N°1918

ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

ONZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 10 novembre 1999.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION D'ENQUÊTE (1)
SUR LE FONCTIONNEMENT DES FORCES
DE SÉCURITÉ EN CORSE

Président
M. Raymond FORNI
,

Rapporteur
M. Christophe CARESCHE
,

Députés.

TOME II
AUDITIONS

(1) Cette commission est composée de : MM. Raymond Forni, Président, Yves Fromion, Michel Vaxès, vice-présidents, Franck Dhersin, Jean-Yves Gateaud, secrétaires, Christophe Caresche, rapporteur ; MM. François Asensi, Jean-Pierre Blazy, Jean-Yves Caullet, Bernard Deflesselles, Jean-Jacques Denis, Bernard Derosier, Patrick Devedjian, Renaud Donnedieu de Vabres, Renaud Dutreil, Christian Estrosi, Mme Nicole Feidt, MM. Roland Francisci, Roger Franzoni, Michel Hunault, Georges Lemoine, Jean Michel, Jean-Pierre Michel, Robert Pandraud, Christian Paul, Didier Quentin, Rudy Salles, Mme Catherine Tasca, MM. Michel Voisin, Philippe Vuilque.

TOME II
volume 1

SOMMAIRE DES AUDITIONS
Les auditions sont présentées dans l'ordre chronologique des séances tenues par la commission
(la date de l'audition figure ci-dessous entre parenthèses)

- Monsieur Charles MILLON, ancien ministre de la Défense (mardi 15 juin 1999)

- Monsieur José ROSSI, président de l'Assemblée de Corse, Député de la Corse-du-Sud (jeudi 17 juin 1999)

- Monsieur Daniel LIMODIN, inspecteur général de l'administration au ministère de l'Intérieur (jeudi 17 juin 1999)

- Monsieur Alain RICHARD, ministre de la Défense (mardi 22 juin 1999).

- Monsieur Jean-Pierre CHEVÈNEMENT, ministre de l'Intérieur (mardi 22 juin 1999)

- Général d'armée Yves CAPDEPONT, inspecteur général des armées (mardi 22 juin 1999)

- Monsieur Pierre MÉHAIGNERIE, ancien ministre de la Justice (jeudi 24 juin 1999)

- Monsieur François LÉOTARD, ancien ministre de la Défense (jeudi 24 juin 1999)

- Monsieur Patrice MAYNIAL, directeur général de la gendarmerie nationale de 1993 à 1995 (jeudi 24 juin 1999)

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Suite du rapport :
tome II, auditions, vol. 2

 


Audition de M. Charles MILLON,
ancien ministre de la Défense.
(procès-verbal de la séance du mardi 15 juin 1999)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. Charles Millon est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Charles Millon prête serment.
M. Charles MILLON : Monsieur le président, la gendarmerie en Corse, de mai 1995 à avril 1997, était organisée selon les règles classiques de l'organisation de l'Etat et de la République, puisqu'il n'existait pas de système d'exception. La légion de gendarmerie départementale dépendait du ministère de la Défense, et en particulier de la direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN). S'agissant de l'exécution de ses tâches, elle dépendait, bien entendu, du préfet.
La gendarmerie mobile, quant à elle, relevait, pour sa gestion, du ministère de la Défense et était mise à disposition du ministère de l'Intérieur pour accomplir un certain nombre de missions.
De 1995 à 1997, la gendarmerie a exercé toutes ses tâches dans le cadre des lois de la République ; aucune prescription particulière ne lui a été notifiée, ni par moi ni par mes collaborateurs.
Suite aux mitraillages de plusieurs gendarmeries, j'ai été amené à me rendre en Corse le 27 février 1997. J'y ai donc rencontré, d'une part, les responsables de la gendarmerie, à Ajaccio comme à Bastia, et, d'autre part, les familles des gendarmes dont les locaux avaient été mitraillés. Bien évidemment, la tension était très forte.
En ce qui concerne les rapports entre la gendarmerie et les forces de police, ils étaient organisés par le préfet et coordonnés au niveau gouvernemental entre mon cabinet et celui du ministre de l'Intérieur, M. Jean-Louis Debré, le Premier ministre assurant une coordination intermittente lorsque des événements graves se produisaient. Ces rapports étaient tout à fait réguliers et ne révélaient aucune tension particulière.
Je vous signale toutefois que les questions de sécurité en Corse étaient suivies, non pas par le ministère de la Défense, mais par le ministère de l'Intérieur. C'est donc M. Jean-Louis Debré qui était chargé des affaires corses durant ces deux années.
M. le Président : M. Jean-Louis Debré avait donc en charge le suivi des affaires en Corse. Cela est compréhensible : un seul responsable ministériel était chargé de ce dossier. Il n'en demeure pas moins que vous aviez sous votre responsabilité les services de gendarmerie et que ces services peuvent apporter leur concours aux enquêtes judiciaires, au titre de la coopération traditionnelle entre la gendarmerie - ou la police - et la justice.
Qui prenait la décision de faire intervenir les services de gendarmerie ? Etait-elle suggérée par le Premier ministre dans certains cas, lorsque des événements graves survenaient ? De quelle manière étiez-vous associé à cette décision ?
M. Charles MILLON : Cette décision était prise non pas par le ministre de la Défense, mais par le préfet. C'est le préfet qui décidait de confier l'enquête soit à la police soit à la gendarmerie.
M. le Président : On vous en rendait compte ?
M. Charles MILLON : Mon cabinet suivait quotidiennement les affaires corses, notamment le bon fonctionnement de la gendarmerie. Le directeur général de la gendarmerie nationale venait me rendre compte une fois tous les quinze jours - voire une fois par semaine - du déroulement des affaires ; l'attribution des enquêtes à la gendarmerie ou à la police, décidée par le préfet ou la justice elle-même, n'a pas soulevé de difficultés.
M. le Président : Au sein de votre cabinet, qui était chargé de suivre plus spécialement ces affaires et qui assurait la liaison avec le ministère de l'Intérieur - voire avec le cabinet du Premier ministre ?
M. Charles MILLON : Mon directeur de cabinet, M. Jean-Louis Chaussende. Il coordonnait le suivi des questions de sécurité, en particulier en Corse, avec le directeur de cabinet de M. Jean-Louis Debré, M. Michel Besse, au cours de réunions hebdomadaires.
Pour ce qui est du cabinet militaire, le responsable était le colonel Henri-Charles Puyou - aujourd'hui à la tête de la garde républicaine.
M. le Président : Avez-vous le sentiment que l'action menée par les différents services de sécurité sur le territoire corse, durant vos fonctions, a permis d'obtenir des résultats concrets ?
M. Charles MILLON : La situation s'est améliorée, notamment à la suite d'événements relativement graves, mais sur lesquels je ne ferais pas de commentaires car ils ne relevaient pas de ma responsabilité. Cette amélioration résultait de la bonne coordination des services de sécurité mais aussi de la volonté politique du Premier ministre de rétablir l'ordre républicain et parallèlement de favoriser le développement économique de l'île.
M. le Président : Lorsque vous êtes arrivé, en mai 1995, à la tête du ministère de la Défense, vous succédiez à M. François Léotard. Un bilan de l'action de votre prédécesseur vous a-t-il été communiqué ? Aviez-vous le sentiment que la situation en Corse s'était améliorée ou, au contraire, dégradée ?
M. Charles MILLON : Je suis totalement incapable de vous répondre. Entre 1993 et 1995, la situation était particulièrement difficile, car un certain nombre de contacts avaient eu lieu avec les autonomistes, afin de leur demander de " déposer les armes " et de rentrer dans le cadre républicain ; je ne dispose pas d'informations particulières à ce sujet.
M. le Président : Pendant que vous exerciez vos fonctions ministérielles, il y a eu l'affaire de Tralonca. Tralonca se trouve dans une circonscription relevant de la responsabilité des services de gendarmerie ; comment avez-vous été informé de cette affaire ?
M. Charles MILLON : J'en ai été informé quand elle a eu lieu !
M. le Président : Pas avant ?
M. Charles MILLON : Bien sûr que non, puisque les services de gendarmerie sont " actionnés " par le préfet et que les affaires corses étaient suivies par le ministère de l'Intérieur !
M. le Président : Vous n'avez donc pas entendu parler des négociations qui ont pu avoir lieu entre certains mouvements et le ministère de l'Intérieur, et qui ont conduit à la conférence de presse de Tralonca ?
Vous n'avez été informé qu'au moment de la tenue de cette manifestation ?
M. Charles MILLON : Exactement.
M. le Président : Quelles décisions avez-vous prises à l'égard des brigades de gendarmerie chargées de couvrir ce secteur ? Des instructions ont-elles été données pour identifier les organisateurs, pour connaître leurs motivations ainsi que les conditions de la préparation et du déroulement de cette conférence ?
M. Charles MILLON : Bien entendu, dès le lendemain un certain nombre d'enquêtes ont été ordonnées - notamment pour identifier les personnes ayant participé à cette conférence de presse -, non pas par le ministère de la Défense, mais par les services préfectoraux. Je me permets de préciser une fois encore que les affaires corses étaient suivies et coordonnées par le ministère de l'Intérieur.
M. le Président : Monsieur Millon, je sais bien que les préfets font beaucoup de choses en Corse, mais ce ne sont pas eux qui procèdent à l'enquête ! Il a bien fallu que, sur le terrain, quelqu'un mène cette enquête ! S'agissait-il des services de gendarmerie ? Vous ont-ils rendu compte et quelles conclusions en avez-vous tiré ?
M. Robert PANDRAUD : Monsieur le président, nous n'avons heureusement pas dans ce pays un corps de police prétorienne, la gendarmerie, qui obéirait au ministre de la Défense !
Il faudrait plutôt demander si les renseignements - qui relèvent des missions classiques de la gendarmerie - avaient été communiqués, après que le préfet en ait été informé, à la direction générale de la gendarmerie nationale, puis au cabinet du ministre de la Défense. Les enquêtes, si elles ont eu lieu, ont été diligentées, comme il est d'usage, par l'autorité judiciaire. Il n'est pas pensable que, s'agissant d'enquêtes judiciaires, on en rende compte au ministre de la Défense !
M. le Président : Monsieur Pandraud, je vous en prie, ne répondez pas à la place de Monsieur Millon !
Compte tenu du caractère exceptionnel de l'événement - une conférence de presse organisée par un mouvement nationaliste à la veille de la venue du ministre de l'Intérieur en Corse -, il devrait susciter des interrogations de la part des responsables ministériels, quel que soit le niveau auquel ils se situent. D'autant plus que sous la responsabilité du ministre de la Défense se trouvaient les services de gendarmerie chargés de la circonscription de Tralonca.
Je vous pose donc la question suivante : d'après les informations dont vous disposiez - il est possible que vous n'en ayez eu aucune -, quels sont les services qui ont procédé à l'enquête en vue de rechercher les organisateurs de cette conférence de presse ? Quels moyens ont été mis à la disposition des services de gendarmerie ? Enfin, avez-vous donné des instructions personnelles...
M. Charles MILLON : Je n'ai donné aucune instruction personnelle.
M. le Rapporteur : Vous avez été ministre de la Défense au cours d'une période difficile pour la Corse : outre l'affaire de Tralonca, la " guerre " entre nationalistes était vive et les attentats nombreux. Quel était l'état d'esprit des gendarmes que vous avez rencontrés sur le terrain lorsque vous vous êtes rendu en Corse ?
M. Charles MILLON : Ils étaient préoccupés. Certains étaient très tendus du fait des mitraillages des gendarmeries qui se produisaient régulièrement.
M. le Rapporteur : Avez-vous pris des dispositions particulières compte tenu de ce climat d'insécurité ? Avez-vous, par exemple, renforcé les moyens de la gendarmerie en Corse ou retiré certaines brigades trop exposées ?
M. Charles MILLON : Le climat n'était pas à ce point tendu qu'il faille replier des brigades. Le directeur général de la gendarmerie nationale suivait personnellement ces dossiers - il s'est rendu plusieurs fois en Corse - pour éviter que des perturbations psychologiques ne viennent affecter les gendarmes et atteindre la qualité du service. Il veillait à ce que les brigades aient suffisamment de moyens pour faire face à la situation.
M. le Rapporteur : Que pensez-vous de la répartition territoriale de la gendarmerie en Corse ? Elle se caractérise par l'existence de nombreuses brigades, parfois composées de cinq ou six gendarmes, devant accomplir leurs missions dans un climat souvent hostile. Comment jugez-vous cette situation ?
M. Charles MILLON : Je la trouve excellente, car si l'on veut créer un climat de sécurité, les brigades de gendarmerie doivent être bien réparties sur le territoire ; les regrouper à Ajaccio et à Bastia serait une erreur.
M. le Rapporteur : Mais cette dispersion est-elle propice à un travail serein de la part des brigades ?
M. Charles MILLON : Le problème d'une brigade n'est pas tant de travailler sereinement que d'accomplir sa mission. Je ne dis pas qu'elle doive travailler sous pression, mais son rôle est d'assurer la sécurité des villages alentour ; pour cela, la présence effective des brigades est nécessaire. La coordination des brigades est assurée dans le cadre de la légion de gendarmerie ; dès lors, si l'une d'entre elles était en difficulté, elle pourrait appeler d'autres brigades en renfort.
M. le Rapporteur : Concernant l'action menée par le gouvernement, nous avons bien compris que vous n'étiez pas directement associé à la définition de la ligne politique...
M. Charles MILLON : ... La ligne politique définie par le Premier ministre était claire : tout mettre en _uvre pour rétablir l'Etat de droit et faire régner l'ordre et le calme.
M. le Rapporteur : On a tout de même le sentiment que durant cette période - du moins jusqu'à l'attentat de Bordeaux - le gouvernement s'est lancé dans une politique de dialogue avec certains nationalistes.
M. Charles MILLON : Je ne suis pas le bon interlocuteur ! Je vous répète que les affaires corses étaient suivies par le ministre de l'Intérieur.
M. le Rapporteur : Certes, mais j'aimerais savoir comment vous jugez cette politique.
M. Charles MILLON : Vous me permettrez de ne pas juger l'action politique d'un collègue !
M. le Rapporteur : L'attitude du gouvernement auquel vous participiez a évolué ; il y a eu deux périodes : une période de dialogue, puis une période de reprise en main, après certains événements comme Tralonca. Comment avez-vous vécu cette évolution ? En avez-vous parlé avec le Premier ministre ?
M. Charles MILLON : Bien entendu ! J'ai suivi le dossier et me suis régulièrement entretenu avec le Premier ministre pour déterminer le meilleur moyen de rétablir l'Etat de droit en Corse. Et il est bien évident qu'après les événements que vous avez cités, les forces de l'ordre ont renforcé leur mission de surveillance.
M. le Président : Avec des moyens supplémentaires en hommes ?
M. Charles MILLON : Non, avec les mêmes moyens. On nous a simplement demandé d'assurer une surveillance plus étroite pour empêcher que de tels événements puissent se reproduire.
M. le Rapporteur : Comment expliquez-vous, alors que tous les journalistes étaient au courant, que la gendarmerie n'ait eu aucune information sur la tenue de la conférence de presse de Tralonca ?
M. Charles MILLON : Si la gendarmerie a eu des informations, elle les a fait remonter au préfet afin qu'il prenne les mesures nécessaires.
M. le Rapporteur : Je parle d'informations préalables.
M. Charles MILLON : Je ne pense pas qu'elle ait eu des informations préalables, sinon j'en aurais eu connaissance. Il s'agissait d'une affaire trop grave pour que les informations ne remontent pas jusqu'au ministre.
M. Jean MICHEL : A l'occasion d'une précédente commission d'enquête sur la Corse, il nous a été indiqué que les gendarmes étaient parfaitement au courant de ce qui allait se passer à Tralonca. Ils auraient même identifié tous les véhicules qui se rendaient à cette " manifestation " et auraient établi un rapport. Avez-vous eu connaissance de ce rapport ?
M. Charles MILLON : Je n'ai pas eu, en tant que ministre, connaissance de ce rapport.
M. le Président : L'information s'est donc arrêtée à la préfecture.
M. Charles MILLON : A la préfecture ou à la direction générale de la gendarmerie nationale. Mais personnellement, je n'ai jamais eu de rapport sur Tralonca.
M. Jean MICHEL : On dit souvent que dans le cadre d'une information judiciaire, les services de police ou de la gendarmerie rendent compte d'abord à leur ministre respectif avant d'en faire rapport au juge d'instruction.
M. Charles MILLON : Durant les deux années d'exercice de mes fonctions ministérielles, je n'ai jamais demandé que l'on me fasse un compte rendu sur les recherches menées par la gendarmerie, dans le cadre d'une enquête judiciaire ! Il s'agirait d'une grave atteinte à la séparation des pouvoirs.
M. Robert PANDRAUD : La question de M. Michel est quelque peu bizarre ! Depuis Napoléon III, les rapports établis dans le cadre d'une enquête judiciaire sont transmis au procureur ou au juge d'instruction s'il est saisi ! Et sûrement pas aux ministres compétents !
M. le Président : Monsieur Millon, vous comprenez bien, j'en suis sûr, quel est le sens de la question. Apparemment, M. Jean-Louis Debré, alors ministre de l'Intérieur, avait été informé de la tenue de cette conférence de presse. Cela signifie que la transmission des informations fonctionnait mieux dans le sens police-ministère de l'Intérieur, que dans le sens gendarmerie-ministère de la Défense. Il s'agit non pas d'une critique, mais d'un constat.
M. Charles MILLON : Je ne considère pas cette question comme une critique. Je pense simplement que si le ministre de la Défense avait été en charge de la politique menée en Corse, il aurait été au courant des événements. Son rôle, je le répète, était de mettre des moyens à la disposition du préfet et du ministre de l'Intérieur.
C'est la raison pour laquelle j'ai rappelé, dans mon propos liminaire, que les brigades territoriales étaient à la disposition du préfet et les gendarmes mobiles à la disposition du ministère de l'Intérieur. Il me paraît donc normal, si telle est la vérité, que le ministre de l'Intérieur ait été informé des événements de Tralonca et que s'agissant du ministère de la Défense, l'information se soit arrêtée à la DGGN ou au directeur de cabinet.
M. Jean MICHEL : Monsieur Millon, vous venez en quelque sorte de confirmer mes propos : la DGGN a autorité sur les services de la gendarmerie - et au-dessus se trouve le ministre de la Défense. Pour répondre à notre collègue M. Pandraud, bien entendu il y a des textes datant de Napoléon III, mais il y a également la réalité quotidienne : on n'a jamais vu un service de gendarmerie ne pas faire de rapport à sa hiérarchie, donc au ministre de la Défense.
M. Charles MILLON : Je ne voudrais pas qu'il y ait de confusion : je n'ai jamais eu connaissance de rapports d'enquête judiciaire, et j'ose espérer que mes subordonnés non plus ! Si tel avait été le cas, j'aurais sanctionné les personnes ayant ainsi violé le principe de la séparation des pouvoirs.
M. le Président : Nous faisons bien la différence entre le rapport de l'enquête judiciaire confiée par les services de la justice à une autorité de sécurité, et les rapports d'information sur les renseignements recueillis par les services de gendarmerie ; or, c'est de cela dont il s'agit.
M. Charles MILLON : Bien entendu, les renseignements remontent par la voie hiérarchique ; lorsque ces informations étaient d'une exceptionnelle gravité, elles remontaient jusqu'à mon directeur de cabinet qui se mettait en relation directe avec le directeur de cabinet du ministre de l'Intérieur.
M. le Président : Vous étiez donc un peu mis à l'écart.
M. Charles MILLON : Je n'étais pas du tout mis à l'écart, j'assistais à toutes les réunions de coordination concernant la politique menée en Corse. Simplement, dans un gouvernement, les rôles sont définis et les ministres ne vont pas se " marcher sur les pieds " pour créer des querelles de services.
M. le Président : Parlons justement de ces querelles de services que l'on appelle aussi " guerre des polices ". S'agissait-il d'une réalité ?
M. Charles MILLON : C'est une réalité, mais je n'appellerais pas cela " guerre des polices ". Il s'agit plutôt d'une émulation, d'une concurrence ou d'une jalousie.
M. le Président : Etait-elle plus vive en Corse que sur le continent ?
M. Charles MILLON : Bien sûr, puisqu'en Corse se déroulaient des événements graves.
M. le Président : Lorsqu'on parle d'émulation, cela suppose que les services de sécurité mettent tout en _uvre pour " sortir " les affaires : or, on a l'impression qu'en Corse c'est plutôt le contraire, on a eu tendance à les enterrer - celle de Tralonca, par exemple. Quelles ont été les conclusions des différents services ? Personnellement, je n'en sais rien.
M. Charles MILLON : Monsieur le président, heureusement que les autorités hiérarchiques empêchent la " sortie " des affaires ! J'ose espérer qu'un gouvernement digne de ce nom empêche les services d'organiser des fuites !
M. Robert PANDRAUD : Il convient de ne pas oublier le préfet et le procureur ! Car s'il y a eu des informations préalables concernant l'affaire de Tralonca, l'interlocuteur valable de la gendarmerie ou de la police était le préfet. Le préfet a-t-il eu connaissance des événements ? A-t-il coordonné l'action de la police et de la gendarmerie ?
Après - c'est-à-dire une fois que la conférence de presse a eu lieu -, c'est au procureur qu'il convient de s'adresser. A-t-il ouvert une enquête préliminaire, puis désigné un juge d'instruction ?
Monsieur Millon, savez-vous si les autorités judiciaires ont donné des commissions rogatoires - pour la même affaire - à des services différents ? Si tel était le cas, le conflit était inévitable.
M. Charles MILLON : J'ai insisté, dans mon exposé liminaire, sur le rôle du préfet. Je suis donc tout à fait en accord avec les propos de Monsieur Pandraud.
S'agissant des commissions rogatoires, je n'ai pas d'information précise à apporter à la Commission, mais, si vous le souhaitez, je ferai un travail de recherche.
M. le Président : Il existait, au plan national, une certaine coordination, puisque des réunions interministérielles étaient organisées - sous l'égide ou non du Premier ministre, selon la gravité des événements. Cette liaison permettait donc une collaboration entre les services de police et de gendarmerie. Sur place, comment cette coordination était-elle réalisée ?
M. Charles MILLON : Par le préfet.
M. le Président : Le directeur général de la gendarmerie nationale jouait-il un rôle particulier dans cette coordination sur place ?
M. Charles MILLON : La gendarmerie, comme vous le savez, relève de l'organisation militaire, selon les règles de hiérarchie qu'il convient de respecter.
M. le Président : Vous étiez responsable des services militaires de renseignement ; sont-ils intervenus en Corse sur votre ordre ?
M. Charles MILLON : Oui, bien sûr.
M. le Président : Ne serait-ce que pour protéger les sites militaires - il est important de savoir ce qui se trame autour des sites militaires sensibles. Les informations provenant des services militaires de renseignement remontaient-elles jusqu'à vous ou s'arrêtaient-elle au niveau du préfet ou de votre directeur de cabinet ?
M. Charles MILLON : Il n'y a pas eu d'événements suffisamment graves concernant les sites militaires pour que je sois saisi d'un dossier en particulier.
M. le Président : Vous n'avez reçu aucune information des services militaires de renseignement entre mai 1995 et avril 1997 ?
M. Charles MILLON : Bien sûr que si ! Des réunions étaient organisées tous les quinze jours et le directeur compétent me tenait informé des événements méritant une information spécifique.
M. le Rapporteur : Lors de son audition par la mission d'information présidée par M. Henri Cuq, le 16 avril 1997, le colonel Yves Quentel, alors commandant de la légion de la gendarmerie départementale de Corse, affirmait que la gendarmerie était dessaisie des affaires concernant la lutte antiterroriste en Corse - mis à part les attentats commis contre des locaux de la gendarmerie. Ce dessaisissement était-il une bonne chose, selon vous ?
M. Charles MILLON : Si vous voulez entendre la réponse d'un ministre de la Défense qui considère que ses troupes sont meilleures que les autres, je vous répondrai non. Si vous voulez entendre la réponse d'un ministre solidaire d'un gouvernement, je vous répondrai qu'il s'agissait d'une décision prise par le Premier ministre.
M. le Rapporteur : Le fait que le ministre de l'Intérieur était chargé du dossier corse explique peut-être ce dessaisissement ?
M. Charles MILLON : Interrogez M. Jean-Louis Debré !
M. le Rapporteur : L'émulation ou la concurrence entre les services que vous avez pu constater a-t-elle entraîné un mécontentement de la gendarmerie ?
M. Charles MILLON : Oui, bien évidemment.
M. le Rapporteur : La gendarmerie se sentait donc un peu dépossédée ?
M. Charles MILLON : Bien sûr.
M. le Président : Cela veut-il dire qu'au-delà de l'émulation existant entre la gendarmerie et la police, il y avait également un problème de relations entre l'institution judiciaire - qui confie les enquêtes à la police ou à la gendarmerie - et les services de gendarmerie ?
M. Charles MILLON : On ne peut pas dire cela. Simplement, sur le terrain, la gendarmerie a envie de mener son enquête et elle se sent frustrée lorsqu'elle celle-ci ne lui est pas confiée. Il doit en être de même pour la police.
M. le Président : Sauf qu'en Corse, c'était systématiquement à la police que l'on confiait les enquêtes. La gendarmerie était un peu tenue à l'écart pendant cette période.
M. Charles MILLON : Il est vrai que peu d'enquêtes lui étaient confiées.
M. le Président : Il y avait sur l'île, c'est encore le cas actuellement, un préfet adjoint pour la sécurité ; aviez-vous des relations avec lui ?
M. Charles MILLON : Evidemment.
M. le Président : Avait-il un véritable rôle ou s'agissait-il d'une fonction exercée par un homme qui n'avait pas grand pouvoir par rapport au préfet ?
M. Charles MILLON : Nous étions surtout en relation avec le préfet lui-même.
M. le Président : Monsieur Millon, aviez-vous le sentiment d'être bien informé sur les affaires corses ?
M. Charles MILLON : Oui.
M. le Président : N'étiez-vous pas privé de moyens d'intervention ?
M. Charles MILLON : Non, je respectais la dévolution des rôles et des fonctions, puisqu'il avait été décidé, en 1995, que le ministre de l'Intérieur serait chargé des affaires corses.
M. le Président : Lorsque vous dites que vous étiez bien informé, c'est un euphémisme. En effet, vous étiez informé de ce qui se passait en Corse, sauf lorsque des événements graves s'y déroulaient ; vous n'avez appris l'existence de la " manifestation " de Tralonca que par la presse !
M. Charles MILLON : Pas du tout, des rapports m'ont été transmis dès le lendemain.
M. Jean-Pierre BLAZY : Je dois dire, monsieur Millon, que l'emploi du terme " émulation " entre services de sécurité me choque un peu ; car cela ressemble davantage à une " guerre des polices " qu'à une émulation. En effet, une " émulation " me paraît être quelque chose de positif qui permettrait de maîtriser le terrorisme et donc d'avoir des résultats dans le domaine de la sécurité. Or force est de constater que tel n'est pas le cas.
Comment, concrètement, au jour le jour, avez-vous vécu cette " émulation "
- car il semblerait que vous ayez été mis de côté ?
M. Charles MILLON : Dans notre République, le préfet - en poste dans chaque département - est chargé de coordonner l'action de la police et de la gendarmerie ; ce n'est pas le rôle des ministres !
Par ailleurs, s'il y avait eu guerre, il y aurait eu combat. Or tel n'était pas le cas. Il y avait simplement un sentiment de frustration dans certains cas, et une émulation dans d'autres.
M. Philippe VUILQUE : Y a-t-il eu, au niveau de votre cabinet ou du ministère dont vous aviez la charge, des tentatives de coordination avec le préfet de Corse et le ministère de l'Intérieur pour essayer d'améliorer l'efficacité sur le terrain ?
M. Charles MILLON : Tout à fait.
M. Philippe VUILQUE : Quelles sont les initiatives que vous avez été amené - vous ou M. Jean-Louis Debré - à prendre ?
M. Charles MILLON : Il y avait une coordination entre la direction générale de la police nationale et la DGGN, entre les directeurs de cabinet des deux ministres et, de façon plus intermittente, entre les deux ministres et le Premier ministre. Cependant, pour lutter contre le terrorisme, cette coordination n'est pas suffisante.
M. Philippe VUILQUE : Des directives précises ont-elles été données - éventuellement par l'intermédiaire du préfet - par les deux ministres pour assurer une meilleure coopération entre la police et la gendarmerie ?
M. Charles MILLON : Mais je faisais passer ce message tous les jours !
M. Philippe VUILQUE : Avez-vous pu constater une certaine amélioration ?
M. Charles MILLON : Oui, l'on a pu noter une amélioration de la coordination entre les services après les événements de Tralonca.
Mme Catherine TASCA : Monsieur le ministre, tout, dans vos propos, nous ramène au rôle du préfet. Il est d'autant plus important de comprendre comment vous avez travaillé avec le préfet de Corse que récemment les affaires corses ont conduit un préfet de la République en prison.
Nous considérons tous que le préfet est le représentant de l'ensemble du gouvernement ; on peut donc supposer que le préfet garde un lien avec chacun des ministres. Mais on peut également entendre qu'il y avait un " ministre-pilote " - le ministre de l'Intérieur - voire un ministre au profit duquel les autres étaient dessaisis.
M. Charles MILLON : Il est certain qu'il y avait un " ministre-pilote ".
Mme Catherine TASCA : Ce qui veut bien dire que, dans l'exercice de ses fonctions, le préfet de Corse entretenait une relation normale avec les différents ministres, en tout cas avec vous-même, sur l'ensemble des événements. On peut dès lors se demander pourquoi vous n'avez pas été informé qu'une conférence de presse se préparait à Tralonca ?
M. Charles MILLON : Je vous ai déjà répondu, je ne peux pas vous en dire plus !
Mme Catherine TASCA : C'est-à-dire que l'information s'est arrêtée à un certain niveau.
M. Charles MILLON : L'information s'est arrêtée à mon directeur de cabinet. Il n'y a pas eu de réunion spéciale, puisqu'il appartenait au " ministre-pilote " de prendre en charge ce dossier.
Mme Catherine TASCA : C'est pourquoi la question se pose : " ministre-pilote " ou dessaisissement du dossier ?
M. Charles MILLON : Il ne s'agit pas d'un dessaisissement de dossier ! Le dossier de la sécurité en Corse avait été confié au ministre de l'Intérieur, le ministère de la Défense mettant à la disposition du préfet, les services de la gendarmerie, qu'elle soit territoriale ou mobile.
M. le Président : Un préfet représente l'Etat, mais il représente également chaque ministre en particulier. Il fallait donc que des instructions soient données au préfet pour qu'un certain nombre d'informations dépendant du ministère de la Défense soient transmises au ministère de l'Intérieur - et non au ministère de la Défense au niveau le plus élevé. C'est ce qui s'est passé pour Tralonca : les gendarmes avaient l'information, mais elle ne vous est pas parvenue.
M. Charles MILLON : Je n'ai pas dit cela ; je vous parlais de moi en tant que ministre. Le rapport - s'il y a eu rapport - a suivi la voie hiérarchique. Je vous ai dit que M. Jean-Louis Chaussende, mon directeur de cabinet, et le colonel Henri-Charles Puyou, au sein du cabinet militaire, étaient responsables de ce dossier.
M. Jean-Yves GATEAUD : Monsieur Millon, vous venez de dire que vous avez été informé de l'affaire de Tralonca par des rapports. De qui émanaient-ils ?
M. Charles MILLON : Du préfet ou de la gendarmerie.
M. Jean-Yves GATEAUD : Que contenaient ces rapports ?
M. Charles MILLON : Il me faut, pour vous répondre, effectuer des travaux de recherche.
M. Jean-Yves GATEAUD : Ces rapports vous donnaient-ils des informations sur l'événement de Tralonca ?
M. Charles MILLON : Bien sûr ! Ils décrivaient ce que vous avez pu lire dans la presse : qu'une conférence de presse s'était tenue à Tralonca avec un certain nombre de personnes cagoulées et armées.
M. Jean-Yves GATEAUD : Par ailleurs, vous aviez sous votre responsabilité les services de la gendarmerie et de renseignements militaires. Doit-on conclure que ni la gendarmerie, ni les renseignements militaires n'étaient en mesure de vous informer, avant Tralonca, que cet événement allait avoir lieu ?
M. Charles MILLON : Non, je n'étais pas au courant. Mais je tiens à préciser que les services de renseignements militaires ne sont pas affectés à ce genre de mission.
M. Jean-Yves GATEAUD : Il nous a été indiqué que toutes les personnes présentes à Tralonca avaient été identifiées par la gendarmerie. Ces identifications n'ont-elles pas été portées à votre connaissance ?
M. Charles MILLON : Je n'étais pas le procureur.
M. Jean-Yves GATEAUD : Je ne parle pas de l'identification des uns et des autres, mais du fait qu'ils avaient été identifiés. Saviez-vous que la gendarmerie avait identifié ces personnes ?
Que pensez-vous du fait qu'un ministre de la Défense puisse être aussi peu au courant de la tenue et du déroulement d'un événement aussi grave ?
M. Charles MILLON : Je vous ai répondu que je n'avais pas été informé avant, c'est clair !
M. Jean-Yves GATEAUD : Vous n'avez pas été informé avant ; mais vous n'avez pas été informé, après, que les participants avaient été identifiés. On a l'impression que vous n'avez été informé de rien !
M. Charles MILLON : Je ne comprends pas votre question ! Je vais donc reprendre mes explications : il y avait un " ministre-pilote ", en l'occurrence le ministre de l'Intérieur, et le ministère était organisé de façon précise ; si les responsables qui suivaient les dossiers corses jugeaient que l'information devait être portée à la connaissance du ministre, ils la lui transmettaient. S'ils jugeaient qu'elle n'était pas d'une importance capitale mais qu'elle intéressait le " ministre-pilote ", ils la lui transmettaient directement.
Quoi qu'il en soit, je ne vois pas en quoi l'identification des voitures aurait eu une importance pour le ministre de la Défense.
Mme Catherine TASCA : Cela peut être un signe d'efficacité des services.
M. Charles MILLON : Bien entendu. Mais dans ce cas, le directeur général de la gendarmerie nationale était là pour assumer sa mission. Tout comme le directeur de cabinet qui, s'il avait estimé que les services étaient déficients, aurait sans doute pris des sanctions et saisi le ministre.
M. Jean-Yves GATEAUD : Monsieur Millon, comprenez bien que nous vous posons des questions, nous n'émettons pas d'opinion.
M. Robert PANDRAUD : Il serait bon que nous nous interrogions sur la répartition des affaires entre la section antiterroriste du parquet de Paris et les services judiciaires locaux. Qui en décide et selon quels critères ? A partir du moment où l'affaire est qualifiée de " terroriste ", ce classement étant souvent artificiel, la brigade antiterroriste est compétente et confie les commissions rogatoires à la police. Pourquoi ? D'abord parce que la police est centralisée, proche d'elle, et qu'elle ne semble pas avoir une très grande confiance dans les services de police et de gendarmerie sur place, l'imprégnation du climat local pouvant nuire à l'efficacité des enquêtes.
Monsieur Millon, concernant les affectations, la politique était-elle de privilégier les insulaires - existait-il des quotas - ou cela se faisait-il au hasard des mutations ? Par ailleurs, avez-vous entendu parler de pressions locales sur les familles des militaires et leurs enfants ? Enfin, considérez-vous que les textes sont toujours adaptés ?
M. Charles MILLON : Les affectations se faisaient au hasard des mutations, il n'y avait pas de volonté de privilégier les insulaires, - ce qui était un avantage de la gendarmerie par rapport à la police.
M. François ASENSI : S'agissant de la conférence de presse de Tralonca, vous n'avez donné aucune consigne et vous avez eu connaissance des événements le lendemain. Vos plus proches collaborateurs - votre directeur de cabinet et le directeur général de la gendarmerie nationale - ont-ils participé à une réunion de pilotage après les événements pour en tirer les conséquences ? Vous ont-ils informé ensuite des décisions prises par le ministre de l'Intérieur pour déterminer les circonstances de ce rassemblement ?
M. Charles MILLON : Après les événements de Tralonca, s'est tenue une réunion entre le Premier ministre, le ministre de l'Intérieur et moi-même ; auparavant, une autre réunion avait eu lieu entre mon directeur de cabinet et celui du ministre de l'Intérieur. C'est à ce moment-là que la politique de maintien de l'ordre et de rétablissement de l'Etat de droit a été renforcée.
Concrètement, les forces de police et de gendarmerie ont reçu des directives pour renforcer leur vigilance dans la lutte contre les mouvements autonomistes et terroristes.
M. François ASENSI : A-t-il été décidé, au cours de cette réunion de coordination avec le Premier ministre et le " ministre-pilote ", d'établir les circonstances de ce rassemblement et de retrouver les participants ?
M. Charles MILLON : Non, nous avons défini une politique du maintien de l'Etat de droit plus stricte et plus coordonnée. Ces décisions ont dû être prises - si elles ont été prises - directement entre le Premier ministre et le ministre de l'Intérieur.
M. François ASENSI : Avez-vous été surpris de la facilité avec laquelle ce rassemblement a eu lieu ?
M. Charles MILLON : Oui, complètement !
M. Robert PANDRAUD : Après les événements de Tralonca, le procureur a-t-il effectué une enquête préliminaire, puis désigné un juge d'instruction pour exploiter les renseignements judiciaires qui étaient, semble-t-il, en possession de la gendarmerie ?
M. Charles MILLON : Je ne sais pas.
M. Jean-Yves CAULLET : Monsieur Millon, s'agissant de l'affectation des gendarmes, vous avez précisé que les mutations se déroulaient selon les règles habituelles et que cela présentait un avantage par rapport à la police. Est-ce à dire que vous déteniez des informations indiquant que la structure des services de police, de ce point de vue, posait des problèmes ?
M. Charles MILLON : Non, mais il est coutumier de dire, lorsqu'on parle des problèmes corses, que les services de police, comptant un certain nombre d'insulaires dans leur rang, sont plus sensibles aux pressions.
M. Jean-Yves CAULLET : En prenant en compte cette différence - que l'ont peut considérer comme défavorable sous certains aspects ou favorable sous d'autres, en termes de renseignement notamment -, quel était l'impact de la répartition des affaires suivant qu'elles relevaient ou non de la lutte antiterroriste ? Car la lutte antiterroriste était bien confiée à la police locale ?
M. Charles MILLON : Il s'agit du choix fait par le gouvernement dès 1995.
M. Jean-Yves CAULLET : Ce choix vous paraît-il cohérent par rapport à cette difficulté particulière ?
M. Charles MILLON : J'aurais souhaité que davantage d'enquêtes soient confiées aux gendarmes qui sont moins sensibles aux pressions, du fait que très peu d'entre eux sont d'origine insulaire.
Mme Nicole FEIDT : Dans les milieux ruraux de l'hexagone, il arrive que les renseignements généraux soient confiés à la gendarmerie. Est-ce également le cas en Corse ?
M. Charles MILLON : Les renseignements généraux ne sont jamais confiés à la gendarmerie. Si tel était le cas, il s'agirait d'une dérive des services relativement préoccupante.
M. Philippe VUILQUE : Pour revenir à Tralonca, comment avez-vous réagi personnellement quand vous avez su que vous n'aviez pas été informé ?
M. Charles MILLON : Ce n'est pas une commission d'enquête, mais un divan ! Quelle a été ma réaction ? J'ai pensé qu'il convenait de modifier l'orientation de la politique que l'on avait choisie ; c'est d'ailleurs la raison pour laquelle le Premier ministre, le ministre de l'Intérieur et moi-même avons tenu la réunion dont je vous parlais tout à l'heure.
M. le Rapporteur : S'agissait-il de la première réunion que le Premier ministre organisait sur cette question ? Y a-t-il eu une reprise en main du Premier ministre ?
M. Charles MILLON : Je ne sais pas s'il s'agissait d'une reprise en main, mais l'on peut dire qu'il y a eu, à ce moment-là, une intervention forte du Premier ministre.
M. le Rapporteur : Le GIGN est-il intervenu en Corse entre 1995 et 1997 ?
M. Charles MILLON : Il est intervenu, mais je ne me souviens plus à quelle époque.
M. le Président : Quel jugement portez-vous sur le fonctionnement de la section antiterroriste du tribunal de Paris au cours de ces deux années ?
M. Charles MILLON : Une telle question ne relève pas de la compétence du ministre de la Défense.
M. le Président : J'entends bien, mais vous pouviez, en tant que ministre de la Défense mettant à disposition des forces de sécurité - notamment la gendarmerie - avoir une idée sur le fonctionnement de la section antiterroriste. Des affaires lui ont été confiées sans grand résultat ; quel est votre sentiment à cet égard ?
M. Charles MILLON : Un sentiment de frustration.
M. le Président : Puisque les informations remontaient jusqu'à vous, sur certains dossiers, pas tous, pensez-vous que le mouvement nationaliste connaissait une dérive mafieuse ?
M. Charles MILLON : Tous les rapports de renseignements l'indiquaient.
M. le Président : Quelle a été, pendant la durée de vos fonctions ministérielles, l'évolution du mouvement nationaliste en Corse ? Aviez-vous le sentiment que la politique que vous meniez était efficace ?
M. Charles MILLON : Je crois qu'il n'y a eu aucune évolution : ni positive, ni négative. La situation a été maintenue.
M. le Président : Donc, une absence de résultats.
M. Charles MILLON : Non, je ne dirais pas cela ; si l'on ne fait rien, la situation empire. Or nous l'avons maintenue.
M. Jean MICHEL : Finalement, avec quelle politique étiez-vous en accord : celle consistant à dialoguer avec les nationalistes ou celle, plus ferme, menée après les événements de Tralonca et l'attentat de Bordeaux ?
M. Charles MILLON : Avec la seconde, incontestablement.
M. le Président : En 1998, le GPS a été créé ; qu'en pensez-vous ?
M. Charles MILLON : Cette création me paraît inutile. La gendarmerie est organisée de telle façon que l'on n'a pas besoin de créer un corps d'exception...
M. le Président : A condition qu'elle soit utilisée conformément aux règles de droit et que lui soit confié un certain nombre d'enquêtes.
M. Charles MILLON : Exactement.
M. le Président : Sur le continent, il ne viendrait à l'idée d'aucun procureur de confier une enquête judiciaire à des services de police lorsque la gendarmerie est territorialement compétente...
M. Charles MILLON : Vous n'allez pas demander à un député ou à un ministre de porter un jugement sur le pouvoir judiciaire !
M. Robert PANDRAUD : On a l'impression, à vous entendre, qu'il y avait des conflits positifs d'attribution ; qu'il y en ait sur le continent, c'est probable, mais en Corse, croyez-moi, il s'agissait plutôt de conflits négatifs de compétence, ni les uns, ni les autres n'étant très efficaces ! Le problème était le suivant : une opposition entre les forces de police et les magistrats de Paris, d'une part, et les services déconcentrés en Corse, d'autre part. Ceux-ci n'acceptaient pas que Paris " puisse trouver quelque chose ", alors qu'eux n'avaient rien trouvé en trois ou quatre ans. Pour prendre un exemple récent, ils n'ont pas dû être satisfaits que ce soit la section antiterroriste de la police judiciaire de Paris qui découvre les assassins du préfet Erignac.
M. le Rapporteur : Vous avez indiqué que la création du GPS était inutile. Vous estimez donc que l'organisation traditionnelle de la gendarmerie en Corse suffit à lui faire assumer ses missions dans de bonnes conditions ; selon vous, les moyens exceptionnels ne sont pas nécessaires ; beaucoup de crimes, non élucidés, ont pourtant été commis au cours de cette période.
M. Charles MILLON : Non, je ne pense pas qu'une structure d'exception soit nécessaire. Elle a pour effet d'installer, dans un corps comme la gendarmerie qui a une longue tradition, un climat détestable. Et les événements récents l'ont parfaitement démontré.
Par ailleurs, une structure d'exception suscite des comportements exceptionnels - ce que les événements ont également démontré.
Enfin, en ce qui concerne le problème du maintien de l'ordre, de la sécurité et du rétablissement de l'Etat de droit, ma conviction profonde est la suivante : tant qu'il n'y aura pas de coordination institutionnelle entre la police, la gendarmerie, les douanes, les services fiscaux et la justice, il y aura des dysfonctionnements en Corse comme ailleurs, notamment dans les grandes banlieues.
M. le Président : Monsieur Millon, lorsque vous avez pris vos fonctions, la guerre des clans régnait encore - on " ramassait les cadavres ". A ce sujet, vous n'avez pris aucune décision particulière puisque dès le mois de mai 1995 les affaires corses avaient été confiées au ministre de l'Intérieur. C'est bien cela ?
M. Charles MILLON : Tout à fait.
Monsieur le président, vous pouvez, si vous le souhaitez, me poser des questions écrites ; je ferai procéder à des recherches.
M. le Président : Pourrez-vous, dans ce cas, nous communiquer le rapport qui vous a informé de l'affaire de Tralonca, afin que nous puissions avoir la réponse à ces questions précises : quels renseignements vous ont été communiqués, à quel moment et par qui ?
M. Charles MILLON : Je vous ferai parvenir ces renseignements.
M. Le Président : Je vous remercie.
Audition de M. José ROSSI,
président de l'Assemblée de Corse, député de Corse-du-Sud
(extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 17 juin 1999)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. José Rossi est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. José Rossi prête serment.
M. José ROSSI : En tant qu'élu de la Corse, député et détenteur de mandats locaux, je suis un observateur attentif et engagé de la vie publique insulaire depuis de nombreuses années, puisque j'ai été élu conseiller général, pour la première fois, en 1973 ; cela fait donc plus d'un quart de siècle que je suis engagé dans l'action publique en Corse. Par voie de conséquence, j'ai pu mesurer la dérive qu'a connue l'île en matière de sécurité sur une longue période. La période retenue pour cette commission d'enquête, 1993-1999, me paraît singulièrement réduite, pour expliquer cette dérive qui, hélas, s'est accentuée au fil des années.
En 1973, la Corse ne connaissait pas encore la situation de violence exacerbée, dure, qu'elle a connue par la suite. Ce sont les événements d'Aléria en 1975 qui ont été le véritable révélateur de la violence politique, qui s'est transformée ensuite en violence clandestine et sur laquelle s'est greffée une violence de droit commun, à la fin des années 1970 et pendant les années 1980.
Il est devenu difficile de faire la différence entre la violence politique et celle de droit commun, car dans une situation trouble, de désordre généralisé, tous les pêcheurs en eaux troubles peuvent déployer leur talent. Je crois, objectivement, que la violence politique non maîtrisée a permis de renforcer la violence de droit commun et, de façon générale, la criminalité et la délinquance.
Aucun gouvernement - ni de droite ni de gauche - n'a été capable de faire face à cette montée en charge régulière et inexorable du désordre en Corse alors que la population est beaucoup plus respectueuse de l'autorité que l'on ne l'imagine. Les Corses ont servi outre-mer pendant très longtemps, dans l'armée et dans l'administration où leur présence est bien supérieure à la moyenne des citoyens originaires d'autres régions. Ils ont une sorte de respect naturel pour l'Etat, un respect pour l'Etat, lorsqu'il le mérite et sait, lui-même, se faire respecter. Depuis les années 1970, l'Etat et les gouvernements successifs ont manifestement failli à leur mission de garant de la première des libertés qui est la sécurité
- selon l'expression utilisée par le Premier ministre, il y a peu de temps.
Les corses ont été présentés, parfois, comme complices de certaines situations par leur silence, leur passivité, par ce que l'on a appelé l'omerta par référence à une terminologie qui n'a rien à voir avec la situation insulaire. Or, me semble-t-il, le plus souvent - sauf les auteurs des violences - ils n'ont pas été complices de cette situation, mais en ont été les premières victimes.
Cette situation a donné progressivement de la Corse une image extrêmement négative, les événements les plus récents ayant tendance à l'aggraver. Aujourd'hui, l'opinion publique nationale manifeste un sentiment d'hostilité marqué à l'égard de la Corse, une sorte de " ras-le-bol " dont la motivation profonde trouve son origine dans ces violences répétées, multiples, que personne n'a été capable, jusqu'à présent, de maîtriser.
Je voulais insister sur ce point : face à une montée en charge régulière, inexorable, des violences et de l'insécurité, les réponses apportées sur une longue période, quelles qu'elles aient été, n'ont pas permis de maîtriser la situation.
La Corse est aujourd'hui présentée comme le " mouton noir " de la République, et les Français, au fond, sont partagés entre deux sentiments ; certains disent : " si les corses veulent leur indépendance, qu'ils la prennent, après tout, nous en avons assez ", tandis que d'autres affirment : " il faut les aligner brutalement, car cela ne peut plus durer ". Evidemment la vérité est entre les deux. C'est d'une manière plus sereine qu'il faut analyser la situation, mais avec la volonté ferme d'appliquer de façon durable des orientations claires.
Alors qu'elle a subi une dérive pendant trente ans, il est totalement impossible d'imaginer que la Corse puisse retrouver une situation " ordonnée " en quelques mois ; on ne peut donc faire aucun procès ni à ce gouvernement, ni à un autre.
La réponse sera incontestablement, comme l'a dit récemment le ministre de l'Intérieur devant la commission des lois, une détermination tranquille à faire en sorte que l'Etat puisse assurer sa mission dans la durée, avec des moyens qui ne doivent pas être exceptionnels, compte tenu des effets qu'ils ont produits ces derniers mois. En effet, si l'on sort du respect des méthodes républicaines et de l'application sereine de la loi, l'on va vers d'autres dérives totalement inacceptables. Si l'on négocie un jour avec les uns, un jour avec d'autres, si l'on alterne les périodes de fermeté et de laxisme - fermeté qui se trouve parfois plus dans les discours que dans les actes d'ailleurs - on décourage la population insulaire qui " baisse les bras " et pense : " je ne suis pas plus royaliste que le roi, je ne suis ni gendarme, ni policier ; si ceux qui ont pour charge la gestion de ces problèmes en sont incapables, je ne peux pas organiser des milices en Corse pour assurer ma sécurité ".
Tel est le climat général sur l'île. L'assassinat du préfet Erignac a provoqué une intense émotion. La population s'est mobilisée, dans des conditions difficilement imaginables auparavant. Elle avait eu d'autres occasions, dans le passé, de manifester son hostilité à la violence, par des défilés de même nature - peut-être pas de la même importance, mais presque - pour condamner à deux ou trois reprises la violence et le désordre qu'elle générait, sans résultats. L'assassinat du préfet Erignac a été ressenti de manière plus massive et forte en raison à la fois de la résonance nationale de cet acte odieux et du symbole qu'il représentait. Il a entraîné une véritable mobilisation car c'était un acte de plus dans l'odieux, dans cette dérive insupportable.
Une nouvelle politique de sécurité a été mise en place ; elle s'est traduite par un renforcement des effectifs, par la mise en _uvre de moyens plus sophistiqués, par un résultat enfin, dans la recherche des assassins du préfet Erignac. Ce résultat, applaudi par tous, a contribué à remobiliser une opinion qui était en train de repartir à la dérive.
Aujourd'hui, au-delà de ce résultat, l'opinion corse espère que l'on pourra s'attaquer aux faits les plus graves et les résoudre contrairement à ce qui s'est passé pendant ces dix dernières années où nombre d'entre eux sont demeurés, hélas, impunis.
Il y a une attente forte de la population pour que ces actes, ces assassinats soient élucidés, tout en restant dans le cadre de la légalité et en respectant les règles républicaines. Ce qu'on souhaite, en Corse, c'est des résultats, pas des politiques de " roulement de mécanique " ou des déclarations péremptoires. Quand il y a des résultats, il faut s'en réjouir et tout le monde s'en réjouira ; quand il n'y en a pas, il n'est pas nécessaire de répéter à l'envi : " on va voir ce que l'on va voir ".
Je voulais vous faire ressentir cette ambiance insulaire qui reflète un sentiment d'angoisse face à une situation non maîtrisée. Un espoir est né avec l'élucidation de l'affaire Erignac, mais, en même temps, un grand scepticisme règne encore en Corse, car l'immense majorité des problèmes n'est pas réglée à ce jour.
Vous avez pour mission d'analyser sereinement l'organisation publique et le fonctionnement des forces de sécurité en Corse. Il y a incontestablement un travail important à réaliser. Je ne suis, évidemment, ni ministre de l'Intérieur, ni garde des sceaux, je ne peux donc pas témoigner de la manière dont ces services ont fonctionné concrètement, mais je peux affirmer que des dysfonctionnements se sont incontestablement produits. L'opinion publique a ressenti que, pendant les périodes de dialogue mais aussi lorsque des politiques de fermeté étaient mises en _uvre, des discussions avaient lieu avec des forces politiques clandestines, tout le monde en Corse ayant eu l'espoir, à un moment ou un autre, que l'on pourrait finir par résoudre le problème politique corse par la discussion et le dialogue.
Aujourd'hui, il ne faut plus sombrer dans ces politiques hésitantes en matière de sécurité. La politique de fermeté doit s'exercer sans faiblesse, mais de manière sereine, pour obtenir des résultats et la politique de sécurité publique doit être séparée du nécessaire dialogue politique sur le problème corse. A partir du moment où la violence clandestine a pu perdurer pendant près de 30 ans et que subsiste en Corse un puissant courant politique qui rassemble toutes les contestations, mais se fonde, en même temps, sur un engagement que je ne partage pas - pour certains celui de l'indépendantisme, pour d'autres celui d'une spécificité insulaire très forte - c'est un problème qui ne peut pas être ignoré.
Il faut dissocier totalement l'analyse sereine du problème corse, de l'avenir de l'île, de son organisation territoriale, de la simplification administrative, du respect de son identité de la question de la sécurité dont les Corses doivent pouvoir bénéficier, comme l'ensemble des Français.
M. le Président : Une première question me vient à l'esprit - vous en avez parlé vous-même - comment expliquez-vous qu'aussi peu de crimes et délits commis en Corse aient été élucidés, que les services de sécurité aient obtenu de si faibles résultats ?
M. José ROSSI : Il y a une multitude de causes : d'abord, le climat de désordre général fait que les Corses ne se sentent pas en sécurité. La Corse est une société repliée sur elle-même, de 250 000 habitants avec des relations de voisinage, de proximité très fortes. C'est interprété, parfois, comme de la complicité ; l'on dit souvent que les Corses ne parlent pas, mais à mon avis cela ne relève pas de l'omerta, particularisme d'une société de type mafieux comme on la décrit en Sicile.
Il n'y a pas, en Corse, de mafia au sens sicilien du terme. On y trouve du banditisme, une criminalité plus forte qu'ailleurs et de la délinquance, mais il n'y a pas, je suis formel, cette interpénétration entre le banditisme et la vie publique. L'image donnée de la Corse sous cet aspect, que l'on qualifie parfois de " société prémafieuse ", ne correspond pas à la réalité. Si l'on établissait une comparaison entre la situation de la Côte d'Azur ou de la région parisienne et la situation de la Corse, on constaterait que les m_urs politiques, les prévarications et l'interpénétration entre certains milieux et le monde politique sont plus développées dans d'autres régions françaises qu'en Corse.
La " loi du silence " souvent évoquée n'est pas la conséquence de l'intimidation que pourrait faire régner une société mafieuse, mais est liée aux relations de proximité. Dans une société de 250 000 habitants, chacun connaît le voisin, et il n'est pas impossible que parmi les voisins, se trouvent des poseurs de bombes. Or, en Corse, on ne dénonce pas son voisin. Il faut donc utiliser d'autres moyens.
Qu'entend-on par d'autres moyens ? Des écoutes illégales, des moyens extraordinaires, compte tenu de la particularité de la société corse qui ne permet pas de recueillir des témoignages comme dans d'autres régions ? C'est là la véritable difficulté à laquelle se trouvent confrontés les services de police. Il faut que, tout en restant dans un cadre strictement légal, ils puissent se donner les moyens de rechercher les criminels et délinquants en sachant que la population a du mal à communiquer avec les services de sécurité et les autorités judiciaires.
Paradoxalement, et c'est totalement incompréhensible pour un esprit non informé, la population attend de ces services qu'ils obtiennent des résultats. Le fait de ne pas parler spontanément ne veut pas dire que l'on souhaite l'impunité des criminels. Il faut en tirer des conséquences en matière d'organisation de l'action de la police et de la gendarmerie en particulier.
Le deuxième élément expliquant le peu de résultats obtenus dans le domaine de la sécurité est sans doute l'absence totale de confiance dans les services de l'Etat, pendant de longues années. Du fait de la perméabilité des services de police, la réserve de certains témoins est sans doute liée à la crainte de mesures de représailles, le délateur étant présenté comme une sorte de " traître " à la cause insulaire. Cet élément témoigne du délabrement des services compétents de l'Etat, incapables d'assurer la sécurité des " bons citoyens ", de ceux qui étaient susceptibles de contribuer à la recherche des criminels.
Un troisième facteur d'explication réside dans l'alternance des politiques de fermeté et de dialogue - le dialogue s'étant le plus souvent traduit par le laxisme ; dans ces conditions, les personnels des services de sécurité en place pendant de longues années, peut-être en raison d'une mobilité insuffisante, se disaient, sans doute, qu'il était inutile d'arrêter les criminels ou les auteurs de violences politiques, puisqu'ils seraient relâchés, d'une manière ou d'une autre, quelque temps après. Une certaine philosophie de l'action s'est ainsi installée au sein des services de sécurité conduisant à une sorte d'écrêtement des volontés.
Il est même arrivé, bien que je ne sois pas en mesure de citer d'exemples précis, que des auteurs d'attentats et de violences politiques soient quasiment identifiés ou fortement suspectés, mais que les procédures judiciaires ne soient pas engagées ou soient interrompues à la suite d'interventions politiques, sous tous les gouvernements, pour signifier : " n'allez pas trop loin, cela risque de susciter telle réaction ".
Cette politique de dialogue qui a prévalu à certains moments de la vie publique - je ne pense pas à une période en particulier - a conduit les meilleurs policiers et gendarmes à douter de l'intérêt de leur travail et de leur efficacité dans la mesure où ils savaient qu'il pourrait y avoir des ordres contradictoires. Beaucoup ont baissé les bras, alors même que nombre d'entre eux avaient la volonté d'agir de manière plus efficace mais qu'ils s'en sont sentis empêchés par le pouvoir politique.
M. le Président : Selon vous, ce n'était donc pas un problème de moyens. Quels que soient les gouvernements, en tout cas pour la période que nous examinons, 1993-1999, les moyens nécessaires ont toujours été mis à disposition des services de sécurité en Corse et l'absence de résultats trouve son origine dans la philosophie générale de ces services et les comportements sur place.
M. José ROSSI : Des forces publiques de sécurité aussi importantes qu'aujourd'hui ont été déployées par le passé. Si l'on remonte à la fin des années 1970, au moment des événements " Fesch ", au cours desquels des CRS ont été tués ainsi que des manifestants, les déploiements de forces étaient considérables ; leur installation en Corse n'était pas permanente, mais leur action ostentatoire créait un phénomène de réaction dans la population, sur le thème : " CRS : SS " exploité également sur le continent. Il fallait éviter à la fois un déploiement trop visible de forces et, en même temps, se donner des moyens de sécurité plus pérennes.
Aujourd'hui, l'importance des moyens installés en Corse correspond à l'attente de la population ; en d'autres termes, il n'y a pas trop de forces de sécurité en Corse. Personne ne se plaint de la manière dont elles travaillent. Il faut simplement veiller à préserver une certaine discrétion dans l'emploi des forces de sécurité, afin que la Corse ne se sente pas dans une situation " d'occupation " ; ce serait la pire des choses car elle fournirait des armes à ceux qui plaident pour l'indépendance.
Il ne faut pas non plus déployer en Corse, pendant une période déterminée, des forces en nombre important, puis les retirer brutalement du jour au lendemain. Sinon, il est à craindre que se produisent les mêmes effets que lors de la mise en _uvre du plan Vigipirate au plan national, pendant la Coupe du monde de football par exemple ou lorsque l'on redoute des actions terroristes : la mobilisation de forces importantes permet de constater, immédiatement, un abaissement du nombre de crimes et de délits mais dès que le plan cesse d'être en vigueur, on assiste à une recrudescence de la délinquance.
Il faut donc se garder de faire du triomphalisme et ne pas se glorifier, hâtivement, de la baisse des statistiques concernant la criminalité et la délinquance en Corse. Aujourd'hui, des moyens significatifs sont mis en place, il existe une sorte de pression et des résultats sont obtenus. Si la vigilance diminuait - et il ne faut pas qu'elle s'atténue - il pourrait y avoir un " retour de flamme " très rapide. Les causes structurelles profondes des désordres de la société corse ne sont pas réglées, loin s'en faut, et il faudra beaucoup de temps pour y parvenir.
M. le Président : Au-delà des questions de sécurité et pour essayer d'avoir une vision plus complète de la situation, comment expliquez-vous que, dans la plupart des services déconcentrés, des fonctionnaires qui souhaitent faire leur travail, soient empêchés de l'effectuer ?
A titre d'exemple, la presse s'est fait l'écho récemment du témoignage d'un fonctionnaire de la direction départementale de l'équipement qui souhaitait revenir sur le continent parce qu'il considérait, après deux années d'exercice en Corse, qu'il lui était impossible d'exercer sa mission. Comment expliquez-vous par ailleurs que, dans le domaine fiscal, il y ait aussi peu de résultats, si l'on en croit les statistiques, quelles que soient les époques ? La Corse serait-elle un territoire d'exception par rapport aux lois de la République et par rapport aux règles qui s'imposent à tous les autres citoyens ? Si je comprends que l'absence de solution apportée au problème de sécurité réduise les corses au silence en revanche, je m'interroge sur les raisons de cette dérive généralisée.
M. José ROSSI : L'analyse des problèmes de sécurité permet d'expliquer les difficultés auxquelles beaucoup de fonctionnaires d'Etat ou des collectivités locales, corses ou non, ont été confrontées pour accomplir leur mission. Il faut garder à l'esprit que depuis un quart de siècle, une forte pression s'exerce dans cette île, à partir d'une violence clandestine non maîtrisée.
Par conséquent, pour prendre des décisions, il faut faire preuve de courage, car l'on peut trouver une bombe devant sa porte le lendemain - ce n'est pas le cas dans les mois qui viennent de s'écouler - ou voir sa famille et ses biens menacés.
Je pourrai me référer au mauvais exemple des banlieues des grandes villes dans lesquelles il arrive que la police et la gendarmerie n'entrent pas après 22 heures et dont la situation peut s'apparenter à celle des fonctionnaires incapables de remplir leur rôle en Corse parce que dans les deux cas, ces personnes se sentent menacées.
Par ailleurs, il faut prendre en compte la spécificité insulaire. Les événements récents concernant l'affaire des paillotes en attestent. On a laissé construire, de longues années durant, des paillotes sur le domaine public de l'Etat, alors même que celui-ci n'était pas délimité et que les communes n'avaient pas la maîtrise de l'occupation des sols. Ces espaces ne pouvaient donc être exploités au moyen d'autorisations d'occupation temporaire du domaine public.
L'Etat, à travers les services de l'Equipement, a laissé s'installer ces paillotes sur les plages, sans faire respecter la loi et sans recourir à la force publique au moment où il aurait dû le faire, c'est-à-dire au moment de leur mise en exploitation.
Les services de l'Etat ont d'abord fait preuve de tolérance, puis entamé des procédures judiciaires. Lorsque celles-ci ont abouti à des décisions ayant l'autorité de la chose jugée, il fallait les exécuter. Le préfet Bernard Bonnet a décidé de le faire, très bien.
Constatant les dérives des années antérieures, les élus ont réagi en demandant un délai supplémentaire de trois mois, pour engager un dialogue entre la préfecture et les propriétaires des paillotes, organisés en syndicat, afin que les démolitions puissent s'effectuer dans de bonnes conditions.
Tous les intervenants s'étaient mis d'accord pour que les paillotes soient détruites avant le 30 octobre prochain ; puis, brutalement, pour des raisons que j'ignore, le préfet Bernard Bonnet a décidé de passer à l'acte et de faire procéder à leur démolition par la force publique. Il s'agit à l'évidence d'une démonstration de force. On a envoyé 30 camions de gendarmerie, dont 2 automitrailleuses, 7 ou 8 camions du Génie pour montrer à l'opinion corse que, décidément, cette fois-ci, il fallait rentrer dans le rang.
Face à cette intervention brutale, l'Assemblée de Corse a souhaité, à la quasi-unanimité de ses membres, donner un sursis aux propriétaires de paillotes qui s'étaient engagés par écrit à les démolir en octobre. On avait réussi à instaurer un dialogue et à convaincre les intéressés de procéder aux démolitions nécessaires par leurs propres moyens, en négociant une possibilité de reconstruction légale des bâtiments, en dehors de la plage, sur un territoire voisin, à cent mètres environ des sites sur lesquels ils se trouvaient. C'est l'évolution de ce dossier qui a conduit à l'incendie de la paillote " Chez Francis ".
Pour revenir à votre question, l'affaire des paillotes montre bien que les fonctionnaires des services de l'Equipement n'ont pas fait leur métier. Ils ne l'ont pas fait, non pas forcément parce qu'ils étaient menacés, mais parce que régnait une ambiance générale de laisser-aller.
Par ailleurs, si la fonction publique est pléthorique, elle comprend beaucoup de personnel de base, sans l'encadrement nécessaire. Il faut, à cet égard, intégrer l'idée que la société corse, dans ses fonctions essentielles, manque de compétences. Le passage d'une société administrée, voire suradministrée, à une société de développement où l'initiative, l'esprit d'entreprise et la responsabilité reprennent le dessus sera difficile. Si beaucoup de fonctionnaires n'ont pas pu faire leur métier, c'est aussi parce qu'il y avait un manque de compétences et de connaissance des dossiers, dans une situation où l'on s'était habitué au désordre général.
M. le Président : Cela signifie-t-il, Monsieur Rossi, que compte tenu de ce climat particulier et des difficultés d'exercer son métier dans la fonction publique, ce ne sont pas forcément les " meilleurs " qui sont envoyés en Corse ?
M. José ROSSI : Les gouvernements ont essayé, à plusieurs reprises, d'envoyer les " meilleurs ", mais en général c'était dans le cadre de missions d'une durée limitée à six mois, un an ou deux ans, et leur première préoccupation, quand ils arrivaient, était de savoir quand ils allaient repartir. Il ne sert à rien d'affecter des fonctionnaires de qualité si l'on ne s'intéresse pas à l'encadrement effectif des personnels de base en s'inscrivant dans la durée.
M. le Président : Vous nous avez décrit la réaction des élus corses au moment de l'affaire des paillotes. Permettez-moi de vous dire, ce n'est pas une critique, que les délibérations de l'assemblée de Corse ne sont pas forcément parvenues jusqu'à l'opinion publique nationale. En revanche, elle a entendu les déclarations de M. François Léotard et de M. José Rossi qui accréditent l'idée que le fait de mettre un terme à une occupation illégale est une action scandaleuse. Ne pensez-vous pas que le comportement des élus, en général, peut aussi contribuer à la situation de dérive que vous dénoncez vous-même ?
M. José ROSSI : Vous me tendez une perche qui me permet de m'expliquer de manière plus précise, à partir d'une comparaison un peu hasardeuse. Le rôle des élus, dans des situations de tension, est d'être aussi, parfois, des médiateurs. Les boutefeux, les va-t-en-guerre ne réussissent jamais à régler définitivement les problèmes. Quand tel ou tel syndicat bloque le port d'Ajaccio, retenant à terre le bateau qui transporte des milliers de personnes entre Marseille et la Corse, et que cette occupation dure plusieurs semaines - c'est arrivé dans le passé - elle est totalement illégale. Les autorités compétentes de l'Etat, même si elles disposent de décisions de justice pour faire évacuer les lieux, apprécient les conditions dans lesquelles l'évacuation peut se faire. Souvent, dans ce type de circonstances, les élus jouent un rôle de médiateur pour éviter de recourir à l'intervention de la force publique.
Dans une affaire comme celle des " paillotes ", des élus ont demandé aux propriétaires d'être raisonnables, de procéder à la démolition et, en même temps, ils ont indiqué au préfet qu'il n'était pas besoin de faire un fort Chabrol pour un enjeu de cette nature. C'était leur rôle. M. François Léotard était sur le site par hasard, il n'était pas venu exprès pour soutenir X ou Y. Il s'est arrêté, il a vu le fort Chabrol et a dit : " je n'ai jamais vu cela en France ". Je suis arrivé quelques moments plus tard, après que l'Assemblée de Corse eut voté une délibération me donnant mandat pour essayer d'" arrondir les angles " au bon sens du terme et trouver une conciliation qui permette de détruire ces paillotes, sans l'utilisation des moyens de l'armée dans un contexte de crise.
Les événements d'Aléria ont commencé de la même manière. Des personnes se sont enfermées dans une cave et l'affaire s'est soldée par la mort de deux gendarmes. Il aurait suffi qu'il y ait eu, à l'intérieur de la paillote, une personne armée - elle ne l'était pas en l'occurrence, contrairement à ce qui avait été affirmé dans un premier temps - pour se retrouver avec deux gendarmes tués, ce que nul ne souhaitait. Ce sont plutôt les élus, me semble-t-il, qui ont pris quelques risques en allant sur le site dans ces circonstances. Après avoir été sur les lieux, nous nous sommes rendus chez le préfet, qui ne nous a d'ailleurs pas reçus, mais fait recevoir par son directeur de cabinet, M. Gérard Pardini. Au cours de cet entretien, auquel tous les groupes de l'Assemblée de Corse étaient associés, le directeur du cabinet du préfet a parfaitement convenu que la démolition, dans ce contexte-là, présentait des risques pour l'ordre public et qu'il était préférable de différer l'opération. Après l'avoir remercié de son attitude de dialogue et de compréhension, les élus, qui conduisaient la délégation, se sont engagés à faire signer, par les propriétaires des paillotes, un acte de démolition volontaire celle-ci devant intervenir au plus tard le 30 octobre prochain. Nous avons donc le sentiment d'avoir joué un rôle utile de médiation, afin de garantir la démolition des paillotes tout en évitant un possible drame.
M. le Rapporteur : Sans vouloir engager une polémique qui serait vaine, on a le sentiment que l'affaire des paillotes est exemplaire de ce qui se passe en Corse actuellement : d'un côté, la volonté d'un retour à l'Etat de droit, à la légalité est clairement affichée, mais de l'autre, dès qu'il s'agit de prendre des décisions et de les appliquer, se mettent en place des liens de solidarité dont les élus et plus généralement la société corse semblent un peu prisonniers.
Ainsi, il semblerait, mais cela reste à confirmer, que le recours à la force publique, était notamment motivé par le fait que le préfet n'avait trouvé sur place aucune entreprise pour procéder à la destruction des paillotes, ce qui en dit long sur l'accompagnement...
M. José ROSSI : Sur ce point, si vous le permettez, Monsieur le rapporteur, je voudrais préciser que des démolitions avaient déjà été réalisées par l'intermédiaire de l'armée. Les élus ne sont pas intervenus pour empêcher les démolitions de petits ports aménagés à tort ou de constructions en béton sur le domaine public.
Je signale, d'ailleurs, que ces opérations de démolition ont commencé une semaine avant le premier tour des élections régionales. Cet acte, très symbolique, n'a pas été sans conséquence sur les résultats obtenus par les mouvements indépendantistes qui ont presque doublé leur score. Le fait d'entreprendre ces opérations en pleine campagne électorale est une forme de provocation - je pèse mes mots - et, est en tout cas, contraire à la discrétion que doit observer le préfet dans ces circonstances. Ce n'était pas un acte involontaire ; tout était calculé.
Au moment où s'est produit l'incident regrettable des paillotes, une dizaine d'opérations avaient déjà été réalisées, sans aucune opposition des élus qui avaient accepté l'intervention de l'armée puisque, en effet, il semble que l'on n'ait pas trouvé d'entreprise pour effectuer les démolitions. Je dis " il semble ", car c'est l'argument invoqué par le préfet.
En revanche, pour l'affaire des paillotes, un dialogue approfondi s'était instauré entre les services de la préfecture, le secrétaire général, le préfet et le syndicat des " paillotiers " et avait permis de trouver un accord que l'on pourrait résumer en ces termes : " vos paillotes seront démolies par l'armée, si vous ne le faites pas vous-mêmes à la fin du mois d'octobre ".
Les élus, comme les propriétaires de paillotes, en étaient restés à cette version des faits. Aussi avons-nous été totalement surpris les uns et les autres, au mois d'avril, de cette opération réalisée avec des moyens aussi lourds. C'est ce changement d'attitude qui a motivé l'intervention des élus, d'autant plus que la destruction des paillotes avant le début de la saison estivale aurait entraîné la perte de plusieurs centaines d'emplois au total et que le délai accordé initialement permettait aux personnes concernées d'envisager leur reconversion.
M. le Rapporteur : Si, à la fin du mois d'octobre, les paillotes sont toujours en place, que faudra-t-il faire ?
M. José ROSSI : Les démolir avec les moyens de la force publique pour respecter les engagements pris. Je signale par ailleurs qu'il n'y a eu aucune intervention des élus pour demander la reconstruction de la fameuse paillote " Chez Francis ". Dans cette affaire, on a atteint le comble de l'absurde. En avril, l'on veut démolir avec les moyens de l'armée, une paillote qui devait être démolie en octobre ; comme cela n'est pas possible, on va incendier la paillote " Chez Francis " ; puis, celui qui a commandité l'incendie ou qui l'a laissé se réaliser donne l'autorisation de reconstruire la paillote. En effet, cette autorisation a été délivrée par le préfet Bernard Bonnet, le jour de son incarcération, sans qu'aucun élu - je peux le certifier - ne l'ait demandé.
M. le Président : Au mois d'avril, la campagne électorale était terminée. Comment appréciiez-vous le comportement du préfet Bernard Bonnet ?
M. José ROSSI : Je suis le plus mal placé pour porter un jugement sur le préfet Bernard Bonnet, compte tenu de l'attitude d'ostracisme dont il a fait preuve à l'égard des principaux responsables politiques insulaires.
Je n'arrive pas à comprendre comment les ministres concernés ont pu imaginer que l'on puisse travailler en Corse dans un climat de suspicion généralisée à l'égard des élus. Pour ce qui me concerne, je n'ai jamais refusé de dialoguer avec qui que ce soit ; mais nous avons eu le sentiment que le préfet Bernard Bonnet était venu en Corse pour " régler des comptes ". Ce n'est pas le moment d'en parler, puisqu'une procédure judiciaire est en cours ; cependant, je serais tenté de dire que son comportement n'était pas normal, ce qui serait plutôt de nature à atténuer ses responsabilités.
M. le Rapporteur : On a le sentiment que les relations entre le préfet et les élus, même si elles ont pu être particulières avec le préfet Bernard Bonnet, ont toujours été relativement conflictuelles. Le Monde a, il y a quelque temps, publié un article intitulé : " Des préfets pleins d'amertume " dans lequel les préfets dénoncent le manque d'appui des élus locaux ; l'un d'entre eux porte une accusation assez grave puisqu'il déclare : " quand les prisons étaient pleines et qu'il y avait moins d'attentats, les élus corses intervenaient auprès du gouvernement afin qu'il fasse un geste à l'égard des familles, leur clientèle, et on les sortait de prison ".
M. José ROSSI : Je n'ai jamais fait une intervention de cette nature. C'est du reste l'attitude de la plupart des élus. Je me rappelle d'un déjeuner au ministère de l'Intérieur où étaient conviés tous les parlementaires de l'île, il y a quelques années. Au cours de ce déjeuner, le ministre de l'Intérieur s'est étonné de l'intervention des élus corses pour faire sortir les gens de prison. J'ai posé aux députés et sénateurs présents la question suivante : " au cours des derniers mois, l'un d'entre vous a-t-il fait une intervention pour demander la libération de M. X. ou Y ?". Ils ont tous démenti.
Je peux vous assurer que je n'ai fait aucune démarche de ce type. Si l'on trouve trace d'une telle intervention dans un service du ministère de l'Intérieur, je suis prêt à en débattre.
Peut-être y a-t-il eu des interventions d'élus dans le passé, mais cela relève plutôt de l'image d'Epinal que de la réalité. En effet, pendant la période du " terrorisme triomphant ", de telles interventions auraient été hors de propos ; du reste, les ministres étaient mieux placés que quiconque pour dialoguer avec les nationalistes et éventuellement intervenir en faveur de certains d'entre eux.
M. le Rapporteur : L'intervention des élus paraît tout de même une règle assez constante en Corse. Le rapport de la précédente commission d'enquête sur la Corse, présidée par M. Jean Glavany, en fait état. L'un des témoins indiquait : " quand on a besoin de quelque chose en Corse, on va voir l'élu. L'élu intervient auprès de tel et tel service pour essayer de débloquer tel ou tel dossier ".
M. José ROSSI : Monsieur le Rapporteur, tenez-vous des permanences dans votre circonscription ? Vos visiteurs vous demandent-ils d'intervenir auprès de telle ou telle administration ?
M. le Rapporteur : Il m'arrive de faire des interventions mais il semblerait qu'en Corse, ce soit systématique.
M. José ROSSI : Pas plus qu'ailleurs ; cela relève aussi de l'image d'Epinal. Il est vrai que, dans le passé, la Corse, ayant une économie défaillante, a beaucoup attendu de la fonction publique. Les parents corses ne voyaient l'avenir de leur enfant que dans la fonction publique ou les entreprises publiques.
Aujourd'hui, quand bien même les élus corses voudraient faire du clientélisme, au sens où on l'entend nationalement, ils ne le pourraient plus. Il y a en Corse une région, deux départements, un nombre important de communes, des offices et des agences, donc de nombreux emplois publics. Néanmoins, les budgets sont extrêmement tendus et ne permettent pas d'envisager l'expansion du secteur administratif. Il est vrai que la Corse est suradministrée ; comme l'indique le rapport de la commission d'enquête présidée par M. Jean Glavany, il y a 30 % d'agents publics de plus que sur le reste du territoire.
La tentation de la population fut de se diriger vers ces emplois parce qu'il n'y a pas véritablement d'économie productive ; la Corse vit exclusivement du tourisme, de l'artisanat, très peu de l'agriculture dont l'activité comme partout ailleurs est en voie de réduction progressive ; si elle ne se donne pas les moyens du développement économique, la situation deviendra épouvantable.
L'intervention publique a atteint ses limites. Le tissu social et la vie économique sont désorganisés et le redémarrage sera lent, même si l'activité touristique a connu une croissance forte l'année dernière, qui devrait se poursuivre cette année.
Le développement de l'île souffre de certains handicaps. Par exemple, dans le secteur de la construction, la Corse est soumise à la loi " littoral " du 3 janvier 1996, tout comme la côte atlantique ou la côte d'Azur, mais cette loi s'y applique de façon plus drastique. Les zones à protéger de l'urbanisation y sont considérables et les règles de constructibilité limitée concernent l'essentiel du littoral corse.
Ainsi, la construction de logements sur la côte d'Azur a progressé de l'ordre de 10 à 20 % selon les zones en 1998 par rapport à 1997 ; en Corse, sur la même période, on a enregistré une baisse de 10 % environ. Pourquoi ? Tout simplement, parce qu'il y est nécessaire d'adapter cette loi à la spécificité de l'île, même si le contexte actuel ne s'y prête guère, car elle a pour effet de " stériliser " de nombreux espaces non aménagés dans les années 1980.
La Corse a un linéaire côtier de 1 000 kilomètres, soit l'équivalent du littoral méditerranéen de l'Espagne à l'Italie. Je ne dis pas qu'il faut imiter ce qui s'est fait ailleurs mais je dénonce le corset dans lequel la Corse est enserrée. Il faudrait donc, comme le prévoit le statut de 1991, adapter la loi " littoral " en durcissant les réglementations applicables dans les zones à protéger très strictement. Sur 1 000 kilomètres, 150 kilomètres appartiennent au Conservatoire du littoral et seront l'objet d'une protection éternelle ; à côté, se trouvent des zones non équipées, qui n'ont pas vocation à se miter, et une dizaine de stations balnéaires qui pourraient devenir des pôles de développement organisés, ce qui n'est pas possible dans le cadre des textes en vigueur.
En d'autres termes, si l'on veut que la Corse soit moins assistée et dépendante de l'intervention publique, il faut lui donner les moyens de se développer en adaptant à sa spécificité certains textes législatifs, qui n'ont pas été conçus pour elle, bien qu'elle fasse partie de la nation française.
M. le Rapporteur : Comment appréciez-vous l'évolution du nationalisme en Corse, au cours de la période couverte par la commission d'enquête, donc depuis 1993, et la réponse donnée par les différents gouvernements à cette question ?
M. José ROSSI : Les gouvernements successifs ont alterné des phases de dialogue et de fermeté. Le dialogue s'est traduit par des concessions, sur le statut et dans le domaine de l'enseignement de la langue corse, notamment.
Trois éléments majeurs ont toujours été mis en avant par tous les gouvernements :
- l'application de la loi : qui ne serait pas d'accord ? A condition d'être en mesure de la faire appliquer réellement et d'évaluer à terme les effets de cette déclaration d'intention. Oui, à l'application de la loi, ce n'est pas une position de façade.
- le développement économique, priorité des priorités ; là encore, qui ne serait pas d'accord sur cet objectif ? Encore faut-il le faire.
- le dernier élément, que certains gouvernements ont pris en considération : l'avenir de la Corse dans la nation française dans le cadre d'un statut particulier. Au début des années 1980 et des années 1990, deux gouvernements ont estimé qu'il fallait un statut particulier pour la Corse. Ils n'ont résolu, ni l'un ni l'autre, les problèmes de la Corse, mais cela ne signifie pas, pour autant, que l'idée d'une organisation territoriale spécifique de la Corse soit une mauvaise idée.
La réforme ou la transformation du statut de 1991 n'est pas à l'ordre du jour, et on considère à juste titre que ce n'est pas la priorité des priorités. La faiblesse des deux statuts successifs de la Corse est qu'ils ont été " octroyés ", décidés à Paris, même s'il y a eu quelques concertations. Aucun gouvernement n'a vocation à lancer un troisième projet. Cependant, il ne faut pas écarter l'idée d'une réforme utile, le moment venu, lorsque les Corses la demanderont majoritairement.
Mme Catherine TASCA : Compte tenu de ce que vous nous avez dit sur le rôle de médiation joué par les élus entre l'Etat et les propriétaires de paillotes, estimez-vous, aujourd'hui, après tout ce qui s'est passé, que les engagements pris devant vous, et dont vous sembliez prêt à vous porter garant, de procéder à la démolition avant la fin du mois d'octobre, seront tenus ?
M. José ROSSI : Je ne suis pas en mesure de répondre à la place des intéressés mais je peux dire que les élus ayant participé à la délégation dont j'ai parlé tout à l'heure, ont obtenu pour les deux cas directement concernés, des engagements écrits de la part des deux propriétaires de paillotes en vue de leur démolition par leurs propres moyens, à partir du 30 octobre. Ces engagements signés ont été remis à M. Gérard Pardini, directeur de cabinet du préfet. Si cette démolition n'était pas réalisée comme prévu, il appartiendra alors au préfet de le faire avec les moyens de la force publique, comme il envisageait de le faire au mois d'avril.
Mme Catherine TASCA : Ma question est précise : compte tenu de ce qui s'est passé, estimez-vous, personnellement, qu'ils sont toujours prêts à tenir leurs engagements, nonobstant les événements récents ?
M. José ROSSI : La dernière fois que je les ai rencontrés, ils y étaient prêts. J'espère vivement ne pas être démenti. Nous serions les premiers déçus si ces engagements n'étaient pas tenus.
Pour l'avenir, il serait souhaitable, comme je l'ai déjà indiqué, de réfléchir à l'adaptation de la loi " littoral " car des aménagements en zone côtière sont pour la Corse la principale voie de développement. Nous prendrons l'initiative, à l'Assemblée de Corse, de constituer un petit groupe de travail, pour étudier les possibilités de substitution légales afin de préserver l'activité. Pour les deux cas en cause, la préfecture de région avait d'ailleurs envisagé la possibilité de reconstruire les paillotes en amont, à l'écart de la plage.
Mme Catherine TASCA : La démolition pourrait-elle être un premier signe d'une volonté réelle de retour à l'état de droit ?
M. José ROSSI : Ma position est très claire : nous avons joué un rôle de médiateur, nous avons obtenu des engagements, s'ils ne sont pas tenus, il faut démolir les paillotes.
M. Jean-Yves GATEAUD : Je voudrais vous interroger sur un point très précis concernant les forces de sécurité en Corse, celui de la perméabilité des services de sécurité. Certes, la police est l'affaire de l'Etat, vous êtes un élu local et national, mais je souhaiterais savoir ce que vous en pensez, comment vous  l'analysez et, surtout, quelles solutions vous proposez pour éviter cette perméabilité ?
M. José ROSSI : Dans l'une des explications que j'ai données tout à l'heure, j'ai indiqué que le facteur essentiel de la passivité ou de la perméabilité des services de l'Etat était l'absence de continuité de la politique menée et le découragement des intéressés. Ce n'est pas mon opinion personnelle, c'est l'interprétation communément admise. Ces cycles ont été destructeurs.
Quant aux solutions, elles sont de trois ordres : il faut d'abord " tenir sur la distance ", donc ne pas changer d'attitude régulièrement ; il faut ensuite garantir une certaine mobilité. Il est évident que des fonctionnaires de police en poste pendant vingt ans s'usent face à une situation aussi peu maîtrisée. Outre la mobilité, se pose la question des compétences que j'ai déjà évoquée. Il faut, enfin, qu'au niveau du pouvoir central, il y ait une sorte de transparence dans la gestion des affaires publiques ; il n'est pas acceptable de tenir un discours public de fermeté et d'adopter en réalité souterrainement une attitude de dialogue.
A mon avis, le dialogue relève des élus, entre eux d'abord, puis entre les élus de la Corse et le gouvernement, quel qu'il soit. Si celui-ci développe une stratégie autre que celle de la fermeté répressive, il doit le dire publiquement, de manière transparente ; s'il y avait, un jour, un " accord de paix " du type de ceux qui existent ailleurs, il ne se conclura pas de façon souterraine. Ce débat doit être sur la place publique ; la police et la gendarmerie ne doivent pas être les otages ou les victimes de ce dialogue souterrain. Cette réponse vous satisfait-elle ?
M. Jean-Yves GATEAUD : Pas tout à fait. La définition que vous donnez de la perméabilité des services de police n'est, à mon avis, pas complète. Le problème est que ce qui se passe à l'intérieur des services de police - et qui devrait y rester - se retrouve parfois dans d'autres cercles ; il ne s'explique pas seulement par la politique de l'Etat et sa non continuité.
M. José ROSSI : Je ne connais pas les services de police de l'intérieur, je ne suis donc pas en mesure de porter un jugement sur leur organisation, n'étant pas un expert.
M. Jean-Yves GATEAUD : Vous les voyez fonctionner.
M. José ROSSI : Je vous fais part ce que perçoit l'opinion. Lorsque nous parlions des témoignages tout à l'heure, je vous ai dit que ceux qui allaient témoigner étaient très réticents car dans le quart d'heure suivant, on saura ce qu'ils ont dit. C'est l'explication donnée par les intéressés qui ne sont peut-être pas portés naturellement à s'exprimer ; on revient, non pas à l'omerta, mais au refus de la délation qui marque la société corse.
Quant à la gendarmerie, elle est un corps respecté. Les gendarmes sont appréciés, ils sont constamment présents sur le terrain, en milieu rural, mais un scepticisme s'est installé dans l'opinion sur l'efficacité de la gendarmerie dans la lutte contre le terrorisme.
M. le Président : Avez-vous senti une volonté de ne pas utiliser les services de la gendarmerie comme on aurait pu le faire en Corse ? C'est ce que nous a dit M. Charles Millon. Il y avait un " ministre pilote ", le ministre de l'Intérieur ; les services de gendarmerie fonctionnaient relativement bien, ils obtenaient un certain nombre de renseignements, mais ces informations ne passaient pas.
M. José ROSSI : On ne peut pas tresser les lauriers des uns ou des autres. La gendarmerie a rencontré les mêmes difficultés à accomplir ses tâches en Corse que les policiers. Je serais tenté de ne pas opposer la police à la gendarmerie.
M. le Président : Vous n'avez pas senti d'affrontement entre les deux catégories de services de sécurité ?
M. José ROSSI : En Corse, je n'ai pas observé de querelles entre les policiers et les gendarmes. Les uns et les autres se désespéraient d'une situation devenue insaisissable. Les gendarmes comme les policiers ont besoin de choix politiques clairs et durables ainsi que d'une coordination réelle de leurs activités.
M. le Rapporteur : Les collectivités territoriales ont-elles participé à une réflexion sur les forces de sécurité en Corse ou ont-elles été sollicitées pour le financement de certaines opérations ?
M. José ROSSI : Le Conseil général a participé au financement de cinq ou six gendarmeries dans les années 1980. La gendarmerie d'Ajaccio est d'ailleurs logée, pour l'essentiel, dans le bâtiment du Conseil général. Pour compléter ma réponse, je vous dirai qu'il n'y a pas eu de réflexion des collectivités locales sur l'organisation et les moyens de fonctionnement des forces de sécurité.
M. Franck DHERSIN : Au sujet de l'affaire des paillotes, vous avez déclaré que les élus locaux garantissaient la démolition. N'y a-t-il pas là, justement, un interventionnisme anormal des élus sur le domaine de l'Etat et un véritable dysfonctionnement, non pas des élus locaux, mais bien des services de l'Etat qui ont accepté, des années durant, la construction et l'exploitation de ces paillotes ? Il me semble inouï que des élus locaux corses soient obligés d'aller négocier cette garantie de démolition, alors que c'est en l'occurrence le travail de l'Etat.
M. José ROSSI : Je n'ai pas dit que je garantissais ou que les élus garantissaient la démolition des paillotes mais qu'ils avaient joué un rôle de médiation. J'ai également souligné que l'Etat, sur son propre domaine public, avait laissé se développer une situation anormale pendant une vingtaine d'années et que les procédures de justice étant arrivées à leur terme et les jugements devenant exécutoires, il fallait les exécuter. La démolition des paillotes ne suscitait pas d'opposition de la part des élus mais ils ont estimé qu'il fallait organiser correctement le processus de sortie, sans man_uvres dilatoires ; le délai de la saison touristique à venir avait paru raisonnable à tout le monde, y compris au préfet.
Comme vous l'avez indiqué, le fait que l'Etat ait laissé se développer ce type de situation sur son domaine est pour le moins inquiétant. Mais l'objectif des élus n'était pas du tout d'aller garantir eux-mêmes la démolition des paillotes ; nous voulions éviter des dégâts, qu'ils soient économiques, pour l'activité des " paillotiers ", ou d'ordre public.
M. Robert PANDRAUD : A ma connaissance, il n'y a pas eu d'intervention des élus corses en faveur de détenus en vue d'interférer de quelque manière que ce soit dans une instruction judiciaire ; ce qui est vrai, mais cela paraît bien légitime, c'est qu'il y a eu certaines interventions des élus corses en vue de résoudre les problèmes sociaux posés par la détention de certains insulaires. Je souhaiterais d'ailleurs que le Rapporteur fasse le bilan du nombre de personnes incarcérées et qui, au bout de quelques jours ou quelques mois, ont été relâchées.
En effet, les détenus corses quittent l'île pour se rendre à Paris. Qui paye le voyage des familles, alors que la personne incarcérée sera libérée au bout de deux ou trois mois ? Il s'agit là d'une question importante et il est normal que certains élus se soient occupés, non pas du caractère judiciaire, mais des problèmes sociaux posés par ces détentions provisoires, dont la plupart étaient arbitraires et n'avaient d'autre objectif que d'afficher une volonté de lutte contre le terrorisme.
M. le Président : M. Pandraud, le temps nous est compté. Je comprends votre explication, mais il me semble que les personnes transférées à Paris ne sont pas celles qui vivent des problèmes sociaux majeurs ; il y a tout de même des détentions qui s'opèrent sur place !
M. Robert PANDRAUD : Permettez-moi tout d'abord une remarque : il y a eu des aller-retour de la politique judiciaire, qui ne venaient pas toujours de l'île : par exemple, quand, en 1981, on a libéré tous les détenus et Dieu sait si l'on en avait arrêtés dans la période précédente ; qui plus est, je crois que ce n'étaient pas les élus corses qui le demandaient, cela s'est fait dans le cadre d'une campagne électorale, il fallait bien trouver quelques thèmes...
Monsieur Rossi, concernant l'affaire des paillotes, vous nous avez rappelé qu'il y avait eu un engagement envers les élus. Que cet engagement n'ait pas été tenu constitue une faute éthique et morale grave de la part de l'autorité préfectorale, mais je ne vois pas pourquoi on emploierait le Génie plutôt que les gendarmes pour détruire un bâtiment édifié illégalement sur le domaine public. Est-il plus grave d'envoyer un bulldozer ou d'utiliser un jerrican ?
Concernant la perméabilité de la police, comment peut-on être sûr de garder les secrets ? Est-on sûr, en dormant, de ne pas les révéler ? Est-on sûr de ses proches et de ses relations ? Il faut être sérieux...
M. Jean-Yves GATEAUD : J'espère que vous ne faites que poser les questions, sans donner les réponses !
M. José ROSSI : C'est devant l'insistance des commissaires que j'ai donné cette définition très relative de la perméabilité des services de police, car il est vrai que la perméabilité est omniprésente dans une situation aussi peu maîtrisée que celle de la Corse.
Concernant l'affaire des paillotes, les élus n'ont pas demandé d'engagement : le préfet et le syndicat des représentants des paillotes s'étaient mis d'accord pour une démolition à l'amiable, au mois d'octobre, puis le préfet a décidé d'anticiper le moment de la démolition. Je reconnais volontiers qu'il vaut mieux démolir, fusse avec les moyens de l'armée, une paillote plutôt que d'y mettre le feu.
M. Robert PANDRAUD : Il était normal que le préfet demande aux élus de s'engager, il avait besoin d'interlocuteurs.
M. Jean-Yves CAULLET : Dans vos propos et vos explications, vous avez souvent mis l'accent sur le manque de confiance de l'ensemble de la population et la démobilisation des services liés au climat insulaire. Le retournement d'une situation de ce genre ne peut s'opérer que si la population et les services sentent, parmi les responsables de l'Etat et les élus, une certaine solidarité autour d'orientations globales.
Vous avez d'ailleurs indiqué que les relations entre les préfets et les élus n'étaient pas toujours les meilleures. De leur côté, les préfets indiquent qu'ils ne se sont jamais sentis soutenus par les élus. A votre avis, les élus corses ont-ils suffisamment montré qu'ils étaient en mesure de se désolidariser publiquement de la violence et de soutenir un meilleur fonctionnement des services publics, se portant garants de la sécurité de ceux qui, fonctionnaires territoriaux ou d'Etat, essaieraient de faire leur travail ?
Concernant la gestion des fonctionnaires en Corse, j'imagine qu'il y a une forte pression au retour des nombreuses personnes d'origine insulaire qui ont servi l'Etat. Les élus sont-ils fréquemment sollicités pour ce retour qui, s'il est souhaitable, ne garantit pas la mobilité et la gestion opérationnelle des services publics. Comment vivez-vous cette " pression " de la part de fonctionnaires qui vous demandent peut-être de revenir en Corse ?
M. José ROSSI : Je vais vous surprendre, mais la demande des fonctionnaires, d'origine corse, qui sont sur le continent, de retourner sur l'île est beaucoup moins forte que par le passé ; en particulier, au niveau de l'encadrement - ce qui traduit d'ailleurs un certain état de dégradation ; les personnes qui exercent tranquillement leur métier dans une administration à Paris, en Seine-Saint-Denis ou ailleurs, préfèrent y rester plutôt que de revenir en Corse dans le contexte actuel.
La situation est différente pour les " petits emplois ", par exemple le gardien de musée à Paris qui veut rentrer à Ajaccio. La demande pourrait être assez forte pour les agents de la catégorie C, mais elle perd de son sens car les personnels de cette catégorie sont recrutés désormais au plan local, ce qui limite les mutations. Je serais presque tenté de dire que le problème a disparu ; ce qui était vrai il y a une vingtaine d'années, l'est beaucoup moins aujourd'hui.
Quant aux fonctionnaires territoriaux, ils sont recrutés par concours pour les catégories A et B et directement pour la catégorie C sur place, le plus souvent. Il est vrai que cela freine la mobilité, sauf en ce qui concerne la Direction générale des services d'un département ou d'une région et les principaux cadres dirigeants.
S'agissant des fonctionnaires de l'Etat, il serait souhaitable, tout en assurant des durées d'affectation suffisamment longues pour garantir la connaissance des dossiers, qu'il y ait, pour l'encadrement, la mobilité la plus grande possible avec, évidemment, des fonctionnaires de qualité.
Pour en revenir à votre remarque sur les relations entre le préfet et les élus, il est certain que la coopération est indispensable. Je dois dire que nous avons connu des problèmes énormes, avec des réussites et des échecs. Nous avons un sentiment global d'échec mais les élus ont eu, la plupart du temps, des relations normales avec les préfets, souvent même cordiales.
Excusez-moi de vous dire, non pas avec passion mais en faisant un constat serein, que lorsque le préfet Bernard Bonnet est arrivé en Corse, son premier acte a été de déclencher un sentiment de suspicion générale à l'égard des principaux responsables politiques de l'île. Nous n'avons pas cherché à nous couper du préfet Bernard Bonnet, il s'est " bunkérisé " lui-même : il s'est enfermé dans sa préfecture et invitait au coup par coup X, Y ou Z en essayant de diviser les élus, en racontant les pires choses aux uns et aux autres pour créer des zizanies entre eux. Cela n'a pas marché puisque " tout le monde connaît tout le monde ".
De façon générale, il est absolument indispensable qu'il y ait une synergie entre la volonté politique insulaire et le représentant de l'Etat en Corse pour aller dans telle ou telle direction. La coopération était difficile avec le préfet Bernard Bonnet mais était également limitée pour d'autres motifs.
Nous ne sommes pas là pour polémiquer, n'y voyez pas une critique à l'égard du Gouvernement, mais c'est une réalité : le Gouvernement, pendant la période qui a suivi l'assassinat du préfet Erignac, a privilégié l'opinion nationale avant de s'intéresser à l'opinion corse. Celle-ci s'est mobilisée dans un premier temps : 40 000 personnes ont défilé dans les rues d'Ajaccio ; dans le Var, lorsque notre collègue Yann Piat fut assassinée, nous n'avons pas observé, hélas, le même type de réaction. Mais, ensuite au travers du rapport Glavany et des thèmes de communication choisis par le Gouvernement, elle a eu le sentiment d'être agressée en tant que communauté insulaire. L'opinion a considéré que, au-delà de la recherche des assassins du préfet Erignac, il y avait une volonté d'alignement. Les Corses ont ressenti cette attitude comme une agression, d'autant plus que l'opinion nationale, recevant des images extrêmement négatives de la Corse au quotidien, a progressivement évolué dans le sens de la séparation.
Nous sommes dans une situation totalement absurde, aujourd'hui : 8 % à 9 % de Corses se déclarent favorables à l'indépendance, une immense majorité - 91 % -, ne conçoit pas son avenir ailleurs que dans la nation française, alors qu'une petite majorité de l'opinion française pense, comme l'avait déclaré il y a longtemps M. Raymond Barre et quelques autres : " Si les Corses veulent leur indépendance, qu'ils la prennent ! ". Si l'on répète ce type de formule à l'envi, le fossé va continuer à se creuser entre la Corse et le continent et l'on va donner des atouts supplémentaires au mouvement indépendantiste. Seuls les nationalistes et les indépendantistes profitent de cette situation.
Il est nécessaire que les élus, les préfets et les principaux responsables administratifs tiennent - ensemble - un discours responsable. Cela ne s'est pas produit pendant la période que nous venons de vivre. Un nouveau préfet vient d'arriver, il travaille normalement, comme tout préfet, et nous n'avons aucun problème de relations, chacun s'efforçant de remplir sa mission.
M. Jean-Yves CAULLET : J'ai connu les trois derniers préfets, avant l'arrivée de M. Jean-Pierre Lacroix, le premier a quitté le service de l'Etat, le deuxième est mort et le troisième est en prison. Je me suis interrogé : trois hommes, très différents, aboutissent à des situations personnelles très atypiques, alors...
M. José ROSSI : Vous me donnez un argument pour la période précédant 1993 ; j'ai connu une quinzaine de préfets dont certains avaient des qualités exceptionnelles. Si j'avais à décerner des lauriers, celui qui m'a le plus marqué par rapport à la situation corse était M. Joël Thoraval ; il fut préfet sous un gouvernement de droite et un gouvernement de gauche et avait un sens élevé du service public. Un autre préfet, dont j'ai gardé le souvenir, maintenant décédé, était M. Alain Bidoux ; il était très engagé, c'était un " préfet de choc ".
J'ai également connu M. Jean-Paul Frouin, c'était un homme de qualité avec lequel nous avons eu des relations tout à fait normales ; il est possible qu'il ait choisi d'abandonner le corps préfectoral pour d'autres raisons.
Plus récemment, nous avons été confrontés à l'assassinat de M. Claude Erignac et à l'action du préfet Bernard Bonnet. Ces deux seules exceptions peuvent vous conduire à émettre le raisonnement que vous semblez tenir. M. Claude Erignac était un préfet de grande qualité, respecté, mais pas forcément " un tendre ".
Le préfet Bernard Bonnet avait été en poste en Corse précédemment en tant que préfet adjoint pour la sécurité. J'ai cru comprendre que c'était l'une des motivations qui avaient conduit le Gouvernement à le choisir. Il était reparti de Corse en 1991 ou 1992 avec une certaine insatisfaction parce qu'il avait le sentiment d'un travail inachevé. Il est revenu en Corse avec un esprit quelque peu justicier. J'espère que la méthode qu'il a mise en _uvre et le comportement qui a été le sien n'étaient en rien le choix d'une politique gouvernementale.
Je ne partage donc pas votre inquiétude sur le sort réservé aux préfets en Corse. Ils ont certes connu des difficultés, en sont peut-être repartis sceptiques, mais, fort heureusement, pas désespérés.
Audition de M. Daniel LIMODIN,
inspecteur général de l'administration au ministère de l'Intérieur
(extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 17 juin 1999)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
puis de M. Jean-Yves GATEAUD, Secrétaire
M. Daniel Limodin est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Daniel Limodin prête serment.
M. le Président : Nous recevons M. Daniel Limodin, inspecteur général de l'administration, chargé par le ministère de l'Intérieur de conduire une enquête administrative à la suite de l'affaire dite de " la paillote ". L'objectif de cette enquête, fixé par le ministre, était d'étudier l'organisation et le fonctionnement de la chaîne de commandement au sein du corps préfectoral, ainsi qu'entre le corps préfectoral et les forces de police et de gendarmerie. Vous avez remis un rapport le 7 mai 1999, dont nous connaissons les grandes lignes puisqu'il a été rendu public. Je vous suggère de nous en présenter les grandes lignes et de nous indiquer les réformes qu'appellent, selon vous, les constatations que vous avez été amené à formuler.
M. Daniel LIMODIN : Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, je vais être rapide sur la présentation du rapport puisque vous le connaissez. Ma mission concernait strictement l'examen du fonctionnement et de l'organisation de la chaîne de commandement, et non pas l'affaire elle-même.
J'aurais en effet refusé de m'y intéresser, étant donné que je suis fonctionnaire et que, comme le sait M. le ministre Robert Pandraud, j'ai été pendant trois ans et demi le patron direct de M. Bernard Bonnet, en tant que directeur du personnel. C'était l'un de mes sous-directeurs ainsi, d'ailleurs, que, M. Daniel Henri Vincent, avant-dernier trésorier payeur général de la Corse. Pour ces raisons, je n'ai jamais voulu faire une inspection quelconque dans cette île, même au titre des fonds communautaires, bien que j'aie présidé la section FEDER.
Mon premier constat a été le suivant : le mécanisme d'organisation est assez complexe du fait de l'existence d'un préfet adjoint pour la sécurité créé en 1983, sur la base de ce qui avait été mis en place en 1972, après la triste affaire de Lyon, dans laquelle la police avait été mêlée à une affaire de proxénétisme et le préfet de l'époque accusé d'une coordination et d'un pouvoir de direction insuffisants.
Par une circulaire interministérielle de 1994, le Gouvernement l'avait désigné comme responsable privilégié de toute la sécurité en Corse, sous l'autorité des deux préfets, et lui avait confié la fonction de direction de la police nationale. Il lui avait également demandé de coordonner l'action de la gendarmerie et de la douane, et de tous les services qui concourent à la sécurité. Dès 1994, dans le cadre de la lutte anti-criminalité, on avait donc voulu rendre ce fonctionnaire particulièrement responsable de la sécurité.
Or, j'ai constaté en me rendant en Corse que la réalité n'était pas conforme aux textes, puisque le préfet adjoint pour la sécurité, assure un mini secrétariat général pour l'administration de la police, s'occupant plus de gestion - comme la lutte contre l'absentéisme, d'ailleurs relativement importante en matière de sécurité publique en Corse - que de coordination ou de direction des services de la police. Je précise que M. Francis Spitzer avait été choisi par le préfet Bernard Bonnet qui a eu toute latitude pour choisir ses collaborateurs. Celui-ci n'a jamais eu de moyens pour mener une telle action. Son caractère est tel que je l'ai écrit : il ne faisait pas le poids par rapport à la personnalité très forte de M. Bernard Bonnet ou de M. Bernard Lemaire, préfet de Haute-Corse. En réalité, la coordination et la direction étaient assurées essentiellement par le préfet de région lui-même, qui tenait cinq réunions par semaine dans des configurations variables. Le fait qu'un préfet de région puisse tenir une réunion tous les soirs avec les services de police est tout à fait remarquable, surtout lorsqu'il dispose d'un préfet délégué et d'un directeur de cabinet. Il y a tout de même eu une déviation très forte en la matière.
Mon deuxième constat est le suivant : il est également manifeste que la gendarmerie a bénéficié d'un traitement de faveur tout à fait exceptionnel. En effet, seul le colonel de gendarmerie assistait aux cinq réunions de police hebdomadaires organisées par le préfet, alors que les services de police n'assistaient qu'à deux, le mercredi et le vendredi. Ensuite, le colonel Henri Mazères était souvent retenu à part. Ceci a été amplifié par les accusations portées contre le préfet, en début d'année, selon lesquelles il menait une enquête parallèle sur l'affaire Erignac.
Mon troisième constat est le suivant : il y avait une coordination très curieuse avec le GPS. Théoriquement, le GPS n'était pas du tout sous les ordres du préfet et je crois qu'il ne l'a pas été. Mais compte tenu des liens personnels entre M. Bernard Bonnet et le colonel Henri Mazères, la gendarmerie bénéficiait à tout le moins d'une information privilégiée. Il faut par ailleurs noter que M. Gérard Pardini, le directeur du cabinet, était protégé par le GPS et qu'il est le seul fonctionnaire de ce type gardé par les gendarmes, alors qu'il y avait un découpage fonctionnel classique donnant cette compétence à la police.
Un autre aspect de mon rapport a concerné les problèmes de coordination. A première vue, celle-ci semble forte au regard des différentes réunions : cinq pour le préfet de région, deux pour le préfet délégué pour la police. Mais en réalité, il y avait une certaine confusion des genres, car à mon sens, ces réunions étaient souvent trop ouvertes pour être utiles. Quand le préfet délégué pour la sécurité réunissait les services de la police, il y avait non seulement la PJ, les renseignements généraux, mais aussi parfois les CRS, la police de l'air et des frontières et la douane. Il est difficile, dans ce contexte, d'assurer une certaine confidentialité, même s'il n'y a jamais eu de procès-verbaux écrits.
La coordination ne fonctionnait pas bien non plus entre le colonel, le préfet et le GPS lui-même. J'ai cité l'exemple de l'apparition de deux véhicules blindés de gendarmerie le 5 avril lors de la première tentative d'évacuation d'une paillote, qui a abouti - M. le Président Rossi a dû vous en parler longuement - à cette intervention des élus et des nationalistes et à la décision de sursis prise jusqu'au 31 octobre 1999. On a vu apparaître deux véhicules blindés de gendarmerie non armés à côté du génie militaire, alors qu'il n'y avait pas de réquisition. L'explication, peu convaincante, fournie par la gendarmerie, est qu'ils étaient en essai technique hebdomadaire de roulage dans cette zone. La Corse est tout de même plus vaste que Saint-Pierre-et-Miquelon ou Mayotte ! J'ai par ailleurs souligné le défaut total de collaboration entre les services de police chargés de la protection des personnalités et le GPS. J'en ai attribué la responsabilité au préfet délégué, qui a toujours refusé qu'il y ait une confrontation et une connaissance physique réciproque des agents de police du RAID et des gendarmes du GPS. Ceci a d'ailleurs failli causer un incident grave lors de la journée des déportés. Je précise que, contrairement aux propos du Canard Enchaîné, ce n'était pas la police qui avait commis une erreur, mais la gendarmerie : elle avait en effet pris des policiers du RAID pour des éléments suspects. On peut imaginer ce qui se serait passé, s'il y avait eu utilisation des armes à feu.
L'autre forme de coordination qui m'a paru totalement défaillante, concerne la police administrative, bien que ce soit un phénomène plus mineur. Enfin, il reste une inconnue en matière de coordination : alors qu'il y a un préfet délégué pour la sécurité, que le préfet de région dirigeait et coordonnait lui-même l'action de la police, le directeur de cabinet, qui n'avait donc plus aucune compétence en matière de police, assistait néanmoins à toutes les réunions et restait un élément fort et permanent du dispositif.
Voilà brièvement résumé le contenu de ce rapport. Je n'ai relevé aucun dysfonctionnement manifeste, c'est-à-dire grave, qui justifierait des sanctions comme le suggérait éventuellement le ministre. En revanche, j'ai proposé plusieurs solutions.
La première consiste à modifier la fonction et le rôle du préfet délégué pour la police. La délégation de pouvoir, telle qu'elle existe actuellement, est en effet absolument inefficace. Théoriquement, en cas de délégation de pouvoir, il devrait y avoir dessaisissement complet de la part des personnes qui délèguent au profit du délégataire. Or tel n'a pas été le cas : la délégation est une fiction totale et le préfet délégué est toujours dans une position de subordination hiérarchique. Si l'on maintenait ce préfet délégué, il faudrait lui donner de véritables attributions et des services. Il n'a en effet aucun service sous ses ordres, ni aucune attribution propre, si ce n'est la réquisition des forces de police et de gendarmerie ou le maintien de l'ordre au sens classique de l'article L.131-13 ancien du code des communes, ce qui n'est pas vraiment une fonction particulièrement importante.
La deuxième solution est la suppression pure et simple du préfet délégué. Je plaide en faveur de celle-ci. Tout d'abord, le système a démontré son inefficacité : c'est une fiction juridique que de vouloir mettre un seul préfet adjoint sous l'autorité de deux préfets différents dans une région comme la Corse. Cela me laisse à penser ce qui pourrait se passer ultérieurement si l'on venait à faire deux départements à la Réunion. Dans le même temps, je préconise la transformation du poste actuel de directeur de cabinet en un poste de première catégorie. Il faudrait prendre un fonctionnaire beaucoup plus chevronné, qui serait officiellement aux ordres du préfet de région et, éventuellement, pourrait collaborer avec le préfet de Haute-Corse.
La troisième proposition est de bon sens : la coordination doit s'effectuer en milieu restreint entre la police judiciaire, les renseignements généraux et éventuellement la sécurité publique, mais certainement pas avec tous les autres services, afin que l'échange d'informations soit utile.
Le quatrième point était purement une mesure d'ordre tenant aux modalités de réquisition. En effet, on a supprimé l'escadron 31-6 qui était mobile en théorie, mais immobile en réalité, puisqu'il était toujours en résidence à Ajaccio. Il faudrait, en conséquence, éviter qu'il y ait nécessité de recourir à une réquisition générale de la part des autorités de gendarmerie à Marseille, assortie d'une réquisition particulière à Ajaccio, si nous voulons un dispositif qui soit efficace.
M. le Président : Votre exposé a heureusement complété ce dont nous avions déjà connaissance par la lecture de votre rapport. Je voudrais vous poser une question qui fait suite aux auditions auxquelles nous avons déjà procédé. Il semble que, depuis longtemps, en Corse, les forces de gendarmerie avaient un rôle relativement secondaire, certains ministres de la Défense soutenant même que du fait de l'existence d'un ministre pilote en charge de la Corse - au cas d'espèce, le ministre de l'Intérieur - les forces de gendarmerie étaient, d'une certaine manière, mises à sa disposition. Or, force est de constater qu'entre services de gendarmerie et services de police, il y avait une véritable rivalité, sans doute plus accentuée encore que sur le continent. Cela a, vraisemblablement, conduit à prendre des décisions telles que celles prises par le préfet Bernard Bonnet, au moment de la création du GPS, pour essayer de trouver une certaine efficacité dans l'action des forces de sécurité du fait des résultats peu probants obtenus dans la lutte contre la criminalité et le terrorisme.
Avez-vous constaté l'existence d'une telle rivalité ? Que pouvez-vous nous dire des relations police/gendarmerie en Corse ? Comment cela fonctionnait-il ? Quelles ont été les conséquences de la création du GPS et de ce privilège accordé à une arme qui, jusqu'alors, avait été laissée de côté au profit des services de police traditionnels dépendant du ministère de l'Intérieur ?
M. Daniel LIMODIN : Je reviens sur la fameuse circulaire interministérielle, signée en 1994, par MM. Charles Pasqua et François Léotard, notamment et qui donnait au préfet délégué la responsabilité de la coordination douane-gendarmerie. Dès 1994, on a donc souhaité, pour des raisons tenant à la lutte anti-criminalité, renforcer le rôle de la gendarmerie, mais sous le contrôle du préfet adjoint pour la sécurité. Dans le cas d'espèce, j'ai pu m'entretenir avec M. Bernard Bonnet, pendant pratiquement quatre jours au Palais Lantivy ou, après un séjour seul de deux jours, après sa mise en examen, j'avais le sentiment d'être Philippe II dans l'Escurial. C'est assez sinistre d'être encadré, en permanence, comme il l'était. Je vous assure que cela a dû être difficile pour lui et cela explique beaucoup de choses. A son arrivée, il n'a pas eu confiance du tout dans les forces de police et il me l'a dit à plusieurs reprises. L'une des premières mesures qu'il a prises a été de faire démettre de ses fonctions M. Dimétrius Dragacci, le responsable de la sécurité publique qui est une personnalité en Corse, notamment à Cargèse, puisque son père en est, je crois, l'ancien maire. Il a commencé par lui, mais il y en a eu d'autres.
S'agissant des réseaux Pasqua et Joxe, ils ne sont pas la véritable raison de ces décisions, et M. Bernard Bonnet n'en a jamais parlé. Il souhaitait des personnes en qui il pouvait avoir confiance afin d'éviter les fuites. C'est le roi du broyeur, il n'a jamais aucun document et il m'a rappelé des directeurs généraux de la police nationale que j'ai connus, sur les bureaux desquels on ne voyait jamais rien. Il a souhaité surtout ne pas avoir affaire à des personnes qui étaient du milieu local et s'est dit qu'avec la gendarmerie c'était, peut-être, plus facile. Le GPS pouvait correspondre à cette volonté, puisqu'il a été créé après la dissolution de l'escadron 31-6. L'idée première était d'avoir un renouvellement : le général d'armée Yves Capdepont m'a expliqué que 64 gendarmes de l'ancien escadron sont restés et 31 nouveaux sont venus. Le GPS n'était jamais qu'une variante de la structure GPM (groupement de peloton mobile), qui permet d'utiliser des personnes qui ne sont pas originaires du lieu en matière de maintien de l'ordre, ce qui peut-être préférable. Pour le reste, ce sont des problèmes liés aux personnes : le préfet travaillant, en permanence, avec le colonel Henri Mazères, qui était devenu son meilleur ami, l'isolement de la gendarmerie par rapport aux services de police s'est renforcé.
M. le Président : Quel était le rôle du lieutenant-colonel Bertrand Cavallier ?
M. Daniel LIMODIN : Je me suis gardé d'intervenir en matière de gendarmerie et surtout de justice, cela va de soi. En revanche, je me suis intéressé à l'officier de liaison, placé auprès du préfet adjoint pour la sécurité, le lieutenant-colonel Prost a Petit, qui avait un rôle purement administratif. Je me suis également intéressé au rôle du lieutenant-colonel Bertrand Cavallier, l'ancien chef de groupement de gendarmerie des Pyrénées-Orientales, qui a proposé ses offres de service à M. Bernard Bonnet, et non pas l'inverse. Pendant quatre mois, il est resté dans une position très curieuse de chargé de mission auprès du préfet adjoint pour la sécurité et du préfet de région. Il aurait été chargé d'une mission portant notamment sur l'évaluation des forces de sécurité dans l'île et il aurait remis deux rapports que je n'ai pas pu trouver. Mais il est vrai que lorsque je m'y suis intéressé les 4 et 5 mai, les magistrats avaient saisi la veille tous les documents concernant le GPS. Je pense que le lieutenant-colonel Bertrand Cavallier est venu pendant quatre mois pour effectuer une mission auprès de M. Bernard Bonnet, mais, à mon avis, la légion de gendarmerie a trouvé que cette position du lieutenant-colonel n'était pas logique et elle l'a incité à rentrer dans le rang en lui confiant le poste de chef d'état-major de la légion de gendarmerie, ce qui n'est pas un poste très opérationnel. Ce poste de gestion n'a d'ailleurs pas dû lui plaire beaucoup.
M. le Président : Tous vivaient donc dans le même lieu et se côtoyaient régulièrement. Le lieutenant-colonel Bertrand Cavallier était-il lui-même hébergé à l'intérieur du Palais ?
M. Daniel LIMODIN : Durant les quatre premiers mois, il a été hébergé à l'intérieur du Palais Lantivy, ce qui a posé quelques problèmes de jalousie ou suscité des réflexions de la part des uns ou des autres. Il a été mis fin à cette situation au bout de quatre mois, lorsqu'il a pris ses fonctions de chef d'état-major.
M. le Président : M. Gérard Pardini, directeur de cabinet, venait aussi des Pyrénées-Orientales, où il avait été en fonction en compagnie de M. Bernard Bonnet. Vous connaissez son cursus puisqu'il dépend du ministère de l'Intérieur. A quel moment est-il entré dans le corps préfectoral ?
M. Daniel LIMODIN : Je ne me souviens plus exactement des dates ni de son cursus. Je sais qu'il est passé de la fonction de sous-préfet au secteur privé. Il avait été envisagé qu'il soit le directeur de cabinet du directeur de la DST de l'époque, M. Rémy Pautrat. Il a été plus ou moins dans l'orbite de la DGSCE : il y a travaillé durant quelques années au service Afrique. J'ai pu lire intégralement son dossier et il s'agit de quelqu'un qui a toujours été intéressé par le contre-espionnage : c'est lui qui a fait acheter les fameux cinq appareils portables cryptés Sagem dont j'ai parlé. Ces portables ont été remis uniquement au préfet de région, à son directeur de cabinet, au préfet délégué et aux deux officiers supérieurs de la gendarmerie, pas un seul n'a été attribué à la police.
M. le Rapporteur : On est un peu confondu de la façon dont les choses se sont déroulées. Du côté de la police, puisque vous avez auditionné un certain nombre de ses responsables, comment cette situation était-elle vécue ?
M. Daniel LIMODIN : Globalement, assez mal il est vrai, mais inégalement, je crois. Pour les renseignements généraux, au début, cela allait à peu près, puis cela s'est beaucoup gâté. En revanche, la sécurité publique a été mise de côté très longtemps. Ce n'est qu'à l'arrivée du nouveau directeur que les choses ont changé car il a demandé, lui-même, à participer aux réunions préfectorales. Quant à la police judiciaire, c'est différent, elle vivait selon son rythme habituel, pratiquement à l'abri de tout problème à l'égard de la préfecture. Je crois que la police s'est sentie isolée et qu'elle a laissé faire. En tout cas, cela ne pouvait pas être un point positif pour le préfet de région, car la collaboration de la police n'était guère poussée, sans aller jusqu'à la mauvaise volonté. Je pense que la police ne s'est pas beaucoup investie, surtout dans les derniers temps où il apparaissait que la gendarmerie bénéficiait d'un traitement super privilégié.
M. le Président : Sans aller jusqu'à empiéter sur le domaine judiciaire, ce comportement de la police a-t-il pu conduire des responsables à retenir certaines informations qui auraient pu permettre de faire avancer plus rapidement un certain nombre d'enquêtes ?
M. Daniel LIMODIN : Il est vraiment difficile de répondre à cette question. J'ai parlé des heures avec M. Bernard Bonnet avant qu'il ne soit mis en examen. Il a fait allusion aux réticences qui existaient, au fait qu'il avait besoin de se protéger, qu'il n'avait confiance pratiquement en personne, se sentant l'objet " de trahison " de la part des différents services. Mais, il ne citait pas spécialement tel ou tel service de police ou telle ou telle rétention d'information. Il a décidé, au bout de quelques mois, de travailler principalement avec un service, mais je ne crois pas que cela ait ralenti beaucoup l'enquête.
Mme Catherine TASCA : Sur quoi s'appuyait cette défiance à l'égard des services de police ? Etait-il arrivé confiant ? Selon ce qu'il vous a dit, des faits précis l'ont-ils amené à faire, à un moment, les choix dont vous parlez ?
M. Daniel LIMODIN : Dès le début, il a manqué de confiance. Il a été, je vous le rappelle, préfet adjoint pour la sécurité en Corse. C'est l'un des éléments les plus curieux de ce dossier, d'autant que le préfet Bernard Lemaire avait également occupé cette fonction, ce qui n'arrange pas les choses. C'est M. Bernard Bonnet lui-même qui a demandé la nomination de M. Bernard Lemaire. Il m'a dit ensuite qu'il ne comprenait pas pourquoi, puisque les deux hommes avaient une inimitié certaine, une rivalité évidente, étant deux forts caractères. Il n'est donc pas arrivé vierge de toute idée sur le dispositif, mais avec son passé qui l'avait conduit à se méfier des services locaux de police, de la douane et aussi de la gendarmerie. Cela soulève une interrogation : doit-on revenir deux fois sur les mêmes lieux ? J'ai beaucoup changé sur l'interprétation que je pouvais avoir sur le fonctionnement préfectoral : j'avais toujours considéré qu'il était anormal que l'on ne puisse pas désigner ses équipes et, finalement, je m'aperçois que lorsqu'on les désigne, cela soulève quelques problèmes ou certains risques. A part le malheureux préfet délégué pour la sécurité actuel, M. Francis Spitzer, tous les autres avaient déjà vécu et avaient des souvenirs, voire des conceptions très particulières de la sécurité en Corse. C'était en fait tout un passé qui rejaillissait.
M. le Rapporteur : Quand le préfet Bernard Bonnet arrive en Corse, il demande, semble-t-il - c'est aussi l'information que j'ai eue - que l'on change certains responsables, dont M. Dimétrius Dragacci, qu'il avait connu dans ses précédentes fonctions. Toutes ses demandes ne sont pas satisfaites, mais quelques-unes le sont ; je pense, notamment, aux renseignements généraux dont les responsables ont dû changer à ce moment-là.
M. Daniel LIMODIN : Pour les renseignements généraux, je ne sais pas du tout. Je sais en revanche qu'il a obtenu le départ de M. Dimétrius Dragacci.
M. le Rapporteur : Non, il est parti au moment de l'assassinat du préfet Erignac.
M. Daniel LIMODIN : Sauf erreur de ma part, il est parti après, mais pas complètement, car il est maintenu sur place. Le préfet me disait, lui-même, qu'il avait souhaité et obtenu le départ de M. Dimétrius Dragacci, mais qu'on l'avait joyeusement maintenu sur place, alors qu'il habitait toujours à Cargèse. Le préfet considérait, de ce fait, que c'était un départ encombrant.
M. le Rapporteur : Parmi les contacts que vous avez eus, le dispositif antiterroriste a-t-il été évoqué ? Je pense notamment à la DNAT qui a participé à l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac.
M. Daniel LIMODIN : Pratiquement pas. J'ai voulu, au contraire, ne pas m'intéresser au problème de l'enquête. Je sais qu'il y a eu des frictions avec M. Marion et que dans les derniers temps, M. Bernard Bonnet se méfiait de la DNAT. Je n'ai demandé aucun renseignement particulier sur le dispositif antiterroriste.
M. le Rapporteur : Le fait que le dispositif ait mal fonctionné - je pense notamment à l'existence d'un préfet chargé de la sécurité - ne tient-il pas d'abord au fait d'avoir permis au préfet de région de nommer les personnes qu'il souhaitait ? Vous avez évoqué la personnalité de M. Francis Spitzer : s'il y avait eu à son poste une personnalité plus forte, cela n'aurait-il pas permis de rééquilibrer les choses ?
M. Daniel LIMODIN : Je m'exprime sous la foi du serment, je vous dirai tout à fait ce que je pense : cela aurait été l'inverse. M. Bernard Bonnet a choisi M. Francis Spitzer, qu'il ne connaissait pas au préalable, visiblement parce que c'était un homme délicieux, courtois, réducteur d'incertitudes et de tensions, chargé de faire l'unicité en matière de doctrine. Il reconnaissait lui-même ne pas faire partie du premier cercle. Il se disait janséniste et surtout extrêmement zen, et il a été choisi justement parce qu'il était quelqu'un de faible. S'il s'était agi d'une personnalité plus forte, la situation aurait été encore plus catastrophique, car il y aurait eu des heurts.
Ma position tient surtout au fait que je trouve artificielle la construction du dispositif corse. Quand on dépend de deux personnes à la fois, on ne dépend de personne. En 1994 on a maintenu la fiction d'un préfet responsable en matière de police, sous l'autorité de deux préfets. On a par ailleurs choisi la formule de la délégation de pouvoir, alors qu'on aurait pu utiliser la délégation de signature, pratique qui permettait l'évocation et rendait le préfet de région responsable. En choisissant la délégation de pouvoir, les dés étaient pipés juridiquement, et cela ne peut s'adapter à un dispositif tel que celui de la Corse.
M. le Président : Dans cette situation insulaire, marquée par un préfet ayant - c'est le moins que l'on puisse dire - une très forte personnalité, ayant organisé un système entièrement à sa dévotion, les renseignements étaient-ils transmis au niveau supérieur ou cela s'arrêtait-il à l'île ? Le préfet réglait-il les problèmes sur l'île en fonction de ce contexte très particulier ?
M. Daniel LIMODIN : Si vous parlez de l'information globale sur l'avancement de telle ou telle affaire, M. Bernard Bonnet transmettait incontestablement les informations à Paris, cela va de soi. Il m'a dit, à plusieurs reprises, qu'il avait aussi des liens privilégiés avec le parquet parisien, à travers M. Jean-Pierre Dintilhac. Sur l'opération elle-même, sur les mécanismes, sur ce qu'il faisait au quotidien, je ne suis pas du tout convaincu qu'il en ait référé : je connais M. Bernard Bonnet : ce n'était pas un homme à solliciter l'appui ou l'autorisation pour ce qu'il jugeait être de sa compétence. Si l'on me demande si je pense qu'il y a eu, par exemple, dans ces opérations une responsabilité au niveau du ministre compétent ou de Matignon, je ne le crois franchement pas du tout.
M. le Président : Compte tenu de ce que vous savez de la Corse et de votre expérience
- puisque ce n'est pas la première fois que vous vous intéressez à la Corse et que vous connaissiez les personnages qui y jouent un rôle - ces dysfonctionnements évidents existaient-ils dans les périodes antérieures ou ont-ils commencé à se manifester exclusivement à partir de 1997 ?
M. Daniel LIMODIN : Monsieur le Président, par une formule de Jaurès que j'affectionne, il y a des questions qui équivalent à des réponses : je crois que cela existait antérieurement. C'est inhérent au dispositif et au système. C'est un système insulaire : j'ai exercé comme sous-préfet ou préfet dans des îles plus lointaines et je suis intimement convaincu qu'il existe un phénomène insulaire très particulier où tout est exacerbé. J'ai tendance à penser que, dans ce contexte, quel que soit le responsable, il commence à avoir des problèmes d'autoritarisme, d'isolement au bout d'un an ou deux. Je le répète, j'en suis convaincu car je l'ai vécu à titre personnel. Il y a là un véritable problème des îles. Par conséquent, on retrouve sans doute maintenant, au début 1998-1999, des phénomènes qui existaient déjà et qui perdurent depuis des années et des années. J'ajouterai qu'on a chargé le préfet Bernard Bonnet de restaurer l'Etat de droit en Corse, mais je m'interroge encore sur le fait de savoir si on ne devrait pas l'instaurer.
M. le Président : Avez-vous eu connaissance, durant cette inspection, et durant les autres enquêtes que vous avez pu effectuer sur la Corse, de la pénétration d'une certaine mafia dans les milieux autonomistes, et dans certains cercles politiques ? Cela joue-t-il un rôle particulier en Corse ? Ou la situation est-elle identique - comme le dit M. José Rossi - à celle que l'on retrouve dans le Var, sur la Côte d'Azur, à Marseille et dans certaines régions particulières de la France ?
M. Daniel LIMODIN : Je ne suis pas spécialiste en ce domaine. J'ai fait d'autres inspections, en particulier au titre des fonds européens et du FEDER. Des contrôles ont été effectués en Corse, notamment sur les indemnités versées aux agriculteurs, il y a quelques années, après M. Nallet. Nous avions signalé qu'il existait des problèmes au Crédit Agricole, il y a quatre ou cinq ans déjà. Il est frappant de voir que des crédits limitatifs et non pas évaluatifs sont cependant dépassés. C'est un phénomène que l'on ne peut pas trouver ailleurs, peut être en outre-mer, mais pas en métropole. Je dirai qu'il existe des dérives assez particulières aux îles.
S'agissant la mafia, je ne peux pas vous répondre directement, mais simplement vous répéter les mots de M. Bernard Bonnet. Pour lui, dès son arrivée, le véritable problème n'était pas celui du nationalisme, mais celui de la mafia. Il a bien insisté sur ce point et s'est mis dans une perspective anti-mafieuse. C'est pourquoi il m'a parlé à plusieurs reprises de la nécessité de créer une plate-forme inter-services, où des magistrats, des policiers, des attachés travailleraient en concertation, ce qui est devenu le pôle économique et financier rattaché au tribunal de Bastia.
D'ailleurs, l'exposé des motifs liminaire de la circulaire d'octobre 1994 de M. Charles Pasqua insistait sur la lutte anti-criminalité spécifique à la Corse. Sur ces questions, on est obliger de constater qu'il y a une dérive évidente. Le hasard a voulu, qu'au retour de ma première mission, je sois assis à côté d'un ancien nationaliste qui, m'ayant reconnu, m'a beaucoup parlé de la Corse. Son souhait était d'obtenir l'autonomie et non pas l'indépendance en vue de créer une grande fédération entre la Corse et la Sardaigne. Je lui ai demandé si la prochaine étape ne serait pas la Sicile...
M. Robert PANDRAUD : L'exposé brillant qui vient de nous être fait prouve qu'il y avait une certaine dérive des méthodes des autorités préfectorales. Cette dérive s'explique sans doutes par des causes insulaires.
Sur le préfet délégué pour la police, vous l'avez rappelé et je l'avais fait à la commission des lois, cette institution a été créée à l'issue de cette histoire lyonnaise, puis, généralisée, soit parce que cela faisait bien dans le standing des villes, soit parce que l'on s'est aperçu, plus tard, en Corse, qu'il y avait des problèmes d'insécurité communs aux deux départements alors qu'il y avait deux autorités pleinement souveraines. On a commencé par nommer un policier qui était un coordinateur. Les gendarmes ont refusé de répondre aux moindres demandes de ce policier, puisqu'il n'était pas membre de l'autorité préfectorale. Dès lors, on a nommé un policier avec rang de préfet et c'est ainsi que le poste a été créé pour M. Broussard. J'ai toujours été tout à fait contre cette institution. Je pense qu'il fallait un texte donnant au préfet de région les pouvoirs de police dans les deux départements. Il faudrait, si l'on ne veut pas abandonner un poste de préfet, donner le grade de préfet - comme c'est le cas à la préfecture de police - au directeur de cabinet du préfet. Comme il serait préfet, il pourrait se faire obéir, tout en étant sous l'autorité hiérarchique du préfet de région et il y aurait, en matière de sécurité, une unité de commandement. Quelle est votre position sur ce point ?
M. Daniel LIMODIN : Je partage votre analyse. On a développé considérablement le nombre de préfets délégués pour la sécurité, devenus préfets adjoints. Je ne suis pas convaincu que l'institution soit fondamentale, car elle entraîne une dilution des responsabilités. En matière de police, et de police administrative notamment, il est parfaitement clair qu'il doit y avoir un responsable et un seul. C'est pour cela que je proposais la disparition du préfet adjoint au profit de la responsabilité du préfet de région. D'ailleurs, un décret du 3 juin 1998 lui reconnaît une telle responsabilité, mais uniquement en tant que préfet de zone de défense, ce qui suppose l'existence d'une situation de crise qui soulève des difficultés d'interprétation susceptibles d'entraîner des heurts entre les deux préfets. Il est préférable d'avoir une attribution officielle et, à mon avis, de caractère législatif.
M. Robert PANDRAUD : Un point suscite beaucoup de problèmes entre l'autorité préfectorale, la gendarmerie et la police : les rapports entre l'autorité préfectorale et les parquets. Mme Tasca va dire que c'est ma marotte ...
Mme Catherine TASCA : Je la partage...
M. Robert PANDRAUD : Il y a un préfet à Ajaccio, un procureur général à Bastia, faisant lui-même partie d'un vieux corps traditionnel et, entre les deux, la gendarmerie et la police et, quand vous avez deux commandements, cela peut dériver. Je vais vous dire où je veux en arriver... Bien que l'ayant voté, je trouve tout à fait scandaleux que l'on ait abandonné pour les hauts fonctionnaires représentant l'Etat, le privilège de juridiction. Peut-être fallait-il changer de nom ou de méthode. Mais il me paraît choquant pour le présent et surtout pour l'avenir qu'un jeune juge d'instruction quelque talentueux qu'il soit, vivant dans un H.L.M., puisse du jour au lendemain, se retrouver en train d'auditionner, de mettre en détention provisoire, un haut fonctionnaire qui jusqu'alors l'écrasait de sa superbe. D'après vous, les rapports de M. Bernard Bonnet avec les différents parquets ont-ils été corrects ?
M. Daniel LIMODIN : M. Bernard Bonnet m'a dit, à plusieurs reprises, que ses rapports étaient extrêmement mauvais, très tendus et difficiles avec le procureur général. C'est clair et sans ambiguïté de ma part : il me l'a dit et répété. Cela étant, c'est un constat, je ne sais pas pourquoi, ni qui avait tort ou raison. Ce que vous disiez sur la situation de Bastia par rapport à Ajaccio est vrai.
M. Robert PANDRAUD : Il y a peut-être un problème personnel et relationnel, mais je crois savoir que les problèmes entre l'autorité judiciaire de Bastia et l'autorité préfectorale d'Ajaccio sont traditionnels. Chaque fois qu'un Gouvernement arrive, le préfet demande au garde des sceaux de faire un mouvement. Chaque fois, le procureur général vient dire au garde des sceaux que le préfet l'empêche de travailler. Cela a toujours été ainsi et c'est un réel problème. Mon avis tout à fait personnel est que si l'on veut vaincre le terrorisme, on n'y arrivera jamais par des méthodes purement judiciaires, ce qui nous conduit bien au-delà du problème des paillotes...
M. Jean-Yves GATEAUD, Président : Lors de la commission d'enquête sur l'utilisation des fonds publics en Corse a été évoquée à plusieurs reprises la question du rapport entre le judiciaire et le policier. C'est un aspect essentiel du dossier.
M. Daniel LIMODIN : Il est frappant que les autorités judiciaires les plus importantes soient à Bastia et non pas à Ajaccio. C'est un exemple supplémentaire de fiction juridique : on a installé une université à Corte parce que c'était au milieu de l'île ! Pour se déplacer de Bastia à Ajaccio, il faut plusieurs heures de voiture ou un hélicoptère. Le fait que le préfet et le parquet général n'aient pas le même siège n'est pas une bonne chose. Je le dis d'autant plus que j'ai été défendre mes collègues le Deun et Hurand au tribunal de Bastia, dans l'affaire de Furiani, où mes rapports avec l'autorité judiciaire étaient parfaits. Mais il y avait peu de rapports entre l'autorité judiciaire et le corps préfectoral, du fait notamment de cette distance entre les deux sièges.
M. le Rapporteur : Le rapport de M. Capdepont souligne la déficience des inspections par rapport au GPS puisque le contrôle était assuré par le colonel Henri Mazères lui-même, ce qui est problématique. Sur le plan administratif, comment cela se passe-t-il ? Y a-t-il eu des inspections dans le passé ? Avez-vous le sentiment que les inspections sont menées en Corse, comme ailleurs, ou y a-t-il un particularisme ?
M. Daniel LIMODIN : J'ai le sentiment que la Corse n'est pas un cas particulier. En général, tous les départements et les territoires du Sud sont souvent inspectés : l'héliotropisme de l'inspection n'est pas un vain mot. Pour l'administration, il n'y avait pas de raison d'inspecter particulièrement le dispositif dans un délai aussi bref puisque tout avait été plus ou moins changé un an ou un an et demi plus tôt. Tout le monde a vécu pendant cette période avec la certitude que cela fonctionnait correctement. Les préfectures sont souvent inspectées pour des questions banales, purement financières, relatives au chapitre 37-10, aux effectifs ou au matériel, aux modalités de cantonnement des CRS. Cela n'a pas échappé au contrôle dans des proportions qui seraient choquantes par rapport au reste du territoire. J'ai même plutôt tendance à penser le contraire.
Mme Catherine TASCA : Y a-t-il en Corse des pratiques de nomination particulières, en dehors du préfet et des cadres les plus importants ?
M. Daniel LIMODIN : Madame la ministre, honnêtement, il y a eu, dans le cas d'espèce, une grande liberté de choix, qui est même assez exceptionnelle. Je ne sais s'il y a eu, de la part du ministère de l'Intérieur, autant de liberté accordée à un autre préfet de région qu'à M. Bernard Bonnet. Celui-ci a pu choisir à la fois son directeur de cabinet, le préfet adjoint délégué pour la sécurité, le préfet de Haute-Corse, y compris son secrétaire général pour les affaires de Corse, des membres de l'état-major comme le colonel Bertrand Cavallier, etc..
En revanche, il est pratiquement impossible de choisir les autres membres des services de la préfecture dont la nomination est fonction - j'étais directeur du personnel au ministère de l'Intérieur, pendant de nombreuses années - des règles des commissions administratives paritaires, des obligations de mutation, de la règle selon laquelle les mutations priment sur les détachements etc... D'une manière générale, il n'y a donc pas de traitement spécial même si, dans le cas de la Corse, il se peut que quelques personnes soient venues spécialement. De nombreuses personnes, d'origine corse, sont dans les services de Corse, comme dans toutes les îles car il y a un nécessaire retour aux sources. Je ne pense pas que le préfet ait eu une liberté de man_uvre ou que l'on ait pu lui attribuer des personnes en fonction des problèmes particuliers de la Corse.
M. le Président : En choisissant les collaborateurs qui allaient l'entourer, le préfet a-t-il outrepassé les règles ou du moins les pratiques habituelles en la matière ? Si oui, ne faudrait-il pas que la règle fixe les pratiques ?
M. Daniel LIMODIN : Les circonstances étaient tout à fait exceptionnelles et particulières et il faut avoir le cran d'accepter ce poste. M. Bernard Bonnet, que je connais bien, est un haut fonctionnaire apolitique. C'est vraiment une personne qui ne doit son poste qu'à sa valeur personnelle. Je le dis d'autant plus qu'on m'a demandé d'intervenir à plusieurs reprises pour lui. Je ne dis rien à l'extérieur, car je sais qu'il y aura sans doute un procès et je préfère aller à la barre avec une liberté totale de parole plutôt que de prendre fait et cause publiquement. Il a eu le cran d'accepter ce poste ; d'ailleurs, le ministre de l'Intérieur, M. Jean-Pierre Chevènement, l'a soutenu à plusieurs reprises et le soutient de façon assez extraordinaire, ce qui n'est pas banal non plus. Pour revenir à M. Bernard Bonnet, il était normal que, dans ces conditions, il fixe la règle du jeu et qu'il veuille s'entourer de collaborateurs, ce qui ne signifie pas qu'il se soit entouré d'une garde prétorienne. Le fait que le GPS ne soit pas composé uniquement de personnes du GIGN, loin s'en faut, révèle que ce n'est pas un organisme prétorien de " mercenaires " ou de spécialistes. On voit maintenant, dans le cas d'espèce, qu'avec l'isolement, cela a peut-être pu déraper, mais ce n'est pas suffisant pour fixer une règle immuable sur le recrutement des collaborateurs des préfets et il faut être extrêmement pragmatique.
M. Robert PANDRAUD : Ne pensez-vous pas, M. l'inspecteur général, s'agissant d'une zone difficile et vulnérable comme la Corse, qu'il faudrait pouvoir prendre des mesures dérogatoires au statut de la fonction publique ? Vous parlez des policiers qui vont en Corse, nommés au gré des commissions paritaires et des barèmes : c'est en général ceux qui, d'origine insulaire, vont préparer leur retraite, ou qui ont acheté une petite maison. D'où l'absentéisme : on travaille plus à la repeindre ou à aller à la chasse et à la pêche, qu'à faire des activités de police, ce qui est bien humain. C'est aussi vrai dans le cadre des préfectures et pour tous les fonctionnaires de tous les ministères. L'Etat a totalement abdiqué devant les commissions paritaires et leurs pouvoirs élargis. Après, on dit que la fonction publique n'est pas bonne. Bien sûr ! Il n'y a aucune sélection, car les barèmes sont appliqués arithmétiquement. Pour la police, si vous avez 50 fonctionnaires qui veulent aller en Corse pour 15 postes à pourvoir, 12 sont pourvus par la commission paritaire, 1 est réservé au ministre et 2 sont réservés aux organisations syndicales majoritaires : c'est la marge dont dispose le pouvoir. Je suppose qu'il en est toujours ainsi.
M. Daniel LIMODIN : Je ne sais pas exactement. Il y a de nombreuses années que je ne suis plus directeur du personnel.
M. Robert PANDRAUD : Cela a toujours été ainsi.
M. Daniel LIMODIN : Les proportions ne me paraissent pas être les bonnes. Parfois, c'était plutôt 50/50.
M. le Président : M. l'inspecteur général, je vous remercie.
Audition de M. Alain RICHARD,
ministre de la Défense
(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 22 juin 1999)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. Alain Richard est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Alain Richard prête serment.
M. Alain RICHARD : Le gouvernement, comme vous le savez, a fait de la sécurité publique une de ses priorités. A cet égard, la situation que connaissait la Corse à l'entrée en fonction du gouvernement ne pouvait nous laisser indifférents. Je souhaite d'un mot rappeler le niveau de violence qui sévissait sur l'île au moment du changement de gouvernement. Durant l'année 1996 on avait dénombré 397 attentats ou tentatives d'attentats et 148 vols à main armée. Quelques mois après, l'assassinat du préfet Erignac a confirmé la gravité de cette situation d'insécurité. Je voudrais rappeler par comparaison les résultats obtenus depuis deux ans en matière de respect de la loi. Si l'on compare les années 1998 et 1996, le nombre d'attentats a été divisé par quatre et le nombre de vols armés par trois. Par ailleurs, le taux de recouvrement des impôts a connu une hausse notable. L'Etat de droit, au service de tous, devient donc graduellement une réalité.
Je voudrais aussi attirer l'attention de la commission d'enquête sur la réalité de la coopération entre les unités de police et de gendarmerie en Corse. Aurait-on pu obtenir des résultats aussi probants en matière de sécurité publique sans une coopération efficace entre les deux forces de police ?
Je souhaite à cet égard revenir sur l'idée suivant laquelle il y aurait eu des enquêtes parallèles menées, d'un côté par la gendarmerie et de l'autre par les services compétents de la police nationale, sur l'assassinat du préfet Erignac. Cette assertion n'est pas fondée. En effet, jusqu'en novembre 1998, la gendarmerie nationale était saisie de l'enquête judiciaire relative à l'attaque criminelle de la brigade territoriale de Pietrosella lors de laquelle a été dérobé le pistolet utilisé pour tuer le préfet. Les militaires de la gendarmerie poursuivaient donc leurs investigations dans un champ bien déterminé, sous le contrôle et selon les directives du juge d'instruction saisi de cette affaire. Lorsque le juge s'est aperçu que les éléments des deux enquêtes, celle relative à l'attaque de la brigade et celle relative à l'assassinat du préfet Erignac, étaient de nature à être regroupés, il a décidé de confier aux seuls services de police l'ensemble des investigations relatives aux deux affaires. Cette décision relève de lui seul en vertu du code de procédure pénale.
Je reviens à l'action du ministère de la Défense dans la démarche gouvernementale relative à la sécurité en Corse.
Premier point : un effort important a été fait pour renforcer les moyens d'action de la gendarmerie dans ces deux départements. Amélioration du niveau de formation des personnels, renforcement des effectifs de la section de recherche d'Ajaccio par 27 officiers et sous-officiers, et création du GPS sur laquelle je reviendrai. Je rappelle - ce fait est sans doute connu des membres de la commission d'enquête - que la gendarmerie aligne en Corse environ 900 personnels au titre de la gendarmerie départementale et, suivant le niveau de présence des forces mobiles, entre 400 et 500 gendarmes mobiles suivant les périodes. Nous avons donc au service de la sécurité publique, de l'ordre public et de l'action judiciaire de l'Etat en Corse, autour de 1 400 personnels de gendarmerie pour une région dont la population ne dépasse pas de beaucoup 200 000 habitants. Il y a donc une implication très forte de la gendarmerie, liée en partie à la structure largement rurale de ces départements, qui amène la gendarmerie nationale à être compétente sur le plan territorial, sur une très grande partie de l'île, mais aussi du fait de la surcharge de travail liée au niveau exceptionnel de l'activité délinquante dans ces deux départements.
Deuxième point : le travail de coordination interministérielle. Le directeur de mon cabinet et un ou deux membres du cabinet, suivant leur spécialité, participent régulièrement, depuis le début de l'activité du gouvernement et notamment depuis l'assassinat du préfet Erignac, à des réunions consacrées à la situation en Corse. Ces réunions portent à la fois sur les problèmes de sécurité, d'activité des différents services de l'Etat et de coordination entre eux, et aussi sur les problèmes de développement local. La réunion a lieu de façon périodique, en fonction des événements, entre les directeurs de cabinet et des réunions spécifiques sont organisées en tant que de besoin. Ces réunions n'ont pas de vocation opérationnelle en matière de sécurité. Elles servent principalement à informer les représentants des différents ministres et surtout à préparer les décisions administratives relevant des différents départements ministériels.
En matière de sécurité, je crois utile de préciser le rôle qui est celui du ministère de la Défense, responsable de la gendarmerie nationale. Ce rôle est celui d'un organisateur et fournisseur de moyens qui ne peut s'étendre au commandement d'actions opérationnelles. Ce commandement est déconcentré, il est placé sous l'autorité unique des représentants de l'Etat et, en termes de compétence légale, le ministère de l'Intérieur est responsable de la sécurité intérieure. A ce titre, il donne aux unités de gendarmerie, comme à celles de la police nationale, par l'intermédiaire du représentant de l'Etat dans le département, des directives en matière de sécurité publique.
De même, en matière judiciaire, aux termes du décret du 20 mai 1903, " le service qu'effectuent les militaires de gendarmerie lorsqu'ils agissent dans le domaine judiciaire est du ressort du ministre de la Justice ". Dans la réalité d'aujourd'hui, les instructions d'action en matière d'enquêtes judiciaires sont données aux gendarmes par les magistrats chargés des enquêtes.
Le ministre de la Défense, dont dépend organiquement la gendarmerie, est en revanche chargé de constituer et de gérer les moyens et d'abord les moyens humains, ce qui comporte pour ce ministère, pour la direction générale de la gendarmerie nationale, un rôle de contrôle a posteriori de l'emploi de ces moyens.
Dans l'action gouvernementale destinée à rétablir l'autorité de l'Etat en Corse, la constitution du GPS a tenu une place particulière. Face aux difficultés existant sur l'île pour endiguer une délinquance importante et violente, la gendarmerie nationale a mené une réflexion pour trouver un dispositif pertinent et adapté aux exigences opérationnelles locales. Je dois signaler d'ailleurs que cette réflexion avait notamment intéressé le préfet Erignac avant sa disparition. L'assassinat du préfet a donné l'occasion à cette réflexion de s'ouvrir à d'autres départements ministériels et d'aboutir, à travers une démarche coordonnée, à la création d'une unité mieux adaptée aux différentes missions qui étaient reconnues nécessaires, et qui a été le GPS. Je rappelle que la création de cette unité, comme le renforcement de la section de recherche que j'ai mentionné antérieurement, ont été jugés opportuns par la commission d'enquête relative à l'utilisation des fonds publics et à la gestion des services publics en Corse, présidée par M. Jean Glavany qui, dans son constat, avait regretté certaines faiblesses qualitatives et organisationnelles de l'ensemble des forces de sécurité en Corse. La création du GPS a donc exprimé la volonté de l'ensemble des acteurs de la sécurité publique de restructurer les moyens en place sur l'île et d'accroître l'efficacité des services de gendarmerie.
Cette création s'est appuyée sur la reprise des postes budgétaires d'un des escadrons de gendarmerie mobile présents dans l'île, qui était établi à Ajaccio depuis plusieurs années et qui ne suivait plus la règle de rotation des escadrons de gendarmerie mobile. La moitié environ des personnels de cet escadron ont d'ailleurs opté pour une affectation au GPS. Il n'y avait rien là d'exceptionnel puisqu'il ne s'agissait que du regroupement, au sein d'une même unité, de missions sinon traditionnelles, du moins fréquentes de la gendarmerie nationale.
Mission de renseignement et d'observation tout d'abord : chacun sait que la gendarmerie est partie intégrante du dispositif de renseignement en matière de sécurité publique, et la nécessité de mettre en place en Corse un dispositif orienté vers la recherche du renseignement d'ordre administratif et judiciaire est particulièrement vérifiée.
Mission de protection ensuite : les menaces authentifiées conduisent en effet dans l'île nombre de personnalités à avoir besoin d'une protection rapprochée. Les militaires de l'ancien escadron de gendarmerie mobile, qui s'étaient engagés dans cette opération, n'étaient pas tous aptes à assumer ce type de mission. Elle a donc été confiée à un peloton du GPS.
Enfin, mission d'intervention : il s'agissait là de renforcer les moyens de la gendarmerie départementale pour mener à bien la capture de délinquants armés, les arrestations de malfaiteurs reconnus dangereux ou l'escorte et la surveillance de détenus dangereux.
Cette dernière mission correspond à celles qui sont remplies par les équipes légères d'intervention présentes au sein de chaque escadron de gendarmerie mobile. Mais dans un escadron courant l'E.L.I. ne comporte que 10 militaires, ce qui ne se trouvait pas suffisant par rapport à l'importance des missions.
Il n'entrait pas dans le champ de compétence des militaires du GPS de mener en propre des enquêtes judiciaires. Seul le peloton de renseignement a effectué des missions ponctuelles demandées par la section de recherche compétente au profit d'enquêtes conduites par la justice. C'est pourquoi je peux confirmer qu'aucune écoute n'a été confiée aux militaires du GPS. De même, dans l'affaire de la brigade territoriale de Pietrosella, mon cabinet n'a eu connaissance, de façon ni directe ni indirecte, d'autres enquêtes menées en dehors des directives du magistrat instructeur.
Le contrôle exercé sur cette unité particulière au sein des forces de gendarmerie en Corse était du ressort des autorités déconcentrées. J'entends par là, d'une part, les autorités d'emploi, représentants de l'Etat des deux départements et autorités judiciaires pour ce qui relève des activités à finalité judiciaire, et d'autre part des autorités hiérarchiques de la gendarmerie, commandant de légion et commandant de la circonscription en charge de l'aspect opérationnel du service. Je veux souligner que la responsabilité opérationnelle de l'exécution des missions appartient dans la gendarmerie aux échelons déconcentrés : la légion qui correspond à la région, et la circonscription qui correspond à un regroupement de régions. La direction générale de la gendarmerie est chargée de la conception, de l'organisation générale et de l'animation du service dans ses unités, conformément au principe de déconcentration. Il est donc logique que les unités de toute nature ne rendent compte au niveau de la direction générale qu'a posteriori ou en cas de difficulté. Celles-ci rendent compte, par la voie hiérarchique, à la direction générale, soit directement, soit par l'intermédiaire du général commandant la circonscription.
La création d'une unité de gendarmerie est du ressort de l'autorité organique et dans cet esprit, il est cohérent que, sauf texte d'exception le prévoyant, les départements ministériels extérieurs à la Défense ne soient pas destinataires de ces décisions. C'est ainsi que le ministère de l'Intérieur, bien qu'ayant eu dans la concertation interministérielle connaissance du projet de création du GPS, n'a pas été rendu destinataire de la note interne organisant cette création. Ce texte n'a pas été non plus adressé au préfet de région : la gendarmerie nationale n'adresse pas ses circulaires internes aux préfets. Le cas du GPS à cet égard n'est donc pas non plus exceptionnel.
Cette situation a néanmoins suscité des interrogations et j'ai demandé à la gendarmerie nationale de réfléchir aux moyens d'améliorer l'information des représentants de l'Etat dans les départements, s'agissant des modifications de structures qui peuvent avoir un impact sur l'organisation dans leur département.
Par ailleurs, j'ai décidé de créer une commission de réflexion sur les modalités de contrôle dans la gendarmerie. Le dispositif de contrôle fondé sur la chaîne hiérarchique, qui est en place aujourd'hui au sein de la gendarmerie, donne globalement satisfaction. Chacun ici peut en témoigner par l'expérience. Toutefois, les événements qui ont conduit à la constitution de la commission d'enquête prouvent que des améliorations sont souhaitables, même si je tiens compte de l'effet vraisemblable du contexte insulaire et de la forte pression exercée sur les personnels par une activité particulièrement intense.
Je souhaiterais maintenant rappeler brièvement les faits tels qu'ils ont été portés à ma connaissance et sans préjudice des éléments que mettront en lumière les résultats publics de l'enquête judiciaire.
L'incendie du restaurant de plage a eu lieu dans la nuit du 19 au 20 avril 1999. Mon directeur de cabinet a été informé le vendredi 23 avril de la présence sur les lieux de l'incendie de militaires de la gendarmerie, alors que je me trouvais personnellement au sommet de l'alliance atlantique à Washington. Les informations transmises à ce moment-là par le directeur général de la gendarmerie nationale faisaient état d'une mission de surveillance qui aurait mal tourné. C'est la version qui m'a été donnée jusqu'au moment où elle a été démentie par les aveux des militaires en cause.
Dans l'intervalle, j'ai appris que le colonel Henri Mazères s'était rendu à la direction générale de la gendarmerie pour évoquer cette affaire, en maintenant devant la direction générale, jusqu'au moment de sa garde à vue, sa version initiale des faits. Cet officier a pris contact avec le directeur général de la gendarmerie pour la première fois le mercredi 21 avril 1999 et a obtenu une audience auprès du directeur général le 22 avril. Au cours de cet entretien, le directeur général donne au colonel Henri Mazères l'instruction de retourner en Corse et de prendre immédiatement rendez-vous avec le procureur général. Les consignes que j'ai données dès le moment où j'ai été avisé, étaient de transmettre tous les renseignements au magistrat instructeur. Depuis lors, je ne m'estime pas fondé - et je n'ai fait aucune déclaration à cet égard - à porter un jugement ou à intervenir dans une affaire en cours d'instruction.
Chaque jour qui a suivi la mise en examen des militaires de la gendarmerie a apporté des informations nouvelles, et compte tenu du caractère secret qui s'attache à l'instruction d'une affaire judiciaire, je prenais connaissance des éléments transmis par la presse, avec toutes les réserves qu'impose une divulgation partielle d'éléments dans le cours même de l'enquête. Il faut toutefois faire une place à part aux déclarations des avocats des personnels mis en cause, confirmant publiquement et de manière réitérée leur participation à des faits délictueux, participation dissimulée aux autres militaires du service. Je ne crois donc pas judicieux de me livrer aujourd'hui, non plus que dans toute la période qui s'est écoulée, à des spéculations sur l'enchaînement qui pourrait expliquer le comportement individuel des intéressés.
Aujourd'hui, je crois qu'il faut nous tourner vers l'avenir et tirer des enseignements de cette affaire pour une amélioration des méthodes de travail et de contrôle de la gendarmerie. Les travaux de la commission de réflexion sur les contrôles, commission qui était déjà à l'_uvre sur la formation et les principes d'action des militaires de la gendarmerie, et enfin ceux du conseil de prospective de la gendarmerie, que j'ai saisi à cause de la qualité de ses membres extérieurs à l'institution, permettront au gouvernement de dégager les voies d'une amélioration du fonctionnement et du contrôle de la gendarmerie.
M. le Président : Merci Monsieur le Ministre. Pouvez-vous nous donner plus de précisions sur l'appréciation qui est la vôtre, selon laquelle il y aurait une absence de compétition entre les services de gendarmerie et les services de police ? Ce n'est pas le sentiment que l'on a quand on regarde sur une longue période le comportement des services de sécurité en Corse. J'aimerais que vous précisiez à la commission l'état dans lequel vous avez trouvé les services de gendarmerie, au moment de votre entrée en fonction au ministère de la Défense et les améliorations que vous avez pu apporter par rapport à cette concurrence entre deux services de sécurité, service de gendarmerie d'un côté et service de police de l'autre.
Nous cherchons à comprendre les raisons de l'absence de résultats ou une certaine défaillance de résultats sur le territoire corse par rapport à des infractions dont chacun s'accorde à reconnaître qu'elles étaient graves.
M. Alain RICHARD : Il y a une compétence territoriale en matière de sécurité publique : il y a des communes, des cantons, des espaces géographiques dans lesquels les unités de gendarmerie sont compétentes. En matière judiciaire, c'est le choix du magistrat chargé de chaque dossier qui détermine l'étendue des responsabilités des deux forces de police.
En matière de sécurité publique, je me remémore un document qui m'a été transmis quelques jours après ma prise de fonction par la direction générale, m'exposant le caractère massif de l'engagement de la gendarmerie en Corse. En ce qui concerne la sécurité publique, il ne m'est pas apparu à ce moment-là - c'est un sujet sur lequel j'ai demandé des précisions - que la police nationale et la gendarmerie nationale auraient fait preuve d'inefficacité ou de mauvais vouloir dans la collaboration qui s'imposait à elles.
En matière de police judiciaire, un certain esprit de compétition a pu animer les enquêteurs, les uns et les autres étant soumis aux instructions et au contrôle d'un magistrat judiciaire. Mais c'est seulement l'esprit : chaque fois que les instructions des magistrats judiciaires étaient précises et ne laissaient pas place à une interprétation personnelle des missions d'enquête, je garde la conviction que les personnels de police et de gendarmerie ont accompli leurs activités de manière ponctuelle.
Lorsque le juge d'instruction en charge de l'affaire de l'attaque de la brigade de Pietrosella a conclu qu'il ne fallait pas que la gendarmerie poursuive cette enquête de façon distincte, mais qu'elle soit transmise pour être conduite par les représentants de la police nationale, du fait de sa convergence avec l'enquête sur l'assassinat du préfet
- puisqu'une des deux armes dérobées lors de cette attaque était celle qui avait tué le préfet - il a été porté à ma connaissance que les personnels qui s'étaient engagés dans cette enquête et qui voyaient bien sa connexité avec celle sur l'assassinat du préfet en éprouvaient de l'amertume.
J'ai donc insisté auprès de la direction générale pour que la hiérarchie de la gendarmerie en Corse veille à ce que tous les éléments de l'enquête soient remis au juge, pour être ensuite transmis à l'unité de police qui en serait chargée à l'avenir, et nous nous sommes assurés que ces instructions avaient été suivies. Il y a sans doute eu au sein des unités concernées, et un peu plus largement dans la gendarmerie en Corse, un ressentiment vis-à-vis de cette affaire. Je n'ai pas acquis la conviction que ce ressentiment se soit traduit par des actes contraires aux obligations professionnelles des intéressés.
M. le Président : Oui, mais ce ressentiment éprouvé par les services de gendarmerie à l'occasion du mitraillage de cette caserne de gendarmerie faisait sans doute suite à d'autres ressentiments déjà observés à une période antérieure à celle pendant laquelle vous exerciez ces responsabilités. Je pense à l'affaire de Tralonca, où les services de gendarmerie disposaient à l'époque d'un certain nombre de renseignements permettant d'identifier ceux qui s'étaient réunis pour tenir une conférence de presse. Ces renseignements n'ont pas été communiqués à l'autorité judiciaire. Est-ce que, compte tenu de la proximité de ces événements qui n'étaient anciens que de quelques mois au moment de votre prise de fonction, vous avez été informé de la manière dont la gendarmerie avait été écartée à cette époque, ce qui a pu faire naître un sentiment de frustration ?
M. Alain RICHARD : Non, je n'ai pas demandé, au moment de ma prise de fonction, d'informations sur les actes d'investigation menés par les forces de gendarmerie, ni en Corse ni ailleurs, relatifs à des faits antérieurs. Et de manière générale, il ne me revient pas d'informations relatives aux enquêtes judiciaires conduites par la gendarmerie.
M. le Président : Ce sentiment a sans doute été apprécié et analysé par le préfet Bernard Bonnet puisque, considérant que les services de gendarmerie avaient été pendant longtemps dessaisis des questions qui étaient liées au terrorisme notamment, il a sans doute voulu inverser cette tendance, en s'appuyant principalement sur les forces de gendarmerie. Cela dénote une certaine méfiance à l'égard des services de police. Est-ce que ces éléments d'information vous ont été transmis, de telle sorte que vous aviez toutes les données pour approuver la création du GPS, imaginé par le préfet Erignac et ensuite mis en _uvre par le préfet Bernard Bonnet ?
M. Alain RICHARD : Quand vous employez le terme " imaginé ", il est plus exact de dire que la réflexion sur ce regroupement de moyens humains, auparavant dispersés dans les formations de la gendarmerie en Corse, était une idée de la direction générale. Elle a constaté, dans son rôle d'organisation, que ces missions de renseignement étaient à la charge des brigades et des sections de recherche et qu'elles ne suffisaient pas à la tâche, alors que dans ce cadre, les gendarmes mobiles ne pouvaient pas leur venir en aide. Dans le même temps, les missions d'interception étaient demandées aux équipes légères d'intervention des différents escadrons qui étaient sur l'île, mais dispersés, et épisodiquement à des militaires du GIGN qui se déplaçaient pour procéder à des interpellations pressenties comme particulièrement dangereuses. Enfin, les actions de protection de personnalités étaient confiées à une partie des militaires de l'escadron 31-6 qui avait été sédentarisé à Ajaccio.
La réflexion qui a présidé à la constitution du GPS partait de la constatation que les moyens étaient dispersés et pas très bien adaptés aux missions à remplir ; cette réflexion s'inspirait - parce que tout n'a pas été inventé dans cette affaire - des formations de structure assez analogue dans les départements d'outre-mer où les mêmes nécessités se font sentir. Donc, cette réflexion avait été poursuivie et avait été portée à la connaissance du préfet Erignac qui la jugeait judicieuse. Après les efforts de regroupement et de renforcement de moyens que le gouvernement a jugé indispensables après l'assassinat du préfet, ce projet est ressorti. Et je ne peux pas dire qu'il porte une trace de paternité du seul préfet Bernard Bonnet.
Que le préfet Bernard Bonnet, notamment en fonction de son expérience antérieure dans les Pyrénées-Orientales, ait ressenti un sentiment de confiance particulière vis-à-vis des militaires de la gendarmerie pour mener certaines tâches ne m'a pas échappé. Cela dit, dans le respect des textes, sa marge pour choisir était très étroite. Le cas normal dans lequel une autorité a à choisir, c'est celle d'un juge d'instruction qui, lui, peut décider binairement, s'il confie l'enquête à telle ou telle force. Mais le préfet n'était pas maître de la répartition géographique des compétences de la gendarmerie et de la police nationale. Et donc, le fait concret qui a pu illustrer ce degré de confiance particulier porté par le préfet à la gendarmerie nationale a été essentiellement, à ma connaissance, sa demande d'être accompagné, dès son installation à Ajaccio, de l'ancien commandant de groupement des Pyrénées-Orientales avec qui il avait travaillé à Perpignan, qui a été placé pendant quelques mois en position de chargé de mission auprès de lui, hors hiérarchie de la gendarmerie.
M. Robert PANDRAUD : C'est très anormal !
M. Alain RICHARD : Il a ultérieurement été affecté au poste de chef d'état-major de la légion. Mais c'est le seul fait concret qui permette de dire que le préfet Bernard Bonnet ait exercé un choix. Pour le reste, les brigades faisaient leur travail de brigades, les sections de recherche faisaient leur travail de sections de recherche.
M. le Président : Votre prédécesseur de la rue Saint-Dominique, nous a indiqué que dans le gouvernement Juppé, la question corse était confiée à un ministre pilote qui était le ministre de l'Intérieur. Et qu'au fond, le ministre de la Défense de l'époque était, c'est le moins qu'on puisse dire, en tout cas au vu des déclarations de M. Millon, très peu informé sur la situation en Corse. Il nous a indiqué que pour ce qui concernait certains événements, il les apprenait par la presse. L'information remontait jusqu'à son directeur de cabinet, pour être ensuite orientée vers le directeur de cabinet du ministre de l'Intérieur qui lui-même avait en charge le dossier corse, menant sans doute parallèlement un certain nombre de discussions avec certains groupements dits politiques sur le territoire corse. Est-ce que cette méthode a continué à être de mise au moment de votre prise de fonction ou y a-t-il eu une responsabilité distincte de chacun des ministres compte tenu de leurs compétences et des personnels qu'ils ont sous leur autorité ?
M. Alain RICHARD : Les choses sont différentes. Dans le gouvernement de M. Lionel Jospin il n'y a pas eu, depuis deux ans, de ministre chargé d'une fonction de coordination ou de conduite d'une politique spécifique à la Corse. La confrontation des propositions et des comptes rendus d'activités des différents ministres incombe au Premier ministre et c'est lui-même ou ses collaborateurs qui s'en sont chargés.
En ce qui concerne le rôle du ministre de la Défense, les réunions dont j'ai fait état étaient des réunions d'information sur les activités des forces de sécurité, comme c'est normal dans un département où l'insécurité est particulièrement préoccupante. Les discussions de préparation de décisions administratives se tenaient généralement au niveau des directeurs de cabinet. Après le changement de mon directeur de cabinet, M. François Roussely, au 1er juillet 1998, mon directeur de cabinet actuel était parfois suppléé par le préfet Michel Morin, chargé de mission auprès de moi, en charge des questions relatives à la sécurité intérieure et à la gendarmerie. Je n'ai pas de coupe-circuit entre mon directeur de cabinet et moi-même et j'ai été informé par lui du contenu des éléments essentiels de ces discussions, notamment quand il y avait des demandes de moyens de la gendarmerie. Quant aux événements se déroulant en Corse, ma conception de mes responsabilités est que je dois être tenu informé des faits constatés, lorsqu'ils présentent un certain degré de gravité, notamment lorsqu'il y a atteinte aux personnes. Mais naturellement, je dois me prononcer si la direction générale de la gendarmerie considère qu'il y a des décisions importantes à prendre, notamment lorsque les renforcements doivent être orientés vers telle ou telle unité parce qu'elle est surchargée. S'agissant en revanche des enquêtes judiciaires, j'applique la loi.
M. le Président : Bien, mais vous étiez quand même, monsieur le ministre, dans une situation un peu particulière. En effet, de septembre 1998 à février 1999 il y a eu au ministère de l'Intérieur, une absence du ministre ayant la responsabilité des services de police. Cette présence du ministère de l'Intérieur ne s'exerçait peut-être plus de la même manière que pendant les périodes antérieures. Avez-vous eu le sentiment pendant cette période que l'information remontait plus facilement au niveau du ministère de la Défense ou, au contraire, les choses étaient-elles réglées en fonction des compétences de chacun, et notamment de celui qui avait été amené à remplacer M. Jean-Pierre Chevènement pendant les quelques mois de son hospitalisation ?
M. Alain RICHARD : Heureusement pour l'Etat, rien n'a changé. L'intérim de M. Jean-Pierre Chevènement a été confié par le Premier ministre, dès le lendemain du constat de la gravité de son état, au secrétaire d'Etat à l'Intérieur, M. Jean-Jacques Queyranne, qui s'en est bien acquitté, et les relations des services avec les autorités politiques dont ils relèvent n'ont pas changé. Je n'ai rien reçu de plus de la police nationale que je n'aie eu à recevoir auparavant, du fait que M. Jean-Pierre Chevènement voyait son intérim assuré par M. Jean-Jacques Queyranne. De mémoire, il me semble que cet intérim a pris fin le 2 janvier 1999.
M. le Président : Trois questions plus précises : quel est le rôle sur l'île des services militaires de renseignement ? Ont-ils une fonction particulière en raison de la spécificité de la situation corse ou font-ils un travail qui leur est confié dans le cadre traditionnel, général qui existe sur l'ensemble du territoire national ?
M. Alain RICHARD : Il y a deux services de renseignement à structure militaire :
- La direction du renseignement militaire, laquelle n'a pas d'activité sur le sol français et se borne à recueillir des " renseignements de théâtre ", ce qu'elle fait avec une certaine intensité s'agissant de toutes les zones hors du territoire national où se mènent des hostilités et où il est à craindre que des confrontations armées éclatent. La DRM n'a pas d'activité sur aucun point du territoire national, pas plus en Corse qu'ailleurs.
- L'autre unité ayant une fonction de renseignement est la direction de la protection et de la sécurité de la défense, la DPSD, successeur de la sécurité militaire. Son rôle est de veiller à la sécurité intérieure des forces armées, par un certain nombre d'équipes qui sont placées au sein des enceintes et des unités militaires. Son rôle est principalement de déceler les comportements délictueux qui peuvent être le fait de militaires en service, de veiller à la sécurité de l'information détenue par les unités militaires ou par les services chargés de l'armement. La DPSD a un rôle important d'habilitation et de réalisation d'enquêtes sur les personnes devant travailler avec les armées et les services de l'armement. Je ne peux pas vous dire si l'unité de la DPSD en charge des formations militaires de Corse - comme le régiment de Calvi ou la base de Solenzara - est implantée sur l'île ou est à Marseille. Je le ferai vérifier et je porterai cette donnée à votre connaissance. Mais la règle générale est que, lorsqu'un enquêteur de la DPSD acquiert la connaissance d'un fait présentant un caractère délictueux et qui ne concerne pas un personnel militaire, il le transmet à la gendarmerie nationale.
Il y a un troisième service auquel vous pouvez songer, mais qui n'a pas de statut militaire, qui est la DGSE.
M. le Président : Quelles étaient les relations de M. Gérard Pardini avec le ministère de la Défense ? Son appartenance ancienne à la DGSE pouvait-elle le conduire à entretenir des relations privilégiées avec votre ministère ?
M. Alain RICHARD : Non. M. Gérard Pardini a été, en 1989 ou 1990, rédacteur auprès d'un service de la DGSE. Celle-ci n'a pas compétence pour enquêter sur le territoire national, ce qui relève de la direction de la surveillance du territoire. Nous n'avons pas de signes que M. Gérard Pardini ait gardé des relations avec des personnels de la DGSE lui offrant des possibilités particulières. Le service dans lequel il avait été en activité, il y a plusieurs années, était un service très cloisonné.
M. le Président : Il existe un préfet adjoint pour la sécurité en Corse. Quel est son rôle exactement ?
M. Alain RICHARD : Mon collègue de l'Intérieur qui va me succéder à cette table dans quelques minutes sera plus compétent que moi pour répondre à cette question.
M. le Rapporteur : Ne croyez-vous pas que dans cette affaire des paillotes, la gendarmerie paye le fait d'être une institution relativement fermée, plongée dans un milieu très hostile ? La gendarmerie en Corse est victime de nombreux attentats. La conjonction de ces deux éléments n'est elle pas à l'origine des dysfonctionnements qu'on a constatés ?
M. Alain RICHARD : De ce que je sais des faits relatifs à l'incendie des restaurants de plage, je ne crois pas que la gendarmerie paye quoi que ce soit. Des individus qui ont eu un comportement sans aucun lien avec les obligations et les activités de leurs services sont déférés à la justice qui appréciera leur niveau de responsabilité. Après, tel ou tel journal peut dire ce qu'il veut, c'est la liberté de la presse. Mais si vous me demandez une appréciation personnelle qui peut être utile à la réflexion de la commission d'enquête, je n'éprouve pas le sentiment que la confiance globale dont jouit la gendarmerie ait été gravement entachée par cet épisode. Je crois qu'une très grande majorité de nos concitoyens, et je pense aux élus territoriaux qui sont en contact quotidien avec la gendarmerie et avec lesquels je m'entretiens souvent, savent spontanément faire le partage entre des actes personnels, on ne peut plus détachables du service, et le comportement collectif des militaires de cette arme.
La rotation des militaires, qui implique que la majorité d'entre eux séjournent en Corse pour leurs fonctions pendant quelques années sans y être installés en permanence, suscite peut-être une forme de relation psychologique entre certains insulaires et la gendarmerie, un peu différente de ce qu'elle est vis-à-vis d'autres services publics. Mais c'est une appréciation dont je ne saurais tirer de conclusions définitives.
M. le Rapporteur : On a le sentiment à vous écouter ou à lire le rapport du général d'armée Yves Capdepont que la création du GPS répondait à des nécessités tout à fait compréhensibles et permettait d'assurer un certain nombre de missions qui n'étaient pas convenablement effectuées précédemment. Est-ce bien ce qu'il faut comprendre ou le principe même de la création du GPS vous paraît-il condamnable ?
M. Alain RICHARD : Je viens de discuter de cela avec les membres du conseil de prospective qui se réunissait à nouveau à midi, et dont les réflexions très pluralistes sont particulièrement intéressantes. Il y a là des avocats, des professeurs de droit ou de sociologie, des magistrats, un préfet, qu'on avait choisi sans intervention de ma part, qui était le préfet de mon département à l'époque et qui est maintenant le préfet de Corse, M. Jean-Pierre Lacroix, et des militaires non gendarmes. Cette question a été discutée ; pour ma part, j'ai insisté sur le fait que ce n'est pas la structure qui était exceptionnelle, mais la charge de travail. Il y a toujours 1 400 gendarmes en Corse, parce que le niveau d'activité délinquante y est statistiquement exceptionnel par rapport à la moyenne du territoire national. Un industriel qui appartient à ce conseil nous rappelait qu'à partir du moment où s'imposent en nombre des missions spécifiques, quel que soit le point de rattachement de l'unité chargée de remplir ces missions à la structure de droit commun de l'arme, il faut bien que ces missions soient remplies.
Les missions de renseignement ou d'observation auraient pu être remplies par des personnels supplémentaires attachés aux sections de recherche. A partir du moment où le gouvernement a décidé de supprimer le GPS, c'est bien ainsi que nous avons fait : nous avons transféré un certain nombre de postes aux brigades de recherche réparties sur le territoire des deux départements, pour que cette mission de renseignement et de surveillance puisse se poursuivre. D'une manière ou d'une autre, on doit bien mettre les personnels en face des missions à accomplir. Dans le Tarn-et-Garonne ou dans la Meuse, il n'y a pas besoin de protéger physiquement le procureur de la République. En Corse, si. On peut décider que c'est un peloton particulier d'un escadron de gendarmerie mobile qui va faire cela, mais de toute manière il faut que les personnels qui le font, soient formés et entraînés à le faire, car c'est quand même un métier spécifique parmi les métiers de police.
La constitution du GPS n'a, en effet, pas représenté un acte spectaculaire de novation dans l'organisation de la gendarmerie. La gendarmerie est un endroit comme il y en a beaucoup dans les services publics français, où on reproduit des précédents. Et le schéma qui a paru justifié, et que j'ai approuvé, a consisté à s'inspirer de ce qui existait dans les départements d'outre-mer, mais avec la caractéristique particulière du peloton de protection.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Premièrement, avez-vous le sentiment qu'il y a une dissymétrie entre les risques et les missions de la police et de la gendarmerie en Corse ? Et est-ce que le problème de la corsisation des emplois se pose pour vous ? C'est-à-dire que les militaires affectés en Corse le sont en fonction de leur carrière et pas de leur département de naissance, ce qui n'est pas toujours le cas pour les autres corps de fonctionnaires. Cela a-t-il eu des conséquences dans les attaques ou agressions dont la gendarmerie est périodiquement l'objet en Corse ?
Deuxièmement, s'agissant du préfet Bernard Bonnet, est-ce que, avant les événements qui ont motivé la création de cette commission d'enquête, un certain nombre d'informations vous étaient remontées sur le fait qu'il semblait urgent d'organiser son rapatriement ? De la même manière, il peut être très difficile de faire revenir un chef militaire en opération qui commence à " disjoncter " parce qu'il est souvent devenu un symbole médiatique. Des informations sur un certain nombre de difficultés relationnelles du préfet étaient-elles remontées jusqu'à vous, via la gendarmerie ?
Troisièmement, les réactions de la gendarmerie lorsqu'elle a été dessaisie de l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac, ont-elles été fortes ? Est-ce remonté jusqu'à vous ? L'actuel directeur général de la gendarmerie n'est pas un magistrat mais un préfet, contrairement à une tradition ressentie par les gendarmes comme un point d'équilibre, du fait de leur grande fierté de leur mission de police judiciaire. Pensez-vous que ce fait soit aggravant dans l'esprit de compétition entre la gendarmerie et la police, la gendarmerie se sentant moins bien défendue à partir du moment où elle n'a pas un magistrat à sa tête pour l'exercice des missions de police judiciaire ?
Enfin, le GPS n'avait-il pas face à lui un double front, c'est-à-dire la police d'une part et d'autre part les forces régulières de la gendarmerie nationale qui, au fond, ne bénéficiaient pas du même degré de proximité avec le préfet de région ?
M. Alain RICHARD : Je préfère parler de faits. La moindre proportion de personnes d'ascendance corse ou de lieu de naissance corse - il faut faire très attention quand on commence à manipuler ces notions - dans la gendarmerie nationale en service en Corse, présente-t-elle un lien de causalité avec le nombre d'agressions dont les unités de gendarmerie sont l'objet ? Je n'ai absolument aucun motif de penser cela.
Le comportement de M. Bernard Bonnet justifiait-il, d'après les faits portés à ma connaissance, que son changement d'affectation fût recommandé ? Absolument pas, et vous vous doutez qu'il ne revient pas au ministre de la Défense de porter une appréciation sur la façon de servir des préfets, sauf s'il les rencontre en état d'ébriété lors d'un déplacement officiel, ce qui ne m'est pas arrivé jusqu'à présent. Et il ne paraît guère concevable que parmi les faits qui doivent être objectifs, vérifiables et qui sont portés à ma connaissance par les comptes rendus d'activité de la gendarmerie nationale, nécessairement sélectionnés, un gradé quelconque ou un officier - fut-il général de la gendarmerie nationale - m'indique qu'un préfet a un comportement qui conduit à s'inquiéter sur son aptitude à ses fonctions. En tout cas, cela ne s'est pas produit.
S'agissant des réactions de groupe, des signes de mécontentement au sein de la gendarmerie en Corse après le dessaisissement - ou plutôt le transfert d'enquête, car cette expression de dessaisissement est déjà connotée - de la brigade de Pietrosella à la police, le directeur général et ses proches collaborateurs militaires, notamment le général de brigade Maurice Lallement, m'ont dit que cela provoquait du mécontentement. Dans ce cas-là, il y a des mécanismes de concertation, la hiérarchie fait un travail d'explication. Et puis, on avait quand même, pour réconforter le moral des gendarmes impliqués dans l'action judiciaire en Corse, de quoi les gratifier, compte tenu de l'importance des autres enquêtes dont ils étaient chargés et qui sont en train de déboucher. J'attache une réelle importance aux questions de concertation interne et d'expression collective et j'y consacre une partie de mon activité vis-à-vis de la gendarmerie comme vis-à-vis des armées. Il m'arrive de dialoguer et parfois de discuter avec une certaine animation au sein du conseil de fonction militaire de la gendarmerie que je rencontre périodiquement. Il y a des préjugés ou des attitudes dominantes parmi eux, dont certaines me paraissent plus ou moins justifiées et dont d'autres me paraissent relever d'une certaine inquiétude collective autofabriquée.
Je n'ai jamais perçu, parmi les militaires de la gendarmerie, d'interrogation sur le choix du corps d'origine de leur directeur général : dans la tête des gendarmes, dans la tradition et dans leur mentalité, le directeur général est un civil. Cela ne leur pose aucun problème, et est même considéré comme consubstantiel à leur situation de soldats de la loi. C'est quelque chose qui contribue à leur sécurité psychologique, parce qu'ils savent que leur statut militaire comporte un certain nombre de conséquences sur leur manière de servir, et que des bornes extrêmement solides sont fixées par rapport à toute dérive autoritariste. Le fait que ce soit un préfet plutôt qu'un magistrat judiciaire, en vertu des choix de nomination faits par le gouvernement - et qui, dans le cas précis de M. Bernard Prévost, ont été faits par un gouvernement antérieur - ne me paraît pas représenter une préoccupation dans la gendarmerie.
Quant à l'idée d'un " double front " auquel aurait été confronté le GPS, avec d'un côté la police nationale et de l'autre les formations régulières et traditionnelles de la gendarmerie, très franchement je ne crois pas que les pelotons du GPS dans leurs différentes missions se soient trouvés en concurrence particulièrement caractérisée avec les personnels de la police nationale. Sur les missions de protection, la charge de travail s'était répartie entre la police et la gendarmerie : la police nationale avait la responsabilité de la protection d'un certain nombre d'autorités, comme le préfet, et la gendarmerie nationale protégeait d'autres personnes. Ce sont des tâches contraignantes et consommatrices d'effectifs. S'il y avait eu - ce que je ne crois pas - un comportement d'envie, cela aurait été logiquement un souci de ne pas se surcharger dans ce genre de missions qui ne sont pas particulièrement gratifiantes. Mais pour le reste, je n'ai pas en mémoire de signes concrets de rivalité dans l'action entre le GPS et les personnels de la police nationale.
Quant aux formations de la gendarmerie nationale, les gens du GPS étaient pour elles des gendarmes comme les autres. Il y a eu notamment, pendant l'été 1998 si j'ai bonne mémoire, deux ou trois articles à propos du GPS évoquant des super-gendarmes. La presse est libre et les gendarmes ont appris un certain fatalisme à l'égard de ce genre de développements.
M. Roland FRANCISCI : Monsieur le ministre nous a appris plusieurs choses très intéressantes. La présence en Corse d'effectifs de gendarmerie importants puisqu'ils s'élèveraient à 1 400 agents, serait due, selon vous, au taux de délinquance élevé existant en Corse. Je regrette d'être en total désaccord avec vous, mais les statistiques prouvent que le taux de la vraie délinquance en Corse est beaucoup moins élevé que celui de la moyenne de n'importe quelle région de France.
M. Jean-Pierre MICHEL : Sûrement pas !
M. Alain RICHARD : On a dû se tromper !
M. Roland FRANCISCI : Ne riez pas. Quand vous parlez de délinquance, il s'agit des attentats terroristes. Ceux-là, hélas, existent et comme vous l'avez signalé tout à l'heure, il y en avait une moyenne annuelle de 400, qui est tombée à une centaine. Je souhaiterais quand on parle de délinquance, que l'on parle de délinquance politique, parce que cette délinquance vient toujours des mêmes personnes : elle vient des terroristes.
M. Alain RICHARD : Vous êtes mieux informé que nous. Vous connaissez, vous, les auteurs de tous les attentats ?
M. Roland FRANCISCI : Oui, la plupart sont revendiqués.
M. Alain RICHARD : Ecrivez-le-nous.
M. le Président : Mes chers collègues, tenez-vous-en à des questions. Si l'on fait des commentaires nous n'en sortirons pas.
M. Roland FRANCISCI : Je voudrais revenir sur ce qu'a dit Monsieur le Rapporteur, à savoir qu'en Corse la gendarmerie ne serait pas très bien appréciée et ne serait pas acceptée.
M. le Président : C'est une question qu'a posée le rapporteur et pas une affirmation de sa part.
M. Roland FRANCISCI : L'immense majorité de mes compatriotes apprécie la présence de la gendarmerie en Corse. Quant aux difficultés relationnelles du préfet Bernard Bonnet évoquées précédemment, je tiens à apporter les précisions suivantes : je suis élu local, maire et conseiller général ; j'ai rencontré le préfet Bernard Bonnet à plusieurs reprises et jusqu'à la lamentable affaire des paillotes, les difficultés relationnelles avec le préfet Bernard Bonnet n'existaient pas. Je l'ai rencontré une dizaine de fois et je lui ai soumis plusieurs dossiers qui ont tous été traités normalement.
M. le Président : Cela ne relève pas du ministère de la Défense.
M. Robert PANDRAUD : Les militaires du GPS ou du moins leur encadrement, sont-ils officiers de police judiciaire et habilités ? D'autre part, dans l'histoire de Tralonca, si les gendarmes ont pu constater des délits, comme ils sont officiers de police judiciaire, les ont-ils transmis au parquet ou, sinon, y a-t-il eu une procédure disciplinaire engagée envers eux ? J'ai l'impression, Monsieur le Ministre, que dans tous ces problèmes, c'est la justice qui est en cause et si les juges d'instruction faisaient une répartition correcte de l'attribution des enquêtes, il n'y aurait sans doute pas de problèmes d'habilitation ou de dessaisissement.
Pensez-vous qu'il doit y avoir deux autorités chargées de rétablir l'ordre et la sécurité publique sur un territoire troublé comme la Corse ? A la fois un préfet et un procureur général ; qui est responsable de qui et de quoi ?
Enfin, quelles sont vos instructions sur la manière de travailler des gendarmes en civil ou en uniforme ? J'ai l'impression qu'en Corse ils travaillent beaucoup en civil. Y a-t-il des règles en dehors des instructions données précédemment dans les années 1985-1986 ? Ont-elles été assouplies ou pas ?
M. Alain RICHARD : Dans l'affaire de Tralonca, je n'ai pas connaissance que des procédures disciplinaires aient été engagées contre des personnels de gendarmerie, en tout cas pas pendant la période durant laquelle j'ai exercé mes fonctions.
M. Robert PANDRAUD : C'est donc l'affaire du procureur.
M. Alain RICHARD : Je me borne à ce constat qui répond à votre question.
Sur le point précis de savoir si les officiers du GPS étaient dans le même temps officiers de police judiciaire au titre de leurs fonctions, je vais le vérifier, mais je pense a priori que non, puisque le GPS, dans aucun de ses trois pelotons, n'avait de fonction lui permettant de réaliser des actes d'enquête judiciaire. Peut-être l'un d'entre eux avait-il gardé son habilitation au titre de son affectation antérieure. Mais il n'était pas nécessaire aux officiers du GPS, qui étaient d'ailleurs au nombre de quatre seulement, d'avoir l'habilitation d'OPJ, puisqu'ils n'avaient pas d'actes de procédures judiciaires à mener.
Le service en uniforme est la règle générale d'après le décret de 1903 et les dérogations doivent faire l'objet d'autorisations accordées à un niveau élevé de la hiérarchie. Le nombre de cas dans lesquels des militaires de la gendarmerie servaient en civil, notamment pour des actes de surveillance, était forcément plus élevé en Corse que dans d'autres départements, mais il est resté marginal. Je signale à la commission d'enquête que nous avons établi récemment, une nouvelle directive qui précise les procédures et les cas exacts de service sans uniforme, de manière qu'il n'y ait pas de risque d'ambiguïté sur les conditions de cette modalité particulière de service.
M. Yves FROMION : Monsieur le Ministre, vous venez de dire que les gendarmes du GPS n'avaient pas besoin d'agir sous l'autorité judiciaire puisque d'autres missions leur étaient données. Je m'étonne un peu : quand des gendarmes utilisent des techniques d'observation qui consistent à s'enterrer dans des trous pour observer des points très particuliers, y passer plusieurs jours, selon des méthodes qui relèvent du treizième régiment de dragons parachutistes par exemple, sur l'ordre de qui le font-ils et pourquoi le font-ils ? Si ce n'est pas sur l'ordre de la justice, qu'est-ce qui peut permettre que la hiérarchie de la gendarmerie décide d'envoyer ces gendarmes dans des missions de ce type ?
Deuxièmement, si nous avons bien compris, c'est au niveau du cabinet du Premier ministre ou de ses services que la coordination des affaires en Corse se faisait, puisqu'il n'y a pas dans le gouvernement de M. Lionel Jospin de ministre chargé spécifiquement du dossier corse. Je voudrais que vous nous le confirmiez.
Et enfin, quand les gendarmes ont été dessaisis, au début décembre de l'année dernière, l'amertume qu'ils en ont ressenti et que vous avez soulignée, était-elle due au fait qu'ils avaient déjà le sentiment qu'ils avaient identifié ceux qui avaient une responsabilité directe dans l'assassinat du préfet Erignac ? Cela conduirait à s'interroger sur le fait qu'il ait fallu six mois ou plus pour préciser les choses et arriver aux décisions prises. Ou bien cette amertume viendrait-elle d'autre chose ?
M. Michel VAXÈS : Vous évoquiez, Monsieur le Ministre, tout à l'heure l'absence de difficultés relationnelles entre le GPS et les services de police. Ma question est simple : feriez-vous la même observation concernant les relations entre le GPS et les autres services de gendarmerie ?
Ma deuxième question n'a pas forcément trait à la situation aiguë que nous avons connue récemment : avez-vous eu connaissance d'interventions auprès des services de gendarmerie pour leur demander de renoncer à conduire jusqu'au bout un certain nombre d'enquêtes ?
M. Alain RICHARD : Vous voulez parler d'enquêtes judiciaires ?
M. Michel VAXÈS : Oui, d'enquêtes judiciaires ou d'enquêtes qu'on leur aurait confiées tout en leur demandant de relâcher quelqu'un ou de faire en sorte que l'enquête ne démarre même pas.
Ma troisième question a un caractère plus général et concerne l'unicité des services de sécurité. A votre avis, y a-t-il une réflexion sur le problème de l'unicité des services de sécurité dans le pays constitués de plusieurs corps d'état : gendarmerie, police et douanes ?
M. le Président : Vaste débat, monsieur le Ministre.
M. Alain RICHARD : Je crois avoir déjà répondu à la première question de M. Fromion dans mon intervention liminaire. Les actes de surveillance qui ont été menés par le peloton renseignement et observation du GPS pouvaient se rattacher à deux missions. Soit des enquêtes judiciaires qui étaient confiées à une section de recherche ; celle-ci a demandé dans un certain nombre de cas à ce peloton d'opérer des filatures ou des repérages. Je ne sais pas d'où vous tenez l'allégation que des militaires du GPS auraient séjourné plusieurs jours de suite dans un trou suivant une technique du treizième RDP, lequel fait cela habituellement sur un théâtre d'opération et je laisse cela à l'appréciation des lecteurs de romans policiers. Soit, il s'agissait de missions de renseignement " pur " qui ont été demandées au GPS par l'officier responsable, sur les instructions du commandant de légion dont il répondait. Je ne vois pas qui pourrait s'en étonner dans une situation comme celle existant en Corse, où des mouvements ou des groupes de criminalité organisée fonctionnent. M. Francisci, lui, va jusqu'à dire qu'il sait quels sont les auteurs de tous ces attentats ; je n'ai pas cette ambition.
M. Roland FRANCISCI : Je n'ai pas dit cela. J'ai dit que les attentats sont revendiqués, pour la plupart en tout cas.
M. Alain RICHARD : Vous avez affirmé qu'ils étaient tous politiques.
M. Roland FRANCISCI : La grande majorité.
M. Alain RICHARD : Vous me permettrez de douter de cette affirmation péremptoire. En tout cas, à partir du moment où vous avez affaire à une menace de délinquance violente à caractère organisé en réseau, il est naturel que les forces de sécurité, gendarmerie nationale et police nationale, se livrent à des opérations de renseignement préalable.
Vous me demandez par ailleurs si l'amertume, que j'ai décrite sans y insister, de certains personnels de gendarmerie au moment du transfert de la responsabilité de l'enquête sur l'affaire de la brigade de Pietrosella de la gendarmerie à la police, a été motivée par la conviction de ces personnels d'avoir commencé à élucider l'assassinat du préfet Erignac dont ils n'étaient pas saisis. Je veux être très clair. J'ai siégé ici pendant 15 ans, j'y ai fait les lois, le reste de ma vie je me suis occupé de faire respecter la loi. Ce n'est pas maintenant que je suis membre du gouvernement, chargé de la défense, que je vais me détourner de l'observation de la loi. Et donc je ne me suis jamais occupé du déroulement d'une enquête judiciaire.
M. Yves FROMION : Je ne le pensais pas, Monsieur le Ministre. Ce n'était pas du tout le sens de ma question.
M. Alain RICHARD : Vous essayez de me faire dire ce que je sais de l'état d'une enquête menée par la gendarmerie au service d'un juge d'instruction au moment où les résultats de cette enquête sont transférés à la police nationale. Je n'ai pas à le savoir et je vous donne ma parole d'honneur que je n'ai pas cherché à le savoir.
S'agissant de la question de M. Vaxès sur les difficultés relationnelles du GPS avec le reste de la gendarmerie, je pense qu'il y en a maintenant, parce que, évidemment, le reste du personnel de la gendarmerie considère que l'aventure du GPS ne leur a pas donné une image très favorable. Mais pour la très grande majorité des gendarmes, y compris les gendarmes de Corse, ce n'était pas une formation exceptionnelle et je pense que les gens du GPS ont été les premiers surpris, voire amusés, qu'à l'époque on les présente comme des super-gendarmes. C'était des gendarmes mobiles ordinaires et il n'y avait pas de sentiment d'envie des autres gendarmes de Corse à leur égard. Il faut dire d'ailleurs que l'effectif du GPS et celui des 50 et quelques postes de militaires de l'escadron 31-6 qu'on a supprimés, n'étaient pas équivalents : on a " payé " avec la différence, les 20 et quelques enquêteurs supplémentaires du pôle économique et financier qu'on a créés auprès du procureur général. Pour la trentaine d'autres postes à pourvoir de l'extérieur, il y a eu beaucoup de candidatures, mais c'est fréquent en gendarmerie quand il y a des postes exposés. C'est un sujet intéressant pour moi, sur lequel je fais travailler la direction générale et des partenaires extérieurs : comment sélectionner et préparer à leurs fonctions les gendarmes qui vont être confrontés à des missions d'une exigence et d'un niveau d'intensité très supérieurs à la moyenne ?
S'agissant des interventions destinées faire interrompre des enquêtes judiciaires, je n'en ai pas connaissance. Si quelqu'un était intervenu auprès de moi, vous avez une petite idée de la façon dont il aurait pu être reçu.
M. Michel VAXÈS : Monsieur le Ministre, je n'ai pas été effleuré par cette question. J'évoquais cette question et je la poserai tout autant au ministre de l'Intérieur quand on parlera de la police, parce que, pour avoir participé à la précédente commission d'enquête en Corse, il est avéré que des interventions multiples se font, qui sont de nature à démobiliser les services de gendarmerie et les services de police.
M. Alain RICHARD : Je n'ai pas la trace des interventions locales. Ce qui met tout le monde d'accord, c'est la charge importante des enquêtes qui existent. Plusieurs très grosses enquêtes portant sur des faits ramifiés sont en cours en Corse. La publication lors de la clôture des résultats de ces enquêtes et les décisions d'engagement de procédures judiciaires qui s'en suivront, permettront d'apprécier si de telles interventions, à supposer qu'elles aient eu lieu, ont pu avoir un effet retardateur.
Quant à la question de l'unicité des services de sécurité, c'est un grand débat politique. Notre République fonctionne comme cela, avec deux forces de police. Quelque 200 gouvernements ont trouvé cette solution adaptée à la sécurité du pays. Je ne crois pas que ce gouvernement-ci fasse exception. En tout cas, le Premier ministre a dit ce que nous en pensions collectivement, il y a peu de jours.
M. le Président : Merci Monsieur le Ministre.
Audition de M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT,
ministre de l'Intérieur
(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 22 juin 1999)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. Jean-Pierre Chevènement est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Jean-Pierre Chevènement prête serment.
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Je rappellerai le contexte politique, les textes applicables, les moyens mis en _uvre, avant de dresser un bilan des efforts accomplis par le Gouvernement dans le domaine de la sécurité en Corse.
Pour comprendre le contexte politique, il faut revenir sur le passé et prendre en considération l'ensemble de l'action de l'Etat. J'ai toujours eu à c_ur de le faire, en dehors de toute polémique, car la question corse touche à l'idée même que l'on se fait de la nation et de la République. La Corse, c'est la République, " un seul droit, une seule loi ", selon l'expression utilisée par le Président de la République le 9 février 1998 à Ajaccio. Un Français, c'est un citoyen français, rien de plus, rien de moins. La Corse apporte beaucoup à la France et à notre peuple à la fois un et divers. Le peuple français est une construction politique, il est aussi une catégorie juridique : il est le détenteur de la souveraineté. Vouloir lui opposer le peuple corse, c'est céder à la mode, très " fin de millénaire ", des ethnismes, qui serait pour la France et pour l'Europe une terrible régression.
Et c'est sans doute parce que cette idée de la République est parfois incertaine que la politique des gouvernements en Corse a été hésitante.
De 1993 à 1995, le Gouvernement de M. Édouard Balladur a cru devoir composer avec une assemblée de Corse dans laquelle les nationalistes, ayant recueilli près du quart des suffrages, disposaient de 13 élus, bien qu'ils n'aient alors nullement renoncé à la violence. Les nationalistes ne faisaient pas alors partie de la majorité à partir de laquelle l'exécutif avait été composé, mais ils exerçaient une influence incontestable.
En juin 1993, le FNLC-Canal historique avait annoncé la suspension de ses interventions armées, mais en mars de l'année suivante, la même organisation rompait la trêve et plusieurs de ses militants étaient arrêtés lors d'une tentative d'attentat à Spérone. Les auteurs de cette tentative seront élargis quelques mois plus tard. Cependant, après que l'assemblée de Corse eut voté une motion demandant la suppression de la TVA dans l'île, de nouveaux avantages fiscaux furent concédés par une loi du 28 décembre 1994 portant statut fiscal de la Corse.
Or, le nombre des attentats par explosifs - je crois que c'est un bon indicateur - en 1993 et 1994 s'établit respectivement à 365 et 361, soit à peine en-dessous de celui de 1992 (399), tandis que le nombre des attentats revendiqués est en augmentation par rapport aux quatre années précédentes.
De 1995 à 1997, le Gouvernement de M. Alain Juppé a successivement mis en _uvre deux politiques différentes. Dans un premier temps, il a suivi la ligne de son prédécesseur. Le FLNC proclame un " cessez-le-feu " en septembre 1995 mais on n'en voit pas l'effet. Le nombre des attentats par explosifs reste élevé : 350 en 1995 et 336 en 1996 ; celui des attentats revendiqués augmente en 1995 et ne diminue que légèrement en 1996.
Dans le même temps, le Gouvernement accorde encore quelques concessions financières : en décembre 1995, un nouveau plan de consolidation de la dette agricole, moins laxiste, il est vrai, que les précédents; au début de 1996, un moratoire des dettes fiscales et sociales des hôteliers.
En janvier 1996, le rassemblement de Tralonca révèle l'existence de tractations entre le ministère de l'Intérieur et le FLNC ; à la veille de la visite de M. Jean-Louis Debré en Corse se tient une conférence de presse du FLNC, avec 600 hommes cagoulés et armés. Cinq mois plus tard, les discussions sont interrompues et les attentats reprennent.
Celui qui est commis contre la mairie de Bordeaux, le 5 octobre 1996, a provoqué un important changement : le ministère de l'Intérieur est dessaisi de sa responsabilité principale dans la gestion du dossier corse, désormais repris en main par le Premier ministre. Ce dernier affirme sa détermination à combattre le terrorisme. Deux importants dirigeants du FLNC sont arrêtés à la fin de l'année et au début de l'année suivante. Une mission d'information commune sur la Corse, présidée par M. Henri Cuq, est aussitôt créée par l'Assemblée nationale. Le développement économique de la Corse n'est pas négligé ; conformément à la doctrine économique de la majorité d'alors, une zone franche est instituée à cette fin dans l'île.
Le Gouvernement de M. Lionel Jospin fixe d'emblée un cap clair ; dans son discours de politique générale, le 19 juin 1997, le Premier ministre déclare : " En Corse, comme partout ailleurs sur le territoire national, le Gouvernement veillera au respect de la loi républicaine auquel la population aspire et sans lequel il n'y a pas d'essor possible. Parallèlement, il fera en sorte que la solidarité nationale s'exerce pour rattraper le retard de développement dû à l'insularité ". Le dossier corse demeure de la responsabilité du Gouvernement tout entier, chaque ministre étant responsable dans son domaine de compétence ; ainsi le ministère de l'Intérieur est chargé de l'ordre public et de l'administration générale.
Me rendant personnellement en Corse peu de temps après, les 17 et l8 juillet 1997, je rappelle qu'il n'y a pas de " monsieur Corse " au sein du Gouvernement, chacun de ses membres étant responsable de son domaine d'intervention, en Corse comme ailleurs. Je résume mon message en une formule : " l'application ferme et sereine de la loi ". Le Gouvernement est disposé à dialoguer avec les élus, représentants légitimes de nos concitoyens de Corse. Il ne saurait en revanche y avoir ni discussion, ni négociations officieuses avec les partisans de la violence. Je peux vous dire - est-ce nécessaire ? - qu'aucun d'entre eux n'a franchi depuis lors les grilles de la place Beauvau.
L'assassinat du préfet Claude Erignac a évidemment conduit le Gouvernement à renforcer sa mobilisation pour l'instauration de l'Etat de droit. Sous la responsabilité du Premier ministre, tout l'appareil de l'Etat sera profondément rénové en Corse, tandis que la justice est renforcée dans ses moyens et réactivée dans son action. L'heure n'est plus à la " circonspection ", terme employé en 1996 par le procureur général de Bastia, mais à l'initiative et à la rigueur. Des inspections générales des administrations centrales sont diligentées pour effectuer de multiples enquêtes, débouchant toujours sur des remises en ordre et, le plus souvent, sur la saisine du parquet.
S'agissant des textes en vigueur, il convient de rappeler que la Corse est dotée depuis 1983 d'un préfet adjoint pour la sécurité qui assiste non pas un, mais deux préfets, celui de Corse-du-Sud et celui de Haute-Corse ; il en résulte inévitablement quelques difficultés dans la délégation des pouvoirs qui lui sont dévolus. Une circulaire interministérielle du 31 octobre 1994 a précisé les instructions du Gouvernement concernant les responsabilités et les pouvoirs du préfet délégué pour la sécurité en Corse.
Au total, je considère que l'institution du préfet adjoint pour la sécurité est utile, même si des améliorations sont toujours envisageables. Le fonctionnement harmonieux des services de sécurité est avant tout une question d'hommes. Le Gouvernement accorde, à cet égard, toute sa confiance au préfet Lacroix.
Par un décret du 3 juin 1998, le Gouvernement s'est donné la possibilité, en cas de crise menaçant gravement l'ordre public, de confier au préfet de Corse une mission de coordination des services de l'Etat en matière de sécurité, mission normalement dévolue, en ces circonstances, aux préfets des zones de défense. Depuis lors, il n'a pas été nécessaire de recourir à cette possibilité.
Par ailleurs, la lutte antiterroriste fait appel à un dispositif judiciaire et policier particulier. Après avoir supprimé la Cour de sûreté de l'Etat en 1981, la France a adopté une législation antiterroriste en 1986, complétée en 1994 par l'adoption du nouveau code pénal, puis par deux lois de 1995 et 1996. La loi qualifie depuis lors les faits terroristes jusqu'alors poursuivis sous des qualifications de droit commun. Elle prévoit des procédures particulières. Elle centralise le traitement des dossiers du terrorisme dans une section spécialisée du parquet de Paris (la 14ème section) et leur instruction, sous la responsabilité de juges également spécialisés. Cette centralisation a montré son efficacité, aussi bien à propos des attentats islamistes que dans la lutte contre l'ETA et l'élucidation d'autres affaires complexes.
De son côté, la police judiciaire a créé en son sein une unité spécialement affectée à la lutte antiterroriste, la Division nationale antiterroriste (DNAT), placée sous la direction de M. Roger Marion. Les juges antiterroristes font souvent appel aux policiers de la DNAT dans les enquêtes dont ils ont la charge. Ils peuvent aussi recourir aux policiers du service régional de la police judiciaire (SRPJ) d'Ajaccio ou à des militaires de la gendarmerie. C'est aux juges qu'il revient de prendre la décision.
Quant aux moyens des forces de sécurité en Corse, ils ont été sensiblement renforcés.
Les personnels de la police nationale sont aujourd'hui au nombre de 1 164 ; ils étaient 991 en 1998. Ce sont surtout les effectifs des CRS, des renseignements généraux et de la police judiciaire qui ont augmenté.
L'effectif permanent des gendarmes est passé de 993 à 1042. C'est à partir de l'escadron de gendarmerie mobile d'Ajaccio qu'a été créé, le 1er juin 1998, le groupement de pelotons de sécurité (GPS) aujourd'hui dissous. Cette décision a été portée à la connaissance de la direction générale de la police nationale le 3 juin, mais la directive qui a fixé les structures et les missions du GPS, émanant du commandement organique de la gendarmerie en date du 27 juillet suivant, est restée une note interne à la gendarmerie. Je précise qu'il ne s'agissait nullement de créer une unité d'élite, une unité spéciale, une sorte de GIGN pour la Corse, mais seulement de renforcer les moyens de la gendarmerie, conformément à un projet élaboré par cette dernière au début des années 1990. En effet, la direction générale de la gendarmerie nationale envisageait déjà, à ce moment-là, de remplacer l'escadron de gendarmerie mobile d'Ajaccio par une unité mieux adaptée aux besoins de la Corse.
Pour la gendarmerie comme pour la police, ce sont les personnels déplacés qui ont connu la plus forte croissance : les escadrons de gendarmes mobiles (85 militaires par unité) étaient 3 en 1993, ils sont 6 en 1998 et 9 en 1999. Au total, les effectifs des forces de sécurité en Corse s'établissent à 3 039 personnes ; les effectifs permanents de la police nationale sont au nombre de 806, ceux de la gendarmerie s'établissent à 1 027, auxquels s'ajoutent 1 206 personnels de renfort. Ce sont là des moyens certes considérables, mais il faut tenir compte de la spécificité géographique insulaire, qui n'a pas d'équivalent, et des problèmes particuliers qui se posent en Corse.
Quant aux investissements immobiliers, je citerai le nouveau cantonnement de passage pour les CRS à Furiani, équipé d'un stand de tir pouvant être utilisé par les policiers de Bastia, l'hôtel de police de Bastia ouvert en décembre 1997 et la réhabilitation de l'ancien hôtel de police, commencée à la fin de l'année dernière, qui sera achevée en août prochain. Enfin, le taux d'équipement de la police nationale en véhicules est supérieur à la moyenne nationale et le renouvellement de la flotte plus rapide que sur le continent. En 1998, des moyens ont été mis en place pour que la police soit progressivement dotée, d'ici à la fin de 2000, du réseau de transmission numérique crypté ACROPOL. De façon générale, la police en Corse est mieux équipée, notamment en moyens informatiques, qu'elle ne l'est dans les circonscriptions comparables de la France entière.
Quel bilan peut-on tirer de l'action gouvernementale ?
L'année 1998, comparée à 1997, se caractérise par une augmentation de 12 % des faits de délinquance constatés, mais le niveau de la délinquance globale ne classe les deux départements corses qu'aux 36ème et 30ème rang des départements français. Le taux de délinquance traduit aussi l'intensité du travail des enquêteurs, une motivation plus forte des services. C'est vrai particulièrement pour les infractions économiques et financières : elles sont passées de 1 500 en moyenne chaque année entre 1994 et 1996 à 2 016 en 1998.
Le taux d'élucidation des crimes et délits atteint 43 % en Corse, ce qui le situe largement au-dessus de la moyenne nationale (30 %). Bien évidemment, le résultat le plus spectaculaire fut l'élucidation de l'assassinat du préfet Claude Erignac, grâce au travail effectué par la DNAT sous le contrôle des juges antiterroristes, avec l'appui de la section de recherche de la Direction centrale des renseignements généraux (DCRG). Il faut rendre hommage au travail des policiers, notamment du contrôleur général Roger Marion et du commissaire Bernard Squarcini et à leurs équipes, que j'ai eu l'occasion de voir et de féliciter, il y a quelques jours. Je suis à votre disposition pour répondre aux questions que vous voudriez me poser sur cette affaire.
Au total, on a enregistré une baisse spectaculaire des attentats par explosifs : ils sont passés de 316 en 1997 à 98 en 1998, soit une diminution de 69 %. C'est le chiffre de très loin le plus faible depuis 1975. A la date du 11 mai dernier, le nombre de ces attentats s'établissait à 51 pour l'année en cours.
S'agissant de la criminalité, on constate aussi une chute remarquable de 62 % des vols à main armée, qui sont passés de 160 en 1997 à 61 en 1998. Le nombre des homicides et tentatives d'homicide demeure stable, mais l'effort porté sur l'élucidation a été payant : 29 affaires ont trouvé leur solution en 1998. Jamais, depuis vingt ans, la police et la gendarmerie n'avaient obtenu pareil résultat. On peut dire qu'aujourd'hui, contrairement à une tradition ancienne, la plupart des auteurs de meurtres en Corse sont identifiés. D'autres élucidations devraient intervenir, suite au succès de l'enquête menée sur l'assassinat de M. Claude Erignac.
Si l'on compare l'évolution de la criminalité entre les quatre premiers mois de l'année 1999 et la même période de l'année 1998, on observe une légère progression des attentats par explosifs (43 en 1999 contre 39 en 1998), une diminution des homicides et tentatives (11 en 1999 contre 13 en 1998) et une diminution plus sensible encore du nombre des infractions à la législation sur les armes (41 en 1999 contre 63 en 1998). Ce qui est surtout remarquable et qui témoigne manifestement de l'efficacité des services de police et de gendarmerie - c'est que, sur les 11 homicides ou tentatives perpétrés de janvier à avril 1999, 7 ont d'ores et déjà été élucidés.
Les procédures qui relèvent de la police administrative ont été rigoureusement appliquées. Les armes autorisées pour le tir sportif sont effectivement réservées aux pratiquants. La police municipale d'Ajaccio a été désarmée après que de graves dysfonctionnements y ont été constatés. Les activités de l'entreprise de transport de fonds, Bastia Securita, dont chacun sait qu'elle sert de support logistique au FLNC, ont été suspendues. Toutes les armureries de l'île ont été contrôlées; la principale d'entre elles a été fermée, 300 armes ont été placées sous la garde de l'autorité militaire. On a procédé à un examen exhaustif des registres de 23 dépôts d'explosifs; plusieurs d'entre eux ont cessé d'exister.
Monsieur le Président, la très regrettable affaire dite de la paillote est aujourd'hui entre les mains de la justice. Elle ne doit pas faire oublier les résultats acquis dans l'entreprise d'instauration de l'Etat de droit en Corse. Elle ne doit surtout pas servir de prétexte à tous ceux - et ils sont nombreux - que cette entreprise gêne et qui ne souhaitent qu'une chose, c'est qu'il y soit mis un terme. Elle n'entamera pas la volonté du Gouvernement de poursuivre sa politique. La condition de sa réussite, en effet, c'est la détermination dans la durée.
M. le Président : Merci, monsieur le Ministre. Permettez-moi de vous poser tout d'abord une question d'ordre général : quelles sont, selon vous, les causes principales de l'insécurité sur l'île ? Est-elle due à l'action des mouvements nationalistes, au banditisme, lié à un certain nombre de mafias, ou simplement aux traditions insulaires ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Jusqu'aux événements d'Aléria de 1975, le nombre de policiers et de gendarmes n'était pas en Corse aussi important qu'aujourd'hui. Il est certain que les événements qui se sont déroulés depuis lors sont la source principale de la violence sur l'île, des attentats et de beaucoup de meurtres. Tous ne sont pas des meurtres politiques ; d'ailleurs, la frontière entre nationalisme et criminalité de droit commun s'efface de plus en plus, de sorte que l'on peut parler d'une dérive affairiste des mouvements nationalistes.
La pratique prolongée du racket et de l'impôt révolutionnaire ont conduit à l'érection de fortunes non négligeables, de même qu'on a vu se rejoindre les traditions de réseaux de grand banditisme, comme la Brise de mer spécialisés dans les casses et réinvestissant sous des formes diverses dans l'hôtellerie et les casinos, et des dérives mafieuses dont certaines ont été mises à jour et d'autres le seront encore. Il est difficile de faire vraiment la part des choses. L'insécurité s'est aussi développée sous l'effet d'un très grand laxisme. J'ai cité tout à l'heure des chiffres concernant la législation sur les armes ; ils sont tout à fait éloquents.
Il était donc inévitable de rappeler les règles d'une vie démocratique minimale. Que ce rappel ait été difficilement supporté par certains c'est l'évidence, et peut-être même, de proche en proche, ce rappel n'a-t-il pas été bien vécu, mais il était nécessaire de casser cette dérive ; c'est ce qui a été fait depuis deux ans ; il ne faut pas l'oublier à l'heure où l'on porte souvent des jugements rapides et péremptoires et garder une vue d'ensemble. Du reste, la mission d'information commune présidée par M. Henri Cuq et la commission d'enquête présidée par M. Jean Glavany avaient dressé un tableau éloquent qui engageait à l'action.
L'effort entrepris était nécessaire. Désormais, je crois que l'objectif doit être la renonciation à la violence clandestine. Le problème principal qui se pose aujourd'hui, c'est l'acceptation du débat démocratique, l'acceptation d'une expression politique normale ne reposant plus sur l'intimidation, la peur, le chantage, le meurtre. Il faut sortir du climat de peur qui s'est créé sur l'île. On a beaucoup parlé d'omerta, mais derrière l'omerta, il y a la peur, la peur d'être abattu ou d'être inquiété, soit directement, soit dans sa famille. C'est cette atmosphère qu'il faut assainir.
Cela ne sera possible que lorsque tous ceux qui, d'une manière ou d'une autre, plus ou moins franche, cautionnent la violence clandestine et l'action armée, l'auront condamnée, non seulement à travers des motions, mais dans les faits, en prenant leur distance avec ceux qui déclarent, comme l'a fait M. Jean-Guy Talamoni, porte-parole de Corsica Nazione, condamner l'assassinat de M. Claude Erignac, mais ne pas condamner les assassins. Je n'ai pas été chez les Jésuites, je sais cependant que ces distinctions subtiles existent ; néanmoins, je ne comprends pas cette casuistique. Je considère qu'il faut garder un esprit résolument laïque si l'on veut parvenir à dominer cette situation - résolument laïque, mais peut-être aussi redoutablement laïque.
M. le Président : Monsieur le Ministre, à vous entendre, les relations entre les services de gendarmerie et les services de police insulaires sont normales, leur coopération quasi quotidienne. Dans ces conditions, comment expliquez-vous que le préfet Bernard Bonnet, placé sous votre responsabilité, ait privilégié, dans les enquêtes liées au terrorisme, les services de gendarmerie, et souhaité la création du GPS, dont le rôle a été mis en évidence à l'occasion de l'affaire dite de la paillote ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : La situation au lendemain de l'assassinat du préfet Claude Erignac était préoccupante. L'enquête avait mal démarré, sur une fausse piste, et les indices matériels étaient inexistants. Un certain nombre de mesures sont intervenues ; ainsi les responsables locaux de la police ont été changés dans les semaines ou les quelques mois qui ont suivi.
J'ai appris à travers le rapport de l'inspecteur général Daniel Limodin qu'en dehors des deux réunions hebdomadaires qui rassemblaient les responsables de la police et ceux de la gendarmerie autour du préfet de Corse, il existait aussi des réunions dans un cercle plus restreint auxquelles n'assistaient que le préfet Bernard Bonnet, son directeur de cabinet, le préfet adjoint pour la sécurité et le colonel commandant la légion de gendarmerie.
Je rappelle que le GPS ne dépendait pas du préfet, mais de la légion de gendarmerie. C'était un escadron de gendarmerie mobile parmi d'autres escadrons ou d'autres brigades. Il n'y avait donc pas de lien hiérarchique direct entre le GPS et le préfet.
M. le Président : En théorie oui, mais dans la pratique, ce n'était pas tout à fait comme cela...
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : ... Je pense que tout passait par le colonel Henri Mazères, commandant de la légion de gendarmerie...
M. le Président : ... Qui lui-même en référait au préfet Bernard Bonnet.
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Oui, mais je tiens à préciser que le GPS n'était pas une unité directement rattachée au préfet.
Les tensions entre la police et la gendarmerie - j'essaie d'en parler objectivement - résultent largement du fait qu'au lendemain de l'attentat contre la brigade de gendarmerie de Pietrosella, les juges antiterroristes ont dans un premier temps confié l'enquête à la gendarmerie, puis, après l'assassinat du préfet Claude Erignac, conjointement à la DNAT et au SRPJ d'Ajaccio. Ainsi, de février à décembre 1998, sur deux affaires évidemment connexes, puisque l'une des armes dérobées lors de l'attentat contre la brigade de gendarmerie de Pietrosella a servi à tuer le préfet Claude Erignac, nous avons eu deux enquêtes qui cheminaient parallèlement ; l'une était confiée à la gendarmerie, plus exactement à la section de recherche, mais avec l'appui probable des moyens du GPS. Au demeurant, ceux-ci n'étaient pas considérables. Il ne faut pas se faire du GPS une représentation qui ne correspondrait pas à la réalité. Le groupement comprenait 95 militaires, dont 56 appartenaient à l'ancien escadron de gendarmerie mobile d'Ajaccio ; une quarantaine de militaires sont donc venus du continent pour renforcer cette unité.
D'un côté, il y avait cette enquête confiée à la gendarmerie et, de l'autre, l'enquête confiée à la DNAT en liaison avec le SRPJ d'Ajaccio ; après les attentats de Vichy et de Strasbourg, également liés aux événements qui se sont produits en Corse, ce sont les SRPJ de Clermont-Ferrand et de Strasbourg qui ont été saisis. L'ensemble des enquêtes n'a été regroupé dans les mains de la DNAT qu'à la fin de l'année 1998. Comme je l'ai déjà indiqué, les juges antiterroristes peuvent confier les enquêtes aux uns ou aux autres. Cela relève de leur appréciation.
D'ailleurs je peux dire, sans trahir aucun secret, que les noms des assassins présumés du préfet Claude Erignac étaient connus avant même que les informations transmises par le préfet Bernard Bonnet aient été portées à la connaissance de la police. Toutefois, les éléments de preuve n'ont pu être réunis qu'à la suite d'une démarche très méthodique : après avoir étudié les communications par portable de M. Alain Ferrandi, il a fallu dépouiller les données techniques très complexes afin d'identifier les bornes utilisées, permettant ainsi de tracer la cartographie du crime et de détruire les alibis fournis par les auteurs du commando quand ils ont été interpellés, et par conséquent de les confondre.
Ce travail n'a pu être fait que dans les premiers mois de 1999. J'ai eu à plusieurs reprises l'occasion de dire qu'il fallait être patient, avoir confiance dans le succès de cette enquête, menée sous le contrôle du juge Jean-Louis Bruguière, avec tout le soutien que le ministère de l'Intérieur pouvait apporter à travers la DNAT, mais aussi à travers la DCRG. Il faut aussi saluer les efforts de France Telecom qui nous a donné, assez tard il est vrai, les éléments techniques permettant d'aboutir à ce résultat.
Il y a eu un moment de flottement dans le courant de l'année 1998, mais qui s'explique par la manière dont ont été réparties les enquêtes.
M. le Président : Votre dernière remarque sur la répartition des enquêtes n'est-elle pas une façon de relever un dysfonctionnement entre les services de justice et les services de sécurité ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : En aucune manière, car les services de sécurité ne sont pas compétents. C'est une décision qui ne concerne que les juges.
M. le Président : La désignation de différents services pour effectuer les enquêtes jusqu'en décembre 1998 n'a-t-elle pas nui à une élucidation plus rapide, notamment sur l'assassinat du préfet Claude Erignac ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Il n'est pas d'usage que le ministre de l'Intérieur critique l'action de la justice. J'ajoute qu'il s'agit des juges et pas de l'administration de la justice au niveau de la chancellerie.
M. le Président : Bien entendu.
Concernant l'affectation des policiers en Corse, existe-t-il une politique spécifique ? Quelle est actuellement la proportion de fonctionnaires d'origine insulaire ? Quelle est la durée moyenne des affectations ? Estimez-vous que des mesures particulières se justifient ? Pour être plus précis, que pensez-vous de l'action du commissaire de police Dimétrius Dragacci, de cette longue période d'exercice d'une responsabilité hiérarchique sur le territoire corse ? A-t-elle conduit à des dysfonctionnements ou à certains errements dans le fonctionnement des services de police ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Tout d'abord, les Corses sont des Français et je m'interdis de faire une distinction entre un Corse et un Bourguignon. J'ai découvert récemment qu'il y avait deux Corses dans mon cabinet, mais je ne le savais pas parce que je ne les ai pas choisis en tant que Corses. Il y a dans la police et l'administration en général un grand nombre de Corses qui servent admirablement la République. Je suis défavorable à une politique spécifique d'affectation, à une gestion de quotas : ce qui est exigé de la part des fonctionnaires, c'est la loyauté. Il y a 80 % de Corses dans les services de police insulaires, mais cette proportion est très voisine dans l'Aveyron ou dans les Pyrénées orientales ; elle traduit la " volonté de vivre au pays " assez répandue, surtout dans les départements situés au sud de la Loire.
Je ne considère pas que la Corse fasse exception à la règle. La seule chose dont je dois m'assurer en tant que ministre de l'Intérieur, c'est que ces fonctionnaires remplissent leurs missions de façon loyale et transparente. Si j'ai été amené à prendre un certain nombre de décisions concernant les affectations de tel ou tel, c'est en fonction de l'intérêt du service et parce qu'au bout de quelques années un renouvellement est souhaitable. En outre, comme je l'ai rappelé, l'enquête sur l'assassinat du préfet Claude Erignac n'avait pas démarré dans de bonnes conditions.
M. le Président : En ce qui concerne le rôle de M. Dimétrius Dragacci, vous n'avez pas d'éléments de réponse particuliers à apporter ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Je m'interdis de porter, en dehors d'instances qualifiées à cet effet, des appréciations sur la manière de servir d'un fonctionnaire.
M. le Président : Quel est le rôle de Matignon dans les questions de sécurité en Corse ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Matignon exerce une coordination qui est très utile. A cet égard, je cite souvent l'exemple du Crédit Agricole ; une enquête aussi considérable n'a pu être lancée et activée que parce qu'il existait une instruction au niveau du Premier ministre pour coordonner l'action du ministère de l'Agriculture, de celui des Finances et celle des enquêteurs, en l'occurrence la gendarmerie. Une réunion périodique se tient au niveau des directeurs de cabinet pour dégager une vue d'ensemble des problèmes corses, qu'il s'agisse de l'équipement, des transports, de l'agriculture, de l'éducation nationale ou de la sécurité. Très souvent, il existe d'ailleurs des connections entre ces différents domaines. Prenons le cas de Bastia Securita : je rends compte au Premier ministre de toutes les décisions prises par le préfet de Haute-Corse.
M. le Président : Quand vous êtes arrivé au ministère de l'Intérieur, l'affaire de Tralonca était relativement récente. Avez-vous eu des éléments d'information sur cette affaire, sur les conditions dans lesquelles ce rassemblement avait pu se tenir, sur la complaisance manifestée par des responsables ministériels à l'égard de certains mouvements nationalistes, sur les discussions qui avaient eu lieu, sur les enquêtes menées par la gendarmerie ou la police et l'identification d'un certain nombre d'individus ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Je me suis investi autant que possible dans l'ensemble de ces questions pour en comprendre les tenants et aboutissants. J'ai observé un très grand laxisme dans la manière dont les affaires étaient conduites. Aucune information n'a été ouverte après Tralonca, alors qu'on voyait 600 hommes cagoulés et armés lisant un texte, dont j'ai appris qu'il avait été élaboré en relation directe avec le cabinet du ministre de l'Intérieur de l'époque. Il y avait au sein de ce cabinet certains hommes, qui bien sûr n'y sont plus, et les fonctionnaires de l'époque recevaient un certain nombre d'instructions ; aujourd'hui les instructions sont différentes.
M. le Président : Le fait que les services de gendarmerie avaient identifié les auteurs de cette infraction, a-t-il été porté à votre connaissance ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Les services de gendarmerie les ont peut-être identifiés, mais en l'absence d'information judiciaire, il ne s'agit que d'une information ou d'une indication. C'est possible ; en tout cas, je n'en ai pas eu la trace et quand j'ai demandé si on pouvait me fournir ces indications, je n'ai pas pu les recevoir.
M. le Rapporteur : S'agissant de l'enquête sur l'assassinat du préfet Claude Erignac, l'on peut observer que des juges ont confié celle-ci à des services différents, mais aussi, que trois juges ont été saisis pour la même affaire, M. Jean-Louis Bruguière, Mme Laurence Le Vert et M. Gilbert Thiel. On a donc le sentiment qu'il y avait plusieurs enquêtes menées par des juges et des services différents. C'est pourquoi je vous pose la question suivante : le dispositif antiterroriste, qui a su montrer son efficacité, n'est-il pas à certains égards une source de concurrence entre les services et donc de dysfonctionnements ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Le dispositif antiterroriste est d'une grande efficacité parce qu'il permet de centraliser les différentes enquêtes. Dans le cas de l'assassinat du préfet Claude Erignac, il a fallu du temps pour rassembler tous les éléments relatifs à Pietrosella, Ajaccio, Strasbourg et Vichy dans les mains d'un seul juge et d'un seul service d'enquêtes. Il ne m'appartient pas de commenter les décisions qui relèvent du procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris, selon la législation antiterroriste qui lui confie le soin de répartir les enquêtes entre les différents juges. Je pense que ce dispositif serait encore plus efficace s'il était plus centralisé.
M. le Rapporteur : Le préfet Bernard Bonnet a été soupçonné de mener une enquête parallèle sur l'assassinat du préfet Claude Erignac. Il aurait notamment, semble-t-il, bénéficié d'une source d'information dont il vous aurait fait part personnellement - c'est ce que j'ai lu dans la presse - à l'occasion d'un entretien que vous auriez eu avec lui, avant que ces informations soient portées à la connaissance du procureur.
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : C'est inexact. Le préfet Bernard Bonnet avait recueilli des informations, et c'est une très bonne chose. On ne peut pas l'accuser d'avoir mené une enquête parallèle parce qu'il a reçu des informations, il faut être sérieux ! Il a confié les informations dont il disposait à l'autorité judiciaire puis, par égard pour son supérieur hiérarchique, c'est-à-dire moi-même, il m'a fait parvenir sous pli fermé, par un de mes collaborateurs, les mêmes informations dont j'ai pris connaissance à " mon retour de voyage " le 19 décembre 1998. J'ai constaté, pour en avoir discuté avec les responsables de la police, que les noms communiqués par le préfet étaient connus et, en dépit de quelques imprécisions, corroboraient la piste sur laquelle les services de police se trouvaient déjà grâce à leurs propres moyens.
Personnellement, je ne reproche pas au préfet Bernard Bonnet d'avoir mené une enquête parallèle : s'il avait des éléments d'information, il lui appartenait de les porter à la connaissance de l'autorité judiciaire ou de la police. Pour autant, on ne peut pas l'accuser d'avoir mené une enquête parallèle. Je pense que ce n'est pas juste.
M. Robert PANDRAUD : On doit le féliciter, au contraire.
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : J'ai personnellement écouté avec beaucoup d'intérêt ce qu'il m'a dit lorsque je l'ai rencontré au début du mois de janvier 1999, je l'ai encouragé à en savoir plus, s'il le pouvait, en travaillant en étroite relation avec les responsables de la police chargés de l'enquête, sous l'autorité du juge. Ma ligne de conduite était de favoriser la coopération dans le respect des attributions de chacun.
M. le Président : Apparemment, ces informations n'ont pas été transmises aux services de police, pas à ce moment-là en tout cas.
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Il y a eu un léger retard dans la transmission de ces informations, mais il n'a pas été préjudiciable au déroulement de l'enquête. En tout cas, il n'a pas empêché l'enquête d'aboutir et, comme je vous l'ai dit tout à l'heure, pour arriver à obtenir des éléments de preuves judiciaires, les services de police ont fourni un énorme travail. M. Roger Marion n'a ménagé ni ses nuits, ni ses week-ends pour arriver au résultat pour lequel je l'avais fortement motivé dès le début en parlant de " cause sacrée ". Je rends hommage au travail de tous ces policiers, à la manière dont ils ont conduit leur enquête, mené leurs interpellations et conduit leurs interrogatoires en véritables professionnels.
M. le Rapporteur : S'agissant de l'organisation du dispositif de sécurité en Corse, M. Daniel Limodin ouvre, dans le rapport qu'il vous a remis, deux pistes : soit renforcer le rôle du préfet adjoint pour la sécurité, soit le supprimer et renforcer la fonction de directeur de cabinet du préfet de région. En effet, il apparaît que le préfet adjoint pour la sécurité n'a pas joué le rôle qui lui était dévolu par les textes. Qu'en pensez-vous ? Faut-il aller vers une clarification ou est-ce uniquement un problème d'homme ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Je ne veux pas diminuer les mérites de l'inspecteur général Daniel Limodin qui a fourni en quelques jours un rapport fort éclairant sur beaucoup d'aspects. Au niveau des préconisations, il offre en effet ce choix. Je ne crois pas qu'il serait justifié de supprimer le poste de préfet adjoint pour la sécurité. C'est une question d'homme. Il est évident que le préfet Bernard Bonnet était un homme très déterminé, très combatif, très travailleur aussi, et puis les problèmes de sécurité en Corse conditionnent tellement de choses qu'on comprend que le préfet de région s'investisse, surtout au lendemain de l'assassinat de son prédécesseur. Il se trouve que par la force des choses, en raison de ce " surinvestissement " du préfet Bernard Bonnet - ce qui ne l'empêchait d'ailleurs pas de régler d'autres affaires comme le budget ou la stratégie de l'Etat en région -le préfet adjoint pour la sécurité fut moins en première ligne que ses homologues d'autres époques, comme le préfet Broussard.
Au-delà des questions de tempérament ou d'organisation, la fonction de préfet adjoint pour la sécurité permet d'avoir une vue d'ensemble. Il y a deux départements, mais la Corse a une certaine unité et une certaine réalité difficiles à contester.
M. Roland FRANCISCI : Je me trouve dans une situation un peu paradoxale : je suis un élu de l'opposition et, après l'exposé liminaire de Monsieur le ministre, j'avais envie de l'applaudir, parce qu'il a dit des choses simples et surtout parce qu'il a évité de caricaturer la Corse et les Corses.
M. le Président : Ce n'est pas la première fois que M. Chevènement est applaudi par l'opposition.
M. Roland FRANCISCI : Je pense que la situation en Corse est assez grave pour qu'on fasse abstraction de ses convictions politiques. La politique menée par le Gouvernement et mise en _uvre par le préfet Bernard Bonnet a été appréciée. Elle a permis d'obtenir des résultats ; tout à l'heure, je me suis senti un peu gêné quand le ministre de la Défense a dit qu'en Corse le taux de délinquance était élevé alors qu'il est beaucoup plus faible que dans beaucoup d'autres régions. Sur les 386 attentats que vous avez évoqués, 370 ont été revendiqués par qui vous savez, les terroristes. Le problème de la Corse, c'est le terrorisme, c'est le racket qui sont pratiqués par les mêmes depuis de très nombreuses années. Pour mener une lutte efficace contre ce problème, il faut appliquer une politique de fermeté ; c'est pourquoi je suis de ceux qui ne jettent pas la pierre à M. Bernard Bonnet, que j'ai rencontré des dizaines de fois et à qui j'ai soumis des dossiers qui ont toujours été traités avec efficacité et célérité. Je ne porterai pas de jugement sur la lamentable affaire des paillotes parce qu'elle est entre les mains de la justice. Mais, Monsieur le Ministre, je voulais vous remercier d'avoir fait cette mise au point.
Mes chers collègues, nous sommes appelés à nous rencontrer à de multiples reprises d'ici le 19 novembre et, à chaque fois que la Corse et les Corses seront pris à partie et caricaturés, je ferai part de mon désaccord et je vous demande de grâce de ne pas le faire. En Corse, la grande majorité des habitants travaille honnêtement, paye ses impôts comme dans les autres régions de France. Malheureusement, ils sont victimes de la violence ; il faut que vous le sachiez.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Est-ce que votre collègue M. Émile Zuccarelli a été amené à vous donner des informations ou son sentiment personnel sur la manière dont la politique de l'Etat était conduite en Corse, notamment par le préfet Bernard Bonnet, et sur des tensions inutiles qui existaient localement ? Vous a-t-il fait des recommandations concernant la gestion de M. Bernard Bonnet, sur le fait qu'il commençait à devenir un haut fonctionnaire un peu proconsul ? Est-ce que cela devenait gênant pour vous, sachant que quand les gens deviennent des symboles médiatiques, il est très difficile de les rapatrier sans trop de difficultés ?
Par ailleurs, tous les préfets de France n'ont pas dans l'exercice de leur fonction les relations qu'avait M. Bernard Bonnet avec le cabinet du Premier ministre. Avez-vous été amené à rappeler quelques principes simples de fonctionnement lorsque vous êtes revenu au ministère de l'Intérieur ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Monsieur le Président, il ne me gêne nullement d'être soutenu par un député de l'opposition, député de Corse de surcroît, quand il s'agit de défendre la règle républicaine. J'aimerais que tous les députés de l'opposition soient sur cette même ligne et n'acceptent pas la moindre compromission avec des gens qui prônent la violence et se refusent à condamner les assassins du préfet Claude Erignac.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : C'est un " costard " pour M. José Rossi !
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Il est clair que M. José Rossi a fait élire à la tête de la commission des affaires européennes de l'Assemblée de Corse M. Jean-Guy Talamoni qui se refuse à condamner les assassins du préfet Claude Erignac. Je considère qu'il y a là plus qu'une ambiguïté. Il faut que les partis républicains, qu'ils soient de droite ou de gauche, se mettent d'accord pour isoler effectivement les partisans de la violence.
M. Franck DHERSIN : Je crois que M. José Rossi s'est expliqué là-dessus.
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Jamais clairement. Il a expliqué, lors d'une réunion de la commission des lois qu'il considérait que la commission présidée par M. Jean-Guy Talamoni ne participait pas à l'exécutif, mais au contrôle de l'exécutif ou du moins exerçait une fonction de contrôle. Je lui ai rétorqué que lorsqu'il n'y a pas d'alliance avec le Front National, on ne confie pas non plus une commission d'un conseil régional à un élu du Front National. Et je considère que les élus nationalistes qui refusent de se désolidariser de ceux qui utilisent la violence armée, sont plus condamnables encore.
Quant à M. Émile Zuccarelli, c'est un homme intègre, un républicain incontestable, que j'apprécie. Sa ligne politique a toujours été d'une clarté limpide sur la façon dont il fallait aborder la question corse. Il a toujours demandé l'application des lois et il partage le point de vue que j'exprimais tout à l'heure : le peuple français est une construction politique, c'est une catégorie juridique ; et on ne peut pas inventer différents peuples, à connotations ethniques, qui ruineraient l'idée non seulement de la souveraineté nationale, mais de l'égalité entre Français et qui rétabliraient des distinctions selon l'origine, et, pourquoi pas, la communauté religieuse. Nous ne sommes pas encore si dépourvus de souvenirs que nous oublions ce que sont les fondements de l'idée républicaine.
M. Émile Zuccarelli a toujours soutenu le Gouvernement et affiché clairement sa position, même si ses rapports avec le préfet Bernard Bonnet n'ont peut-être pas été tels que vous pourriez les imaginer. Le préfet Bernard Bonnet représentait l'Etat, et je n'ai jamais donné aucune instruction à aucun préfet dans quelque département que ce soit d'être le factotum d'un élu.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Vous a-t-il fait des observations sur la manière dont le préfet représentait le Gouvernement et l'Etat en Corse ? Vous a-t-il mis en garde contre les maladresses du préfet ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Je n'ai pas à répondre à cette question.
M. Roland FRANCISCI : Qui disait qu'il était maladroit ?
M. le Président : Mes chers collègues, laissez le ministre répondre.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Il ne veut pas répondre.
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Je n'ai pas à répondre à une question sur mes conversations particulières avec mes collègues. Cela ne relève pas de votre droit de regard.
Concernant mes relations avec le cabinet du Premier ministre, elles ont toujours été parfaitement claires, fondées sur les principes que je viens de rappeler. En matière de sécurité, d'ordre public, d'administration générale, c'est le ministre de l'Intérieur qui est compétent, mais il ne peut pas prétendre régler les affaires corses à son niveau et il est amené à entretenir des relations étroites avec tous les autres ministères, sous la direction et le contrôle du Premier ministre. Je n'ai jamais rien trouvé de choquant à cela.
M. Christian ESTROSI : Vous avez participé à la réunion interministérielle qui a créé le GPS. Pourriez-vous nous rappeler précisément les missions qui lui ont été confiées, sachant que le préfet Bernard Bonnet n'avait pas d'autorité sur le GPS qui dépendait directement du commandant de la légion de gendarmerie ?
M. le Président : Je crois que le ministre a déjà répondu à cette question dans son exposé liminaire.
M. Christian ESTROSI : Excusez-moi, mais comme j'ai entendu le ministre nous préciser dans son exposé liminaire que le préfet Bernard Bonnet n'avait aucune autorité sur le GPS, je voulais m'en assurer.
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Pas d'autorité directe. Il y a eu une réunion interministérielle prévoyant le renforcement des moyens de gendarmerie le 14 mai au niveau des cabinets, je n'y participais donc pas, mais j'en approuvais le principe. Elle s'est traduite par une décision de la gendarmerie nationale, dont je n'ai pas eu connaissance d'ailleurs, car c'est une note interne en date du 3 juin qui a avisé la DGPN de la création du GPS. Quant à l'organisation et aux missions du GPS, elles procèdent du commandement organique de la gendarmerie et relèvent d'une note interne, mais j'étais évidemment partisan du renforcement de la gendarmerie dans l'île.
M. Christian ESTROSI : Deux députés de l'opposition vous ont interrogé au mois de mars à l'Assemblée, ainsi que madame le Garde des Sceaux, sur l'existence d'écoutes illégales. Vous aviez répondu alors, ainsi que madame le Garde des Sceaux, que vous en ignoriez totalement l'existence et vous affirmiez que tel n'était pas le cas.
Enfin, dans votre exposé, vous avez rappelé que lorsque le préfet Bernard Bonnet a communiqué les noms des assassins présumés du préfet Claude Erignac, vous en aviez déjà connaissance.
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : De certains noms.
M. Christian ESTROSI : N'était-il pas possible de les mettre hors d'état de nuire et de prendre des mesures préventives ? Et cela n'aurait-il pas évité qu'aujourd'hui l'assassin même du préfet Claude Erignac soit toujours en liberté ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Comme vous le savez, il y a les écoutes judiciaires qui sont une décision du juge, et il y a les écoutes administratives qui peuvent être demandées soit par la Défense (gendarmerie ou DGSE), soit par l'Intérieur (DCRG ou DST). Ces demandes sont transmises au Premier ministre, qui prend la décision sous le contrôle de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité. Je n'ai connaissance d'aucune autre écoute que celles-là, et toutes sont évidemment légales.
S'agissant de la connaissance des assassins du préfet Claude Erignac, je voudrais préciser que le nom d'Yvan Colonna n'était pas connu, y compris par le préfet Bernard Bonnet. C'est par la suite qu'il a pu être identifié, c'est-à-dire vers le 21 ou le 22 mai. Dès lors qu'un certain nombre de noms étaient connus, toutes les précautions ont été prises, comme la police sait le faire. Elle l'a donc fait, et cela a permis de réaliser un certain nombre d'écoutes, plus exactement de travaux sur les portables, de façon à identifier les relations entre différentes personnes sur lesquelles des soupçons pouvaient se porter. Je considère que cette affaire a été bien gérée et il était impossible, avant que les membres du commando passent aux aveux, de savoir qui avait été le tireur.
M. Christian ESTROSI : Une chaîne de télévision interviewait Yvan Colonna la veille...
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : ... la veille, et il niait évidemment être l'auteur en déclarant que s'il avait le profil, il était néanmoins innocent du forfait.
M. Roger FRANZONI : Le problème corse peut être très facile et très difficile, mais il faut savoir ce que l'on veut et il faut avoir une idée exacte de ce qu'est la Corse dans la République. A ce sujet, j'approuve totalement les propos de Monsieur le ministre. Pour lui, pour moi, pour 95 % des Corses, c'est une terre qui fait partie intégrante de la République. Son peuple est le peuple français. Une seule loi doit s'y appliquer : la loi républicaine. Cela a été affirmé par Monsieur le ministre il y a un instant, par le Premier ministre et même par le Président de la République. C'est la première fois que j'entends de telles déclarations.
Il y a eu dans le passé des hésitations criminelles, qui sont la cause de tout ce que nous vivons. Et nous, nous vivons des cauchemars en Corse, nous y avons été élevés, nous y avons travaillé, nous avons été plastiqués. Or, les gouvernements passés ont tous fait des erreurs monumentales, surtout quand il y avait des " messieurs corses ". Heureusement qu'il n'y a plus de " monsieur Corse " et qu'il y a un ministère qui s'occupe de la Corse.
Nous avons agi, nous autres en Corse, comme certains hommes d'Etat qui procèdent à des purges ethniques. Nous avons dit : " Pieds noirs dehors " et nous les avons mis dehors. Qu'a fait le Gouvernement ? Il nous a encouragés. Nous avons dit : " Français dehors " et nous avons chassé nos meilleurs professeurs agrégés de mathématiques, de latin, de grec, des médecins éminents. Qu'a fait le Gouvernement ? Rien du tout. Nous avons dit aussi " Italiens dehors " et même " Corses dehors " pour ceux qui ne partagent pas certaines vues. Qu'a fait le Gouvernement ? Rien. Les gouvernements ont laissé faire. Les magistrats tremblaient de peur, ils rendaient la justice qu'on leur imposait parce qu'ils ne pouvaient pas rendre une saine justice. Certains se rebellaient parce qu'il y a des hommes courageux dans la magistrature aussi, mais ceux qui se rebellaient étaient plastiqués. J'ai connu le procureur Cazenave qui avait le courage de requérir contre les terroristes. On l'a plastiqué en plein jour, avec sa famille dans son appartement, et les hiérarchies s'en moquaient éperdument.
Alors on s'est retrouvé avec deux peuples dans la République française et il y en avait un de trop. Actuellement, on peut travailler, et j'approuve totalement l'action du ministre de l'Intérieur, comme j'approuve celle du ministre de la Justice. Certes, ce n'est pas en 2 ans qu'on peut défaire ce qui a été fait pendant 20 ans, mais la voie est tracée. Sénèque disait : " il n'est pas utile d'avoir des vents favorables si on ne sait pas où on veut aller ". Maintenant on sait où on veut aller et on y va. Il faut persévérer.
Je voulais poser une simple question : tout à l'heure, Monsieur le ministre de la Défense disait qu'outre l'élucidation de l'assassinat de M. Claude Erignac, il y avait des enquêtes en cours, dont il pensait qu'elles pourraient aboutir. Ce serait très bien, parce que de nombreux crimes sont restés impunis, comme l'assassinat de M. Pierre-Jean Massimi, secrétaire général de la préfecture de Haute-Corse, de M. Charles Grossetti, maire de Grosseto-Prugna, de M. Lucien Tirroloni, président de la Chambre régionale d'agriculture, de M. Jean-François Filippi, maire de Lucciana, d'autres encore.
Pour terminer, je voudrais dire que M. Émile Zuccarelli était inquiet de la situation en Corse, qu'il s'en est toujours préoccupé et qu'il serait pleinement d'accord avec la position exprimée par Monsieur le ministre de l'Intérieur. Il a essayé d'obtenir la création d'une commission d'enquête sur l'utilisation de l'argent public en Corse, il n'y est pas arrivé. Quand je lui ai succédé, j'ai pris son relais, j'y suis arrivé et la commission d'enquête présidée par M. Jean Glavany a dressé un état des lieux très significatif.
Alors Monsieur le Ministre, pensez-vous que nous arriverons à élucider certains crimes ?
M. le Président : Pour compléter la question de M. Roger Franzoni, Monsieur le ministre, vous avez tout à l'heure évoqué le taux d'élucidation des crimes et délits commis en Corse. Ne pensez-vous pas franchement qu'il faut relativiser ce chiffre ? On peut élucider un certain nombre de dossiers, mais il faut aussi savoir quelle est leur importance. A cet égard, on peut observer que la plupart des crimes les plus graves, les homicides, ceux qui ont conduit à mort d'homme, n'entrent pas dans ce chiffre idyllique de plus de 40 % de taux d'élucidation que vous nous présentez. Le rapport de la commission d'enquête présidée par M. Jean Glavany l'avait d'ailleurs souligné.
Sans doute arrive-t-on à un taux d'élucidation plus important, mais pour les crimes les plus graves, je ne suis pas sûr que ce taux soit aussi satisfaisant que cela. Pour la plupart, ces crimes ont été commis avant votre prise de fonctions ; c'est donc aussi l'appréciation que vous portez sur la politique menée en Corse durant la dernière décennie dont il convient de parler.
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Certes, il ne faut pas créer d'illusion, mais je ne cherche pas du tout à en créer. S'agissant des homicides eux-mêmes, 19 ont été élucidés en 1998, et il s'en est commis entre 30 et 40. Cette année, je vous confirme que sur 11 homicides ou tentatives commis entre janvier à avril, 7 ont déjà été élucidés. Je ferai donc la distinction entre des crimes récents, pour lesquels il est possible de parvenir à une élucidation rapide, et des crimes plus anciens où c'est beaucoup plus difficile. Néanmoins, j'ai bon espoir pour un certain nombre de crimes, pas tout à fait récents, pas non plus aussi anciens que l'assassinat de M. Massimi, qui date de 1983 je crois, de parvenir à une élucidation. C'est le travail de la police et de la gendarmerie. On n'y avait jamais mis autant de dynamisme et de volonté, et je rends hommage à leur travail qui manifeste une compétence et un professionnalisme remarquables.
Je confirme que M. Émile Zuccarelli est un homme d'une grande constance. Je l'ai toujours entendu développer les mêmes idées, et son courage, même s'il ne s'en fait pas un étendard, est incontestable, il a été lui-même victime de tentatives d'attentat.
D'une manière générale, je rejoindrai M. Roger Franzoni en disant qu'aucune politique ne peut réussir si elle n'est pas basée sur des principes simples et aisément compréhensibles de tous. A partir du moment où la politique du Gouvernement est claire, transparente et respecte ces principes, elle connaîtra le succès à relativement court terme. D'ailleurs l'enquête sur l'assassinat de Claude Erignac a débouché au bout de 16 mois, ce qui est relativement bref par rapport à celle concernant Action Directe qui a duré plusieurs années.
M. le Rapporteur : On voit bien que votre politique se fonde sur un préalable, l'abandon de la violence. Avez-vous des raisons de penser que le mouvement nationaliste va évoluer dans cette direction ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Oui, parce que même si la nébuleuse nationaliste, composée d'un très grand nombre de mouvements est diverse, multiforme, scissipare, un certain nombre de ses porte-voix ou de ses chefs se sont exprimés en faveur de la renonciation à la violence. Depuis très longtemps M. Simeoni - on se souvient de son rôle au moment d'Aléria - plus récemment M. Santoni, M. Lorenzoni, aujourd'hui incarcéré, ont lancé des appels à renoncer à la violence et à choisir une voie politique. Evidemment, ce n'est qu'une partie et il reste un noyau dur de gens pour qui la violence demeure...
M. Roland FRANCISCI : ...Un fonds de commerce.
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : En effet. Et je pense qu'il ne faut pas tomber dans l'angélisme et sous-estimer en quelque sorte les gens qui sur cette île, depuis 25 ans bientôt, exercent la terreur. Je crois qu'ils savent utiliser tous les moyens, sans aucune exception.
Il faut savoir que l'Etat, s'il reste uni (ce n'est pas toujours évident) a pour lui la force légitime et la durée ; en tenant un cap clair, comme s'efforce de le faire le Gouvernement de M. Lionel Jospin, il aboutira à des résultats. Je ne veux pas en faire un combat gauche/droite car c'est une affaire qui ne peut être définitivement assainie sur des bases républicaines que si nous transcendons des clivages tout à fait légitimes, mais qui portent sur d'autres sujets. La République repose sur le fait qu'on n'utilise pas le pistolet et le bâton de dynamite ; on ne se fait pas la guerre ; on débat, on est tantôt minoritaire, tantôt majoritaire. Cela m'est arrivé, et j'ai passé plus de temps dans l'opposition que dans le Gouvernement.
M. François ASENSI : La garantie de l'Etat de droit passe par l'exécution des décisions de justice et implique parfois l'utilisation de la force publique. Il y a eu l'affaire de la paillote, il y en a certainement eu d'autres. Monsieur le ministre, est-ce que le préfet Bernard Bonnet a fait part à vos services ou à vous-même de difficultés qu'il rencontrait pour exécuter des décisions de justice, difficultés résultant de pressions qui auraient pu s'exercer ou d'un climat politique général ? Vous a-t-il consulté, vous-même ou vos services, sur certains cas particuliers ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Les décisions de justice doivent être exécutées en Corse comme ailleurs. L'occupation du domaine public maritime par les paillotes était relevée dans certains rapports du préfet Bernard Bonnet, mais c'était un paragraphe parmi des dizaines d'autres, ce n'était pas le sujet principal. Je me souviens avoir lu que l'occupation illégale du domaine public maritime apparaissait comme un défi visible à la loi républicaine et on peut penser qu'il était motivé par le caractère de visibilité que cela comportait.
Pour le reste, il n'a pas demandé d'instruction au moment où, M. José Rossi et M. François Léotard s'étant interposés, il a décidé de prononcer un sursis à exécution en échange d'une promesse des occupants des paillotes de les détruire avant le 30 octobre. C'est une décision qu'il a prise sans en référer à mes services.
M. Yves FROMION : Soutiendrez-vous le préfet, si c'est nécessaire, pour exécuter la décision de détruire ou de voir détruire la paillote au mois d'octobre ?
D'autre part, le dessaisissement de la gendarmerie en décembre dernier de l'affaire de Pietrosella, a provoqué une grande amertume des gendarmes parce qu'ils considéraient que leurs investigations étaient avancées à un point tel qu'ils avaient déjà, de façon très précise, cerné les auteurs de l'attentat. Pourquoi dès lors a-t-il fallu attendre six mois pour que cette affaire aboutisse ?
En faisant abstraction du travail fait par les gendarmes, on a fait croire à l'opinion publique qu'une espèce de miracle " laïc " s'était produit, la police réussissant d'un seul coup à trouver des coupables dans une affaire où tout le monde pataugeait depuis des mois.
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Bien entendu, le sursis à statuer accordé par le préfet Bernard Bonnet lui-même vaut jusqu'au 30 octobre. Un engagement a été signé, et le 30 octobre ces paillotes devront être détruites.
S'agissant du dessaisissement de la gendarmerie, il a provoqué une certaine amertume, en effet. Je peux en témoigner. En janvier, les gendarmes ont exprimé leur regret d'avoir été dessaisis de l'enquête et je leur ai dit : c'est le juge qui décide, ce n'est pas moi. Occupez-vous des autres enquêtes qui vous ont été confiées ; vous avez le Crédit Agricole, il y a de quoi faire !
Pour le reste, il n'y a pas de miracle, fut-il républicain, mais un travail patient et méthodique de la police pour convertir des informations qu'elle avait déjà, en preuves judiciaires, c'est-à-dire déterminer où les appels avaient été effectués. Les uns l'avaient été devant la préfecture, d'autres tout près de l'endroit du crime. On avait ainsi une vision des relations entre les différents protagonistes ce soir-là, juste avant et juste après l'attentat. A partir de là, il était facile de les confondre. Les enquêteurs ont fait un travail remarquable. C'est la police qui l'a fait, cela aurait pu être la gendarmerie.
M. Franck DHERSIN : Vous disiez tout à l'heure que 80 % des policiers sont Corses...
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : ... Comme partout au sud de la Loire, ai-je dit.
M. Franck DHERSIN : Qu'en est-il de la hiérarchie policière ? Y trouve-t-on la même proportion de Corses ?
Au sujet de Tralonca - affaire que je trouve détestable - vous avez déclarez que le texte lu par les indépendantistes avait été rédigé en relation avec le cabinet du ministre de l'Intérieur de l'époque. Avez-vous des preuves de cette affirmation ?
Enfin, j'aimerais que vous nous expliquiez clairement quels étaient les liens réels entre le préfet Bernard Bonnet et le cabinet du Premier ministre et, au sein de ce cabinet, quels étaient les conseillers qui traitaient ces questions ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : S'agissant de la corsisation des services de police, la proportion de 80 % concerne les gradés et les gardiens ; elle est beaucoup moins importante chez les officiers et encore moins chez les commissaires. Les deux patrons de la police, en dehors du préfet adjoint pour la sécurité, sont M. Frédéric Veaux, directeur du SRPJ, et M. Gérard Pupier, directeur régional des renseignements généraux.
S'agissant de Tralonca, je sais par les hauts fonctionnaires de la maison comment les choses se sont passées. Je crois pouvoir vous dire que ceci a été recoupé auprès des intéressés, ceux qui ont fait ce travail. Je l'ai d'ailleurs dit en séance publique et M. Jean-Louis Debré ne m'a pas contredit.
Quant aux liens entre le préfet et le cabinet du Premier ministre, cela n'est pas de mon ressort. Mais il est de notoriété publique qu'il existait des relations entre les conseillers techniques du Premier ministre chargés de la sécurité ou de dossiers techniques et le préfet Bernard Bonnet. C'est normal.
M. Franck DHERSIN : Qui étaient ces conseillers techniques ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Il n'y a pas de cabinet noir. Vous n'avez qu'à acheter le trombinoscope et vous serez renseigné !
M. Franck DHERSIN : Vous pouvez nous le dire quand même !
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : C'est tout de même le seul préfet de la République qui rendait compte au cabinet du Premier ministre. Tous les autres préfets rendent compte au cabinet du ministre de l'Intérieur.
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Pour les problèmes de sécurité, c'est M. Alain Christnacht, mais il n'était pas le seul à être en contact avec le préfet Bernard Bonnet ; celui-ci pouvait être en contact avec d'autres conseillers, par exemple Mme Bettina Laville pour les questions relatives à l'aménagement du territoire en Corse. Tout cela est d'une parfaite clarté. On a beaucoup fantasmé.
M. Roland FRANCISCI : Concernant l'occupation illégale du domaine public, elle est bien antérieure à l'arrivée du préfet Bernard Bonnet puisqu'il y a des décisions de justice qui datent de 1995...
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : ...Et même avant.
M. Roland FRANCISCI : Cette fameuse paillote aurait dû être détruite depuis longtemps. Ce que mes compatriotes et moi-même n'avons pas compris, Monsieur le ministre, c'est qu'une fois qu'elle a été incendiée dans les conditions que nous connaissons, cette paillote, toujours aussi illégale, ait pu être reconstruite.
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : C'est le préfet Bernard Bonnet qui a autorisé la reconstruction. Il faut dire qu'il a pris cette décision la veille du jour où il a été mis en garde à vue, si ce n'est le jour même.
M. Roland FRANCISCI : Quant à la corsisation des emplois, les élus de la Corse n'en sont pas demandeurs ; la demande vient spécifiquement des nationalistes pour les raisons que nous connaissons.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Sur ce sujet, les pratiques sont différentes entre les ministères de l'Intérieur et de la Défense.
M. le Président : Monsieur le ministre, ne pensez-vous pas qu'il convient de mettre un terme à ce pourcentage trop élevé de Corses dans les services de police ? Est-ce qu'il ne contribue pas à troubler un certain nombre de relations sur place entre la population et les services chargés de la sécurité ?
M. Roland FRANCISCI : Vous avez raison, monsieur le Président.
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Je ne puis vous suivre sur ce point, Monsieur le Président, pour des raisons très simples : l'application des règles de mutations et d'avancement et le fait que les gens veulent toujours retourner dans leur région d'origine. Si j'appliquais d'autres règles en Corse, je serais en difficulté avec M. Augustin Bonrepaux dans l'Ariège, avec M. Lionel Jospin dans la Haute-Garonne et peut-être même avec M. Jean-Pierre Michel dans la Haute-Saône. Les gens ont envie de se rapprocher de leur famille, de leur milieu d'origine, et vous n'y pouvez pas grand-chose.
M. le Rapporteur : Il n'y a pas de pratique systématique concernant l'affectation des personnels en Corse ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Pas du tout. Il y a des demandes auxquelles s'appliquent les procédures habituelles de la fonction publique. Les policiers sont des fonctionnaires ; ils n'ont pas le droit de grève, mais ils ont des syndicats, et dès lors qu'on remplit des conditions générales de loyauté, on a bien le droit de vouloir travailler dans la région où l'on est né.
M. Robert PANDRAUD : Il est vrai que dans la fonction publique, il y a des commissions paritaires. J'ai reçu, il y a très longtemps, les instructions d'un ministre me disant qu'il ne fallait pas affecter de Corses en Corse. J'ai essayé, et je me suis aperçu 15 jours après que ces fonctionnaires n'avaient pas de noms aux consonances insulaires mais qu'ils étaient tous mariés à des insulaires. Ce n'est donc pas facile ; en outre, l'unité du territoire, cela existe.
Deuxièmement, Monsieur le Ministre, je vous ai dit que nous étions quelques-uns sur les bancs de l'opposition à vous soutenir, mais ce n'était pas tout noir avant que vous n'arriviez quand même ! Je me suis occupé de ces problèmes à deux périodes de ma vie. Avant 1980, beaucoup de nationalistes étaient en prison. Je ne rappellerai pas les circonstances dans lesquelles ils ont été élargis, peut-être un peu trop libéralement ; en 1988, il y en avait aussi un certain nombre qui furent amnistiés. Ils ont toujours profité de toutes les élections présidentielles.
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Une quarantaine, si mes souvenirs sont bons.
M. Roland FRANCISCI : 147 en 1981 et 48 en 1988.
M. Robert PANDRAUD : Combien sont incarcérés actuellement ?
Troisièmement, vous avez fait part à la fin de votre exposé d'un optimisme raisonnable. Il est vrai que ce qui se fait au pays basque - et je vous sais gré d'encourager le Gouvernement espagnol à maîtriser le problème -, ce qui a été fait en Irlande du nord, contribue à minimiser quelque peu la portée des mouvements nationalistes. Je ne vous demanderai pas de réponse, parce qu'elle vous gênerait, mais ne pensez-vous pas que l'appui ostensible que nous apportons à certains mouvements autonomistes est de nature à donner des idées aux nationalistes, quand on voit sous d'autres cieux des gens sortis des forêts traiter d'égal à égal avec les plus grandes puissances du monde ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Je pense que nous avons eu la chance d'être dotés d'une identité française, républicaine, tournée vers l'universel, qui nous a délivrés de la mythologie des origines, qui fait que nous pouvons être catholiques, musulmans, juifs et néanmoins Français. La France réunit les Flamands, les Corses, les Basques, mais aussi beaucoup de citoyens qui viennent des Antilles, d'Afrique ou d'Asie et qui n'en sont pas moins Français pour autant. Et tout ce qui contribue à faire naître et à développer des identités à connotation ethnique est une régression.
M. le Président : Je voudrais faire une remarque à M. Robert Pandraud pour qu'il n'y ait pas d'ambiguïté sur les lois d'amnistie votées par le Parlement en 1981 et 1988. J'étais président de la commission des lois en 1981 lorsque la loi a été adoptée. Je rappelle qu'elle a été votée à l'unanimité par l'Assemblée Nationale et par le Sénat, puisque c'est une commission mixte paritaire qui avait abouti à un accord sur le texte proposé à la suite de l'élection présidentielle.
M. Robert PANDRAUD : Monsieur le Président, j'ai indiqué que c'était vrai après toutes les élections présidentielles, et toutes les majorités se croient obligées de voter ces lois d'amnistie.
M. le Président : Et même l'opposition.
M. Robert PANDRAUD : Permettez-moi quand même de le regretter.
M. le Président : Je crois me souvenir qu'en 1981, vous étiez parlementaire.
M. Robert PANDRAUD : Non, en 1981 je n'étais pas parlementaire mais j'ai voté contre toutes les lois d'amnistie depuis que je suis député.
M. Bernard DEFLESSELLES : Je voudrais revenir sur une question posée par un de nos collègues quant au fonctionnement et au rôle du cabinet du Premier ministre dans cette affaire. Vous avez éludé très rapidement la question, Monsieur le ministre, vous ne le faites pas d'habitude, vous avez même répondu par une pirouette en nous disant qu'il fallait se reporter au trombinoscope. Nous sommes une commission d'enquête sur les forces de sécurité en Corse, et on ne peut pas se référer simplement à un trombinoscope quand on est interrogé sur le rôle exact du cabinet du Premier ministre.
Vous nous avez dit, au début de votre audition, que ce cabinet assurait la coordination des affaires concernant la Corse. Les réunions périodiques auxquelles vous avez fait allusion étaient-elles animées par M. Olivier Schrameck, directeur de cabinet du Premier ministre ? Quel était le rôle du préfet Alain Christnacht, conseiller pour les affaires de sécurité intérieure ? Quelles étaient leurs relations avec le préfet Bernard Bonnet et vous rendait-il compte de ses conversations avec les conseillers techniques du Premier ministre ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Je considère que ces réunions périodiques, tantôt tous les 15 jours, tantôt tous les mois, au niveau des directeurs de cabinet ont joué un rôle extrêmement positif. A mon sens, elles ont permis de donner à la machine gouvernementale sa pleine efficacité. Si une action interministérielle a été possible, c'est que le cabinet du Premier ministre et le Premier ministre lui-même se sont engagés dans cette voie.
Je ne pense pas que moi, ministre de l'Intérieur, j'aurais pu le faire : vous savez bien que les ministères ont leur champ de compétence. Non, cela n'était possible qu'à partir du cabinet du Premier ministre. Par ailleurs, je n'écoutais pas les lignes qu'utilisait le préfet Bernard Bonnet ; il appelait qui il voulait, comme il le voulait. Je ne comprends pas le sens de votre question, sinon par une suspicion de principe que je ne partage pas.
M. le Président : Une dernière question, Monsieur le ministre : quel jugement portez-vous sur l'action du préfet Bernard Bonnet ? Vous qui êtes son supérieur hiérarchique, sous l'autorité duquel il était placé, comment expliquez-vous cette dérive, s'il s'en est produite une puisque le respect de la présomption d'innocence s'impose à tous ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : J'allais vous répondre, Monsieur le président, que la présomption d'innocence est inscrite dans le code de procédure pénale. Ce simple rappel me vaut des procès constants. Le préfet Bernard Bonnet n'a pas avoué avoir donné cet ordre imbécile de brûler cette paillote et la justice tranchera.
Je peux dire que c'était un homme courageux. Il a été nommé préfet adjoint pour la sécurité en Corse par M. Pierre Joxe, directeur central de la police territoriale à l'époque de M. Paul Quilès, préfet des Pyrénées-Orientales par M. Charles Pasqua.
Le préfet Bernard Bonnet était un homme incontestablement travailleur, qui s'était voué à sa tâche d'instauration de l'Etat de droit. Je ne sais pas comment il a pu se laisser emporter, peut-être par son élan, c'est à la justice de le dire. Pour bien comprendre ce qui s'est passé, il faut aussi bien mesurer quel était le contexte, le poids de la violence, la peur qui imprègne l'île. Le palais Lantivy est constamment gardé, ce qui crée une ambiance particulière. Par ailleurs, quand vous entendez les déclarations d'un certain nombre de nationalistes et de personnalités de l'île, il faut avoir les nerfs solides. Peut-être qu'après 16 mois de fonction, la perception se brouille, c'est possible. Je peux l'expliquer de cette manière.
Pour le reste, on ne doit pas oublier le bilan de ce qui a été fait, aussi bien par le préfet Claude Erignac que par le préfet Bernard Bonnet. Le préfet Claude Erignac, avec un style différent, avait cherché à ramener à stricte observation de la loi. C'était plus difficile parce que la cohérence, le sérieux, la volonté politique du Gouvernement étaient mis en doute. Malheureusement, il a fallu l'assassinat du préfet Claude Erignac pour que ce doute se dissipe largement.
Que puis-je dire de plus ? Sinon, compte tenu des conditions très difficiles dans lesquelles le préfet Bernard Bonnet a accepté cette mission et s'en est acquitté, qu'il faut essayer de porter un jugement juste et équilibré. Plusieurs hypothèses sont encore envisageables à l'heure actuelle, mais quoi qu'il en soit, il faut garder l'esprit de mesure.
Audition du Général d'armée Yves CAPDEPONT,
Inspecteur général des armées
(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 22 juin 1999)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. Yves Capdepont est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Yves Capdepont prête serment.
M. Yves CAPDEPONT : Monsieur le Président, avant de vous présenter les grandes lignes de mon rapport, je voudrais vous dire au préalable que je ne suis pas un spécialiste de la Corse, puisque je n'ai jamais séjourné aussi longtemps dans l'île que pour cette mission. Par ailleurs, en tant que major général, fonction que j'ai exercée, de septembre 1996 à avril 1998, je n'avais pas eu non plus à m'occuper de la Corse puisque le major général a surtout pour rôle de faire fonctionner la direction générale et de coordonner l'action des différents services et n'a pas de responsabilité opérationnelle.
Dans mes fonctions antérieures, je ne connaissais de la Corse que les problèmes logistiques ou les problèmes de coordination qui étaient parfois évoqués à l'occasion des réunions de chefs de service. C'est donc " vierge " de la Corse que je suis parti il y a quelques semaines, à cette réserve près que mon actuel chef d'état major est le prédécesseur du colonel Henri Mazères en Corse.
Mon rapport porte sur la création du GPS (Groupe de pelotons de Sécurité) et sur les conditions de fonctionnement et de mise en _uvre de cette unité.
Je précise tout de suite que, dès mon arrivée en Corse, j'ai rencontré le juge d'instruction chargé de l'information, ainsi que le procureur de la République, et il était convenu avec eux que ma mission s'arrêtait au 19 avril à midi. Dès que l'une des personnes que j'ai entendues au cours de mon enquête évoquait l'incendie de la paillote, je lui faisais savoir que si elle me disait quoique ce soit, je serais obligé sur-le-champ d'aller voir le juge d'instruction ou de l'y envoyer. Donc, je n'ai eu aucun renseignement sur ce qui s'est passé le 19 avril.
Je crois qu'il faut démythifier le GPS : contrairement à ce qu'on a pu lire dans la presse, ce n'était pas une unité spéciale de super-gendarmes. Lorsque j'étais major général, j'avais déjà envisagé de dissoudre l'escadron d'Ajaccio qui ne fonctionnait pas comme les autres escadrons de France. D'abord, c'était un escadron de gendarmerie mobile mais qui était immobile, qui ne faisait jamais de déplacement ; en outre, c'était le seul escadron de gendarmerie mobile qui était à la disposition permanente d'un commandant de légion. Ce n'était donc pas un escadron de gendarmerie mobile tel qu'on l'entend habituellement.
Par contre, grâce à mon expérience d'outre-mer, je pensais qu'en Corse, comme dans les départements et territoires d'outre-mer, il pouvait être intéressant de disposer d'une unité conçue pour le département ou le territoire sur lequel elle était implantée, compte tenu des particularités de ce territoire ou département.
Pour des raisons diverses, notamment l'importance de l'activité de la gendarmerie en 1997, je n'ai jamais mis ce projet à exécution. L'assassinat du préfet Erignac a accéléré la réflexion engagée sur la réforme de l'escadron d'Ajaccio, en vue de mieux adapter les unités implantées en Corse aux missions qu'elles avaient à remplir.
En Corse, comme dans tous les départements français, les missions confiées au GPS doivent être remplies. Il s'agit d'arrestations parfois difficiles à accomplir, et nous y procédons sur le continent soit avec des escadrons de gendarmerie mobile, soit avec le GIGN. Quant aux missions d'observation à réaliser dans le cadre d'enquêtes judiciaires, ce sont des équipes spécialisées des sections de recherche qui les font. Nous avons également des missions de protection de personnalités, et en général c'est l'escadron de parachutistes implanté à Satory qui s'en charge.
Le problème en Corse, c'est que ces missions sont beaucoup plus fréquentes que dans n'importe quel autre département. Pour accomplir certaines d'entre elles, on mobilisait des personnels en déplacement. Comme, par ailleurs, l'escadron d'Ajaccio remplissait une partie de ces missions et n'était pas très adapté pour le reste, la direction générale de la gendarmerie nationale a proposé une réorganisation. Elle avait été évoquée avant mon départ de la direction générale et c'est mon successeur, le général Marcille, qui l'a réalisée au mois de mai 1998.
Pour bien montrer que le GPS est une unité de droit commun, je précise que dans tous les DOM-TOM existe un GPM (groupe de pelotons mobile), c'est-à-dire une unité, dont l'effectif varie de 60 à 100 hommes, adaptée au territoire ou département sur lequel elle est implantée. Ainsi, en Nouvelle Calédonie où le GIGN peut être trop long à intervenir compte tenu de la distance par rapport à la métropole, on a une dizaine de gendarmes qui peuvent intervenir en cas de besoin, par exemple si un forcené se met à abattre des otages. Aux Antilles, le problème est un peu différent parce qu'en cas d'incident analogue, un avion peut décoller très rapidement, le trajet n'est pas long et surtout il n'y a aucune autorisation de survol à demander.
Quand on a décidé de créer le GPS, il avait été proposé à M. Bernard Prévost de l'appeler GPM donc de reprendre la terminologie usuelle outre-mer ; si le nom de GPS a été retenu, c'est uniquement pour ne pas vexer les Corses en les assimilant à un département d'outre-mer.
Le GPS est constitué de trois pelotons et remplit trois types de missions bien définies, qui n'ont rien d'originales et qui continuent actuellement à être remplies en Corse.
S'agissant de la constitution de l'unité, tous les gendarmes de l'escadron d'Ajaccio qui souhaitaient rester en Corse ont été intégrés au GPS, soit 59 gendarmes, dont la moitié environ a été affectée dans les pelotons opérationnels, le reste étant affecté dans un peloton qui assure des soutiens.
Le complément, 32 sous-officiers, a été recruté par un appel à candidatures au niveau national et nous avons eu plus de 800 dossiers pour recruter 32 personnes. Après la sélection, nous avons recruté 22 sous-officiers en provenance de la gendarmerie mobile
- en général des équipes d'intervention des escadrons - et 10 en provenance de la gendarmerie départementale, en général des unités de recherche ou des pelotons de surveillance et d'intervention.
L'unité est devenue, non pas opérationnelle, mais à effectif complet en septembre 1998. Comme je l'explique dans mon rapport, le gros problème est que sous la pression du besoin, elle a été engagée beaucoup trop vite. Cependant, son action a été efficace. Quand on regarde son bilan comme j'ai pu le faire sur pièce - puisque je n'ai pas pu entendre les responsables dont certains étaient déjà incarcérés et surtout je n'ai pas pu poser de questions relatives à l'affaire de la paillote -, le GPS a obtenu de très bons résultats, malgré la préparation imparfaite de ses personnels et le manque de matériel.
Là aussi, quand la presse évoquait les soi-disant matériels sophistiqués du GPS, il faut rétablir la vérité : en fait, c'était des matériels de l'escadron de gendarmerie mobile d'Ajaccio qui avaient été conservés et, pour des raisons budgétaires et surtout pour des raisons de passation de marché, les matériels prévus pour équiper le GPS devaient arriver courant 1999, voire début 2000.
M. le Président : Quels étaient ces matériels ?
M. Yves CAPDEPONT : Essentiellement des matériels de transmission. Compte tenu des délais de passation du marché, il fallait environ 15 mois pour les obtenir.
Le degré de préparation du personnel a fait l'objet d'une mission d'évaluation du colonel qui commande le groupement de sécurité d'intervention de Satory au début du mois de décembre 1998 ; il a conclu qu'il fallait faire une pause dans l'emploi pour assurer une meilleure formation de ces personnels. Or, en raison de l'importance des besoins, cette pause n'a jamais été faite.
La mise en _uvre du GPS était relativement simple : le groupement ou la section de recherche qui en avait l'utilité établissait une demande et c'était le colonel Henri Mazères, commandant de légion, qui accordait ou non le concours de l'unité. Et, pour ce que j'ai pu en voir, toutes les missions effectuées faisaient l'objet d'un dossier de mission qui est archivé. J'ai pu le constater moi-même.
Le contrôle de l'unité était essentiellement exercé par le commandant de légion puisque c'était la seule autorité sur place. Il faut y ajouter le contrôle effectué par le commandant de circonscription, le général en poste à Marseille qui se rendait une fois par mois sur place. Comme c'était une unité nouvelle, il avait été appelé à opérer des redressements ou donner des directives concernant son utilisation ou sa formation éventuelle, mais il n'était pas en mesure de vérifier dans les faits la matérialité de l'exécution des missions dans les semaines qui précédaient. Il faut enfin mentionner le contrôle de la direction générale de la gendarmerie nationale, essentiellement pour les problèmes de logistique du GPS, c'est-à-dire son équipement.
Comme je l'ai écrit dans le rapport que j'ai remis au ministre de la Défense, le dysfonctionnement que nous avons pu constater provient du fait que le GPS était une exception par rapport à ce qui se passe sur le continent, puisque l'utilisateur de cette unité en était également le contrôleur. Dans ces conditions, si le chef de l'unité constate un dysfonctionnement ou veut dissimuler quelque chose, il est évidemment bien placé pour le faire. Si l'on s'était conformé au modèle retenu sur le continent, l'emploi de ce type d'unité aurait été confié au commandant de groupement et actionné par la circonscription alors que son contrôle aurait été exercé par le commandant de légion.
Cette exception s'explique par l'insularité et les attributions spéciales du commandant de légion en Corse, qui a conservé quelques attributions opérationnelles, compte tenu du fait que le préfet de Corse exerce des responsabilités en matière d'ordre public et coordonne l'action des deux départements en vue de prévenir ou de faire face aux événements troublant l'ordre public.
L'autre source de dysfonctionnement, l'ambiguïté que je signale rapidement dans mon rapport car l'inspecteur général Daniel Limodin est plus qualifié que moi pour en parler, c'est l'existence d'un préfet adjoint pour la sécurité qui coordonne l'action de deux groupements dépendant de deux préfets différents. Beaucoup de gens pensent qu'il n'y a qu'un préfet en Corse ; ils oublient qu'il y a un préfet à Bastia ; son nom est beaucoup moins connu que celui du préfet d'Ajaccio.
M. le Président : J'ai envie de vous poser d'abord une question d'ordre général. N'avez-vous pas le sentiment, compte tenu de ce que vous avez observé lors de votre déplacement en Corse, que finalement le GPS avait un peu échappé aux structures habituelles de la gendarmerie ? Au fond, le lien privilégié qui existait entre le colonel Henri Mazères et le préfet Bernard Bonnet ne créait-il pas une espèce de court-circuit entre les autorités hiérarchiques de la gendarmerie et le GPS sur place en Corse, celui-ci bénéficiant d'une autonomie sans doute aggravée par son appellation particulière ? Est-ce le sentiment que vous avez retiré de votre inspection ?
M. Yves CAPDEPONT : La gendarmerie, qui est une maison de tradition, a toujours regardé un peu de travers les unités nouvelles. Quand on a créé les pelotons de surveillance et d'intervention il y a une trentaine d'années, cela a déplu à tout le monde. De même, la création des unités de recherche a déplu aux commandants de brigades qui pensaient qu'elles allaient venir faire leur travail à leur place. Dès lors, le GPS n'a pas échappé à cette critique. Il n'a pas eu le temps matériel de s'imposer, de bien montrer aux unités son aspect indispensable, sauf dans quelques cas. Ainsi, le commandant de brigade de Calvi, qui avait dû procéder à des arrestations très difficiles, m'a dit que si le GPS n'avait pas été là, il aurait été incapable de le faire. Le GPS était placé pour emploi auprès du colonel Henri Mazères, mais à chaque fois qu'un élément du GPS, qu'il s'agisse d'observation ou d'intervention, était mis à la disposition d'un commandent de groupement, c'était à la totale satisfaction de ce dernier.
M. le Président : Est-ce que cette spécificité n'était pas aggravée par le fait que le lieutenant-colonel Bertrand Cavallier, qui était chargé de mission auprès du préfet dans un premier temps, avait un rôle lui aussi très particulier ? Ce type d'organisation exceptionnelle pouvait dans l'opinion, au sein même de la gendarmerie et sur place, être ressentie comme quelque chose d'à part et d'un peu marginal par rapport à la gendarmerie traditionnelle, entraînant d'ailleurs une frustration des gendarmes des brigades qui font leur travail quotidien dans des conditions qui ne sont pas très faciles et qui avaient le sentiment qu'on privilégiait une unité. Il y a 1 400 personnes en permanence dans les services de gendarmerie sur le territoire de la Corse, cela fait beaucoup de monde par rapport aux 95 membres du GPS. L'organisation du système autour du préfet Bernard Bonnet, qui avait, compte tenu de ses liens privilégiés avec le colonel Henri Mazères, la main sur le GPS n'était-elle pas source de marginalisation ?
M. Yves CAPDEPONT : Le préfet Bernard Bonnet a connu le lieutenant-colonel Bertrand Cavallier comme commandant de groupement dans les Pyrénées-orientales, et quand il est parti en Corse, il a souhaité emmener avec lui cet homme de réflexion, d'idée et de conviction. Cela nous a posé problème à l'époque parce qu'on n'est pas habitué en gendarmerie à voir quelqu'un suivre un préfet ; d'autant plus que Bertrand Cavallier étant lieutenant-colonel et n'étant pas susceptible de devenir colonel dans l'immédiat, son ancienneté nous gênait par rapport au commandant de légion de l'époque, le colonel Yves Quentel.
Pour des motifs tenant à l'engagement du Gouvernement dans la lutte contre le terrorisme et la criminalité en Corse, on a donné satisfaction au préfet Bernard Bonnet, et pendant trois à quatre mois Bertrand Cavallier a eu un rôle tout à fait à part à Ajaccio comme chargé de mission auprès du préfet Bernard Bonnet. Il a fait un audit concernant la gendarmerie mais aussi un travail remarquable sur la lutte contre la délinquance économique et financière et il a contribué à mettre en place certaines structures qui ont participé à cette lutte. Au début de l'été, après cette période d'audit et de propositions, s'est posée la question du rôle du lieutenant-colonel Bertrand Cavallier. Compte tenu de son ancienneté - entre temps le colonel Henri Mazères était arrivé - on savait qu'on ne pouvait pas lui donner le commandement de la gendarmerie en Corse, le seul poste possible était celui de chef d'état major.
En fait, en dépit de quelques réticences de part et d'autre, tous les renseignements que j'ai eus concordent : à partir du mois d'août 1998, le lieutenant-colonel Bertrand Cavallier n'a pratiquement plus eu de relation avec le préfet Bernard Bonnet. Le colonel Henri Mazères l'a supplanté auprès du préfet Bernard Bonnet, ce qui était normal puisque c'était le commandant de légion de gendarmerie, et le lieutenant-colonel Bertrand Cavallier s'est contenté de ses fonctions de chef d'état major stricto sensu.
Le colonel Henri Mazères a mis une très forte pression sur le GPS qu'il a sur-employé. En outre, certains membres du GPS venaient de la gendarmerie mobile de Mont-de-Marsan que le lieutenant-colonel Bertrand Cavallier avait commandée auparavant et ils le connaissaient très bien. Comme c'est un homme ayant beaucoup de charisme, il était devenu un peu le recours pour certains membres du GPS. Je suis convaincu que si Cavallier avait été là au moment de l'action concernant la paillote incendiée, il l'aurait désamorcée.
M. le Président : Je ne veux pas vous transformer en chroniqueur relatant les ragots qui peuvent circuler sur l'île, mais, est-ce que l'attitude du lieutenant-colonel Bertrand Cavallier dénonçant les faits qui ont été portés à sa connaissance concernant l'incendie de la paillote, sont simplement le résultat d'un sursaut républicain ou y a-t-il d'autres raisons qui sont apparues au cours de votre enquête ? Tout cela, permettez-moi de le dire, ne me semble quand même pas très sain. Je crois savoir que le lieutenant-colonel Bertrand Cavallier logeait à l'intérieur même du palais préfectoral.
M. Yves CAPDEPONT : Pendant les trois premiers mois de sa fonction seulement. Quand il est arrivé en Corse avec le préfet Bernard Bonnet, il n'y avait pas de place pour lui, tous les postes étaient pourvus, et c'est pour cette raison qu'il a logé à la préfecture pendant cette période. D'ailleurs, il travaillait très tard le soir avec le préfet Bernard Bonnet, il n'avait pas de logement. Il était célibataire géographique et sa famille ne l'a rejoint qu'après. Cela peut expliquer qu'il ait bénéficié d'une chambre à la préfecture.
Je crois profondément qu'il s'est agi d'un sursaut républicain. Je connais bien Cavallier qui est un homme d'honneur, qui a un sens du service remarquable. Sur ce point, je ne peux faire une synthèse de ce qui est paru dans la presse.
M. le Président : Vous avez été informé du caractère particulier des relations qui pouvaient exister entre tel ou tel.
M. Yves CAPDEPONT : Sur les faits eux-mêmes, Cavallier a rencontré le colonel Rémy, le nouveau commandant de légion, à son arrivée, et juste avant que je prenne l'avion, quand j'ai vu Cavallier, je lui ai dit : " vous me cachez des choses, mais si elles se rapportent aux événements des 19 et 20 avril, allez les dire au juge d'instruction. Ne m'en racontez pas trop parce que ma mission s'arrête au 19 à midi. "
La presse en a parlé donc je peux le dire. Cavallier a été informé par le capitaine Ambrosse de ce projet vers le mois de mars je crois. Il a eu une discussion avec le colonel Henri Mazères et le préfet Bernard Bonnet, au cours de laquelle il les dissuade de passer à l'acte. Il pense avoir réussi. L'action se passe pendant qu'il est en permission, et quand il rentre, il apprend que quatre personnes, dont Mazères, sont incarcérées.
Pendant plusieurs jours, cela lui trotte dans la tête sachant ce qu'il savait. Puis, il entend le préfet Bernard Bonnet déclarer qu'il n'était au courant de rien, alors qu'ils en avaient parlé ensemble. Moi, je lui ai dit de ne pas tout me raconter. Je crois qu'il en a aussi parlé au général Lepetit qui était chargé de l'enquête et au colonel Rémy, et tous ont dû finir par le convaincre de raconter ce qu'il savait au juge. De toute façon, il ne pouvait pas se taire. Il aurait été entendu et convoqué.
M. le Président : Son attitude ne s'explique-t-elle pas par l'espèce de disgrâce dans laquelle il s'est retrouvé ? Après son rôle privilégié de conseiller technique auprès du préfet Bernard Bonnet, il est progressivement marginalisé au profit du colonel Henri Mazères. Est-ce qu'il ne se sentait pas en quelque sorte trompé par le préfet Bernard Bonnet ?
M. Yves CAPDEPONT : Il se sentait marginalisé depuis le mois d'août 1998. Mais je crois que Mazères le consultait souvent ; leurs bureaux étaient face à face dans le même couloir, il était associé à certaines décisions.
M. le Président : Vous n'avez connaissance d'aucun autre élément ?
Je rappelle que vous êtes devant une commission d'enquête, que vous avez prêté serment, et que si des informations ont été portées à votre connaissance en dehors de l'instruction judiciaire, vous devez les relater exactement. Il n'y a aucune autre explication, selon vous, que cet état de disgrâce et l'esprit républicain du lieutenant-colonel Bertrand Cavallier qui ont motivé sa démarche tendant à informer les autorités judiciaires du rôle de MM. Bonnet et Mazères dans l'incendie de la paillote ?
M. Yves CAPDEPONT : Je suis formel étant donné les informations que j'ai en ma possession. Que Cavallier ait été marginalisé, beaucoup me l'ont dit et c'est évident. Avoir le rôle qu'il a eu pendant quatre mois puis devenir chef d'état major, c'est-à-dire faire tourner la maison sans avoir de responsabilité opérationnelle, est frustrant, c'est évident.
M. le Président : Et son rapatriement en tant que responsable de l'état-major au sein de la gendarmerie à Paris, qui était envisagé à l'époque par les autorités hiérarchiques de la gendarmerie nationale qui avaient autorisé son affectation en Corse auprès du préfet Bonnet, ne s'explique que par les éléments dont vous venez de parler, rien d'autre ?
M. Yves CAPDEPONT : Non, il était prévu dès le mois de décembre 1998. La décision était déjà envisagée et le départ de Cavallier était programmé pour l'été 1999.
M. le Président : Je vais être encore plus précis : il n'y avait pas de problème d'ordre personnel qui opposait M. Cavallier à M. Bonnet ?
M. Yves CAPDEPONT : Vous parlez de l'histoire dont la presse a parlé ?
M. le Président : Oui, depuis un moment, mais vous semblez ne pas la connaître.
M. Yves CAPDEPONT : Je vais vous livrer ma conviction profonde. A mon avis, c'est non, mais c'est un domaine un peu délicat.
M. le Président : Oui, mais enfin dans la gendarmerie le rôle des épouses de gendarmes est considérable ; c'est d'ailleurs tout à l'honneur de la gendarmerie, qui a toujours veillé à ce que dans le cadre des casernements les problèmes soient réglés le mieux possible afin d'éviter qu'une image défavorable soit portée sur le corps en général au travers de leur façon de vivre.
M. Yves CAPDEPONT : Je pensais tellement peu à cela monsieur le Président, que je n'avais même pas compris votre allusion.
J'ai la profonde conviction, avec une marge d'erreur qui est vraiment minime, que Mme Cavallier n'a pas pu être la maîtresse du préfet Bernard Bonnet. Je sais bien que chacun peut avoir ses convictions religieuses et ses idées là-dessus, mais la famille Cavallier est une famille très croyante, qui va à la messe tous les dimanches. Bertrand Cavallier a un crucifix sur son bureau en permanence. Ce n'est pas forcément une preuve, mais honnêtement, j'ai du mal à le croire.
M. le Président : Ce n'est pas cela qui m'intéresse, ce que je veux essayer de comprendre, c'est le ressort psychologique qui fait agir un certain nombre d'hommes. Ce qui est valable pour Cavallier, l'est aussi pour d'autres protagonistes de ce dossier. Peu importe quelles sont les relations du préfet Bonnet avec tel ou tel, mais je voudrais comprendre comment on est arrivé à la déstabilisation d'une unité qui avait été créée pour répondre à une demande, et sans doute à une exigence de la situation corse. Vous l'avez indiqué vous-même, la création d'une unité spéciale avait été envisagée plus d'un an auparavant. L'assassinat du préfet Erignac rend cette création urgente, selon les autorités de la gendarmerie nationale. Et puis, à un moment donné, il y a un basculement. Moi, j'essaie de comprendre les ressorts psychologiques qui animent les protagonistes de cette affaire. On n'est pas dans le vaudeville mais dans le drame, y compris pour la gendarmerie nationale, qui vit sans doute assez mal cet épisode corse.
M. Yves CAPDEPONT : Monsieur le Président, je n'aime pas les termes " d'unité spéciale " parce que cela fait penser à " mission occulte ", je dirais plutôt unité spécialisée dans trois missions, comme la section de recherche est spécialisée dans les enquêtes judiciaires et un peloton motorisé l'est dans la police de la route.
Le GPS était une unité magnifique. Il disposait de personnels de qualité : quand on choisit 32 sous-officiers parmi 800, ils sont bons. Ce n'est pas l'unité qui était déstabilisée. La preuve, c'est que Mazères a agi avec qui ? Avec les officiers. Il a choisi les gens sur lesquels il avait un certain ascendant et il a profité de son autorité pour leur imposer de l'accompagner. On sait qu'Ambrosse et Moulié étaient réticents ce qui peut expliquer la déconfiture de l'opération : quand on fait quelque chose qu'on n'a pas envie de faire, on le fait mal. Certains membres du GPS dont le capitaine Ambrosse, se sont ouverts à Cavallier plusieurs semaines avant, ce qui prouve bien qu'ils étaient réticents. Et ce n'est pas le GPS qui a incendié la paillote, c'est Mazères, avec des gens sur qui il exerçait une pression directe ; je pense que Moulié a dû être pris dans cette affaire parce que c'était le seul spécialiste...
M. le Rapporteur : ... Qui semble-t-il n'est pas intervenu ?
M. Yves CAPDEPONT : Je le crois, en effet, parce que lui était plus que réticent. Il ne voulait pas remplir cette mission ; il a obéi parce que, vieil adjudant-chef, il avait le réflexe d'obéir à un colonel, mais s'il était sur le terrain, il n'est pas intervenu. Donc, ce n'est pas l'unité qui a été déstabilisée, c'est le colonel qui a amené avec lui " dans cette galère " les gens sur qui il avait une autorité directe.
M. le Président : Quand le préfet Bonnet est affecté en Corse, il part avec le lieutenant-colonel Bertrand Cavallier en tant que conseiller technique. Le colonel Mazères arrive ensuite pour exercer les responsabilités que vous connaissez. A la tête du cabinet du préfet se trouve M. Gérard Pardini dont le parcours est plutôt atypique ; dans les fonctions de directeur de cabinet, il est rare de trouver des gens qui ont été à la DGSE et dans les services spéciaux avant d'exercer une fonction d'administration ; il s'intéressait sans doute de près au fonctionnement du GPS.
Quelle était la nature des relations qui existaient entre MM. Mazères, Cavallier et Pardini, qui était au courant de beaucoup de choses. Quel rôle le directeur de cabinet a-t-il joué ?
M. Yves CAPDEPONT : Je n'ai pas rencontré M. Gérard Pardini et je pense que l'inspecteur général Daniel Limodin vous en parlerait mieux que moi. Je me permets d'insister : Cavallier, depuis le mois d'août, a reçu des consignes très précises à la fois de la part du chef d'état major général de la gendarmerie et du colonel Mazères lui signifiant : " maintenant que vous êtes chef d'état major, les relations avec la préfecture, ce n'est plus vous ". Je ne dis pas qu'il était interdit de séjour à la préfecture mais presque ; il n'est donc plus dans le circuit qui se limite à trois personnes : le préfet Bernard Bonnet, son directeur de cabinet, M. Gérard Pardini, et le colonel Mazères.
Je vous livre mon sentiment et non pas des faits : j'imagine très bien ces trois personnages et surtout les relations entre le colonel Mazères et le préfet Bonnet. Mazères est un " célibataire géographique ", le préfet place sa disponibilité administrative bien avant sa famille ; sa femme était à Ajaccio mais elle aurait été à Paris ou à Marseille, cela ne l'aurait pas davantage occupé. Donc, ce sont des hommes qui vivent ensemble parfois de 12 à 14 heures par jour. Jusqu'en décembre 1998, leur travail ne mérite que des louanges. Ils obtiennent des résultats ; et puis, devant deux ou trois sentiments d'échecs répétés, ils " disjonctent " ensemble. C'est mon interprétation, c'est le sentiment que j'ai d'après ce que j'ai pu entendre sur place.
M. le Président : Le général Parayre, responsable de la circonscription de Marseille qui exerce un contrôle sur le fonctionnement des unités de gendarmerie en Corse s'y rendait régulièrement. Ce lien naturel ne devait-il pas conduire Cavallier, très respectueux de la hiérarchie, à informer le général Parayre de ce qui se passait précisément dès le mois de mars 1999 puisqu'il s'était rendu compte qu'il y avait un certain nombre de dévoiements par rapport aux missions confiées au GPS ?
M. Yves CAPDEPONT : Cavallier, qui a le sens de l'honneur, malgré les problèmes que lui posait Mazères, était respectueux de la hiérarchie et il aurait eu le sentiment de trahir Mazères en portant le dossier au-dessus. Quand il en a parlé au colonel Henri Mazères et au préfet Bernard Bonnet avant de partir en permission, il était convaincu d'avoir désamorcé l'affaire. Pour lui, c'était devenu un non-événement. S'il avait soupçonné un seul instant qu'ils passeraient un jour à l'acte, je crois qu'il l'aurait dit.
M. le Président : Compte tenu de la spécificité de la Corse et de l'insularité, n'avez-vous pas le sentiment que l'information franchissait difficilement la Méditerranée ? Comment avez-vous apprécié les relations qui existaient entre le GPS et ses responsables, et éventuellement le préfet Bernard Bonnet ? Si vous avez eu des informations à ce sujet, avez-vous le sentiment que tout était transmis par la voie hiérarchique aux autorités supérieures, c'est-à-dire en fait au ministre de la Défense, puisque c'est lui qui a la responsabilité de cette arme ?
M. Yves CAPDEPONT : Le fonctionnement même ?
M. le Président : Oui, le fonctionnement dans le détail. Est-ce qu'on ne lui présentait pas une vision idyllique des résultats obtenus par le GPS par rapport à la réalité sur le terrain, certains résultats ayant été obtenus avec des moyens qui n'étaient peut-être pas tout à fait conformes aux règles du droit. Ces informations étaient-elles transmises aux autorités supérieures ?
M. Yves CAPDEPONT : Pas plus celles concernant le GPS que les autres unités. Les résultats obtenus étaient ceux de l'action du préfet Bernard Bonnet avec l'aide de la gendarmerie et de la police. Le GPS était une unité employée comme les autres. Quand un commandant de compagnie avait une arrestation difficile à faire et qu'il demandait une participation, il y avait une équipe du GPS pour le faire, mais à Paris, on ne le savait pas.
M. Jean-Yves CAULLET : C'était bien dans le cadre de l'application des règles de droit ?
M. Yves CAPDEPONT : Tout à fait. De la même façon, quand le colonel Mazères envoyait une équipe du GPS pour une reconnaissance ou une filature dans le cadre d'une enquête judiciaire, on ne le savait pas non plus à Paris ; cela fait partie du quotidien.
Pour toutes les missions régulières, j'ai pu constater que les dossiers d'intervention du GPS pour les deux pelotons qui nous intéressent, font référence à une pièce de justice, soit une réquisition, soit une commission rogatoire du juge d'instruction. A chaque fois qu'il est intervenu, c'est en renfort d'une unité pour une arrestation ou en renfort d'une unité de recherche dans le cadre d'une enquête judiciaire.
M. le Président : Est-ce que la collaboration entre les services de gendarmerie et les services de police vous a paru tout à fait normale ou vous a-t-il semblé qu'il existait une marginalisation du travail du GPS et des services de gendarmerie par rapport aux services de police présents sur l'île ?
M. Yves CAPDEPONT : Si j'en crois la presse, c'est plutôt le contraire. Pour des raisons diverses, dont certaines s'expliquent un peu d'ailleurs, le préfet Bernard Bonnet marquait une préférence pour la gendarmerie. Il l'affichait. Cela s'explique par la " corsisation " des services de police. Il y a une porosité énorme.
Il doit y avoir dans la gendarmerie 5% de Corses et 5% de gendarmes qui ont des épouses corses. Sauf erreur de ma part, pour la police, c'est environ 80%. Il est vrai que dans des enquêtes un peu délicates il a pu paraître souhaitable de donner une préférence à la gendarmerie pour ce motif.
M. le Président : Quel était le pourcentage de gendarmes habilités comme officiers de police judiciaire au sein du GPS ?
M. Yves CAPDEPONT : Le procureur général m'en a parlé. Initialement, il a habilité les officiers jusqu'au jour où il s'est rendu compte que son habilitation n'était pas valable. En effet, il existe un décret qui énumère les unités de gendarmerie et de police pouvant être habilitées comme OPJ. Or le GPS a été créé par une circulaire interne et par définition ne figurait pas dans ce décret.
Dès que l'erreur a été reconnue, l'habilitation donnée aux officiers du GPS leur a été retirée. D'autant plus, qu'à mon avis, elle leur avait été accordée à tort d'un point de vue opérationnel parce que dès lors que le GPS n'agissait qu'en soutien ou renfort d'une unité de gendarmerie qui, elle, a des personnels habilités comme OPJ, les membres du GPS n'avaient pas besoin de l'être.
M. le Président : Cela peut poser problème pour les enquêtes effectuées car elles risquent d'être frappées de nullité.
M. Yves CAPDEPONT : Non, en fait, car le GPS n'a pas fait d'enquête autonome.
M. le Président : En ce qui concerne le rôle du préfet adjoint pour la sécurité, celui-ci vous a-t-il paru vraiment utile ou s'agit-il d'une structure qui se superpose aux autorités préfectorales traditionnelles ?
M. Yves CAPDEPONT : C'est toute l'ambiguïté de la situation de la Corse que dénonce l'inspecteur général Daniel Limodin. Le préfet faisait des réunions avec des responsables régionaux : le colonel Henri Mazères, le patron du SRPJ, le directeur régional des renseignements généraux, M. Gérard Pardini, sûrement le préfet adjoint pour la sécurité. Et le préfet était amené à prendre des décisions ou à déterminer des orientations concernant toute la Corse.
Ensuite, le colonel Henri Mazères répercutait les directives sur ses deux commandants de groupement.
S'agissant de la Haute Corse, le préfet n'appréciait pas toujours que des directives de la légion arrivent à son groupement sans qu'il ait été associé à la décision. Et moi, je n'aurais pas voulu être à la place du préfet adjoint pour la sécurité chargé d'indiquer à un préfet dont il dépendait, les orientations à prendre.
Il y a là une ambiguïté que je mentionne dans mon rapport. Je crois que le préfet Jean-Pierre Lacroix pense que si on applique les textes tels qu'ils existent dans leur intégralité, l'ambiguïté devrait être levée.
M. le Rapporteur : Pour revenir sur l'organisation du GPS, vous avez dit que celui-ci était directement placé sous la responsabilité du commandant de légion, ce qui n'est pas le cas des unités analogues dans les territoires d'outre-mer qui sont sous la responsabilité des commandants de groupement.
M. Yves CAPDEPONT : Effectivement, c'est tout le problème de l'insularité, surtout de l'insularité lointaine. A la Réunion, le commandant de groupement non seulement dispose du GPM, mais aussi des compagnies. Le seul contrôleur externe, c'est le commandant de la gendarmerie outre-mer qui est à Paris.
M. le Rapporteur : En Corse, il y a deux commandants de groupement. Alors qui prend la décision ? Pourquoi avoir placé le GPS non pas sous la responsabilité d'un des commandants de groupement, mais sous celle du commandant de légion ?
M. Yves CAPDEPONT : D'abord, si le GPS avait été placé sous les ordres du commandant de groupement d'Ajaccio, cela aurait posé problème pour le faire intervenir en Haute Corse. Et compte tenu du rôle joué par le préfet de région en Corse, on a peut-être laissé à tort au commandant de légion de Corse des attributions opérationnelles qu'aucun de ses homologues n'a sur le continent.
M. le Rapporteur : Le commandant de légion sur le continent n'a plus d'attributions opérationnelles. On est donc dans une situation exceptionnelle.
M. Yves CAPDEPONT : C'est lié au fait que le préfet de Corse a un rôle de coordonnateur en matière d'ordre public, qui n'existe pas ailleurs.
M. le Rapporteur : Est-ce que la direction générale de la gendarmerie nationale n'a pas vu avec l'arrivée du préfet Bernard Bonnet l'occasion de prendre une place qu'elle n'avait pas précédemment, notamment dans les enquêtes judiciaires portant sur le terrorisme ? N'y a-t-il pas eu une concordance entre la volonté du préfet de ne pas s'appuyer sur les forces de police parce qu'il les suspectait, et la direction de la gendarmerie ? Cela a été confirmé par les dépositions des responsables de la gendarmerie qui estimaient qu'en Corse, la gendarmerie était presque systématiquement dessaisie ?
M. Yves CAPDEPONT : Ce n'est pas le sentiment de toute la gendarmerie. Mon chef d'état major m'en a parlé. Il arrivait de Corse et voyait d'un mauvais _il cette préférence marquée du préfet Bernard Bonnet pour la gendarmerie. C'est tout le problème de la collaboration entre police et gendarmerie.
Les gens sont choqués par ce qu'on appelle " la guerre des polices " ; moi, cela ne me choque absolument pas. Dès qu'on a deux institutions qui ont des frontières communes, il y a forcément des incidents de frontière et il y a des autorités qui sont là pour les régler. D'ailleurs, ces incidents sont très rares.
En Corse, ce contexte d'émulation ou de concurrence était peut-être exacerbé par rapport au continent parce que le travail est beaucoup plus dense ; de plus, en Corse, beaucoup plus fréquemment que dans d'autres régions, interviennent des gens venus de Paris. La division nationale antiterroriste et les juges de la 14ème section du tribunal de Paris viennent faire des " intrusions " dans le travail des magistrats et des policiers et gendarmes en Corse. La rivalité est peut-être exacerbée à cause de cela. Dès lors, que certains responsables de la gendarmerie aient vu une occasion de " planter un coin ", c'est possible mais je peux vous informer que le colonel Yves Quentel, qui a précédé le colonel Henri Mazères, m'a tout de suite dit en arrivant : il ne faut surtout pas faire cela parce que la police a, comme la gendarmerie, une place institutionnelle en Corse et, si on en fait trop, on le paiera un jour. Nous sommes conçus pour cohabiter et autant cohabiter en bonne intelligence.
M. le Rapporteur : On a bien senti ces problèmes de cohabitation dans l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac. Au sein de la section antiterroriste du tribunal de Paris, le juge Thiel avait saisi la gendarmerie de l'attentat de Pietrosella alors que le juge Bruguière avait tendance à privilégier la DNAT ; à un moment, l'affaire a été transférée. Cet épisode a été mal vécu par la gendarmerie.
M. Yves CAPDEPONT : C'est évident mais cela n'a rien d'exceptionnel : en Corse, la gendarmerie a toujours été systématiquement, non saisie ou dessaisie de toutes les enquêtes liées au terrorisme, sauf quand ces enquêtes la concernaient directement ; en effet, elle s'est toujours vu confier, par tradition, les enquêtes concernant les attentats contre les brigades de la gendarmerie (entre 1997 et 1998 sur douze mois, il y en a eu 50, dont deux roquettes antichars sur 2 brigades) C'était donc le cas pour l'enquête de Pietrosella qui a été faite sous le contrôle du magistrat. Je ne suis pas certain que l'attitude du juge Thiel était le motif principal du dessaisissement de la gendarmerie. Comme l'arme ayant servi à tuer le préfet avait été dérobée à Pietrosella, il y a un moment où nécessairement l'enquête de la gendarmerie rejoignait l'autre.
M. le Rapporteur : Il semblerait que les gendarmes n'aient pas bien vécu la période pendant laquelle les deux enquêtes étaient liées.
M. Yves CAPDEPONT : C'est certain. Ils sentaient qu'ils allaient aboutir dans l'affaire de Pietrosella, mais dans la mesure où le juge estimait que les auteurs de Pietrosella étaient peut-être les mêmes que ceux qui avaient assassiné le préfet, il était logique qu'il confie l'enquête à un seul service. Cependant, quand on réalise une enquête qui prend des heures et des heures et mobilise des dizaines de personnes, on n'apprécie pas d'être dessaisi au moment où l'on arrive au but.
M. le Rapporteur : Le GPS a-t-il contribué à l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac via Pietrosella ?
M. Yves CAPDEPONT : Sûrement. La section de recherche a dû employer à plusieurs reprises le peloton de renseignements et d'observation dans le cadre de son enquête sur Pietrosella. Je n'en connais pas le détail, mais plusieurs missions ont été accomplies.
M. le Rapporteur : L'affaire des paillotes est difficile à comprendre. Il y a des commandants de groupement, des officiers, en plus du lieutenant-colonel Bertrand Cavallier ; tous ces gens-là se connaissent, vivent ensemble. On impose à certains d'entre eux un acte délictueux vis-à-vis duquel ils sont extrêmement réticents. Comment peut-on expliquer que tout cela soit resté confiné et qu'il n'y ait pas eu, au travers de Cavallier, mais aussi des commandants de groupement, d'autres officiers, un signal d'alerte plus fort ?
M. Yves CAPDEPONT : Honnêtement, je pense que les commandants de groupement n'étaient pas au courant. Le GPS, c'était un peu l'outil du colonel Henri Mazères, qui était le seul à pouvoir le mettre en _uvre. Le fait qu'il ait choisi les seuls officiers pour cette mission est symptomatique. Qu'ils n'aient rien dit m'étonne aussi, mais ils vivaient en Corse et subissaient une forte pression. Mazères est un homme autoritaire qui a dû exercer un ascendant sur eux.
Et puis après tout, comment leur a-t-il présenté la chose ? Que leur a-t-il dit ? S'il leur a fait croire que c'était un ordre, qu'il fallait agir pour la République ? Seul le juge connaît la réponse.
M. le Rapporteur : Quelles sont les fonctions exactes du lieutenant-colonel Bertrand Cavallier et quelle était sa relation avec le colonel Henri Mazères ?
M. Yves CAPDEPONT : Le chef d'état major est l'homme qui met en musique les décisions du commandant de légion. C'est son collaborateur le plus direct. C'est lui qui coordonne l'action des bureaux.
M. le Président : Compte tenu de la situation en Corse, est-ce que tout cela ne vous paraît pas très compliqué ? Quand on regarde l'organisation à l'intérieur même de la gendarmerie et ses relations avec les autres forces de sécurité, notamment la police, est-ce que toute cette organisation est adaptée à la situation corse ? N'y aurait-il pas intérêt à simplifier ? C'est d'ailleurs ce que vous tirez comme conclusion dans votre rapport. Vous dites vous-même que la chaîne de commandement paraissait complexe.
M. Yves CAPDEPONT : Pas complexe.
M. le Président : Non, c'est l'inspecteur général Daniel Limodin qui juge la chaîne de commandement " particulièrement complexe ".
M. Yves CAPDEPONT : C'est tout le problème que j'évoquais du préfet adjoint pour la sécurité, du préfet qui n'a pas autorité sur son collègue de la Haute-Corse, mais qui décide quand même pour toute la Corse ; ce sont des rouages complexes. L'organisation de la gendarmerie en Corse est tout à fait classique, comme partout ailleurs. Maintenant qu'on a dissout le GPS, il faudra bien cependant remplir les missions qu'accomplissait cette unité et il faudra des unités pour les remplir qui n'existent pas ailleurs.
M. Yves FROMION : On a parlé d'une autre paillote qui aurait pu être incendiée préalablement. Y a-t-il eu avant l'affaire que nous connaissons une autre affaire ? Ce qui laisserait rêveur sur l'absence de communication au sein de l'unité ; s'il y a eu une première paillote qui a brûlé sans qu'on le sache, c'est un peu inquiétant.
Deuxièmement, on dit que Cavallier aurait enregistré sur magnétophone des propos tenus dans le secret du cabinet noir du préfet, et qu'il se serait servi de cette bande.
Troisièmement, vous l'avez laissé entendre que lorsque la gendarmerie a été dessaisie en décembre 1998 de l'affaire de Pietrosella, l'enquête était très avancée et les auteurs repérés. Le travail était très bien fait et la DNAT a bénéficié d'une affaire bien engagée. Et vous avez évoqué l'amertume, la frustration des gendarmes, la pression venant de la métropole et peut-être même des autorités politiques...
M. le Président : Du continent.
M. Yves FROMION : Je suis pris en flagrant délit ! La pression n'était peut-être pas exercée seulement par Mazères sur le GPS, mais elle s'exerçait peut-être sur Mazères et sur le préfet. Il fallait des résultats. Ne peut-on pas dire que tous ces éléments, divers mais finissant par se rejoindre, ont fait que les trois ont " disjoncté " ?
Quoi qu'il arrive, il fallait obtenir des résultats et l'enquête sur l'assassinat d'Erignac devait déboucher. Est-ce que tout cela n'a pas contribué au dérapage qu'on déplore aujourd'hui ?
M. Yves CAPDEPONT : Concernant l'incendie d'une autre paillote, je l'ai appris par la presse comme tout le monde. Quand j'étais là-bas, j'ai entendu une cinquantaine de personnes, tous les gradés du GPS et tous les officiers de la Corse, et j'ignorais tout de cette affaire. D'après ce que j'ai lu dans la presse, cela aurait été fait par Mazères et Pardini seuls ! Apparemment, personne ne l'a su.
Quant à l'enregistrement réalisé par Cavallier, il s'explique ainsi d'après ce que j'ai reconstitué : Cavallier va voir une première fois Bonnet au mois de mars pour le dissuader. Il croit l'avoir convaincu. Ensuite, il part en congé et quand il revient, Mazères est incarcéré et Cavallier entend Bonnet jurer ses grands dieux qu'il n'est au courant de rien. Je me mets à la place de Cavallier : il sait que Bonnet savait. Je crois qu'il a été convoqué par Bonnet et il se dit : " comme il ment, on va avoir une conversation, et quand je serai sorti, ce sera sa parole contre la mienne. " C'est là qu'il prend le magnétophone. Ce n'est pas lors du premier entretien, mais pour le deuxième ; on comprend mieux.
On m'a dit que Mazères et le préfet avaient pris trois " claques " : Pietrosella, les élections où les nationalistes avaient encore gagné du terrain et l'affaire du 9 avril dans laquelle la volonté de raser une paillote s'est heurtée à l'opposition des élus. L'opération avait été montée avec un escadron de gendarmerie, une section du génie, un déménageur...
M. le Rapporteur : Certains engins étaient d'ailleurs présents dans des conditions douteuses, d'après le rapport de l'inspecteur général Limodin.
M. Yves CAPDEPONT : Les VBRG ? Ils étaient à part. Je ne sais pas quelle est la vérité. Le colonel Mazères dit qu'ils effectuaient ce jour-là une épreuve de roulement à laquelle ils sont périodiquement soumis. A-t-il profité de cette opération technique d'entretien pour faire de la dissuasion ? En tout état de cause, je pense qu'ils n'étaient pas sous réquisition.
Pour en revenir au duo Mazères/Bonnet, à deux ou trois reprises au moins, on m'a dit : " Bonnet a envoûté Mazères ". C'est important dans ce contexte. Mazères voyait dans Bonnet l'homme qui avait sauvé l'Etat de droit en Corse et il lui était tout dévoué, peut-être trop.
M. Jean MICHEL : Le 9 avril, qui a pu faire reculer Bonnet en définitive ?
M. Yves CAPDEPONT : Je n'ai pas les éléments de réponse. Je pense que c'est un ordre qu'il a reçu. Vous savez très bien que trois élus sont venus sur place.
M. Jean MICHEL : A-t-il reculé de sa propre initiative ou en a-t-il reçu l'ordre ?
M. Yves CAPDEPONT : Je ne sais pas.
M. Jean MICHEL : Selon la description que vous faites de Bonnet - nous sommes un certain nombre à l'avoir rencontré sur place - et avec celle que vous faites de Mazères, on imagine difficilement que la présence du président de la collectivité territoriale ou la présence d'un ancien ministre ait pu arrêter la loi, puisqu'il s'agit de l'application de la loi.
M. Yves CAPDEPONT : Je ne sais pas, je ne connais pas les communications téléphoniques que le préfet Bernard Bonnet a eues à ce moment là. Ce dont on est sûr, c'est qu'ils étaient conscients tous les deux que l'opération prendrait deux ou trois jours. Cette paillote avait des fauteuils de plage en plastique et le déménageur était parti pour les emballer un par un, comme il l'aurait fait pour des fauteuils Louis XV !
M. Jean MICHEL : Il y avait peut-être un déménageur, mais dans d'autres occasions, au cours de l'été 1998, on a pu assister à la démolition complète d'un village de vacances. C'est autre chose qu'une paillote ! C'est-à-dire que pour exécuter une décision judiciaire qui remontait à 15 ans, on a requis l'armée pour faire respecter la loi. On imagine difficilement pourquoi il a été fait appel à une entreprise particulière pour faire le déménagement sans qu'il soit procédé d'office.
M. Yves CAPDEPONT : Le Génie avait été réquisitionné pour passer le bulldozer, mais avant, il fallait vider la paillote de ses meubles.
M. Jean MICHEL : Chacun s'imagine l'ambiance qui pouvait exister après l'assassinat du préfet Erignac. Vous a-t-il paru, à vous qui étiez à Paris, que l'organisation que vous mettiez en place était une organisation tout à fait extraordinaire, qui n'avait rien à voir avec ce qui se pratiquait de manière commune, même dans les territoires d'outre-mer, ou vous paraissait-il qu'elle était conforme à la gravité des faits qui venaient de se dérouler, à la mise en cause de la République et à l'absence de fiabilité des services de police sur place ? On s'est aperçu que les procès-verbaux des enquêtes étaient souvent dans la presse avant d'être chez le procureur de la République ou le juge d'instruction.
M. Yves CAPDEPONT : Après l'assassinat du préfet Erignac, le colonel Yves Quentel, en collaboration avec le lieutenant-colonel Bertrand Cavallier, a fait un rapport dans lequel il exprime des besoins et qui figure en annexe de mon rapport. Dès lors qu'on voulait intensifier la lutte contre la délinquance économique et financière, il fallait accroître les effectifs de la section de recherche. En outre, on envisageait depuis un certain temps de supprimer l'escadron 31/6 d'Ajaccio. On a donc créé le GPS, qui était une unité spécialisée mais de droit commun, et comme l'effectif du GPS était moins important que celui de l'escadron, cela a permis de récupérer des personnels pour renforcer la section de recherche d'Ajaccio. On a créé en même temps une annexe de la section de recherche à Borgo, près de Bastia, pour participer aux enquêtes. Dans le cadre du rétablissement de l'Etat de droit, le renforcement de la section de recherches et la mise sur pied de cette unité étaient tout à fait logiques et cohérents.
M. Jean MICHEL : Le fait que le préfet Bernard Bonnet se soit adressé de préférence à cette unité est parfaitement compréhensible au vu des dysfonctionnements de tous les services de police sur l'île ?
M. Yves CAPDEPONT : Surtout en matière de délinquance économique et financière, pour laquelle le problème de la corsisation de l'information est aigu, d'autant plus que tous les gendarmes envoyés en renfort de la section de recherche d'Ajaccio pour participer à la lutte contre la délinquance économique et financière devaient être des spécialistes et, sauf exception, n'étaient pas Corses.
M. Jean MICHEL : Vous avez indiqué tout à l'heure que Cavallier était allé en Corse sur la demande du préfet Bernard Bonnet, ce qui est exceptionnel. Le préfet Bernard Bonnet avait donc une entière confiance dans ce responsable, et sa disgrâce ne vient pas du préfet Bernard Bonnet, mais du seul fait que la responsabilité de la légion est assumée par Mazères ?
M. Yves CAPDEPONT : Exactement. Je pense que le préfet Bernard Bonnet utilise les gens compétents. Il a connu Cavallier à Perpignan, il l'a apprécié : il lui demande de le suivre en Corse pour l'aider. Mais à partir du jour où le responsable de la gendarmerie est le colonel Henri Mazères...
M. Jean MICHEL : Mazères est arrivé à quelle époque ?
M. Yves CAPDEPONT : A la mi-juin.
M. Jean MICHEL : Donc Cavallier est toujours à la préfecture dans l'été 1998.
M. Yves CAPDEPONT : Je crois que c'est à partir du mois d'août qu'il n'a plus affaire à Bonnet.
M. Jean MICHEL : Autre question que je me permets de vous poser : que pensez-vous d'un haut gradé de la gendarmerie, qui, comme vous le dites, travaille avec un crucifix sur son bureau dans le cadre d'une administration républicaine, et qui enregistre de surcroît les propos qu'il peut tenir avec un préfet ? Croyez-vous que ce soit quelqu'un qui soit digne de confiance de la part de la hiérarchie de la gendarmerie, qui est un corps de l'armée ?
M. Yves CAPDEPONT : Chacun est libre de ses convictions. J'ai eu Cavallier sous mes ordres et j'ai attendu d'être en Corse pour voir qu'il avait un crucifix sur son bureau ; je le connaissais comme un homme de devoir et de rigueur plaçant très haut son idéal et j'ignorais ses convictions religieuses.
M. Jean MICHEL : Mais cela ne vous surprend pas ?
M. Yves CAPDEPONT : J'estime que c'est un problème personnel.
M. Jean MICHEL : Montrer ostensiblement des signes distinctifs...
M. Yves CAPDEPONT : Je le connais bien, je l'ai fréquenté longtemps et j'ignorais tout à fait cela. Cela prouve que cela ne transparaissait pas dans son service.
Le fait qu'il ait enregistré sa conversation avec le préfet, je m'en suis expliqué. Il s'est dit " puisqu'il ment, c'est sa parole contre la mienne ".
M. Jean MICHEL : Cela vous paraît une attitude habituelle ?
M. Yves CAPDEPONT : Pas habituelle, mais explicable.
M. le Président : Ne faites pas dire au général ce qu'il n'a pas dit. Le général sait comme nous qu'un enregistrement n'a pas de valeur juridique en tant que preuve.
M. Yves CAPDEPONT : Cavallier, quand il évoque les officiers du GPS, parle des " soldats perdus ". Que l'on essaie de se mettre un peu à sa place : il rentre le lundi, il voit Ambrosse, pour qui il a beaucoup d'estime, en prison, il voit Tavernier en prison, Mazères en prison et l'adjudant-chef Moulié également. Il portait quand même un secret ; pendant huit jours, il a beaucoup souffert, en conscience, avant d'aller voir le juge.
M. Jean MICHEL : Vous avez parlé d'envoûtement pour certains et il ne faudrait pas qu'il y ait du mysticisme de la part d'un autre.
M. le Président : Il porte une croix.
M. Yves CAPDEPONT : Il a passé une semaine terrible à ressasser tout cela et à se demander s'il allait livrer son secret ou pas. Je sais que le colonel Rémy lui a conseillé également, s'il savait quelque chose, d'aller voir le juge.
M. Didier QUENTIN : Au bout de quelques mois d'existence du GPS, quel bilan pouvez-vous en tirer ? Quelles sont les actions positives dont on peut créditer cette unité que vous avez qualifié vous-même de magnifique ? Et comment expliquez-vous le fiasco final ? Vous avez dit vous-même qu'on remplit mal sa mission quand on a des réticences à l'accomplir.
M. le Président : Tellement mal que je m'interroge pour savoir si ce n'est pas, tel le petit Poucet, des indices qu'on a laissés pour l'identification possible des auteurs. Cela parait très gros. On a quand même affaire à des professionnels.
M. Yves CAPDEPONT : Non, ce ne sont pas des professionnels de ce métier-là. Je crois que, malgré l'impréparation de ces gendarmes, cette unité a eu une très grande utilité. Par ailleurs, ce n'est pas le GPS qui a rempli la mission, ce sont les officiers du GPS ; Mazères n'a pas pris une unité constituée du GPS, mais les quatre officiers.
Et puis, il y a le syndrome de l'échec. Ce sont des gens qui ne voulaient pas y aller, qui ne sont pas des spécialistes. Le capitaine Ambrosse était jusqu'à l'été le commandant du peloton motorisé des Landes, il faisait de la police de la route. Le lieutenant Pesse appartenait au groupe de sécurité du président de la république ; il était très doué pour la protection des personnalités mais pas en explosifs. Dumont ou Tavernier sortaient de l'école de Melun. Et sans en connaître tous les détails, j'ai la conviction que l'affaire n'était pas montée, elle a été improvisée : je sais qu'ils se sont perdus, cherchés, qu'ils ont manqué des rendez-vous. Est-ce que Mazères a dit à midi : c'est ce soir ou jamais, et c'est simple de craquer une allumette ?
Quant aux indices, si Ambrosse n'avait pas perdu son poste radio, je ne sais pas si on aurait trouvé les auteurs. Quant à la cagoule, ce n'est pas en Corse un indice très parlant : même s'il y avait des traces de sang dessus, ce n'est certainement pas sur les officiers de gendarmerie qu'on aurait été chercher des traces d'ADN. le fait de laisser des indices n'était pas volontaire puisqu'ils sont repartis pour récupérer le poste quand ils se sont aperçus qu'ils l'avaient perdu. Et si on ne l'avait pas trouvé, on n'aurait jamais su.
M. Michel VOISIN : Je voulais simplement dire à M. Michel, au sujet du crucifix sur le bureau du lieutenant-colonel Cavallier, que j'ai fait de nombreuses missions en tant que membre de la commission de la défense et que c'est quelque chose que j'ai remarqué assez souvent.
M. le Président : Nous ne sommes pas là pour enquêter sur les crucifix dans les casernes.
M. Jean MICHEL : Cela ne ferait pas sourire le ministre de l'Intérieur. L'esprit de la République, ce n'est pas cela du tout.
M. Jean-Pierre BLAZY : Vous concluez votre rapport par cette phrase : " en tout état de cause, les missions de protection, d'intervention et de renseignement devront toujours être assurées, en Corse comme ailleurs, mais elles doivent pouvoir l'être sans grande difficulté par des personnels mis en place dans des unités traditionnelles de gendarmerie ".
Je partage votre point de vue. Au-delà des faits dont nous avons beaucoup parlé, la commission d'enquête doit réfléchir sur la coordination des forces de sécurité. A cet égard, on évoque parfois, sinon la " guerre des polices ", du moins l'émulation ou la rivalité entre les services. Quel est votre point de vue et comment imaginez-vous pour l'avenir la coordination des forces de sécurité, gendarmerie et police, police dont on a dit par ailleurs, qu'elle était trop " corsisée " ?
M. Yves CAPDEPONT : la coordination doit se faire en Corse comme dans le reste de la France. Dans le domaine judiciaire, les magistrats coordonnent l'action des deux institutions et cela se passe bien en général. Le préfet a pour rôle de coordonner l'action en matière d'ordre public ou de police administrative, et cela se passe bien aussi. La difficulté en Corse, c'est que les événements sont tels - je rappelle qu'il s'y produit en moyenne 35 meurtres par an - que les nécessités d'arbitrage sont beaucoup plus fréquentes qu'ailleurs. C'est ce qui explique probablement certains incidents, mais je pense que les textes réglementaires et les statuts sont suffisamment précis pour régler le problème.
Et je répète que s'il y a des conflits d'attribution ou de principe au niveau national, chaque institution défendant un peu son pré carré, fort heureusement, sur le terrain, les responsables départementaux ou locaux de la police et de la gendarmerie ont assez le sens de l'intérêt général pour que la coopération fonctionne. Je n'ai eu dans ma carrière que des exemples de très bonne coopération. Et chaque fois que des problèmes ont surgi, je peux dire qu'ils étaient toujours liés à des questions de personnes. Il y en a sans doute eu en Corse. On m'a dit que le courant ne passait pas entre la gendarmerie et l'ancien patron du SRPJ, mais c'est parce que c'était lui, pas parce que c'était le SRPJ.
M. le Président : Les relations entre la gendarmerie et les autorités judiciaires étaient-elles normales ?
M. Yves CAPDEPONT : Oui, localement sûrement.
M. le Président : Il fut un temps où les magistrats se plaignaient beaucoup de l'absence de résultat de la part des services d'enquête, et notamment de la part des services de gendarmerie et de police sur place. Je me souviens d'une émission de télévision où les magistrats interrogés parlaient de dysfonctionnements concernant l'assistance qu'ils étaient en droit d'attendre des services de sécurité et qui ne leur était pas apportée. Mais pour la période incriminée, vous considérez que les relations étaient normales ?
M. Yves CAPDEPONT : Oui, d'autant plus que dans cette période nos personnels sentaient, à travers le préfet, une volonté gouvernementale d'avancer. Contrairement à d'autres moments où les personnels étaient un peu désespérés de voir que tout ce qu'ils faisaient n'était pas suivi d'effet.
M. le Président : Le ministre de la Défense nous a indiqué que l'effectif de la gendarmerie en Corse était de 900 gendarmes territoriaux et de 400 à 500 membres d'escadrons mobiles. C'est bien cela ?
M. Yves CAPDEPONT : En moyenne, oui. Ils sont un peu plus nombreux actuellement du fait de la présence de 9 escadrons, chacun étant composé de 85 gendarmes.
M. le Président : Pouvez-vous nous faire une comparaison ? Pour une population de 250 000 habitants, quelle est proportion habituelle de gendarmes ?
M. Yves CAPDEPONT : Outre les escadrons mobiles, dont la présence est conjoncturelle, la Corse reste un cas particulier car c'est le seul territoire français où, pour une population aussi faible, une légion est implantée, et qui dit légion, dit services à assurer. Si l'on ne tient pas compte des escadrons mobiles, le ratio gendarmes/population est tout à fait comparable à ce que l'on trouve ailleurs sur le territoire.
M. le Président : C'est comparable ?
M. Yves CAPDEPONT : En gendarmes départementaux. Evidemment si on compte les gendarmes mobiles, on crève le plafond.
M. le Président : Avez-vous enquêté sur les brigades de gendarmerie au fin fond de la Corse ? Avez-vous recueilli le sentiment de ces gendarmes un peu isolés qui travaillent dans un contexte difficile ?
M. Yves CAPDEPONT : Oui. En Corse nous avons 57 brigades, ce qui est énorme et les 50 attentats qui se sont produits en douze mois ont provoqué un stress certain dans la gendarmerie. Cela dépend des régions ; paradoxalement, la région de Calvi est plutôt calme malgré un grave attentat en 1997, mais à Ghisonaccia, le stress des personnels est très important.
M. le Rapporteur : On a évoqué les relations entre les différents services de sécurité. Comment les choses se passent-elles avec la DNAT, et quelle est votre appréciation sur son travail en Corse ?
M. Yves CAPDEPONT : Je ne peux pas en témoigner directement. Je n'ai jamais travaillé avec eux, mais j'imagine très bien que le SRPJ d'Ajaccio doit voir quelquefois l'action de la DNAT d'un mauvais _il : ces gens qui, depuis Paris, envoient des inspecteurs et demandent des renseignements, d'autant plus qu'on ne sait pas très bien ce qu'ils font. Je ne dis pas qu'il faut supprimer la DNAT, mais il est certain que ce type d'unité n'est pas toujours apprécié. Cela peut se produire de la même façon pour le RAID côté police, ou pour le GIGN côté gendarmerie. Quand ces unités vont remplir des missions localement, cela ne plaît jamais.
M. Michel VAXÈS : Le ministre de l'Intérieur et le ministre de la Défense, nous ont présenté des résultats assez éloquents pour 1998 : sur 30 ou 40 homicides, 19 ont été élucidés. Je veux bien croire que la mobilisation après l'assassinat du préfet Erignac ait pu y contribuer, mais quand même ! Les services de sécurité, que ce soit la police ou la gendarmerie, n'attendent pas l'assassinat d'un préfet pour se mobiliser ! Comment expliquez-vous la différence entre les résultats obtenus récemment et le nombre considérable de faits non élucidés par le passé ?
M. Yves CAPDEPONT : Les services de sécurité apprécient que le travail qu'ils font soit suivi d'effet. Dès lors qu'ils sentent que c'est le cas, il y a une dynamique qui s'enclenche et cela marche beaucoup mieux. Je vais vous donner un exemple qui me vient à l'esprit : dans l'affaire de Ghisonaccia, un nationaliste a giflé le commandant de compagnie ; sauf erreur de ma part, il a été condamné à 18 mois de prison fermes. Un parquet qui poursuit et des magistrats qui sanctionnent, cela renforce la détermination des personnels de gendarmerie et de police.
M. Jean MICHEL : C'était nouveau.
M. Yves CAPDEPONT : Si au contraire, pour des raisons d'opportunité, on est un peu plus laxiste ou plus tolérant, les services ont l'impression qu'ils travaillent pour rien puisque les affaires seront classées.
M. Michel VAXÈS : Cela veut-il dire que l'inefficacité des services de sécurité serait due simplement au laxisme ou à la déficience du parquet ?
M. Yves CAPDEPONT : Je n'utiliserai pas le terme de déficience, mais nos personnels sont déçus quand ils mènent une procédure et arrivent à confondre l'auteur, et que le parquet classe ou que la juridiction est très indulgente. Cela ne plaît pas. Nous faisons notre travail et la justice fait le sien. Et si elle estime que dans certains cas, elle doit être plus tolérante, ce n'est pas notre problème.
M. le Président : J'ai une dernière question à vous poser : au moment de l'affaire de Tralonca, aviez-vous une responsabilité opérationnelle au sein de la gendarmerie ?
M. Yves CAPDEPONT : C'était au début de l'année 1996. Je commandais la circonscription de Bordeaux à l'époque. Je n'ai connu de Tralonca que ce qu'on en a dit au sein de la gendarmerie.
M. le Président : Sous quelle forme ?
M. Yves CAPDEPONT : La gendarmerie avait relevé et communiqué les numéros des véhicules qui étaient là.
M. le Président : Avait-elle identifié les personnes présentes à cette conférence de presse ?
M. Yves CAPDEPONT : Oui, en ce qui concerne les propriétaires de véhicules.
M. Yves FROMION : Avait-elle communiqué ces informations au parquet ?
M. Yves CAPDEPONT : Au parquet ou au préfet, je ne sais pas ; ce que je sais, c'est que ces informations ont été communiquées.
M. le Président : Cela a sans doute provoqué un sentiment de frustration au sein de la gendarmerie.
M. Yves CAPDEPONT : Très certainement.
Audition de M. Pierre MÉHAIGNERIE,
ancien ministre de la Justice
(extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 24 juin 1999)
Présidence de M. Yves FROMION, Vice-Président
M. Pierre Méhaignerie est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Pierre Méhaignerie prête serment.
M. Pierre MÉHAIGNERIE : Monsieur le président, messieurs les députés, mes souvenirs n'étant plus très précis, je me suis entretenu, avant de me présenter devant votre commission, avec le procureur général de Bastia de l'époque, M. Christian Raysseguier, aujourd'hui procureur général à Rouen. À cette époque, dans le domaine de la justice, de nombreux textes législatifs ont été adoptés, concernant notamment la réforme du conseil supérieur de la magistrature, la Cour de justice, la perpétuité réelle pour les crimes sexuels, la procédure pénale, le code de nationalité, la faillite, les sociétés anonymes simplifiées, la loi d'orientation... Tous ces textes m'ont conduit à me rendre souvent sur le terrain et à écouter les magistrats, à la fois du parquet et du siège. Je me suis rendu une fois en Corse, après un rassemblement de militants nationalistes, non seulement pour avoir un débat avec les magistrats, mais également pour visiter la prison de Casabianca, dans la mesure où nous avions comme ambition de développer une prison-hôpital pour héberger les criminels sexuels.
Ma politique était celle de la liberté laissée aux procureurs dans la conduite des actions, l'absence d'instruction individuelle, mais un soutien à ceux qui comme en Corse étaient placés dans les situations les plus difficiles.
Quant aux relations que la justice entretenait sur le terrain, quelques éléments sont à noter. Tout d'abord, ceux qui exerçaient à cette époque avaient le sentiment de ne pas être informés suffisamment sur ce qui se passait sur l'île et parfois pouvait se négocier. Cependant, le fonctionnement de la justice était satisfaisant et les résultats positifs, tant en ce qui concerne la petite délinquance que la grande criminalité. Deux types de difficultés sont cependant à relever. La première a trait au terrorisme, la seconde à une certaine insuffisance de coordination ; la justice souffrait d'un manque d'autorité sur les services de police. La justice fonctionnait bien : les juridictions jugeaient et ceux qui étaient sur le terrain avaient l'impression d'avoir éradiqué un certain type d'actions mafieuses, qui consistaient par exemple en des prises d'otages de responsables d'entreprise en vue d'obtenir des rançons. Les enquêtes concernant les mafias ont en effet démarré à cette époque, et la justice a obtenu des résultats.
Ce qui polluait l'atmosphère, et la perception que le continent avait de la Corse, c'était les attentats. Sur ce sujet, la justice avait parfois le sentiment d'un manque d'information, notamment de la part des renseignements généraux. L'autorité judiciaire n'était pas suffisamment écoutée. Je peux citer l'exemple de la société de sécurité Bastia Securità pour laquelle elle a réclamé à plusieurs reprises des enquêtes sans être toujours suivie. Trop de personnes peut-être s'occupaient des mêmes dossiers pour que la circulation de l'information puisse fonctionner réellement bien entre la police et la justice.
M. le Président : Lorsque vous parlez de la " police ", parlez-vous de la police nationale ou de l'ensemble des services de sécurité, police et gendarmerie ?
M. Pierre MÉHAIGNERIE : Je parle de la police nationale. Les relations de la justice avec la gendarmerie ont toujours été de bonne qualité et de confiance.
S'agissant du problème du fonctionnement de la justice avec l'administration centrale et le garde des sceaux, aucune instruction individuelle n'a été donnée - rien n'a gêné en quoi que ce soit le fonctionnement de la justice. En échange, le procureur général exigeait de la direction des affaires criminelles du ministère de la Justice une bonne information compte tenu de l'acuité des problèmes. Sur le plan du fonctionnement, quelle était la relation entre les responsables locaux et l'administration centrale ? Je reprends les propos qui ressortent de ma conversation avec l'ancien procureur de Bastia : " Nous avons toujours été bien servis, il n'y avait pas de poste vacant et les moyens étaient assez confortables ". Mes services et mon cabinet ont en effet toujours donné la priorité à ceux qui avaient le plus de difficulté sur le terrain. Je reprends l'expression du procureur : " Il n'y avait pas de poste vacant ".
Contrairement à ce qui était perçu depuis le continent, il y avait, en Corse, à cette période, en comparaison avec certaines villes de la métropole, une grande sécurité dans la vie quotidienne : très peu d'homicides de droit commun étaient commis, seules des factions nationalistes rivales s'affrontaient. Les personnes âgées, les enfants étaient respectés, et les viols et les cambriolages étaient peu nombreux.
S'il fallait, en quelques mots, résumer cette période, je dirais que la chancellerie et la justice ont fait leur travail de façon satisfaisante, mais qu'elles auraient pu le faire encore mieux s'il y avait eu une meilleure coordination.
M. le Président : Comment étiez-vous informé de l'évolution de la situation dans l'île ? Etiez-vous associé à la détermination de la politique de sécurité en Corse ?
M. Pierre MÉHAIGNERIE : Je recevais des informations de la direction des affaires criminelles. La sécurité de la Corse était essentiellement déterminée par le ministre de l'Intérieur. Bien entendu, nous étions associés à cette politique ; mais nous étions informés sans être les initiateurs des rencontres et des réunions.
M. le Président : En clair, le ministère-pilote était le ministère de l'Intérieur.
M. Pierre MÉHAIGNERIE : Oui, et cela était justifié.
M. le Président : Comment peut-on expliquer qu'à cette époque, comme après, d'ailleurs, de nombreux crimes et actes de terrorisme n'aient pas pu être élucidés ? Vous nous avez donné un début de réponse en évoquant le manque de coordination et d'information ; au-delà de ces problèmes avez-vous un sentiment plus précis à ce sujet ?
M. Pierre MÉHAIGNERIE : En ce qui concerne la délinquance et la grande criminalité, les acteurs de la justice, sur le terrain, avaient le sentiment que la justice fonctionnait bien et qu'elle était dotée de moyens suffisants. Le problème résidait dans la relation avec les mouvements nationalistes et notamment avec les terroristes provenant de ces mouvements. Je me suis rendu en Corse quelques jours après l'un des premiers rassemblements de militants nationalistes masqués. Bien entendu, comme tout citoyen, je me suis inquiété du fait qu'il n'y ait pas eu de réactions suffisamment fortes et de suivi. Il m'a été répondu que la décision appartenait non pas aux forces locales, mais au pouvoir politique, et que la réponse n'était pas facile. En effet, seule une réponse militaire de grande ampleur était envisageable, ce qui ne rend pas la décision facile, le pouvoir politique tenant toujours à éviter tout drame conduisant à mort d'homme. Cela étant dit, il y avait une autre solution : filer un certain nombre de personnes et les interroger. Mais la justice reconnaît que la difficulté était très grande.
M. le Président : Doit-on conclure, monsieur le ministre, s'agissant de ce rassemblement, qu'il n'a pas été possible d'identifier les participants et donc de mener un début d'enquête pouvant conduire à une identification plus large de l'origine du mouvement ?
M. Pierre MÉHAIGNERIE : Je n'ai pas de réponse. Vous devriez poser la question au préfet de police de l'époque.
M. le Président : Je vous posais cette question, car elle me semblait correspondre à ce que vous disiez concernant le manque d'information provenant des renseignements généraux ou des services de police.
M. Pierre MÉHAIGNERIE : Il y a toujours un problème de relation entre le ministère de la Justice, les magistrats, et la police judiciaire. Le problème est général et il était probablement exacerbé en ce qui concerne la Corse. Il est évident que des mesures doivent être prises pour resserrer les relations entre la police judiciaire et le procureur général. Souvent les magistrats se sont plaints d'avoir été informés tardivement, notamment par la police et les renseignements généraux ; en revanche, les relations avec la gendarmerie étaient excellentes.
M. le Président : Le dialogue avec les mouvements nationalistes vous paraît-il une méthode acceptable pour réduire la criminalité dans l'île ?
M. Pierre MÉHAIGNERIE : Le dialogue est toujours nécessaire, dès lors que la force politique avec qui l'on désire dialoguer n'utilise pas la violence. Si la violence est utilisée, il convient d'appliquer la loi ; je ne crois pas que la faiblesse soit une force. Cela étant dit, c'est plus facile à dire qu'à faire. Je me garderai donc de porter des jugements, car dans toute violence, il y a des racines historiques. Il convient donc de s'attaquer à la cause du mal plutôt que d'appliquer immédiatement la force. Cependant, la violence n'est acceptable ni en Corse ni sur le continent.
La lutte contre les mafias, la délinquance financière ou la petite délinquance était effective en Corse. Les responsables locaux estimaient qu'ils avaient les moyens nécessaires et des résultats substantiels ont été obtenus. En revanche, ils avaient plus de difficulté avec les attentats des mouvements nationalistes.
M. le Président : Vous semblez faire une différence entre les mafias, la délinquance, la criminalité " classique ", et les mouvements nationalistes. Existait-il réellement une distinction formelle entre les deux, ou, au contraire, vous avez pu constater une dérive mafieuse des mouvements nationalistes en Corse ?
M. Pierre MÉHAIGNERIE : Je ne peux pas vous répondre avec précision sur ce point. Mais s'il y avait une dérive, elle était moins importante qu'au cours de ces dernières années.
M. le Rapporteur : S'agissant du dialogue avec les nationalistes, pensez-vous que le ministère-pilote sur le dossier corse avait contacté un certain nombre de forces nationalistes pour engager un dialogue ?
M. Pierre MÉHAIGNERIE : Je ne peux répondre que pour le ministère de la Justice : nous n'avions engagé, en ce qui nous concerne, aucun dialogue avec les mouvements nationalistes.
M. le Rapporteur : Vous nous avez dit que la justice n'était pas toujours suivie par la police dans les affaires qu'elle souhaitait traiter. Etait-ce le fait d'une mauvaise organisation ou d'une volonté délibérée de ne pas la suivre ?
M. Pierre MÉHAIGNERIE : La justice aurait bien aimé, il est vrai, être mieux informée
- notamment par les services des renseignements généraux. Par ailleurs, l'autorité judiciaire, sur certaines affaires, n'était pas suffisamment écoutée. Et j'ai donné l'exemple de l'affaire Bastia Securità.
M. le Rapporteur : Vous n'avez pas de raison de penser que, pour cette affaire, des raisons autres que d'organisation, avaient été prises en considération ?
M. Pierre MÉHAIGNERIE : Je n'ai pas d'éléments suffisants pour répondre à cette question.
M. le Rapporteur : Avez-vous des éléments à nous apporter sur l'affaire de Sperone, en 1994, qui a débouché sur l'arrestation d'un grand nombre de nationalistes ?
M. Pierre MÉHAIGNERIE : Non, aucun, mais je peux, si vous le souhaitez, questionner les intéressés.
M. le Rapporteur : Cette affaire avait été traitée par la 14e section du parquet de Paris. Comment jugez-vous le dispositif antiterroriste ?
M. Pierre MÉHAIGNERIE : Je n'ai pas de critique à formuler.
M. le Rapporteur : Existait-il des relations entre votre ministère, le parquet et les juges chargés de ces questions ? Une politique pénale avait-elle été définie dans ce domaine ?
M. Pierre MÉHAIGNERIE : L'attention du ministère de la Justice était plus orientée vers les attentats islamistes et leurs conséquences sur le continent que sur le dossier corse ; et j'ai rencontré à plusieurs reprises les responsables de la section compétente, ainsi que la direction des affaires criminelles, notamment M. Faletti. Traditionnellement, et c'est une bonne chose s'agissant de problèmes d'ordre public, le dossier corse était laissé au ministère de l'Intérieur. L'affaire de Spérone a donné lieu à l'ouverture immédiate d'une information. Les décisions de remise en liberté étaient de la responsabilité des juges du siège sur lesquels le ministère ne pouvait et ne devait pas intervenir en raison de leur indépendance statutaire.
M. le Rapporteur : Vous avez dit que trop de personnes s'occupaient du dossier corse. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?
M. Pierre MÉHAIGNERIE : Je pensais notamment à la superposition des pouvoirs en Corse : les nombreuses structures, dont le préfet de police, ne facilitaient pas la transmission de l'information. ; et chacun sait que lorsqu'il y a beaucoup de structures, le pouvoir appartient à celui qui détient l'information. Il faudrait simplifier l'organisation, mais ce qui est vrai en Corse vaut également pour le continent, où beaucoup de structures administratives se superposent.
M. le Rapporteur : Les renseignements généraux pratiquaient-ils une rétention d'information ?
M. Pierre MÉHAIGNERIE : Les renseignements généraux ont un seul et unique patron ! Or la justice aime bien être au courant à tout moment. C'est peut-être là qu'il convient de chercher le moyen d'améliorer l'efficacité de l'action publique.
M. Roger FRANZONI : Monsieur le ministre, si ma mémoire est bonne, je vous ai accueilli, avec François Giacobbi, alors que vous étiez ministre de l'équipement et de l'agriculture, devant les ruines du bâtiment de l'équipement à Bastia - bâtiment neuf qui venait d'être plastiqué. Vous aviez alors manifesté votre surprise et dit : " Je me demande si l'on va reconstruire ". Or, depuis, il a été reconstruit plusieurs fois ! Mais je m'éloigne du sujet ! Les juges vous ont-ils dit, à l'époque, qu'ils exerçaient leur fonction dans la sérénité et le calme, sans crainte et sans peur ? Etaient-ils totalement détendus face aux accusés qui se présentaient devant eux ?
M. Pierre MÉHAIGNERIE : S'agissant de votre remarque concernant le bâtiment de l'équipement, comprenez bien que l'on se pose toujours la question de la nécessité d'une reconstruction si l'on sait pertinemment que ce même bâtiment va faire l'objet d'un nouvel attentat quelque temps plus tard ! On hésite toujours à dépenser de l'argent alors que les demandes de construction sur le continent, notamment en palais de justice et en prisons, sont fortes. Lorsque j'étais ministre de l'agriculture, j'étais extrêmement attaché au développement de la Corse. Je trouve que l'île a un potentiel agricole et touristique important ; qu'il y a là une mine de richesses, d'emplois et de développement. Mais l'agacement vient lorsqu'on voit que tout cela est ruiné par l'absence de confiance causée par les mouvements terroristes.
Les magistrats avaient-ils le sentiment de travailler en toute sécurité ? Ne partaient en Corse que des magistrats volontaires et de qualité ; et je ne crois pas qu'ils avaient, à cette période, le sentiment que l'on pouvait porter atteinte à leur vie. Ils réalisaient un travail passionnant et important, et obtenaient de bons résultats. L'insatisfaction était en partie liée au problème de coordination dont je viens de parler. Par ailleurs, je puis vous affirmer qu'ils sont choqués par ce qui est dit aujourd'hui et par la caricature qui est faite des politiques menées dans le passé ; ils estiment, en effet, qu'à cette période, les résultats obtenus par la justice étaient significatifs.
M. Roger FRANZONI : Vous savez tout de même que des magistrats ont été plastiqués !
M. Pierre MÉHAIGNERIE : Oui, mais je ne crois pas que c'était à cette période-là ! Outre les problèmes liés au terrorisme, ils avaient un sentiment de sécurité dans la vie quotidienne plus important que dans beaucoup de régions françaises.
M. Roger FRANZONI : Un sentiment de sécurité ? Cela remonte à loin, monsieur le ministre !
M. Pierre MÉHAIGNERIE : Je dis bien à cette période, et dans la vie quotidienne.
M. Roger FRANZONI : Vos procureurs généraux vous informaient certainement des arrêts de cour d'assise ; en étaient-il satisfaits ? N'étaient-ils pas surpris de l'acquittement des gens du milieu, alors que les pauvres gens étaient toujours condamnés ? Ils ne vous en ont jamais parlé ?
M. Pierre MÉHAIGNERIE : Mais si cette remarque est en partie juste, comme il s'agit de cours d'assise il faut savoir que le jury est tiré au sort parmi les citoyens de l'île. J'ai le sentiment que les procureurs ont fait leur métier.
M. le Rapporteur : De nombreux attentats en Corse ne sont pas d'origine terroriste. La majorité concerne des règlements de compte individuels, le grand banditisme et la criminalité organisée. Tout cela n'est-il pas en contradiction avec vos propos, lorsque vous affirmez que dans la vie quotidienne régnait une certaine sécurité ?
M. Pierre MÉHAIGNERIE : Il est toujours difficile de déterminer l'origine des attentats. Mais dans la lutte contre ce qui était perçu comme des mafias financières, certains homicides étaient commis par des factions rivales. Dans ce domaine, la justice a eu le sentiment d'obtenir des résultats.
M. le Rapporteur : S'agissant du dispositif antiterroriste et du dépaysement d'un certain nombre d'affaires, les magistrats locaux ne se sont-ils pas plaints du fait que de nombreuses affaires étaient traitées par Paris ?
M. Pierre MÉHAIGNERIE : Les magistrats n'ont, à ma connaissance, manifesté aucune frustration auprès de la direction des affaires criminelles ou du parquet.
M. le Président : Vous ne considérez donc pas que certains actes répréhensibles n'ont pas fait l'objet de poursuites judiciaires où que certaines personnes arrêtées ont été libérées trop rapidement ; en fait, la justice a suivi son cours en toute sérénité.
M. Pierre MÉHAIGNERIE : C'est en tout cas l'appréciation du procureur général de l'époque, en charge de la coordination.
M. Didier QUENTIN : Monsieur le ministre, vous avez insisté sur le manque d'information qui semblait caractériser les relations entre la justice et les différents corps de police, notamment les renseignements généraux. En aviez-vous parlé avec votre collègue de l'intérieur et quel était le rôle du Premier ministre ?
Par ailleurs, pouvez-vous nous en dire un peu plus sur l'affaire Bastia Securità ? Enfin, pensez-vous que la " corsisation " de certains corps administratifs, et notamment de la police, pouvait être à l'origine de ce manque d'information ?
M. Pierre MÉHAIGNERIE : Je vous conseille de poser cette question aux magistrats qui étaient quotidiennement sur le terrain. Je puis simplement vous dire que les relations entre les ministères de la justice et de l'intérieur étaient de bonne qualité, et que les rencontres entre les directeurs - le directeur des affaires criminelles, le directeur de la police, et les directeurs de cabinet - étaient régulières. Mais il est vrai que les corps de police ont, à l'égard de la justice, une volonté d'autonomie, une certaine méfiance et que, de ce fait, ils oubliaient le rôle et le support qu'elle peut apporter. Cependant je dois dire que la police en Corse ne peut pas se faire sans les policiers corses ; ils disposent d'une source d'information et de compréhension immédiate et irremplaçable. Quel était le rôle du Premier ministre ? Les réunions concernaient davantage le terrorisme islamiste, les projets de loi et les arbitrages que le dossier corse.
Aujourd'hui, dans le débat relatif à la réforme de la justice, ce problème police judiciaire-justice reste posé. La justice a son mot à dire en ce qui concerne l'emploi des moyens et le renforcement des effectifs, or elle n'est pas souvent écoutée. Enfin, et je le répète, il était normal que le ministère de l'Intérieur soit chargé de la coordination du dossier corse. Le problème venait plus de la superposition des structures, trop nombreuses.
Quant à Bastia Securità, si le procureur général réclamait des enquêtes, c'est qu'il avait constaté que le personnel ne restait que quelques mois dans cette société, afin de bénéficier des avantages sociaux. Il s'est passé du temps avant qu'il n'obtienne satisfaction.
M. le Rapporteur : Il n'y a pas eu d'enquête préliminaire sur Bastia Securità ?
M. Pierre MÉHAIGNERIE : Je n'ai pas d'élément de réponse à cette question. Ou alors plus tard. Car la justice a dû faire plusieurs demandes avant d'obtenir des réponses.
M. le Président : Avez-vous le sentiment qu'un excès de " corsisation " ait pu gêner le bon fonctionnement de la justice ? Avez-vous été amené à réfléchir sur ce problème et, éventuellement, à prendre des décisions ? Vous nous avez dit que les magistrats qui souhaitaient aller en Corse étaient tous des volontaires. Or l'on entend dire que les magistrats - cela vaut pour d'autres corps de la fonction publique - qui sont en Corse ne sont pas tous les meilleurs, et que certains préparent déjà leur retraite.
M. Pierre MÉHAIGNERIE : Il convient de distinguer les magistrats du parquet et les magistrats du siège ; ces derniers ont une grande liberté et peuvent rester sur place s'ils le désirent. En ce qui concerne les magistrats du parquet, les choix étaient de qualité. Dans le fonctionnement de la justice - comme dans le fonctionnement d'autres services publics - le fait de rester trop longtemps au même poste n'est pas sain. C'est un problème qui se pose au conseil supérieur de la magistrature. Aujourd'hui, ceux qui refusent la mobilité ont des perspectives de promotion retardées. Ces dernières années, il y a eu une réelle mobilité. Quoi qu'il en soit, je le répète, le procureur général de Bastia avait une équipe compétente.
M. le Président : Vous avez fait une différence entre la police et la gendarmerie. Que pensez-vous de la façon dont la justice répartissait ses enquêtes entre la police et la gendarmerie ?
M. Pierre MÉHAIGNERIE : La répartition des enquêtes est liée à la délimitation du territoire ; la gendarmerie est compétente en milieu rural et la police en milieu urbain. La gendarmerie est un corps hiérarchisé ; les relations de confiance étaient plus fortes et la transmission des informations plus facile.
M. le Président : On peut donc supposer que les magistrats préféraient saisir la gendarmerie plutôt que la police.
M. Pierre MÉHAIGNERIE : Probablement.
M. le Président : Monsieur le ministre, je vous remercie de votre intervention.
Audition de M. François LÉOTARD,
ancien ministre de la Défense
(extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 24 juin 1999)
Présidence de M. Yves FROMION, Vice-Président
M. François Léotard est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. François Léotard prête serment.
M. François LÉOTARD : Monsieur le président, je voudrais, avant de répondre le plus précisément possible à vos questions, ouvrir mon propos par un hommage appuyé aux forces de la gendarmerie en Corse.
En effet, la tâche qui est celle de nos militaires de la gendarmerie en Corse est extraordinairement difficile et ils l'accomplissent avec un dévouement et une qualité du service de l'Etat qui sont très grands. Je voudrais donc leur rendre un hommage, d'abord parce qu'ils ont payé très cher ce service de l'Etat - je citerai quelques chiffres tout à l'heure - mais également parce que les conditions dans lesquelles ils accomplissent les missions que la République leur confie sont extrêmement délicates et que les événements récents mettant en cause quelques officiers de la gendarmerie, ont provoqué dans cette arme une très grande émotion et un malaise.
La deuxième réflexion préliminaire que je souhaite faire, c'est que, pour le ministère de la Défense et pour moi-même - même si cela peut étonner - ce n'était pas la Corse qui était la première préoccupation pendant cette période 1993-1995 et cela pour deux raisons :
- premièrement, comme vous le savez, et comme d'autres ministres ont dû le dire devant cette commission, depuis un décret de 1903, la gestion et l'emploi des forces de gendarmerie, pour ce qui concerne les missions de police et d'ordre public, sont placés sous l'autorité du ministre de l'Intérieur ;
- deuxièmement - et cette seconde raison est plus déterminante - parce que cette période a été marquée pour le ministère de la Défense par des crises beaucoup plus graves que celles de la Corse, dont bien sûr celle du Rwanda où nous avons engagé des forces militaires importantes, celle du Cambodge, de Somalie mais surtout celle de Bosnie où plus de 5 000 de nos soldats étaient engagés dans des conditions très périlleuses. Les consignes qui m'étaient données par le président de la République et le Premier ministre étaient donc, bien entendu, de veiller à la sécurité de nos forces en Bosnie.
Par conséquent, la Corse n'était pas la première préoccupation du ministre de la Défense même si, naturellement, avec l'ensemble du Gouvernement, j'ai contribué à faire en sorte que les lois de la République y soient respectées. Dans un jugement évidemment porté a posteriori, je peux dire aujourd'hui que la situation que j'ai connue en Corse pendant les années de 1993 à 1995 m'a semblé, malgré les chiffres que je vais donner, un peu plus calme que la période qui l'avait précédée et que celle qui l'a suivie mais, bien entendu, c'est en partie un jugement subjectif.
J'articulerai mon propos autour de deux réflexions qui seront brèves de manière à pouvoir répondre à vos questions.
Premièrement, malgré les difficultés très spécifiques qui étaient liées à l'insécurité sur l'île, la gestion des forces de gendarmerie a été exercée par le Gouvernement dans le strict respect des lois et des règlements. Si je parle de " difficultés spécifiques " c'est parce que les chiffres sont effectivement très perturbants pour le pays et je vais les rappeler : 1993, 26 assassinats, 365 attentats ; 1994, 40 assassinats, 379 attentats ; 1995, 36 assassinats, 421 attentats. Il s'agit donc de chiffres extrêmement élevés qui illustrent le climat d'insécurité et de violation de l'ordre public qui prévalait en Corse. Je compléterai ces chiffres, à l'intention de votre commission, par d'autres éléments d'analyse : le nombre de brigades visées par des attentats et des mitraillages au cours de ces deux années est tout à fait considérable puisqu'il est de 4 en 1993, de 16 en 1994 et d'une en 1995. Il s'agissait, soit de mitraillages de façade, soit de tentatives d'attentats ou d'attentats contre les locaux.
Ces difficultés m'ont amené à renforcer les effectifs de gendarmerie en Corse, puisque durant la période placée sous ma gestion et celle du Gouvernement de M. Edouard Balladur, nous avons augmenté les effectifs de gendarmerie de 46 personnels militaires. C'est une décision politique que j'avais souhaitée. A ce propos, je rappelle que les effectifs ont toujours été, durant ces dernières années, sensiblement supérieurs à la moyenne nationale. Nous avions, en Corse, et je crois que cela doit être le cas encore aujourd'hui, mais je ne suis pas certain des chiffres actuels, environ 500 militaires de la gendarmerie départementale dans les deux départements, auxquels s'ajoutait à peu près le même chiffre d'hommes qui provenaient, de l'escadron de gendarmerie mobile, basé à Ajaccio, qui a été dissous si j'en crois la presse récente, et qui étaient en permanence affectés au soutien des deux gendarmeries départementales et selon les occasions entre 3 et 4 escadrons de gendarmerie mobile qui contribuaient au maintien de l'ordre et à l'appui apporté aux gendarmeries départementales.
Ce sont les mitraillages auxquels je viens de faire allusion qui m'ont amené à effectuer un déplacement, dont la raison d'être et le fondement étaient l'inquiétude provoquée chez les épouses de gendarmes par les mitraillages de ces casernes. J'en ai effectué d'autres, mais qui avaient des objectifs différents, notamment militaires, puisque je suis allé à Solenzara à plusieurs reprises, à Bonifacio et Ajaccio pour les opérations foncières du ministère de la Défense. Les rapports qui me parvenaient étaient inquiétants quant à la crainte exprimée par ces femmes, qui vivent comme vous le savez avec leurs enfants, dans les casernes. J'étais donc allé visiter deux gendarmeries qui avaient été mitraillées et les épouses de gendarmes m'avaient parlé de leurs difficultés pour rassurer les enfants qu'elles couchaient sur des matelas, à même le sol, pour faire en sorte qu'ils soient protégés par les murs en cas de mitraillages. J'avais été très touché par ces remarques. J'avais reçu ces femmes et les gendarmes et j'avais pris une décision qui n'a d'ailleurs pas eu de conséquences : j'avais dit aux sous-officiers que je rencontrais que, bien entendu, ils étaient tout à fait libres de revenir sur le continent s'ils le souhaitaient... Je dois informer la Commission qu'aucun n'a formulé de demande en ce sens alors que j'avais dit que je donnerais des instructions à la direction de la gendarmerie pour faciliter leur retour. Ce déplacement avait été pour moi assez important parce que j'avais senti le malaise qui pouvait s'emparer des militaires et notamment de leurs épouses.
Outre le renforcement des effectifs, j'avais été conduit à prendre une seconde décision qui s'est révélée être un échec, à savoir l'affectation d'une partie des brigades de l'intérieur sur le littoral où se produisaient les événements délictueux les plus importants mais je n'y suis pas parvenu compte tenu de la pression des élus, des maires notamment, voire du corps lui-même qui souhaitait conserver son implantation en milieu rural et qui n'était guère désireux de changer. Pour finir, une seule brigade a donc été transférée de l'intérieur vers le littoral ce qui, je le reconnais, n'est pas véritablement une réussite.
Je me suis interrogé - et je terminerai la première partie de mon intervention sur cette interrogation - sur les raisons pour lesquelles la gendarmerie avait subi plus que d'autres services de l'Etat cette violence. J'ai trouvé deux éléments de réponse mais ce ne sont que des hypothèses :
- premièrement, la nature militaire de l'arme qui se trouve probablement assez fortement contestée par les nationalistes, comme la légion avait pu l'être il y a quelques années ;
- deuxièmement, et j'insiste sur cette seconde raison parce qu'elle m'a beaucoup frappé dans toute l'histoire récente de l'île, la non-corsisation des emplois.
J'ai demandé, pour avoir des informations plus précises sur ce sujet ce qu'avait été la politique traditionnelle de la gendarmerie avant que je ne prenne cette responsabilité et l'on m'a répondu que la gendarmerie nationale n'a jamais affecté les militaires dans les différentes régions françaises en fonction de leur origine géographique. A ce propos, je citerai un chiffre qui me semble intéressant : sur 906 gendarmes, donc un peu moins du millier que j'évoquais tout à l'heure qui se trouvaient en Corse, 9 sous-officiers - soit 1 % - étaient d'origine corse et trois d'entre eux étaient mariés à des femmes corses. C'est dire à quel point la direction générale de la gendarmerie et ce corps, qui est un corps d'élite, ont refusé ce qui se produisait à mon sens dans d'autres services de l'Etat - et je pense notamment au ministère de l'Intérieur - à savoir une évolution progressive vers la corsisation des emplois.
Le seul événement notable de cette période fut l'arrestation par les forces de gendarmerie de terroristes à Spérone, qui est un village de maisons luxueuses construites au sud de l'île. Cette action a été menée avec succès ; ces hommes étaient porteurs de toutes sortes d'armes et d'outils de terreur.
Le second volet de mon propos portera sur la gestion de la gendarmerie qui a été exercée dans le strict respect des lois et des règlements de la République. Je peux dire que la seule dérogation par rapport au droit commun continental à laquelle nous ayons consenti avec mes prédécesseurs et mes successeurs, est celle de la double campagne. C'est une disposition ancienne qui permettait de considérer que les gendarmes en poste en Corse durant une période limitée à huit ans, avaient effectué une campagne de dix ou douze ans, si mes souvenirs sont bons. Je dois d'ailleurs ajouter que les volontaires étaient nombreux, notamment pour cette raison.
Sur l'île, la hiérarchie qui pesait sur les forces de gendarmerie était totalement la même que sur le continent : j'y ai veillé ! Il n'y avait ni unités spéciales, ni règles spéciales. Ces deux départements avaient les mêmes structures que les autres départements français. Ils étaient donc sous l'autorité du préfet chargé de la sécurité et donc du ministère de l'Intérieur et du procureur général de Bastia pour les affaires judiciaires. Un général commandait à Marseille, comme c'est, je crois, toujours le cas actuellement, l'ensemble de la circonscription Provence-Alpes-Côte d'Azur et Corse. Il était le supérieur hiérarchique des deux colonels commandant le groupement de gendarmerie de chacun des départements. Sur l'île, la hiérarchie était normale, la circulation de l'information se faisait comme dans tous les départements français ; je terminerai en disant qu'au niveau national - il n'y avait pas de cellule particulière chargée des affaires corses à Matignon, ce que pourra d'ailleurs vous confirmer M. Edouard Balladur si jamais vous l'interrogez. Chaque ministre avait la responsabilité de son département ministériel.
Pour ce qui concerne le ministère de la Défense, à ma demande et sur mes instructions, mon directeur de cabinet, qui est aujourd'hui préfet de région, organisait tous les quinze jours une petite réunion de travail discrète, avec le magistrat que j'avais nommé comme conseiller technique à mon cabinet pour les affaires de la gendarmerie, le directeur général de la gendarmerie, ainsi que le colonel qui suivait, sous l'autorité du conseiller technique, les affaires de gendarmerie pour faire le point sur les événements, les incidents et les accidents qui avaient pu se produire... Sur mes instructions également, ce même directeur de cabinet procédait de façon exactement identique avec le ministère de l'Intérieur puisque, tous les quinze jours, avec le directeur de cabinet du ministre de l'Intérieur, ils harmonisaient les informations et les décisions qui devaient être prises par les deux ministères.
Enfin, les deux directeurs généraux que j'ai connus - M. Jean-Pierre Dintilhac d'abord et M. Patrice Maynial ensuite - étaient tous les deux des magistrats, car j'ai tenu à respecter la règle non écrite qui voulait que le directeur général de la gendarmerie fût un magistrat. Bien que cette règle n'ait pas toujours été appliquée - j'ignore ce qu'il en est aujourd'hui - elle était pour moi très importante et je continue à la considérer comme une règle de bonne gestion de ce corps.
Avant de terminer, il me reste à ajouter que j'informais régulièrement le chef de l'Etat. Il me recevait tous les lundis, sur les affaires militaires, étant précisé que l'entretien portait généralement sur la Bosnie qui, encore une fois était, pour le Gouvernement et les pouvoirs publics de l'époque, une source de graves inquiétudes.
Telles sont, monsieur le président, en quelques mots, les précisions que je tenais à apporter à la Commission.
M. le Président : Je vous remercie, monsieur le ministre. Avant de passer la parole à mes collègues, je voudrais simplement vous poser quelques questions qui sont de nature à préciser ou à éclairer les propos que vous avez déjà tenus.
Premièrement, vous nous dites qu'il n'y avait pas d'échelon de coordination au niveau de Matignon et que chaque ministère était autonome. N'avez-vous pas cependant le sentiment que le ministère de l'Intérieur était le chef de file par rapport aux autres ministères, du fait que les préfets sont chargés de la sécurité publique et que, j'allais dire, par vocation naturelle, ce sont eux qui doivent plutôt " tirer la charrette " ?
Par ailleurs, n'avez-vous pas eu le sentiment de jouer un rôle dans la définition de la politique de sécurité en Corse ? Vous nous avez dit qu'à l'époque, il y avait des difficultés plus prégnantes. Néanmoins, face à la situation corse, n'avez-vous pas l'impression, qu'elle était, si vous me permettez cette formule, " moins pire " que ce que l'on a pu connaître avant et après ? Il y a sans doute eu une volonté de réaction puisque vous nous avez parlé de réunions régulières : avez-vous, vous-même, à un moment donné, eu envie de marquer de votre empreinte les affaires corses ?
Par ailleurs, puisque vous nous avez décrit la chaîne de commandement sur place et à Paris, avez-vous le sentiment qu'au niveau de la direction générale de la gendarmerie et de vos proches collaborateurs, il y avait une communication sans faille et que vous étiez bien informé de ce qui se passait sur place ? Plus généralement, pensez-vous qu'il y avait une bonne communication entre les services chargés de la sécurité, à savoir entre la police, la gendarmerie et - j'insisterai un petit peu plus sur ce point -les renseignements généraux ?
M. François LÉOTARD : Bien volontiers, monsieur le président, et si ces réponses étaient insuffisantes, je m'efforcerai de les compléter !
Sur le premier point, je dirai que le ministre de l'Intérieur avait une responsabilité éminente, et sans aucun doute - j'ignore ce qu'il en est par rapport au ministre de la Justice et je ne sais d'ailleurs pas si c'est en ces termes qu'il convient de présenter les choses -, supérieure à celle du ministre de la Défense ! Je me souviens de réunions interministérielles où, s'agissant de la Corse, c'était bien entendu le ministre de l'Intérieur qui " planchait " sur les affaires d'ordre public. Je l'affirme également tout simplement pour les raisons juridiques suivantes : les forces de gendarmerie sont à la disposition du ministre de l'Intérieur pour les actions de police générale, de maintien de l'ordre alors que le ministre de la Défense ne donne aucune instruction dans ce domaine, au sens opérationnel du terme. Je me rappelle qu'à l'occasion de mon déplacement, j'ai rencontré les colonels en question, et je leur ai demandé de me faire le point sur ce qui se passait en Corse. Je leur ait dit que, bien entendu, ils étaient sous l'autorité du préfet chargé de la sécurité et de la filière hiérarchique qui remontait Place Beauvau. J'essayais de répondre à des questions qui étaient plus propres à l'arme elle-même et à la sécurité des familles dont les membres vivent en caserne. Ayant toujours été personnellement hostile à cette idée de corsisation des emplois, j'étais préoccupé par la question de savoir si des militaires étaient issus de l'île car, j'étais plus que réservé sur cette éventualité.
J'avais en tête la crise de 1989 qui a touché très durement la gendarmerie et je voulais éviter qu'elle ne se reproduise, ce dont je ne suis d'ailleurs pas certain aujourd'hui. Il y en, en effet, en permanence - et j'en viens à l'autre partie de votre question - pour les gendarmes, cette idée de la double tutelle, Justice d'un côté, Intérieur de l'autre, qui ne permet à leur troisième tuteur, le ministère de la Défense, de ne les défendre qu'en matière d'avancement, de statut militaire et, en définitive, seulement de façon accessoire. Or, la comparaison établie principalement par les épouses, avec les statuts de la police nationale, se fait toujours au détriment des gendarmes, notamment du fait de la syndicalisation très forte du ministère de l'Intérieur. Le regard qu'ils portent sur leurs collègues de la police nationale qu'ils côtoient tous les jours, met en relief les contraintes, les astreintes qui sont les leurs. Elles apparaissent si lourdes, notamment pour ce qui concerne les sous-officiers, que leur jugement se fait au détriment du corps, au détriment de l'arme et je crains beaucoup qu'une évolution vers la " civilisation " de cette arme ne soit en cours qui les pousse un jour à ou l'autre à vouloir se syndicaliser et à échapper au statut militaire.
Les officiers sont très attachés à ce statut, car ce sont généralement des saint-cyriens. Mais les sous-officiers qui, comme tous les Français ont des problèmes économiques, comparent leur situation militaire à celle plus enviable de leurs collègues de la police nationale.
Sur la définition de la politique de sécurité, je m'efforçais, à travers le conseil supérieur de la fonction militaire et les relations que j'avais avec le directeur général, de maintenir un état d'esprit susceptible de développer la qualité militaire du gendarme. Je veux dire, étant personnellement très attaché à ce statut qui constitue l'une des forces de l'arme, que s'il y a une évolution trop rapide et trop forte vers la " civilisation " on aura de grandes difficultés à maintenir l'ordre et à exercer la police, notamment en milieu rural.
Sur la chaîne de commandement, je dirai avec beaucoup de force - car j'ai été très étonné de lire dans la presse qu'elle pouvait ne pas bien fonctionner - que j'avais tous les matins un bulletin édité par la gendarmerie contenant toutes les informations recueillies sur l'ensemble du territoire, qui allaient du prix des céréales en milieu rural, jusqu'aux incidents, aux viols, aux vols en passant par les incendies, et que mon directeur de cabinet recevait, dans l'heure qui suivait, les informations que le directeur général de la gendarmerie estimait importantes. Celui-ci était d'ailleurs systématiquement reçu par le directeur de cabinet en dehors de la réunion bimensuelle que j'évoquais précédemment. Par conséquent, la liaison avec la direction générale, le cabinet du ministre et le ministre était constante. Il appartenait bien sûr au directeur général avec son état-major général de voir quelles étaient les informations susceptibles de remonter comme - et je citerai le premier exemple en souriant car ce n'est pas le plus grave - le cambriolage d'un ministre, ou plus sérieusement, des crimes ou des attentats. Toutes ces informations étaient immédiatement transmises au cabinet du ministre.
Pour ce qui concerne les rapports avec la police, cette même réunion à laquelle j'ai fait allusion se déroulait tous les quinze jours avec mon directeur du cabinet et celui du ministre de l'Intérieur. Il existait, bien entendu, des tensions comme il en a toujours existé entre la gendarmerie et la police nationale. L'arrestation par la gendarmerie de terroristes à Spérone, avait ainsi provoqué une certaine irritation du côté de la police nationale qui suivait au même moment ces mêmes personnes et qui n'avait probablement pas vu d'un bon _il la gendarmerie opérer cette capture. Ces tensions ont donc toujours existé et ce serait mentir que prétendre que tel n'était pas le cas, lorsque j'étais ministre de la Défense.
Pour ce qui a trait aux renseignements généraux, je n'ai pas le souvenir de tensions particulières. Je conserve néanmoins le souvenir des notes dites " blanches " qui me consternaient, parce qu'elles étaient souvent le fait d'un service qui ne précisait pas ses sources, qui informait d'une façon très particulière de certains événements politiques et qui, à mon avis, ne s'inscrivait pas dans l'esprit républicain et ne relevait pas d'une action de police. Cela m'a toujours frappé et correspond à la dérive que connaissent depuis longtemps les renseignements généraux ! Pour ce qui est de la gendarmerie, elle exerçait son travail dans l'esprit des lois, avec beaucoup de rigueur et le souci qu'ont toujours eu les gendarmes d'apporter au Gouvernement des informations sur l'état d'esprit des populations, notamment en milieu rural. A ce propos, le bulletin quotidien de la gendarmerie constitue un élément très intéressant d'analyse de l'état d'esprit quotidien de la population française.
M. le Président : Monsieur le ministre, les forces de gendarmerie placées sous votre autorité ont-elles reçu des missions spéciales de renseignement en Corse en dehors des renseignements de caractère général dont vous parlez ? Est-ce que, à l'époque, on a pu demander aux forces de gendarmerie ou à telle ou telle de leur composante, des missions particulières de renseignement sur l'île ?
M. François LÉOTARD : Non, elle n'ont pas eu de missions particulières de renseignements. La fonction d'information du gendarme fait partie de son univers : c'est aller dans une station-service pour voir si une voiture est passée quelque temps avant, c'est savoir qui s'est installé dans la maison sur la colline, et ainsi de suite... Le gendarme est formé à cette attitude d'écoute et d'information qu'il adopte donc spontanément. La question du terrorisme se posait bien sûr à eux et donc beaucoup d'informations y avaient trait. La question des écoutes - je le dis avec beaucoup de force - a toujours été traitée conformément aux consignes que j'avais données à mon directeur de cabinet et que j'avais reçues du Premier ministre, dans le strict respect des lois et des règlements, c'est-à-dire sur décision d'un magistrat, soumise à la commission que vous connaissez, et portant uniquement sur des trafics d'armes ou d'éventuels espionnages contre notre pays. J'étais extrêmement strict sur ce point et mon directeur de cabinet qui était préfet, y était très attentif.
En conséquence, je peux vous assurer qu'il n'y pas eu d'écoutes politiques, au sens où l'on aurait pu vouloir écouter telle ou telle personnalité politique : cela, jamais, je m'y serais totalement opposé ! Bien entendu, pour ce qui est, en revanche, des informations quotidiennes et du suivi des actions terroristes, il en allait différemment, mais cela ne répondait pas à des instructions particulières mais générales, d'ailleurs issues pour l'essentiel du ministère de l'Intérieur. Je n'avais pas à donner d'instructions précises dans ce sens, puisque l'ordre public n'est pas de la compétence du ministre de la Défense, sous réserve, encore une fois, de la fourniture des moyens.
M. le Président : Vous avez cosigné, le 31 octobre 1994, une circulaire interministérielle qui précisait les pouvoirs du préfet adjoint pour la sécurité. L'objet de cette circulaire était-il de préciser ou de renforcer les prérogatives du préfet adjoint ? Quel jugement portez-vous sur cette organisation des services préfectoraux en Corse, avec ce préfet adjoint qui a compétence sur deux départements ? Pensez-vous que c'était une décision légitime, intéressante, opportune et efficace ou que finalement, ce n'était pas la meilleure des affaires ?
M. François LÉOTARD : Monsieur le président, je vous parle très librement : j'ai été moi-même sous-préfet et je n'ai, pour ma part, pas considéré comme utiles les nominations de préfets adjoints à la sécurité. J'ai été directeur de cabinet d'un préfet, chargé des problèmes de sécurité dans le département dans lequel j'exerçais et j'ai toujours pensé qu'ils étaient de la responsabilité du préfet " de droit commun ". J'ignore si cette création, qui s'est faite aussi sur le continent, répondait à un désir de créer des emplois au ministère de l'Intérieur ou à celui de renforcer la tutelle des forces de la sécurité. Mais, je n'ai jamais été très favorable à cette idée d'une attribution des problèmes de sécurité à un homme autre que le préfet : la tradition préfectorale en France est d'avoir un chef unique de l'ensemble des services de l'Etat et c'est la dignité de cette fonction que d'être le patron de l'ensemble des services de l'Etat. Je ne me souvenais pas de cette circulaire interministérielle - je vous demande d'ailleurs de m'en excuser...
Cette circulaire correspond probablement à une demande du ministère de l'Intérieur, sans doute pour assurer une cohésion plus forte des outils de sécurité et des hommes qui en avaient la charge. Il n'empêche que j'ai toujours pensé que cette responsabilité relevait du préfet de " droit commun " et que j'ai de tous temps été réservé sur les institutions spécifiques, y compris, et peut-être surtout, pour ce qui concerne la Corse.
Sur le volet politique, j'ajouterai, concernant les institutions de l'Etat, que l'Etat est en Corse chez lui et qu'il doit l'être comme en Bretagne ou ailleurs...
M. le Rapporteur : Ne pensez-vous pas que l'éparpillement et l'isolement des brigades de gendarmerie en Corse n'exposent pas de façon trop importante ces brigades ? Le plan de redéploiement que vous avez tenté de mettre en _uvre répondait-il à ce souci de reconcentrer des brigades qui étaient très isolées, donc finalement très exposées ?
M. François LÉOTARD : Monsieur le rapporteur, c'est évidemment là une question majeure, qui se posait et qui continue à se poser d'ailleurs sur l'ensemble du territoire national. Tous les ministres de l'Intérieur et tous les ministres de la Défense se trouvent confrontés à une certaine surreprésentation de la gendarmerie dans des zones et des lieux où les délits sont moins importants que dans les zones urbaines et à une sous-représentation dans des zones de gendarmerie à forte densité urbaine, où les gendarmes n'ont pas les moyens d'exercer leurs fonctions. Il est vrai que cette question se posait en Corse et que ma volonté de réorienter ces brigades vers le littoral s'est soldée, d'une certaine manière, par un échec. Vous me permettrez de faire deux remarques :
- le désir des maires, au sein des cantons, d'avoir à proximité une gendarmerie est légitime, surtout en Corse, où les moyens d'accès sont relativement difficiles. Les élus ont le droit légitime d'exprimer une telle revendication.
- par ailleurs, même si c'est un peu difficile à dire, le gendarme étant un militaire, le fait qu'il soit éventuellement en situation périlleuse fait partie du mandat qui lui est confié. Ce n'était donc pas tant cette question de l'insécurité qui devait pousser à faire disparaître les brigades en milieu rural, car les gendarmes sont armés et assumer ce risque est inhérent à leur métier. L'élément déterminant est celui de la fréquentation touristique sur le littoral et le fait que des actions délictueuses, notamment terroristes, pouvaient s'y dérouler plus facilement, leurs auteurs étant noyés dans la foule, et qu'elles pouvaient y être plus dangereuses. L'argument essentiel n'était donc pas la sécurité des gendarmes mais bien la présence de la gendarmerie en milieu rural qui était d'ailleurs depuis plusieurs années, avant ma présence au ministère comme d'ailleurs après, un thème récurrent de réflexion. C'est une question qui se pose encore aujourd'hui dans les termes suivants : quelle est la capacité des gens en uniforme à intervenir en milieu urbain, dans un monde extraordinairement civil et qui est rebelle à l'ordre public ? La question posée est donc surtout celle des rapports entre la gendarmerie et la population.
J'avais créé à l'époque, des postes mobiles de sécurité, qui étaient de petites camionnettes où les gendarmes pouvaient enregistrer des plaintes. Elles se déplaçaient notamment sur les marchés, les foires, les plages et les gendarmes se mettaient à la disposition des habitants. Je sais que j'en avais créé plusieurs et que j'avais conçu un plan sur plusieurs années, mais j'ignore si l'expérience a été suivie. Cette formule s'inscrivait tout à fait dans cet esprit d'une présence de la gendarmerie au plus près de la population.
M. le Rapporteur : On peut penser que le fait d'être dans un milieu très hostile - on nous a décrit des brigades de gendarmeries qui sont dans des secteurs où le nationalisme est très fort, notamment du côté de Bastia - n'incite pas, non plus, les gendarmes à faire dans la sérénité un travail de contact et de relations. On a donc le sentiment, qu'en Corse beaucoup plus qu'ailleurs, ils sont dans la situation très particulière d'un corps étranger. Autant la police semble très à l'aise, voire trop, dans la société corse, autant la gendarmerie paraît être extrêmement étrangère à cette société, en partie aussi du fait de la non corsisation des emplois qui peut avoir pour conséquence de couper la gendarmerie de l'information, des relations et des contacts qui lui sont nécessaires.
François LÉOTARD : Je vois très bien ce que vous voulez dire, monsieur le rapporteur, mais je crois que l'Etat doit, d'une certaine manière - et je pèse mes mots parce que c'est assez difficile à formuler - être étranger : son autorité dépend de la distance qu'il prend vis-à-vis d'une société qu'il a aussi pour fonction, à travers les forces de l'ordre, de contenir, de réguler et à laquelle il doit éventuellement s'opposer. Par conséquent, je ne suis pas certain - je le dis avec prudence - que le fait que la corsisation des emplois ait été très forte dans la police nationale, ait été de nature à favoriser son action. Cette façon de poser le problème comporte, vous le voyez bien, une partie de la réponse à y apporter.
M. le Président : C'est un euphémisme !
M. François LÉOTARD : C'est à peu près cela, monsieur le président.
La force de la gendarmerie était à la fois ce que vous appelez " cette étrangeté ", à savoir ce statut militaire sans corsisation des emplois permettant le respect de l'Etat et de l'autorité de l'Etat, dont je crois qu'elle continue à être nécessaire, en Corse comme ailleurs, comme dans les banlieues continentales, parce que je ne pense pas que l'Etat ait à gagner à se soumettre aux versatilités de l'opinion et à ses débordements. J'estime que c'est tout à l'honneur de la gendarmerie que d'avoir réussi à maintenir cet écart. Si vous me le permettez, j'ajouterai juste quelques mots pour raconter une anecdote qu'il faut prendre comme telle : un jour, des gens d'un village, probablement des nationalistes, avaient invité le commandant d'une brigade à jouer aux boules pour mieux mitrailler la gendarmerie pendant la partie... Si je cite cet exemple, c'est pour montrer qu'il y a à la fois le désir d'être présent dans la population, d'écouter, d'être amical avec les citoyens et la nécessité de bien savoir si c'est la fonction d'un chef de brigade de jouer aux boules, alors qu'il pouvait penser que les gens avec lesquels il jouait en profitaient pour plastiquer ou mitrailler la caserne. Je cite donc cette anecdote qui m'a été rapportée par des tiers, pour montrer combien l'équilibre entre la présence dans le milieu social et l'autorité de l'Etat est difficile à trouver.
M. le Rapporteur : Concernant les missions de la gendarmerie, on a le sentiment que cette dernière éprouve, en Corse, une forte frustration à se voir dessaisie d'un certain nombre d'affaires, notamment les affaires de terrorisme - je ne parle pas des affaires d'attentats qui ont trait directement à la gendarmerie, - et qu'elle considère qu'elle a toutes les compétences pour mener à leur terme les investigations. Qu'en pensez-vous ?
M. François LÉOTARD : Je crois que cette frustration existe. Je crois aussi à la parfaite loyauté des officiers et des sous-officiers de la gendarmerie vis-à-vis des magistrats qui leur donnent les instructions - je n'ai jamais pensé une seule seconde qu'il pouvait y avoir autre chose que de la loyauté et de la transparence - de même que je crois qu'il y a une tentation permanente du corps, de l'arme, à s'autogérer. Comment définir cela un peu plus précisément ? Le rôle majeur du ministre, et du directeur général, qui sont, bien sûr des civils et généralement pour ce qui concerne le second, un magistrat, est naturellement de s'imposer face à un corps qui a une très forte tradition militaire, pour faire en sorte que l'autorité de l'Etat civil puisse prévaloir sur le corporatisme militaire. Il s'agit là d'un problème général vis-à-vis du monde militaire, mais qui est plus important encore vis-à-vis de la gendarmerie qui considère que la présence de civils en son sein est en quelque sorte une anomalie. Mais l'autorité de l'Etat s'exprime par des civils qui sont choisis par le peuple et qui ont une autorité hiérarchique. Par conséquent, mon souci était de faire révéler à chaque fois à la gendarmerie les vérités qu'elle pouvait ne pas vouloir livrer, et de lui imposer une nécessité de transparence. Je crois que tous les ministres successifs de la Défense se sont trouvés confrontés à cette question d'une certaine tentation de la gendarmerie à s'autogérer et à faire en sorte que ce soit le corps lui-même qui définisse sa politique et non pas l'Etat à travers ses responsables civils. C'est une tentation réelle dans tout pays où des militaires sont soumis à une autorité civile, autrement dit en démocratie.
M. le Rapporteur : A Spérone, puisque vous avez évoqué cette affaire, j'ai eu, sur la base d'un certain nombre d'informations, le même sentiment que vous : il semblerait qu'il y ait eu au départ un problème entre certains services. Est-ce que le service concerné était la DNAT ?
M. François LÉOTARD : Je crois, mais je le dis avec beaucoup de précautions, qu'il s'agissait de gendarmes territoriaux et que le service de police concerné était sous les ordres du préfet chargé de la sécurité, qui était à l'époque M. Jean-Pierre Lacave, et de M. Dimétrius Draggacci dont je sais qu'il était le responsable de la police nationale d'Ajaccio. M. Jean-Pierre Lacave était préfet chargé de la sécurité ; c'est d'ailleurs, je crois un ancien officier qui aimait bien les actions de terrain. L'arrestation s'est faite, si mes souvenirs sont bons, par des gendarmes ordinaires car il n'y avait pas de gendarmes " extraordinaires " en Corse - peut-être y en a-t-il eu mais je n'ai aucun souvenir d'intervention de gens du GIGN pour des opérations ponctuelles et je crois que si cela avait été le cas, je m'en souviendrais - mais je sais qu'une certaine irritation s'était exprimée du côté des fonctionnaires du ministère de l'Intérieur, qui considéraient que ces gendarmes n'étaient pas à leur place. Pour ma part, j'ai toujours dit aux gendarmes, notamment aux colonels que je rencontrais, qu'ils étaient à leur place, qu'ils devaient collaborer avec la police nationale et qu'en faisant des barrages, ou en suivant certaines personnes suspectes, ils faisaient leur travail. J'ai donc toujours essayé de les remettre dans le droit commun de la gestion de l'ordre public. Si votre question avait pour but de savoir s'il s'agissait d'une unité particulière, la réponse est formellement négative : il n'y en avait pas.
M. le Rapporteur : On a l'impression que les incidents de frontières sont quand même très nombreux et probablement dus au fait qu'il existe pour les affaires de terrorisme, un dispositif national judiciaire et policier très important doublé d'une mobilisation forte des services locaux que ce soit du côté de la gendarmerie, avec la frustration que j'évoquais tout à l'heure, des renseignements généraux ou de la police judiciaire locale. Ne pensez-vous pas qu'il y a là une source de confusion et de dysfonctionnement comme il semblerait que cela ait été le cas à Spérone où j'imagine que, s'agissant d'une affaire de terrorisme, la police avait considéré que ce n'était pas à la gendarmerie d'intervenir.
M. François LÉOTARD : Ma réponse est oui, monsieur le rapporteur.
M. le Président : Je prolongerai la question en vous demandant si vous estimez que l'articulation entre la justice et les services de gendarmerie était satisfaisante. Pour préciser la question du rapporteur, j'aimerais savoir si vous avez constaté des dysfonctionnements.
M. François LÉOTARD : Sur le premier point, je répondrai que, je considère que la prolifération de services particuliers est une mauvaise orientation. J'ai toujours pensé que la manière dont procèdent les Britanniques, à savoir l'unicité d'un corps, la polyvalence de ses membres, l'unité de commandement, l'absence de police spéciale ou d'unités spéciales sauf situation particulière, est plutôt une bonne chose pour l'esprit républicain. En effet, dès que l'on crée un service spécial qui a des missions spéciales et des règles spéciales de fonctionnement, on entre dans une certaine opacité par rapport au Parlement, par rapport à la démocratie et à la hiérarchie. Ma réponse est donc tout à fait positive. Personnellement, à plusieurs reprises, j'ai même été jusqu'à évoquer la disparition des Renseignements généraux, je maintiens ma position sur le sujet.
Pour ce qui est des rapports entre la justice et la gendarmerie, je n'ai, personnellement, pas constaté de dysfonctionnements. À travers mes rencontres avec les militaires et surtout à travers les rapports que je recevais du directeur général de la gendarmerie qui était lui-même un haut magistrat, j'avais vraiment le sentiment d'une transparence et d'une loyauté totales des gendarmes dans ces actions. D'ailleurs, une de leur fierté était la maîtrise des techniques de police scientifique. Il faut savoir, en effet, qu'ils avaient beaucoup investi dans les techniques de recherches très sophistiquées, ce que j'avais trouvé tout à fait positif. Les gendarmes sont très attachés à leur statut d'officiers de police judiciaire et je n'ai pas eu connaissance de dysfonctionnements. C'était le procureur général de Bastia qui était le donneur d'ordres. Pour ma part, je ne l'ai pas rencontré, et je n'avais pas à le faire, mais je n'ai jamais entendu parler de difficultés particulières.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : J'aurai une très brève question qui fera suite à celle d'Yves Fromion sur le fait que le directeur général de la gendarmerie était un magistrat : dans quelle perspective pensez-vous qu'il soit nécessaire que le directeur général de la gendarmerie soit plutôt un magistrat qu'un préfet ?
M. François LÉOTARD : C'est un point auquel je tiens beaucoup et dont je crois qu'il a plusieurs conséquences. Avant tout, cela rassure l'arme quant à l'éventuelle autogestion dont je parlais tout à l'heure puisqu'après tout, nous sommes tous soumis aux magistrats et à la justice. Je crois donc que la qualité de magistrat, dont par définition on ne peut pas suspecter l'intégrité, ni la soumission à la loi, ni la volonté de résoudre les dossiers qui lui sont confiés et le fait qu'il ne soit pas membre de l'exécutif, est une garantie pour la gendarmerie. J'avais fait de même à mon cabinet, puisque la personne qui y suivait les affaires de gendarmerie, était un magistrat de grande qualité et très attaché à son statut. Mon sentiment est donc que la nomination à ce poste d'un préfet a plusieurs conséquences : je ne dis pas que les préfets ne sont pas respectueux des lois, mais ils sont par définition, plus liés à l'exécutif par leurs traditions et leur culture, et plus particulièrement au ministère de l'Intérieur lui-même, qui a ses propres contraintes.
J'estime donc très important de maintenir le principe consistant à mettre un magistrat à la tête de la gendarmerie nationale. Cela n'a pas toujours été le cas et je ne veux ouvrir de polémiques avec personne, mais je crois que c'est une bonne chose et j'y tenais beaucoup. D'ailleurs, puisque j'ai eu à assumer fin 1993 la succession de M. Jean-Pierre Dintilhac, je précise que j'avais beaucoup insisté auprès du président de la République ainsi que du Premier ministre qui en étaient d'accord, pour qu'un magistrat occupe le poste. Comme pour d'autres fonctions, il y a toujours beaucoup de candidats, mais autant il me paraît normal que pour la DGSE ou des fonctions de cette nature, on retienne des préfets, des gens liés à l'exécutif ou des militaires, autant il me semble important que, dans ce cas précis, on nomme un magistrat.
M. le Président : Avez-vous constaté une dérive mafieuse des mouvements nationalistes en Corse ? Estimez-vous que le dialogue - évidemment vous pouvez m'objecter qu'il peut en exister de diverses formes - soit une bonne méthode pour réduire la criminalité et les dérives constatées dans l'île ?
M. François LÉOTARD : Je pense que la dérive mafieuse des mouvements nationalistes existe ; ce que l'on appelle de façon très scandaleuse le " racket révolutionnaire " ou des pratiques telles que la protection de certains établissement par des gens armés, la collecte d'armes, les caches d'armes, les intimidations, les provocations et naturellement les assassinats dont j'ai donné les chiffres précédemment, sont des procédés mafieux. La première partie de ma réponse est donc positive et je dirai qu'à côté de militants sincères, exaltés dans cette idée nationaliste, on trouve des opportunistes, des voyous, des gangsters qui se sont parés de la vertu nationaliste, de l'image du nationalisme avec toutes sortes de " logomachies " que l'on connaît à travers les tracts et les revendications.
En ce qui concerne le dialogue avec les nationalistes, j'ai toujours pensé que la question majeure était celle de la violence. Je crois qu'il existe des racines légitimes à une expression nationaliste en Corse et je considère que c'est l'erreur de certains gouvernements et peut-être de certains préfets que d'avoir méprisé la légitimité de certaines revendications culturelles ou identitaires. Je crois que c'est une erreur majeure, peut-être sur d'autres parties du territoire national, mais surtout en Corse. Pour autant, fallait-il dialoguer ? Certainement pas du côté de l'exécutif chargé de faire respecter la loi française qui s'appliquait et qui continue à s'appliquer : personnellement je ne l'ai jamais fait. Je pense cependant que, d'une part le dialogue avec les élus nationalistes qui ne pratiquent pas la violence, et d'autre part la prise en compte des revendications culturelles, linguistiques, identitaires devaient être, pour le pays, une exigence. J'ai regretté que cela n'ait pas été suffisamment le cas et que, dans la dernière période, c'est le mépris et parfois la provocation qui aient prévalu. J'y vois une erreur majeure !
M. le Président : Je voudrais revenir sur la spécificité ou sur l'identité dont vous venez de parlez en vous demandant quel jugement vous portez sur l'affirmation qu'il y aurait un peuple corse et sur l'opportunité de la soutenir.
M. François LÉOTARD : Monsieur le président, j'ai changé sur ce point et je le reconnais volontiers. Lorsque le statut Joxe a été discuté, j'avais combattu cette idée du peuple - je suis moi-même bâtard puisqu'issu d'une mère corse et d'un père provençal, donc j'ai des sangs différents comme tout le monde en Méditerranée - car l'évocation de ce mot était, à l'époque, dangereuse. J'ai changé de point de vue, parce que je crois que si la Res publica est une, elle peut être " divisible ", car notre pays est un pays multiculturel et qu'à bafouer et à écraser les cultures qui composent la France, on perd une partie de la richesse française. J'observe d'ailleurs que les autres îles européennes de la Méditerranée, notamment la Sardaigne et la Sicile, ont une culture et une identité historiques très fortes. C'est également le cas de la Corse : elle a été achetée par la France, mais les Corses se sont battus contre la première armée du monde qui était l'armée de Louis XV et l'ont vaincue. Lorsque Napoléon parle de " la Nation ", jusqu'à vingt ans, jusqu'à 1789, il parle de la nation corse et non pas de la France. C'est pourquoi le terme Corsica nazione a une certaine signification pour beaucoup de Corses. La Corse, je le rappelle, est une région qui s'est libérée elle-même, qui a fourni aux armées de la République des hommes, et à l'Etat des fonctionnaires d'une très grande qualité. C'est une île qui est très tricolore, qui est très passionnée par la question nationale, mais il n'empêche que ce serait une grave erreur que de négliger cette revendication identitaire qui marque son histoire depuis des siècles et surtout d'appliquer à cette région, et peut-être à d'autres, une règle d'égalisation totale. Il faut un Etat respecté en Corse, mais il faut aussi que les Corses aient leurs outils d'expression culturelle et une façon d'exister en tant que peuple ! L'Europe empêche un irrédentisme corse, qu'aujourd'hui personne ne revendique : il ne se trouvera pas un Corse, comme il ne se trouvera pas un seul Sicilien ou un seul Sarde pour demander aujourd'hui à être extérieur à la construction européenne.
M. le Président : Vous dites bien à la " construction européenne " ?
M. François LÉOTARD : Oui, monsieur le président !
M. Roger FRANZONI : Monsieur le ministre, tout à l'heure nous avons évoqué Spérone : c'était une affaire excellente ; elle a fait la une de tous les journaux ; c'était un vrai flagrant délit où ceux qui ont été surpris ont même tiré sur la police... Que sont devenus ces gens-là ?
M. François LÉOTARD : J'ignore ce qu'a fait la justice. Je peux vous faire la description des armes qu'ils avaient dans leur voiture. Trois fusils d'assaut, des explosifs, neuf détonateurs, trente kilos de plastic, des cartouches de différents calibres, des effets de camouflage, neuf pistolets automatiques, deux fusils, etc... La prise a été très importante.
M. Roger FRANZONI : Est-ce qu'un juge d'instruction ou une juridiction ont été saisis ?
M. François LÉOTARD : Je vous prie de m'excuser, mais je l'ignore !
M. Roger FRANZONI : Je ne sais pas quelle suite à été donnée à cette affaire. Certains prétendent que les bonshommes ont été libérés quelque temps après...
Vous parlez de l'identité corse : moi je parle corse et peut-être vous aussi ?
M. François LÉOTARD : Non.
M. Roger FRANZONI : Nous nous sommes promenés en Corse ensemble, nous l'avons survolée en hélicoptère alors que vous étiez ministre de la culture et nous nous sommes même rendus chez vous dans votre petit village de Saint Pierre de Venaco. Mais s'agissant des langues régionales, seriez-vous d'accord pour que ces dernières soient pratiquées en droit public, ce qui signifie que des avocats plaideraient en corse devant des juridictions uniquement corses, faute de quoi il faudrait des interprètes en quantité, que l'on se présenterait devant le percepteur ou devant la police en parlant corse ? Seriez-vous d'accord avec cette pratique ?
M. François LÉOTARD : Non !
M. Roger FRANZONI : Mais c'est ce qui se dit !
M. François LÉOTARD : Je pense qu'il faut développer la diffusion et l'enseignement de la langue corse pour ceux qui le désirent, y compris dans les écoles, mais la langue publique des Français, c'est-à-dire le langage du droit, doit rester le français, sans quoi il y aurait effectivement des risques majeurs de dislocation de la communauté nationale.
M. Roger FRANZONI : C'est pourtant ce qui est revendiqué pour les langues régionales !
M. François LÉOTARD : Oui, mais je ne suis pas dans un mouvement nationaliste !
M. Roger FRANZONI : Il faut être franc ! Le français est la langue de la République, mais cela n'empêche pas que l'on enseigne le corse. D'ailleurs tous les ministres s'y sont engagés et des progrès énormes ont été faits, ce qui n'empêche pas que le corse n'est plus autant parlé qu'avant et qu'il ne l'est que par les vieux, dont je suis, qui ont appris le français en classe et qui parlent corse couramment. Vous êtes donc d'accord pour dire qu'en droit public, c'est le français qui est la langue de la République ? Cela ne se dit pas suffisamment, monsieur le ministre !
François LÉOTARD : Ma grand-mère parlait corse, mon grand-père parlait corse, ma mère parle corse, je le comprends mais je ne le parle pas et la langue de mon pays est le français, et cela ne peut pas être une autre langue !
M. Roger FRANZONI : C'est ce qui ne se dit pas suffisamment ! Vous parlez ensuite du nationalisme et de l'irrédentisme : vous connaissez l'histoire corse récente d'avant-guerre et même d'après guerre ? Vous savez ce que signifiait l'irrédentisme pour les Corses de l'époque ?
M. François LÉOTARD : Bien sûr ! Je vais vous dire, monsieur le député, que la langue corse que vous parlez, c'est un dialecte toscan...
M. FRANZONI: Moi je dis que je parle latin !
M. François LÉOTARD : ... que la famille de Bonaparte est probablement d'origine toscane et, encore une fois que lorsque lui-même faisait référence à la Nation, il parlait de la Corse et non pas de la France : il a grandi dans la haine des Français, ce que l'on oublie ! Sa mère a fait le coup de feu contre les Français et il ne s'est converti à cette grande puissance étrangère que lorsqu'il a vu qu'il y allait de son intérêt et de sa carrière. Il faut bien lire l'histoire aussi.
M. le Président : Monsieur le ministre, ne réduisons pas Napoléon !
M. Roger FRANZONI : L'irrédentisme des Corses correspondait au fait qu'ils voulaient devenir Italiens ! Moi, j'ai plaidé dans un procès d'irrédentistes : c'était mon premier grand procès ! Des Corses avaient dénoncé des patriotes corses qui étaient pour la France et qui ont même été condamnés à mort !
M. François LÉOTARD : Ce que je veux dire, monsieur le député, c'est que - et j'y ai fait référence tout à l'heure - c'est quand même la seule région française qui s'est libérée elle-même. Il y a un patriotisme français en Corse qui est tout à fait exceptionnel et c'est pourquoi l'attitude de mépris ou d'amalgame qui a été adoptée par certains, et notamment par le dernier préfet en exercice, était inconvenante : les Corses n'ont pas de leçon de patriotisme à recevoir !
M. le Président : Justement, quel jugement portez-vous sur la façon dont le préfet Bonnet a exercé ses fonctions en Corse ?
M. François LÉOTARD : Monsieur le président, je m'attendais à ce que vous me posiez une question sur l'attitude que j'ai eue moi-même...
M. le Président : Elle allait venir un peu plus tard !
M. François LÉOTARD : Vous me permettrez donc de faire une réponse globale...
Mme Catherine TASCA : Dans le prolongement de cette question globale, j'aimerais en poser une autre si vous le permettez, qui ne s'adresse pas au ministre de la Défense mais à l'élu national qui, comme vous l'avez rappelé a, en plus, des liens personnels avec la Corse : quel regard avez-vous porté sur la décision du préfet Bonnet, d'ajourner la démolition des paillotes ? Que savez-vous sur la façon dont cette solution surprenante, ou pour le moins inhabituelle dans l'exercice des responsabilités de l'Etat a été préparée, négociée ? Enfin, quel crédit personnel prêtez-vous à l'accord qui avait ainsi été passé ? Pensez-vous que, abstraction faite de l'affaire de la paillote Chez Francis, l'engagement de démolir au 30 octobre prochain ait toutes les chances d'être respecté ?
M. François LÉOTARD : Il est tout à fait naturel que la commission s'interroge et m'interroge sur ce que j'ai été amené, non pas à faire, mais à dire comme parlementaire, d'ailleurs ! Il se trouve que j'ai un ami de toujours qui est lui-même gérant d'une exploitation de cette nature sur une plage dans le golfe d'Ajaccio ; il ne s'agit pas de M. Féraud que je ne connais pas, et qui d'ailleurs n'est pas corse. Cet ami en question est corse et exploite une paillote, c'est-à-dire un petit restaurant de plage comme on en trouve sur tout le littoral français.
Premièrement, pour ce qui concerne le droit - et je souhaite que votre commission puisse poser la question à d'autres personnes plus informées que je ne le suis moi-même - la délimitation du domaine public maritime n'a pas été faite sur une grande partie du littoral corse. C'est une première source d'étonnement quand on sait que cela relève de la responsabilité de l'Etat. J'ai été moi-même pendant vingt ans maire et j'ai eu beaucoup de mal à faire établir par la direction départementale de l'équipement ce que l'on appelle " l'ordonnance de Colbert " pour savoir où est le domaine de l'Etat et où commence celui d'éventuels particuliers ou de collectivités publiques autres que l'Etat, c'est-à-dire la commune. Je crois que sur la majeure partie du littoral corse, on n'a pas procédé à cette délimitation alors que cette mission incombe à l'Etat.
Deuxièmement, pour la plupart d'entre eux, ces exploitants avaient une autorisation, soit verbale, soit écrite, de l'administration, pour exploiter durant la saison 1999, ce qui était le cas de la personne que j'avais rencontrée puisqu'elle avait un accord écrit ! Cela m'amène à parler de l'attitude de M. le préfet Bonnet. Il y a une extraordinaire ambiguïté dans cette situation. Alors que je courrais dans la montagne, j'ai vu, à hauteur de l'établissement, des gyrophares dont je me suis expliqué la présence par une coulée de boue, en raison de pluies importantes qui s'étaient abattues sur la région. Je me rends sur les lieux et j'y trouve - tout cela peut être vérifié - de 200 à 250 gendarmes mobiles, casqués, armés, une vingtaine de bulldozers du génie de la légion. La personne en question, ainsi que sa femme, avaient été tabassées. Cette personne m'a dit : " Bien entendu, je serais parti car je respecte la loi. J'ai un accord pour exploiter encore cette saison et je pensais pouvoir le faire très normalement ". Je voudrais que la vérité soit établie là-dessus et, à l'extrême, je lui conseillerais de porter plainte ! C'est cela que l'on appelait la " méthode Bonnet " monsieur le président : la provocation ajoutée à l'humiliation !
Je crois que cette espèce d'attitude qui met l'accent sur le spectaculaire répressif est complètement erronée pour ce qui concerne la Corse. Je crois à la loi, je crois au respect de la loi, mais je crois aussi à la négociation. Or, il y a eu négociation, justement parce qu'il y avait indécision quant à la nature juridique du foncier, et cette négociation avec la DDE et la préfecture a été suivie d'un accord...
Pour ce qui est de l'histoire de Chez Francis, je ne la connais pas, mais je connais celle de cet ami qui, encore une fois, ne vit pas au même endroit et qui se trouve dans une situation juridique que je connais assez bien. Je suis étonné que l'on ait dit que l'exploitation était illégale alors qu'il y a une incertitude juridique... J'ignore si la personne en question avait une décision du tribunal administratif de Bastia, il faudrait le vérifier ! S'il y a décision, il va de soi qu'elle doit être appliquée, mais elle doit être appliquée comme toutes les décisions de justice avec mesure, avec intelligence et pas au moment de la discussion, de la négociation et pas par la force de bulldozers du génie militaire... Monsieur le président, j'ai discuté avec des gendarmes qui étaient présents et qui me connaissent : ils étaient eux-mêmes interloqués ! Si mes souvenirs sont bons et si ce que l'on m'a rapporté est exact, on a fait intervenir des gens du groupement spécial dont j'ai oublié le nom, à coups de matraques. Il y avait deux exploitants côte à côte : je ne connais pas le second mais je sais que, lui, s'est rebellé et je n'accorde aucun crédit à des gens qui se rebellent contre la force publique, car c'est une faute grave. Mais mon ami ne s'est pas du tout rebellé. Pourtant, il a été frappé, ainsi que son épouse et sa fille, avant que l'on ne commence à casser : si c'est cela la " méthode Bonnet ", il ne faut pas s'étonner qu'une partie des Corses, qui ne sont pas du tout nationalistes et qui n'ont aucune envie de rejoindre ces mouvements, se soient insurgés contre des pratiques de cette nature qui sont des pratiques policières inadmissibles. Je crains qu'en d'autres endroits - tout est à craindre quand on provoque soi-même des incendies -des actions d'une telle nature n'aient été commises !
Je terminerai en reprenant une formule que j'ai prononcée et que je répète aujourd'hui devant la commission : si l'on voulait provoquer des votes nationalistes on ne s'y serait pas pris autrement ! J'ai vu beaucoup de gens qui n'ont aucun rapport avec le milieu nationaliste, qui sont profondément patriotes au sens national et français du terme et qui sont exaspérés par des méthodes de ce genre. Moi-même, je souhaiterais si je revois mon ami, ce qui ne m'a pas été possible jusqu'à présent, qu'il porte plainte contre les attitudes des forces de l'ordre en cette occasion.
Mme Catherine TASCA : Monsieur le ministre, j'avais posé une question très ponctuelle : que pensez-vous de la validité de l'accord qui avait été passé ? Si l'on écarte ce que vous appelez les " provocations ", considérez-vous que c'était un engagement qui avait toutes chances d'être tenu ?
M. François LÉOTARD : D'abord, je crois qu'il fallait démolir ! Je suis convaincu que beaucoup de nos compatriotes sont très choqués de voir que le même préfet qui avait engagé cette procédure illégale d'incendie avait, semble-t-il, - et là je parle de la paillote Chez Francis - accordé lui-même l'autorisation de reconstruire. Il appartiendra à la justice de le dire, mais je crois qu'il y a une note écrite du préfet disant qu'on pouvait reconstruire. Je connais mal le dossier, mais il me semble qu'il existait - je ne sais pas si la commission à les moyens de vérifier mes propos - un accord écrit de la DDE vis-à-vis de certaines paillotes autorisant exceptionnellement la poursuite de l'exploitation pendant trois mois. Enfin, il faudra encore vérifier où était le domaine maritime car lorsque l'on parle de légalité...
M. Jean-Yves GATEAUD : Ce n'est pas la question qui vous est posée...
M. le Rapporteur : Il semble que l'accord soit intervenu après et non avant l'incident : le préfet Bonnet avait souhaité démolir ces paillotes, il avait effectivement fait venir un certain nombre de moyens ; il a reculé en raison notamment de l'intervention de M. Rossi et de l'Assemblée de Corse ; son directeur de cabinet - c'est ce que nous a dit M. Rossi - avait reçu les élus et un accord était effectivement intervenu, permettant une exploitation jusqu'au 30 octobre.
M. François LÉOTARD : Ce que vous venez de décrire est tout à fait exact ! Le hasard a voulu que ma visite à l'autre paillote, qui n'est pas Chez Francis, qui se trouve dans un endroit très éloigné et dans une situation juridique différente, a eu lieu durant l'opération et le jour même où délibérait l'Assemblée de Corse. Informée de la situation, cette dernière a alors voté - j'ignore à quelle majorité ou si elle l'a fait à l'unanimité - une motion demandant de cesser les actions en cours : c'est bien sûr ce qui a arrêté le préfet et non pas ma présence car je me demande avec quels moyens et quelle légitimité un ancien ministre pourrait s'opposer à une action de la force publique, ce serait ridicule ! C'est devant cette motion votée par l'Assemblée de Corse et transmise immédiatement à la préfecture - je suppose qu'il y a eu des entretiens avec le directeur de cabinet - que le préfet Bonnet a cédé ! Ce sont les élus de Corse qui ont demandé au préfet de suspendre " ces manifestations excessives " : j'ignore la rédaction exacte du texte et j'ai d'ailleurs probablement moins d'informations que vous sur cet aspect des choses. Il se trouve que les événements se sont produits le même jour, mais ce n'est pas moi qui les ai empêchés. Je ne pouvais pas m'opposer à la poursuite d'une démolition, ni à l'incarcération d'éventuels récalcitrants : j'ai suffisamment le sens de mes responsabilités d'aujourd'hui et d'hier pour ne pas me livrer à des attitudes aussi ridicules mais je partage l'émotion de cette personne, et je dénonce le caractère déplacé et excessif de l'attitude de l'Etat dans cette affaire !
Mme Catherine TASCA : Je voulais connaître votre sentiment sur la négociation, l'accord passé et l'engagement pris par les propriétaires de procéder eux-mêmes, à un terme précis, à la démolition. Comme nous nous interrogeons beaucoup sur la relation entre l'Etat et les Corses, est-ce que vous estimez qu'il s'agissait d'un engagement ferme et qui aurait été tenu ? Autrement dit, est-ce qu'au terme de l'exploitation après cette saison, les propriétaires auraient d'eux-mêmes mis fin à leur activité ?
M. François LÉOTARD : Je peux vous dire que la personne que j'ai rencontrée, que je connais et qui est un ami était décidée à démolir : il était en train de chercher, un peu en arrière, un terrain à louer ou à acheter et il voulait savoir exactement ce qu'il en était de la délimitation du domaine public ; visiblement une partie de son installation appartenait au domaine public puisqu'elle était léchée par les vagues. Pour autant, il avait tout à fait admis l'idée de démolir lui-même et de s'installer un peu plus à l'intérieur des terres et je ne doute pas un instant de sa bonne foi. En revanche, pour ce qui concerne les autres exploitations, je ne suis pas en mesure de vous répondre, car j'en sais plutôt moins que la commission d'enquête. Je n'ai donc pas de réponse à vous apporter concernant les autres exploitants.
M. le Rapporteur : J'aurai une dernière question sur le GPS. Que pensez-vous de la création de cette structure ? Elle semblerait répondre à un vieux projet de la gendarmerie : lorsque vous étiez en fonction, avez-vous eu vent d'un tel projet ?
M. François LÉOTARD : Non, je n'ai pas eu vent d'un tel projet. Si on me l'avait proposé - je doute d'ailleurs beaucoup que le directeur général l'aurait fait, car cela ne correspondait pas à ses convictions et j'ai toujours eu une extrême confiance en sa perception de ces unités dites spéciales - je l'aurais vraisemblablement refusé. Par la suite, dans l'affaire Kelkhal, j'ai d'ailleurs observé que c'est un escadron de parachutistes, un escadron d'intervention de la gendarmerie nationale, et non pas le GIGN alors à Paris pour une autre opération, qui est intervenu et que les règles d'intervention ont été gênantes, c'est le moins que l'on puisse dire, puisque la façon dont l'opération a été menée était plus que désagréable. Mais je ferme la parenthèse puisqu'elle ne correspond pas au sujet de la commission d'enquête.
S'agissant de la création d'une unité spéciale, je suis convaincu, connaissant la culture, les traditions, l'attitude du Premier ministre et du Président de la République sur le sujet, qu'ils m'auraient demandé de ne pas le faire ou qu'ils s'y seraient opposés si je l'avais moi-même proposée.
M. Roger FRANZONI : J'en reviens à l'aspect culturel. Monsieur le ministre, quand nous sommes arrivés à Saint Pierre de Venaco - vous vous rappelez - le village était en liesse, ses habitants avaient fait des beignets : croyez-vous qu'ils recevaient simplement l'enfant qu'ils avaient connu quant il pêchait les truites ou n'étaient-ils pas un peu fiers de recevoir un ministre de la République ?
M. François LÉOTARD : C'est certain ! En Corse, et c'est d'ailleurs en quoi la gestion des crises y est difficile, il y a à la fois cet amour de la terre, de la langue, d'une histoire, d'une culture et cette participation à une aventure française reçue comme telle. Le prestige de la République, le goût pour la fonction publique, que les Corses ont toujours développé, sont une forme d'identification très forte à la nation française. Ce n'est pas la contradiction entre ces deux attitudes, mais leur conjonction qui est la plus difficile à opérer.
M. Jean-Yves GATEAUD : Seriez-vous en mesure de nous dresser oralement, ou ultérieurement, par écrit, la liste exhaustive des informations - et des canaux par lesquels elles vous parvenaient - qui vous étaient transmises par la gendarmerie en Corse ? On a parlé de bulletins, de rapports, et de toutes sortes de publications ; on a dit que les choses étaient plutôt pilotées par le ministère de l'Interieur, mais j'avoue que je n'y vois pas très clair dans la façon dont le ministre de la Défense était tenu informé...
La deuxième question que je voudrais vous poser porte sur les comportements collectifs tout à fait illégaux que sont les rassemblements armés. Je ne parle pas là seulement de Tralonca mais aussi d'autres conférences de presse d'individus encagoulés et munis d'armements peu courants. On nous a dit que la décision par les autorités de donner suite, de s'informer et d'intervenir devait tenir compte de la possibilité qu'il y ait mort d'hommes. Quelles étaient au moment où vous étiez ministre de la Défense, les règles ou les consignes particulières que vous donniez aux forces de gendarmerie dans de telles circonstances ? Si elles avaient à connaître de réunions de ce type, quelles précautions leur demandiez-vous d'observer par rapport au fait qu'elles pouvaient risquer leur vie ou engager la vie de personnes d'un côté ou de l'autre, si j'ose dire ?
M. François LÉOTARD : Sur le premier point, je suis tout à fait disposé et c'est d'ailleurs la loi, à demander à mes collaborateurs, ou à trouver moi-même si j'y arrive, la liste exhaustive des informations qui me parvenaient, mais je crains que vous ne soyez encombré parce que cela représente des kilos de papiers. Il est naturel que la Commission le demande, mais cela correspond, au minimum, à l'envoi quotidien d'un état général des observations faites sur l'ensemble du territoire national, et non pas uniquement sur la Corse, ainsi que sur l'état d'esprit de l'opinion : il y avait par exemple, toujours une rubrique sur l'état d'esprit des paysans parce que la gendarmerie est un très bon outil d'observation de ces phénomènes.
M. le Président : Pardonnez-moi d'intervenir, monsieur le ministre, mais nous n'allons pas vous demander de fournir vos archives personnelles, d'autant que vous n'êtes pas parti, j'imagine, avec les archives du ministère. C'est moins le contenu des informations, que leur nature qui nous intéresse, étant entendu que nous pourrons également demander ces informations aux directeurs présents et passés de la gendarmerie puisque, par définition c'était eux qui vous " abreuvaient " de ces papiers.
M. François LÉOTARD : Monsieur le président, puisque vous allez recevoir la personne qui a été directeur général sous mon autorité, qui est un homme de très grande qualité et de très grande loyauté vis-à-vis de l'Etat, il pourra certainement vous dire toutes ces choses-là ! J'ignore quel est l'ordre du jour de votre commission, mais vous pouvez interroger mon directeur de cabinet de l'époque, qui est actuellement préfet de région : il tenait tous les quinze jours cette conférence avec le directeur général de la gendarmerie et mon conseiller technique au cabinet, qui était lui-même un magistrat. Il ne se passait pas une journée, sans qu'une information ne me parvienne de la gendarmerie. Elle n'avait naturellement pas toujours trait à la Corse : dans les quelques mètres cube de parapheurs auxquels un ministre se trouve confronté chaque soir, j'étais certain d'avoir des informations de la DGSE et des informations sur l'intérieur du territoire. Généralement le directeur de cabinet souligne, surligne, et attire l'attention du ministre sur tel ou tel événement mais les informations, pour ce qui concernait la gendarmerie, allaient de l'assassinat à des manifestations de routiers en passant par la disponibilité d'un escadron de gendarmerie mobile. Si je prends ce dernier exemple, c'est parce qu'il existe une cellule au ministère dont fait partie un colonel de gendarmerie qui examine les demandes concernant le maintien de l'ordre émanant du ministère de l'Intérieur. Le ministre de la Défense doit fournir les outils : c'est ainsi que nous avons envoyé pendant longtemps plusieurs escadrons de gendarmerie mobile en Nouvelle-Calédonie. Cette cellule existe en permanence, le colonel de gendarmerie qui y est affecté demande à la direction générale s'il y a le nombre d'escadrons disponibles et cela passe par le ministre qui donne son aval, en interrogeant parfois le Premier ministre.
Voilà comment fonctionne quotidiennement le circuit de décision : il est totalement transparent et entièrement loyal. Je vois mal le directeur général de la gendarmerie - et c'est ce qui m'a étonné dans les événements récents - ne pas transmettre dans le quart d'heure qui suit au cabinet du ministre une information considérée comme importante ou grave. Je ne vois pas comment échapper à cette règle, ne serait-ce que par précaution... Qu'il y ait là-dedans des informations du style: " on devine la présence dans tel village du territoire corse de M. X, recherché par les services de police ", oui, bien entendu ! Dans cette hypothèse, c'est le ministère de l'Intérieur et le ministère de la Justice qui ont à coordonner leurs efforts pour tenter de capturer la personne recherchée...
M. Jean-Yves GATEAUD : Je vais essayer de rendre ma question plus concrète : vous n'étiez plus responsable à l'époque du rassemblement de Tralonca, mais un tel rassemblement, dont la gendarmerie a eu localement connaissance, n'aurait vraisemblablement pas pu passer à travers le filtre des informations qui vous étaient transmises...
Dans la précédente commission d'enquête dont je faisais également partie, on nous a aussi expliqué que la gendarmerie avait vraisemblablement, et même sûrement, identifié ceux qui avaient participé au rassemblement de Tralonca. Ce travail n'aurait pas, non plus échappé, à cette transmission de l'information.
M. François LÉOTARD : Tout à fait ! Au moment de ce rassemblement, je n'étais plus en exercice et personnellement, je n'ai pas le souvenir de manifestations de cette nature durant mes fonctions. Mais le fait que les gendarmes connaissent un certain nombre de personnes qui se livrent à de tels actes est avéré et c'est probablement le cas pour beaucoup d'entre eux.
Par ailleurs, la deuxième partie de votre question - je n'y ai pas répondu et je m'en excuse - portait sur les instructions données dans de telles circonstances. Il faut savoir qu'en Corse, par rapport à d'autres départements français, le colonel qui commande la légion de gendarmerie et les deux colonels départementaux ont certainement des fonctions plus opérationnelles que sur le continent dans la mesure où les événements y sont plus graves et plus meurtriers.
Néanmoins, et nous rejoignons le débat qui se déroule actuellement dans l'hémicycle sur l'opportunité des poursuites, j'estime, pour ma part, normal qu'un Etat se préoccupe de savoir ce que donnerait en termes de paix civile une intervention militaire armée dans une situation de ce genre. Je trouve cela tout à fait naturel comme pour des routiers, des agriculteurs ou n'importe quel secteur de la société française. Il y a défi à l'ordre, défi à la loi : l'idéal est de le réprimer, le tout étant de savoir si on a les moyens de le faire avec une ou deux brigades. Il appartient au colonel d'apprécier s'il doit ou non intervenir, et ce n'est pas facile ! Les instructions sont, bien sûr d'intervenir à chaque fois que c'est possible, mais s'il peut y avoir mort d'homme c'est extrêmement difficile !
J'évoquais tout à l'heure l'intervention dans l'affaire Kelkhal : les munitions utilisées étaient disproportionnées pour une opération où il fallait tenter d'attraper la personne vivante. Dans cette situation, l'examen par l'officier en charge de l'opération se révèle très délicat et il peut naturellement donner lieu à erreur d'appréciation : dans ce cas précis, la personne a été tuée quand il n'était pas souhaitable qu'elle le fût !
Je ne sais pas de quelle brigade dépendait l'affaire de Tralonca et j'ignore combien il y avait d'hommes sur le terrain, mais j'imagine le dialogue que le commandant de brigade, voire son colonel qui en était peut-être informé - je n'étais plus aux affaires et il conviendrait donc d'interroger mon successeur et surtout le ministre de l'Intérieur de l'époque - a pu tenir :
- " Est-ce que vous avez les moyens de l'empêcher ?
- " Non! " a répondu le chef de brigade,
- " Est-ce que vous voulez des renforts et combien ? Un ou deux escadrons de gendarmerie mobile ? Est-ce que vous pouvez intervenir sans casse ? Est-ce qu'il peut y avoir des victimes ? "
Ce sont autant de questions qui font partie du quotidien des gendarmes !
M. le Président : Merci, monsieur le ministre. Je voudrais simplement préciser à notre collègue Gateaud que la réponse à la question, nous l'avons, puisqu'il a été affirmé à plusieurs reprises, ici même je crois, et en tout cas lors de précédentes commissions que les numéros des véhicules qui ont participé à la pantalonnade de Tralonca étaient connus de la gendarmerie. La question qui se pose n'est donc pas tant celle-là, que celle de savoir ce qui s'est passé ensuite...
Monsieur le ministre, je vous rappelle que nous vous saurions gré de bien vouloir fournir la liste des documents qui vous parvenaient chaque jour
M. François LÉOTARD : Permettez-moi de la demander également au directeur général qui va me succéder devant cette commission, puisque c'est en partie lui qui détient ces informations. Je chercherai aussi de mon côté en ayant d'ailleurs recours à ses services comme à ceux de mon directeur de cabinet et j'enverrai volontiers les résultats de ces recherches par écrit à la commission.
M. le Président : Je vous remercie.
Audition de M. Patrice MAYNIAL,
directeur général de la gendarmerie nationale de 1993 à 1995.
(extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 24 juin 1999)
Présidence de M. Yves FROMION, Vice-Président
Puis de M. Raymond FORNI, Président
M. Patrice Maynial est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Patrice Maynial prête serment.
M. Yves FROMION, Président : Vous avez été directeur général de la gendarmerie nationale pendant deux ans, de décembre 1993 à décembre 1995. Vous savez que notre commission a pour but d'étudier le fonctionnement des forces de sécurité en Corse depuis le début de la dixième législature et il nous a semblé utile de vous entendre. Nous souhaitons recueillir votre point de vue sur le fonctionnement de la gendarmerie en Corse durant la période où vous en étiez responsable, ainsi que sur les relations entre la gendarmerie, la police et la justice. J'y ajouterai le pouvoir politique qui avait naturellement pour mission de vous " coiffer " si je puis employer cette expression.
M. Patrice MAYNIAL : A titre liminaire, je tiens à dire que j'ai quitté cette fonction il y a maintenant trois ans et demi, que je suis parti aussitôt que la décision du gouvernement m'a été communiquée sans emporter aucune note et que je n'ai jamais souhaité, bien que j'aurais pu le faire, renouer des relations avec les militaires de cette arme. En réalité, je me suis tenu à l'écart de tout cela, que ce soit par mes relations personnelles ou par les écrits que j'aurais pu commettre depuis plus de trois ans. Je ne peux donc faire appel qu'à des souvenirs de renseignements ou de commandements que j'ai pu exercer ou déléguer.
Durant cette période, je ne suis jamais allé en Corse. C'est dire que la situation y était à la fois peu critique mais suffisamment tendue pour que ma présence n'y soit pas souhaitée. J'avais à plusieurs reprises demandé de m'y rendre pour faire le tour des formations de gendarmerie, mais mon cabinet m'avait informé que le moment n'était pas opportun et ce déplacement avait été reporté. C'était néanmoins une époque relativement heureuse puisque, pendant ces deux années, la vie de la gendarmerie n'a été émaillée par aucun drame !
M. le Président : S'agissant de ce déplacement, pouvez-vous préciser s'il a fait l'objet d'une interdiction de votre hiérarchie ou si vous vous êtes infligé une auto-interdiction ?
M. Patrice MAYNIAL : Quand on envisage de faire une mission d'information, de contact, " une tournée des popotes ", on se renseigne auprès des membres du cabinet qui sont assez nombreux autour du directeur général, afin qu'ils évaluent l'intérêt du déplacement. A plusieurs reprises, sans que je sache vraiment pourquoi, on m'avait répondu que ça ne valait pas la peine, que ma présence pourrait irriter l'autorité préfectorale qui ne souhaitait pas que le chef d'une arme, fut-elle la gendarmerie, fasse le voyage. Par conséquent, je n'ai pas insisté et j'ai géré l'affaire de Paris avec les relais que je vais vous indiquer. Je n'ai par ailleurs pas persisté dans ma volonté de connaître la spécificité de l'organisation sur le terrain dans la mesure où ces deux années ont été fastes ! En réalité, hormis quelques histoires banales de mitraillages de murs de brigades, il n'y a jamais eu, à ma connaissance, de blessés, ni de tués, ni de grosses affaires. Peut-être pouvait-on émettre une critique " en creux " et se demander si l'arme avait donné toute sa mesure dans le règlement de la situation corse et du terrorisme corse, mais c'est un autre problème. En tout état de cause, il n'y avait pas, au quotidien, de vrais sujets de préoccupation qui soient de nature à motiver une enquête de commandement, une inspection ou des mesures encore plus spectaculaires. Pendant cette période la situation était donc sous contrôle !
Pour en revenir à l'organisation - encore une fois je me réfère à mes souvenirs puisque je n'ai conservé de contacts avec personne - il s'agissait d'une organisation de droit commun. Certains problèmes étaient spécifiques à la Corse, comme il peut y en avoir d'autres qui sont liés à des départements ruraux ou urbains, mais il n'y avait pas de spécificité dans l'organisation mise en place ou dans le commandement. Quelques petites nuances existaient néanmoins, notamment la présence d'un escadron en résidence à Ajaccio qui n'avait pas pour vocation de se déplacer en tous les points de l'hexagone. En réalité, cet escadron était là comme soutien de la gendarmerie départementale. Il renforçait les unités en tant que de besoin et il était en quelque sorte " sédentarisé ". Je crois savoir qu'il n'existe plus aujourd'hui mais il constituait, de mon temps, un renfort d'environ cent vingt hommes qui venait s'ajouter à la départementale. En outre, on enregistrait, ce qui est quelque peu extraordinaire pour une région de la métropole, la présence d'escadrons de gendarmerie mobile. Je n'ai pas les chiffres en tête, mais je crois me souvenir que leur nombre était variable selon les époques et selon les besoins ressentis sur le continent. Toutefois, et même si ce point demande à être vérifié, il y avait, à mon avis, entre quatre et six escadrons déplacés, ce qui était beaucoup pour une île relativement peu peuplée.
Pour ce qui est de la départementale, elle se compose de deux groupements puisqu'il y a deux départements en Corse. L'organisation en était tout à fait banale. Une chose néanmoins était contrariante : il y avait une résistance plus forte que sur le continent quant à l'évolution du dispositif. En gros, vous aviez beaucoup trop de gendarmeries dans les zones de montagne ou les zones devenues inhabitées du fait de la migration vers les côtes et les trois ou quatre villes du pays. Je ne suis pas parvenu, malgré les supplications que j'avais adressées au préfet, à redistribuer les forces départementales des régions montagnardes peu peuplées, voire parfois désolées - je me souviens d'une brigade qui surveillait trois personnes - vers des unités dont les tâches étaient plus importantes. Je n'y ai pas réussi, sauf à une ou deux modestes reprises.
Je signalerai une autre petite différence qui peut servir à votre enquête : en principe, le commandant de légion a essentiellement un rôle de soutien administratif et d'inspection. Dans le cas de la Corse, déjà à cette époque-là, le commandant de légion avait un rôle plus opérationnel qu'il ne l'aurait eu sur le continent. C'est un fait incontestable ! Comme je suis magistrat de formation, je craignais des difficultés. Je savais qu'il y avait là un problème du fait de l'absence de cette itération de commandement qui constitue une des garanties républicaines, que nous sommes en droit d'exiger de l'armée. Je le savais, même si, à l'époque, le commandant de légion était un personnage relativement pacifique, pour ne pas dire immobile, et qu'il ne risquait pas de partir en guerre. Je surveillais cet état de choses parce que le dispositif préfectoral incitait à l'instauration d'une sorte de dialogue déséquilibré du côté des militaires. Pour ce faire, je convoquais tous les quinze jours les deux colonels responsables, dont le colonel Bernard, depuis devenu général, qui s'occupait d'informatique, service dans lequel travaillait d'ailleurs à l'époque le colonel Mazères et le colonel Lallement qui se trouve maintenant chargé du service de l'opération et de l'emploi à la direction. J'ai donc rencontré régulièrement ces deux colonels car, du fait de cette spécificité, je craignais des dérives.
J'avais par ailleurs donné la plénitude de la responsabilité aux généraux. Vous savez que la gendarmerie, conformément au plan Armée 2000, était divisée en huit ou neuf circonscriptions, la Corse dépendant de la circonscription de Marseille. J'avais donc demandé au général commandant la circonscription de Marseille qui contrôlait la Corse d'effectuer des inspections très fréquentes sur tout ce que pouvait y faire la gendarmerie ou sur tout ce dont elle pouvait avoir besoin en termes de soutien matériel et moral. Le général Plazanet puis le général Decubber ont d'ailleurs parfaitement rempli leur fonction puisqu'ils se rendaient, je crois, tous les deux mois sur l'île pour s'assurer que les choses s'y passaient bien.
Pour ce qui a trait aux hommes, je ferai deux observations. Premièrement, il s'agissait d'effectifs très nombreux par rapport au ratio habituel sur le continent : c'est une tradition en Corse. Deuxièmement, ces effectifs étaient soumis à un statut particulier car je crois me souvenir qu'on avait mis en place un système qui ne permettait pas de rester éternellement en poste : tandis qu'un gendarme peut, par exemple, rester quinze ans à Mamers s'il le souhaite, en Corse, non seulement nous veillions à ne pas affecter que des personnels corses - seule une petite minorité l'était - mais nous nous assurions qu'ils n'y restaient pas en fonction plus de dix ans. Au-delà de cette durée, ils devaient regagner le continent pour éviter les collusions ou les situations dangereuses. Il en résultait deux atouts très importants pour les militaires puisque d'une part, le temps passé en Corse était un temps double de campagne - dix ans passés en Corse équivalaient à quinze ans en termes de carrière - et que d'autre part, il y avait des avantages dont j'ai oublié la nature. Tous les gendarmes soucieux de bénéficier de bonifications dans leur carrière pouvaient en obtenir, soit en allant outre-mer, soit en allant en Corse, ce qui fait que cette dernière affectation, bien que moins recherchée que la première, était en réalité très demandée.
J'émettrai une autre réserve sur un point qui me paraissait inconfortable pour les gendarmes : le gouvernement avait, depuis très longtemps, mis en place auprès du préfet de la région corse un préfet délégué à la sécurité. Je me souviens encore du nom de celui à qui j'ai eu affaire pendant mes deux ans de fonction : c'était un préfet d'origine militaire, un cyrard, qui répondait au nom de Lacave. Or, lorsque l'on met en place un tel système, il y a nécessairement un désir d'agir et un désir de résultat qui n'habite pas tous les préfets de département. Le dispositif du préfet adjoint à la sécurité se combinant avec celui d'un commandant de légion qui se trouvait en position de " chien de faïence " par rapport au premier, me paraissait délicat. En réalité, je tenais en respect le préfet adjoint à la sécurité en surveillant de près les colonels commandant la légion, en leur disant, sachant qu'ils étaient en attente d'avancement, que je voulais être au courant de tout et que si quelque chose leur paraissait suspect ou contraire à l'ordonnance portant statut de la gendarmerie, ils devaient me le dire. C'est donc ainsi que les choses se sont passées, d'une manière relativement inconfortable mais sans drames. De sorte que le préfet de l'époque s'est appuyé bien davantage sur la police que sur le gendarmerie.
M. le Président : Durant vos fonctions, estimez-vous que les gendarmes disposaient de moyens suffisants pour accomplir leur tâche ? Vous avez dit que la situation était presque banale et que, hormis quelques mitraillages de façades, les choses étaient presque normales. Je souhaiterais que vous précisiez ce point dans la mesure où le ministre de la Défense de l'époque a estimé pour sa part nécessaire de se rendre sur place pour rassurer les familles des gendarmes qui se trouvaient dans les casernes mitraillées. J'ai l'impression qu'il y a comme un léger décalage dans vos points de vue...
M. Patrice MAYNIAL : Je pense que c'est plus dans l'expression que dans le point de vue, mais je vais m'en expliquer. Même si ce sont des choses qui ne devraient pas être dites devant cette assemblée, la France est maintenant striée de zones grises : la situation des banlieues n'est pas classique et celle de la Corse n'est pas banale. En réalité, les gendarmes vivent dans des situations où ils sont confrontés un peu partout à la non-banalité. La Corse constitue une exception du fait de cette espèce de violence permanente qui est dans son principe parfaitement inadmissible. Pour autant, à l'époque où j'exerçais mes responsabilités, cette violence était une gesticulation assez maîtrisée, très déplaisante, inacceptable mais maîtrisée. Il est vrai que de temps en temps, les terroristes corses mitraillaient une brigade en s'assurant qu'il n'y aurait aucune victime et que suite au mitraillage d'une brigade dans la banlieue d'Ajaccio, le ministre d'Etat a effectué le déplacement et est allé au contact de gens très émus. En effet, dans ces brigades, les militaires, tout comme leurs familles sont en situation d'otages face à la population. Ces gens étaient donc très choqués. J'en ai été aussitôt informé, et le ministre recevant les épouses des gendarmes en larmes et en situation de vive émotion, leur a dit que, dans ces conditions, il donnerait l'ordre de rapatrier immédiatement tous ceux qui en feraient la demande. Naturellement, j'ai aussitôt relayé son ordre et je me suis proposé de négocier avec les intéressés au mieux de leurs intérêts un point de chute sur le continent, de façon à ce que ne soient pas envoyés dans le Nord, ceux qui avaient demandé le Midi et inversement... J'ai attendu mais en fait aucune demande ne m'est parvenue ! Ce sont donc des situations anormales mais, malheureusement, devenues banales, et qui étaient, je crois, traitées de manière convenable sans donner lieu à une publicité excessive. En effet, si nous avions réagi comme une armée apeurée, les terroristes corses auraient jubilé : les militaires sont là pour maîtriser leurs émotions, ce que, du reste, ils ont fait.
S'agissant des moyens, à mon avis, il y avait un secteur très lacunaire, celui du renseignement. La gendarmerie, du moins celle que je connaissais, était relativement inefficace en termes de renseignements. Les raisons en sont nombreuses et tiennent à l'histoire, mais aussi et avant tout au droit. A plusieurs reprises, on a ainsi essayé de mettre en place des fichiers. Je ne discute pas le bien-fondé des oppositions qui se sont manifestées, y compris sur le plan politique, mais il faut reconnaître que les gendarmes ne disposaient pas de l'outil de base qu'est la mémoire informatique, ce qui était d'autant plus grave que ces gens faisaient des séjours courts et que, par conséquent, le témoin était souvent mal passé... C'était là, je crois, la principale lacune ! A ce premier handicap, venait s'ajouter un second qui tenait au commandement et que je décrirai comme une forme d'inappétence à aller trop au devant de la population. Les gendarmes vivaient dans leur caserne, ils ne patrouillaient pas autant qu'ils auraient pu le faire, ne cherchaient pas de renseignements : ils n'étaient pas au plus près de la population. On peut le déplorer mais c'est ainsi que j'ai senti les choses... Pour ce qui est des moyens matériels proprement dits, je reviens au point de départ de mon exposé, à savoir que le dispositif était trop chargé dans les régions désertes et trop léger dans les régions à forte implantation touristique et urbaine. On a apporté un concours insuffisant !
M. le Président : C'est donc dans le domaine du renseignement que vous considérez que la gendarmerie rencontrait de véritables problèmes fonctionnels. Dans ce cadre, comment était réalisée la coordination entre les forces de sécurité : si la gendarmerie n'avait pas de renseignements, j'aimerais savoir s'il lui était possible d'en obtenir par d'autres services de sécurité et je pense notamment aux renseignements généraux ? Avez-vous par ailleurs le sentiment que dans l'organisation de la collecte et de la diffusion du renseignement sur le territoire corse, les choses étaient convenablement organisées ?
M. Patrice MAYNIAL : En réalité, la mission de coordonnateur des renseignements revient au préfet. Il n'y a pas de cellule fonctionnelle, ou d'organisation qui gère l'échange de renseignements au niveau des groupements. En fait, tout passe par la coordination préfectorale dont la mission policière première est d'organiser, de corréler et de faire circuler l'information. D'une certaine manière, je crois que le préfet Jean-Pierre Lacave faisait circuler les informations, mais uniquement celles qu'il voulait, et les gendarmes n'avaient pas les moyens de savoir ce que connaissaient les renseignements généraux ou les autres formations policières. C'est là une organisation qui dépend du représentant de l'Etat.
M. le Président : Vous-même, monsieur le directeur, vous étiez informé de ce qui se passait en Corse ? Si, comme vous le dites, les gendarmes n'étaient pas très au courant, fort peu d'informations devaient remonter à votre niveau : considérez-vous que vous n'aviez pas une bonne information de ce qui se passait sur le terrain ?
M. Patrice MAYNIAL : J'avais des informations que me communiquaient les gendarmes, grâce à un centre opérationnel qui était très actif et qui travaillait vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Mais il s'agissait en fait d'informations sur des événements et rarement sur des projets, des organisations secrètes ou des menaces... Autrement dit, il s'agissait de photographies de l'événement : aujourd'hui, il y a eu un incendie à tel endroit, on a arrêté un tel pour telle raison... De telles informations me parvenaient, mais tout ce qui était souterrain remontait peu.
M. le Président : Vous-même, n'avez-vous pas eu la tentation ou n'avez-vous pas donné des instructions visant à mettre en place un dispositif spécifique pour tenter d'améliorer la collecte de l'information au sein de la gendarmerie ?
M. Patrice MAYNIAL : Ce que je me suis efforcé de faire, tout au long de mes fonctions, c'est de développer, en Corse comme ailleurs, la fonction de proximité ! Le grand danger de l'arme - et on le voit aujourd'hui en Corse - c'est son isolement, son retrait par rapport à la population. Ce danger était d'autant plus sérieux en Corse que les gendarmes y ressentaient vaguement un danger et étaient conscients de la précarité de leur séjour. J'ai donc beaucoup insisté sur ce sujet mais vous savez que je suis magistrat et que je n'aurais jamais accepté - je me suis montré extrêmement vigilant sur ce point - que les gendarmes se livrent à des enquêtes ou utilisent des méthodes qui ne soient pas conformes au décret de 1903. En effet, la gendarmerie est un corps qui - c'est écrit noir sur blanc dans les textes et je l'ai rappelé mille fois - n'a aucune fonction de renseignement politique : cela leur est formellement interdit ! Je ne voulais donc pas me mêler d'affaires, ce qui aurait pu être interprété comme visant en fait à créer une situation d'exception.
M. le Président : Estimez-vous - et je m'adresse aussi au magistrat - que l'articulation entre la justice et les services de gendarmerie était satisfaisante ? Avez-vous pu constater des dysfonctionnements ?
M. Patrice MAYNIAL : En Corse ou ailleurs ?
M. le Président : Je parle de la Corse, mais si vous estimez utile de nous faire part de vos considérations à un niveau plus général, nous les entendrons avec intérêt.
M. Patrice MAYNIAL : Mon objectif, concernant la Corse, était d'offrir au préfet en matière de surveillance du territoire et non pas de police judiciaire, la prestation dont il était demandeur. Or, à mon époque, je me rappelle fort bien que la demande était focalisée sur la police. D'une certaine manière, les préfets en Corse s'accommodaient d'une gendarmerie relativement peu active dans le domaine du renseignement. L'organisation s'était faite comme cela et je ne ressentais pas le besoin de la remettre en cause car je n'aurais, en réalité, pas su quelles instructions régulières donner à ces gendarmes pour mieux faire. C'était donc un système qui était probablement insatisfaisant du point de vue des préfets, mais ils ne réclamaient rien de mieux ! L'entente était-elle bonne ? Non, je ne crois pas qu'elle l'était au niveau du renseignement, ni au niveau de la police judiciaire. Les relations étaient émaillées de crises de susceptibilité, de querelles pour savoir à qui la justice confierait telle commission rogatoire et ainsi de suite : c'était une succession de petites fâcheries au quotidien, c'est incontestable !
Etait-ce plus visible que sur le continent ? Oui, je le pense ! Est-ce que, sur le terrain, les brigades étaient en délicatesse avec la police ? Non, pas à ce niveau-là. Autrement dit, la base était en symbiose, on s'entendait bien pour le service quotidien, mais aussitôt qu'il fallait fournir un service affiné de police judiciaire ou un service de renseignement, les choses se compliquaient. Je me rappelle que l'on venait me parler de certaines personnalités que je n'ai jamais rencontrées de ma vie, mais que l'on évoquait avec toujours beaucoup de crainte. Le commandant de légion venait, par exemple, me parler du commissaire Dimétrius Dragacci qui avait un caractère difficile et je faisais le dos rond ! Sur le continent, la situation était un peu différente : les choses étaient organisées avec mon homologue, M. Claude Guéant, qui était directeur général de la police ; les relations y étaient infiniment plus souples et, à mon avis, plus claires.
M. le Président : Puisque vous parlez de M. Claude Guéant, participiez-vous à des réunions de coordination plus ou moins fréquentes avec la police, avec la justice et avec les collaborateurs des ministres ? Y avait-il un ministère leader qui traitait les affaires corses ? Comment les choses se passaient-elles à votre niveau ?
M. Patrice MAYNIAL : Je crois me souvenir - encore une fois, je n'en suis pas totalement certain - qu'il n'y a jamais eu, de mon temps, de réunions dédiées spécialement à la Corse auxquelles j'aurais été convié, ni à Matignon, ni au ministère de l'Intérieur...
M. le Président : Vous parlez de réunions spécifiques ou ponctuelles ?
M. Patrice MAYNIAL : Il n'y a eu ni réunions spécifiques, ni réunions ponctuelles, que ce soit Place Vendôme, Place Beauvau ou à Matignon : cela ne s'est jamais produit... Bien entendu, beaucoup de réunions de travail ont eu lieu, mais pas sur la Corse en particulier.
M. le Président : J'aimerais que les choses soient précisées pour compléter les informations que nous avons pu recueillir au cours d'autres auditions : y avait-il des réunions périodiques, systématiques, hebdomadaires ou autres, au cours desquelles les affaires corses étaient évoquées ?
M. Patrice MAYNIAL : Je n'y étais pas invité.
M. le Président : Vous n'avez jamais participé à des réunions avec les directeurs de cabinet des ministres dont nous venons de parler ?
M. Patrice MAYNIAL : Sur les affaires corses, non, je ne m'en souviens pas !
M. le Président : Je dois me faire mal comprendre : y avait-il un processus de réunions systématiques pour faire le tour des grands problèmes de sécurité au plan national au cours desquelles on aurait pu évoquer les affaires corses ?
M. Patrice MAYNIAL : Il y avait - et l'Etat fonctionne beaucoup comme cela - des réunions informelles qui reposaient très largement sur les sympathies réciproques que nous éprouvions les uns pour les autres. Elles regroupaient en fait M. Faletti qui était directeur des affaires criminelles à la chancellerie, M. Claude Guéant et moi-même. Nous nous réunissions chez les uns ou les autres, à tour de rôle, toutes les six semaines ou tous les deux mois. Nous évoquions, à cette occasion, tous les sujets, y compris éventuellement les problèmes corses.
M. le Rapporteur : Le ministre sous l'autorité duquel vous étiez placé et que nous venons d'auditionner, nous a dit qu'il avait tenu absolument à ce que ce soit un magistrat qui soit nommé à la tête de la gendarmerie nationale. Est-ce que vous partagiez cette exigence et quelles ont été vos relations avec la hiérarchie de la gendarmerie du fait que vous n'étiez pas du " sérail " ?
M. Patrice MAYNIAL : Cette question comporte deux volets.
Le premier est lié au principe et le principe doit toujours être mesuré à l'aune des faits et de l'histoire. En réalité il y a eu des magistrats à la tête de la gendarmerie depuis le Front populaire et les choses se sont toujours bien passées : il y a eu très très peu de difficultés dans cette espèce d'alliance, en réalité assez surprenante, entre le corps judiciaire, que j'ai représenté pendant quelque temps et après beaucoup d'autres, et la gendarmerie.
Il y avait deux autres raisons pour aller dans ce sens. Premièrement, l'intérêt de l'Etat et de la République est de combiner les talents et les regards, un peu comme le fait un médecin lorsqu'il sollicite les avis de ses confrères. A mon avis, tout en reposant bien entendu sur un fond de culture commun, la logique et la culture des préfets habitués à commander la police nationale doivent avoir pour contrepoids une autre logique, une autre déontologie, une autre sensibilité. Celles-ci sont incarnées par le magistrat qui a été juge d'instruction, procureur, qui a eu une carrière active et qui sait ce qu'est l'erreur judiciaire et le traitement des affaires pénales. Je crois que c'est très important !
Deuxièmement, il existe un argument qui tient à la militarité. Le gros reproche que, nous civils, nous pourrions adresser à la gendarmerie, c'est son mode de pensée binaire : c'est vrai ou faux ! C'est là où réside le danger et c'est pourquoi il faut que le magistrat qui est bien formé pour comprendre la réalité de cet état de chose, apporte dans ce corps péremptoire la culture du doute. Il faut qu'il puisse lui dire que les choses sont plus compliquées. J'ai parlé aux gendarmes dans des cercles étroits et avec tact de l'affaire Dreyfus (qui n'a pas directement impliqué l'arme) et de l'affaire des Irlandais de Vincennes. Toute la difficulté tient, au départ, à la volonté d'avoir raison et à la conviction qu'on a raison. Je crois que le magistrat est celui qui peut apporter dans ce corps, forcément très entier et dominé par la suprématie de l'idée de commandement sur l'idée de doute, un peu de sagesse. Selon moi, le magistrat est celui qui tient le meilleur discours et qui distille une fragilité féconde pour ce corps très porté au baroud, par culture, par goût et par idéal.
Pour répondre au second volet de votre question, je dirai que j'avais été formé à ce métier que j'ai exercé, parce que j'avais été appelé aux fonctions de conseiller technique chargé des affaires judiciaires et de la gendarmerie par André Giraud. Par conséquent, j'avais déjà pu comprendre ces problèmes et j'avais déjà été mis dans le secret de ces affaires. Il est vrai que, souvent, la tendance lourde du système consiste à ce que le magistrat soit enfermé, dans son monde clos, à charge pour lui de ne rien dire. Il se trouve que cela ne correspond en rien à ma vision des choses, que j'ai trop d'énergie et que je suis trop habitué aux chagrins inoubliables et aux erreurs irréparables pour l'accepter. Je m'étais donc entouré de personnes de confiance qui, en échange, m'ont très rapidement ouvert le secret des liaisons, des rapports de forces, des dossiers, de sorte que j'ai été très vite opérationnel et que je tenais avec beaucoup de poigne les généraux qui ont trop souvent tendance à s'installer dans des sinécures. C'est le gros danger de cette arme que d'avoir créé des circonscriptions Armée 2000 qui n'ont pas de contenu en termes d'organisation et de moyens : ces gens qui terminaient leur carrière et qui étaient donc dans une période de six mois à cinq ans avant la retraite selon les cas, étaient trop tentés de profiter de leur résidence, de leur voiture de fonction, de leur cabinet, etc., pour s'occuper réellement des hommes. C'est la raison pour laquelle j'ai tenu à restaurer une sorte d'authenticité de commandement, ce qui m'a d'ailleurs valu des conflits permanents avec les généraux à qui je téléphonais quotidiennement, comme je l'ai d'ailleurs fait avec Plazanet et Decubber pour la Corse. En effet, ne pouvant pas, ne voulant pas m'y rendre, c'est par leur intermédiaire que s'exerçait ma surveillance.
M. le Rapporteur : Dans ce contexte, l'affaire des paillotes vous étonne-t-elle ?
M. Patrice MAYNIAL : Très franchement, ce qui m'étonne tout de même - et je n'en connais pas plus sur cette affaire que ce que la presse en dit - c'est que le préfet ait pu donner un ordre pareil, si tant est qu'il ait donné des ordres. Je n'ai jamais rencontré M. Bonnet contrairement à M. Erignac qui, lui, était un ami. Je suis également très étonné qu'un colonel accepte ce jeu parce qu'en réalité cela ne peut arriver qu'après de longs prolégomènes et non pas tout à trac. C'est en tout cas mon intuition. En revanche - et je défends les hommes en disant cela - je ne suis pas étonné que ceux qui sont dans l'action, c'est-à-dire ceux qui sont soumis au commandement d'un officier supérieur, obéissent. Quand il s'agit d'affaires non judiciaires, ce qui est le cas dans celle qui nous intéresse, la force de l'arme c'est sa capacité d'obéissance, et sa faiblesse, le manque d'esprit critique. Deux raisons profondes expliquent cet état de fait : la première, c'est l'organisation militaire très forte, la seconde c'est cette espèce de communauté de vie qui n'existe nulle part en France ailleurs que dans la gendarmerie. Dire à son commandant " ce n'est pas possible " représente un effort et un défi inimaginables. Je plaide en faveur des gendarmes : ils ne peuvent pas dire non ou s'ils le peuvent, c'est très difficile !
Je suis donc étonné par le comportement du préfet et par le colonel, s'ils ont fait quelque chose...
M. le Rapporteur : Vous avez souligné qu'il existe une structure très particulière à la Corse : le commandant de légion y exerce une fonction qu'il n'a pas ailleurs. Vous nous avez confié que cela vous avait surpris vous-même, mais avez-vous des explications sur cette situation ? A-t-elle existé de tout temps ?
M. Patrice MAYNIAL : J'ai deux explications à fournir à ce sujet.
En réalité, la Corse est une fausse région de par sa faible population. Les préfets, qui s'y sont souvent crus investis d'une mission de maintien de l'ordre très particulière, ont par conséquent besoin d'avoir en face d'eux une seule tête et un alter ego. C'est cette particularité de la Corse qui commande l'organisation de la gendarmerie. Il n'y a pas de textes qui créent une situation particulière, mais il y a un besoin de dialogue au niveau de la préfecture de région qui implique que le commandement de légion se trouve à Ajaccio et non pas à Bastia où se trouve la cour d'appel.
M. le Rapporteur : On a le sentiment qu'il y a une certaine frustration de la gendarmerie en Corse - cela rejoint un peu ce que vous avez dit concernant le renseignement - dans la mesure où elle se retrouve très vite dessaisie d'un certain nombre d'affaires, notamment toutes celles qui touchent au terrorisme et à ce qu'on appelle " le renseignement politique ". On a l'impression que la gendarmerie le ressent comme une injustice dans la mesure où ses hommes, qui sont les premiers à conduire les investigations, à constater les faits, n'ont pas une vision globale du déroulement de l'affaire et ignorent ce que deviennent leurs informations. Cela donne à penser qu'au moment où le préfet Bonnet est arrivé en place et qu'il a, semble-t-il, privilégié cette arme, il y a peut-être eu la conjonction de deux volontés...
M. Patrice MAYNIAL : Oui, une sorte, non pas de revanche, mais enfin... En réalité, la situation corse est là aussi de droit commun. Il y a eu un arrangement qui ne procède pas de textes mais qui comme tous ces arrangements - on en connaît beaucoup aux finances par exemple - valent plus que n'importe quelle loi gravée dans le bronze. Or, cet arrangement avec la justice voulait que, dans un certain nombre d'affaires bien particulières, les enquêtes, et par conséquent les commissions rogatoires et en particulier tout ce qui touchait au terrorisme, soient confiées à la police, ce qui, dans cette distribution de compétences, faisait apparaître la gendarmerie comme une force récessive par rapport à la force dominante qu'est la police.
Nous avons essayé de remonter le courant de deux manières. La première en musclant les sections de recherche. Une section de recherche assez importante et efficace a notamment été créée à Bastia, ce qui constituait un moyen de dire aux juges qu'ils avaient à leur disposition un service qui pouvait leur être utile. La seconde, en créant et en renforçant un laboratoire de police scientifique, tout à fait exceptionnel dans le monde aujourd'hui, et qui est situé à Rosny-sous-Bois. C'est par ces deux méthodes qu'on offrait une véritable alternative à la justice.
La difficulté de la Corse se situe, à mon avis, davantage entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire, car dès qu'il s'agit de délinquance, l'exécutif doit en réalité se retirer et laisser la justice fonctionner. Si, par conséquent, les gendarmes estimaient, à tort, être dessaisis d'enquêtes qui relevaient, de leur point de vue, de leurs compétences, c'est un reproche qu'ils auraient dû adresser à la justice et plus du tout au préfet. Or ce reproche que j'ai souvent entendu formuler est, en réalité, valable pour la France toute entière et la réponse que je faisais invariablement était la suivante : " montrez vos compétences et on verra après ! ".
M. le Rapporteur : Avez-vous entendu parler de l'affaire de Spérone qui a été un succès pour la gendarmerie - beaucoup moins pour la justice - mais qui aurait donné lieu à un certain nombre de critiques de la part de la police qui estimait que cette affaire était plutôt de son ressort. Des informations vous sont-elles parvenues sur cet événement précis et a-t-il donné lieu à des discussions ?
M. Patrice MAYNIAL : L'affaire de Spérone fait partie de ces affaires qui relèvent, par essence, de la police et qui tombent par hasard dans la compétence de la gendarmerie. J'en connais deux, dont une très célèbre que nous pourrions également évoquer : d'une part l'affaire Khelkal dans les monts du Lyonnais qui était une affaire de terrorisme pour laquelle la gendarmerie a finalement neutralisé la personne recherchée ; d'autre part, et sur un mode mineur, cette affaire de Spérone qui était, d'après ce que j'ai compris, relativement bien cadrée par la police et dans laquelle c'est la gendarmerie qui, passant par là de nuit, est tombée sur une organisation visant à détruire des villas. Je n'en sais rien mais ma conviction est que cette situation est le fruit du hasard. Certes, pour la première affaire il y avait les renseignements, mais le fait qu'elle se termine en zone de gendarmerie était largement dû au hasard, il faut bien le dire !
M. le Rapporteur : Il semblerait que M. Dimétrius Dragacci n'ait pas été totalement étranger à la seconde affaire...
M. Patrice MAYNIAL : C'est possible, mais l'on m'a toujours dit que l'intervention des gendarmes était le fruit du hasard.
M. Yves FROMION : Monsieur le directeur, vous avez donc souligné que sous votre autorité, une unité de renseignement avait été créée à Bastia...
M. Patrice MAYNIAL : Elle existait avant ! Je l'ai renforcée... C'était la section de recherche. Chaque cour d'appel a à sa disposition une section de recherche et elle existait à Bastia.
M. Yves FROMION : ... qui participait finalement du même esprit que la création du GPS. Cette mesure visait au fond à renforcer l'efficacité de la gendarmerie notamment en matière d'information et de renseignement, pour essayer de la rendre plus crédible. D'ailleurs, sur l'affaire Erignac, je crois que si les policiers voulaient être tout à fait honnêtes, ils pourraient, de temps en temps, reconnaître que les gendarmes les ont bien aidés au moins dans les premiers temps de l'enquête... Quel jugement portez-vous sur la création du GPS ?
M. Patrice MAYNIAL : Votre question m'embarrasse !
M. Yves FROMION : C'est bien pourquoi je vous la pose !
M. Patrice MAYNIAL : Personnellement, mais cela tient à ma culture de magistrat, j'ai horreur de tout ce qui est exceptionnel, que ce soit la justice d'exception ou la fiscalité d'exception ! Dès que l'on parle d'exception, ma culture résiste beaucoup : même si je sais que parfois les exceptions sont souhaitables, je les trouve a priori très déplaisantes et dangereuses. Nous avions une exception très brillante en gendarmerie que pourtant je m'efforçais de tenir en respect autant que possible, à savoir le GIGN. Il y avait déjà là une structure d'exception créée par Prouteau, auréolée de toute une mystique. Je redoute beaucoup ces mystiques en République, car elles peuvent aller très loin... Je dirai donc : bravo pour la compétence, mais attention pour l'exécution ! Finalement c'est très simple la gendarmerie : ce ne sont pas les hommes qui sont bons, mais l'organisation ! Vous avez, en effet, deux types de niveaux, deux types d'instruments : un niveau opérationnel - en gros pour la départementale, la brigade, la compagnie et le groupement - et des niveaux de contrôle de fournitures de moyens et d'inspection qui sont non opérationnels. C'est cette itération de moyens qui assure le respect de la déontologie. Mais dès que l'on ne sépare pas ces niveaux, soit par paresse, soit par insuffisance d'effectifs, soit parce que l'on a changé les règles du jeu, on va au " casse-pipe ". C'est la même chose en matière financière : le comptable n'est pas l'ordonnateur des dépenses, sinon il y a des dérapages...
M. Raymond FORNI, Président : Monsieur Maynial, vous étiez sous la responsabilité du ministre de la Défense, qui est comme chacun le sait d'origine corse...
M. Patrice MAYNIAL : J'ai été sous les ordres de deux ministres...
M. le Président : Oui, vous avez travaillé sous l'autorité de M. François Léotard et de M. Charles Million, mais finalement assez peu de temps sous celle de M. Charles Millon ?
M. Patrice MAYNIAL : Oui !
M. Roger FRANZONI : Ils sont tous les deux Corses, monsieur le président, M. Charles Millon également...
M. Patrice MAYNIAL : Cela je l'ignorais !
M. Roger FRANZONI : Il est apparenté à la famille Mattei !
M. le Président : Ah bon !
M. Roger FRANZONI : C'est lui qui me l'a dit.
M. le Président : Ce n'est pas du tout une tare, je vous rassure, cher collègue !
M. Roger FRANZONI : Tout cela pour dire que tôt ou tard on retombe toujours sur des Corses...
M. le Président : Receviez-vous de la part de M. François Léotard des instructions précises en ce qui concerne la Corse ? S'y intéressait-il de près ou, comme M. Charles Millon, considérait-il qu'il y avait un ministre pilote qui était celui de l'Intérieur et qu'au fond, tout cela était géré ailleurs qu'au ministère de la Défense ?
M. Patrice MAYNIAL : Je vous assure, et je sais que je parle sous serment, que je n'ai jamais reçu d'instructions de gendarmerie : ce n'est jamais arrivé. S'agissant de l'origine corse de M. François Léotard, je l'ignorais jusqu'à ce que je vois dans son entourage à plusieurs reprises au cours de manifestations officielles auxquelles j'avais été convié, M. José Rossi et que l'on me dise qu'ils étaient très amis et tous les deux Corses...
M. le Président : Très bien ! S'il n'y a plus d'autres questions, il me reste à vous remercier de vous être livré à cet exercice pas très compliqué puisque vous avez l'habitude de répondre à des questions...
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