour se préparer à l’application de ce dispositif. Il est donc essentiel que l’ensemble des dispositions nécessaires soient arrêtées dès le mois de juillet, afin qu’elles puissent travailler en sécurité, en sachant comment le dispositif s’appliquera.

Je conclurai sur deux points.

Toute la politique de prévention des entreprises est assise sur un document, le document unique de prévention. Un quart des entreprises l’ont aujourd’hui mis en place de façon solide ; les trois quarts l’ont préparé de façon plus superficielle. Ce dernier chiffre est celui des experts-comptables, qui est représentatif de la situation de nombreuses petites entreprises. Ce document est en interaction immédiate avec ce dont nous parlons. Je propose donc que les décrets insistent sur cette cohérence, qui est très utile pour la politique de prévention des entreprises : c’est un signe de la façon dont j’ai essayé de m’assurer que ce dispositif soit un levier pour l’accélération de la prévention. C’est aussi un élément important pour les entreprises en cas de contentieux : la cohérence entre les déclarations d’exposition individuelle et ce qui figure dans le document unique de prévention, également établi sous la responsabilité du chef d’entreprise, sera une présomption en cas de contestation du caractère loyal de la description donnée par l’entreprise.

Le second point concerne l’application du dispositif sur le terrain. Vous l’avez vu, c’est un référentiel interprofessionnel que je propose : il est le même quelle que soit la branche – boulangerie, centres commerciaux, lignes de montage… Je suis convaincu – et tous les employeurs que j’ai rencontrés le sont, notamment dans les petites et moyennes entreprises (PME) – qu’il faut accompagner ce référentiel, qui est de la responsabilité des pouvoirs publics, d’un mode d’emploi exprimé dans la langue de chacun des métiers, qu’ils soient individuels ou collectifs, à la fois pour accélérer la réflexion des entreprises et pour assurer une vraie cohérence dans les modalités d’application. Il s’agit de modes d’emploi patronaux, la loi ouvrant par ailleurs la possibilité d’une négociation de branche. Chacun souhaite évidemment que celle-ci ait lieu, mais cela prendra du temps. Pour pouvoir accompagner la mise en place du dispositif l’année prochaine, il faut donc que ces modes d’emploi soient élaborés rapidement ; cela ne prend que quelques mois. Le secteur de la boulangerie nous en offre un bon exemple.

Enfin, je suggère de laisser aux entreprises la possibilité de faire leur déclaration jusqu’au 1er juin 2015. Nous nous donnerions ainsi les premiers mois de l’année pour leur permettre de s’acclimater au dispositif et de recevoir les couches logicielles nécessaires. Ce n’est pas un recul des droits pour les salariés – ceux-ci seront bien ouverts à compter du 1er janvier 2015. Simplement, cela confère un peu plus de temps pour l’élaboration de ces modes d’emploi, par lesquels les branches professionnelles donneront aux entreprises les indications nécessaires pour traduire dans leurs pratiques le référentiel interprofessionnel.

Pardonnez-moi d’avoir été un peu long, mais ces sujets techniques exigent un peu de temps si l’on veut être aussi clair que possible.

Mme la présidente Catherine Lemorton. Vous êtes tout excusé : il fallait prendre le temps de l’explication sur ce sujet qui a fait l’objet de débats autrement plus longs lors de la discussion du projet de loi.

Dès le début de la mandature, nous avons ramené à 60 ans l’âge du départ à la retraite pour les carrières longues. Plus les carrières sont longues, et plus on peut penser qu’il existe un ou plusieurs facteurs de pénibilité. C’était donc une manière de répondre – certes partiellement – à cette préoccupation.

Nous vous remercions pour votre présentation très claire, qui ouvre des pistes au Gouvernement, mais aussi au législateur.

Je donne maintenant la parole aux groupes, en commençant par le groupe SRC dont l’orateur, M. Michel Issindou, fut le rapporteur du projet de loi sur les retraites.

M. Michel Issindou. Merci pour votre remarquable travail, monsieur de Virville. Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement. Vous l’avez parfaitement énoncé ; c’est la preuve que vous avez pris le temps de traiter ce sujet complexe.

Vous savez combien cette mesure adoptée dans le cadre de la réforme des retraites nous tenait à cœur, de même qu’à nombre d’organisations syndicales, qui estimaient – à juste titre – qu’il importait de reconnaître, d’une manière ou d’une autre, ceux dont l’espérance de vie se trouve réduite par un travail plus pénible que celui des autres. C’était pour nous une question de solidarité nationale envers ces travailleurs qui exercent des métiers pénibles, que nous serions souvent bien en peine d’imiter. Nous leur devons bien les trois solutions qui s’offrent désormais à eux.

La première – et la meilleure – consiste à sortir de la pénibilité. Vous avez d’ailleurs longuement insisté sur la prévention. Mais même si l’objectif demeure, il peut y avoir des choix contraires de la part des salariés, et il restera toujours – quels que puissent être nos efforts – des métiers pénibles.

La deuxième solution consiste à travailler à temps partiel pendant une période, et la troisième à partir deux ans plus tôt – à 60 ans – à la retraite.

Nous avions déjà abordé la pénibilité en 2010 par le biais de l’incapacité. Cela s’est révélé largement insuffisant, puisque seules 5 000 à 7 000 personnes ont pu bénéficier du dispositif.

Nous vous savons gré de ne pas avoir dénaturé la mesure. Nous avions conscience, en votant ce texte, que nous ne fixions qu’un cadre général et que les décrets seraient très importants pour affiner le dispositif. Votre mission revêtait dès lors tout son sens pour éclairer le Gouvernement sur la nature des décrets à prendre.

Au vu de ce que nous venons d’entendre, je suis tout à fait rassuré sur la manière dont le dispositif pourra être mis en œuvre dans les entreprises. Les organisations patronales n’ont eu de cesse, depuis quelque temps, de dénoncer une « usine à gaz ». Certes, le dispositif est complexe – et nous en avions conscience en le votant. Vous avez su dédramatiser le sujet, et démontrer sereinement que tout cela pouvait s’organiser naturellement.

Nous souhaitions de la rusticité et de la simplicité ; vous avez parfaitement répondu à cette exigence. Ainsi, vous avez recours à une moyenne annuelle – ce n’est donc pas tous les jours que l’on s’interrogera. Vous avez également su traiter le sujet de l’emploi précaire. Vous avez simplifié le processus en le dématérialisant, puisque c’est le logiciel qui prélèvera la cotisation et permettra, une fois par an, de procéder au versement correspondant en fonction des critères retenus par les décrets – je rappelle qu’il y a deux types de cotisations possibles.

J’espère que vous aurez rassuré nos collègues de l’opposition, qui ne manqueront pas – je les entends déjà – de nuancer le propos. Dans 80 % des cas, la mesure devrait être mise en œuvre sans heurt entre employeur et salarié. Il y aura sans doute quelques contentieux devant les caisses d’assurance retraite et de la santé au travail (CARSAT), voire devant les tribunaux des affaires de sécurité sociale (TASS) ; la doctrine qui va s’élaborer permettra de traiter les cas restants ; le travail des branches et des partenaires sociaux continuera à s’accomplir normalement. Dans quelques années, nous pourrons ainsi démontrer que les mesures de la loi du 20 janvier 2014 étaient de bonnes mesures, qui auront permis de reconnaître – enfin – la pénibilité de certains métiers.

M. Denis Jacquat. Merci, monsieur de Virville, pour votre exposé. Nous y avons retrouvé le sérieux qui vous caractérise.

Mes remarques s’adresseront davantage au Gouvernement, puisque c’est lui qui vous a passé commande. Le groupe UMP déplore un grand oubli en ce qui concerne la pénibilité. Nous l’avons vérifié une fois encore tout à l’heure, lors des questions d’actualité, avec la « question téléphonée » qui a été posée à Mme Marisol Touraine.

Le problème de la pénibilité a déjà été largement évoqué à l’occasion des réformes des retraites précédentes, notamment pour les carrières longues, c’est-à-dire les travailleurs ayant commencé à travailler à 13 ou 14 ans. Lors de la dernière réforme, le Gouvernement a étendu la mesure aux personnes ayant commencé à travailler entre 18 et 20 ans. Cela montre que les mesures que nous avions prises étaient excellentes.

D’autres avaient été prises concernant l’inaptitude au travail, l’incapacité au travail et les retraites des travailleurs handicapés. Nous avons par ailleurs insisté sur la santé au travail, afin que le problème de la pénibilité soit pris en compte dès la première seconde de la vie professionnelle. Nous tenions à le rappeler.

J’ai relevé deux termes dans vos propos : celui de simplification et celui de bureaucratie. Lors de l’examen de la loi sur les retraites en séance publique, nous avions martelé que ce nouveau texte était au mieux une « usine à gaz » et au pire un nid à contentieux. Nous avons tous été saisis par de nombreuses entreprises, en particulier des PME et des très petites entreprises (TPE), sur les difficultés d’application que ne manquerait pas de susciter ce texte. Le Gouvernement l’a compris, puisqu’il vous a confié cette mission.

Cependant, le dispositif me semble encore très compliqué, en particulier pour les PME et les TPE. Les trois observations qui vont suivre ne concernent pas uniquement vos préconisations, mais plutôt la façon dont le compte pénibilité est abordé par le Gouvernement.

Tout d’abord, comment appliquer – même si vous avez répondu partiellement à cette question – le principe de la fiche individualisée ? Les petits entrepreneurs n’ont pas de structure d’appui pour assurer ce suivi.

Ensuite, qui va payer le coût réel du dispositif ? Nous en avons déjà parlé, il y a une véritable insincérité dans les projections de financement du compte personnel de pénibilité inscrit à l’article 10 du texte. Le coût du dispositif est de 500 millions d’euros en 2020. Il sera couvert par une seule source de financement, une double cotisation à la charge des employeurs, dont le rendement est estimé à 500 millions d’euros à la même date. Mais à l’horizon 2040, le coût du dispositif devrait s’élever à 2,7 milliards d’euros, pour un rendement de la double cotisation des employeurs estimé à 800 millions d’euros. Or nous entendons dire que le patronat aurait obtenu l’assurance qu’il n’y aurait pas de cotisation en 2015, et que les deux années suivantes, les sommes dues seraient minimes. C’est une bonne nouvelle pour la compétitivité des entreprises, mais cela n’évacue pas la question du coût du dispositif.

Enfin, quel impact sur la compétitivité des entreprises ? Le compte pénibilité pose un problème de sécurité juridique ; il constitue un excès de réglementation qui risque de se retourner contre l’innovation et l’emploi. Bref, nous sommes loin du choc de simplification. À quoi sert-il de faire voter le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) et d’y ajouter 10 milliards de baisses de charges supplémentaires dans le pacte de responsabilité, si c’est pour appliquer de l’autre côté un compte pénibilité qui va se traduire par une baisse des marges, des parts de marché et de l’emploi ?

Je terminerai par une note d’humour. Vous évoquez – en page 5 de votre document – le travail de nuit. Cela s’applique-t-il aux parlementaires et aux personnels des Assemblées ?

Mme Gilda Hobert. Le groupe RRDP tient à remercier M. de Virville pour son excellent rapport, qui nous apporte un éclairage bienvenu sur la mise en place du compte pénibilité créé par la loi sur les retraites.

Vous avez parlé, monsieur, d’un dispositif qui accélère les mesures de prévention. Je salue tout particulièrement cette idée.

Vos préconisations constituent une feuille de route pour la mise en œuvre du dispositif, prévue au 1er janvier 2015. Après en avoir fixé le principe général dans la loi du 20 janvier dernier, il convenait de passer à l’étape suivante et d’en connaître davantage sur les aspects pratiques en précisant les critères de la pénibilité. Vous y avez parfaitement réussi.

Le compte personnel de prévention de la pénibilité est une grande avancée pour les salariés, et plus particulièrement pour ceux qui sont exposés à des conditions de travail difficiles. Il leur permettra de cumuler des points de pénibilité tout au long de leur carrière, afin de pouvoir se former, travailler à temps partiel ou partir plus tôt à la retraite. La prise en compte de la pénibilité du travail dans le calcul des retraites était attendue ; nous nous félicitons donc de cette mesure.

Il vous incombait notamment d’affiner les dix critères de pénibilité dégagés par la négociation collective. Vous avez ainsi défini pour chacun d’eux des valeurs planchers d’intensité, d’exposition et de durée. Vous avez par exemple retenu, pour la manutention manuelle de charges, un seuil fixé à des poids de plus de 15 kg pour le levé/porté, conjugué à un temps de manutention de 600 heures par an, ou, pour les températures extrêmes, les températures inférieures ou égales à 5° ou supérieures ou égales à 30° pour une durée de 900 heures par an, ou encore, pour les vibrations mécaniques au-dessus de certains seuils, une durée de 450 heures par an. J’y suis d’autant plus sensible que je connais personnellement des personnes dont la santé a cruellement pâti d’une exposition à ces vibrations.

Parmi les facteurs de pénibilité figurent également les postures pénibles, les agents chimiques dangereux, le bruit, le travail de nuit, le travail en équipes alternantes et le travail atypique de nuit, et bien sûr le travail répétitif.

La prise en compte de la pénibilité dans le calcul des retraites me semble donc complète ; elle n’est pas qu’une coquille vide.

Vous préconisez une mesure de l’exposition à la pénibilité sur un an. Au-delà des seuils fixés, des points seront inscrits dans le compte pénibilité, pour un maximum de 100. Dix points permettront l’acquisition d’un trimestre de retraite supplémentaire ou d’une réduction du temps de travail d’un trimestre à mi-temps, mesure intéressante qui semble également juste.

Les 20 premiers points obtenus ne pourront servir qu’au financement d’une formation, et non à un départ à la retraite anticipé.

Je ne peux que me satisfaire que soit également prévu le cas de la poly-exposition – qui permet d’accroître le nombre de points accumulés.

Le choix d’une référence annuelle contribuera à l’évidence à simplifier la mise en œuvre du dispositif.

L’évaluation concrète de la pénibilité au sein des entreprises soulève déjà – en dépit d’un mode d’emploi général – un certain nombre d’interrogations de leur part – nous avons reçu quelques courriers à ce sujet. Votre propos équilibré sera peut-être de nature à les rassurer. En tout cas, il m’a rassurée.

L’adaptation des logiciels de paye devrait également contribuer à réduire l’inquiétude des entreprises.

Soyez assuré que le groupe RRDP soutiendra vos préconisations.

M. Gérard Sebaoun. Permettez-moi de saluer à mon tour votre remarquable travail, monsieur de Virville. Avec vos préconisations, vous avez battu en brèche ce que d’aucuns avaient hâtivement essayé de discréditer en le qualifiant – nous l’avons encore entendu à l’instant – « d’usine à gaz ». Le compte personnel de prévention de la pénibilité n’est pas une « usine à gaz », mais une avancée sociale qui pourra – grâce à vos préconisations – être mise en œuvre dans les mois qui viennent. Moins de pénibilité, c’est aussi une avancée économique pour nos entreprises.

Avant d’en venir à quelques questions précises, je ferai une observation sur le financement. Vous n’en dites rien, mais ce n’était pas l’objet de votre mission. Je voudrais rappeler que la loi a fixé des taux de cotisation pour les entreprises, avec des modalités, qui sont prévues à l’article 6, et qu’aucun décret ne saurait défaire ce que la loi a écrit, quoi qu’en disent les uns et les autres dans les médias.

Mes questions portent sur les seuils et les temps que vous avez retenus et qui divergent de ceux traditionnellement admis. Pourquoi, pour les postures pénibles, avoir retenu la durée de 900 heures quand une étude de la DARES datant de 2006 retient une durée de 470 heures ? Pourquoi avoir choisi une norme acceptable de 250 kg pour le poussé/tiré alors que l’AFNOR retient 200 kg ? Pourquoi, alors que votre première version retenait la cadence de vingt gestes techniques en une minute, avez-vous finalement opté pour une cadence de trente gestes par minute ?

En matière de température en revanche, les extrêmes retenus sont conformes aux valeurs communément admises, même si, pour le travail physique, on limite généralement la température à 28 degrés.

Je me félicite également qu’entre vos deux versions, vous ayez diminué la durée d’exposition tolérable aux vibrations et au bruit – 80dB pour 600 heures par an.

En revanche, pourquoi retenez-vous le seuil de 120 jours travaillés par an pour le travail de nuit, chiffre très supérieur à ce qui est aujourd’hui défini par la plupart des conventions ou des accords collectifs ?

J’aimerais enfin savoir comment sera prise en compte la pénibilité du travail accompli par un carreleur intérimaire voué à intervenir pour le compte de nombreuses entreprises sur des chantiers de quelques jours ?

Mme Véronique Louwagie. J’ai apprécié que vous ayez conduit votre mission, avec le souci, d’une part, d’accroître au maximum l’efficacité du dispositif en matière de prévention et, d’autre part, de limiter au maximum les procédures administratives. Les modalités de mise en œuvre de ce compte pénibilité m’inquiètent néanmoins, car elles compliqueront inévitablement la tâche des employeurs.

Vous avez parlé de modes d’emploi rédigés dans la langue de chaque métier, mais qu’en sera-t-il des petites entreprises qui ne disposeront pas de ces modes d’emploi déclinés par les branches ?

Je m’inquiète aussi de la subtilité de certaines définitions relatives aux postures pénibles. Sera-t-il aisé d’évaluer une torsion du torse à plus de 30 degrés ou une flexion du torse à plus de 45 degrés ?

Enfin, ce dispositif va nécessairement se traduire par un surcoût pour les entreprises, dans la mesure où il nécessitera quelqu’un pour évaluer les seuils et les facteurs de pénibilité, quelqu’un pour apprécier les moyennes annuelles et quelqu’un enfin pour gérer les contentieux. Je crains en effet que ces derniers soient importants, même si vous estimez que les entreprises feront preuve de loyauté et de bonne volonté.

Mme Martine Carrillon-Couvreur. La question du handicap a-t-elle été abordée lors de vos travaux ? Est-il envisageable que les travailleurs handicapés disposent d’un compte pénibilité qu’ils puissent approvisionner ? Nous avions évoqué, dans le cadre de la loi sur les retraites, un compte handicap-travail assez proche dans l’esprit du compte pénibilité ; qu’en pensez-vous ?

M. Fernand Siré. Ce dispositif vient s’ajouter aux nombreuses mesures qui, si elles constituent des avancées sociales, renchérissent considérablement le coût du travail dans notre pays. Comment s’articulera-t-il avec les maladies professionnelles ? Sera-t-il possible d’acquérir des points de pénibilité tout en étant indemnisé par la caisse d’assurance maladie pour maladie professionnelle, sachant qu’une employée de mairie qui découpe des gommettes pour les enfants peut obtenir la qualification de maladie professionnelle du fait de la difficulté à manipuler longuement les ciseaux… Qu’en est-il également des états pathologiques qui aggravent ou sont aggravés par la pénibilité ?

Le compte pénibilité est peut-être jugé nécessaire dans un pays évolué comme le nôtre mais, dans un contexte de mondialisation de l’économie, où les salaires mensuels tournent en Asie autour de dix euros, il risque d’accroître les délocalisations et donc le chômage. C’est une mesure de riches alors que, avec une dette de 4 000 milliards d’euros, nous ne sommes plus riches. Il me semble inconséquent d’aggraver ainsi notre déficit et les contraintes qui pèsent sur nos entreprises dans un monde ouvert.

Mme la présidente Catherine Lemorton. Il est difficile d’entendre que s’occuper de la santé des salariés est une forme d’inconséquence.

M. Régis Juanico. Le législateur ne dispose pas toujours d’études d’impact à la hauteur de ce qu’il attend pour contrôler la mise en œuvre des lois qu’il a votées. C’est d’autant plus important dans le cas qui nous occupe que vouloir rendre efficient le compte personnel de pénibilité dès le 1er janvier 2015 tout en s’assurant que sa mise en œuvre sera simple à la fois pour les entreprises et pour les salariés est un objectif très ambitieux.

La loi renvoyait la définition des seuils d’exposition à la pénibilité à la concertation avec les partenaires sociaux. Êtes-vous parvenus à un consensus sur la définition de ces seuils ou devront-ils faire l’objet de nouvelles discussions ?

Que devient la fiche de prévention des expositions à la pénibilité ? Est-elle remplacée par le décompte annuel dressé pour chaque salarié et qui fera office de fiche d’informations, sans autre formalité ?

Vous faites mention d’un dispositif d’aide aux PME pour les aider à investir dans les moyens de protection des salariés. Ce dispositif s’inscrit-il dans la continuité du Fonds pour l’amélioration des conditions de travail géré par l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail ou s’agit-il d’un nouveau dispositif ?

M. Bernard Perrut. À peine aviez-vous rendu votre rapport que, cet après-midi même, une organisation professionnelle représentant des artisans et des commerçants demandait un moratoire, estimant le dispositif inapplicable et dangereux pour les entreprises de proximité. Serait-il en effet trop complexe et mal adapté aux quelque 1,3 million entreprises de l’artisanat et du commerce de notre pays ? Le principe d’un compte personnel, qui suppose un suivi permanent des salariés, est-il compatible avec la gestion concrète d’une entreprise au quotidien, notamment lorsqu’il s’agit d’une TPE ? Ne va-t-il pas à l’encontre de cette simplification administrative dont le Président de la République a fait l’un des éléments clefs de son pacte de responsabilité ? Par ailleurs, les activités pénibles ne risquent-elles pas d’être stigmatisées, et ce alors que certaines professions peinent déjà à recruter ? Sans remettre en cause l’objectif poursuivi, il me semble que les efforts doivent porter avant tout sur une généralisation de la prévention de la pénibilité. J’aimerais enfin connaître les dispositifs appliqués ailleurs en Europe ou dans le monde et avec quelle efficacité.

Mme Dominique Orliac. La création du compte de pénibilité est indéniablement une avancée sociale majeure pour les travailleurs soumis à des conditions de travail difficiles et pénibles. Cependant, sa mise en œuvre s’avère délicate et semble complexifier un système qui l’est déjà suffisamment pour les entreprises. Ces dernières ont notamment souligné la difficulté qu’auraient les artisans et les PME, qui ne disposent ni du temps ni des services adéquats, à mettre en place et à assurer le suivi quotidien de la fiche individuelle de chaque employé. Il semblerait que vos travaux résolvent ce problème en proposant une référence annuelle, qui permet d’asseoir le dispositif sur une évaluation moyenne et non plus sur un suivi continu.

Les entreprises s’inquiètent par ailleurs du financement de ce compte de pénibilité par une cotisation payée par l’employeur, et comportant, à côté d’une part fixe, une part variable qui dépendra du nombre de salariés exposés au risque. Le Gouvernement évalue le coût du dispositif à 500 millions d’euros en 2020, puis à 2 milliards en 2030. Compte tenu des difficultés financières que connaissent actuellement nos entreprises, allez-vous réfléchir à un autre mode de financement de la réforme ?

J’aimerais enfin savoir quels sont les critères qui vous ont permis de fixer les seuils d’exposition à la pénibilité que vous avez retenus.

M. Gilles Lurton. Malgré les travaux de M. de Virville, la loi reste fort compliquée à appliquer pour les entreprises, notamment pour les plus petites d’entre elles, et de nombreux témoignages nous laissent penser que cela pourrait se faire au détriment des moyens consacrés au dialogue social.

Afin de faciliter la mise en place des logiciels de paye et la préparation des déclarations par les employeurs, vous suggérez que la formalisation des fiches de prévention puisse n’intervenir que le 1er juin 2015. La loi s’appliquant à partir du 1er janvier 2015, comment seront gérées les expositions au risque dans la période intermédiaire ?

M. Michel de Virville. Je tiens à préciser avant toute chose que l’équilibre financier de la loi ne faisait pas partie du domaine sur lequel a porté ma concertation. Cela ne signifie pas que les différents partenaires avec lesquels j’ai discuté se soient désintéressés de ce sujet et, lorsque la question a été abordée, j’ai fidèlement fait remonter les commentaires des uns et des autres vers les ministres. Néanmoins, même si j’ai beaucoup milité en tant que secrétaire général de Renault pour un allégement du coût du travail, il me semble que cette question doit être abordée globalement, et non dispositif par dispositif.

Nombre de vos questions portent sur la complexité du dispositif. Je ne pense pas que le dispositif que je préconise soit complexe ; je pense que c’est la question de la pénibilité qui est une question sensible : pour un employeur, décider quels sont les employés qui sont fortement exposés à la pénibilité et ceux qui le sont de manière plurifactorielle exige un arbitrage qui, même s’il s’appuie sur un socle de principes et de critères d’évaluation objectifs, dépend de la qualité des relations sociales dans l’entreprise, en particulier dans les PME et les TPE.

Les tensions découlent moins du fait que le dispositif est compliqué que du fait qu’il engage le chef d’entreprise et, dans les grandes entreprises, la direction et l’encadrement, qui auront à rendre des comptes aux salariés sur la manière dont le compte pénibilité est concrètement mis en œuvre sur le terrain. Il faut donc, comme je le préconise, que les caisses d’assurance vieillesse procèdent non à de simples opérations statistiques mais à un recensement complet des déclarations des entreprises, qui permette une évaluation détaillée, activité par activité, facteur par facteur. Il conviendra, à partir de là, d’organiser avec les partenaires sociaux, une nouvelle concertation qui permette de tirer les leçons de cette première année de mise en œuvre du dispositif.

Parlant de complexité, je dois à la vérité de dire que les travaux de notre mission ont été nourris par nos échanges avec le Conseil de simplification, lequel examinera les décrets d’application. Ces échanges nous ont aidés à simplifier le dispositif, ce qui explique une partie des différences entre cette version de mon travail et la précédente.

En ce qui concerne l’application du dispositif, je voudrais m’arrêter ici sur un point que l’on a assez peu évoqué. Je ne fais pas l’hypothèse que les chefs d’entreprise, notamment dans les PME, vont chercher à réduire le nombre de salariés dont ils déclarent l’exposition. Je suis au contraire convaincu qu’ils auront plutôt tendance à le surévaluer. C’est la raison pour laquelle je recommande que les caisses de sécurité sociale contrôlent non seulement les éventuelles sous-déclarations mais également les surdéclarations. En effet, autant il est nécessaire que ce dispositif permette aux salariés fortement exposés d’acquérir des points, autant il ne doit pas se substituer à un système de préretraite.

Quant aux problèmes de sécurité juridique, le choix de s’appuyer sur des moyennes annuelles, sur des seuils et des critères objectifs de pénibilité me paraît de nature à limiter les risques. J’ajoute que, dans la mesure où les points acquis en 2015 ne pourront être consommés qu’à partir de 2016, cela laisse une année aux employeurs et aux salariés pour résoudre, le cas échéant, par le dialogue leurs divergences de point de vue, avant que les déclarations ne soient définitivement scellées. La mise en œuvre du dispositif tout au long de l’année 2015 doit donc permettre de limiter pour l’avenir les risques de contentieux. Elle révélera en tout cas si mon évaluation de la sécurité juridique du dispositif était la bonne.

M. Sebaoun a évoqué une étude de la DARES qui avançait des seuils d’exposition à la pénibilité différents de ceux retenus ici. Il existe en réalité pour chaque facteur de pénibilité trois seuils différents : la valeur limite d’exposition, fixée par le code du travail et qu’on ne doit pas dépasser ; le seuil proposé ici, qui permet l’acquisition de points et dont la valeur définitive figurera dans les décrets ; le seuil enfin à partir duquel il est nécessaire que l’employeur fasse des efforts de prévention. Ce dernier seuil est évidemment beaucoup plus bas que celui que nous retenons, puisque la loi vise non pas l’exposition à la pénibilité, comme le visait la loi de 2010, mais l’exposition forte, qui permet d’abonder le compte pénibilité. C’est ce qui explique l’écart entre les 470 heures prises en compte par la DARES pour les postures pénibles et les 900 heures retenues ici.

En matière de manutention de charges lourdes, nous avons travaillé à partir de l’ensemble des normes existantes. L’une d’entre elles en particulier analyse sur une soixantaine de pages et de manière extrêmement détaillée toutes les situations de port de charges. Il était évidemment inconcevable de demander à des patrons de petites entreprises de se fonder sur un tel document. Mais, comme il ne s’agissait pas non plus de réinventer l’eau chaude, nous nous sommes fondés, dans la mesure du possible, sur les normes déjà existantes, mais en les simplifiant. C’est ainsi que le seuil de 250 kg pour les levés/portés est celui auquel il est fait le plus souvent référence.

Quant aux cadences répétitives, nous ne parlons pas de gestes mais d’actions techniques, notion précisément définie en droit européen. Le temps de cycle pris en compte est inférieur ou égal à une minute. Cela correspond aux temps de cycle de soixante véhicules par heure pratiqués dans l’industrie automobile. Nous avons également souhaité prendre en compte des cycles plus longs mais plus complexes, comportant en moyenne trente actions techniques par minute.

Quels que soient les efforts fournis, il est probable que, du moins dans les premiers temps, certaines branches ne disposeront pas de mode d’emploi pour faire fonctionner le dispositif. Il est donc essentiel que le référentiel se suffise à lui-même. Ce que j’ai vu des décrets en préparation me permet d’affirmer que c’est le cas. Cela étant, je souhaite que, le plus rapidement possible, les entreprises se dotent de ces modes d’emploi, qui ont une double utilité. D’une part, ils fourniront une aide précieuse aux patrons de PME qui ne disposent pas d’un service de ressources humaines dédié ; d’autre part, ils vont permettre, en harmonisant les interprétations du référentiel, une application homogène du dispositif.

Pour prendre l’exemple des vibrations mécaniques, calculées en mètres par seconde au carré, il est beaucoup plus simple que l’étalonnage de l’outillage se fasse au niveau de la branche plutôt que de l’entreprise, afin que toutes les entreprises adoptent le même étalon. C’est tout l’objet des modes d’emploi. Dans le cas de la boulangerie, où les quatre facteurs de pénibilité sont le travail de nuit, l’exposition à la poussière de farine, la température du four et le volume de sacs de farine manutentionnés, le mode d’emploi va pouvoir renseigner sur le niveau adéquat de ventilation, le calorifugeage du four ou les systèmes d’aide à la manutention, incitant éventuellement le boulanger à mettre en œuvre des mesures de prévention.

Mme Louwagie s’inquiète de la subtilité de certaines définitions relatives aux postures pénibles. En vérité, l’inclinaison ou la torsion du buste correspondent à des réalités très connues dans l’industrie et dont les fiches de poste font très classiquement état – j’admets qu’elles seront sans doute d’un usage moins spontané pour les entreprises hors secteur industriel. Nous avons par ailleurs choisi de ne pas retenir au rang des postures pénibles le piétinement ou la position debout prolongée, qui n’entraînent pas de dommages graves ou irréversibles sur la santé. Sur ces bases, la cotation me semble relativement facile, le plus dur étant de déterminer le temps que chaque salarié concerné passe dans ces postures pénibles. Ce peut être en tout cas l’occasion bienvenue de repenser les conditions de travail dans l’entreprise.

Les travailleurs handicapés sont évidemment concernés par l’application du dispositif, dans la mesure où ils occupent des postes qui les exposent à des facteurs de pénibilité.

Je tiens à lever les ambiguïtés sur la fiche individuelle. Elle est prévue par la loi, et nous proposons d’autant moins sa suppression que, pour le bon climat social de l’entreprise, il est indispensable que le salarié soit informé de la déclaration que fait l’employeur à son sujet. Je me suis efforcé, cela étant, qu’elle ne se traduise pas pour le chef d’entreprise par une formalité supplémentaire. Il n’aura qu’à déclarer les éléments nécessaires au moment de l’élaboration de la fiche de paye, et le logiciel de paye fabriquera automatiquement la fiche. Cette fiche, la loi prévoit qu’elle sera à tout moment consultable par le salarié, à qui elle sera transmise une fois par an.

La formalisation des fiches au 1er juin 2015 alors que les droits auront été ouverts le 1er janvier n’est nullement un problème dans la mesure où le système repose sur une cotation annuelle, certaines entreprises pouvant même envisager d’attendre la fin de l’année pour faire leurs déclarations, dans le cas, par exemple, des salariés, nombreux parmi les ouvriers du bâtiment, dont l’exposition à la pénibilité varie d’une année sur l’autre, selon les chantiers qu’ils effectuent. Pour la grande majorité des salariés cependant, les niveaux d’exposition à la pénibilité sont connus dès le début de l’année. Deux cas particuliers : les CDD, pour lesquels je recommande que la déclaration se fasse en fin de contrat car il est difficile de connaître à l’avance l’exposition au risque ; l’intérim, pour lequel je préconise au contraire une déclaration en début de contrat. La loi prévoit que c’est l’entreprise utilisatrice qui fournit à l’entreprise de travail temporaire (ETT), laquelle est l’employeur, les éléments nécessaires à la déclaration auprès des caisses, et il est donc indispensable que l’information soit fournie en amont de la mission si l’ETT veut avoir une chance de la récupérer. Par précaution, il sera explicitement fait mention dans le décret, auquel il revient de fixer les conditions de mise en œuvre de cette disposition, de l’obligation de faire figurer ces indications dans le contrat de travail : l’entreprise utilisatrice sera donc obligée de fournir les informations à l’ETT.

Les déclarations de pénibilité peuvent donc se faire à différentes périodes de l’année, pour beaucoup de salariés en début d’année, pour certains, en cours d’année, pour d’autres en fin d’année, l’employeur ayant évidemment intérêt, pour préserver le climat social dans son entreprise, à informer ses salariés dès qu’il le peut. Pour la première année, nous offrons la possibilité aux employeurs qui le souhaitent de ne procéder à leurs déclarations que le 1er juin, de façon à leur donner le temps d’assimiler la loi et de s’être équipés des logiciels requis. Cela ne remet nullement en cause le fait que les droits des salariés seront ouverts dès le 1er janvier 2015.

Certaines associations d’employeurs ont demandé un moratoire. Puis-je faire remarquer avec malice que cela revient à demander non pas la suppression du dispositif mais son ajournement… ce qui signifie a contrario qu’il doit être appliqué. Plus sérieusement, je ne vois aucune raison de retarder la mise en œuvre du dispositif, sinon l’absence de modes d’emploi des branches, mais je suis convaincu que nous aurons largement le temps de les élaborer d’ici au 1er juin 2015.

Un dernier mot sur l’environnement européen. La plupart de nos voisins ont adopté des dispositions concernant la pénibilité. L’originalité du dispositif français est qu’il s’agit d’un dispositif national et interprofessionnel, quand l’Allemagne a davantage recours à des référentiels de branche. L’Italie et la Hollande avaient de leur côté réfléchi à un système semblable au nôtre mais ne l’ont finalement pas mis en œuvre.

Mme la présidente Catherine Lemorton. Nous vous remercions, monsieur de Virville. Nous attendons à présent la publication des décrets d’application de la loi, et ne manquerons pas d’exercer notre pouvoir de contrôle.

Michel de Virville. Je souhaite que vous n’ayez pas à trop attendre les décrets, dont il me paraît souhaitable qu’ils sortent avant l’été.

La séance est levée à dix-huit heures quarante-cinq.

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Présences en réunion

Réunion du mardi 10 juin 2014 à 17 heures

Présents. – M. Élie Aboud, M. Bernard Accoyer, M. Pierre Aylagas, Mme Sylviane Bulteau, Mme Martine Carrillon-Couvreur, M. Gérard Cherpion, M. Jean-Louis Costes, M. Rémi Delatte, Mme Michèle Delaunay, M. Jean-Pierre Door, M. Richard Ferrand, Mme Linda Gourjade, Mme Gilda Hobert, Mme Sandrine Hurel, M. Christian Hutin, Mme Monique Iborra, M. Michel Issindou, M. Denis Jacquat, Mme Chaynesse Khirouni, Mme Isabelle Le Callennec, Mme Catherine Lemorton, Mme Véronique Louwagie, M. Gilles Lurton, Mme Dominique Orliac, M. Christian Paul, M. Bernard Perrut, M. Gérard Sebaoun, M. Fernand Siré, M. Christophe Sirugue, M. Olivier Véran

Excusés. – Mme Conchita Lacuey, Mme Martine Pinville, M. Jean-Louis Roumegas

Assistaient également à la réunion. – Mme Pascale Crozon, Mme Virginie Duby-Muller, M. Régis Juanico, M. Lionel Tardy