N°1918

ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

ONZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 10 novembre 1999.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION D'ENQUÊTE (1)
SUR LE FONCTIONNEMENT DES FORCES
DE SÉCURITÉ EN CORSE

Président
M. Raymond FORNI
,

Rapporteur
M. Christophe CARESCHE
,

Députés.

TOME II
AUDITIONS

(1) Cette commission est composée de : MM. Raymond Forni, Président, Yves Fromion, Michel Vaxès, vice-présidents, Franck Dhersin, Jean-Yves Gateaud, secrétaires, Christophe Caresche, rapporteur ; MM. François Asensi, Jean-Pierre Blazy, Jean-Yves Caullet, Bernard Deflesselles, Jean-Jacques Denis, Bernard Derosier, Patrick Devedjian, Renaud Donnedieu de Vabres, Renaud Dutreil, Christian Estrosi, Mme Nicole Feidt, MM. Roland Francisci, Roger Franzoni, Michel Hunault, Georges Lemoine, Jean Michel, Jean-Pierre Michel, Robert Pandraud, Christian Paul, Didier Quentin, Rudy Salles, Mme Catherine Tasca, MM. Michel Voisin, Philippe Vuilque.

TOME II
volume 5

SOMMAIRE DES AUDITIONS

Les auditions sont présentées dans l'ordre chronologique des séances tenues par la commission

(la date de l'audition figure ci-dessous entre parenthèses)

- Monsieur Bernard LEMAIRE, préfet de la Haute-Corse (mardi 31 août 1999 à Bastia)

- Monsieur Pierre GOUZENNE, président du tribunal de grande instance de Bastia (mardi 31 août 1999 à Bastia)

- Monsieur Frédéric VEAUX, directeur du service régional de police judiciaire (mardi 31 août 1999 à Bastia)

- Monsieur Patrick MANDROYAN, procureur de la République adjoint au tribunal de grande instance de Bastia (mardi 31 août 1999 à Bastia)

- Monsieur Jean-Pierre NIEL, juge d'instruction au tribunal de grande instance de Bastia (mardi 31 août 1999 à Bastia)

- Colonel Gérard RÉMY, commandant la légion de gendarmerie de Corse (mardi 31 août 1999 à Bastia)

- Audition du lieutenant-colonel BONNIN, commandant le groupement de gendarmerie de la Haute-Corse, accompagné du chef d'escadron EYCHENNE, du lieutenant BOMBERT et du capitaine Jean-Luc GOBIN (mercredi 1er septembre 1999)

- Adjudant-chef TRAMONI, commandant de la brigade de Penta-di-Casinca, et lieutenant-colonel BONNIN (mercredi 1er septembre 1999)

- Major GUILLORIT, commandant par intérim de la compagnie de gendarmerie de Ghisonaccia, et du lieutenant-colonel BONNIN (mercredi 1er septembre 1999)

- Adjudant Jean-Gilles RAYMOND, commandant la brigade de gendarmerie de Prunelli-di-Fiumorbo, lieutenant-colonel BONNIN, major GUILLORIT, commandant par intérim de la compagnie de gendarmerie de Ghisonaccia, gendarme Jean-Claude LANDESSE (mercredi 1er septembre 1999)

- Monsieur Jean-Louis BRUGUIÈRE, premier vice-président chargé de l'instruction au tribunal de grande instance de Paris (mardi 7 septembre 1999)

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Suite du rapport :
tome II, auditions, vol. 6

 


Audition de M. Bernard LEMAIRE,
Préfet de la Haute-Corse
(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 31 août 1999 à Bastia)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. Bernard Lemaire est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Bernard Lemaire prête serment.
M. le Président : Monsieur le préfet, vous quittez la Haute-Corse demain. Votre expérience est pour nous une source de renseignements fort utile. Nous avons entendu d'autres responsables, notamment d'anciens préfets de Haute-Corse. Nous avons ainsi procédé hier aux auditions de M. Viau et de M. Pomel, auquel vous avez succédé. Je vous propose de nous donner votre sentiment sur les problèmes relatifs au fonctionnement des forces de sécurité.
M. Bernard LEMAIRE : Je vous rappelle que j'ai été nommé préfet adjoint pour la sécurité en décembre 1997. Cela me rapproche de Bernard Bonnet.
Je ferai une analyse chronologique car cela a une incidence non négligeable sur le fonctionnement des forces de sécurité et sur l'exercice des compétences des deux préfets de département et du préfet adjoint pour la sécurité.
En décembre 1997, le contexte était celui d'une crise agricole forte avec l'occupation de l'Office de développement agricole. S'agissant du terrorisme, on constatait un éclatement du mouvement et un manque de lisibilité très important, avec la concomitance des actions du FLNC-Canal historique et des actions telles que l'attentat de Strasbourg, revendiquées par un mouvement dit " de la troisième voie ". Un leader charismatique du FLNC-Canal historique était incarcéré, et un autre, Charles Pieri, devint, de ce fait, omnipotent. La lutte entre les groupes terroristes s'était alors fortement ralentie. Il n'y avait plus, au cours de ce trimestre, d'assassinats entre MPA et FLNC. On était dans un contexte de préparation électorale, dans la perspective des élections territoriales, des élections cantonales et au-delà, des élections sénatoriales.
En matière de sécurité, on sortait d'une période où les services tentaient, à partir de directives, d'exercer une action répressive équilibrée par rapport aux différentes mouvances nationalistes. Il faut savoir qu'à une certaine époque, au moment où je participais aux réunions de coordination de la lutte anti-terroriste, la politique menée consistait, lorsque l'on avait arrêté quelqu'un du MPA, à chercher quelqu'un du FLNC-Canal historique. C'est assez important car les services de police avaient quelque réticence à agir dès lors qu'on leur parlait d'équilibre.
En décembre 1997, mon prédécesseur a remis au ministère une note, dite note Bougrier, qui consistait tout simplement à afficher sur une page quelques cibles fortes, essentiellement à caractère économique, en matière d'action des services de police et de gendarmerie. Dans le droit fil, j'ai repris ces orientations en communiquant assez rapidement, notamment par la presse, sur la volonté de s'attaquer aux turpitudes dans les domaines économique, bancaire et agricole. J'ai été assez vite confronté à la publication de la note Bougrier que Claude Erignac a perçue comme un événement important, c'est-à-dire de nature à susciter des risques nouveaux. D'ailleurs, pendant les quinze premiers jours, j'ai été surpris parce que mes propres communications l'effrayaient aussi. Il recevait des visiteurs, notamment des responsables du Crédit agricole, qui lui disaient leur inquiétude. Il m'en a fait part en janvier en me disant : " Il faudra faire attention ".
Au niveau des services, la situation était assez claire, assez simple. On constatait une porosité totale des services de police. Les services étaient soit infiltrés, soit en relation avec les mouvements nationalistes ou même avec le grand banditisme. Donc, toute action devait tenir compte de cette porosité. Je vous en donnerai un exemple lorsque je traiterai de la période ouverte avec la désignation de Bernard Bonnet.
On constatait dans le même temps un clivage très fort entre services. Il existait une guerre des saisines judiciaires. Chaque fois que se produisait un attentat ou un fait délictueux, le problème était de savoir quel service allait être désigné par la justice. On trouvait ainsi des filiations privilégiées : les juges Bruguière, Le Vert et Ricard se tournaient systématiquement tantôt vers le SRPJ, tantôt vers la 6ème division de M. Marion ; M. Thiel, au contraire, s'orientait plus naturellement vers le SRPJ local et la gendarmerie.
L'autre clivage s'opérait naturellement entre police judiciaire et gendarmerie. A l'époque, la gendarmerie avait très peu de moyens. La section de recherche était peu étoffée. Les affaires dont elle était chargée progressaient donc peu.
A l'intérieur des services existait un autre clivage très important entre Corses et non-Corses. La gendarmerie se targuait d'avoir un taux de corsisation inférieur à 6 %. Elle me présentait cela, en tant que préfet adjoint pour la sécurité, comme un gage de non-porosité et de loyalisme. L'organisation de la police tenait compte de ce phénomène. Au SRPJ, par exemple, en particulier à l'antenne de Bastia, il y avait des équipes qui n'étaient pas mixtes, avec d'un côté des équipes corses, de l'autre, des équipes non corses.
La deuxième phase s'ouvre avec l'assassinat de Claude Erignac. L'organisation des forces et des priorités connaît alors une forte évolution.
Tout d'abord, il y a un fort engagement des autorités de l'Etat, qu'il s'agisse du chef de l'Etat, du Premier ministre ou du ministre de l'Intérieur. Cela se ressent dans l'organisation. Tout à coup, Bernard Bonnet et moi avons pour mission prioritaire d'analyser les services poste par poste, c'est-à-dire policier par policier - tâche que j'accomplis avec les chefs de service - de façon à essayer de lutter contre la porosité que nous avions observée et contre l'inefficacité. J'établis des listes de personnes qui doivent changer d'affectation, soit qu'elles soient considérées comme peu loyales, soit comme inefficaces.
La deuxième tâche consiste à chercher à accroître l'efficacité en renforçant les services. Plusieurs actions sont engagées :
- Premièrement, nous demandons le renforcement des brigades anti-criminalité qui jusqu'alors ont été totalement inefficaces. A Bastia, ville peu étendue, la brigade anti-criminalité n'est pas capable de voir cinquante personnes collant des affiches avec des groupes armés. La brigade anti-criminalité ne voit pas les actions contre des banques. Il faut donc réagir.
- Deuxièmement, on renforce la BREC, dans le droit fil des annonces faites précédemment sur la volonté de s'attaquer à des cibles financières.
- Troisièmement, on renforce, très fortement cette fois, la section de recherche de la gendarmerie. On triple ou quadruple ses effectifs.
On essaie par ailleurs de compenser l'absence de renseignement qui, depuis le départ, limite considérablement l'action anti-terroriste. En Corse, les services sont aveugles. Quand nous avons des informations, on peut dire qu'elles sont le plus souvent données par le milieu nationaliste et non par des sources que l'on s'est procurées d'initiative. C'est une préoccupation forte dont je vous signale qu'elle demeure aujourd'hui. C'est une des raisons pour lesquelles Bernard Bonnet et moi-même, mais surtout Bernard Bonnet, nous nous sommes interrogés sur la façon de faire. On sait que l'on ne peut pas approcher les villages. Dès qu'un service un peu spécialisé tel que le RAID tente de s'approcher d'un village pour faire de l'observation, il est immédiatement repéré. On sait que la gendarmerie n'obtient pas d'informations, entre autres parce qu'il y a très peu de Corses chez elle. Comme elle est dispersée, comme le gendarme vit avec sa famille, il essaie de ne pas se montrer curieux pour ne pas avoir de problèmes. Vous le constaterez peut-être lors de vos visites dans les brigades.
C'est pourquoi Bernard Bonnet est tenté d'avoir recours à des modalités d'actions proches de celles de certaines unités militaires. On lui parle par exemple de gens capables de rester enterrés longtemps pour voir des choses. Je suis très sceptique sur ce type d'opération. Autant j'imagine que l'on puisse s'enterrer pour une action ponctuelle, autant j'imagine mal comment obtenir beaucoup d'informations dans différents villages en enterrant deux ou trois gendarmes dans la nature. Mais c'est une des options retenue parce que l'on n'en a pas eu d'autre.
On essaie également de traiter deux préoccupations en faisant des propositions qui ne relèvent pas du niveau préfectoral : l'efficacité judiciaire et la lutte contre le grand banditisme.
A l'époque, une des accusations relatives à l'efficacité judiciaire se fonde sur la lenteur du traitement des affaires, notamment en matière financière. Bernard Bonnet et moi élaborons une proposition consistant à mettre en place une plate-forme financière. Notre idée initiale est d'obtenir une force pour traiter une affaire, en concentrant l'activité sur cette affaire. Dans notre esprit, elle doit réunir des éléments du parquet, des éléments d'instruction et des experts. Pour tout vous dire, cette idée qui connaît initialement un certain succès est très vite mise à mal par la justice qui n'a aucune envie de voir arriver une sorte de pool indépendant. Les magistrats de la cour d'appel font ce qu'il faut auprès du garde des sceaux pour démontrer la perversité du système. Après avoir accepté l'idée dans un premier temps, le ministre de l'Intérieur revient sur cet accord sous la pression de la police judiciaire essentiellement - c'est après l'affaire Foll - qui estime que ce pool est une façon pour la justice de phagocyter la police judiciaire. On en arrivera ultérieurement à la mise en place d'une plate-forme financière auprès de la cour d'appel de Bastia, qui consiste en un renforcement des juridictions par l'arrivée d'un juge d'instruction spécialisé, d'un procureur adjoint spécialisé et depuis peu de temps, d'assistants venant des administrations financières.
Ce problème est assez important, car en Corse on constate que les affaires financières ne font que se stratifier. C'est-à-dire que des événements jugés comme lourds et conséquents à un moment donné perdent beaucoup de leur importance au fil du temps parce que les instructions n'avancent pas. Très vite, les services eux-mêmes, surtout s'ils n'ont pas les moyens, passent d'une affaire à une autre et ils perdent un peu le fil. C'est la raison pour laquelle nous souhaitions un pool. Il a d'ailleurs été mis en _uvre dans les faits, il y a très peu de temps, avec l'affaire des paillotes. Quand des juges se concentrent sur une affaire et la traitent en un temps très court, en bénéficiant du fait que des personnes mises en cause s'expriment, ce qui est très rarement le cas, l'efficacité peut être assez importante.
Quant au grand banditisme, c'est une de nos préoccupations. Pour tout vous dire, la situation a très peu évolué. Le grand banditisme a une prégnance totale en Corse et il gêne beaucoup tous les acteurs, en particulier les élus. Toute affaire qui comporte l'alignement de quelques zéros intéresse quelqu'un. Ici, par exemple, le seul fait de traiter d'un marché d'ordures ménagères, le seul fait de traiter d'une autorisation de casino, ou d'un marché de travaux publics entraîne immédiatement l'éveil de gens qui expriment leur intérêt. Ils le disent parfois d'une façon telle que les élus peuvent être particulièrement gênés. Encore récemment à Bastia, où nous avons des problèmes d'ordures ménagères, le président du district a reçu des menaces de mort parce qu'il ne faisait pas ce qui était attendu par certains.
A côté du grand banditisme, qui exerce ses talents auprès de la mafia russe ou celle de Miami, on trouve sur place des " seconds couteaux " qui s'intéressent aux affaires locales. Sur ces gens-là, l'efficacité des services est particulièrement réduite. C'est l'effet de proximité : ces gens sont sur un terrain qui leur est totalement favorable, ce qui n'est pas le cas des services de police. Nous n'avons pas de moyens d'observation valables, en particulier de moyens d'écoute. Ceux-ci sont très limités, notamment pour les portables. Le système est centralisé à Marseille où peu de gens entendent le corse. Pour suivre une bande sur laquelle la police judiciaire voudrait avoir une action forte, les moyens ne sont pas suffisants. Mais c'est sûrement vrai sur l'ensemble de la France.
J'en viens au dernier point. A partir de mon affectation en Haute-Corse, le 1er mai 1998, je suis obligé de parler du problème de l'articulation des pouvoirs du préfet adjoint pour la sécurité et des préfets. Tant que j'étais à Ajaccio, j'exerçais très normalement mes fonctions de coordination. Il ne se passait pas une réunion de Bernard Bonnet où je n'étais pas en fonction de mes compétences. Les seules réunions auxquelles je n'assistais pas étaient les entretiens personnalisés provoqués par M. Bonnet avec les juges anti-terroristes. Il a eu très vite des relations privilégiées avec M. Bruguière et avec le responsable de la 6ème division, M. Marion. Pour ma part, je n'avais pas ces relations téléphoniques et je n'avais pas droit à ces visites. Mais comme j'étais préfet de police depuis décembre, j'avais d'autres moyens d'obtenir des informations. Alors que Bernard Bonnet s'est orienté très vite vers la 6ème division d'un côté, et le tout gendarmerie de l'autre, je gardais, au contraire, des relations très privilégiées avec la police judiciaire. Cela me permettait d'obtenir toutes les informations nécessaires, en particulier dans l'enquête Claude Erignac.
J'ai été affecté en Haute-Corse à la demande de Bernard Bonnet, parce qu'il existait un décalage très important entre la politique que nous menions à Ajaccio et la politique menée par Bernard Pomel en Haute-Corse. Bernard Pomel est allé jusqu'à affirmer au ministre de l'Intérieur que la politique de rétablissement de l'Etat de droit médiatisée et hachée, était une très mauvaise politique et qu'avec Claude Erignac, ils avaient engagé une politique qui était bonne et qui commençait à porter ses fruits. Il est même allé jusqu'à écrire que l'assassinat de Claude Erignac était un accident qui ne devait pas remettre en cause ce qui avait été fait. Une gêne est donc apparue. Il y avait un décalage complet entre la politique menée en Haute-Corse et la politique menée en Corse-du-Sud, que ce soit en matière d'urbanisme, de contrôle de légalité, etc. La solution qui est apparue alors la plus simple était que j'aille en Haute-Corse. J'observe d'ailleurs, à titre personnel, que cela ne me satisfaisait pas beaucoup puisque je comptais rester une année en Corse comme préfet de police avant d'aller vers d'autres cieux, mais les suggestions du ministère de l'intérieur sont des suggestions fortes.
Arrivé en Haute-Corse, la collaboration fonctionne. Je fais exactement la politique pour laquelle je suis venu. Très vite, je m'attaque à des problèmes d'urbanisme : je fais détruire quarante bungalows sur la côte orientale. J'engage, comme Bernard Bonnet de son côté, des articles 40 en matière de marchés publics. La collaboration en matière de sécurité fonctionne à peu près normalement pendant quelques mois.
Puis, très vite, un décalage s'opère parce que Bernard Bonnet, et cela correspond au schéma qui a été arrêté, assure l'" unité de commandement " sur la Corse. On essaie de gommer le clivage administratif pour être plus efficace. Mais il traduit assez rapidement cette unité de commandement par la volonté de traiter de l'ensemble des sujets sur toute la Corse, en particulier des problèmes de sécurité. Il obtient ainsi une extension des pouvoirs reconnus aux préfets de zone de défense en matière de coordination en cas de crise. Ce qui initialement pourrait être banal ne l'est pas tout à fait, puisqu'il présente cela aux médias comme une décision extrêmement forte lui donnant tous les pouvoirs de police, alors que ce n'est pas le texte. Du côté de Paris, bien sûr, on me rassure en me disant que c'est simplement pour le cas où l'on aurait une crise extrêmement grave. En pareil cas, il faut bien une coordination, ce qui est assez évident.
Très vite je me heurte à une perversion du système. Je m'aperçois rapidement que M. Spitzer, le préfet adjoint pour la sécurité à qui, très naturellement, j'adresse les demandes de moyens - je lui fais savoir que j'ai besoin d'un ou deux escadrons de gendarmerie pour faire telle ou telle chose - ne fait rien sans obtenir la caution de Bernard Bonnet ce qui, pour le coup, n'est pas dans les textes. Cela m'oblige à appeler systématiquement Bernard Bonnet pour lui dire que j'ai besoin de ces forces pour telle ou telle action et je les obtiens, mais petit à petit. Le préfet adjoint n'est donc plus que l'" adjoint " du préfet de Corse-du-Sud et pas celui de la Haute-Corse. A tel point qu'il ne vient pratiquement pas aux réunions de police ici et qu'il n'y exerce aucun rôle, tout simplement parce que, de la même façon, je fais en sorte de le gommer de la géographie administrative. Je n'ai recours à lui que pour du formalisme administratif - réquisitions, etc. - mais en aucun cas, pour gérer les problèmes de sécurité en Haute-Corse.
Survient un premier incident, à la suite d'un attentat contre plusieurs bâtiments publics, dont l'hôtel des impôts à Bastia. Je découvre le lendemain que Bernard Bonnet a déjà annoncé à la presse qu'il avait tous les pouvoirs de police en Corse. Je demande au cabinet intéressé quelle crise justifie ces pouvoirs. Evidemment, pour un préfet de Haute-Corse comme de Corse-du-Sud, deux attentats au cours d'un week-end, ce n'est pas une crise. On me répond que l'on ne sait pas, que l'on n'a pas vu la demande, que l'on n'a jamais décidé qu'il y avait crise et donc que le préfet de Corse-du-Sud ne pouvait avoir de pouvoirs sur l'ensemble des deux départements. En réalité, il y a eu anticipation dans la communication par rapport à une décision qui n'est jamais intervenue. C'est l'un des premiers incidents majeurs dans nos relations sur la gestion des services de police et la lutte anti-terroriste.
La deuxième affaire a lieu à l'occasion des journées nationalistes de Corte d'août 1998. Toute l'organisation est fixée par relation directe entre le cabinet du ministre et Bernard Bonnet, alors que Corte est dans mon département. Bien entendu, je suis la préparation et j'ai des informations par mes services, mais je ne suis pas considéré comme l'interlocuteur direct dans cette affaire. Je ne pèse en aucun cas sur l'organisation du dispositif qui est extrêmement lourd parce que l'on craint l'apparition de personnes cagoulées, ce qui serait contraire à la politique de rétablissement de l'Etat de droit.
A partir de cette période, il y a une concentration des informations de tous les services sur Bernard Bonnet. L'action de M. Spitzer est ainsi totalement sous ses ordres. Pour ma part, je n'ai d'informations et je n'exerce d'action que parce que je garde très directement des relations assez privilégiées avec tous les services de police.
Voilà ce que je peux dire rapidement sur l'évolution dans le temps de cette organisation. Dans un premier temps, la gestion est assez normale ; dans un deuxième temps, la politique est claire et la collaboration existe entre les deux préfets de département ; dans un troisième temps, le préfet de Haute-Corse est obligé de corriger les glissements qui s'opèrent au fur et à mesure.
M. le Président : Comment expliquez-vous cette évolution dans l'attitude de Bernard Bonnet ? Selon vous, aurait-il été couvert par les cabinets ministériels dont il dépendait ou bien cette évolution est-elle liée à sa propre situation en Corse ? On a parlé de phénomène d'enfermement, de bunkérisation, d'isolement dus non seulement à l'insularité mais aussi à son mode de fonctionnement. Comme vous l'avez côtoyé dans toutes ces périodes, comment analysez-vous cette évolution ? Tient-elle au personnage ou aux consignes qui lui avaient été données ?
M. Bernard LEMAIRE : Trois éléments sont à prendre en compte. Le premier est la médiatisation. Pour que la politique engagée après l'assassinat de Claude Erignac soit forte, il fallait qu'elle soit médiatisée, parce que nous avions des interlocuteurs élus, mais aussi parce qu'il fallait gagner la confiance de la population et l'informer sur l'action menée. Cette médiatisation a eu des effets pervers ; elle a mis Bernard Bonnet très en avant parce que cette personnalisation était très bien accueillie par la presse. Elle était utile au gouvernement car elle permettait de singulariser la politique, de la concrétiser. Elle a eu un autre effet bénéfique pour Bernard Bonnet et moi, à l'époque ; en nous protégeant de revirements politiques, elle nous protégeait donc aussi du gouvernement.
M. le Président : Il est curieux d'entendre cela de la bouche d'un préfet !
M. Bernard LEMAIRE : Que s'est-il passé auparavant ? Pourquoi les préfets sont-ils considérés comme ayant été faibles en Corse ? Les préfets, c'est le service de l'Etat. S'ils sont faibles, c'est tout simplement, parce qu'ils sont systématiquement contournés. Tout simplement parce que, lorsque l'on fait une observation à un élu, il suffit à ce dernier d'appeler Paris pour que redescendent des directives qui demandent au préfet de lever le pied, avec souvent un argument choc : " Il ne faut pas gêner cet élu, vous faites le jeu des nationalistes ". Si vous portez atteinte à un élu local, si vous le mettez en cause dans une affaire, quelle qu'elle soit, vous donnez des arguments aux nationalistes qui le combattent.
M. le Président : L'explication était utile.
M. Bernard LEMAIRE : A partir de février 1998, ce type d'intervention n'existe plus. C'est très important en Corse. A partir de cette période, les préfets ont une politique claire et ils ne sont arrêtés par rien. Par exemple, lorsque Bernard Bonnet ou moi-même signons des articles 40, nous n'appelons pas Paris. Lorsque je signe un article 40 concernant un marché public en Haute-Corse et que je sais qu'il va gêner les membres de la majorité, en particulier M. Emile Zuccarelli, je n'appelle pas M. Emile Zuccarelli pour lui dire que je vais faire un article 40. Il l'apprend non pas par moi, mais par la presse qui a des moyens d'obtenir l'information au niveau du palais de justice. Il n'y a pas de frein politique à notre action. La médiatisation est donc un des éléments qui permet de préserver cet avantage.
M. Bernard DEROSIER : Ce n'est donc pas un effet pervers !
M. Bernard LEMAIRE : L'effet pervers, c'est que cette médiatisation doit être entretenue. Le glissement s'opère lorsque Bernard Bonnet devient trop médiatisé, à tel point que l'on peut finir par se demander si c'est le gouvernement qui suit une politique ou si c'est Bernard Bonnet lui-même. Il suffit de regarder la presse de toutes ces dernières années, y compris jusqu'à l'affaire des paillotes, pour voir que l'on oublie de dire que d'autres agissent en Corse. Je vous défie de trouver une seule ligne sur moi, par exemple. On oublie de dire que des administrations agissent dans l'île : entre les administrations fiscales, le Trésor, l'équipement, les affaires sociales, etc., des milliers de fonctionnaires s'attellent à la tâche. Lorsque l'on redresse les COTOREP, le RMI, évidemment, ce n'est pas Bernard Bonnet qui le fait, ce sont les deux préfets et toutes les administrations derrière eux. La médiatisation était totalement personnifiée. Au bout d'un moment, Bernard Bonnet en est la victime et il entre dans une ère de mégalomanie. Compte tenu des relations qu'il entretient avec tous les journalistes, il est obligé d'alimenter la médiatisation par des coups et des déclarations.
Sa personnalité a également joué un rôle. Il a deux grands traits de caractère : d'une part, il est à la fois très actif et très péremptoire, très dur, et, d'autre part, il adore cette médiatisation, en jouer, faire des mots. Cela a un effet non négligeable.
M. le Président : Cela explique, selon vous, cette dérive.
M. Bernard LEMAIRE : Quid des cabinets ministériels et quid des ministres ? Il y a là aussi très certainement une responsabilité, celle de laisser faire. Finalement, un gouvernement est très content quand, sur un terrain où les problèmes sont difficiles à appréhender, des préfets agissent. Il y a très peu de déclarations gouvernementales en comparaison des déclarations du préfet Bernard Bonnet. Lorsque se produisent des accidents comme celui dont je parlais tout à l'heure, c'est-à-dire une déclaration faite à la presse sur les pouvoirs de police alors que l'on a seulement déposé par écrit une demande auprès d'un cabinet qui ne l'a pas encore examiné, personne ensuite ne lui tape sur les doigts. Lorsque le préfet de Haute-Corse va à Paris et dit : " Attention, Bernard Bonnet est un peu comme un surfeur qui surfe sur une vague qu'il a besoin d'entretenir ", en exagérant l'importance de tel ou tel attentat ou incident, donc en trompant un peu ses interlocuteurs sur l'importance des événements, la réponse est : " Réglez vos affaires entre vous ". Il y a donc une responsabilité gouvernementale dans le fait de ne pas reprendre les rênes de temps en temps.
M. le Président : Pendant la période où vous avez senti ce glissement, avez-vous alerté le ministère de l'intérieur ? Des rapports ont-ils été transmis ? Des communications ont-elles été faites pour essayer d'appeler l'attention du pouvoir hiérarchique ?
M. Bernard LEMAIRE : Ayant été confronté à la publication de la note Bougrier trois jours après mon arrivée en Corse - je rappelle que c'était une note remise en un seul exemplaire au directeur adjoint du cabinet de M. Chevènement et qu'on l'a retrouvée, quelques semaines plus tard dans la nature, en particulier dans les mains des agriculteurs -, je n'ai pratiquement jamais rien écrit par la suite.
Je n'ai rédigé qu'une seule note d'ensemble pour le retour de M. Chevènement après son accident chirurgical, en janvier 1999. J'y fais une analyse en deux pages de la situation. J'indique, entre autres, que la personnalisation et la médiatisation ont été utiles, mais sont devenues perverses parce que, dis-je expressément, l'on fonde la politique de rétablissement de l'Etat de droit sur deux hommes seulement, Jean-Pierre Chevènement et Bernard Bonnet, de sorte que si quelque chose survient qui les met en cause, toute la politique de rétablissement de l'Etat de droit s'écroulera. Evidemment, à l'époque, je n'imaginais pas ce qui allait se produire, mais j'imaginais un Jean-Pierre Chevènement devenant ministre de l'agriculture et un Bernard Bonnet auquel on dirait le lendemain qu'il allait faire autre chose. On accréditait l'idée que seuls quelques hommes agissaient, alors que c'était toute une administration. J'indiquais aussi qu'il n'y avait pas de relais politique local et que les élus n'admettaient pas cette politique, même lorsqu'ils l'annonçaient dans leurs discours.
M. Roger FRANZONI : Monsieur le préfet, n'allez-vous pas un peu trop loin en affirmant que les élus étaient contre l'application de la loi en Corse ?
M. Bernard LEMAIRE : Monsieur le député, j'expliquais que même lorsqu'ils soutenaient la politique de rétablissement de l'Etat de droit dans leurs discours, les politiques ne l'admettaient pas, tout simplement parce qu'ici, les mandats sont plus assis sur les relations personnelles que sur les idées politiques ou sur les programmes. J'ai moi-même observé dans mes fonctions en Haute-Corse, que les élus ne soutenaient pas cette politique qu'ils trouvaient trop farouche, trop dure, sans nuance et surtout trop rapide. On considérait ici que cette politique devait prendre du temps et que l'on ne peut pas du jour au lendemain passer d'une situation à une autre. C'est le constat que j'ai fait.
M. le Président : Monsieur le préfet, entrons dans le détail des relations que vous avez eues avec les différents services de sécurité. Nous souhaitons connaître votre opinion sur les relations entre la gendarmerie et la police. Pourquoi à un moment donné a-t-on délibérément choisi de privilégier les services de police plutôt que d'utiliser conjointement, dans le cadre légal, à la fois les services de police judiciaire traditionnels dépendant du ministère de l'intérieur et les services de gendarmerie ?
Que pensez-vous de la pratique qui consiste à délocaliser les affaires, à charger la direction nationale anti-terroriste des enquêtes, à saisir la section du parquet de Paris et les juges d'instruction spécialisés ? Cela vous paraît-il bon ou cela vous paraît-il contraire à la volonté que vous affirmez vous-même d'appliquer le droit, rien que le droit, mais tout le droit sans spécificité ni particularisme ?
M. Bernard LEMAIRE : Il y a un particularisme en Corse dans les relations entre les services mais il n'est pas total. Dans n'importe quelle province française, vous ne pouvez pas faire travailler ensemble valablement gendarmerie et police judiciaire. La volonté d'appropriation des actions et des informations est systématique. Cela va loin, puisque l'on a encore du mal à régler la coordination des communications radio entre ces services. Un préfet qui veut intervenir en utilisant les deux forces est obligé de mettre en place un système de rapprochement de deux radios pour régler la coordination.
M. le Président : Vous êtes d'accord avec moi pour dire que cela dépend beaucoup plus des directions de ceux qui utilisent les services, notamment l'appareil judiciaire, que de la base elle-même. Je suis persuadé que les policiers ou les gendarmes de base sont prêts à coopérer, à condition bien entendu qu'on leur donne les instructions et les moyens pour le faire.
M. Bernard LEMAIRE : On sent tout de même bien la tendance à l'appropriation des affaires, même à la base. Un colonel de gendarmerie sera particulièrement content d'être le premier à obtenir une information sur une affaire.
M. le Président : Excusez-moi, un colonel, ce n'est pas la base.
M. Bernard LEMAIRE : Sa base y participe tout de même.
M. le Président : Mon sentiment est qu'il entretient ce discours, ce qui conduit à ces dérives. Je suis persuadé qu'à la base, les bonnes volontés sont beaucoup plus nombreuses qu'on ne le croit.
M. Bernard LEMAIRE : Sur ce point, l'exemple du renseignement est très important. Je m'étonnais à une époque que les gendarmes de base aient des informations qui n'étaient pas traitées par leur propre hiérarchie et qui n'étaient manifestement pas transmises au-delà. Je considérais comme impossible que les brigades de gendarmerie ne voient pas des choses dans tous les domaines : telle personne roulant en Maserati sans avoir d'emploi, tel nationaliste provoquant des réunions avec telle ou telle personne, etc.
C'est pourquoi j'ai suggéré aux commandants de groupement et aux commandants de légion de mettre en place un système d'exploitation des informations, c'est-à-dire de provoquer des réunions de la hiérarchie avec les brigades, de façon à obtenir que les gendarmes ne se contentent pas de faire un petit rapport sur les événements, mais que les informations puissent être exploitées au niveau du préfet chargé de la sécurité. Après mon arrivée en Haute-Corse, j'ai même demandé que le commandant de groupement puisse provoquer des réunions avec la police judiciaire, c'est-à-dire que des gens de la police judiciaire puissent aller dans les brigades s'entretenir très librement avec les gendarmes de base, sans qu'il y ait de compte rendu, afin de recueillir des informations et les exploiter. Il y a eu une, deux, trois tentatives de ce genre. Manifestement, cela n'a pas été poursuivi et, en tout cas, cela n'a jamais eu de résultat.
Ici, le clivage est très fort. Il va de la guerre des saisines jusqu'au renseignement. Il est même allé, à une époque antérieure à 1997, jusqu'au quasi sabotage d'actions. J'ai le souvenir que lors d'une intervention orchestrée par le préfet de police, M. Leclerc, je crois, à un enterrement où devaient apparaître des nationalistes armés, les gendarmes, qui étaient prévus pour venir en secours des policiers chargés d'aller chercher ces nationalistes au milieu de la foule, ne sont jamais venus. Vous imaginez que les policiers ont eu des difficultés ! Cette guerre-là n'est pas récente et on n'a pas réussi à la régler valablement.
Bernard Bonnet n'a pas favorisé la police judiciaire. Il a gardé de ce service une très grande méfiance. Dans un premier temps, il s'est méfié très fortement de M. Dragacci, le directeur du SRPJ. D'ailleurs, même après avoir réalisé une opération de " requalification ", il est resté très méfiant vis-à-vis de la police judiciaire. Il s'appuyait donc sur M. Marion et sur la gendarmerie.
M. le Président : Quelle est votre opinion sur les deux personnages-clés que vous venez de citer ? Vous parlez de la guerre des polices, il faut aussi parler de la guerre interne aux services de police. Les renseignements généraux, la DNAT, le SRPJ se font des crocs-en-jambe, de telle sorte que toute politique, même claire pour un gouvernement, a peu de chances d'être appliquée compte tenu des réticences locales et des comportements locaux ou nationaux.
M. Bernard LEMAIRE : Encore une fois, cela résulte d'une volonté d'appropriation. Cela part très certainement de la DNAT : M. Marion a la réputation auprès de ses policiers d'être quelqu'un qui réussit à se positionner auprès de chaque ministre, quelle que soit son étiquette politique. Il y arrive en s'appropriant les meilleures actions, même si elles sont dues en grande partie à l'activité des services locaux. Les chefs de ces services, qui le savent, essaient de s'en protéger en gardant le plus possible les informations ou en ayant des relations avec le juge anti-terroriste le moins susceptible de favoriser Marion. A l'époque, on a donc une équipe très soudée...
M. le Président : Il y en a au moins une qu'il faut éliminer !
M. Bernard LEMAIRE : ...Dragacci-Thiel, face à l'équipe Marion-Bruguière-Le Vert, M. Ricard étant largement inexistant sur ce dossier.
M. le Président : Quelle appréciation portez-vous sur l'efficacité de la section anti-terroriste du tribunal de Paris ? Dans l'affaire Erignac, M. Bonnet semblait avoir transmis des informations en novembre ou décembre 1998 avec des noms précis - il en manquait peut-être un -, mais il a fallu attendre le début de l'année 1999 pour que tout cela soit mis au crédit de M. Marion. Par ailleurs, alors que tous les ministres, à gauche comme à droite, nous présentent des résultats extraordinaires, le taux d'élucidation des dossiers d'attentats et d'actes de terrorisme en corse est un des plus faibles du territoire français.
M. Bernard LEMAIRE : Cela s'explique par ce sur quoi j'insiste depuis le départ, à savoir l'absence d'informations et de renseignements. En Corse, les services de renseignement sont très faibles.
M. le Rapporteur : Y compris les renseignements généraux ?
M. Bernard LEMAIRE : On est capable d'infiltrer les mouvements islamistes, on est incapable d'infiltrer les mouvements corses.
M. le Président : Quand on les infiltre, on donne des instructions politiques qui empêchent d'utiliser les renseignements dont on dispose. Tralonca en est un bon exemple.
M. Bernard LEMAIRE : Tralonca est un bon exemple que je n'ai pas connu. S'agissant de la période où j'étais présent, je n'ai vu aucune information valable, à aucun moment. Je n'ai jamais eu une seule information sur une conférence de presse du FLNC ou sur une quelconque action. La seule information que l'on ait obtenue, et encore elle était tellement imprécise que n'importe qui aurait pu la donner, concernait les mitraillages de gendarmeries. On savait que cela allait intervenir, mais c'est tout.
M. le Président : Il me semble que la porosité dont vous parlez est aussi le résultat d'un laxisme qui dure depuis des décennies. On n'a jamais mis en _uvre les moyens qui convenaient pour éviter cela. On ne peut envisager de solution dans le cadre de la République, en application des lois, sans spécificité aucune, que si on règle en préalable ce genre de question.
M. Bernard LEMAIRE : C'est très difficile à régler pour deux raisons : la proximité et le lien avec la Corse.
La proximité, car si vous avez en face de vous des gens capables de connaître l'adresse des policiers, la présence de leurs familles, leur action est hypothéquée. Je vous rappelle que lorsque j'étais sous-préfet de Bayonne, juste avant ma venue en Corse, j'ai eu affaire à un mouvement nationaliste basque qui a commis une série d'attentats contre les domiciles des policiers de la PAF dont ils avaient toutes les adresses. Ces attentats très légers n'ont jamais mis en cause la vie des gens. Ils consistaient en des jets de cocktails Molotov contre des portes de garage ou des voitures. Mais du jour au lendemain, tous les policiers, dont certains étaient très professionnels, très expérimentés et très anciens ont été déstabilisés. A tel point que nous avons dû organiser des séances de dédramatisation avec M. Guéant, alors directeur général de la police nationale, qui est venu sur place. Par chance, on a accroché le responsable de ce mouvement dans un contrôle de police inopiné à Bayonne, ce qui a immédiatement stoppé ces actions.
Ici, c'est exactement pareil. Que le policier soit corse ou non, il y a cet effet de proximité. Il craint pour lui. Donc, soit il ne fait rien, soit il rend des services et il donne des informations. C'est pourquoi on peut parler de porosité. Il n'y a guère de moyens de lutter contre cela. D'un côté, les services de police sont poreux, de nombreux policiers originaires de Corse pensent essentiellement à leur retraite, à protéger leur famille et font donc attention dans leurs actions. De l'autre, la gendarmerie est grandement inefficace parce que, au contraire, n'ayant pas de Corses dans les villages, elle ne voit rien. Corsisation et non-corsisation ont autant d'effet dans un sens que dans l'autre. Ou bien l'on ne voit rien, ou bien l'effet de proximité est très important.
Quant à Marion et à la coordination, je pense qu'en matière de lutte anti-terroriste, il faut impérativement une concentration. Si vous donnez certaines affaires au SRPJ local, d'autres à la gendarmerie, d'autres encore à la DNAT, cela pose problème parce qu'il peut y avoir des recoupements. On connaît très mal le mode opératoire du FLNC. Je défie un service de police de vous fournir un organigramme de ce mouvement. On vous donnera un organigramme de l'ETA ou du GIA, mais pas un organigramme du FLNC. On pourra vous dire quel est le véritable chef militaire parce que c'est évident et qu'il n'y a pas à chercher beaucoup, mais on ne vous dira pas qui a telle ou telle fonction, qui s'occupe de logistique, qui gère les fonds, qui gère les approvisionnements en armes. Je n'ai jamais vu d'organigramme : c'est la démonstration qu'il y a très peu d'informations ici.
M. le Président : En comparaison du terrorisme basque ou islamiste, le terrorisme corse est particulier dans la mesure où il mêle l'action " politique " et la criminalité ordinaire, celle de droit commun. Les empiétements sont nombreux. Avec cent cinquante attentats revendiqués sur quatre cents à quatre cent cinquante recensés chaque année, on peut penser qu'au moins les trois quarts sont des règlements de compte fondés sur des zéros alignés, comme vous l'avez dit vous-même. Est-il souhaitable de délocaliser ces affaires dites de terrorisme qui touchent en fait au banditisme ordinaire ? Si l'on veut connaître le milieu, ce n'est pas dans le bureau de M. Bruguière que l'on connaîtra le mode opératoire de ces bandes, la Brise de mer et quelques autres.
M. Bernard LEMAIRE : Tout n'est pas délocalisé. Nous établissons la distinction. Chaque matin, lorsque l'on m'annonce un attentat, on me dit s'il relève du conflit d'intérêts, du conflit commercial ou s'il s'agit d'un attentat terroriste.
M. le Président : Qu'en est-il de celui de cette nuit ?
M. Bernard LEMAIRE : C'était un attentat terroriste puisqu'il était dirigé contre une perception.
M. le Président : Il peut aussi être l'_uvre de quelqu'un qui se plaint de payer trop d'impôts. Actuellement, c'est très à la mode.
M. Bernard LEMAIRE : Ces cibles visant l'Etat sont assez propres au terrorisme politique. Lorsqu'une action est dirigée contre une boutique ou un véhicule de travaux publics, on considère immédiatement qu'il s'agit du traitement d'un conflits d'intérêts. On fait donc la distinction.
Quant au grand banditisme, les assassinats que l'on attribue assez vite au milieu ne sont pas délocalisés. Ils sont traités par le SRPJ ou la gendarmerie. La délocalisation ne s'opère qu'en cas de motif politique. Je considère qu'elle s'impose parce qu'une coordination est nécessaire.
Il est vrai que le terrorisme corse est spécifique. Les liens d'intérêt sont évidents. En outre, chaque responsable politique nationaliste a besoin d'avoir des troupes derrière lui. L'émergence récente d'Armata Corsa peut s'expliquer par le besoin pour M. Santoni et M. Rossi, qui sont sortis en quelque sorte de la Cuncolta, non seulement de peser sur les débats nationalistes, mais encore de gérer des intérêts en se constituant très rapidement une troupe capable de conduire des actions.
M. le Président : On s'apprête à délocaliser l'affaire d'Armata Corsa. J'ai lu dans la presse qu'elle allait être transmise à la section anti-terroriste.
M. Bernard LEMAIRE : Il y a une revendication politique, puisque les auteurs disent : " Nous sommes intervenus à titre préventif parce que ce monsieur avait un contrat contre un leader nationaliste. "
M. le Président : Dans le territoire de Belfort, il y a 135 000 habitants, en Corse, il y en a presque deux fois plus.
M. Roger FRANZONI : 250 000.
M. le Président : Il y a beaucoup d'individualités fortes dans le territoire de Belfort, puisqu'il y a même un ministre de l'Intérieur, mais on les compte tout de même sur les doigts de la main. On en trouve sans doute un peu plus en Corse, mais tout le monde sait de qui l'on parle. Armata Corsa, on sait que c'est François Santoni. Le nom de l'informateur du préfet Bonnet circule sans doute sur toutes les tables de bar d'Ajaccio et de Bastia. Même si Savelli est une crapule, il y a tout de même un assassinat. Or tout cela débouche sur l'absence d'action. Monsieur le préfet, la justice est-elle à la hauteur ?
M. Bernard LEMAIRE : Je vais vous donner un exemple très significatif de la façon dont cela se passe en Corse. L'année dernière a eu lieu l'assassinat d'un jeune nationaliste en pleine fête de village, devant environ une centaine de témoins. Je ne vous dirai pas quel est l'auteur de l'assassinat, bien que je le sache, car cela relève du secret de l'instruction, mais aucun témoin ne parle. C'est par un travail acharné de la police judiciaire que l'on peut espérer obtenir un résultat dans quelques mois, si le juge réussit à se convaincre que la mise en examen a des chances d'aboutir à une condamnation parce que les services de police auront pu obtenir des bribes de témoignages. Ici comme ailleurs, les juges n'aiment pas l'échec et ne procèdent à des mises en examen que lorsqu'ils possèdent des éléments déterminants. Au moment de son assassinat, le jeune était accompagné d'un ami. Cet ami n'a rien vu. Le lendemain, le mouvement A Cuncolta de M. Pieri a publié dans la presse un communiqué pour dire : " Attention aux collaborateurs, à ceux qui parlent de cette affaire. "
La Corse, c'est cela. Sauf à pouvoir protéger les témoins et à leur donner des compensations telles que leur vie ne soit pas brisée, les gens ne parlent pas. C'est une des grandes difficultés des services de police et de la justice.
Dans cette affaire, il y a assurément des gens qui savent. C'est un peu comme pour l'assassinat de Claude Erignac. Il y avait nécessairement des gens qui savaient. La preuve, il y en a un qui est venu nous le dire, mais il n'est probablement pas le seul. Mais en Corse, on ne parle pas. Avec le nationalisme comme avec le grand banditisme, les affaires peuvent être expéditives. Il y a eu des témoins dans certaines affaires, plusieurs d'entre eux n'ont pas survécu. Dans l'histoire de La brise de mer, des témoins ont été assassinés en pleine rue parce qu'on les connaissait. En matière de nationalisme, cela s'est également produit. Ici, on ne parle pas, même quand on sait.
M. le Président : Selon vous, les magistrats sont-ils motivés ?
M. Bernard LEMAIRE : Aujourd'hui, ils le sont. A mon arrivée en Haute-Corse, je n'aurais pas eu la même affirmation, pour deux raisons : premièrement, parce qu'ils ont très certainement subi une série de revirements politiques qui faisaient qu'ils n'avaient pas forcément de risques à prendre ; deuxièmement, parce qu'ils sont soumis au problème de la proximité et du risque personnel, qui est évident.
Dans le territoire de Belfort, le risque qui pèse sur vous est politique, et c'est bien. Il est subsidiairement pénal, parce que nous sommes tous plus ou moins susceptibles d'être mis en cause. Mais le risque physique n'est pas très grand. Ici, quand je m'adresse à un président de district ou à un maire au sujet de tel ou tel développement administratif concernant par exemple les ordures ménagères ou des affaires agricoles, j'ai en face de moi des gens qui, quelques mois ou quelques années plus tôt, ont vu un des leurs être tué. Un président de district, le président de la chambre d'agriculture de Corse-du-Sud ont été tués. Le risque physique est présent et il pèse sur le traitement de toutes ces affaires.
M. le Rapporteur : Vous avez dit que le préfet Erignac avait éprouvé des craintes après la publication de la note Bougrier. Bien que l'enquête semble prouver le contraire, estimez-vous que la publication de cette note ait pu avoir une incidence sur l'assassinat du préfet Erignac ?
M. Bernard LEMAIRE : Pas du tout. On pouvait imaginer que ce genre d'affaire ait eu une incidence. Claude Erignac m'a parlé de ses craintes pour moi, pas pour lui. On pouvait imaginer qu'à partir du moment où l'on désignait certaines cibles, celles-ci réagiraient d'une façon radicale. C'est le problème de la Corse. Mais en ce qui concerne son assassinat, il n'y a aucun doute : on a quand même tout examiné. Lorsque l'on dit que l'on s'est trompé de piste en partant sur une piste agricole, j'estime que c'est faux. Ce sont les journalistes qui l'ont qualifiée de " piste agricole ", en fait nous sommes partis sur la piste d'une dissidence, et l'on observe aujourd'hui que c'est bien une dissidence. Simplement, les hommes que l'on imaginait être dedans n'y sont peut-être pas.
M. le Rapporteur : Mathieu Filidori, Lorenzoni...
M. Bernard LEMAIRE : Ils n'y sont peut-être pas. Mais je reste persuadé qu'ils peuvent y être. Je vous signale que l'on a démantelé le commando de Corse-du-Sud, mais on sait qu'il y a un groupe de Haute-Corse dont on ne connaît pour l'instant qu'un élément. J'imagine mal les éléments que je connais en Haute-Corse ne pas être liés à cette affaire de près ou de loin. En revanche, on a regardé de près la piste mafieuse, les intérêts économiques - nous ne nous ne sommes pas engagés sur une piste à l'aveuglette - et j'ai la certitude qu'elle n'est pas pertinente mais on aurait pu l'imaginer. Si à l'époque, cela s'était développé, si Claude Erignac était resté vivant et si l'on s'en était pris au Crédit agricole, on aurait très bien pu imaginer que se produise un tel événement. Ici, des gens sont morts uniquement parce qu'ils avaient engagé une action en matière d'ordures ménagères par exemple.
M. le Président : L'administration, notamment fiscale, fait-elle son travail ? C'est un secret de Polichinelle que de dire que François Santoni semble avoir une action de type " politique " et quelques intérêts économiques protégés. A défaut d'agir contre ses activités nationalistes, ne peut on le confondre sur le plan économique ?
M. Bernard LEMAIRE : C'est la politique que nous avons mise en _uvre et poursuivie à partir de la note Bougrier. Je ne peux pas vous donner la liste de tous les contrôles fiscaux qui ont été effectués sur ces intérêts économiques, en particulier ceux de La brise de mer. Mais il faut savoir qu'aux dires même du directeur général des impôts, entre un contrôle fiscal long et contradictoire et sa pénalisation, il s'écoule cinq ans et pas un an de moins. Dans quelques années, vous devriez voir tout d'un coup survenir la traduction pénale d'un grand nombre de contrôles effectués sur des gens du milieu dans le secteur hôtelier de Corse-du-Sud, par exemple. Lorsque des gens pratiquement sans métier possèdent des propriétés gigantesques et disposent de moyens financiers énormes, il est évident qu'il suffit de procéder à des contrôles fiscaux pour vérifier qu'il y a là des signes de richesses sans déclaration, ni ressources. Ces contrôles ont été faits mais ils n'auront pas de conclusion avant environ cinq ans.
M. Roger FRANZONI : C'est ce que le peuple ne comprend pas.
M. le Rapporteur : Concernant les affaires financières, vous avez évoqué le projet de pool spécialisé que vous aviez conçu avec le préfet Bonnet. Quelle est la différence entre ce projet et ce qui est fait aujourd'hui avec la constitution d'un pôle financier ?
M. Bernard LEMAIRE : Cela rejoint ce que je vous disais sur la police. Comme il existe un effet de proximité non négligeable et un problème de dispersion et de manque de moyens, l'idée était de constituer un pool dans lequel le parquet, l'instruction et les experts travailleraient ensemble dès le départ.
Les affaires judiciaires prennent beaucoup de temps parce qu'il n'y a pas d'ingénierie judiciaire. L'enquête préliminaire est plus ou moins longue selon que le procureur rappelle ou non toutes les semaines qu'il attend quelque chose. Si les services considèrent que c'est une affaire d'extrême urgence, si le procureur ne dort plus, ils vont la traiter en laissant les autres de côté. Le procureur examinera ensuite les éléments et les transmettra au juge d'instruction. Tout cela prendra du temps, car le juge d'instruction reprendra toute l'affaire. De plus, il sera peut-être seul. Surtout, il n'aura pas de relations avec le parquet. Quand on arrivera au terme, c'est-à-dire à la mise en examen et au processus devant aboutir au jugement, le parquet surviendra de nouveau pour faire des réquisitions. La procédure est complètement hachée. Les gens ne participent pas à l'assemblage des mêmes éléments. C'est pourquoi nous avons eu l'idée de faire travailler ensemble et au jour le jour le parquet, les juges d'instruction et les experts.
C'est ce qui s'est produit pour l'affaire des paillotes. Le parquet et les juges d'instruction ont été en contact permanent. Le parquet assistait à toutes les auditions. Ils ont pratiquement collaboré. Des experts étaient également présents car le juge a beau être formé, si l'on veut aller très vite, il faut avoir des moyens. On charge donc des experts d'analyser les documents financiers ou autres. L'idée était de faire travailler une équipe, non pas locale, mais projetée de la capitale sur Grenoble, Marseille ou la Corse, car les besoins sont identiques dans ces régions. Cela rejoint malheureusement le processus de la 14ème section : j'avais proposé à l'époque de créer une section du TGI de Paris dans ce domaine. En fait, nous n'avons pas abouti à cela mais à un renforcement des juridictions locales.
M. le Rapporteur : Qui ont tout de même effectué un certain travail ?
M. Bernard LEMAIRE : Indéniablement. Il est certain que remplacer du jour au lendemain un juge d'instruction non spécialisé et qui a un peu peur de tout le monde, par un juge spécialisé, permet de travailler deux fois plus vite. Mais la partition parquet/instruction subsiste de façon non négligeable et la concentration sur les affaires demeure insuffisante. Le renforcement de la juridiction n'empêche pas la stratification des affaires. On se concentre un peu sur une affaire importante, en arrive une deuxième et pour peu qu'elle soit relayée médiatiquement, il faut la prendre aux dépens de la première, et ainsi de suite.
M. le Rapporteur : Que pensez-vous de l'action des renseignements généraux en Corse ? Dans l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac, leur investissement nous a été présenté comme important. Il semble que M. Squarcini, directeur central adjoint, ait réalisé un travail de qualité.
M. Bernard LEMAIRE : Je ne partage pas cette appréciation. Je n'ai pas le souvenir d'avoir entendu M. Squarcini m'annoncer par avance une conférence de presse ou un attentat du FLNC. Il a obtenu, du moins est-ce apparu comme tel, des informations dans le déroulement de l'enquête sur l'assassinat de Claude Erignac. D'abord, tout cela était très tardif. Je pense qu'il a tout de même des réseaux qui lui permettent d'obtenir des informations, sinon ce serait à désespérer de tout. En tout cas, localement, au niveau du préfet de département, les services de renseignements généraux sont totalement inefficaces. C'est clair. J'apprends davantage de choses par la presse ou par des relations personnelles.
M. le Rapporteur : On a le sentiment qu'après l'arrivée du préfet Bonnet, la gendarmerie a saisi la possibilité d'affirmer son rôle dans le domaine de l'investigation et de la police judiciaire, notamment avec la création du GPS. Ne considérez-vous pas que cette institution, qui souffre manifestement de ne pas être suffisamment saisie dans les affaires de terrorisme, ait vu là l'occasion de développer une stratégie propre ?
M. Bernard LEMAIRE : Je pense que la gendarmerie s'est vraiment ressaisie grâce aux renforts qui lui ont été apportés après l'assassinat de Claude Erignac, mais je fais la part des choses entre le GPS et les sections de recherche. La gendarmerie a surtout saisi l'occasion de vraiment s'atteler à ses enquêtes, avec le renfort conséquent de sa section de recherche. Elle avait la charge d'enquêtes avec des moyens extrêmement faibles et tout d'un coup, elle a vraiment eu les moyens.
M. le Rapporteur : Comment cette décision a-t-elle alors été prise ?
M. Bernard LEMAIRE : Sur notre suggestion. A l'époque, la demande de renforcement concernait tous les services. Ma préoccupation portait sur les brigades anti-criminalité, les brigades financières et la gendarmerie, dont la section de recherche était réduite comme peau de chagrin. Nous avons obtenu du gouvernement qu'il accorde une priorité totale à cette action ; il convient de le souligner. Le gouvernement a été très net sur ce point et je n'ai jamais rencontré de problème de la part d'aucun service central pour prendre les décisions qui s'imposaient en matière de renforcement des services de police ou de gendarmerie.
Pour ce qui est du GPS, c'est très différent. Cela concerne principalement le renseignement et subsidiairement l'assistance des autres services dans des actions à caractère judiciaire. Qu'après, il y ait eu des utilisations de cette unité que je ne connais pas, y compris la surveillance de certaines actions menées contre des brigades, je le subodore, mais je ne suis pas supposé le savoir officiellement. Le reste concerne essentiellement le domaine du renseignement ou le renforcement des services pour des actions judiciaires.
M. Roger FRANZONI : Vous avez parlé de la médiatisation et d'une presse qui vous informait avant les services spécialisés. La presse locale, qui est financièrement et politiquement très concentrée, vous aidait-elle dans l'application de la loi ? Quand je veux être informé, je préfère lire Le Figaro plutôt que Nice-Matin, sauf pour les avis de décès. Pour le reste, j'ai l'impression qu'elle n'apporte rien à la politique gouvernementale. Quel est votre sentiment sur ce point ?
M. Bernard LEMAIRE : La presse locale n'a pas eu pour caractéristique de soutenir la politique de rétablissement de l'Etat de droit. Nous nous sommes heurtés dès le départ à des éditoriaux assez vindicatifs, en particulier de M. Jean-René Laplayne. Quant aux journalistes secondaires, ils savent qu'ils évoluent dans un milieu où ils ont besoin de tout le monde et ils n'ont jamais pris le risque de soutenir la politique gouvernementale. En revanche, ils ont relayé, dans certains cas assez fidèlement, ce que nous leur disions.
M. le Président : On dit même que FR 3 est infiltré par les milieux nationalistes.
M. Bernard LEMAIRE : FR 3 n'a jamais soutenu l'Etat. Il s'est bien gardé de déplaire au milieu nationaliste comme à d'autres milieux. A Belfort, on annonce au journal la condamnation par un tribunal de M. Martin à quatre ans de prison pour avoir commis un braquage. Ici, non : il n'y a personne dans la salle d'audience à ce moment là, ni curieux, ni presse, et on ne l'annonce pas. On dit qu'une personne a été condamnée à quatre ans de prison pour braquage. Si un journaliste publiait un nom, il aurait immédiatement un problème car des amis du condamné viendraient lui dire leur préoccupation.
M. le Rapporteur : Et Radio France ?
M. Bernard LEMAIRE : Radio France est de plus grande qualité et très certainement plus objective parce qu'ils ont plus de facilités pour développer des sujets - ils ont plus de journaux, qui sont par ailleurs plus longs - et pour faire entendre un peu tout le monde. Je les ai tout de même vus prendre parti sur certaines affaires, mais jamais des affaires liées au nationalisme ou au grand banditisme.
M. le Président : Après ce que vous avez vécu dans vos différents postes, êtes-vous favorable au maintien en Corse du préfet adjoint pour la sécurité ?
M. Bernard LEMAIRE : Non. Je suis favorable à la disparition de ce poste. Je l'avais demandé quand j'en étais titulaire, avant l'assassinat de Claude Erignac, en considérant qu'il était vraiment d'une utilité réduite. Dans la mesure où à ce poste vous ne pouvez pas gérer les enquêtes judiciaires, il vous reste les relations avec les services pour en être informé malgré tout, savoir comment cela se passe, comment cela évolue ; il vous faut traiter les problèmes syndicaux des policiers et la gestion des services au niveau administratif, d'autant qu'ici, en plus, le SGAP est à Marseille. C'est une fonction dont je comprends pourquoi elle a été créée à une certaine époque : il fallait bien marquer le coup politiquement - on met alors en place un " shérif ", M. Broussard - mais je ne crois pas qu'elle reste utile aujourd'hui. On a vu qu'elle pouvait être perverse, dès lors qu'elle a perdu toute substance.
M. Bernard DEROSIER : Selon vous, quelles seraient les répercussions politiques de la suppression de ce poste ?
M. Bernard LEMAIRE : J'étais assez partisan que l'on supprime le poste après l'affaire des paillotes, que ce soit l'une des réactions du gouvernement, puisque le préfet adjoint n'avait pas servi à verrouiller les choses. En tant que préfet de police, je n'aurais pas un seul instant imaginé que M. Bonnet puisse tenir dix ou vingt réunions de police sans que j'y sois. Pour un préfet de police qui tient sa place c'est impossible.
M. le Président : Et pourtant !
M. Bernard LEMAIRE : Or là, M. Spitzer n'a pas tenu sa place. Cette fonction n'a donc aucunement servi à verrouiller les choses.
Sa suppression n'a pas été retenue mais je l'ai recommandée. M. Limodin l'a fait également dans son rapport au ministre, mais ni le changement du titulaire, ni la suppression du poste n'ont été considérés comme une priorité.
M. le Président : Quelles sont les relations entre l'administration préfectorale et les ministères ? A votre avis, qui dirigeait la politique en Corse durant vos fonctions dans l'île ? Aviez-vous des liens directs avec le ministère de l'intérieur et avec Matignon ? Quels étaient les conseillers qui s'adressaient à vous ? Quel était votre interlocuteur privilégié ? Aviez-vous un passage obligé par M. Bonnet à chaque fois que vous aviez à effectuer une transmission au niveau ministériel ? Vous avez en outre vécu la période de l'absence de M. Chevènement, ce qui est sans doute un élément important.
M. Bernard LEMAIRE : J'avais exactement les mêmes interlocuteurs que Bernard Bonnet, sauf à l'Elysée, où il avait pour interlocuteur M. de Villepin et moi M. Landrieu. Je faisais exactement la même chose. Chaque fois que je montais à Paris, ce qui se produisait relativement souvent, j'allais à la fois voir les gens de l'intérieur, de Matignon et de l'Elysée. Il était très important, s'agissant de la Corse, que l'on puisse toujours s'appuyer sur une volonté ferme de la part de ces trois autorités. Le jour où un chef de gouvernement ou un chef de l'Etat ne sera plus convaincu que la politique de rétablissement de l'Etat de droit en Corse est la bonne, les préfets ne tiendront plus sur le terrain.
M. le Rapporteur : Y entendiez-vous le même discours ?
M. Bernard LEMAIRE : Oui.
M. le Président : Nommément, qui étaient ces interlocuteurs ?
M. Bernard LEMAIRE : Les mêmes, c'est-à-dire M. Barret et M. Bergougnoux ou le directeur de cabinet, mais bien moins souvent, sauf dans les derniers temps, en raison des dossiers spécifiques que j'ai traités ici, notamment l'interdiction de Bastia Securità. Je ne vous en ai pas parlé car il concerne la politique menée en Corse plutôt que les problèmes de police et de gendarmerie. On a ainsi porté un coup assez fort au FNLC. J'avais à ce sujet des relations directes avec le directeur de cabinet et, de temps en temps, avec le ministre. Sinon, M. Barret était mon interlocuteur privilégié. A Matignon, c'était Mme Valter et M. Christnacht - ce dernier un peu moins dans la période où il s'est occupé du dossier néo-calédonien. A l'Elysée, je voyais M. Landrieu. C'est là qu'est la distinction puisque Bernard Bonnet voyait essentiellement, mais moins fréquemment, M. de Villepin.
Nous avons toujours cherché à maintenir cette information, d'ailleurs sans en référer les uns aux autres. Je n'ai jamais demandé à l'intérieur si je pouvais aller voir l'Elysée. Je n'ai jamais dit à l'Intérieur que j'allais à Matignon. Ces interlocuteurs étaient assez naturels. Ils voulaient tous être informés.
M. le Président : Je ne vois pas très bien quel est le lien entre l'autorité préfectorale et l'Elysée. On n'est ni dans le cadre de la politique étrangère, ni dans celui de la politique de défense.
M. Bernard DEROSIER : C'est l'exécutif bicéphale.
M. Bernard LEMAIRE : Oui, c'est la cohabitation.
M. Roger FRANZONI : Le président de la République est le chef des armées.
M. le Président : Si nous n'étions pas en période de cohabitation, cela aurait sans doute été différent.
M. Bernard LEMAIRE : S'il n'y avait pas eu de cohabitation, je n'imagine pas que je serais allé à l'Elysée. Bonnet, peut-être. J'imagine que François Mitterrand ne se serait peut-être pas contenté de traiter du Kosovo ou du Golfe et qu'il aurait peut-être traité de l'affaire corse.
M. le Président : Tout à fait.
M. Bernard LEMAIRE : Il ne le faisait pas de son temps, mais dans le cas présent, il aurait pu le faire. Je n'aurais dès lors pas rendu compte à l'Elysée, sauf à ce que le chef de l'Etat le demande lui-même ou le fasse demander par ses collaborateurs. C'est différent en période de cohabitation.
Je disais tout à l'heure en réponse à M. Franzoni que l'un des nos problèmes est l'absence de relais politique local. Je suis très affirmatif en le disant. Certes, dans les discours, on a le soutien de quelques-uns, mais pas dans les faits. C'est une des limites politiques majeures de l'action engagée par l'Etat en Corse. Ce sera une limite quel que soit le gouvernement. L'un de nos problèmes était de pouvoir peser sur les relations avec les élus de droite, comme avec les élus de gauche, parce que les élus locaux conduisent ici une politique et incitent ainsi des gens à soutenir une politique plutôt qu'une autre.
M. Roger FRANZONI : Monsieur le préfet, comment concevez-vous le relais politique ? Je ne vois que deux politiques : celle de ceux qui soutiennent le gouvernement et celle de ceux qui sont contre le gouvernement.
M. le Président : C'est sans doute un peu plus compliqué que cela.
M. Roger FRANZONI : Depuis cinquante ans, tous les gouvernements se sont trompés.
M. le Président : Monsieur le préfet, nous avons la chance d'avoir deux membres de la commission qui sont corses.
M. Roger FRANZONI : Monsieur le préfet, quand je tirais à la mitraillette sur les moineaux, le chef de gendarmerie guidait mon tir. Aujourd'hui, quand je tire avec une fléchette, on m'arrête. Il y a là un changement brutal. J'ai été plastiqué le 1er février 1990, à deux heures du matin. On avait placé 1,2 kilo de dynamite devant mon appartement habité.
M. le Président : On a même crevé les pneus de votre voiture cette nuit !
M. Roger FRANZONI : Ce n'est pas une Rolls, c'est une Twingo !
M. Bernard LEMAIRE : Il est très important pour nous que les politiques au niveau national, qu'il s'agisse du Président de la République, du Premier ministre ou du ministre de l'Intérieur restent bien sur la même ligne concernant la Corse. Pour cela, il fallait qu'ils aient les mêmes informations sur les actions engagées et l'efficacité des résultats obtenus. Si nous nous étions contentés du relais de la presse ou des élus, je ne suis pas sûr que cette unité de vues aurait été préservée très longtemps. Nous avons été très vite critiqués de tous côtés et je pense qu'alors les informations qui sont remontées au niveau central étaient tout autres que celles dont nous rendions compte.
Je suis absolument persuadé que nous faisons la bonne politique et que nous obtiendrons des résultats. Le problème, c'est qu'il faudra tenir très longtemps, parce que nous ne serons pas relayés. Dès qu'on lâchera, cela retombera. Il faut maintenir cette politique car c'est la seule. Ce qui m'a beaucoup gêné, c'est le fait qu'il y a très peu de projets en Corse. On conduit donc une action qui a un caractère très largement négatif, alors qu'on voudrait bien qu'elle soit positive.
Audition de M. Pierre GOUZENNE,
président du tribunal de grande instance de Bastia
(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 31 août 1999 à Bastia)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. Pierre Gouzenne est introduit.
M. le Président : Monsieur le président, la mission qui nous est confiée dans le cadre de cette commission d'enquête créée à l'initiative de différents groupes de l'Assemblée nationale est de faire le point sur les dysfonctionnements des services de sécurité en Corse.
Nous souhaitons connaître le point de vue des magistrats sur les relations entre la justice et les services de sécurité, police ou gendarmerie, et aller un peu plus loin. Nous nous sommes aperçus au fil des auditions qu'il existe des spécificités qui suscitent des interrogations parmi nous, notamment l'existence d'une section antiterroriste au parquet de Paris, de juges d'instruction spécialisés qui agissent d'une manière totalement déconnectée des structures traditionnelles sur le territoire de la Corse. Le recours à la DNAT et aux services centraux peut apporter des solutions mais aussi susciter des interrogations parmi ceux qui agissent au plan local.
Nous avons déjà procédé à de nombreuses auditions et nous avons donc une idée assez précise. Nous avons souhaité venir sur place afin de mieux percevoir la sensibilité qui existe ici, mais si nous sommes déjà allés à Ajaccio, nous n'y avons pas rencontré de membres de l'institution judiciaire.
M. Pierre GOUZENNE : Je suis président du tribunal de grande instance de Bastia depuis cinq ans, précisément depuis fin août 1994. J'ai présidé le procès de la catastrophe de Furiani trois mois après, ce qui m'a valu une certaine colère, trois attentats contre mon domicile et ma voiture. Je bénéficie d'une protection rapprochée en raison de menaces réitérées.
En tant que président, je m'occupe principalement du pénal et je préside toutes les audiences correctionnelles, parce que le pénal, c'est la vitrine de la Corse. Il représente une image très forte, beaucoup plus qu'ailleurs. J'ai donc eu à présider de nombreuses affaires. J'ai eu aussi à gérer administrativement quatre cabinets d'instruction.
En général, les magistrats sont des gens feutrés, réservés, conformément à leur obligation. En 1996, des magistrats ont écrit au garde des sceaux une lettre dans laquelle ils s'inquiétaient gravement des dérives de l'action publique. J'en citerai quelques phrases : " Certaines décisions intervenues ne s'expliquent que par l'existence de négociations et tranchent avec les décisions que sont amenés à prendre des magistrats exerçant en Corse dans des dossiers similaires. L'absence de cohérence est largement commentée par l'opinion insulaire et perçue comme une négation du principe d'égalité des citoyens devant la justice et est de nature à affecter durablement la crédibilité et l'efficacité de l'institution judiciaire, le sentiment d'impunité ressenti par les auteurs d'actes terroristes les plaçant en position de force par rapport à l'institution judiciaire ".
Les deux tiers environ des magistrats ont signé cette lettre. Il est rare que deux tiers d'un corps de magistrats en arrivent à un sentiment d'exaspération face à des difficultés de fonctionnement. C'étaient principalement des juges d'instruction. C'était aussi lié à des attaques contre l'institution judiciaire : attentats, menaces, articles de presse gênants, avocats dont la liberté de parole paraissait plus qu'excessive.
Je rappelle que peu après mon arrivée, venait d'avoir lieu une conférence de presse au cours de laquelle trois avocats avaient revendiqué trois assassinats à une tribune. Leurs propos ont été rapportés par un journal nationaliste : " Placés en état de légitime défense, nous avons procédé à trois reprises à l'élimination d'individus dont l'intention ferme et arrêtée était de porter atteinte à l'intégrité physique de plusieurs de nos militants. Deux de ces opérations visaient des bandes de truands, nous en avons éliminé les meneurs. La troisième a touché un ancien militant de notre structure qui s'en était lui-même exclu en février 1992. Cet individu s'est trouvé chargé par un quarteron de manipulateurs sournois et sans scrupule de devenir l'exécutant devant abattre certains de nos militants ".
Trois assassinats revendiqués publiquement à une tribune, à la télévision, notamment par trois avocats n'ont donné lieu à aucune réaction. Or il y a tout de même au minimum une obligation déontologique du bâtonnier de demander quelques explications à des avocats qui ont revendiqué des assassinats privés de légitime défense, ce qui me paraissait un comble de la part d'avocats avec lesquels nous travaillons, dont Me Mattei, un ancien bâtonnier. Travailler avec ou entendre plaider des avocats qui viennent de revendiquer un meurtre me posait problème, moralement et professionnellement. Il me semblait qu'il aurait pu y avoir des réactions.
Mais à la rigueur, cela faisait partie du quotidien. Je parle de la période 1994-1996. Le juge d'instruction que vous allez rencontrer est arrivé, il y a à peu près un an et n'a pas connu de période de dysfonctionnement important des services judiciaires et policiers. Très souvent, un juge d'instruction venait me dire - je ne travaillais pas directement avec les enquêteurs de la gendarmerie - que les enquêteurs n'exécutaient pas nos réquisitions. Que pouvais-je faire ? C'était la première fois que cela m'arrivait. Pour moi, c'était nouveau.
Un jour, un juge d'instruction a demandé à un service de gendarmerie d'aller interpeller un individu parce que des écoutes et des témoignages avaient fourni des éléments suffisants pour le mettre en cause et éventuellement le présenter devant le juge. C'était quelqu'un de dangereux dont l'arrestation nécessitait une opération lourde. La première fois, on n'a pas pu le faire à cause de la prétendue venue d'un général, ce qui s'est révélé faux ; la deuxième fois, il y avait des absents dans le service ; la troisième fois, un gendarme m'a dit qu'ils n'iraient jamais le chercher. Il s'agissait d'une personnalité connue, Jean-Michel Rossi, dont on a reparlé récemment et qui était alors le rédacteur en chef d'un journal important. C'était une interpellation sensible et lourde qui pouvait avoir des effets politiques évidents.
M. le Rapporteur : C'était à quelle époque ?
M. Pierre GOUZENNE : En 1996. On s'aperçoit dans de telles circonstances que le juge d'instruction, que l'on prétend être l'homme le plus puissant de France est un homme nu, sans glaive ni soldats. C'est un peu le problème de l'équilibre entre la raison d'Etat, qui est tout à fait respectable, et l'ordre public et l'application de la loi. On dit que la raison d'Etat peut justifier des lois d'amnistie qui relèvent du Parlement ce qui est plus démocratique, mais de là à ce que la raison d'Etat aboutisse à des amnisties préventives ! Le fait que les services enquêteurs soient, dans des moments difficiles, trop dépendants de l'autorité administrative, pose donc problème.
C'était une affaire de m_urs. La victime était une très jeune femme fragile. Nous avions des inquiétudes pour le magistrat, que j'ai fait partir parce que j'ai appris qu'il y avait un contrat sur elle. On se demandait aussi que faire de la victime. Elle était mineure. Il y avait des risques. Il y a parfois des conséquences aussi.
Lorsque les magistrats corses résistaient un peu, intervenait ce que l'on appelle le dessaisissement. On peut en discuter mais il me semble que la loi définit l'acte terroriste de façon précise. Elle définit l'acte et non pas l'individu. Si l'on pense que peut être qualifié de terroriste un acte commis par un individu, à notre avis, c'est une déviation de la loi. Un viol ou un vol sur un marché ne me paraît pas être un acte terroriste, quelle que soit l'appartenance politique de l'auteur. On a senti à un moment donné une dérive de la notion de terrorisme : partaient à Paris des actes peut-être commis par des terroristes mais qui n'avaient pas la qualification légale d'actes terroristes de nature à troubler la sécurité et l'Etat. Des juges ont résisté avec courage lorsque le parquet demandait le dessaisissement. La cour de cassation les a désavoués en disant que, dans l'intérêt du bon fonctionnement de la justice, puisqu'il y avait un conflit entre un juge et le parquet, lequel avait demandé sur ordre le dessaisissement - on est toujours dans l'opposition entre parquet et juges d'instruction -, on demandait le dessaisissement au profit de la 14ème section. D'une façon générale, nous l'avons souvent mal vécu.
M. le Rapporteur : A cette époque, seize dossiers sont remontés ?
M. Pierre GOUZENNE : Davantage, environ une vingtaine. Il y avait aussi une certaine réticence à l'égard de la 14ème section, proche de la place Beauvau. Si l'on prend l'exemple italien, il n'y a pas besoin d'une justice spécialisée. Falcone, comme De la Chiesa, était un Sicilien, et il avait avec lui, dans son bureau, des policiers siciliens. La notion de police ou de justice spécialisée n'est pas forcément bon signe. L'exemple italien d'une justice rendue localement a donné de bons résultats en Sicile. Bien entendu, il faut des protections et des moyens.
M. Pierre GOUZENNE : L'absence de relation avec la 14ème section provoquait des difficultés. C'est un peu un ghetto. Les juges d'instruction qui travaillent parfois sur des dossiers parallèles ou qui concernent quasiment les mêmes personnes ne peuvent pas travailler efficacement. Ils sont un peu considérés comme des boîtes aux lettres. En outre, une certaine suspicion s'était fait jour à la suite de certaines décisions qui avaient beaucoup choqué les Corses. Je veux parler notamment de l'affaire de Spérone, qui avait beaucoup ému les services de gendarmerie notamment. Des enquêteurs avaient senti des balles siffler à leurs oreilles. Or les auteurs ont été relâchés quelques jours plus tard. Parfois, les procédures s'éternisent, ce qui heurte beaucoup l'opinion insulaire.
Cette politique de dessaisissement n'est pas une bonne chose, d'autant que l'opinion corse est assez attachée à la justice. Peut-être pas de la même façon qu'ailleurs mais c'est un des éléments de négociation. En matière civile, par exemple, on rend un jugement et après, on discute, on ne l'exécute pas. Le métier d'avocat est le métier suprême en Corse. Il y a tout de même une certaine révérence à l'égard du droit et de l'institution judiciaire. Certaines incompréhensions à l'égard des pratiques de la 14ème section ont beaucoup affecté l'image des magistrats en Corse, car on estime que l'on peut et que l'on doit juger les affaires ici. Le procès de Furiani avait posé des problèmes matériels parce qu'il fallait loger les deux mille victimes, mais les Corses n'auraient pas admis que l'affaire soit jugée ailleurs. Je crois qu'il y a le même problème avec l'affaire Bonnet. Il existe une volonté de reconnaissance de la justice en Corse. Le dessaisissement est très mal vécu.
M. le Président : Il est très mal vécu par les magistrats eux-mêmes.
M. Pierre GOUZENNE : Outre le dessaisissement au profit de la 14ème section, il y a eu toute la politique de l'action publique pendant un certain temps. C'était la fameuse " circonspection " de M. Couturier qui dit, dans le rapport de la commission d'enquête présidée par M. Glavany, qu'il ne comprenait pas le problème et qu'il avait été un parfait exécutant des ordres du ministre. La gestion de l'action publique nous paraissait poser problème. L'absence de cohérence était dénoncée par tout le monde. Ainsi, en correctionnelle, des gens que l'on avait trouvés avec des armes illégales dans leur voiture ou ailleurs et qui étaient punis assez sévèrement de peines de prison ferme me parlaient de Tralonca, de telle ou telle personne qui avait été arrêtée puis relâchée ; je baissais pudiquement les yeux, mais je savais qu'il y avait une absence de cohérence dans l'action publique. En effet, si quelqu'un d'encarté, membre de la Cuncolta par exemple, était trouvé avec une arme, je recevais un coup de fil et il fallait le relâcher. Or en Corse, tout se sait.
Cette gestion de l'action publique n'est pas uniquement le fait du parquet. L'action publique, c'est souvent le policier. C'est lui qui arrête ou qui n'arrête pas, soit de son propre chef, soit sur ordre. D'une façon générale, même lorsque l'on arrêtait quelqu'un, parfois par hasard, parce que l'on ignorait que c'était un nationaliste ou quelqu'un d'important, il était relâché. La Corse a donné un exemple de dépendance du parquet qui n'était pas très saine et les projets actuels vont peut-être dans le bon sens. Cela soulève aussi le problème du rattachement de la police à l'autorité judiciaire. Je suis assez fasciné par la démocratie italienne. A Milan, la police travaille dans le bureau du procureur-juge d'instruction. Nous avions ici, il faut bien le dire, un procureur général qui en référait à la chancellerie ou à Matignon. J'ai vu le procureur téléphoner à la chancellerie à la faveur d'un incident d'audience.
M. le Président : Ce n'est pas le système qui est en cause, ce sont les hommes. On peut mettre en place tous les systèmes possibles, si les hommes sont faibles cela ne sert à rien.
M. Pierre GOUZENNE : Le système le favorise. Il est vrai que certains magistrats du siège censés être indépendants ne le sont pas tant que cela, mais ici le système le favorise grandement. Il fragilise les hommes. Je ne crois pas aux systèmes qui ne reposent que sur le courage. Je crois qu'il vaut mieux des textes, des règlements et des protections.
Une police qui oubliait ses fonctions judiciaires, ses pouvoirs et ses devoirs envers les juges d'instruction, une affaire publique menée directement de Paris, une politique de dessaisissement que l'on ne comprenait pas ont créé le malaise ou le trouble qui a été décrit dans le précédent rapport. Nous nous sommes toujours battus contre cela.
M. le Président : De quelle période s'agissait-il ?
M. Pierre GOUZENNE : De la période que j'ai connue entre 1994 et octobre 1996, date de l'attentat de Bordeaux. Quand le Premier ministre est venu en juillet, on a senti qu'il reprenait en main une gestion qui avait été assurée par le ministre de l'Intérieur qui avait pris tous les pouvoirs en Corse. L'attentat de Bordeaux en octobre a marqué un tournant. Il en est résulté une volonté politique beaucoup plus claire d'application de la loi. Toutes les dérives et compromissions que l'on avait pu ressentir sur le terrain n'ont plus été ressenties. Cette politique a été poursuivie après le changement de gouvernement.
Ensuite, il y a eu l'assassinat de M. Erignac et la création du GPS. J'ai n'ai sur ce service qu'une opinion générale. Je ne crois pas aux services spéciaux dans une démocratie, que ce soit en matière judiciaire, policière ou autre. On pouvait remplacer des personnes, grossir les rangs de certains services, mais dans l'histoire, la création de tels services n'a jamais été très efficace. Il n'y a pas d'habitude de travail, la hiérarchie est différente et c'est difficile à maîtriser. Personnellement, je pense qu'il ne sert à rien de mettre en place un régime spécial, même dans des situations difficiles. Il faut simplement étayer l'existant, créer un poste de juge s'il le faut, bien qu'en terme d'effectifs, nous soyons particulièrement favorisés.
M. le Président : Vous n'êtes pas mal lotis.
M. Pierre GOUZENNE : Avec quatre juges d'instruction pour 150 000 habitants nous devons détenir la palme du ratio.
M. le Rapporteur : Comment s'opère concrètement un dessaisissement ?
M. Pierre GOUZENNE : Il est demandé par le parquet général. Le parquet de Paris demande au parquet de Bastia de prendre des réquisitions de dessaisissement. Le juge rend une ordonnance.
M. le Rapporteur : Comment se fait la répartition ?
M. Pierre GOUZENNE : Ils ne prennent pas ce qui apparaît comme étant un attentat privé, un conflit de voisinage. Une grande partie des trois cents à cinq cents attentats sont des attentats " privés " : un mari jaloux, un entrepreneur non payé, etc. Mais dès qu'une action apparaît comme étant de nature politique, le dessaisissement est demandé, avant même qu'elle ne soit revendiquée.
M. le Rapporteur : Est-ce devenu plus sélectif ?
M. Pierre GOUZENNE : Il y a beaucoup moins de dessaisissements maintenant.
M. le Président : Il n'est pas très valorisant pour les magistrats en poste en Corse d'entendre sans cesse parler de M. Bruguière, Mme Le Vert, M. Thiel et au-delà, des querelles qui les opposent les uns aux autres. Entre MM. Thiel et Bruguière, je ne pense pas que ce soit la parfaite entente. En revanche, des binômes fonctionnent bien : entre Mme Le Vert et la DNAT, il y a semble-t-il, des liens privilégiés. Tout cela doit être très désagréablement vécu par les magistrats en Corse, car c'est tout de même vous qui vivez la réalité du terrain. La criminalité, ce n'est pas seulement les attentats.
M. Pierre GOUZENNE : C'est frustrant, surtout quand les policiers prennent des risques. La création récente des pôles financiers est une initiative intéressante. Il me semble que le terrorisme corse reste local, insulaire. Puisque l'on crée des pôles spécialisés avec quelques magistrats, avec des responsables des douanes, du Trésor, etc., pourquoi ne pas faire un pôle rattaché à la délinquance financière ? Pourquoi ne pas faire des pôles régionaux Corse, région PACA, Paris en rattachant un juge antiterroriste à un juge financier, car les liens entre la délinquance financière et le terrorisme sont souvent importants ? Il nous semblait qu'il y avait là une occasion de tenir tête à cette section de Paris qui n'a d'ailleurs pas fait la preuve d'une grande efficacité et qui a souvent été désavouée par ses pairs.
M. Pierre GOUZENNE : Ces affaires touchent tellement à la raison d'Etat qu'il y a une suspicion, légitime ou pas, dès qu'il y a délocalisation. C'est le regard de la place Beauvau sur le palais de justice de Paris. Même si elle n'est pas fondée, cette suspicion existe. Elle est problématique pour la population. C'est pourquoi on a envisagé de conduire des actions locales avec la justice spécialisée que l'on est en train de créer.
M. le Président : Vous avez évoqué le cas d'avocats qui ont déclaré avoir procédé à des exécutions pour vous étonner que des poursuites n'aient pas été pas engagées. Qu'est-ce qui vous empêche de vous saisir de cette affaire ? Autre exemple, vous étiez en poste lors de l'affaire de Tralonca, qu'est-ce qui vous empêchait de procéder à des investigations ? Un juge d'instruction peut se saisir.
M. Pierre GOUZENNE : Le juge d'instruction n'a pas ce pouvoir, c'est le procureur qui agit parfois sur ordre.
M. le Président : La notion d'agir sur ordre nous paraît un peu déformée. Un procureur de la République pouvait recevoir des instructions écrites, mais il avait la liberté d'action.
M. Pierre GOUZENNE : Oui, dans les textes.
M. le Président : Il pouvait très bien ne pas respecter les ordres écrits qui lui étaient donnés. Malgré le système antérieur qui pouvait être contraignant pour les magistrats, un procureur qui avait un minimum de courage pouvait décider de poursuivre en dépit de toutes les instructions.
M. Pierre GOUZENNE : Le procureur de Marseille n'a pas poursuivi sur ordre. Connaissez-vous beaucoup de procureurs qui agissent à l'encontre de leur carrière ? Nous avons deux cents ans de culture de soumission des magistrats.
M. le Rapporteur : Le procureur actuel a-t-il la même attitude ?
M. Pierre GOUZENNE : Non, cela a changé. Les textes sont encore les mêmes, mais ils vont peut-être changer.
M. le Président : Vous avez été saisi sur l'affaire des paillotes. Vu de l'extérieur, le travail réalisé me paraît tout à fait remarquable. Concernant l'affaire d'Armata Corsa qui a revendiqué l'assassinat d'un jeune garçon boucher, on parle d'un dessaisissement. Qu'est-ce qui vous empêche, en tant que magistrat, de vous élever contre ce dessaisissement ? Je suis convaincu que l'affaire mélange allègrement revendications nationalistes et banditisme ordinaire. Si vous continuez à laisser faire et à alimenter les cabinets de M. Bruguière, Mme Le Vert et quelques autres, la justice au plan local apparaîtra privée de l'essentiel ?
M. Pierre GOUZENNE : Les juges d'instruction se sont opposés. Il y a eu treize refus de dessaisissement sur des affaires d'attentats ou d'assassinats. Dans l'intérêt de la bonne administration de la justice, la cour de cassation a désavoué les juges d'instruction. Or les juges d'instructions avaient travaillé sur certains dossiers pendant un an. Il est pénible de se voir retirer un dossier sur lequel on a travaillé pendant un an et qui est sur le point d'aboutir, mais c'est légalement possible. De plus, cela entraîne la suspicion. On peut en effet penser que c'est parce que l'affaire a atteint un certain stade qu'on l'arrête.
M. le Rapporteur : Vous avez évoqué une mauvaise coopération entre la police locale et le SRPJ, des intimidations de magistrats. Quelqu'un nous a dit : " Si on juge des affaires de terrorisme ici, il y aura inévitablement des manifestations ". Que pensez-vous de cet argument ?
M. Pierre GOUZENNE : J'ai jugé récemment deux nationalistes du Fiumorbu qui, le soir des dernières élections, avaient violemment frappé un capitaine de gendarmerie. L'audience était lourde. Ils ont pris dix-huit mois ferme. Ils n'ont pas fait appel. Ils ont fait publier un communiqué dans la presse pour protester contre la sévérité du verdict en faisant valoir qu'ils avaient été frappés par le gendarme. Des mafieux de la Brise de mer ont été condamnés à cinq ans de prison. Il n'y avait personne à l'audience. La presse n'en a pas parlé.
Autre affaire importante, un assassinat avait eu lieu à Corte en réaction à l'assassinat de M. Albertini. Deux tendances nationalistes s'étaient affrontées, provoquant trois morts sur le boulevard Paoli à dix-huit heures. Le lendemain, la riposte avait entraîné un mort à Corte. C'était une affaire très importante. Un juge d'instruction avait décidé la mise en place d'écoutes qui se sont révélées très intéressantes. Trois mois plus tard, lors d'une réunion organisée pour faire le point, on a appris que le résultat des écoutes avait été communiqué depuis trois mois au parquet général et au ministère. Le juge d'instruction l'a très mal pris. Elle a estimé qu'étant le juge d'instruction ayant ordonné les écoutes, c'était à elle que les résultats devaient en être transmis. Je ne connais pas le détail de l'affaire, mais c'était révélateur aussi.
M. le Président : Cette situation nous paraît très complexe. Les problèmes personnels qui embrument la lisibilité d'une action en Corse rendent les choses très compliquées.
On a parlé de la section antiterroriste, de juges divers et variés. Que pensez-vous de M. Marion et de la DNAT ?
M. Pierre GOUZENNE : Cette année, en terme d'image, la DNAT a été très violemment perçue en Corse. Alors qu'il y avait un climat très favorable à la restauration de l'Etat de droit et à une action policière et judiciaire forte, la DNAT a commis des excès, allant, par exemple, jusqu'à embarquer à six heures du matin un petit vieux de quatre-vingts ans. Récemment, j'ai vu passer en audience un cafetier et quatre personnes, des petits vieux de soixante-dix à soixante-quinze ans, qui avaient été arrêtés par la DNAT pour avoir joué à la manille en misant 50 francs. Ils sont arrivés à cinquante dans un petit village de cinquante habitants pour ramasser ces quatre petits vieux qui égayaient leur retraite en jouant à la manille. L'avocat a tout de même mis en cause la DNAT. Je me suis renseigné mais je n'ai pas réussi à savoir s'ils cherchaient quelqu'un d'autre. Cela a été une grave erreur psychologique. Dans ce village, on ne veut plus entendre parler de la justice, de la police et de l'Etat de droit. Si rétablir l'Etat de droit consiste à rafler des joueurs de manille ! Souvent, à l'audience, on me dit qu'ils sont entrés en forçant la porte à six heures du matin. Il y a eu une systématisation de l'action avec une certaine violence envers une population susceptible et solidaire.
M. le Président : Vous considérez donc que la DNAT n'est pas une structure très utile ?
M. Pierre GOUZENNE : De ce point de vue, non.
M. le Président : Cela tient-il à la personnalité de M. Marion ?
M. Pierre GOUZENNE : Je l'ignore.
M. le Président : Comment ressentez-vous le fait qu'un juge d'instruction comme Bruguière organise une reconstitution de l'assassinat de Claude Erignac à Ajaccio de façon spectaculaire et médiatisée ?
M. Pierre GOUZENNE : La médiatisation peut aussi protéger l'institution. On devient intouchable. M. Bruguière est intouchable.
M. le Rapporteur : Il a été mis en cause.
M. Pierre GOUZENNE : Il a été mis en cause mais il est toujours là. Il est des mises en cause qui protègent. Immédiatement après son arrivée, M. Bruguière est allé déjeuner et parler pendant deux heures avec le préfet Bonnet. En terme d'image, c'est catastrophique car ici, les gens savent ce qu'est le droit, ce qu'est un juge d'instruction, ce qu'est un préfet. Aller tout de suite s'enfermer dans le palais de Lantivy était déplorable ! Je sais que le premier président a téléphoné au président du tribunal de grande instance de Paris pour lui dire que le juge d'instruction n'avait pas à s'afficher ainsi.
M. le Rapporteur : Depuis quand le pôle économique et financier fonctionne-t-il ?
M. Pierre GOUZENNE : Il est en place depuis le mois de juillet. Sa création a été annoncée par Mme Guigou il y a un an, quand elle est venue installer M. Legras. Il a fallu toute une procédure, réaliser des détachements, résoudre des problèmes financiers. Il est prématuré de dresser un bilan. Les responsables de la section financières se penchent sur le dossier du Crédit agricole qui est assez monstrueux. S'il s'était agi d'envoyer trois bras-cassés, cela aurait été inutile. En l'occurrence, non seulement il a été fait appel au volontariat mais on a choisi des fonctionnaires motivés et très compétents.
M. le Rapporteur : Sur le plan judiciaire, l'affaire du Crédit agricole est donc entièrement traitée ici ?
M. Pierre GOUZENNE : Oui. Au départ, il n'y avait pas sur place de juge financier ou on le jugeait incompétent. Le parquet a donc décidé de créer un poste d'autant qu'un texte prévoit la présence d'un juge financier par région. C'est un peu comme pour le terrorisme : le texte dit que les affaires financières complexes peuvent être confiées à un juge spécialisé. Je pense que l'affaire du Crédit agricole était complexe dès le départ. Un choix a été fait, un nouveau juge a été nommé. L'ancien juge d'instruction a un peu mal vécu ce dessaisissement, en l'occurrence local.
M. le Président : Le directeur général de la police nationale nous a dit que les archives avaient été rapatriées à Nanterre.
M. Pierre GOUZENNE : Je ne sais pas très bien ce qu'il en est. Je sais qu'il y a eu un transfert.
M. le Président : S'agissant de la présence sur l'île, un renouvellement assez régulier dans les administrations est jugé souhaitable. En est-il de même dans l'administration judiciaire ? Pour être encore plus précis, vous êtes ici depuis cinq ans, considérez-vous que c'est une durée de séjour suffisante ?
M. Pierre GOUZENNE : Ce qui est catastrophique, ce sont des préfets, des commissaires qui restent un an ou deux. C'est une durée trop courte. J'ai connus quatre préfets, trois directeurs de maisons d'arrêt, trois procureurs. Certains fonctionnaires viennent prendre du galon puis vont à Marseille, Montpellier ou Paris. A titre personnel, je me vois mal juger des hommes politiques que j'ai connu en tant que président. J'ai jugé l'ancien préfet en poste lors de la catastrophe de Furiani, mais je ne le connaissais pas puisque je venais d'arriver. Je l'aurais connu en raison de mes fonctions pendant cinq ans, cela aurait été difficile. J'ai jugé récemment le maire de Bastia, je n'étais pas très à l'aise. En tant que président, j'ai des relations fonctionnelles avec le préfet, le président du conseil général.
M. le Président : Estimez-vous que la corsisation des emplois est un avantage ou un inconvénient dans les services de sécurité, notamment dans la police ? On nous a fait des réponses variées sur ce point.
M. Pierre GOUZENNE : Il y a eu des dérives de haut en bas de la hiérarchie. Il faut montrer l'exemple. On dit souvent que les Corses ne sont pas fiables, mais l'Etat n'est pas fiable non plus. Qui commence ? Qui finit ?
M. le Président : Avez-vous connu M. Dragacci ?
M. Pierre GOUZENNE : Un peu. C'était un bon policier qui a mal vécu son éviction. Il y a la guerre des polices.
M. le Président : Vous affirmez qu'elle existe ? Plus ou autant qu'ailleurs ?
M. Pierre GOUZENNE : Ailleurs, je ne l'ai pas vécue. Avant l'affaire Erignac, il y avait des difficultés. M. Dragacci avait des méthodes de terrain, de connivence sans compromission qui me paraissaient assez intéressantes.
M. Bernard DEROSIER : Efficaces ?
M. Pierre GOUZENNE : Oui
M. le Président : Ce n'est pas l'avis de M. Marion.
M. Bernard DEROSIER : Lui s'attaque aux joueurs de manille !
M. le Rapporteur : C'est la police traditionnelle contre la police moderne ?
M. Pierre GOUZENNE : Oui.
M. le Président : Je dirai plutôt la police médiatisée contre la police discrète.
M. Pierre GOUZENNE : La police de terrain, de réseaux.
M. le Rapporteur : L'affaire de la note Bougrier a-t-elle été déterminante ?
M. Pierre GOUZENNE : Oui.
M. Roger FRANZONI : Quelqu'un nous a dit que la situation des hauts fonctionnaires et des magistrats était d'autant plus difficile en Corse que les élus corses étaient défavorables à la politique d'application de la loi et tenaient un double langage : ils condamnaient les attentats et approuvaient le gouvernement mais, in petto et dans l'intimité, étaient contre cette politique.
M. Pierre GOUZENNE : C'est ce que l'on dit souvent.
M. Roger FRANZONI : Qu'en pensez-vous ?
M. Pierre GOUZENNE : Je n'ai jamais connu d'intervention mais cela ne veut pas dire qu'il n'y en ait pas. Généralement, pour effectuer une intervention, on ne téléphone ni au juge d'instruction, ni au président, ni au procureur. Si elles se font, elles se font autrement. Je crois que le parquet n'a jamais été l'objet d'interventions notables de la part des hommes politiques.
M. Roger FRANZONI : Même en dehors des interventions qui peuvent se concevoir à la rigueur, on a dit que s'ils approuvaient publiquement le gouvernement dans leurs réunions et dans leurs conversations, ils disaient en privé qu'il faisait une mauvaise politique.
M. Pierre GOUZENNE : Le double discours n'est pas une exclusivité corse.
M. le Président : C'est un débat que nous pouvons avoir entre nous.
M. Roger FRANZONI : Certains fonctionnaires le pensent.
M. le Président : Pas seulement des fonctionnaires. Le résultat des dernières élections régionales en Corse a conduit certains élus, de la majorité comme de l'opposition, à des changements d'attitude tout à fait significatifs vis-à-vis du mouvement nationaliste.
M. Pierre GOUZENNE : D'une façon générale, j'étais parfois un peu surpris en tant que citoyen de certains comportements d'hommes politiques vis-à-vis de personnes que l'on savait dangereuses et poursuivies. Les bras dessus bras dessous entre Santoni et certains hommes politiques peuvent choquer.
M. Roger FRANZONI : Il y a aussi un problème de presse et de médiatisation. Les gens ne savent pas ce qui se passe. Quand on dit qu'untel a fait ceci, on ne voit rien venir. Les gens pensent que ce n'est pas vrai et que, de toute façon, on ne fera rien.
M. le Président : C'est peut-être vrai pour le quidam, mais en ce qui concerne François Santoni, chacun sait qu'au-delà de l'action dite nationaliste ou politique, il y en a une autre.
M. Pierre GOUZENNE : Le centre de formation de François Santoni à Calvi ou l'Ile-Rousse bénéficiait de financements.
M. Roger FRANZONI : Qu'ont fait les juridictions ? La juridiction commerciale avait conclu que tout était parfait. Il a fallu que la cour d'appel prononce une condamnation.
M. Pierre GOUZENNE : Oui, des magistrats professionnels !
M. Roger FRANZONI : Des magistrats de la cour d'appel !
M. Pierre GOUZENNE : La juridiction commerciale n'est pas composée de magistrats.
M. Roger FRANZONI : Mais il n'y a eu aucune médiatisation !
M. Pierre GOUZENNE : Tout le monde en Corse connaissait les sommes très importantes attribuées à ce centre qui avait très peu d'activité de formation et savait qu'il y avait des nationalistes dans le coup. On s'en doutait rien qu'en lisant le journal.
M. Roger FRANZONI : J'ai provoqué la réunion d'une commission d'enquête à ce sujet. Nous nous sommes demandés où allait l'argent de la formation professionnelle. Il y a eu la commission Glavany. Mais les gens voudraient voir les suites données à tous ces scandales. Or le petit peuple ne voit rien. Je sais qu'il faut du temps, mais les citoyens ne le savent pas.
M. Pierre GOUZENNE : C'est tout de même un dossier qui devrait aboutir assez rapidement. Il existe une volonté. Les juges d'instruction peuvent travailler.
M. le Président : Monsieur le président, je me souviens d'une émission de télévision à laquelle vous aviez participé...
M. Pierre GOUZENNE : ..." Envoyé spécial ".
M. le Président : ...dans laquelle j'avais été frappé par le découragement des magistrats.
M. Pierre GOUZENNE : Un peu.
M. le Président : Il était tout de même exceptionnel d'entendre des magistrats tenir ce genre de propos à la télévision. C'était en 1996. Sentez-vous vraiment un changement de comportement et de sentiment ? Le climat est-il devenu plus sain ?
M. Pierre GOUZENNE : Effectivement, il y avait un problème avec les juges d'instruction. Ils avaient été humiliés et un peu désespérés par le mode de fonctionnement de l'institution. Ils entretenaient donc de très mauvais rapports avec les services enquêteurs et avec le parquet. Les hommes, les pratiques, les services enquêteurs ont changé. Je pense que le ministère l'a compris et a accepté certaines mutations. Il y a trois nouveaux juges d'instruction sur quatre. Les juges d'instruction avaient vécu tous les jours cette méfiance dans leur bureau, ils avaient subi trop d'avanies. Ils sont partis.
M. le Rapporteur : Revenons à l'affaire des paillotes. Le préfet Lemaire que nous venons de rencontrer s'est félicité qu'il existe une véritable imbrication entre le parquet, les juges d'instruction et les services enquêteurs dans cette affaire. Il nous a indiqué que pour d'autres, un phénomène de stratification et une sorte de délitement de l'instruction se produisaient. Qu'en pensez-vous ?
M. Pierre GOUZENNE : Parler d'imbrication entre le parquet et l'instruction me gêne un peu, car cela pourrait vouloir dire que le juge d'instruction obéit parfaitement au parquet, même si c'est pour le bien de la loi.
M. le Rapporteur : Le parquet a un rôle à jouer dans l'instruction.
M. Pierre GOUZENNE : Un regard. C'est l'une des premières fois qu'il y a une synergie entre le juge d'instruction et le parquet. Avant, il y avait une telle méfiance entre le juge d'instruction et le procureur que c'était impossible. Je ne suis pas un partisan absolu du juge d'instruction, je pense qu'il devrait y avoir un grand service d'enquête indépendant. Apparemment, sans trahir de secret, cela donne un excellent dossier.
M. le Rapporteur : Vous souhaitez que l'affaire soit jugée ici ?
M. Pierre GOUZENNE : Aux assises, cela me paraîtrait être un problème. Il s'agit d'un dossier criminel. Ici, les assises ont, je crois, un taux de 65 % d'acquittements. J'y suis allé une fois ou deux pour voir de quoi il s'agissait. J'ai été frappé par un acquittement suite à une tentative de meurtre : quelque temps après, la victime a été assassinée sur un parking. Juger ici le préfet Bonnet, qui n'est pas corse, qui a une certaine image, cela poserait un problème.
M. le Président : Dommage que je ne sois pas avocat en début de carrière car j'ai compris que pour se faire un nom aux assises et au pénal, il faut venir plaider en Corse : 65 % d'acquittements, c'est formidable !
M. Pierre GOUZENNE : Il faut surtout plaider très longtemps. Il faut y passer la journée, afin de pouvoir téléphoner pendant la nuit !
Audition de M. Frédéric VEAUX,
directeur du service régional de police judiciaire
(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 31 août 1999 à Bastia)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. Frédéric Veaux est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Frédéric Veaux prête serment.
M. le Président : Monsieur le Directeur, je vous propose de nous faire part de votre expérience mais surtout de nous dire comment vous voyez les relations entre le SRPJ, la gendarmerie et les services nationaux de la police. Pour ne rien vous cacher, en ce qui concerne les services de police, nous retirons des différentes auditions auxquelles nous avons procédé une impression extrêmement désagréable. En écoutant les uns ou les autres, on a le sentiment qu'en Corse les services ne valent rien : porosité, absence de confiance, fatalisme qui fait que ni le renseignement, ni l'action habituellement demandée aux services de police ne sont correctement accomplis que ce soit pour des raisons historiques ou pour des causes diverses et variées qui tiennent aussi aux hommes.
De plus, je ne pensais pas que certains policiers étaient à ce point à la recherche de leur ego d'où une médiatisation de leur action qui finit par être nuisible.
Tout cela est pollué par des interventions parfois intempestives d'organismes extérieurs. Je pense à la DNAT, au rôle particulier que joue M. Marion, au rôle dévolu à la section antiterroriste du parquet de Paris, aux juges d'instruction que vous connaissez mieux que moi. Bref, tout cela donne une impression de désordre. Si l'on veut rétablir l'Etat de droit en Corse, il faut déjà que la politique de l'Etat soit lisible. S'il n'y a pas de lisibilité à l'intérieur des services, je ne vois pas comment la politique de l'Etat peut l'être.
D'autant que les ministres, de gauche comme de droite, ne semblent pas avoir mesuré l'importance que pouvait revêtir cette question. Ils ne s'y intéressent que d'une manière politicienne, sans que cela soit forcément péjoratif. On remet des décorations, on annonce des promotions : tout cela correspond-il à l'intérêt de la Corse et à la fonction demandée aux services de sécurité ? Je n'en suis pas persuadé.
Dites-nous ce que vous en pensez, vous qui êtes sur le terrain et qui avez l'expérience des hommes. J'ai l'impression - je ne sais pas si elle est partagée par tous mes collègues de la commission - que l'on peut faire confiance aux gens qui sont en Corse. Il y a des gens de qualité. A condition de leur donner des moyens et de leur faire un minimum de confiance, ils doivent pouvoir faire du bon travail. La Corse n'est pas différente du reste du territoire national, sauf quelques traditions qu'il faut sans doute modifier. Même si elles se sont manifestées à partir des années soixante-dix, auparavant, la Corse était comme le reste du territoire. Il y a donc sans doute une explication aux dérives qui se sont produites au cours des dernières décennies. Vous n'êtes pas ici depuis suffisamment longtemps pour nous parler de tout cela, mais nous sommes intéressés par votre expérience personnelle.
M. Frédéric VEAUX : Cela fait seize mois que je suis présent en Corse. J'ai succédé à M. Dragacci dans les conditions que tout le monde connaît. Vous dites qu'en Corse, ce n'est pas plus difficile qu'ailleurs, c'est tout de même un peu plus compliqué, d'abord compte tenu de la situation de l'île et de son histoire.
Pratiquement toute l'équipe du SRPJ a été renouvelée à la suite de mon arrivée, à l'exception de mon adjoint qui était déjà l'adjoint de M. Dragacci. Comme je le répète souvent à mes collaborateurs, le travail de la police judiciaire en Corse doit faire preuve d'encore plus de clarté, de simplicité dans la façon d'aborder les problèmes, qu'ailleurs. Le respect des règles s'impose ici plus qu'ailleurs. Face aux problèmes que l'on peut rencontrer, il convient de s'imposer dès le départ un certain nombre de règles et ne pas y déroger pour le succès d'une affaire, pour un service rendu, pour chercher un faire valoir.
Il faut s'en tenir au travail qui est le nôtre, à la mission qui nous est donnée et ne pas chercher à en faire un tremplin personnel. Quand il m'arrive, trop rarement, d'aller sur le continent, mes amis s'étonnent de n'entendre jamais parler de moi. C'est le meilleur des compliments que l'on puisse m'adresser. Même lorsque nous rencontrons des succès significatifs, nous ne cherchons pas à en tirer un profit personnel. Depuis mon arrivée, la police judiciaire en Corse a remporté quelques succès d'importance, mais nous n'avons pas cherché à en faire des tremplins, à les médiatiser à notre profit ou à faire la démonstration de la capacité d'un service aux dépens d'un autre.
Les règles de fonctionnement qui s'imposent sont celles de l'organisation de la police en France : il y a un directeur central de la police judiciaire, un chef de la DNAT, un directeur du SRPJ, et nous devons fonctionner dans la simplicité comme on le fait sur le continent. Il ne s'agit pas de savoir si on roule pour Roger Marion, pour Démétrius Dragacci ou pour quelqu'un d'autre. Nous avons une mission clairement définie, qui s'effectue sous le contrôle des magistrats avec des règles précises auxquelles nous essayons de nous conformer.
Au sein du service, quels que soient les problèmes qui ont pu transparaître dans la presse ou ailleurs, chacun des fonctionnaires du SRPJ d'Ajaccio se sentait vraiment concerné par le dossier Erignac. Il n'était pas question de dire que la DNAT tirait la couverture à elle, que les renseignements généraux faisaient parler d'eux. Nous avions à accomplir le travail obscur et quotidien. Lors de l'arrestation des assassins présumés du préfet, même si le travail de la DNAT a été mis en avant, chacun s'est senti libéré, satisfait du résultat du travail obtenu par l'ensemble des services de police.
Il est vrai que la multiplicité des acteurs qui s'intéressent au dossier complique un peu les choses mais les règles sont claires. Nous n'avons pas à remettre en question l'existence d'un service centralisateur en matière de justice dans la lutte contre le terrorisme ni l'existence d'un pôle économique et financier à Bastia. Nous avons à appliquer les règles du code de procédure pénale. Nous n'avons pas à remettre en question la contribution de la gendarmerie nationale au rétablissement de l'Etat de droit en Corse et à la lutte contre le terrorisme. Il y a du travail pour tout le monde. Chacun doit pouvoir trouver sa place sans chercher à faire la démonstration que l'un est plus compétent que l'autre. C'est là aussi que se trouve l'enjeu ; personne ne doit chercher à récupérer une place qui pourrait être laissée vacante par un service. Dès lors que toutes les règles sont respectées, il n'y a pas de difficulté.
Une des difficultés des enquêteurs est d'arriver à s'impliquer dans ce dossier très prenant tout en gardant le recul nécessaire pour avoir le maximum de sérénité pour traiter les affaires. Cet équilibre est souvent difficile à trouver. Pour ce qui est des commissaires qui exercent au SRPJ d'Ajaccio, cet équilibre existe.
Concernant les méthodes de travail, la question s'est posée de savoir si nous devions faire confiance aux fonctionnaires corses, et si la présence de Corses au sein des services de police était un problème. Je puis témoigner que les meilleurs résultats que nous avons obtenus dans l'année écoulée l'ont été grâce à la contribution des Corses présents dans le service. Ils ont une sensibilité et une connaissance du terrain que nous, continentaux, n'avons pas. Des Corses occupent des postes de responsabilité dans le service. On leur doit notamment l'arrestation en février de Jean-Sylvain Cadillac, qui défrayait la chronique depuis quatre ans. Il était recherché par les services les plus prestigieux de la police nationale. Nous avons décidé de nous y mettre dans le courant de l'hiver. La contribution des Corses pour élaborer une méthode de travail qui nous permette d'aboutir à un résultat a été importante. C'est vrai dans le travail opérationnel de terrain mais aussi dans le travail d'enquête. Un des mes adjoints à la brigade financière d'Ajaccio est corse. C'est un homme remarquable, très bon technicien en matière économique et financière et qui, de plus, nous apporte l'intelligence de la situation. Si on est capable d'écouter les policiers d'origine corse, on apprend beaucoup et on progresse.
A mon arrivée, on reprochait au SRPJ d'Ajaccio sa porosité. C'est pour nous un souci permanent. Nous avons pris des dispositions techniques d'accès au service, de diffusion des informations pour limiter les possibilités de fuite. Certaines personnes ne sont pas rendues destinataires de certains documents, surtout s'ils n'ont pas à en connaître. Un administratif du SRPJ confondu pour avoir transmis copie d'un dossier à un malfaiteur ajaccien a été mis en examen et écroué, ce qui a eu également un effet pédagogique. Dans le cadre d'une affaire marseillaise, un commandant de police du SRPJ d'Ajaccio a été mis en examen et écroué pour ses relations avec le banditisme. Je n'en tire aucune gloire ni personnelle, ni pour le service mais cela a contribué à créer un état d'esprit général qui montrait que l'on ne transigeait pas avec ce genre de pratiques.
Si je fais le bilan de toutes les manifestations extérieures de porosité en ce qui concerne le dossier corse sur l'année, je trouve que le SRPJ s'est bien comporté. Beaucoup d'informations ont filtré sur de nombreuses d'affaires, mais le SRPJ ne pouvait pas en être à l'origine. On n'est jamais à l'abri d'un accident, mais nous avons fait en sorte que cela ne puisse pas se produire.
M. le Président : Quelles sont vos relations avec M. Marion ?
M. Frédéric VEAUX : Je l'avais connu quand il était chef de la division criminelle à Marseille. J'étais alors en poste à Nice et nos relations étaient très ponctuelles. Je ne sais pas si je partirais en vacances avec lui, mais dans le travail, il est le chef de la division nationale antiterroriste et je ne me pose pas de questions. Je n'ai pas à juger son caractère ou sa personnalité. C'est le contrôleur général, le chef de la DNAT, je suis directeur du SRPJ. Nous sommes engagés dans la lutte antiterroriste. C'est notre correspondant. Je me comporte avec lui comme lorsque j'étais responsable du service des stupéfiants à Marseille vis-à-vis du chef de l'Office central des stupéfiants.
M. le Président : Loyalement.
M. Frédéric VEAUX : Tout à fait loyalement. Cela reste une relation strictement professionnelle.
M. le Président : Depuis le départ impromptu de M. Bonnet, entretenez-vous des relations plus normales avec les magistrats ? Les services du SRPJ sont-ils saisis régulièrement ? N'y a-t-il plus d'ostracisme à l'égard des services de police ? Percevez-vous une remontée de la confiance envers le SRPJ ? A un moment donné, la gendarmerie était-elle privilégiée au détriment de la police ?
M. Frédéric VEAUX : De la part des magistrats, je n'ai jamais senti que l'on privilégiait la gendarmerie. L'offre de services étant plus importante qu'avant, les possibilités de saisine des magistrats étaient aussi plus importantes. La reprise en main de la situation en Corse s'est traduite par un afflux d'affaires que la police judiciaire était dans l'incapacité de traiter dans leur totalité, d'autant que certaines devaient l'être assez rapidement. Mais dans les témoignages que nous recevions de la part des procureurs de la République, des juges d'instruction ou du procureur général, je n'ai jamais senti un défaut de confiance ou que l'on cherchait à privilégier la gendarmerie par rapport à la police judiciaire.
M. le Président : Vous avez succédé à M. Dragacci. Le connaissiez-vous ? Qu'en pensez-vous ?
M. Frédéric VEAUX : Je le connaissais avant. Je n'ai pas d'éléments particuliers pour juger l'homme. A la rigueur, je peux porter un jugement sur l'état du service à mon arrivée. C'est un peu délicat, car on a toujours tendance à être un peu critique à l'égard de ce qu'a fait son prédécesseur. On est toujours tenté de penser qu'il n'a rien compris et que l'on va faire mieux que lui. J'ai pensé pouvoir améliorer ou changer certaines choses.
M. Dragacci était plongé depuis longtemps dans le dossier corse. Il a été inspecteur, il connaissait très bien les fonctionnaires du SRPJ et il entretenait avec eux d'autres relations que des relations hiérarchiques normales : il entrait forcément une part d'affectif. J'ai insisté davantage sur la dimension financière qu'il ne l'avait fait. Il avait des méthodes de travail à l'ancienne qui ont fait leurs preuves en leur temps. Aujourd'hui, on peut employer d'autres arguments pour conduire des enquêtes de police judiciaire.
Quand on le connaît assez peu, on le voit sous l'angle attachant : c'est quelqu'un d'assez bonhomme. Pour ne pas parler la langue de bois, en arrivant, je savais que ce n'était pas le grand amour entre M. Dragacci et M. Marion. Je me trouvais donc dans une position délicate. Il est difficile de succéder à quelqu'un qui a été remercié, qui avait tissé des liens particuliers avec un service qu'il dirigeait depuis longtemps et qui, de plus, est corse, ce qui peut laisser croire à une chasse aux sorcières ou à la volonté de remplacer les Corses par des continentaux. Dans le même temps, j'avais le souci de ne pas apparaître comme l'homme d'untel plutôt que l'homme d'untel, je voulais être le directeur du SRPJ d'Ajaccio. J'ai eu à relever ce défi. Je me suis toujours refusé à entrer dans ce type de conflits et à prendre partie pour l'un ou pour l'autre.
M. le Rapporteur : Lors de votre arrivée, il y avait un certain nombre de difficultés, en particulier la fameuse fuite de la note Bougrier. Quel était alors l'état d'esprit à la SRPJ ? Les policiers se sentaient-ils démobilisés ? Par rapport aux précédentes responsabilités que vous avez exercées, quel constat avez-vous fait à ce moment-là ?
M. Frédéric VEAUX : Bon nombre de policiers sont ici depuis très longtemps. Pour l'avoir suivi en spectateur depuis le continent, j'ai vu toutes les périodes qu'ils ont traversées. Or compte tenu de tout ce qu'ils ont vécu, vu et entendu, je les ai trouvés extraordinairement sereins, animés d'une véritable mentalité de service public. Avec les " sages ", les anciens du SRPJ, on a des types solides, capables de faire la part des choses. Ils se disent : il y a des problèmes, des phénomènes extra-SRPJ qui se produisent, mais cela fait des années que nous sommes là, que nous faisons tant bien que mal notre travail, avec parfois des difficultés qui ne sont pas celles d'un SRPJ normal.
Bien entendu, il y a des fonctionnaires d'inégale valeur mais je l'ai constaté aussi à Marseille et à Nice. Vous pouvez les appeler la nuit, le week-end, les solliciter à tout moment, ils répondent toujours présent. De plus, j'ai pu relever qu'ils sont courageux physiquement.
Toutefois, ils ont besoin qu'on leur fixe une ligne claire, qu'on leur dise où l'on va, ce que l'on fait. Ils ont besoin de sentir que leur patron n'est pas là pour jouer une carte personnelle mais pour s'impliquer dans la vie du service et faire en sorte d'améliorer leur vie quotidienne. La vie d'un policier en Corse n'est pas toujours facile. A une époque, certains étaient menacés physiquement ou subissaient des attentats : le FLNC envisageait de " jambiser " les fonctionnaires de police, comme cela se pratiquait au Pays basque. Après avoir vécu tout cela, ils ont conservé un sens du service public très affirmé. Je ne me suis pas demandé dans quelle pétaudière je tombais, sur qui je pouvais compter, sur qui ne je pouvais pas compter. J'ai été favorablement impressionné par la mentalité des fonctionnaires que j'ai trouvés.
M. le Président : A votre arrivée ici, a-t-on défini la mission qui était la vôtre ? Les consignes qui vous ont été données vous paraissent-elles claires ?
M. Frédéric VEAUX : Elles m'ont toujours parues claires.
M. le Président : Vous avez été nommé par M. Cultiaux ?
M. Frédéric VEAUX : Oui.
Tant au niveau de l'autorité administrative que de l'autorité judiciaire, la ligne a été fixée dès le départ. Lors du premier entretien, je vous ai indiqué que je n'ai fait l'objet d'aucune intervention sur tel dossier financier ou sur tel dossier de terrorisme. Le procureur général a toujours eu aussi une ligne très claire sur les enquêtes judiciaires.
M. Bernard DEROSIER : Concernant les relations avec la magistrature, quel est votre sentiment sur le comportement de certains fonctionnaires de police chargés d'une enquête par un magistrat et qui rendent compte à la hiérarchie policière avant de s'adresser au magistrat ?
M. Frédéric VEAUX : Il est toujours bon de discuter. Cela dépend jusqu'où vous placez la hiérarchie policière. Considérez-vous que c'est le directeur du SRPJ ?
M. Bernard DEROSIER : La Hiérarchie, avec un " H " majuscule.
M. Frédéric VEAUX : Là aussi, les choses sont claires : il y a des règles à respecter, ce qui prévaut, c'est l'information du magistrat qui vous confie l'enquête. Toutefois, le problème de la Corse est extrêmement compliqué. Les gens qui ont en charge un certain nombre de décisions ont le droit d'être au courant de certaines informations. Je ne dis pas forcément du contenu des enquêtes : la hiérarchie policière ne m'a par exemple jamais posé aucune question sur le contenu d'un dossier économique et financier.
Si demain, j'interpellais un élu, je ne comprendrais pas que le préfet du département n'en soit pas avisé. Je pense que le magistrat en a aussi tout à fait conscience. Celui qui s'en dirait scandalisé ne serait pas honnête, surtout en Corse. Mais je n'ai jamais communiqué un procès-verbal ou la copie d'un rapport d'enquête. On ne me l'a d'ailleurs jamais demandé.
M. le Président : Bien entendu vous excluez de cette communication toute relation particulière avec la presse ? Apparemment, il y aussi avec la presse en Corse des problèmes de confiance, de comportement. On nous a dit, par exemple, que l'on ne rendait jamais compte des procès criminels ou des condamnations de truands sur le territoire corse, que l'on ne citait jamais leur nom.
M. Frédéric VEAUX : C'est exact. Certains journalistes ont une façon complaisante de rendre compte de certains faits divers.
M. le Président : Est-ce de la complaisance, de la peur, de la connivence ou de la complicité ?
M. Frédéric VEAUX : Pour certains journalistes, des éléments me laissent penser que c'est au minimum de la complaisance. Quand vous en parlez avec des journalistes locaux, ils vous disent que lorsqu'il leur est arrivé de publier un nom, ils ont vu le lendemain la famille débarquer et les prendre à partie dans l'enceinte du journal. Certains ont des sympathies nationalistes affichées. Un journaliste qui travaille dans une station de télévision régionale a eu sa photo affichée à côté de celles des terroristes recherchés en Corse. Tous les liens ne sont pas coupés. Je ne critique pas, je fais le constat.
M. Bernard DEFLESSELLES : Monsieur le directeur, nous vous écoutons depuis de longues minutes. A vous entendre, tout va plutôt bien. En arrivant, il y a seize mois, vous avez trouvé un service en pleine forme, des hommes déterminés. Vous avez succédé à un collègue qui travaillait bien, vous avez de bonnes relations avec la préfecture, les rapports avec la hiérarchie sont bons, ceux avec les magistrats sont idylliques. Je suis un peu surpris. On n'a pas toujours le même écho en provenance de la Corse.
Quelles étaient vos relations avec la gendarmerie, en particulier avec ses patrons, le lieutenant-colonel Cavallier et le colonel Mazères ? Etaient-elles aussi bonnes que les relations que vous entreteniez avec les autres services ?
M. Frédéric VEAUX : Aussi paradoxal que cela puisse vous paraître, je pense que le lieutenant-colonel Cavallier ne dirait pas de mal du SRPJ. Il n'est peut-être pas valorisant de dire que l'on s'entend bien avec tout le monde mais dans la difficulté qui est la nôtre, ici, pour résoudre des affaires de terrorisme et les affaires financières, j'ai assez peu de temps libre et plus beaucoup d'énergie pour me battre, une fois avec les gendarmes, une autre fois avec la DNAT, une autre fois encore avec les magistrats. Dans chacune des institutions, j'ai été capable de trouver des interlocuteurs responsables et capables de voir où est l'intérêt public. Je ne dis pas que c'est idyllique, mais quand des problèmes se posent, nous essayons de les résoudre.
Je trouve que nous avons fait de grands progrès dans le mode de fonctionnement. Cela ne se voit peut-être pas encore. Les médias se contentent de rendre compte de ce qui les intéressent et de ce qui peut intéresser les lecteurs sur le continent. Dans le traitement des affaires financières, dans la lutte contre le terrorisme, si nous n'avons pas atteint les objectifs idéaux, nous avons fait de gros progrès.
L'année dernière, trois mois après qu'un nationaliste de Corte, Charles Pieri, eut déversé son discours à la tribune, nous l'avons interpellé avec ses plus fidèles lieutenants, armés de quinze pistolets automatiques, deux fusils-mitrailleurs. Tout le monde en parlait depuis des années. Il est maintenant en prison, ce qui fait un chef militaire de moins pour le FNLC-Canal historique. Ce n'est peut-être pas très spectaculaire, la presse ne parle pas de l'action du SRPJ d'Ajaccio en relatant cet épisode, mais pour moi, c'est un résultat qui marque.
Je ne devrais pas le dire devant vous, mais nous avons réussi à mettre en examen des élus dans des dossiers sur lesquels on peut espérer qu'ils seront condamnés si les faits sont avérés.
M. le Président : Je vous rassure tout à fait. Ne soyez absolument pas gêné de parler devant nous, devant une commission d'enquête parlementaire, d'élus mis en cause ou mis en examen. Nous ne nous sentons absolument pas concernés. J'en ai assez d'entendre le sempiternel discours sur la corruption du milieu politique. Il y a des élus qui font très bien leur travail, comme des policiers, d'ailleurs. La proportion de policiers corrompus est sans doute la même que la proportion d'élus corrompus. Je vous le dis très clairement. Nous avons tellement entendu cette antienne que cela finit par être lassant. Il y a des élus honnêtes, compétents, qui font leur travail, qui essaient de le faire avec une certaine morale, qui ne tombent pas dans la compromission permanente, qui ne touchent pas de pots-de-vin. Etre obligé de dire cela, c'est déjà en soi quelque chose de surprenant. On l'entend dans les milieux de la magistrature, de la police. Je ne vais pas vous dire ce que je pense des milieux de la police, parce que je risquerais d'être désagréable.
M. Deflesselles vous a posé une question qu'il a eu raison de vous poser sous cette forme, parce que nous avons tellement entendu de choses qui nous ont fait dresser les cheveux sur la tête que votre discours un peu lénifiant surprend. Pour être précis, lorsque nous avons entendu M. Marion, il n'avait aucune confiance dans les services de police. Vous, vous avez confiance en lui, c'est votre problème !
Lorsque vous nous dites que la coopération fonctionne bien entre la police et la gendarmerie, nous nous sommes rendus compte exactement du contraire. S'il y a un endroit où cela fonctionne plus mal qu'ailleurs, c'est en Corse. Vous nous dites que les relations avec les magistrats sont normales, alors que le fonctionnement de l'appareil judiciaire pose tout de même quelques problèmes en Corse. Je pense que vous en conviendrez avec moi. Le taux d'élucidation des dossiers est un des plus faibles qui soit. Les ministres nous ont tous dit le contraire, mais parler des voleurs de lapins n'est pas tout à fait la même chose que de parler de celui qui descend quelqu'un dans la rue devant cent témoins et qui n'est jamais retrouvé. Tout cela est tellement en contradiction avec votre présentation !
Nous le disons non par plaisir mais pour essayer de trouver une solution. On peut en déduire par exemple qu'il n'est pas utile que la DNAT intervienne en Corse, en tout cas pas à ce rythme et pas de cette manière-là. Les affaires de terrorisme sont finalement relativement rares et limitées, le reste relève plutôt du banditisme traditionnel de droit commun. Laissons traiter les affaires de droit commun par le SRPJ de Corse et par les fonctionnaires de Corse !
Vous nous dites que tout fonctionne bien, mais le directeur général de la police nous a dit que le taux d'absentéisme dans les commissariats et des services de sécurité corses est un des plus élevés que l'on connaisse en France. C'est tout de même un problème. Tous les hommes sont dévoués et font leur travail, sauf qu'ils ne sont pas là. Il y a en permanence 12 à 14 % d'absents. On nous dit que le service de contrôle médical n'est pas fiable, qu'il ne fait pas son travail et que l'on est obligé de recourir à des gens de Marseille pour le contrôle médical de ceux qui se font porter pâles. On a même été obligé de renvoyer un policier absent pour maladie alors qu'il était serveur dans le restaurant de sa mère.
M. Roger FRANZONI : C'est général !
M. le Président : Je me demande si le fait que vous veniez de Marseille n'atténue pas un peu votre jugement, car je ne suis pas sûr qu'à Marseille, ce ne soit pas déjà particulier.
M. Frédéric VEAUX : Vous me dites que je fais confiance à Roger Marion. Je ne vous ai jamais dit que je faisais confiance à Roger Marion.
M. le Président : C'est ce que je voulais vous entendre dire.
M. Frédéric VEAUX : Pas plus à Roger Marion qu'à un autre. Il est mon interlocuteur comme chef de la DNAT avec pour mission la lutte contre le terrorisme. Parfois, nous avons des contentieux, parfois, nous ne sommes pas d'accord, parfois, on s'explique, mais il y a le travail quotidien qui est la lutte contre les attentats.
M. Bernard DEROSIER : Posons la question différemment: est-ce que la DNAT avait sa place dans les affaires dont elle s'est occupée ?
M. Frédéric VEAUX : Tout à fait.
M. Bernard DEROSIER : A chaque fois ?
M. Frédéric VEAUX : Heureusement qu'elle est là, eu égard au volume de travail. Il ne faut pas juger l'action de la DNAT au travers de la personnalité de Roger Marion.
M. le Président : Je veux bien mettre au crédit de M. Marion tout ce que l'on veut, mais si les résultats obtenus dans l'affaire Erignac sont à porter au crédit de quelqu'un, ce n'est sûrement pas à celui de M. Marion, ni à celui de la DNAT car, à ma connaissance, les noms des assassins étaient connus dès le mois de novembre, mais personne n'a exploité cette source de renseignements, pas plus le juge Bruguière qu'un autre. J'imagine que cela pose problème pour les gens qui sont sur place : ils doivent se dire que ces gens débarquent de Paris en avion particulier tels des shérifs ou des Zorros !
M. Frédéric VEAUX : Il y a d'un côté une image donnée par certains leaders et de l'autre, il y a le quotidien assuré par des dizaines de fonctionnaires comme moi et comme d'autres, qui sont confrontés à des difficultés et qui essaient de le vivre le mieux possible. Ils n'ont rien à faire du contentieux entre Roger Marion et Démétrius Dragacci, ils n'ont rien à faire du comportement de M. Bruguière. Ils sont attachés à leur mission de service public. Cela peut paraître dérisoire, mais il y a des gens qui y croient...
M. le Président : ... et qui ont affaire, eux, à des réalités concrètes : alors que l'on sait que le terrorisme corse est étroitement lié au banditisme de droit commun, pourquoi un certain nombre de gens parfaitement identifiés, dont les noms circulent, continuent à faire des conférences de presse, à paraître à la télévision ? Parfois, je vous l'accorde, ils ont purgé quelques mois de détention, comme François Santoni dont tout le monde sait que les intérêts financiers correspondent assez étroitement aux revendications nationalistes qu'il défend. Que fait-on concrètement pour mettre un terme à de tels agissements ? Il ne suffit pas d'arrêter les petits beurs, ce qui est secondaire par rapport au problème corse. Le problème corse, c'est quelques dizaines d'individus parfaitement identifiés. Comme le disait quelqu'un, il suffit d'en bloquer cinq, pour que les cinq autres se tiennent tranquilles. Quels moyens met-on en _uvre pour les arrêter ? Votre travail de police judiciaire, j'espère que c'est d'abord cela.
M. Frédéric VEAUX : Je vous assure que ce n'est pas très simple. Il faut un peu de temps. Les choses avancent.
M. le Rapporteur : Vous traitez actuellement des affaires qui peuvent aboutir à des résultats ?
M. Frédéric VEAUX : Bien entendu. Nous ne savons pas si elles se concrétiseront positivement, mais on s'occupe de ces gens-là.
Je reviendrai sur la DNAT, car je n'ai pas l'intention de passer pour un angelot dans un monde de loups. Si le chef de la DNAT fait parler beaucoup de lui, derrière lui, il y a des fonctionnaires qui viennent toutes les semaines, et qui nouent par-delà les problèmes des chefs, des liens professionnels, parfois d'amitié, avec les personnes du SRPJ de Corse. Cela permet au système de fonctionner. Lors de l'épisode des paillotes nous avons appelé les officiers de la section de recherche de la gendarmerie pour leur dire que nous étions fiers du travail qu'ils faisaient.
M. le Rapporteur : Ce climat vous semble-t-il récent ?
M. Frédéric VEAUX : Je vous parle du travail de base. Le comportement du colonel Mazères ou du lieutenant-colonel Cavallier était anachronique, mais c'était mon problème. J'ai toujours dit à ceux qui travaillent avec moi qu'il ne fallait pas se mêler de cela. S'il y a un problème avec les officiers ou avec le préfet, c'est à moi de le régler, d'aller au devant. Au cours de réunions chez le procureur de la République avec des officiers ou des sous-officiers de la section de recherche, nous parlions des dossiers. Cela paraît peut-être un peu ahurissant mais cela fonctionnait ainsi. Quand j'étais à Marseille, sur les dossiers de stupéfiants, si les gendarmes pouvaient essayer de travailler plutôt que nous sur une filière qui leur paraissait intéressante, ils le faisaient. La rivalité qui existe est saine, car elle est stimulante. La montée en puissance de la section de recherche et la création du GPS nous ont stimulés. En dehors de cette rivalité, à mon avis saine, que l'on retrouve ailleurs sur le territoire national, les relations sont franches et directes.
Je pense que les institutions sont bonnes. Ce sont parfois les hommes qui les dévoient ou qui causent des dysfonctionnements. Si on avait respecté les règles dans le cadre de l'enquête Erignac, le problème que vous évoquiez, des renseignements connus dès le mois de novembre, n'aurait pas dû se produire. Ce n'est pas la préfecture de région qu'il faut remettre en cause, ce n'est pas la gendarmerie nationale qu'il faut remettre en cause, mais ceux qui en avaient la responsabilité. Ce n'est pas à moi de dire s'ils ont bien fait ou s'ils ont mal fait leur travail : des gens sont là pour assurer le contrôle.
Je pense qu'au quotidien, la gendarmerie nationale est capable d'apporter un concours. Mes gars peuvent aller dans une gendarmerie demander un renseignement. Sauf à ce que du jour au lendemain, un officier dise : " N'ouvrez plus la porte aux fonctionnaires de la police judiciaire ". Si on fait fonctionner les choses normalement, il n'y a pas de raison que cela se produise.
Quand on a arrêté Jean-Sylvain Cadillac à Figari, nous étions sur des charbons ardents. Le RAID l'avait manqué plusieurs fois, nous étions dans une région hostile. J'ai décroché mon téléphone pour appeler le colonel Mazères. J'aurais pu, comme cela se fait parfois, attendre que ce soit fini pour lui en parler. Je lui ai dit: " Nous sommes en zone de gendarmerie, à Figari, nous allons interpeller Cadillac ". Je ne pense pas que le colonel Mazères ait essayé de torpiller l'opération en pensant que la police judiciaire allait réaliser une affaire spectaculaire en zone de gendarmerie et qu'elle aurait pu le faire à sa place.
Au risque de passer pour un idiot, je pense qu'il y a des choses qui fonctionnent, des règles qui existent, une direction qui est prise. Peut-être qu'à terme, le travail portera ses fruits.
M. le Président : En résumé, pour l'avenir, vous estimez qu'il ne faut pas changer l'organisation actuelle, qu'il y a sans doute des améliorations à apporter mais que, globalement, les choses doivent fonctionner, à condition que les hommes y mettent un peu de bonne volonté et que des dérapages individuels ne conduisent pas à des errements.
M. Frédéric VEAUX : Je pense que la centralisation en matière de terrorisme n'est pas un mauvais système.
M. le Président : Même quand le juge d'instruction vous demande de faire une reconstitution dans les conditions que l'on a vues récemment à la télévision, dans la presse : cela s'est terminé par un fiasco complet puisque les accusés n'ont pas voulu sortir.
M. Frédéric VEAUX : Je ne suis pas certain qu'à terme, ce soit un fiasco pour l'instruction. De toute façon, cette reconstitution, il aurait fallu la faire à un moment ou à un autre. Il n'est pas sûr qu'ils aient choisi le meilleur mode de défense pour le jour où ils passeront en cour d'assises. De plus, l'un d'entre eux s'est désolidarisé ; même si c'était dans l'affaire de Pietrosella, cela a permis de crédibiliser l'ensemble. Le pire aurait été que personne ne participe. L'aspect médiatique, spectaculaire, le comportement individuel de certains magistrats, sont un autre problème.
On centralise en matière de lutte contre le terrorisme, on centralise également en matière de lutte contre la délinquance financière. Mais il y a une matière qui continue à fonctionner comme le simple vol de véhicules : c'est le crime organisé. Sur ce point, on bricole.
M. le Rapporteur : Il y a tout de même des éléments nouveaux dans ce domaine : la justice, le pôle économique et financier.
M. Frédéric VEAUX : Oui, mais en ce qui concerne les gros réseaux, les trafiquants de stupéfiants...
M. le Rapporteur : Et le blanchiment de l'argent !
M. Frédéric VEAUX : Je suis très circonspect sur l'efficacité de l'infraction de blanchiment en matière de lutte contre la criminalité organisée.
M. Michel HUNAULT : D'après vous, y a-t-il du blanchiment d'argent en Corse ? Une partie de l'économie sert-elle à recycler de l'argent sale ?
M. Frédéric VEAUX : Sûrement, comme ailleurs, mais les investissements dans l'immobilier, les casinos ou autres sont relativement limités. En matière de crime organisé, les grands malfaiteurs préfèrent réaliser ces investissements à l'étranger, là où c'est invisible. Ici, c'est un petit blanchiment d'économie de proximité pour faire vivre l'entourage familial ou les relations. On achète deux ou trois bars, on y installe quelques amis.
M. Roger FRANZONI : Il n'y a pas d'économie, on ne peut pas blanchir !
M. Michel HUNAULT : En parlant de crime organisé, à quoi faites-vous référence ?
M. Frédéric VEAUX : Aux malfaiteurs dont tout le monde parle, qui investissent en achetant la résine de cannabis ou la cocaïne par tonnes, qui les expédient en Europe et pas forcément à l'endroit où ils vivent, qui réinvestissent les bénéfices dans des régions lointaines et inaccessibles, qui montent des casinos dans des pays où il est facile de le faire en corrompant la classe dirigeante.
M. Michel HUNAULT : La Corse est-elle incluse dans ces pays-là ?
M. Frédéric VEAUX : La Corse a une tradition de banditisme très ancienne. Que ce soit dans le domaine du vol à main armée, du trafic de stupéfiants, du proxénétisme ou des jeux, on trouve des malfaiteurs d'origine corse parmi ce qui se fait de mieux dans la France contemporaine.
M. le Rapporteur : Ils n'agissent pas en Corse.
M. Frédéric VEAUX : Ils font aussi un peu de bien autour d'eux, parce qu'il faut se donner l'apparence d'honorabilité et il faut savoir rendre service à quelques-uns. Ce n'est pas parce que l'on achète deux ou trois bars sur la place Saint-Nicolas que l'on fait du blanchiment, mais on rend service. Ils aiment aussi préserver leur région d'origine.
M. Roger FRANZONI : Ceux-là n'étaient pas dangereux, au contraire. Ils faisaient la police. S'ils étaient des gangsters connus à Marseille, dans leur village, ils interdisaient le moindre délit. Ils permettaient même à l'église de fonctionner.
M. le Rapporteur : Avez-vous des discussions à ce sujet avec l'Office de répression du banditisme ?
M. Frédéric VEAUX : Un peu moins ici que sur le continent. Un effort de centralisation et de regroupement de l'information devrait être consenti car les milieux s'associent. A Marseille, j'ai vu le milieu lyonnais s'associer au milieu marseillais et au milieu corse pour mettre en commun des moyens afin d'acheter de grosses quantités de cocaïne en Amérique du Sud ou en Amérique Centrale et les faire venir par les Pays-Bas ou l'Angleterre. L'argent est réinvesti en Espagne qui est l'endroit le plus facile en Europe pour réaliser certaines opérations. Face à cela, le policier français est un peu démuni pour réaliser une collecte de l'information. Il existe de tels trafiquants sur le continent, on en connaît même quelques-uns en Corse, mais leur activité criminelle ne s'exerce pratiquement jamais sur le territoire français, mis à part quelques règlements de comptes en cas de difficulté dans les affaires.
M. Michel HUNAULT : En tant que membre de la mission d'information sur le blanchiment des capitaux, je suis stupéfait d'entendre ce que vous nous dites. Vous avez manifestement des cas à l'esprit, mais que fait-on concrètement sur ces dossiers ? Transmettez-vous l'information ? Vous dites qu'il y a un problème de centralisation du renseignement : je me permets de vous rappeler que votre hiérarchie centralise tous ces dossiers. Existe-t-il une volonté de lutter contre cette délinquance sur le plan local ?
M. Frédéric VEAUX : Oui. Sauf que la Corse est pratiquement le seul endroit où ils n'exercent aucune activité délinquante. La Corse n'est pas le meilleur endroit pour s'occuper de ces personnes qui font des investissements dans les pays de l'Est ou en Afrique. Il faut que cela prenne une dimension qui ne soit pas simplement locale.
M. le Président : On nous a dit qu'en Corse ceux qui agissent sont plutôt des seconds couteaux.
M. Frédéric VEAUX : Les démonstrations sont extrêmement difficiles à faire. Des prises d'otages de commerçants, des agressions à domicile sont commises dans l'extrême sud de la Corse, des commerçants se font braquer parce que les banques sont devenues pratiquement inaccessibles, nous devons apporter une réponse à ces actions violentes. Les grands trafics échappent un peu à tout le monde en raison de leur caractère international.
M. Roger FRANZONI : Monsieur le directeur, vous m'avez rassuré en ce qui concerne l'attitude des policiers corses en Corse. Vous avez dit qu'ils étaient parfaits. En tant que corse, je m'en félicite. Il y a quelques années, en 1992, on n'entendait pas le même discours. Une commission d'enquête, présidée par M. François d'Aubert et à laquelle j'appartenais, avait été organisée sur les tentatives de pénétration de la mafia en France. Nous avons entendu les grands responsables de la police française. Quand nous leur avons demandé s'il y avait une tentative de pénétration de la mafia en Corse, ils nous ont répondu : " Non, la mafia corse est assez puissante pour les envoyer dans la mer ". Cela supposait qu'il y avait une mafia en Corse. Nous les avons interrogés sur les policiers corses. Ils nous ont répondu qu'ils attendaient le week-end pour aller au village et que lorsqu'on leur donnait une commission rogatoire pour procéder à une arrestation ou à une perquisition, les intéressés étaient avertis au préalable. D'après ce que vous nous avez dit, il y a eu un grand changement, ce dont nous nous félicitons.
M. Frédéric VEAUX : Je n'ai jamais dit que c'était parfait. La proportion de policiers véreux en Corse est certainement la même que celle que l'on peut trouver sur le continent. Quand nous sommes partis arrêter Charles Pieri, un petit matin de septembre, l'année dernière, nous ne nous sommes pas retrouvés au commissariat de Bastia. J'ai décidé que nous organiserions le rassemblement de départ dans le cantonnement CRS, au sud de Bastia, à l'abri des regards. Il n'est pas nécessaire d'avoir dix policiers corrompus ou malveillants dans un service pour poser problème, il suffit d'un.
M. le Rapporteur : Vous avez agi avec la DNAT ?
M. Frédéric VEAUX : Oui, le RAID était aussi présent, mais le SRPJ d'Ajaccio était à l'origine de l'action, même si la presse a dit que c'était la DNAT.
M. le Rapporteur : La présence de la DNAT a-t-elle donné lieu à contestation ?
M. Frédéric VEAUX : Cela me paraît normal que le service central qui s'occupe de lutte contre le terrorisme soit là quand on va arrêter un chef. Nous ne déroulons pas un tapis rouge à la DNAT, nous travaillons selon des méthodes qui me paraissent normales. Pour autant, il ne faudrait pas penser que nous nous trouvions dans une situation idyllique. Ceux qui se servent de la dramatisation à outrance, qui montrent du doigt certains services ou certaines personnes pour justifier des comportements personnels, c'est leur problème, mais ce n'est pas le quotidien du SRPJ d'Ajaccio.
M. le Rapporteur : Vous étiez également saisi dans l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac ?
M. Frédéric VEAUX : Bien entendu. Nous avons été le seul service saisi du début à la fin, à la fois dans l'enquête sur l'affaire de la gendarmerie de Pietrosella, dans celle sur l'attentat contre l'ENA à Strasbourg, dans celle sur les attentats contre des hôtels de Vichy et dans celle sur l'assassinat du préfet. La DNAT a été saisie plus tard de Pietrosella, et à partir du mois de novembre, nous étions cosaisis.
M. le Rapporteur : La gendarmerie a été dessaisie ?
M. Frédéric VEAUX : En effet. Nous avons été saisis du début à la fin, en accomplissant un travail pas forcément spectaculaire. Nous continuons d'ailleurs d'agir dans le dossier.
M. le Rapporteur : Je ne remets pas en cause le travail effectué sur le terrain, mais comment avez-vous vécu ce que l'on a vu dans la presse : double enquête, publication de procès-verbaux d'interrogatoires, etc. ?
M. Frédéric VEAUX : Nous le vivons mal. Nous sommes pris à partie, à témoin. Nous allons tous les jours au contact des citoyens.
M. le Président : Bénéficiez-vous d'une protection ?
M. Frédéric VEAUX : Non, je n'en ai jamais eu.
M. Roger FRANZONI : Somme toute, vous êtes optimiste pour l'avenir.
M. le Président : Nous comprenons la démarche. En ce qu'elle est optimiste, elle est porteuse d'espoir.
Audition de M. Patrick MANDROYAN,
procureur de la République adjoint au tribunal de grande instance de Bastia
(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 31 août 1999 à Bastia)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. Patrick Mandroyan est introduit.
M. le Président : Dans le cadre de l'enquête à laquelle nous nous livrons, il nous est apparu utile de recueillir l'opinion de magistrats sur le fonctionnement général des services de sécurité. Nous souhaitons connaître leur avis sur les éventuels dysfonctionnements des services de police et de gendarmerie.
Comme ce qui touche aux services de sécurité est complexe et fait intervenir le SRPJ et la gendarmerie au plan local, les structures spécifiques de la lutte contre le terrorisme au plan national, vous serez sans doute à même, compte tenu de votre expérience, de nous donner votre point de vue sur les mécanismes qui prévalent en Corse. Nous serions également heureux de vous entendre proposer les modifications qui vous paraîtraient utiles non seulement à une bonne administration de la justice, mais aussi à l'élaboration d'une politique de sécurité sur l'île.
Depuis combien de temps êtes-vous procureur de la République adjoint ?
M. Patrick MANDROYAN : Depuis presque quinze mois. J'ai été installé le 5 juin 1998.
M. le Président : Vous êtes donc ici depuis assez peu de temps. Vous avez connu la dernière période ?
M. Patrick MANDROYAN : Je suis post-Erignac.
M. le Président : Où étiez-vous en poste auparavant ?
M. Patrick MANDROYAN : J'étais juge d'instruction à Valence. J'ai fait un parcours de pénaliste. J'ai été substitut à Evry, puis, je suis allé à la chancellerie ; j'ai ensuite été juge d'application des peines à Valence avant d'y devenir juge d'instruction.
M. le Président : Pouvez-vous nous parler tout d'abord de votre expérience sur les liens entre services judiciaires et forces de police en Corse.
M. Patrick MANDROYAN : La question est vaste. Je ne pourrai parler que de ce que j'ai pu voir depuis quinze mois. Avant moi, la fonction de procureur de la République était exercée par M. Vogt, actuellement en poste à Pointe-à-Pitre. Avant lui, le procureur était M. Mahy, actuellement avocat général à Dijon. MM. Mahy et Vogt ont donc l'expérience du parquet depuis 1993.
A mon arrivée, j'ai beaucoup entendu parler de dysfonctionnements : c'est l'image de la Corse. Il y a beaucoup de bruit et beaucoup de silence à la fois. Il existe une dialectique du silence et de la rumeur. On m'a dit qu'il y avait eu de très graves difficultés entre les juges d'instruction et les différents services de police et de gendarmerie, mais je ne pourrai pas vous en dire plus, puisque je n'en ai pas été le témoin.
Je puis dire que depuis mon arrivée en Corse, il est manifeste que des changements sont intervenus. Plus particulièrement chargé des affaires financières et du pôle économique et financier, je constate une parfaitement collaboration entre le parquet, les juges d'instruction, les services d'enquête, notamment la gendarmerie, la police judiciaire et les services qui peuvent apporter des informations : fisc et services de contrôle. Cette collaboration s'effectue lors de réunions régulières entre les magistrats et les enquêteurs, où chacun fait le point de la situation. Des comptes rendus sont établis en fonction d'orientations et de calendriers fixés. Cette situation privilégiée tient peut-être à la matière, puisque dans le domaine économique et financier, on recherche surtout les preuves des dysfonctionnements. On connaît à peu près les auteurs : un abus de bien social ne peut être que le fait des dirigeants.
De nombreux changements sont intervenus après l'assassinat du préfet Erignac. J'ai pu constater que les nouveaux enquêteurs, gendarmes et policiers, en ont remplacé d'autres qui avaient une expérience de la Corse. Cette expérience était-elle utile ou pas ? Etait-elle un peu obérée par des relations trop privilégiées ? Je l'ignore. En tout cas, il y a eu une volonté manifeste de changement. A mon sens, ce changement est intervenu un peu trop brutalement, alors que les problèmes antérieurs restaient posés. Les nouveaux ont dû recueillir l'expérience des anciens, ne serait-ce que pour savoir qui est qui. En Corse, il faut connaître les gens non seulement par leur nom mais aussi par leur prénom, car les relations sont très individualisées. La population étant relativement restreinte, les liens sont très forts. Quelqu'un a rarement le même profil que son frère. On peut trouver dans la même famille un délinquant important et un honorable avocat. Cette situation nécessite une connaissance très approfondie. Quelles que soient la compétence et la bonne volonté des gens, arriver dans un milieu aussi structuré, sans le connaître, risque d'entraîner une déperdition dans l'action.
S'agissant des forces de sécurité proprement dites, je n'ai pas eu connaissance de dysfonctionnements directs. A ma connaissance, le GPS n'est intervenu qu'en appui des officiers de police judiciaire locaux pour certaines opérations physiques d'interpellation. Les dispositions du code de procédure pénale étaient respectées puisque les OPJ locaux avaient la haute main sur les opérations, le GPS n'apportant qu'un appui logistique.
La police judiciaire a été considérablement renforcée par l'implantation à Bastia d'une antenne de la section de recherches de la gendarmerie d'Ajaccio, avec laquelle les rapports sont quasiment constants et quotidiens.
Les dysfonctionnements que l'on peut constater ici ne sont pas spécifiques à la Corse même s'ils ont une connotation particulière. Ce sont des fuites, une certaine lenteur à faire ce que l'on demande. Cela est accentué par la spécificité locale, mais cela correspond à une situation nationale. Tant qu'un officier de police judiciaire subira un conflit de rôle et de statut - il est à la disposition de la justice, mais il est sous la hiérarchie du ministère de l'intérieur ou du ministère de la défense -, quelle que soit la situation, on rencontrera des difficultés. C'est l'éternel problème du rattachement de la police judiciaire à la justice, peut-être un peu plus accentué ici mais qui se retrouve partout.
A la suite de l'incarcération du colonel Mazères, les membres du parquet ont pris leur bâton de pèlerin. Chaque parquetier est allé dans les compagnies de gendarmerie pour leur dire que quoi qu'il ait pu se passer à Ajaccio, le parquet de Bastia gardait son entière confiance envers les gendarmes locaux qui ont toujours travaillé dans de bonnes conditions. Cela a joué un rôle important dans la relation que les OPJ ont pu avoir avec le parquet, puisque pendant une période ils sont restés dans un silence relativement absolu. Ils n'étaient informés de rien par leur hiérarchie. Ce qu'ils savaient, ils l'avaient appris par la presse, de sorte qu'ils avaient l'impression d'être un peu abandonnés. Le parquet est venu les voir sur place en leur disant qu'ils n'étaient pas responsables, que leur situation déjà difficile s'était encore aggravée, mais qu'il n'était pas question de leur tourner le dos. J'étais de permanence à l'époque et j'ai tout de même ressenti une sorte de coup de massue. Les gendarmes ont eu l'impression d'une sorte de trahison.
M. le Président : Monsieur le procureur, le fait de privilégier le GPS au détriment des forces de gendarmerie traditionnelles ne constitue-t-il pas un dysfonctionnement dans la mesure où il y a eu une sur-utilisation du GPS et une sous-utilisation des effectifs classiques de gendarmerie nationale ?
M. Patrick MANDROYAN : Je ne sais pas si l'on doit raisonner en terme d'effectifs.
M. le Président : Non, en terme de missions confiées, car en terme d'effectifs, il est difficile de faire plus : il y a déjà beaucoup de fonctionnaires sur l'île.
M. Patrick MANDROYAN : Il y a un sur-effectif certain en région parisienne, mais je peux difficilement répondre à votre question pour la Corse. Je suis un pénaliste formé au respect du code pénal et surtout du code de procédure pénale. En répondant aux contraintes du code de procédure pénale, on bénéfice également des garanties du code de procédure pénale. Les officiers de police judiciaire ont un guide, dès lors qu'ils appliquent, sous contrôle du parquet ou du juge d'instruction, le code de procédure pénale. Quand on confie à d'autres fonctionnaires des missions qui n'entrent pas dans ce cadre, il est difficile pour moi de répondre à la question.
M. le Président : On nous a dit que la justice donnait le sentiment d'une forme de laxisme. Vous avez entendu parler des fameuses instructions consistant à demander aux magistrats d'agir avec circonspection. Tout cela a perduré pendant un certain temps. L'attitude est-elle aujourd'hui radicalement différente ou bien les pesanteurs de cette politique ont-elles laissé des traces dans le fonctionnement de l'appareil judiciaire ?
M. Patrick MANDROYAN : J'ai le sentiment que non. Je n'ai jamais eu à appliquer la fameuse lettre du procureur général Couturier qui demandait d'agir avec circonspection, puisque j'ai été nommé quasiment en même temps que le procureur Legras.
Pour ce qui est de mon activité depuis quinze mois, je puis vous dire que je n'ai fait l'objet de la part, de qui que ce soit d'aucune pression ni dans un sens ni dans l'autre. J'ai toujours exercé du mieux que je pouvais mais toujours en conscience et sans aucune orientation du genre : " il faut vous montrer circonspect dans ce dossier ou sévère dans tel autre ". Les procédures avancent avec plus ou moins de difficulté selon les personnes et la matière. Nous rendons compte parce que le parquet est hiérarchisé et qu'il faut que l'on sache ce qui se passe, mais on ne m'a jamais demandé de faire ceci ou, surtout, de ne pas faire cela.
M. le Président : A côté de cette forme d'intervention directe qui a pu être de mise à un moment donné, il y a une forme plus subtile qui consiste, notamment compte tenu de l'existence de structures spécialisées au plan national, à dessaisir les juridictions locales. En tant que magistrat en Corse, ressentez-vous cela comme une façon de voir désavoué le travail que vous accomplissez ? Vous paraîtrait-il plus judicieux de chercher à utiliser les institutions locales dans tous les domaines, y compris dans le domaine antiterroriste ? Je pense à la DNAT, à la section spéciale du parquet de Paris, aux juges d'instruction spécialisés. Quel regard portez-vous sur ces structures, même si ce n'est sans doute pas dans le domaine financier que l'on a le plus à souffrir de cette délocalisation ?
M. Patrick MANDROYAN : Dans le domaine financier, le plus difficile à subir est la médiatisation. Dans le domaine du terrorisme, depuis mon entrée en fonction, j'ai toujours eu d'excellentes relations personnelles avec mes collègues de la 14ème section avec lesquels nous discutons quasi quotidiennement de la situation. Je sais qu'il y a quelques années, les magistrats instructeurs ont douloureusement vécu leur dessaisissement, d'autant que les enquêteurs sont restés les mêmes. Comme le juge d'instruction ne peut agir qu'à travers l'enquêteur, si l'enquêteur reste le même, c'est une sorte de camouflet.
Que la 14ème section se saisisse d'un certain nombre de procédures à caractère véritablement terroriste et pas seulement nationaliste, nous ne le vivons pas comme un dépouillement, au contraire. Ils ont une façon plus distanciée d'intervenir que celle nous pourrions avoir. En revanche, il est regrettable qu'ensuite, nous ayons l'impression d'être traités un peu cavalièrement. Quand ils ont été saisis de procédures, d'un accord commun - nous sommes compétents localement et eux le sont matériellement -, il n'y a jamais eu de litige. Le partage a toujours été opéré équitablement, mais lorsqu'ensuite les autorités parisiennes interviennent en Corse, elles ont tendance à le faire sans nous tenir informés, ce qui peut être considéré comme désinvolte et peut entraîner des conséquences.
Quand la chambre d'accusation de Paris libère ou examine la situation d'un leader nationaliste, il serait bon qu'on nous le dise car il fut une époque - cela n'est plus le cas aujourd'hui - où cela " pétait " régulièrement. Cela nous permettrait de prendre certaines précautions. Quand ils viennent et placent des gens en garde à vue en exécution de commissions rogatoires, il serait bien qu'ils nous le disent aussi rapidement que possible, même s'ils ont le sentiment qu'il peut y avoir des fuites.
M. le Président : Pas du côté des magistrats !
M. Patrick MANDROYAN : Non pas de la part des magistrats mais de l'environnement.
Ce n'est donc pas dans le dessaisissement ou dans le partage des compétences qu'apparaît le litige. C'est plutôt une sorte de frustration dans l'exécution d'interventions locales.
M. le Président : Vous dites que l'on vous traite cavalièrement...
M. Patrick MANDROYAN : Un peu.
M. le Président : Je simplifie mais c'est un des motifs de mécontentement sur place. Ne pensez-vous pas qu'au-delà du cercle des magistrats, pour l'opinion publique corse, le dessaisissement n'a pas d'effets mesurables, c'est-à-dire d'affaires qui aboutissent ? Les résultats plus que discutables des sections spécialisées dans la poursuite des terroristes ne sont-ils pas, aussi, un motif de mécontentement de l'opinion en Corse ? Ces actions qui ont fait l'objet d'une médiatisation excessive ont donné des résultats assez piètres dans la poursuite des terroristes.
M. Patrick MANDROYAN : Je ne sais si les résultats sont piètres. Il y a tout de même eu l'arrestation du groupe Colonna, ce qui était loin d'être évident, même si Colonna lui-même y a échappé.
M. le Président : Je ne disconviens pas que cette affaire était spectaculaire, même si certains informateurs avaient donné les noms des assassins bien avant que la section antiterroristes ne les découvre.
M. Patrick MANDROYAN : Je ne connais du dossier que ce que j'en ai lu dans la presse.
M. le Président : Nous connaissons ce que nous avons entendu.
M. Patrick MANDROYAN : Vous en savez plus que moi.
M. le Président : C'est un avantage qui ne durera pas. Vous reprendrez très vite le dessus dans le domaine de l'information.
Mis à part cette affaire qui a conduit à la décoration de moult responsables de sections diverses et variées, n'avez-vous pas le sentiment que les résultats sont tout de même assez piètres dans l'élucidation des dossiers ?
M. Patrick MANDROYAN : Beaucoup d'affaires restent non élucidées, mais les parquets ou les juges d'instruction locaux n'obtiendraient pas beaucoup plus de résultats que Paris.
M. le Président : Pourquoi n'auriez-vous pas plus de résultats au plan local que l'on en obtient au plan national ?
M. Patrick MANDROYAN : C'est une opinion purement personnelle que je me suis forgée. Je crois que l'on est ici dans une société complètement effondrée où la réponse de l'Etat est quasiment absente. Pourquoi, sur une île comptant 250 000 habitants, y a-t-il autant de violence depuis vingt-cinq ans et une sorte d'apologie de la violence ? Colonna est considéré par certains comme un héros.
M. le Président : Nous l'avons constaté sur les murs.
M. Patrick MANDROYAN : Pourquoi certains se retrouvent-ils dans la violence physique et les attentats terroristes ? On ne répond peut-être pas à cette question. La seule réponse proposée est d'ordre judiciaire ou juridique. Le rétablissement de l'Etat de droit passe complètement à côté de problèmes beaucoup plus fondamentaux auxquels on ne répond pas. " Rétablissement de l'Etat de droit " était sans doute un slogan utile mais nettement insuffisant d'autant qu'il sous-entend qu'il n'y avait pas d'Etat de droit auparavant, ce qui n'était pas entièrement vrai.
Si seule la justice doit favoriser le rétablissement de l'Etat de droit, cela me paraît encore plus insuffisant. Quand ceux qui doivent participer au rétablissement de l'Etat de droit commettent, d'après certains, des infractions graves, c'est encore pire. Un préfet est le représentant de l'Etat dans un département ; s'il est suspecté d'avoir participé à des actions illégales, c'est l'effondrement de l'Etat de droit. Or en face il n'y a pas de réponses particulières, spécifiques à la Corse. Les Corses attendent de pouvoir vivre décemment alors que le pays est quasiment sans avenir. Il n'y a pas de travail pour la jeunesse. Aucune perspective n'est offerte. La plupart des jeunes vont sur le continent et ne reviennent pas. C'est un pays sous-développé qui vit de subventions. Dans la pratique de l'obtention des subventions, en faisant monter les enchères, les Corses sont très forts. Pour ce qui est de produire, d'avoir une industrie, même hôtelière, rien n'est fait.
Tout cela peut expliquer le nombre considérable d'actions de violence commis, même s'il s'agit de mitraillages de gendarmeries, et l'absence de réponses. Pourquoi donner des renseignements aux enquêteurs alors qu'au fond, même si l'on n'approuve pas, on ne désapprouve pas ce qui s'est passé. J'ai le sentiment que c'est un cri, un appel au secours maladroit, violent, dépassé mais auquel on ne répond pas. La réponse par le simple slogan du rétablissement de l'Etat de droit n'est pas suffisante. C'est comme si on établissait un code de la route pour améliorer la circulation dans une ville très embouteillée. On en est là : on dit qu'il faut mettre en place un code de la route, c'est vrai, mais ça ne réglera pas le problème pour autant.
Donc localement ou de Paris, le résultat serait identique. Il est facile de mobiliser quelques jeunes un peu désespérés pour aller tirer sur une gendarmerie. On se cagoule, on y va de nuit, de préférence dans un endroit où personne ne peut vous repérer. On disparaît dans la nature quelques instants plus tard et personne ne dira qui est qui, alors que tout le monde le sait. C'est la même chose pour les incendies.
M. le Président : Selon vous, l'omerta est-elle plus le résultat d'une situation actuelle qui conduit à un certain fatalisme par rapport au rôle de l'Etat que d'une tradition historique ? Quand cent personnes assistent à un assassinat, on ne trouve aucun témoin pour dire qui l'a commis.
M. Patrick MANDROYAN : On sait à peu près qui c'est en général. Les deux sont liés. On est dans une société méditerranéenne, insulaire et qui n'est pas dans la modernité économique.
M. le Président : N'avez-vous pas de réponse à cela, monsieur le procureur ? Vous nous dites que lorsqu'un assassinat est commis, on en connaît l'auteur.
M. Patrick MANDROYAN : Oui, mais il faut l'établir judiciairement. Il faut apporter la preuve selon les règles de procédure. Ensuite, il faut que cette preuve entraîne la conviction de la juridiction de jugement.
M. le Président : La preuve, ce n'est pas seulement les témoignages, cela peut être une série d'autres choses. Dans l'affaire du jeune assassiné dans une fête de village...
M. Patrick MANDROYAN : Garelli.
M. le Président : ...qu'a-t-on mis en _uvre ? A-t-on ouvert une instruction ?
M. Patrick MANDROYAN : Oui, bien entendu. Et le juge d'instruction suit ce dossier avec beaucoup d'attention. Il consulte régulièrement la police judiciaire. L'arme du crime n'a pas été retrouvée, même à l'occasion de diverses perquisitions faites dans d'autres dossiers. On sait seulement qu'il a été tué de plusieurs balles dans une petite rue. Ceux qui l'ont vu peuvent le dire, mais un témoin prendra-t-il le risque de dire à un juge d'instruction qu'il s'agit d'untel ? Car s'il s'agit d'un véritable voyou, il n'hésitera pas à faire pression sur le témoin ou sur sa famille. Le témoin court un risque réel.
M. le Président : Sentez-vous cette menace peser sur vous en tant que magistrat ?
M. Patrick MANDROYAN : Personnellement, non. De même que je vous ai dit tout à l'heure que je ne faisais l'objet d'aucune orientation ou directive, je ne la ressens pas. Elle existe peut-être. Je ne regarde pas sans cesse dans mon rétroviseur en conduisant, je ne me retourne pas en marchant dans la rue.
M. le Président : Vous n'êtes pas gardé ?
M. Patrick MANDROYAN : Non.
M. le Président : Pourquoi certains magistrats le sont-ils ?
M. Patrick MANDROYAN : En ce qui concerne le procureur général, c'est un symbole. C'est, avec le président, le plus important représentant de la justice pénale. Ici, la justice a surtout une connotation pénale, bien que sur le plan civil, le problème de l'indivision, dont on ne parle pas, soit fondamental. Cette société est non seulement complètement effondrée, mais elle est aussi complètement bloquée. A cause de l'indivision, il n'y a pas de circulation de biens et de richesses. Donc, pour le procureur général, cela peut se concevoir ès qualité. Quant aux autres, le président du tribunal et l'ancien procureur de Bastia, ils avaient peut-être le sentiment d'avoir besoin d'être protégés. Je ne sais pas si c'est très utile, mais s'il se produisait quelque chose, on dira que l'on aurait dû prendre des précautions.
M. le Rapporteur : Quelle est votre appréciation de la criminalité financière ? Quelle est son importance et quelles en sont les caractéristiques ?
Vous avez par ailleurs été saisis d'un certain nombre d'affaire sur le fondement de l'article 40 du code de procédure pénale par le préfet Bonnet et le préfet Lemaire. Quel est votre point de vue sur l'importance et le nombre des affaires qui vous ont été transmises dans ce cadre ?
Ce matin, le préfet Lemaire nous disait que les affaires judiciaires ne font que se stratifier, c'est-à-dire que l'on engrange un certain nombre d'affaires qui s'empilent et dont le traitement demande beaucoup de temps. Comment remédier à cette situation ?
M. Patrick MANDROYAN : Je n'ai pas le sentiment que les affaires financières en Corse diffèrent fondamentalement de la délinquance financière que l'on trouve sur le continent. Ce qui se passe ici est comparable à ce qui peut se passer dans le Var. C'est essentiellement une délinquance liée au pouvoir politique local. Le tissu économique n'est pas suffisamment important pour que l'on puisse trouver des infractions financières classiques avec des détournements importants. Il y a relativement peu de grosses entreprises avec beaucoup de salariés. Le tissu économique est essentiellement formé d'artisans et de petits commerçants qui emploient relativement peu de personnes. Ce n'est donc pas ici que l'on peut trouver de gros détournements.
Avec la décentralisation et les pouvoirs transférés aux élus locaux, immanquablement sont apparues des infractions liées à l'utilisation des fonds publics, mais pas plus ici qu'ailleurs. Après mon arrivée, on m'a parlé de la deuxième tranche du port de Centuri qui comprenait la construction d'une digue afin de permettre le mouillage de bateaux de plaisance. Je suis allé à Centuri : c'est un très petit port où ne peuvent guère accoster plus de quatre bateaux et sur sa route d'accès, les voitures ne peuvent se croiser. Seule une entreprise locale peut avoir ce marché. Il ne peut pas intéresser Bouygues ou une autre grosse entreprise. Il faut remettre les choses en perspective par rapport au volume des affaires. Les masses financières qui peuvent être détournées sont parfois importantes, mais elles ne peuvent pas être considérables. Même la plus grosse affaire, le Crédit agricole, ne représente quasiment rien en comparaison du Crédit lyonnais.
M. le Président : Heureusement, quand même !
M. Patrick MANDROYAN : Oui, mais comme c'est la banque de la Corse, tout se sait et tout prend des proportions importantes.
L'une des spécificités de la délinquance corse est due à l'importance relative des fonds publics dans l'économie. Comme il manque un tissu économique privé, l'activité est essentiellement liée à la manne publique. Il faut donc obtenir des subventions ou, quand on est élu, des marchés, ce qui permet d'avoir du travail et éventuellement de rendre des services en retour. Le pouvoir politique local est la source du pouvoir économique et réciproquement. Si l'on pouvait vivre honorablement sans avoir à passer par les marchés publics et par une saison touristique qui dure deux à quatre mois, on n'aurait peut-être pas besoin de tomber dans ce travers.
L'autre spécificité qui me paraît essentielle et dont on ne parle jamais, c'est que la véritable délinquance financière, celle des vrais voyous, est totalement occultée. Elle est tellement bien dissimulée que personne n'en parle. A mon arrivée, j'ai été frappé d'entendre parler de certains élus dont les noms sont connus, de la banque verte, des nationalistes, mais on ne parle absolument pas - et pour cause - des vrais voyous que l'on désigne sous l'appellation de brise de mer.
Ce sont de véritables voyous qui recyclent l'argent, qui font fonctionner certaines activités, qui ne paient pas d'impôts, qui ne paient rien et qui sont, eux, la gangrène de la société corse. Certains noms font trembler les Corses, sans même qu'il se passe quoi que ce soit. J'ai vu le cas de la vente aux enchères d'un fonds de commerce sans aucun intérêt, à laquelle personne ne s'est présenté, sauf une personne, qui était honorablement connue, parce que le bruit avait couru que cette personne honorablement connue achetait pour le compte d'un voyou. Il n'y avait aucune infraction, ce n'était que du bruit, mais le bruit était tel que l'on savait qu'il ne fallait pas venir surenchérir, parce qu'un éventuel voyou véritable, un flingueur qui ne craint personne et qui est intouchable, était éventuellement intéressé. C'est la véritable gangrène de la société corse, ce qui peut expliquer que les témoins ne parlent pas. Ces gens ne sont pas du tout inquiétés et ont une image de tueurs.
M. le Président : Monsieur le procureur, comment pouvez-vous dire que quelqu'un est intouchable ? Je comprendrais que vous me disiez : " Je reçois des instructions, on me donne des ordres, je les exécute ". Dans un tel système, on peut comprendre que l'on tienne ce genre de discours, mais vous dites vous-même que la justice ne reçoit pas d'instructions, que vous ne recevez aucun ordre et que vous êtes totalement indépendant du pouvoir politique, ce qui je crois est actuellement le cas. Pour être clair, cela dure depuis 1997, depuis l'attentat de Bordeaux, où l'on s'est rendu compte que la politique de compromission n'était sans doute pas la meilleure qui soit en Corse. Comment peut-on dire, lorsqu'on est magistrat en Corse, qu'untel est intouchable ?
M. Patrick MANDROYAN : Parce qu'une somme de bruits revient sur telle et telle personne et qu'aucune enquête n'a été menée. L'avantage de la création du pôle économique et financier sera de permettre au parquet de prendre des initiatives pour qu'enfin, au lieu de se limiter à la conduite en état alcoolique, aux détournements ou aux banqueroutes, on puisse aller enquêter.
M. le Rapporteur : Avez-vous des cibles ?
M. Patrick MANDROYAN : Notre action est en train de se décanter. Personnellement, j'en ai assez d'un certain nombre de ragots qui me reviennent régulièrement ! Chaque fois que je demande de quoi il s'agit, on me répond que l'on ne sait pas, qu'il n'y a rien. Alors, on va aller voir.
M. le Président : J'ai la certitude que s'attaquer à la délinquance financière en Corse, c'est tarir la source du terrorisme et d'une forme de nationalisme qui mélange allègrement la revendication politique avec les affaires crapuleuses. C'est également faire la part des choses entre la vraie revendication politique - il y a sans doute quelques dizaines ou quelques centaines de personnes en Corse qui revendiquent l'indépendance de l'île - et les affaires crapuleuses. Je suis surpris de savoir que François Santoni a été libéré et qu'Armata Corsa donne une conférence de presse. Tout le monde sait qu'Armata Corsa, c'est François Santoni et personne ne semble s'émouvoir beaucoup, pas plus du côté judiciaire qu'ailleurs. Pourtant chacun sait que François Santoni est plus ou moins lié à des affaires crapuleuses. Des émissions de télévision le montrent devant des bateaux qui lui appartiendraient. L'administration d'Etat et la justice ont un rôle particulier à jouer dans le domaine économique et financier. On ne peut que se réjouir de la mise en place de ces structures. Si vous réussissez dans le domaine financier, à mon sens, le reste suivra.
M. Patrick MANDROYAN : Je ne sais pas si le reste suivra, mais cela mérite que l'on s'y penche, d'autant qu'aujourd'hui, nous en avons les moyens.
M. le Rapporteur : Les personnes sont vous parlez sont assez peu nombreuses.
M. Patrick MANDROYAN : Oui, on les compte sur les doigts de la main.
M. le Rapporteur : La famille Filippi, par exemple.
M. Patrick MANDROYAN : On les connaît tous. Il suffit de reprendre le précédent rapport.
M. le Rapporteur : Elle était liée par ailleurs au FNLC-Canal historique.
M. Patrick MANDROYAN : On a toujours l'impression de surfer là-dessus, que, par manque de temps ou par manque d'orientation ou de volonté, on est passé un peu vite et que l'on s'est contenté de on-dit. Puisque le pôle est en place, on peut et on devrait mener des investigations.
M. le Président : Vous dites que l'on surfe, que l'on passe un peu rapidement. Ne peut-on pas tout simplement dire que c'est aussi un manque de courage ? Je ne parle évidemment pas de vous.
M. Patrick MANDROYAN : De la part des enquêteurs ou des magistrats ? Je ne le crois pas.
M. le Président : Dans n'importe quelle partie du territoire français, avec les moyens qui sont les vôtres, on aurait obtenu des résultats. L'Etat n'a pas rechigné, hier comme aujourd'hui, à donner à l'administration corse des moyens pour être efficace. Vous avez les plus forts coefficients de couverture en matière judiciaire et en matière de sécurité, vous avez donc les moyens de faire ce travail. Mais cette forme de fatalisme qui semble s'être abattue à un moment donné sur la Corse - aujourd'hui heureusement en voie de redressement - fait dire qu'il y a sans doute eu un manque de courage, auquel se joignait d'ailleurs le laxisme politique qui consistait à laisser faire n'importe quoi. Il est sans doute difficile d'agir au plan local quand au plan national, on mène des négociations dont on ne voit pas très bien l'intérêt ni à quoi elles peuvent mener, hier comme aujourd'hui. J'essaie de ne pas faire de politique politicienne, je ne vise personne et j'englobe tout le monde.
M. Patrick MANDROYAN : On peut s'étonner de ce que l'on ne se soit pas davantage préoccupé de cette marge de population relativement minime. Il est inutile d'être plus nombreux. Est-ce par manque de courage ? Je ne le sais pas.
M. le Président : Monsieur le procureur, je suis avocat et j'en ai assez d'entendre depuis ce matin des gens nous dire que les avocats en Corse ont un comportement limite, pour ne pas dire plus. Ce matin, on nous a dit que trois avocats avaient déclaré à l'occasion d'une conférence de presse avoir procédé à des exécutions sommaires. Je rappelle, au cas où on l'aurait oublié en Corse, qu'il existe des procédures qui font que lorsqu'un avocat se comporte d'une manière contraire aux règles déontologiques, non seulement les règles du barreau s'appliquent - on peut toujours se dire que le barreau a certaines connivences ou complicités, encore que la confraternité soit le plus souvent une haine vigilante - mais il existe aussi des règles de poursuite devant le parquet et devant la cour d'appel. Qu'est-ce qui empêche de les mettre en _uvre en Corse ? S'il y a des avocats véreux qui donnent une image déplorable de cette profession par ailleurs honorable, je trouve tout à fait regrettable qu'ici, en Corse, on n'ait jamais assisté à une seule poursuite d'avocat. Je suis stupéfait d'entendre les déclarations de certains confrères ici, à Bastia, ou à Ajaccio. Il y a des règles : c'est tout de même le rôle des magistrats de les faire respecter. L'application du droit, c'est vous.
M. Patrick MANDROYAN : Je ne peux que constater la carence.
M. le Président : Il est un peu trop facile de montrer du doigt des boucs émissaires, de dire que c'est la faute d'untel, la faute d'un autre, la faute de ceci ou de cela. Il y a tout de même des possibilités d'agir !
M. Patrick MANDROYAN : Certainement.
M. le Président : Maître Mattei, la compagne de M. Santoni, est toujours en exercice.
M. Patrick MANDROYAN : Elle est suspendue dans le cadre du contrôle judiciaire.
M. le Président : Tout de même !
M. le Rapporteur : Actuellement, avec la constitution du pôle économique et financier, où en êtes-vous ? L'autorité préfectorale vous a-t-elle saisi d'un certain nombre de dossiers au titre de l'article 40 ?
M. Patrick MANDROYAN : En ce qui concerne les pistes, j'attends le mois de septembre pour faire le point. Les assistants spécialisés sont arrivés en juin et juillet. Le pôle économique et financier pourrait prendre des initiatives d'investigations sur deux axes principaux : le blanchiment d'argent provenant des fonds européens - puisque l'on sait d'où l'argent part, on doit pouvoir en retrouver des traces, et c'est une rivière plus que poissonneuse - et l'inadéquation entre les revenus déclarés et les biens affichés. Ce sont des évidences que l'on peut aller vérifier. C'est une attente des citoyens qui paient leurs impôts. Ils se demandent pourquoi untel, dont on sait qu'il a de l'argent mal gagné et qui a pignon sur rue, est intouchable.
M. le Rapporteur : L'affaire du Crédit agricole est instruite ici.
M. Patrick MANDROYAN : Elle fait partie des articles 40. Ceux-ci se répartissent en deux catégories : les utiles et les folkloriques. Les véritables dénonciations au titre de l'article 40 découlaient des inspections des services centraux des finances ou des affaires sociales. Ils ont dénoncé des dysfonctionnements du Crédit agricole, des chambres d'agriculture, des chambres de commerce et de différents hôpitaux, parce qu'ils avaient fait l'objet d'investigations approfondies.
Les autres affaires, transmises par l'autorité préfectorale - la pratique a commencé d'avoir cours avec l'arrivée du préfet Bonnet, car avant il n'y avait pas de recours fondés sur l'article 40 tandis qu'après ils ont été nombreux et qu'il y en avait même parfois plusieurs sur la même affaire -, relevaient de tout et n'importe quoi. Tout ce qui était dénoncé auprès de l'autorité préfectorale comme étant susceptible d'être une infraction était systématiquement renvoyé aux différents parquets pour enquête.
J'en prendrai deux exemples caractéristiques. Un des dirigeants du Crédit agricole, M. François Musso, a été incarcéré au début de l'examen du dossier. J'ai reçu récemment une dénonciation au titre de l'article 40 affirmant que Musso utilise les biens vendus aux enchères par les clients du Crédit agricole qui ne peuvent pas payer pour se constituer un patrimoine personnel. Après vérification, il est apparu qu'il s'agissait en réalité de Léon Musso, homonyme sans aucun lien avec François Musso. Une simple vérification aurait permis de l'établir. Une autre affaire concernait quelqu'un dont on pensait qu'il touchait indûment 18 000 francs par an au noir, alors que cela correspondait à ses indemnités de premier adjoint dans une petite commune. Un coup de fil passé aux services de la trésorerie de la commune m'a permis de vérifier instantanément que cette dénonciation d'un élu supposé corrompu correspondait en fait à ses indemnités de premier adjoint. On a ainsi encombré le parquet de dossiers qui ne présentaient strictement aucun intérêt. C'était presque de la délation, des lettres anonymes, n'importe quoi.
Le dossier du Crédit agricole est venu d'Ajaccio puisqu'il a son siège dans cette ville. Après enquête des services de l'inspection des finances, il est remonté à Bastia qui possède la juridiction spécialisée en matière économique et financière pour la cour d'appel. C'est un monstre, caractéristique des dysfonctionnements de la Corse : il révèle la collusion entre la banque et la population pour obtenir de l'argent des pouvoirs publics, mais il ne traite pas du tout de l'autre aspect du problème agricole corse qui est la nécessité d'avoir des produits et un marché à condition d'avoir des biens fonciers. La plupart des exploitants travaillent avec un vieux tracteur " kosovar " sur un produit aléatoire, qui n'est pas toujours livré à cause des grèves de la SNCM, et sur des terres en indivision. Dans ces conditions, on ne peut pas parler d'exploitation. C'est de l'agriculture, parce que l'on pousse la charrue, mais on ne produit rien.
Parmi les articles 40, il y en a eu d'utiles et d'autres qui ne l'étaient pas. Cela rejoint une de vos observations. Ce que l'on a dénoncé au titre de l'article 40 était su et connu depuis des lustres. Tout le monde savait que le Crédit agricole faisait un certain nombre de choses. Comme quoi il ne faut pas désespérer !
M. le Président : Est-ce que le fait d'être un membre du parquet avec pour autorité hiérarchique le ministre de la justice, donc une certaine garantie de l'Etat, ne rend pas l'exercice du métier plus facile en Corse que si vous étiez totalement indépendant du pouvoir ministériel ? Autrement dit, est-ce que les projets actuels satisfont les magistrats de Corse ?
M. Patrick MANDROYAN : Je ne puis répondre au nom des magistrats de Corse.
M. le Président : Quel est votre opinion personnelle ?
M. Patrick MANDROYAN : Que je sois en poste en Corse ou ailleurs, cela ne change pas grand chose. Personnellement, j'ai l'impression que l'on va, pour la ènième fois, réformer le code de procédure pénale et que l'on va passer à côté de choses essentielles. Il y avait eu un frémissement qui me paraissait intéressant lorsque le Président de la République, l'autorité politique la plus importante de France, c'était enfin - fait rare - intéressé à la magistrature. Cela s'est traduit par une sorte de " gué-guerre " sur l'indépendance des parquets au travers d'autres réformes comme celle sur la présomption d'innocence. Si on doit réformer la procédure pénale, il faut non pas modifier une nouvelle fois une pièce de l'édifice qui est déjà bien brinquebalant, mais engager une réflexion de fond sur la nature et sur le rôle de la justice pénale afin de pouvoir, peut-être, se débarrasser totalement du passé et prévoir quelque chose de nouveau.
Il existe des exemples. On introduit de plus en plus de la philosophie de procédure anglaise dans les structures inquisitoriales françaises. On pourrait tirer profit de certaines expériences italiennes et espagnoles. Je ne pense pas que le problème de l'indépendance du parquet soit déterminant. Vous aurez des gens pusillanimes, indépendants ou pas, et des gens qui feront ou non leur travail, même en contradiction, sous une hiérarchie. La question est de savoir quelle est la légitimité d'un parquetier indépendant.
Les magistrats poursuivent et jugent au nom du peuple français. Le seul détenteur du pouvoir souverain est le peuple lui-même. C'est pourquoi je ne vois pas comment on peut motiver une décision d'assises, contrairement à ce que l'on a pu penser dans certains projets. Si c'est le peuple souverain qui juge, il juge souverainement, il n'a de comptes à rendre à personne. Si nous agissons de façon autonome, nous devons agir sous l'autorité d'un représentant du peuple. Or le parquet n'est pas un représentant du peuple. Le pouvoir politique est un représentant du peuple.
La question est de savoir quel rapport doit exister entre la justice pénale et le pouvoir politique. Des perversions nous ont conduits à être trop soumis ou trop dominés. Il faut peut-être trouver une autre solution, sans couper complètement le cordon ombilical. Moyennant quoi un parquetier, sous prétexte qu'il est désigné dans une juridiction, en serait le " Zorro ". S'il fait bien son travail, tant mieux, mais s'il ne le fait pas bien, cela ne va pas.
M. le Président : Vous allez être réconforté, monsieur le procureur. La réponse que vous apportez correspond exactement à ce que je pense. Je parlais de la Corse parce que je pense que l'autorité de l'Etat y a besoin plus qu'ailleurs d'être affirmée. Le fait d'avoir une certaine garantie de la part de l'Etat, y compris dans l'exercice du pouvoir judiciaire, est à mon sens quelque chose d'utile. C'est une opinion personnelle.
M. Patrick MANDROYAN : L'autorité, je ne sais pas. Je pense que son rôle et surtout sa place doivent être clarifiés. Quelle est la place de la République en Corse au travers de ses représentants ? Tant qu'on aura pas répondu à cette question...
M. Roger FRANZONI : Qu'en pensez-vous ?
M. Patrick MANDROYAN : Je pense qu'il faudrait poser clairement la question à nos concitoyens corses. Il faudrait enfin poser la question de savoir si la majorité des Corses...
M. le Rapporteur : On connaît la réponse !
M. Patrick MANDROYAN : On n'a jamais posé la question.
M. le Rapporteur : Même les nationalistes ne croient pas à l'indépendance de la Corse.
M. Patrick MANDROYAN : Je souhaiterais que l'on pose la question, en ouvrant un débat : est-ce que vous voulez rester attachés à la République ou pas ? L'indépendance, ce serait la guerre civile parce que la majorité des Corses ne le supporterait pas. Comme le pouvoir a horreur du vide, les mafieux prendraient le pouvoir.
M. Roger FRANZONI : La question ne peut donc pas être posée. On ne veut pas du pouvoir de la mafia. La Corse est partie intégrante de la République française, elle y est et elle y reste. Les lois de la République doivent s'imposer en Corse comme ailleurs. Parvient-on à les imposer ?
M. Patrick MANDROYAN : Certainement plus difficilement qu'ailleurs.
M. Roger FRANZONI : J'ai connu une époque où il n'y avait pas de difficultés. La loi de la République s'appliquait en Corse comme ailleurs.
M. le Président : On nous parle souvent des difficultés d'appliquer la loi en Corse. En fait, ces difficultés datent de l'affaire d'Aléria, des années 1970-1974. Auparavant, sans doute y avait-il plus d'accommodements, peut-être une application à la mode corse, mais je ne suis pas sûr que l'on subissait les difficultés que l'on rencontre aujourd'hui. Il y a une telle exacerbation de ces phénomènes que cela devient insupportable pour n'importe lequel de nos concitoyens, qu'il soit corse ou continental. De nombreux Français commencent à se poser des questions sur l'utilité de maintenir ou non dans la République une île qui coûte fort cher aux contribuables. On en est là, ce qui est grave.
M. Patrick MANDROYAN : Si la République se retire, j'ai le sentiment que ce sera la guerre civile.
Cela dit, il faut peut-être relativiser. En retournant sur le continent pendant mes congés, j'ai eu le sentiment, d'après ce que l'on me disait, de revenir du Kosovo. Or il y a ici une douceur de vivre extraordinaire. Même s'il y a beaucoup plus de meurtres, d'assassinat et d'attentats qu'ailleurs, il y a très peu de vols avec violence, de vols à l'arraché. Une femme peut se promener seule, la nuit, sur la place Saint-Nicolas, sans être agressée. Si elle a des difficultés, les personnes présentes interviendront. On vit dans une société presque antérieure à l'urbanisation. C'est le paradoxe de cette île. Les habitants vivent sur un trésor mais comme nul ne veut le partager, personne n'y touche. C'est un pays de Cocagne, à 1 500 kilomètres de toutes les grandes villes d'Europe. Il fait beau de mars à octobre, les paysages sont splendides. Il suffit de faire venir du monde pour gagner de l'argent. Il n'y a pas un kilomètre d'autoroute !
M. le Président : Le problème, c'est qu'ils ne font venir personne, mais qu'ils prennent l'argent quand même !
M. le Rapporteur : L'économie corse tourne au ralenti. Je ne crois pas trop à la thèse d'une dérive mafieuse, au sens international, de la Corse. Le problème de la Corse, c'est qu'elle est marginalisée par rapport à l'économie mondiale.
M. Patrick MANDROYAN : C'est un problème de modernité.
M. le Rapporteur : Même la mafia internationale ne vient pas en Corse.
M. Patrick MANDROYAN : Il y a un problème démographique : tant que nous resterons avec 250 000 habitants, le développement sera difficile. La Sardaigne vit avec deux millions de personnes et on n'entend pas parler des Sardes. C'est aussi une réserve naturelle. C'était une île très pauvre qui, par un retournement de l'histoire, a acquis une situation privilégiée.
M. Bernard DEFLESSELLES : Je ne veux pas faire de la politique-fiction mais de la justice-fiction. Vous nous avez décrit avec beaucoup d'acuité ce que vous ressentiez après avoir vécu quinze mois ici : une activité économique en péril, le problème du partage des terres, le peu d'échanges de biens, le chômage des jeunes, l'omerta, les limites du slogan du rétablissement de l'Etat de droit. Je vous sens un peu désabusé, ou du moins très réaliste. Des indices vous permettent-ils de prévoir une amélioration ? Posez-vous un regard objectif positif sur les mois à venir en ce qui concerne le grand banditisme, les problèmes fiscaux ? On a parlé du passé mais y a-t-il des raisons d'espérer ? Est-ce que les moyens mis à la disposition de la Corse, des institutions judiciaires, de la police, de la gendarmerie par l'Etat, laissent espérer une amélioration dans les mois ou les années à venir ?
M. Patrick MANDROYAN : Oui et non.
Oui, dans la mesure où la plupart des dossiers en cours d'instruction ou d'enquête depuis l'assassinat du préfet Erignac vont finir par être jugés. Les personnes retenues dans les dernières préventions seront sans doute condamnées. On pourra enfin dire que des dysfonctionnements ont été constatés, jugés et sanctionnés. Le sentiment de stratification ressenti par le préfet Lemaire vient du fait qu'il faut imputer à des personnes des faits susceptibles de qualifications pénales selon la procédure pénale, ce qui ne peut pas être fait du jour au lendemain. Des gros et des petits dossiers vont peu à peu sortir. Ce n'est pas une question de personnes, mais la constitution du pôle économique et financier est une initiative extrêmement positive. Il est beaucoup plus important de mettre en place un pôle économique et financier avec des officiers de police judiciaire détachés auprès des juridictions, que de ratiociner sur l'indépendance du parquet. On peut le faire mais il convient d'avoir des gens dans le bureau d'à côté à qui l'on puisse demander de vérifier tel ou tel point. L'impulsion est donnée, on aboutira nécessairement à des décisions de justice.
Non, dans la mesure où, à mon retour du continent, en lisant en dernière page du Monde la revendication du meurtre de Savelli par Armata Corsa, je me suis dit que l'on repartait pour un tour. Comme on n'est pas dans un système structurellement démocratique mais dans un système terroriste, violent, si quinze personnes se mettent d'accord pour arrêter la violence, il y aura toujours un seizième pour traiter les autres de poules mouillées et pour reprendre l'action. Ils en ont fait plus ou moins leur fonds de commerce. Certains ne vivent que de cela. L'effort qui est fait politiquement, très difficilement, par l'ETA ou par l'IRA, je le vois mal se faire en Corse. Le mouvement nationaliste, qui n'arrive pas à savoir s'il faut condamner le terrorisme ou, du moins, la clandestinité, risque de reprendre. De ce point de vue, je suis assez pessimiste. Pour ce qui est du rétablissement de l'Etat de droit, je suis optimiste. On finira par condamner un certain nombre de personnes qui commettent des infractions.
M. le Président : Merci, monsieur le procureur.
Monsieur Jean-Pierre NIEL,
juge d'instruction au tribunal de grande instance de Bastia
(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 31 août 1999 à Bastia)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. Jean-Pierre Niel est introduit.
M. le Président : Monsieur Niel, nous avons pour mission de mettre en relief les dysfonctionnements des services de sécurité en Corse et de proposer des solutions. Or s'il est un témoin privilégié de ces dysfonctionnements, c'est bien le magistrat d'instruction qui est au contact à la fois de la police judiciaire, de la gendarmerie et des différentes structures dépendant du ministère de l'Intérieur, je pense notamment aux structures spécialisées parisiennes. Sans vous obliger à prêter serment, nous aimerions que vous nous disiez, en fonction de votre expérience, quelle analyse vous faites de cette situation hier et aujourd'hui en Corse, et éventuellement que vous nous indiquiez quelles pistes sont, selon vous, de nature à l'améliorer.
Pour faciliter votre tâche, je ne vous cacherai pas que nous retenons des auditions auxquelles nous avons procédé l'impression presque évidente de querelles de personnes, de rivalités entre services. La médiatisation de l'action de certains, le mépris affiché à l'égard des autres, auxquels il faut ajouter les incidents liés au passage de M. Bonnet, tout cela fait désordre. La gendarmerie en sort entachée pour un certain temps. Je trouve désastreuses ces actions mal conduites, mal ordonnées, complètement en dehors des lois de la République.
Je ne vous cache pas également qu'en auditionnant des gens extérieurs à la magistrature, puisque nous n'avons pas encore eu l'occasion d'entendre des magistrats, nous avons le sentiment qu'elle ne fait pas beaucoup d'efforts en Corse, qu'elle manque un peu de courage et qu'elle n'utilise peut-être pas tous les moyens dont elle dispose, pour des raisons sur lesquelles nous ne portons pas de jugement, mais que l'on nous présente comme une solution de facilité. Pour autant, nous essayons d'aller un peu plus loin et nous comprenons que voir certains venir agir ici de manière spectaculaire alors que d'autres " rament " sur place trois cent soixante-cinq jours par an pour faire leur travail dans des conditions difficiles, peut être frustrant et dévalorisant pour le travail de juge que vous effectuez ici.
C'est un peu de tout cela dont nous aimerions vous entendre parler. J'ai essayé de vous livrer les quelques pistes dont nous disposons, les éléments d'information qui sont en notre possession pour nous éviter des redites. Les discours convenus ne nous intéressent guère. Nous en avons tellement entendu dans les auditions à Paris que nous en sommes un peu las. Les discours des ministres, des responsables de directions n'ont pas grand intérêt. Venir sur le terrain nous paraît beaucoup plus vivant et de nature à nous approcher de la réalité que nous essayons de cerner le plus possible.
M. Jean-Pierre NIEL : Je suis magistrat du siège, juge d'instruction à Bastia depuis le 24 juin 1998. Auparavant, j'exerçais les mêmes fonctions à La Réunion. J'ai été contacté par le premier président de la cour d'appel de Saint-Denis qui m'a demandé si j'accepterais un poste de juge d'instruction financier en Corse. Le champ et la matière me paraissaient intéressants, j'ai donc accepté.
J'exerce mes fonctions en Corse depuis presque quatorze mois. Je suis méditerranéen, marseillais, et je peux comprendre la mentalité méditerranéenne, du mare nostrum : le raisonnement des Corses ne m'est pas étranger puisque j'en ai fréquentés à la faculté de droit d'Aix-en-Provence et quand j'étais en fonction au parquet de Nice. Je fais actuellement l'expérience du Corse dans son pays.
Vos constatations recèlent de nombreuses interrogations. Quand on m'a demandé de venir aujourd'hui devant vous en tant que magistrat du siège, je me suis demandé ce que vous pouviez attendre d'un juge d'instruction. Je suis lié par le secret professionnel. On a presque tout dit et tout écrit sur la Corse, plus ou moins bien. Durant les vacances, j'ai regardé les débats du parlement sur la création de cette commission, notamment au Sénat. M. Charasse a écrit un article de presse adressé à M. Jean-Pierre Lacroix pour lui dire : " occupez-vous des magistrats locaux, car ils ne travaillent pas ". Je suis syndiqué, j'en ai parlé à mon syndicat et nous sommes montés au créneau, car entendre un ancien ministre, sénateur de la République, s'exprimer ainsi est en dessous de tout. Il n'y a pas de mots pour qualifier un tel comportement.
Que peut dire un juge d'instruction à une commission d'enquête parlementaire sur le fonctionnement des services de sécurité ? En tant que magistrat syndiqué, j'ai une petite idée. Pour que les choses aillent mieux, il conviendrait de rattacher les services d'enquête de police judiciaire aux juridictions, juge d'instruction et parquet. C'est un leitmotiv repris depuis des décennies. Le pouvoir politique ne nous entend pas pour une raison évidente : le ministère de l'Intérieur doit être informé en priorité. Si cela avait pu être réalisé, nous n'aurions peut-être pas connu les errements constatés avec l'affaire Bernard Bonnet. On le sait, M. Bonnet détenait copie de procès-verbaux de synthèse des auditions de telle ou telle personne.
Comment cela se passe-t-il en Corse en ce qui concerne le juge d'instruction ? J'ai entièrement confiance dans les enquêteurs. Je travaille principalement avec la section de recherche financière de la gendarmerie nationale d'Ajaccio. Je travaille également avec la police judiciaire. Quand ils viennent dans mon bureau, je leur dis : " J'attends de vous une loyauté absolue, mais je sais que vous avez une hiérarchie ". Ils dépendent de leur hiérarchie : l'autorité judiciaire a la direction des enquêtes, mais nous n'avons pas d'autorité sur eux, ce qui nous manque. Même si je leur demande d'être loyaux, je sais bien que le procès-verbal des auditions de telle ou telle personne, élue ou pas, passera entre les mains de l'autorité hiérarchique.
Je crois que ce que l'on a constaté en Corse n'est que l'effet pervers du système actuel de relations entre la justice et la police judiciaire. Il faut améliorer ces relations. Au pôle économique et financier, nous aurions souhaité avoir des gendarmes et des policiers détachés mais il paraît que l'Intérieur s'y est opposé, parce qu'il veut avoir toujours la priorité de l'information. Nous avons actuellement trois assistants de qualité : un douanier, un inspecteur des impôts et un inspecteur du service de la concurrence et de la répression des fraudes. Nous aurions souhaité que des policiers et des gendarmes soient présents.
Dans le quotidien, depuis quatorze mois, cela se passe bien. J'ai tout de même observé deux choses qui rejoignent des propos antérieurs. Dans l'affaire dite de la CADEC, un journaliste du Monde avait en sa possession le procès-verbal de synthèse de l'enquête préliminaire et il le revendiquait. Cela fait quand même un peu désordre. Dans une autre affaire concernant M. José Rossi, Libération a fait état du procès-verbal de synthèse du travail effectué par la section de recherches sur les transports scolaires et le RMI. Je trouve que, là aussi, faire étalage dans la presse du travail effectué par les enquêteurs sous la direction du procureur de la République ou du juge d'instruction fait un peu désordre.
En évoquant ces questions avec vous, j'enfonce des portes ouvertes. Si les officiers de police judiciaire étaient rattachés à l'autorité judiciaire, il n'y aurait plus de problème. En tant que parlementaires et élus, je puis vous dire que nous souhaitons que ce v_u devienne un jour réalité.
M. Bernard DEROSIER : Je suis un peu surpris de vous entendre évoquer des fuites d'instruction.
M. Jean-Pierre NIEL : Je n'ai pas parlé de fuites d'instruction.
M. le Président : Il s'agit de procès-verbaux de synthèse ou d'enquêtes préliminaires.
M. Bernard DEROSIER : Cela ne se produit pas seulement en Corse. Cela se produit sur tout le territoire national.
M. Jean-Pierre NIEL : Je travaille en Corse, pas ailleurs.
M. Bernard DEROSIER : Je ne comprends pas que vous soyez surpris que cela se passe en Corse, alors que cela se passe partout en France.
M. Jean-Pierre NIEL : Ce qui se passe ailleurs ne m'intéresse pas. Je m'intéresse à ce que j'ai dans mon cabinet. Je vous dis ce que je ressens par rapport à mon cabinet. Si vous interrogez le citoyen Jean-Pierre Niel, il vous répondra. Si vous interrogez le magistrat, il vous parle de ce qu'il fait. Je ne parle pas de ce qui se passe à Marseille, à Lille ou à Paris.
C'est une évidence, mais il y a une solution pour régler ce problème. Il faut une volonté politique qui fait défaut. Je ne fais pas de politique, j'ai une obligation de réserve. Quand j'étais au parquet de Nice, en 1989 et 1990, j'allais voir mes collègues italiens à Turin. Ils ont résolu le problème en rattachant les policiers aux juges enquêteurs. Il y a une autorité à la gendarmerie et une autorité à la police nationale. On sait bien que sous la Vème République, le ministère le plus important est le ministère de l'Intérieur et non le ministère de la Justice. Sous la IVème République, c'était celui de la justice. C'est évident, j'enfonce des portes ouvertes. Je ne veux pas faire de politique, cela ne me regarde pas.
M. Bernard DEROSIER : Vous n'êtes pas le premier magistrat à évoquer le souhait d'un rattachement des services de police judiciaire à la justice. Avez-vous le sentiment que vous maîtriseriez mieux ainsi la corsisation des services de police ?
M. Jean-Pierre NIEL : " Corsisation ", ce néologisme me gêne.
M. Bernard DEROSIER : Vous ne savez pas ce que cela signifie ?
M. Jean-Pierre NIEL : Je n'ai pas vérifié dans le Petit Robert et je ne sais pas s'il est consacré par l'usage. Cela dit, j'ai compris votre propos mais je ne sais pas quelle peut être la solution.
M. le Président : Monsieur le juge, on nous dit qu'en Corse, la porosité des services de police est plus grande qu'ailleurs. Pour simplifier, on nous dit qu'il est impossible de conserver une information.
M. Jean-Pierre NIEL : Pour des tiers ou pour l'autorité du service ?
M. le Président : Pour des tiers et par rapport à ce que vous évoquiez, c'est-à-dire des fuites extérieures qui aboutissent directement dans les rédactions des journaux. Cette porosité, plus observée en Corse qu'ailleurs, serait due à la corsisation des emplois.
M. Jean-Pierre NIEL : Non.
M. le Président : C'est ce que l'on nous a dit. Est-ce l'analyse que vous faites ? Vous qui travaillez avec le SRPJ et avec l'ensemble des fonctionnaires sur le terrain, avez-vous le sentiment que cette corsisation est une gêne ou un avantage ?
M. Jean-Pierre NIEL : Je traite exclusivement d'affaires financières. Je ne travaille pas sur le milieu. Le milieu est peut-être à la limite. Je n'ai pas de préventions ni de jugement sur le sujet. Je ne pense pas qu'avec les enquêteurs au quotidien il y ait les difficultés que vous soulevez.
M. le Président : N'observez-vous pas de différences de comportement entre la gendarmerie, qui se vante d'avoir un renouvellement tel, compte tenu de ses règles statutaires, qu'elle n'a dans ses rangs que 5 à 6 % de Corses, et la police qui en compte beaucoup plus ?
M. Jean-Pierre NIEL : Je ne peux parler que d'une expérience de quatorze mois. En matière financière, je travaille pour les deux tiers avec la gendarmerie et pour un tiers avec la police nationale : SRPJ et DCPJ de Paris. Je n'ai pas ce sentiment dans mon vécu professionnel. Ce serait faire un procès d'intention.
C'est à un niveau supérieur que cela peut se produire. Quand on discute avec les officier de police judiciaire, lieutenants, commandants, capitaines de police, brigadiers, majors, ils ne demandent qu'à être rattachés aux magistrats. Je connais en revanche certains commissaires, chefs d'antenne, directeur de SRPJ qui, eux, ne veulent pas être rattachés. Ils ont les deux casquettes, administrative et judiciaire, et ils en jouent. Je crois que l'on s'est compris.
Le problème que j'évoque est national. En Corse, y a-t-il d'autres dérives ? Je ne peux pas vous répondre. Il serait malhonnête de ma part de vous dire oui ou non. Je ne le ressens pas dans mon vécu professionnel.
M. le Président : Les affaires financières que vous traitez, parce que c'est votre spécialité, sont parfois aux marges du terrorisme et de la délinquance ou du banditisme de droit commun. Quand une affaire dont vous vous occupez est transmise aux sections spécialisées du parquet de Paris, quel est votre sentiment sur cette pratique de délocalisation ?
M. Jean-Pierre NIEL : En raison de ma spécialité, je ne suis pas directement concerné par la délocalisation. Si on retire à la Corse le terrorisme financier, il restera les vaches divaguantes et allaitantes, pour le grand malheur du procureur de la République.
M. le Président : Quand on délocalise le dossier de François Santoni, on ne délocalise pas seulement l'action terroriste de François Santoni, mais aussi tout ce qui l'environne.
M. Jean-Pierre NIEL : Oui, tout le droit commun qui l'entoure.
La Corse est un très beau pays et les gens ne nous laissent pas indifférents. Il existe une paranoïa autour des Corses, du milieu, de La brise de mer, des noms qui ont une certaine résonance. Il faut se garder des dérives intellectuelles : on a vite franchi le Rubicon. Les Corses sont des gens très forts et intelligents qui méritent le respect judiciaire. Sur Santoni, on peut subodorer beaucoup de choses... 
M. le Président : C'est un exemple.
M. Jean-Pierre NIEL : ... et partir dans des explications intellectuelles : le milieu, le nationalisme, la porosité, les purs, les durs, les Saint-Just, etc. C'est très complexe. Je serais incapable de donner un début d'explication.
M. le Président : Je ne vous donne pas là mon opinion. C'est le résultat des auditions auxquelles nous avons procédé. Lorsque l'on parle d'Armata Corsa, tout le monde nous dit... 
M. Jean-Pierre NIEL : ... on ne sait pas si c'est de l'info ou de l'intox.
M. le Président : ... qu'Armata Corsa, c'est François Santoni.
M. Jean-Pierre NIEL : Je n'en sais rien, monsieur le président. Ce qui m'a choqué en tant que magistrat, c'est Tralonca. En octobre 1996, j'assistais au congrès de l'Union syndicale des magistrats : M. Riolacci a interpellé M. Toubon sur la protection des magistrats en Corse. D'un côté, il y a le discours du ministère de l'Intérieur, de l'autre, celui du ministère de la Justice. En tant que citoyen, je trouve que cela fait un peu désordre. Tralonca n'a pas donné lieu immédiatement à information ou à enquête préliminaire, alors que le moindre accident avec deux blessés donne lieu à une enquête. Les magistrats présents depuis de nombreuses années pourront vous en parler mieux que moi qui l'ai vécu à distance et par la presse.
M. le Président : Vous ne sentez pas peser sur vous de pressions particulières ?
M. Jean-Pierre NIEL : Non. Je travaille en toute liberté. Si j'ai un jour le sentiment que je ne suis plus en confiance, je demanderai à partir.
M. le Président : L'exercice de la fonction de magistrat est tout de même un peu plus difficile qu'ailleurs ?
M. Jean-Pierre NIEL : Paradoxalement peut-être, je l'exerce en toute sérénité. Si un magistrat instructeur n'exerce pas son travail en toute sérénité, il vaut mieux qu'il fasse autre chose. C'est un challenge intéressant. Les membres des services d'enquête de la police judiciaire et de la gendarmerie sont des gens de qualité. Ils sont disponibles. Je ne peux que me satisfaire du travail effectué par les officiers de police judiciaire et les sections de recherche, notamment d'Ajaccio.
M. le Président : Combien de personnes sont spécialisées dans le domaine financier ?
M. Jean-Pierre NIEL : Le SRPJ, la section de recherche de police judiciaire basée à Ajaccio, une section financière à Ajaccio, une section financière à l'antenne de Bastia. L'effectif de la police nationale spécialisée dans ce domaine doit être de quinze à vingt fonctionnaires. En ce qui concerne la gendarmerie nationale, ils sont une quinzaine. Après l'événement dramatique de février 1998, la section de recherches a été bien reconstituée et renforcée grâce à M. Bonnet. Sa présence n'a pas eu que des effets négatifs. Comme il ne faisait pas confiance à la police nationale, il a augmenté le nombre des gendarmes. Pour le dire vulgairement, il a " mis le paquet " sur la gendarmerie.
M. le Président : Vous n'avez pas répondu à ma question sur la frustration ressentie par les magistrats en général. Vous avez dit que vous n'étiez pas concerné par les dessaisissements car les affaires financières sont traitées au plan local. Mais comme magistrat, syndiqué de surcroît, vous avez dû vous en entretenir avec vos collègues. Comment vos collègues réagissent-ils par rapport à la présence de M. Bruguière, Mme Le Vert, M. Thiel et quelques autres qui viennent ici comme des Zorro et qui repartent avec des résultats dont on ne peut pas dire qu'ils soient exceptionnels ?
M. Jean-Pierre NIEL : Je ne critiquerai pas des décisions de justice.
J'ai eu des entretiens avec deux collègues juges d'instruction dont l'un est passé au siège et l'autre est toujours en poste à Bastia. Ils ont vécu difficilement ces dessaisissements. Ils avaient l'impression d'être traités comme des magistrats de deuxième zone. Ils ont effectivement ressenti une frustration.
M. le Président : Le tribunal souhaite être saisi de pratiquement tous les dossiers mais il y a une limite. Par exemple, le fonctionnement de la cour d'assises en Corse pose problème, notamment en raison du recrutement des jurés : le taux d'acquittement y est exceptionnel.
M. Jean-Pierre NIEL : Retirer le terrorisme, les dossiers financiers, l'affaire Bonnet, c'est faire de la Corse un pays pratiquement sans justice. On peut délocaliser pour la sécurité des magistrats mais la justice doit s'exercer en Corse et pas ailleurs. En tant que citoyen et en tant que magistrat, cela me choque. L'affaire Bonnet doit être jugée en Corse. Si les Corses veulent que cela change, ils doivent prendre leur destin en main. La thérapie judiciaire est une condition nécessaire mais non suffisante pour que l'Etat de droit retrouve de la vigueur. Je ne dirai pas qu'il n'a pas existé, car il existait avant l'affaire Erignac. On ne peut pas dire que la Corse était une zone de non-droit avant l'assassinat de M. Erignac. Il y avait des préfets, des sous-préfets, des procureurs généraux.
J'ai des collègues magistrats corses à Paris : certains me disent qu'ils aimeraient exercer ici, d'autres non. Il est vrai que la Corse, c'est petit : 250 000 habitants, 360 communes. C'est un grand village avec des bourgs. Tout le monde se connaît. Il faut que les choses évoluent par la citoyenneté et par le bulletin de vote. En parlant avec des bergers en montagne, on apprend des choses extraordinaires. C'est aux Corses de déterminer leur destin ; nous nous intervenons ponctuellement comme le SAMU. Il faut changer les élus !
M. le Président : On peut même leur dire que l'on change plus facilement les élus que les magistrats.
M. Roger FRANZONI : En Corse, c'est difficile. Il n'y a pas suffisamment de population pour changer les élus...
M. Jean-Pierre NIEL : Il faudrait repeupler la Corse.
M. Roger FRANZONI : C'est le problème de base.
M. Jean-Pierre NIEL : Un ancien secrétaire d'Etat aux anciens combattants, M. Pasquini, avocat avec lequel je croisais le fer à Nice quand j'étais au parquet, disait qu'avec un million d'habitants en Corse, il n'y aurait plus de problème. Il faut les trouver.
M. Roger FRANZONI : Il y a quelques années, nous avons connu les slogans : " Français dehors ! ", " Pieds-noirs dehors ! ", " Arabes dehors ! ", " Italiens dehors ! ". Ce n'est pas ainsi que l'on peut repeupler.
M. Jean-Pierre NIEL : En arrivant, j'ai lu quelques ouvrages sur la Corse, notamment un livre écrit par un journaliste de Nice-Matin, M. Giudici, Le crépuscule des Corses. Je vous invite à le lire car on y explique la mentalité corse. Il n'est pas tendre, car on n'est jamais tendre avec ses frères.
Le magistrat doit faire son travail, l'autorité judiciaire doit trouver sa place. Quand on parle avec les Corses, ils ont un grand respect de l'autorité judiciaire, du droit.
M. Roger FRANZONI : Du droit, de la loi, de l'équité, de la justice.
M. Jean-Pierre NIEL : Il y a des dérives ! Mais on en constate ailleurs aussi. Il suffit de comparer le Crédit agricole avec le Crédit lyonnais ; il faut savoir raison garder.
Audition du Colonel Gérard RÉMY,
commandant la légion de gendarmerie de Corse
(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 31 août 1999 à Bastia)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. Gérard Rémy est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Gérard Rémy prête serment.
M. le Président : Nous n'ignorons pas les troubles qui ont traversé le corps de la gendarmerie au cours des derniers mois. Vous êtes arrivé sur l'île depuis relativement peu de temps puisque vous avez pris la succession du colonel Mazères à la suite de son interpellation. Il est hors de question que nous évoquions l'affaire des paillotes proprement dite, puisqu'il revient à l'autorité judiciaire de la traiter. Néanmoins, nous souhaiterions que vous nous fassiez part de votre expérience, bien qu'elle soit nécessairement limitée dans le temps.
Dans quel état d'esprit avez-vous trouvé les forces de gendarmerie en Corse ? Quelles modifications avez-vous apportées, puisque vous avez eu à mettre en _uvre la décision de suppression du GPS. Nous imaginons que cet état d'esprit est encore aujourd'hui troublé et qu'il faudra du temps pour que les choses rentrent dans l'ordre. Nous connaissons les qualités de l'arme à laquelle vous appartenez et les traditions républicaines qui sont les siennes. Il ne s'agit donc pas non plus de pointer du doigt tel ou tel service lié à la sécurité, qu'il s'agisse de la gendarmerie ou de la police. Nous souhaitons simplement que vous nous donniez votre sentiment.
M. Gérard RÉMY : Comme vous l'avez souligné, je ne suis ici que depuis très peu de temps puisque je suis arrivé, il y a quatre mois, le 30 avril.
Je dirai quelques mots de la gendarmerie de Corse avant d'évoquer les dissolutions ou réorganisations opérées à la suite de l'affaire dite des paillotes.
La gendarmerie en Corse est répartie en deux groupements correspondant aux deux départements, la Haute-Corse et la Corse-du-Sud, pour un effectif global d'un peu plus de mille hommes. Elle est composée de trente-cinq officiers, huit cents vingt-trois sous-officiers de gendarmerie, vingt-deux personnels occupant des emplois administratifs et de soutien à la gendarmerie, qui n'ont pas le statut de gendarme, quarante et un gendarmes adjoints - les volontaires de la gendarmerie -, quatre-vingt deux gendarmes auxiliaires, en place jusqu'à l'extinction du service national, et treize civils. Tels sont les effectifs, répartis en deux groupements, Bastia et Ajaccio, plus l'état-major de la légion.
A ces effectifs de gendarmerie départementale présents en Corse, il convient d'ajouter la présence permanente de gendarmes mobiles. Depuis très longtemps, la gendarmerie mobile est présente en Corse avec un effectif variable en fonction des périodes. En régime de croisière, lorsqu'il ne se passe rien, ce qui était notamment le cas il y a quelques années, il y avait en permanence de trois à quatre escadrons de gendarmerie mobile déplacés en Corse pour les besoins du maintien de l'ordre. L'année dernière, pour les raisons que vous savez, on est monté à neuf escadrons. Cette année, au début de l'été, on est redescendu à six escadrons. Nous avons donc actuellement un renfort d'environ cinq cents gendarmes mobiles, ce qui représente tout de même des effectifs importants par rapport à la population, exception faite de la période estivale où nous recevons un très grand nombre de touristes. Cette année, en particulier, la fréquentation a été d'environ deux millions de vacanciers.
A mon arrivée ici, le 30 avril, la dissolution du GPS n'était pas encore prononcée mais un certain nombre d'officiers, notamment le commandant de légion, étaient incarcérés. La gendarmerie a donc subi un traumatisme profond. Certains gendarmes se sentaient perdus, sans aucun repère, trahis par la hiérarchie, dans la mesure où il était avéré que certains gendarmes - des officiers - avaient commis un acte manifestement illégal. Lorsque le directeur m'a appelé pour m'envoyer en Corse, il m'a dit : " Il vous appartient de ressouder la gendarmerie, de lui faire retrouver le moral et de restaurer la confiance et l'estime qu'elle mérite auprès de la population. Il ne faut pas perdre de vue que si quelques membres de la gendarmerie ont dérapé, pour des raisons que la justice expliquera, l'institution demeure solide. Il faut bien le faire comprendre, remettre les gens au travail, leur redonner le moral et la confiance, tourner la page ".
C'est dans cet état d'esprit que je suis arrivé. Mes premières démarches ont consisté à rassembler, d'abord en Corse-du-Sud, puis en Haute-Corse, l'ensemble des cadres de la gendarmerie : officiers et sous-officiers, et les présidents de nos instances de concertation, présidents des sous-officiers, commissions de participation et autres, pour leur expliquer les faits, leur dire quelle était ma mission et surtout les encourager à ne pas baisser les bras, à ne pas se laisser démoraliser et à retravailler. Cette mission était assez difficile parce qu'il fallait sans cesse rassurer les gens et surtout leur faire oublier cet épisode un peu douloureux.
J'ai eu aussi une action auprès des autorités locales, administratives et judiciaires. Je dois dire que j'ai été très bien accueilli en Corse par l'ensemble des autorités qui m'ont tout de suite dit que c'était un incident tout à fait regrettable, d'un certain côté incompréhensible, mais que, pour autant, l'institution de gendarmerie n'avait pas perdu l'estime et la confiance. Je m'en suis aperçu assez rapidement.
Pendant les premiers jours et les premières semaines, le travail des gendarmes a été difficile vis-à-vis d'une certaine partie de la population. Ils étaient soumis à des quolibets, des réflexions déplacées, des graffiti, des articles dans certains journaux. C'était assez pénible. D'autant que dans le même temps, la victime, de la paillote " Chez Francis ", M. Féraud, entreprenait des démarches pour reconstruire et se relancer.
J'ai le sentiment que le moral des troupes a remonté assez vite parce qu'il fallait faire face à d'autres préoccupations importantes. Avec l'arrivée des touristes l'été, il fallait mettre en place un dispositif particulier pour que gendarmerie départementale et gendarmerie mobile travaillent en étroite collaboration. L'activité reprenait.
Il a fallu traiter aussi, dès les premiers jours, le problème du GPS, puisque la décision de dissolution est intervenue le 5 mai, donc assez peu de temps après les événements, suite à l'intervention du Premier ministre à l'Assemblée nationale. Si j'ai bien compris, cette dissolution correspondait à une volonté de faire en sorte que les forces de gendarmerie en Corse retrouvent une certaine orthodoxie en supprimant une unité dont les chefs avaient dérapé. Il fallait faire comprendre qu'en Corse, la gendarmerie est comme ailleurs et qu'il ne fallait pas d'unité spéciale. C'est une décision que l'on comprend très bien au plan politique.
Le GPS étant dissous, il fallait réorganiser les unités. Que faire des personnels qui composaient le GPS ? Comment se réorganiser pour maintenir au sein de la gendarmerie une capacité opérationnelle suffisante en fonction des circonstances et des affaires à traiter ?
Rappelons que la création du GPS était récente puisque sa durée d'existence a été très courte et qu'elle correspondait, après l'arrivée du préfet Bonnet, à une nécessité opérationnelle. Cette unité comportait trois pelotons opérationnels : un peloton dit d'intervention, capable de renforcer toute action de la gendarmerie départementale ; un peloton de recherche du renseignement et d'observation qui effectuait des observations particulières de type filatures au profit de la police judiciaire, et un peloton de protection, car de nombreuses autorités ici en Corse avaient une protection rapprochée sous forme de gardes du corps, ce qui reste vrai aujourd'hui.
Lorsque la dissolution du GPS est intervenue, la direction de la gendarmerie, comme, je crois, le ministre de la défense et même le Premier ministre, avaient souhaité le maintien de la capacité opérationnelle. On a vu par la suite, avec les décisions prises par la direction générale, que ce n'était pas tout à fait exact : on ne gardait pas le potentiel opérationnel qui avait été acquis par le GPS mais on en perdait une partie. D'abord, parce que les gens du peloton de renseignement et d'observation n'ont pas été maintenus en Corse. Ils ont été mutés sur le continent. Certains d'entre eux ont d'ailleurs renforcé la section de recherches de Marseille. On a maintenu le peloton de protection qui sert, je le rappelle, à la protection rapprochée de certaines autorités, mais on l'a enlevé de l'état-major de la légion. Il n'est plus dans la main du commandant de légion, il est rattaché au commandant de groupement de Corse-du-Sud, à Ajaccio.
Le peloton d'intervention a été dispersé et certains de ses personnels sont venus renforcer le peloton de surveillance et d'intervention d'Ajaccio, le PSIG, et le peloton de surveillance et d'intervention de Bastia, cantonné à Borgo. Ces deux pelotons de surveillance placés au chef-lieu des groupements sont des PSIG dits professionnalisés, qui montent à l'effectif de dix-huit et qui sont commandés par un lieutenant. Il est évident que tous les personnels du peloton d'intervention du GPS n'ont pas été affectés dans les PSIG parce que nous avons traité le cas des militaires un par un, en tenant compte de leurs desiderata, de leur potentiel, de leur profil de carrière, etc. La dissolution du GPS et la ventilation des effectifs ne devaient pas correspondre à une sanction pour les personnels. S'il est vrai que le capitaine et quelques officiers se sont laissé entraîner dans une opération illégale et grave, pour autant, le reste du personnel ignorait ce qui se passait et s'est trouvé un peu en position de victime au moment de la décision de dissolution.
Il y a eu un léger traumatisme psychologique chez ces gens-là, ce qui est normal, puisque quelques mois plus tôt, ils avaient été sélectionnés pour faire partie d'une unité. Disons-le, ils étaient fiers d'appartenir à cette unité particulière, ils ont fait du bon travail pendant quelques mois, et ils n'avaient pas encore atteint le potentiel optimal car ils n'avaient pas encore reçu tout leur matériel. Mais ils ne demandaient qu'à bien travailler et ils travaillaient beaucoup, peut-être trop, d'ailleurs. Peut-être étaient-ils trop sollicités. L'ensemble des militaires du GPS n'avait rien à se reprocher, ayant toujours travaillé dans un cadre légal parfaitement défini.
Aujourd'hui, où en sommes-nous ? Un certain nombre de personnels ont été affectés dans les deux PSIG que je viens d'évoquer. Il me faut encore recruter du personnel venu d'ailleurs parce que tout le monde n'est pas resté en Corse, certains sont repartis sur le continent, d'autres ont été mutés dans d'autres escadrons, d'autres sont partis en départementale, d'autres encore sont partis en école. Il y a eu un éclatement du personnel. A l'heure actuelle, on ne peut pas dire que la gendarmerie départementale en Corse ait retrouvé le niveau opérationnel qu'elle avait atteint avant la dissolution du GPS. Cela est en cours de reconstruction, notamment au travers des deux PSIG et du peloton de protection, mais il nous faut encore travailler et l'on ne retrouvera pas la capacité opérationnelle du jour au lendemain.
Seul est resté dans la main du commandant de légion, au siège du quartier Battesti, à Ajaccio, ce que l'on appelle le peloton de soutien. C'est un peloton qui n'a pas de vocation opérationnelle. Il a en charge toutes les tâches de soutien liées à l'état-major de la légion et à la caserne où nous sommes implantés : protection de la caserne, plantons, patrouilles, entretien des espaces verts, etc., mais pas de tâches opérationnelles.
On est revenu à une certaine orthodoxie qui veut que le commandant de légion ne soit pas un échelon opérationnel. En gendarmerie, sont directement opérationnels les brigades, les compagnies, les groupements. Le commandant de légion est plutôt administratif : il gère les personnels - mutations, avancement, sanctions, tableau d'effectifs autorisés, etc. - et il fait du soutien à travers son budget de fonctionnement. Il facilite le travail des unités de terrain mais il n'est pas en lui-même un échelon opérationnel.
M. le Président : Vous avez entendu parler de " la guerre des polices ", entre la police et la gendarmerie. Avez-vous le sentiment qu'ici, en Corse, ce phénomène est accentué ou bien qu'il correspond à ce que l'on retrouve habituellement sur l'ensemble du territoire français ?
M. Gérard RÉMY : Je répondrai très franchement qu'il me semble que les conflits ont été accentués, il n'y a d'ailleurs pas très longtemps. Tout le monde sait qu'à son arrivée, le préfet Bonnet a dit de manière assez explicite qu'il ne faisait pas confiance aux personnels de la police nationale. Il s'est beaucoup appuyé sur la gendarmerie. D'aucuns diront : beaucoup trop. A l'époque, je ne dirai pas que les rapports entre police et gendarmerie étaient mauvais, mais qu'il n'y en avait quasiment pas.
M. le Président : Quand vous dites qu'il s'est appuyé beaucoup trop sur la gendarmerie, l'analyse doit sans doute aller au-delà. On peut surtout lui reprocher que se soit constituée autour de lui une force composée de gendarmes relativement autonomes par rapport à la structure même de la gendarmerie. A entendre les uns et les autres, on a le sentiment qu'elle fonctionnait un peu en autarcie, c'est-à-dire qu'elle avait son propre dispositif interne, qu'elle en référait à Bonnet et à très peu d'autres en dehors de lui, sauf quand les événements sont survenus et que l'on a fait remonter l'information sans doute pour tenter de se couvrir. Partagez-vous le sentiment d'une espèce d'isolement du GPS par rapport au reste de la structure de gendarmerie, avec les risques de marginalisation et d'autonomie non contrôlée que cela comporte ?
M. Gérard RÉMY : Vous avez raison. Effectivement, d'après ce que l'on a vu, d'après ce que je sais, d'après tout ce qui a été dit ici ou là, il y avait autour du préfet Bonnet le colonel Mazères et M. Pardini, le directeur de cabinet. On a vraiment le sentiment que cette équipe-là, à trois, a vécu un certain enfermement, coupant les ponts avec le reste du monde, et se faisant sa propre opinion à la fois sur l'ambiance générale en Corse et sur les méthodes à appliquer.
Il est vrai, je crois, que le commandant de légion était très proche du préfet. Il le voyait parfois plusieurs fois par jour, il n'en référait qu'à lui. Il n'y avait pas de contact avec les autres forces de police. Je crois savoir que le commandant de légion faisait quelques comptes rendus à son commandant de circonscription à Marseille ou à la direction générale tant que tout se passait bien et se déroulait dans un cadre parfaitement légal.
En ce qui concerne le GPS, il ne vivait pas cet enfermement et cette ambiance, puisqu'il était un outil opérationnel qui montait en puissance. Mais comme il était placé directement sous le commandement du commandant de légion, celui-ci en usait sans doute trop. Il se reposait exclusivement sur cet outil qui lui paraissait adapté parce que les personnels avaient été sélectionnés et entraînés. C'était un peu l'esprit commando. En valeur opérationnelle, il était bien au-dessus d'un peloton de surveillance et d'intervention de la gendarmerie, mais ce n'était pas le GIGN. C'était entre les deux. Ils étaient capables de faire des choses remarquables. Ils l'ont prouvé à bien des occasions, dans les enquêtes et les interpellations difficiles. C'était donc devenu l'outil facile à manier, directement dans la main du commandant de légion.
On a dit que le GPS était sur-employé. C'est sans doute vrai. Le commandant de légion s'appuyait beaucoup sur le GPS et beaucoup moins sur ses unités territoriales, parce qu'il voulait aller vite, il voulait obtenir des résultats. Peut-être que le travail plus lent, plus en profondeur des brigades territoriales ne correspondait pas au rythme imposé par le préfet Bonnet, Gérard Pardini et le colonel Mazères. Quand on veut aller vite, loin, obtenir du résultat, afficher une détermination, on fait immédiatement appel à l'outil le plus direct et le plus performant, et on court-circuite les autres échelons. C'est le sentiment que j'ai, mais je précise que je ne suis là que depuis quatre mois et qu'il faut être assez prudent.
M. le Président : Nous n'avons pas non plus d'autres informations que celles résultant des auditions auxquelles nous avons procédé, mais l'on nous a dit que l'efficacité des brigades de gendarmerie sur le terrain était sans doute moindre en Corse que sur le continent, pour des raisons qui tiennent à ce qu'elles subissent, c'est-à-dire les attentats successifs, et à leur souci légitime de protéger leurs familles. Les résultats dans le domaine de la pénétration du terrain, du travail de renseignement qui est remarquablement effectué ailleurs par les unités de gendarmerie, ne seraient pas tout à fait ceux que l'on est en droit d'attendre. Avez-vous pu l'observer ? Cela explique que l'on ait recours à des structures spécialisées, de temps à autre renforcées par des structures nationales venant chapeauter ou compléter le travail réalisé par cette structure intermédiaire qu'était le GPS.
M. Gérard RÉMY : D'après ce que j'ai vu jusqu'à présent, l'impression que vous venez de traduire est largement répandue sur le continent. Par un raccourci rapide, on dit qu'en Corse, les gens ne travaillent pas, y compris les policiers et les gendarmes. On dit qu'ils ne font rien, n'obtiennent pas de renseignements, n'obtiennent pas de résultats, alors que le ratio des effectifs de la gendarmerie et de la police par rapport à la population est très important. Lorsque l'on examine le travail réalisé sur le terrain, on s'aperçoit que cette vision est effectivement un peu un raccourci.
Pendant un certain temps, on a dit qu'il y avait trop d'insulaires dans la gendarmerie départementale et, donc, qu'ils ne travaillaient plus, qu'ils étaient phagocytés et neutralisés. Cela n'est pas vrai. Aujourd'hui, sur les quelque mille personnels de la gendarmerie départementale, l'on en trouve 6 à 7 % d'origine corse, qui n'ont d'ailleurs pas fait toute leur carrière en Corse, qui en ont fait une partie sur le continent et qui sont revenus en Corse. Nous avons aussi un petit pourcentage de militaires non insulaires mariés à une Corse. Le pourcentage de Corses parmi les gendarmes est très faible. Mais il ne faut pas dire que parce qu'ils sont d'origine corse ou mariés avec une corse, ils ne font rien. Cela n'est pas vrai. Je connais des gendarmes et des gradés qui sont corses et bien implantés ici, qui travaillent remarquablement et qui n'ont pas peur de s'exposer.
Parmi les gendarmes corses, on peut distinguer deux catégories. Un bon paquet de gendarmes s'engagent à fond, notamment les gradés, ceux qui font un séjour en Corse, repartent, poursuivent leur carrière, sont mobiles et qui en veulent. Cela représente un gros pourcentage. Ceux-là travaillent remarquablement. Un tout petit paquet, en queue de peloton, a choisi de servir en Corse parce que c'est un beau pays, que l'on y fait des annuités doubles, car la gendarmerie fait campagne en Corse, ce qui compte pour la retraite.
M. le Président : Est-ce que c'est normal ?
M. Gérard RÉMY : Je ne me prononcerai pas sur la normalité en ce domaine.
M. le Président : On est en France, sur le territoire français, à une heure et demi de vol de Paris.
M. Gérard RÉMY : Vous avez raison de poser la question car on se la pose souvent. Les autres militaires et les autres fonctionnaires se la posent aussi. Cela remonte au siècle dernier. Ce régime a été supprimé puis rétabli en 1885 ou 1887, époque à laquelle la gendarmerie payait un très lourd tribut. Il faut se souvenir que si la gendarmerie a eu ici sept morts tués par balle depuis 1975, en revanche, au début du siècle et à la fin du siècle dernier, elle avait vingt à vingt-cinq morts par an, voire plus.
M. Roger FRANZONI  : C'était l'époque des fameux bandits !
M. Gérard RÉMY : Tout à fait. La gendarmerie a gardé cet avantage qui ne concerne pas toute la gendarmerie départementale ici, puisque je connais quelques exemples de gens qui n'ont pas besoin d'annuités, qui ont dépassé les quarante annuités pour toutes sortes de raisons et qui sont volontaires pour servir ici. Mais ne nous voilons pas la face : c'est un avantage car cela compte pour la retraite.
J'en reviens à mon propos initial. Une toute petite minorité vient ici en se disant que le territoire est beau, il y a la mer, la montagne, le soleil, et les annuités. On ne peut pas beaucoup compter sur eux pour travailler efficacement, mais c'est une toute petite minorité. Interrogez demain le commandant de groupement, un commandant de compagnie, un commandant de brigade, des gendarmes, qui vous voulez, vous acquerrez rapidement le sentiment que les gendarmes en Corse travaillent comme les gendarmes sur le continent. Il y a un brassage, toutes les origines sont représentées parmi les gendarmes et ils ne cherchent qu'à bien faire.
Vous avez prolongé votre question en évoquant la recherche du renseignement ici. Cela n'est pas dû aux gendarmes mais à une caractéristique historique et culturelle de la Corse. Il est très difficile, dans certains domaines, d'obtenir des renseignements fiables. Même si une majorité de la population peut très logiquement condamner tel ou tel fait, très peu en parlent. Est-ce une caractéristique corse ou une caractéristique de l'insularité méditerranéenne ? C'est la même chose en Sardaigne et ailleurs.
Je ne reproche pas aux gendarmes de mal travailler dans le domaine de la recherche de renseignements. J'obtiens des renseignements valables, fiables, sur lesquels on peut s'appuyer mais la tâche est très difficile. Lorsqu'il est commis un homicide en public, ce qui se produit trop souvent, on n'obtient pas de témoignage. Les gendarmes peuvent sans doute mieux faire dans le domaine du renseignement et je vais m'attacher à faire en sorte qu'ils fassent mieux, mais avec les réserves que je viens d'évoquer. Ce n'est pas une excuse, c'est un constat.
M. le Président : Vous ne nous avez pas parlé du lieutenant-colonel Cavallier.
M. Gérard RÉMY : Je peux vous en parler, si vous le souhaitez.
M. le Président : L'avez-vous connu ?
M. Gérard RÉMY : Je connaissais déjà le lieutenant-colonel Cavallier, je ne l'ai pas découvert en arrivant en Corse. Il n'a jamais servi sous mes ordres mais nous nous sommes croisés souvent. J'étais même examinateur du jury du brevet d'études militaires supérieures lorsqu'il a passé le concours pour l'école de guerre. Je ne le connais sans doute pas aussi bien que je le souhaiterais, mais je le connais.
M. le Président : Comment expliquez-vous son comportement ? Est-il compatible avec l'état d'officier de gendarmerie ?
M. Gérard RÉMY : On peut se poser la question. De ce que j'ai pu voir, je dirai ceci. Lorsqu'il était commandant du groupement des Pyrénées-Orientales, il a été emmené en Corse dans les bagages du préfet ce qui, à l'origine, a posé un problème à la direction générale de la gendarmerie pour positionner le lieutenant-colonel Cavallier dans le dispositif gendarmerie de Corse. Le préfet a insisté pour l'emmener avec lui. Tout a alors été passé en revue à la direction. Fallait-il le détacher à la préfecture ? Fallait-il le mettre à la légion comme adjoint opérationnel du commandant de légion ? Fallait-il le mettre chef d'état-major ? Cela posait des problèmes car un chef d'état-major était déjà en place à la légion. Par ailleurs, Cavallier était un lieutenant-colonel moins ancien que les lieutenants-colonels commandant le groupement. La solution finalement retenue par la direction a été de le positionner comme chef d'état-major auprès du commandant de légion.
Cavallier a une réputation d'homme très droit, très militaire, très régi par l'honneur et la tradition. Il a pour certains la réputation d'être un peu rigide. Pour autant, il a de grandes qualités d'honnêteté et de rigueur, de défense et de soutien de ses subordonnés.
Lorsque le chef d'état-major a été muté, Cavallier a été placé comme chef d'état-major. N'oublions pas qu'avant même qu'il soit nommé à ce poste, il avait travaillé avec le préfet Bonnet à la préfecture de région. Il a même fait très souvent, pendant quelques semaines, des allers et retours entre Perpignan et Ajaccio. C'est lui qui a réfléchi, avec le préfet, au plan d'action qui pourrait être développé en Corse. Dans les premières semaines, il a donc fait un travail remarquable pour positionner les forces et prendre la mesure du travail à réaliser. Il a fait aussi un travail remarquable lorsque l'on a décidé de dissoudre l'escadron de gendarmerie mobile qui était à Ajaccio et de créer le GPS. Son action dans ce domaine a été prédominante. Il a évalué quel était le besoin opérationnel, quel outil il fallait créer, comment le créer, comment sélectionner les personnels, etc. Il se sent très légitimement une certaine paternité vis-à-vis du GPS.
Vous savez sans doute aussi qu'au fil des semaines, il s'est trouvé écarté à la fois par le commandant de légion et par le préfet Bonnet. Son éviction des affaires peut paraître logique dans la mesure où il était chef d'état-major et devait donc simplement faire fonctionner l'état-major de la légion. Il n'avait pas alors de rôle opérationnel tactique ou autre. Mais cette éviction correspond aussi au moment où, je crois, le préfet Bonnet avait réussi vraiment à faire du colonel Mazères son ombre. Ayant à sa disposition le commandant de légion, le préfet n'avait plus besoin de Cavallier.
Est-ce qu'il y a autre chose derrière tout cela, plus personnel ou plus familial ? Je ne sais pas.
M. le Président : On le dit.
M. Gérard RÉMY : Très sincèrement, je ne sais pas. Ce que je sais, c'est qu'à l'évidence, Cavallier étant écarté, il n'avait pas connaissance des projets du préfet Bonnet et de Mazères. Il en a eu connaissance par raccroc, parce que des bruits lui remontaient via le GPS ou via quelqu'un d'autre. Il m'a dit, et il l'a répété à la justice, qu'il avait tenté d'intervenir pour que cela ne dérape pas, pour qu'il n'y ait pas d'action illégale. Il a eu vent d'un projet de destruction de paillotes et il est intervenu à la fois auprès du commandant de légion, de manière très solennelle et très ferme, et auprès du préfet Bonnet. Il lui a semblé qu'il avait été entendu et que ses supérieurs n'allaient pas passer à l'acte. Il ignorait alors que le 7 mars, il y avait déjà eu la tentative de destruction de la paillote Aria Marina.
Lorsqu'il est parti en permission et qu'il a appris l'affaire de " Chez Francis ", il en a été, m'a-t-il dit et a-t-il répété aux magistrats, abasourdi, consterné. Il a vu tous les dégâts internes que cela pouvait causer à la gendarmerie et au GPS. C'est pourquoi, explique-t-il, il est allé " piéger " le préfet Bonnet avec un appareil d'enregistrement.
Je ferai un retour en arrière. A mon arrivée le 30 avril, j'ai trouvé Cavallier très atteint, très fermé, très contrit. Dès qu'il a eu l'occasion d'être seul à seul avec moi, il m'a dit : " Il faut que je vous parle. A vous, je peux parler et j'ai des choses à dire. " L'entretien s'est prolongé. Le 1er mai, nous avons passé toute la matinée à discuter. Il m'a raconté tout ce qu'il savait et il m'a demandé : " Que dois-je faire, maintenant, avec tout ce que je sais ? " Je lui ai dit : " La seule démarche possible, c'est la démarche de vérité. Allez voir les magistrats, dites-leur tout ce que vous savez, sans broder, en vous en tenant aux faits, ce que vous avez fait, ce que vous saviez, quelles sont les démarches que vous avez entreprises, que s'est-il passé, etc. " C'est la démarche qu'il a immédiatement entreprise, à la fois auprès de l'inspecteur technique alors en enquête ici et auprès des magistrats. C'est à la suite de sa déposition du 3 mai que le capitaine Ambrosse est passé aux aveux, balayant d'un seul coup la version initiale qui avait été montée. C'est également à la suite de sa déposition du 3 mai que le préfet Bonnet a été arrêté.
Vous me demandiez ce que je pensais de Cavallier. J'ai le sentiment qu'il a voulu absolument entreprendre une démarche rigoureuse de vérité et qu'il ne voulait pas que toute la responsabilité repose sur les exécutants du GPS. Pour lui, les responsables sont le préfet Bonnet et le colonel Mazères. Il avait le sentiment que les jeunes officiers du GPS avaient été embarqués un peu de force dans cette opération et qu'ils ne méritaient pas le sort qu'ils ont connu par la suite.
Tel est le sentiment que j'ai. Est-ce que je détiens la vérité ? Je l'ignore. Je vous livre un sentiment ; je n'ai pas participé à l'enquête. Il s'est confié à moi, il s'est ensuite confié à la justice. Je n'ai pas non plus le sentiment qu'il voulait régler des comptes. Ceux qui le connaissent et que vous pourrez interroger vous le décriront comme un personnage assez ascétique, rigoureux, le drapeau de la France à la main. Je ne le connais pas sous un angle machiavélique. Cela étant, je ne prétends pas tout savoir.
M. le Président : Sauf s'il se révélait qu'en plus, il y ait eu une falsification de la bande enregistrée.
M. Gérard RÉMY : Là aussi, je peux répondre, monsieur le Président.
M. le Président : C'est plus qu'anecdotique.
M. Gérard RÉMY : Dans cette petite cassette qu'il avait enregistrée, et il vous le dira lui-même, les propos à la fin n'avaient rien à voir avec l'affaire elle-même. Quand il a décidé d'avoir une preuve matérielle de l'implication du préfet dans cette affaire, il a lancé des propos qui ne sont pas très coordonnés, pas faciles à suivre, y compris dans l'audition de la cassette, mais il a fait effacer la fin qui n'apportait rien, mais vraiment rien, au fond de l'affaire. Cela n'avait rien à voir. Il m'a dit : " Cela n'apporte rien, cela va compliquer tout. C'est complètement étranger. Ce sont d'autres propos sur d'autres sujets, donc je l'efface. " Je lui ai dit : " Vous prenez vos responsabilités, vous savez qu'un enregistrement audio n'est pas une preuve irréfutable. C'est un élément d'information pour la justice, ce n'est pas une preuve irréfutable. " Il se trouve que par la suite, les magistrats ont décidé de faire expertiser la cassette par un laboratoire spécialisé qui a dit que la fin est effacée. Oui, mais je crois qu'il s'en expliquera. Il s'attend à être convoqué pour s'expliquer sur ce sujet-là. Très sincèrement, du peu que je sais, je ne pense pas qu'il y ait eu dans cette fin de cassette quelque chose d'important et qui se rapporte à cette affaire. Il s'en expliquera.
M. le Président : Si je me permets d'évoquer tout cela, ce n'est pas par souci de l'anecdote, car je crois que cela n'a aucun intérêt. D'autant que les conséquences sont suffisamment graves pour la gendarmerie pour que l'on se garde de tomber dans l'anecdote ou dans le sensationnel. Il n'empêche que la gravité des conséquences de la démarche de Cavallier à l'égard de son arme sont telles qu'il vaut la peine pour nous de la reconstituer, de la comprendre. Il n'y a évidemment aucun intérêt pour nous de savoir si la motivation est uniquement liée à une déception professionnelle ou à une déception d'une autre nature. Encore que la déception d'autre nature puisse expliquer le souci de vengeance beaucoup plus que la démarche professionnelle. On peut vouloir se venger parce que l'on a été atteint dans son honneur, dans la conception que l'on a de la vie, des relations entre les gens, de la confiance que l'on met en quelqu'un, de l'amitié. On découvre dans le dossier corse tellement de couples particuliers que l'on pourrait écrire un rapport uniquement centré sur le sujet !
M. Gérard RÉMY : Chez Cavallier, il n'y a pas d'amertume professionnelle : il a fait une carrière tout à fait brillante. Il est breveté de l'enseignement supérieur. Il est passé lieutenant-colonel dans de bonnes conditions. J'imagine qu'il passera colonel dans de bonnes conditions. Sur le plan professionnel, il n'a pas pris de retard, on ne l'a pas torpillé.
Sur un autre plan, je n'imagine pas qu'il ait cherché à se venger de quoi que ce soit. A mon sens, il a entrepris une démarche de rigueur, une démarche de vérité, pas du tout pour se venger. Mais je n'ai peut-être pas toutes les cartes en main.
Quand on écoute l'opinion des uns et des autres, au sein de la gendarmerie, on a parfois le sentiment que deux clans se forment : ceux qui disent qu'il a bien fait, qu'il a foncé droit comme un " i ", qu'il a dit la vérité, et ceux qui se demandent pourquoi il a fait cela et qui pensent qu'il n'avait qu'à laisser faire la justice, sans aller en accélérer le mouvement. A ceux-là, on peut rétorquer ceci : compte tenu des deux versions des faits qui avaient été avancées successivement par le colonel Mazères auprès du procureur général, dès le 22 ou le 23 avril, il était clair que la gendarmerie allait s'enferrer dans un mensonge qui ne pouvait pas tenir la route. Première version : le poste s'est trouvé là par hasard ; deuxième version : les gendarmes étaient sur place et ils ont été surpris par un incendie. Tout cela était immédiatement démenti par l'analyse des traces matérielles relevées sur place par les enquêteurs. Il convient au passage de rendre hommage aux enquêteurs de la gendarmerie qui ont révélé la vérité dès le lendemain. La brigade de Pietrosella, la section de recherche ont fait une enquête avec toute la rigueur qui s'imposait sans chercher à rien dissimuler. La rigueur de l'enquête, les mensonges répétés dans la version montée à la hâte, cet alibi qui ne tenait pas la route : de toute façon, la vérité allait éclater. Peut-être pas tout de suite, au bout de quelques jours ou de quelques semaines, mais elle allait éclater. Et les conséquences pour la gendarmerie auraient été beaucoup plus graves.
M. le Rapporteur : Un fait m'a un peu surpris : dans un livré intitulé " Le guêpier corse ", l'auteur, un journaliste du Point explique qu'il a rencontré le lieutenant-colonel Cavallier pendant plus de cinq heures, dans un hôtel.
M. Gérard RÉMY : Le 1er mai, au soir.
M. le Rapporteur : Qu'un officier pris dans une affaire de ce type se retrouve avec un journaliste pendant plus de cinq heures, je trouve la démarche assez curieuse. Peut-être est-ce dû au climat corse ?
M. le Président : L'a-t-il vu avant de voir les magistrats ?
M. Gérard RÉMY : Oui.
M. le Rapporteur : Le jour même où vous l'avez rencontré, ce qui est extraordinaire !
M. Bernard DEFLESSELLES : Il a passé avec vous la matinée du 1er mai en étant torturé, en se demandant ce qu'il devait faire, s'il devait aller voir la justice, et il passe l'après-midi avec un journaliste ! C'est tout de même une journée chargée.
M. Gérard RÉMY : On peut se poser la question, effectivement. Sa démarche de vérité était lancée, parce que dès le 1er mai, à midi, à la suite de la discussion qu'il avait eue avec moi, après que je lui eus dit : " Seule une démarche de vérité vaut la peine d'être jouée ", il avait rencontré l'inspecteur technique, le général Lepetit. Il était lancé, il allait parler.
M. le Rapporteur : Cela n'explique pas sa démarche.
M. Gérard RÉMY : Pourquoi, le soir, a-t-il rencontré ce journaliste ? Je n'en sais rien. J'ignorais ce qu'il avait fait le soir du 1er mai. On peut se poser la question. Je sais, parce qu'il me l'a dit, qu'il connaît Pascal Irastorza.
M. le Rapporteur : Dans quelles circonstances l'avait-il connu ?
M. Gérard RÉMY : Il m'a dit qu'il le connaissait. Je vous répète ce qu'il m'a dit. Je n'en sais pas plus. Pourquoi l'a-t-il rencontré dès le 1er mai au soir ? Je n'ai pas d'explication.
M. le Rapporteur : Sa femme l'a rencontré aussi. Tout cela est troublant !
M. Gérard RÉMY : Monsieur le Président, je souhaiterais aborder rapidement un point, pour rebondir sur votre question concernant la qualité de la recherche du renseignement par les unités.
Le décret n° 95-1211 du 9 novembre 1995 autorisait la gendarmerie à établir régionalement des fichiers nominatifs informatisés. La police nationale, à travers les renseignements généraux, dispose du FIT, le fichier informatisé du terrorisme. La gendarmerie avait souhaité, pour des raisons d'efficacité opérationnelles, adapter ses outils de travail dans la lutte contre le banditisme et le terrorisme.
M. le Président : Ne dites pas de mal de la CNIL, j'en suis vice-président !
M. Gérard RÉMY : Je me garderai bien de dire du mal de la CNIL, d'autant que ce décret avait obtenu son aval ainsi que celui du Conseil d'Etat. Quelques jours après sa parution au Journal officiel, il s'est produit un certain remue-ménage, une attaque qui a conduit le Premier ministre à le retirer. Depuis, des relances ont été effectuées par la direction et par le ministère de la défense qui n'ont pas encore abouti.
On critiquait notamment dans ce décret le troisièmement de l'article premier qui prévoyait de mentionner des renseignements sur les victimes, alors que cette disposition n'était pas réclamée par la gendarmerie, mais avait été ajoutée par le Conseil d'Etat. Bien entendu, comme nous ne l'avons pas proposée, nous sommes prêts à admettre que nous n'en avons pas besoin. Nous avons besoin d'un outil de travail informatisé pour gérer les données nominatives sur les personnes concernées par les actes terroristes et le grand banditisme. Si nous n'avons pas ces renseignements sur les victimes, peu importe. L'essentiel est que nous puissions réaliser un suivi de l'analyse criminelle à partir de ce fichier automatisé.
On nous a suggéré de nous raccrocher au FIT des RG. C'est un fichier de police administrative, parce que le terrorisme y est vu sous l'angle politique, alors que nous avons besoin d'un angle judiciaire pour faire de l'analyse criminelle. Nous avons vraiment besoin, et pas seulement en Corse, de pouvoir créer ces fichiers qui avaient reçu l'aval, en 1995, de la CNIL et du Conseil d'Etat.
M. le Président : Mon colonel, vous allez bientôt avoir une réponse, puisqu'un débat va s'ouvrir dans les prochaines semaines autour d'un fichier mis en _uvre par la police nationale, qui va d'ailleurs bien au-delà de ce qui avait été autorisé à la gendarmerie dans le cadre du décret n°95-1211. Je pense qu'à partir de ce qui sera décidé pour la police, une extension à la gendarmerie permettra la mise en _uvre de ce que vous souhaitez. Cela pose évidemment quelques problèmes qui ne sont pas minces puisqu'ils touchent aux libertés et à un certain nombre de principes de droit, mais ce qui se fera pour la police s'appliquera nécessairement aux services de gendarmerie.
Des histoires anciennes resurgissent. L'expérimentation avait déjà été faite au sein de la gendarmerie. Vous aviez innové dans ce domaine : je me souviens de l'époque où vous êtes passés du fichier manuel au fichier informatique. A l'époque, j'avais visité des brigades de gendarmerie en compagnie de M. Barbot, alors directeur général de la gendarmerie nationale. C'était très intéressant car vous aviez une source de renseignements considérable et qui pouvait cependant, dans certains cas, apparaître excessifs. Je cite toujours un exemple à ce propos. Je me souviens d'avoir trouvé dans une brigade de gendarmerie, à Dourdan, en région parisienne, une fiche qui disait sur une dame qui devait avoir quatre-vingt cinq ou quatre-vingt dix ans : " Est suspectée d'avoir entretenu des relations coupables avec l'occupant durant la Seconde Guerre mondiale ". Nous étions après 1980. Etait-ce un renseignement vraiment utile pour la gendarmerie ? La malheureuse, chaque fois qu'elle devait avoir affaire aux services de gendarmerie, j'imagine comment elle devait être reçue !
M. Gérard RÉMY : Il est évident que tous nos fichiers doivent être soumis à un contrôle précis de la CNIL pour éviter tout dérapage. Votre exemple montre que l'on doit faire attention à ce que l'on met dans les fichiers. Il n'empêche que si nous n'avons pas un fichier automatisé, si nous ne pouvons pas faire d'analyse criminelle, nous avons une sacrée longueur de retard sur les criminels. Il ne faut pas nous obliger à vider la piscine avec une petite cuillère. A l'heure de l'informatique et de l'analyse criminelle, on ne peut plus travailler avec la gomme et le crayon.
Audition du lieutenant-colonel BONNIN, commandant le groupement de gendarmerie de la Haute-Corse, accompagné du chef d'escadron EYCHENNE, du lieutenant BOMBERT et du capitaine Jean-Luc GOBIN
(extrait du procès-verbal de la séance du mercredi 1er septembre 1999 à Bastia)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
MM. Bonnin, Eychenne, Bombert et Jean-Luc Gobin sont introduit.
M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. A l'invitation du Président, MM. Bonnin, Eychenne, Bombert, et Jean-Luc Gobin prêtent serment.
M. le Président : Lieutenant-colonel, nous avons procédé à l'audition d'une série de responsables de la gendarmerie nationale, en commençant par le directeur général et le général Lallement. Hier, nous avons entendu le colonel Rémy. Nous avons souhaité, lors de notre venue à Bastia, compléter nos informations par une vision plus proche du terrain.
Je rappelle que la commission a un pouvoir de sanction. Je vous le dis parce que nous sommes excédés de la manière dont certaines réponses sont apportées, notamment du côté de la gendarmerie nationale. Il y a de telles différences dans les déclarations qu'elles nous paraissent invraisemblables. En d'autres termes, notre conviction est que malgré leurs prestations de serment, certains nous racontent n'importe quoi.
Nous souhaiterions savoir comment fonctionne actuellement la chaîne de commandement en Corse et comment la gendarmerie nationale a vécu la création du GPS ?
Vous avez à vos côtés un responsable chargé du renseignement. On nous a dit qu'en raison du contexte - en particulier, les gendarmes qui subissent des agressions répétées et qui sont avant tout soucieux de protéger leurs familles -, les renseignements obtenus par la gendarmerie en Corse étaient extrêmement limités en comparaison de ceux habituellement obtenus sur le reste du territoire français.
Comment vivez-vous les relations avec la police ? Chacun sait que " la guerre des polices " existe, peut-être plus ici qu'ailleurs, puisque, à un moment donné, la gendarmerie a été privilégiée aux dépens de la police nationale par le préfet Bonnet, ce qui a donné lieu à la mise en place du GPS. Sans doute avait-il des raisons de le faire. Cela n'a pas été un succès, mais c'est un constat. Pendent des mois, les gendarmes ont été aux avant-postes et la police a été un peu laissée de côté, parce qu'il y avait à son égard une certaine méfiance due à la porosité, à l'impossibilité de conserver le secret, à la corsisation des emplois beaucoup plus forte que dans la gendarmerie.
Enfin, quelles sont vos relations avec la magistrature ? Comment vivez-vous le choix des magistrats de saisir des enquêtes judiciaires la gendarmerie ou la police ? Comment ressentez-vous les interventions extérieures telles que celles des sections spécialisées du parquet de Paris et des juges d'instructions spécialisés dans la lutte anti-terroriste ? Quel est votre avis sur le rôle et la place pris en Corse par la DNAT ?
M. BONNIN : Monsieur le Président, avant de répondre directement à vos questions, je me propose de vous présenter rapidement la gendarmerie en Haute-Corse, étant précisé que je répondrai ainsi en partie à vos attentes.
M. le Président : Ne nous attardons pas trop sur l'organisation et sur l'organigramme, car nous les connaissons. Nous savons quels sont les effectifs de gendarmerie. Nous savons qu'ils sont ici beaucoup plus forts que partout ailleurs sur le territoire national. Le ratio population/gendarmes permanents, auxquels s'ajoutent régulièrement les escadrons mobiles en renfort, est élevé.
M. BONNIN : On ne peut pas comprendre l'organisation et les missions de la gendarmerie sans connaître le département de la Haute-Corse, avec sa géographie, sa population, son habitat spécifiques.
L'isolement des villages et des populations de l'intérieur génère des difficultés d'ordre général pour remplir la mission de la gendarmerie. La durée des déplacements, le réseau routier secondaire très dense, plutôt mal entretenu, une mauvaise propagation des ondes radioélectriques concourent à accroître la difficulté. Nous essayons de la résoudre par un schéma adaptable d'unités de gendarmeries. Il faut régulièrement modifier les implantations immobilières des casernes pour suivre les mouvements de population.
S'agissant des particularismes corses, l'île est confrontée à trois fléaux auxquels doit donc également faire face la gendarmerie. Le plus destructeur est la délinquance routière qui classe les deux départements corses parmi les plus meurtriers de France. Le plus médiatiquement connu est le nationalisme avec ses mouvements violents. Le plus insidieux recouvre les phénomènes mafieux avec la délinquance économique et financière et la délinquance violente, notamment les vols à main armée.
En outre, la saison estivale est synonyme de phénomènes délictueux très ciblés : incendies criminels et délinquance d'appropriation liée au flux de tourisme, plus encore en 1999 que les années précédentes, vols à main armée, petite et moyenne délinquance, vols à la roulotte, vols de véhicules qui génèrent un sentiment d'insécurité.
Dans ce contexte, la gendarmerie de la Haute-Corse déploie une activité importante en matière de police judiciaire, liée à la gravité et à l'importance des affaires. Les homocides - quinze par an en moyenne au cours des cinq dernières années - nécessitent des moyens humains et matériels importants mis en _uvre pendant longtemps.
En matière de nationalisme, l'action de la gendarmerie se divise en deux volets : la recherche du renseignement - vous avez souligné qu'elle était délicate - et la sécurisation du terrain, compliquée par la dispersion de l'habitat et des brigades territoriales, ainsi que par le relief. Un troisième volet a trait à la police judiciaire avec les préférences des magistrats pour saisir tel ou tel service dans le cadre du code de procédure pénale.
Le groupement comprend 450 militaires, 180 véhicules, pour 4 756 faits judiciaires, ce qui, paradoxalement, en terme de petite et moyenne délinquance, situe le département en bas de classement, alors que tout ce qui a trait aux actions violentes des nationalistes est assez marqué. On trouve donc une délinquance classique faible et une délinquance spécifique plus marquée qu'ailleurs, en nombre certes relativement limité mais suffisamment important pour nécessiter des effectifs et des moyens performants en temps et en espace.
Je ne m'attarderai pas sur les organigrammes. On remarque ici - ce n'est pas le cas dans tous les départements - la présence d'un officier qui est aussi mon adjoint et dont la mission est presque exclusivement liée à l'exercice de la police judiciaire. On trouve aussi un officier de renseignement qui est quasiment inexistant dans les autres départements de France. Nous avons par ailleurs très peu de gendarmes auxiliaires et de gendarmes adjoints.
M. le Président : Sont-ils recrutés sur place ?
M. BONNIN : Ils ne sont pas recrutés sur place. Nous avons de grandes difficultés pour recruter ces personnels sur place. Ils viennent du continent comme 90 % des personnels professionnels de la gendarmerie de la Haute-Corse. Dans les 5 à 7 % de corses, on compte des corses d'origine et des non-corses mariés à une corse. Le temps de présence en Corse est très rarement supérieur à quinze ans. La grande majorité des gendarmes ont un à quatre ans de présence.
M. le Président : On nous a dit que la présence en Corse était considérée comme une double campagne.
M. BONNIN : Comme une campagne simple et non comme une double campagne ! Il y a une bonification de service. Une année de service effectif ouvre doit à une annuité " gratuite " supplémentaire.
M. le Rapporteur : Ceux qui ont quinze ans de présence sont donc considérés comme ayant accompli trente années de service.
M. le Président : Cela vous paraît-il justifié ?
M. BONNIN : Au regard des difficultés de service que je n'ai pas encore totalement vécues, je crois que oui. Puisque nous nous rendrons ensuite dans des brigades, vous pourrez constater que la vie avec ou sans famille n'est pas tous les jours faciles dans les brigades de gendarmerie de la Haute-Corse.
Je me pose la question de savoir si cette attribution de bonification ne pourrait pas être réduite dans le temps, c'est-à-dire être accordée seulement pendant cinq ou dix ans.
M. le Président : Elle pose deux problèmes : celui de la comparaison avec d'autres catégories de fonctionnaires, notamment les policiers, et celui de la spécificité que l'on donne à l'île alors que tout le monde essaie de considérer qu'elle fait partie du territoire français. Est-il justifié dans ces conditions d'être en campagne ? Dans les Hautes-Alpes et dans certaines autres régions françaises, il est sans doute aussi difficile d'être en brigade qu'ici.
M. BONNIN : Je ne sais pas si l'on peut considérer que c'est aussi difficile dans les Alpes de Haute-Provence qu'en Haute-Corse. En tout état de cause, si cet " avantage " venait à être supprimé totalement, l'effectif de la gendarmerie de la Haute-Corse se réduirait beaucoup, les gens viendraient très peu de temps, ce qui accroîtrait les difficultés de la gendarmerie pour exécuter des missions, notamment les missions de renseignement.
M. le Rapporteur : C'est une carotte.
M. BONNIN : Tout à fait. C'est aussi simple que cela dans les départements difficiles. Cela existe également outre-mer. Je comprends que le concept soit difficile à admettre.
M. le Président : C'est la comparaison.
M. BONNIN : Je partage ce sentiment. A défaut de le supprimer, on pourrait le limiter dans le temps. Toutes les brigades ne vivent pas aussi dangereusement les unes que les autres.
M. le Président : Votre réponse suggère une solution intermédiaire. Nous recherchons aussi des propositions. Je pose la question parce qu'elle a de l'importance vis-à-vis de l'extérieur, à savoir de la police, de certaines catégories de fonctionnaires et du sentiment même que l'on donne aux corses de la manière dont est traitée la Corse sur le plan national. Ce n'est pas l'île de la Réunion, la Martinique ou la Guadeloupe.
M. BONNIN : La gendarmerie est une des armées. Les militaires profitent de cet avantage. C'est un ensemble d'avantages qui est alloué au monde militaire dans son ensemble et qui n'est pas propre à la gendarmerie.
Par ailleurs, le ratio est d'un gendarme pour 219 habitants en Corse. C'est considérable par rapport au continent où l'on cherche à atteindre le ratio d'un pour huit cents à mille habitants dans les zones de gendarmerie nationale.
M. Bernard DEROSIER : Ce chiffre tient-il compte des escadrons de gendarmerie mobile ?
M. BONNIN : Non. L'effectif est réparti entre quatre compagnies dirigées chacune par un officier. Certaines comportent des unités spéciales de gendarmerie de haute montagne. Sur les quatre compagnies on trouve trois unités spécialisées en police judiciaire. La compagnie de Bastia dispose de la brigade de recherches départementale qui m'est directement rattachée. Les compagnies de Calvi et de Ghisonaccia disposent également d'une brigade de recherches entièrement dédiée à la mission de police judiciaire. Au sein de chaque compagnie a été créée une structure dédiée à la mission de renseignement.
Sur trente et une brigades territoriales, neuf sont à effectif égal à six. Compte tenu du réseau routier de montagne, on devine que leur emplacement n'est pas toujours excellent pour aller rapidement d'un point à un autre. De plus, les populations à surveiller varient de trois cents à trois mille habitants. Sept autres brigades territoriales ont un effectif égal à quatre. La gendarmerie est en train de revenir sur ce dispositif qui fonctionne mal. On accroît l'isolement des unités, des familles, les difficultés pour assurer les missions. Compte tenu des quarante-huit heures de repos hebdomadaire et des permissions, l'effectif journalier présent est souvent de 1,5, ce qui n'est pas gérable. C'est pourquoi des dissolutions sont d'ores et déjà prévues.
J'indiquais tout à l'heure que le dispositif devait être réorganisé régulièrement, avec plus d'ampleur que sur le continent. Nous avons besoin du soutien non seulement des autorités mais aussi des élus locaux - je sais qu'il existe de la part du député ici présent - pour améliorer le dispositif.
M. le Rapporteur : De quand date cette organisation ?
M. BONNIN : Juste après 1990. C'est donc assez récent.
M. Roger FRANZONI : Il y a eu une politique d'implantation dans les années quatre-vingt. De nombreuses brigades ont été construites à cette époque. On a construit bon nombre de gendarmeries, notamment à Luri et à Saint-Florent.
M. BONNIN : La population a, depuis, migré vers le littoral. Soit, il n'y a plus de population et on supprime totalement la gendarmerie soit, elle demeure utile et il faut la renforcer. Nous avons un peloton spécialisé de gendarmerie de haute montagne et des brigades de montagne. La gendarmerie mobile dispose de trois escadrons et d'un peloton au sud du département. Mais la situation a évolué à la suite de l'affaire Bastia Securità. L'entreprise Ardial a été requise et un escadron complet de gendarmerie mobile assure quotidiennement la protection des transports de fonds. Une partie des effectifs de la gendarmerie mobile est accaparée par d'autres dispositifs que l'aide à la gendarmerie départementale.
M. le Président : Un escadron ne fait que cela ?
M. BONNIN : Tout à fait.
M. le Rapporteur : Quelles sont les missions des unités mobiles ?
M. BONNIN : Des gardes statiques et des gardes de personnalités. Les deux sous-préfectures de Calvi et Corte sont gardées, ainsi que le tribunal d'instance de Corte. Les deux sous-préfets de Calvi et Corte sont escortés. Cela nécessite un roulement de personnels assez important. Un peloton, c'est-à-dire le tiers d'un escadron est requis quotidiennement en réserve d'intervention immédiate.
M. le Rapporteur : Il y a peu de manifestations.
M. BONNIN : Il est vrai que les missions relatives à l'ordre public en terme de rassemblement de personnes sont assez rares dans le département.
M. BOMBERT : Il convient d'ajouter les missions quasi journalières d'escorte des convois d'explosifs de plus de cent kilos pour les carrières et chantiers. Il faut aussi prendre en compte les demandes d'escorte de convois de cigarettes pour la SEITA.
M. le Rapporteur : La gendarmerie était-elle mobilisée pour les journées de Corte ?
M. BONNIN : J'étais le responsable opérationnel des journées de Corte pour la gendarmerie, puisque la ville est située en zone de gendarmerie nationale. Il y avait trois escadrons. En pareil cas, on désorganise tout, on supprime les escortes et l'on peut rassembler dans un temps réduit les trois escadrons nécessaires.
M. le Président : On parle de protection des bâtiments, de gardes statiques. Ces mesures sont-elles justifiées et efficaces ?
M. BONNIN : Non, en dehors de la protection des sous-préfets, bien que j'estime à titre personnel que cela ne soit pas du ressort de la gendarmerie mobile. La gendarmerie mobile n'est pas formée pour protéger les personnalités. D'autres services en France sont mieux à même de remplir ce genre de missions. A moins d'installer du béton et des sacs de sable, les gardes statiques de bâtiments ne sont pas efficaces.
M. le Rapporteur : Il y a aussi des unités de CRS ?
M. BONNIN : Elles sont cantonnées en zone de police nationale, à Bastia. Pour ce qui est des missions d'ordre public, on considère que les CRS interviennent pour les manifestations qui se déroulent à Bastia et dans les communes limitrophes. Il n'est d'ailleurs pas rare que les escadrons de gendarmerie mobile prêtent main forte en zone urbaine de police nationale.
M. Roger FRANZONI : Il est exact que les populations se déplacent vers la côte. Il n'empêche que l'été, elles refluent vers l'intérieur. Des petits villages de deux cents habitants se retrouvent parfois avec huit cents ou mille habitants. De plus, deux millions de personnes transitent vers la Corse. Il convient de tenir compte de ces éléments. Dans les petits villages qui possèdent une gendarmerie, on souhaite qu'elle soit opératoire toute l'année, même l'été. C'est un gros problème.
M. le Président : Je ne pense pas que la question se pose en terme d'effectifs.
M. Roger FRANZONI : Non, en terme d'organisation.
M. le Président : Il est difficile de faire mieux. Cela coûte cher. A force de répandre des escadrons mobiles, on risque de donner le sentiment que l'on vit dans un département assiégé.
M. le Rapporteur : Les unités d'investigation ont-elles été très fortement renforcées ?
M. BONNIN : La section de recherches, unité qui dépend directement du commandant de légion, le colonel Rémy, agit sur le ressort de la cour d'appel de la région corse. Elle lui est directement subordonnée.
M. le Président : Quand vous faites du transport de fonds ou de la garde statique, vous ne faites pas de renseignement. Or le renseignement est indispensable, surtout dans une région comme celle-ci. Sans renseignement, vous êtes totalement inefficaces, aveugles et sourds...
M. BONNIN : ... et soumis à toutes les menaces. Je partage totalement votre point de vue. Dans un passé récent, j'ai exercé pendant trois années, de 1994 à 1997, les fonctions de chef du bureau renseignement en Nouvelle-Calédonie. Mes précédentes fonctions au bureau de la police judiciaire, à la direction générale, n'ont pu que me conforter dans cette opinion. C'est tout naturel mais ça l'est encore plus quand on le vit de près. Si l'on n'est pas capable de réaliser les missions de renseignement et de police judiciaire, on ne peut rien faire.
M. le Président : C'est un défi qu'il vous faut relever car sinon, vous prendrez, par rapport aux services de police, un retard difficile à combler. La présence des gendarmes sur le terrain, dans les villages, est toujours appréciée par la population, pas seulement ici mais partout en France. Quand vous proposez à un élu de supprimer une brigade, il lève les bras au ciel et il crie à l'assassinat. Pourtant, au fond d'eux-mêmes, ils savent bien que certaines brigades de gendarmerie n'ont pas pleinement leur justification sur le terrain. Il faut vraiment que cela évolue.
M. Roger FRANZONI : Pas seulement pour les gendarmes, mais aussi pour les familles et les enfants.
M. le Rapporteur : Y a-t-il parfois plus d'une brigade par canton ?
M. BONNIN : Dans un seul, à Oletta. Elle devrait prochainement être dissoute.
S'agissant du nombre des attentats en zone de gendarmerie en 1998, il a beaucoup baissé. Pour l'heure, en 1999, les chiffres ne sont guère supérieurs. Les gendarmeries de Corse subissent régulièrement des attentats. Notre caserne, ici au groupement a subi, en 1996, des impacts de balles dont la trace reste présente. Jusqu'en avril 1999, des attentats ont visé la compagnie de Ghisonaccia. On peut toujours dire que jusqu'à présent les attentats ont visé, de nuit, des bâtiments de service sans personne à l'intérieur. Cela a failli ne pas être toujours le cas. Les familles vivent dans les casernes. A Penta di Casinca, lors du dernier attentat, des balles ont traversé les cloisons de la cuisine d'un gendarme qui était en train de dîner. Cela ne peut pas ne pas marquer l'esprit des gendarmes, de leurs épouses et de leurs enfants, ni avoir une influence directe sur le service de la gendarmerie.
M. Roger FRANZONI : A Luri, des balles ont pénétré dans des chambres d'enfants.
M. le Président : Les trois gendarmes assassinés dont il est fait état sont-ils ceux d'Aleria ?
M. BONNIN : Deux à Aleria, un à Cargèse.
M. EYCHENNE : Le gendarme tué à Cargèse n'était pas visé. Il aidait quelqu'un à désamorcer une bombe.
M. BONNIN : J'ai un listing de trois pages dressant la liste des attentats contre des bâtiments des brigades de Haute-Corse. Dans les Alpes de Haute-Provence, on ne connaît tout de même pas cela. Quant au reste de la délinquance, elle est assez faible, hormis la délinquance routière qui est un fléau et une source de préoccupation pour la gendarmerie qui passe du temps sur les axes.
M. le Président : En matière d'infractions routières qui peuvent être à l'origine des accidents, le travail de gendarmerie est-il équivalent à celui réalisé sur le reste du territoire ?
M. BONNIN : Il est même plus développé que celui effectué sur le continent. Après qu'une infraction a été constatée, elle est renouvelée dix kilomètres plus loin. L'indiscipline fait partie du caractère corse.
M. Roger FRANZONI : Tant que l'on ne saisira pas les voitures, les gens ne paieront pas les amendes.
M. BONNIN : Le directeur du service de police judiciaire qui s'est exprimé hier a dû vous dire que depuis quelques années, on est revenu à des normes comparables à celles du continent, mais je ne vais pas parler de ce que je ne suis pas censé évoquer. Si ce n'était pas le cas il y a dix ou cinq ans, aujourd'hui les infractions relevées en droit sont poursuivies jusqu'au bout, ici comme ailleurs. Il existe un gros effort de recherche des infractions : cinq mille infractions, ce n'est pas rien.
Les causes d'accidents sont principalement la vitesse excessive pour 38,5 %. Ils se produisent le plus souvent sur les axes principaux, c'est-à-dire les routes nationales. Mais la présence de deux millions de touristes sur une période de deux mois et demi fait exploser les statistiques. Un nombre incroyable de véhicules français et étrangers est passé sur les routes de Corse.
M. Roger FRANZONI : Les jeunes se tuent au petit matin, à la sortie des boîtes de nuit.
M. Michel HUNAULT : Pas seulement en Corse !
M. Roger FRANZONI : Ici, c'est encore pire. Le plus lamentable c'est que les gens sont résignés.
M. BONNIN : L'alcoolisme est responsable de 7 % des accidents, ce qui est moindre que sur le continent.
Au regard du nombre d'escadrons de gendarmerie mobile prépositionnés sur l'île, on pourrait s'attendre à un meilleur renfort de la gendarmerie départementale, puisque sur le territoire de certaines brigades du littoral, la population " explose ". A Calvi par exemple, la population qui est de huit mille habitants en hiver est multipliée par quatre en été. Mais, pendant la saison estivale, les charges de la gendarmerie mobile pénalisent lourdement les détachements dont ils pourraient faire bénéficier la gendarmerie départementale.
M. le Président : Revenons-en plus précisément aux problèmes du renseignement, des relations avec les services de police, avec la magistrature et avec l'autorité judiciaire. Comment la gendarmerie a-t-elle vécu les événements liés aux affaires de paillotes ?
M. BONNIN : La gendarmerie sur l'ensemble du territoire national, à quelque niveau que ce soit, a très mal vécu l'affaire des paillotes. Voir un des hauts gradés de la gendarmerie de Corse se trouver dans une telle situation a bouleversé toute la gendarmerie, naturellement plus en Corse qu'ailleurs.
Cependant, au travers de mes déjà nombreuses visites d'unités, j'ai pu percevoir que la page était quasiment tournée. Certains en ont encore gros sur le c_ur mais depuis de nombreuses semaines, chacun fait en sorte que la gendarmerie poursuive ses missions dans la plus grande normalité, afin de recouvrer la confiance de la population - si tant est qu'elle l'ait jamais perdue - dans l'exécution de ses différentes missions. Dans les semaines qui ont suivi l'affaire, les quolibets et les plaisanteries de mauvais goût étaient assez nombreux. Je crois pouvoir dire qu'ils ont quasiment disparu et que chaque gendarme a retrouvé une certaine sérénité, sinon une sérénité certaine dans l'accomplissement de ses charges.
M. le Président : Comme officier de gendarmerie, comment expliquez-vous cette dérive alors que la gendarmerie est soucieuse d'appliquer scrupuleusement les règles qui comprennent notamment celle ne pas exécuter un ordre manifestement illégal ?
M. BONNIN : La loi le prévoit.
M. le Président : Cette dérive est-elle liée à la création du GPS ? La mise en place de cette unité particulière l'a-t-elle facilitée voire favorisée ?
M. BONNIN : Monsieur le Président, je serais bien en mal d'expliquer cette dérive. Franchement, je ne sais pas. A titre personnel, je pense que c'est une dérive de l'homme, plutôt que de l'officier de gendarmerie. Je pense que c'est avant tout une dérive psychologique de l'homme dans un milieu relationnel particulier, lui-même objet de dérives similaires. Cela dit, je ne connais pas du tout l'affaire.
M. le Président : Il ne s'agit pas de parler de l'affaire. Permettez-moi de rappeler que ce n'est pas seulement la dérive d'un homme. Pour être précis, il y a le colonel Mazères et il y a ceux qui l'assistent et qui sont des officiers en charge de responsabilités et non des exécutants de base. Il y aussi la dérive d'un autre gendarme, le colonel Cavallier, dont le comportement me paraît assez curieux et dont les motivations n'apparaissent pas très claires. Enfin, une autre dérive que notre déplacement nous permet de mieux saisir consiste en une volonté de la part de la gendarmerie de minimiser voire, dans une certaine mesure, de couvrir. Nous sommes un peu surpris d'entendre certaines déclarations sur les relations qu'a eues Cavallier avec sa hiérarchie, sur les rapports qu'il a faits de toute cette affaire et sur la manière dont il s'est comporté.
M. BONNIN : Je n'ai pas eu de relations directes avec eux.
M. le Président : Vous ne connaissiez ni Mazères...
M. BONNIN : Non.
M. le Président : ...ni Cavallier ?
M. BONNIN : Cavallier est de ma promotion de Saint-Cyr.
M. le Président : Précisément, qu'en pensez-vous en tant qu'homme ?
M. BONNIN : Nous ne nous sommes pas croisés depuis vingt-cinq ans. Il m'est donc difficile de porter un jugement sur lui.
M. Bernard DEFLESSELLES : Le colonel Rémy nous en a parlé. Certains ici connaissaient bien le lieutenant-colonel Cavallier. Capitaine, vous êtes en poste depuis longtemps ?
M. Jean-Luc GOBIN : Je connais le lieutenant-colonel Cavallier.
M. le Président : Etiez-vous sous ses ordres ?
M. Jean-Luc GOBIN : J'ai été sous ses ordres en gendarmerie mobile à Mont-de-Marsan, mais très peu de temps, puisqu'il est arrivé en septembre 1993 et qu'il est parti en décembre pour le Cambodge : je l'ai donc côtoyé trois mois à cette période. Ensuite, je suis parti au Sahara occidental pendant six mois. L'ayant quitté à la fin de l'année 1994, je l'ai très peu connu.
J'ai le souvenir d'un chef très fonceur. Il demandait beaucoup d'entraînement physique, mais je ne l'ai jamais vu donner de consignes particulières pour faire preuve de violence dans le cadre du maintien de l'ordre. Il appréciait énormément ses personnels. Il était d'une grande disponibilité sur le terrain. Il était là jour et nuit. On savait que c'était quelqu'un de brillant. Le colonel en parlerait mieux que moi pour ce qui est de Saint-Cyr. En tout cas, c'est quelqu'un qui ne laissait pas indifférents ses subordonnés, qu'ils soient gradés ou gendarmes.
M. le Président : Un officier brillant capable d'enregistrer une conversation, de traficoter une bande d'enregistrement... Cela vous paraît-il conforme à une certaine éthique ? Est-ce conforme au comportement d'un chef dont vous dites qu'il est par ailleurs digne d'éloges ?
Nous sommes en dehors de tout système traditionnel. Voilà un préfet qui choisit des officiers de gendarmerie, qui met en place un système avec des gens qui viennent des Pyrénées-Orientales où il était en poste auparavant. Tout cela est en dehors des règles habituelles de nomination.
L'une des propositions que nous serons sans doute amenés à faire sera de rendre impossibles des nominations de ce genre, car elles sont extrêmement dangereuses pour l'arme et pour les hommes. Vous dites que le trouble est dépassé parmi les vôtres, je le souhaite, mais dans l'opinion publique il faut se méfier des effets qui, à long terme, finissent par peser. Je ne suis pas persuadé qu'au fin fond de la France profonde les relations de l'opinion vis-à-vis de la gendarmerie nationale n'aient pas été quelque peu modifiées. A nous de dire quelles solutions nous préconisons.
Je ne pense pas que couvrir quelqu'un et faire jouer la solidarité soit la meilleure attitude. Je doute de la motivation prêtée à Cavallier par la gendarmerie, selon laquelle sa conception du rôle d'officier de gendarmerie était telle qu'il n'a pas pu supporter ce qu'on lui demandait de faire ou de couvrir. N'y a-t-il pas aussi des règlements de comptes, des vengeances, des sentiments moins nobles ?
M. Jean-Luc GOBIN : Je ne puis vous répondre.
M. le Président : Personne ne peut me répondre, pas plus le colonel Rémy que le général Lallement ou les autres. C'est cela le problème.
M. BONNIN : Avez-vous auditionné le colonel Cavallier ?
M. le Président : Pas encore.
M. BONNIN : Il vous répondra.
M. le Rapporteur : Durant cette période, en particulier avec la création du GPS, le commandant de légion avait une fonction opérationnelle qu'il n'a pas dans le schéma classique où il a plutôt une fonction administrative et de contrôle.
M. BONNIN : C'est exact.
M. le Rapporteur : Vous êtes maintenant revenu à ce fonctionnement ?
M. BONNIN : Tout à fait.
M. le Président : Que pensent du GPS ceux qui ont vécu la constitution de cette structure ? Vous paraissait-elle adaptée à la situation en Corse ?
M. Jean-Luc GOBIN : C'était une structure tout à fait adaptée aux problèmes rencontrés en Corse. Arrivé le 1er septembre 1998, j'ai vécu l'installation du GPS qui a pris officiellement ses fonctions à la même date. Dans le cadre de mes fonctions d'officier plus particulièrement chargé de la police judiciaire, j'ai eu à faire intervenir le GPS pour la première fois, en Haute-Corse, pour interpeller l'auteur présumé d'un assassinat. Sans le peloton de recherches et d'observation du GPS, d'une part, et sans l'action du peloton d'intervention, d'autre part, je doute que nous aurions pu obtenir la reddition de l'intéressé sans effusion de sang. Je pense que c'était un outil parfaitement adapté à la situation. C'était une structure composée d'hommes particulièrement motivés et sélectionnés, mais ce n'était pas une unité d'élite.
M. le Président : Ce n'était pas le GIGN ?
M. Jean-Luc GOBIN : Cela n'avait rien à voir. Au début, cette unité n'avait peut-être pas l'homogénéité d'une équipe légère d'intervention d'un escadron, parce que les gens ne se connaissaient pas encore suffisamment. Ils manquaient par ailleurs cruellement de matériels. Pour se déplacer, pour aller sur le terrain, ils devaient demander des véhicules ou du matériel. Je n'ai rien de particulier à dire contre le GPS, bien au contraire. Je trouve que son absence va nous faire cruellement défaut, en particulier pour les missions de surveillance, d'observation, de suivi et de filature.
M. le Président : Vous conviendrez avez moi qu'ils avaient des limites et qu'ils l'ont montré. S'ils étaient bons dans le domaine que vous indiquez, dans d'autres domaines, on ne peut pas dire qu'ils accomplissaient leurs missions avec succès.
M. BOMBERT : Ils n'étaient pas faits pour cela.
M. le Président : Ce qu'on leur demandait...
M. BOMBERT : ... n'était pas dans la doctrine. Ils étaient entraînés pour faire du renseignement et de l'observation. Ils prêtaient main forte en cas de coup dur. Dans ce domaine, ils excellaient. Ils n'étaient pas formés pour mettre le feu. Ils ont dû subir une certaine déstabilisation quand ils ont été " contraints " d'accomplir de tels actes.
M. BONNIN : Je partage tout à fait cette analyse. Il y a quelque chose de très fort dans une équipe. Lorsqu'on vous demande d'obéir à un ordre manifestement illégal, inconsciemment, on met tout en _uvre pour que cela échoue. C'est un peu l'idée que je me fais de cette intervention.
M. le Président : Certains disent qu'avec les gendarmes, on ne peut pas obtenir de renseignements en Corse. Que répondez-vous ?
M. BONNIN : Cela ne me paraît pas correspondre à la réalité et cela me vexe profondément. Il ne me semble pas que la gendarmerie apporte moins de renseignements que les autres services de renseignement. Que l'on me montre ce qu'apportent les autres services de renseignement pour établir une comparaison !
Par ailleurs, les structures traditionnelles de la gendarmerie en matière de recherche de renseignements sont aussi bien - ou aussi mal - adaptées ici qu'ailleurs. Une formation de base est dispensée aux sous-officiers de gendarmerie. Sur le terrain, une dynamique est donnée à tous les niveaux pour l'exécution de cette mission, plus ou moins grande selon le lieu où l'on exerce et les menaces qui pèsent.
En Haute-Corse, plus que dans l'Allier ou dans l'Aveyron, la qualité de l'exécution de la mission de renseignement est nécessaire. La difficulté est encore plus grande car dans certaines zones comme le Fiumorbo pour la compagnie de Ghisonaccia, voire dans certains secteurs de Balagne, la population est totalement fermée à l'emprise que pourrait exercer la gendarmerie à son égard pour la recherche du renseignement. On ne pratique pas la recherche du renseignement à l'égard d'un vol de poulets comme à l'égard d'armées clandestines qui recherchent l'indépendance par la force. Il convient de distinguer clairement les modes opératoires.
Le GPS et la brigade de gendarmerie à effectif de quatre sont deux extrêmes qu'il faut peut-être ramener à un juste milieu. Toutefois, parce qu'elle fait partie du maillage traditionnel de la gendarmerie au sein de la population, la brigade de quatre est peut-être à même d'apporter le renseignement qui convient. Parce qu'il avait quelques techniques particulières d'observation et disposait de moyens particuliers, le GPS était peut-être capable également d'apporter des éléments, à condition que chacun reste dans la mission légale confiée par la République à l'institution.
On ne peut pas dire que nous ne pratiquions pas le renseignement ou que nous ne sachions pas le pratiquer. D'autant que dès que nous disposons d'un renseignement et que nous le transmettons, d'autres services se précipitent dessus pour le recouper et l'exploiter.
M. le Rapporteur : Lors de la remontée du renseignement, comment son exploitation est-elle réalisée ? Avez-vous des réunions régulières ?
M. BONNIN : Une politique est définie. On cerne les menaces par rapport à la République au sens large et l'on s'organise pour collecter le renseignement correspondant à chacune de ces menaces. Il est sans doute plus facile de travailler sur la FNSEA ou le CDJA dans l'Aveyron que sur un mouvement clandestin, d'autant que, je le rappelle, la gendarmerie travaille en uniforme, au vu de la population. D'autres services mieux armés auraient pu infiltrer depuis longtemps ces milieux afin d'obtenir des renseignements. Il paraît que ce n'est pas le cas. On ne peut pas dire que la gendarmerie ne recueille pas de renseignements, car il faut comparer ce qui est comparable. Je m'insurge contre cette affirmation.
M. le Président : Les liens que vous évoquez sont-ils avec les renseignements généraux, avec les différents services de renseignements ? De ce point de vue, quelles sont vos relations avec la police nationale, notamment le SRPJ ?
M. BONNIN : Monsieur le Président, les relations avec les SRPJ de France et de Navarre sont toujours bonnes lorsqu'elles sont unilatérales, les SRPJ pratiquant une politique de présence active sur le terrain. Comme la DCPJ et, au-delà, la DGPN s'inscrivent dans le cadre d'un concept de sécurité intérieure entendu au sens large, la complémentarité des forces de police est essentielle au sein de notre pays, que ce soit en terme de police administrative, donc de recherche de renseignement, ou en terme de police judiciaire, vers le SRPJ. A mon sens, la complémentarité doit être bilatérale.
Les relations avec le SRPJ sont plutôt bonnes - le capitaine Gobin pourrait certainement en parler plus que moi -, dans la mesure où il y a communication réciproque des renseignements judiciaires et des éléments d'enquête relevés par chacun. Par exemple, au mois de juillet, nous avions collecté un renseignement sur la présence éventuelle d'Yvan Colonna en Balagne. Celui-ci a été transmis aux services de police, donc au SRPJ, donc à la DNAT qui, quelques jours plus tard, a monté une opération pour vérifier la présence de Colonna en fonction des informations que nous avions collectées. J'affirme que la complémentarité existe, peut-être avec des défauts car rien n'est jamais parfait dans quelque système que ce soit, et que le climat relationnel est plutôt bon. Je ne sais pas ce que vous a dit M. Veaux hier.
M. le Président : Rassurez-vous...
M. BONNIN : Je ne suis pas inquiet. Je n'ai pas à être rassuré, je fais un constat.
M. le Président : M. Veaux nous a dit que tout allait très bien.
M. Didier QUENTIN : Vous avez dit que la population était très fermée. Auparavant, vous nous avez indiqué que 47 % des effectifs avaient une durée de séjour inférieure à quatre ans, ce qui signifie, a contrario, que 53 % restent plus de quatre ans. Ces durées de séjour très longues sont-elles de nature à faciliter le travail de renseignement ?
M. BONNIN : Il faut se méfier des extrêmes. Les durées trop courtes ne sont pas favorables, les durées trop longues non plus. On peut se demander si un gendarme ou un policier qui a près de vingt ans de présence est toujours à sa place, s'il n'est pas un tant soit peu compromis. A cet égard, la bonification de service favorise peut-être l'accroissement de la durée d'affectation.
On en revient aussi aux attentats et à la manière dont vivent les brigades de gendarmerie dans le département de la Haute-Corse. Des personnels et des familles sont choqués et bouleversés par les événements qu'ils subissent. A quelques heures près, le mitraillage d'une caserne ou le dépôt d'un pain d'explosif peut tuer des épouses ou des enfants. Parmi ceux qui sont restés moins de quatre ans, la grande majorité ont demandé à partir après avoir connu un tel événement.
M. Bernard DEFLESSELLES : Colonel, vous venez d'évoquer vos bonnes relations avec le SRPJ.
M. BONNIN : Je me dois de préciser que selon l'organisation traditionnelle de la gendarmerie, l'interlocuteur privilégié du patron du SRPJ est plutôt le patron de la section de recherche, unité spécialisée au niveau du commandant de légion.
M. Bernard DEFLESSELLES : Avec le SRPJ, vos relations sont donc plutôt bonnes et s'effectuent en pleine complémentarité. Quelle est la nature de vos relations avec les autorités judiciaires ? On sait que le préfet Bonnet s'était appuyé davantage sur la gendarmerie que sur la police nationale. Le fait que nous changions d'époque a-t-il une incidence ? Avez-vous maintenu avec les autorités judiciaires, la complémentarité qui doit normalement exister ?
M. BONNIN : Je crois pouvoir l'affirmer. Je n'ai aucune difficulté, je me sens parfaitement en phase avec l'autorité judiciaire. J'espère que c'est réciproque. Cela se passait très bien avec le précédent procureur de la République, cela se passe très bien avec ses substituts, cela se passe très bien avec les magistrats chargés de l'instruction, cela se passe également très bien avec les magistrats de la 14ème section à Paris. Nous sommes très régulièrement en contact téléphonique. Je me rends aux réunions organisées par la 14ème section tous les deux ou trois mois pour faire le point sur les enquêtes qui la concernent. Il me semble qu'il n'y a pas d'ombre dans les relations avec l'autorité judiciaire.
M. Bernard DEFLESSELLES : Et avec le pôle économique et financier ?
M. BONNIN : C'est plutôt la section de recherche qui traite, en liaison avec le magistrat, les grosses affaires comme celle du Crédit agricole.
M. le Président : Il existe des magistrats spécialisés. Nous en avons rencontré hier.
M. BONNIN : Dans les unités de recherche de Haute-Corse et plus particulièrement à la section de recherche d'Ajaccio, nous avons des enquêteurs spécialisés en matière de délinquance économique et financière.
M. Bernard DEFLESSELLES : Vous estimez donc que ce changement d'époque, c'est-à-dire la normalisation des relations entre la préfecture et la gendarmerie et la police nationale, ne vous pénalise pas aujourd'hui. Il n'y a pas de " retour de bâton ".
M. BONNIN : Franchement, non.
M. Jean-Luc GOBIN : En ce qui concerne la Haute-Corse, absolument pas !
M. BONNIN : Les rapports ont toujours été très courtois et francs avec le parquet et l'instruction.
M. le Rapporteur : Une éminente personnalité nous a parlé d'une " guerre des saisines ". D'autres interlocuteurs nous ont dit que la gendarmerie était saisie de l'affaire du Crédit agricole et s'en sont étonnées, s'estimant mieux placées. On l'a vu clairement dans l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac où pratiquement tous les services étaient saisis : la DNAT, le SRPJ, la gendarmerie via l'affaire de Pietrosella. N'y a-t-il pas une absence de règles, de clarté dans la façon dont les magistrats décident de confier telle ou telle enquête à tel ou tel service ? N'est-ce pas source de confusion, de concurrence ou de compétition au mauvais sens du terme entre les différents services ?
M. BONNIN : Malheureusement ou heureusement, le code de procédure pénale prévoit, autorise, encourage cette concurrence. Il va de soi que ce n'est pas tous les jours facile à vivre. Lorsque la gendarmerie s'est impliquée totalement dans une affaire judiciaire, y a consacré des moyens, a envoyé des personnels de Bastia à Corte ou en Balagne, il n'est pas agréable de constater deux heures après la présence sur place de deux fonctionnaires du SRPJ. Pour quelle raison ? Ils ne sont pas saisis, ils vont peut-être l'être. Cela n'est pas très positif. Après qu'un attentat a été commis à Bastia, je n'ai jamais vu des enquêteurs de la gendarmerie venir voir ce qui se passait, alors que les fonctionnaires de police sont en train de constater l'événement.
M. Bernard DEROSIER : En d'autres termes, souhaiteriez-vous que les choses soient précisées, puisque le code de procédure pénale ne prévoit pas que des fonctionnaires du SRPJ doivent venir quand la gendarmerie est chargée d'une enquête ?
M. BONNIN : Si la précision était de nature à minimiser l'action de la gendarmerie, je préférerais que non. Les officiers de police judiciaire, qu'ils soient gendarmes ou policiers, qu'ils soient de la brigade territoriale de Saint-Sulpice-les-Feuilles ou de Calvi, qu'ils soient de la section de recherche d'Ajaccio, de la Division nationale anti-terroriste ou du SRPJ de Bastia, qu'ils soient gendarme, lieutenant-colonel, général, directeur du SRPJ ou policier de base ont tous exactement les mêmes capacités et compétences au regard du code de procédure pénale.
M. Bernard DEROSIER : Je ne parle pas de compétence, je parle de territorialité.
M. BONNIN : Il faut bannir le paradoxe de la concurrence négative qui fait dire à certains magistrats - ce n'est pas le cas ici, je parle de mon expérience d'officier du bureau de la police judiciaire de la Direction générale de la gendarmerie - que, bien que le code de procédure pénale ne le précise pas, tous les vols à main armée et les crimes de sang relèvent nécessairement de la police judiciaire, c'est-à-dire de la police nationale. Si c'est la précision que vous souhaitez apporter, je ne la souhaite pas.
M. Bernard DEROSIER : Je ne souhaite pas de précision, je vous demandais si vous la souhaitiez.
M. BONNIN : Je ne la souhaite pas dans ce sens. Elle n'est pas suffisamment qualitative pour amener la meilleure satisfaction possible du citoyen et de la population que nous recherchons tous. Le magistrat doit, en principe, saisir le service qui paraît avoir alors les plus grandes compétences pour conduire l'affaire à son terme.
M. le Rapporteur : Je comprends qu'il puisse y avoir, y compris pour le magistrat, une concurrence positive. Je pense qu'avoir la possibilité de saisir plusieurs services est aussi une garantie pour le magistrat.
M. BONNIN : C'est un avantage que la France a conservé.
M. le Rapporteur : Mais cela peut être aussi très négatif. On a constaté des dysfonctionnements dans l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac. La concurrence peut être aussi très destructrice entre des services qui ne communiquent plus entre eux. La gendarmerie a mal vécu d'avoir été dessaisie. C'est vous qui collectez le renseignement, mais ce n'est pas vous qui l'exploitez. Il y a là une source de conflits potentiels et de dysfonctionnements, dans des situations de tension forte, ce qui est la cas de la Corse, avec une pression du terrorisme, une pression médiatique et politique, car vous avez une hiérarchie très présente qui veut des résultats. Tout cela est de nature à provoquer des dérapages.
En matière de terrorisme, un juge d'instruction peut saisir la gendarmerie d'une affaire et la DNAT d'une autre affaire, alors qu'elles peuvent avoir des points communs. D'une affaire à l'autre, on retrouve les mêmes éléments et les mêmes hommes. N'y a-t-il pas, là aussi, une grande source de confusion ?
Faut-il s'orienter vers une spécialisation plus forte ? Un service doit-il s'occuper du terrorisme ou bien faut-il maintenir la possibilité de faire appel à plusieurs services ? Il est difficile de savoir quelle voie privilégier.
M. le Président : Le fait de vous saisir systématiquement des affaires d'attentats contre les gendarmeries n'est-il pas contraire à la vision que l'on doit avoir du terrorisme en Corse ? Ceux qui commettent des attentats contre les gendarmeries sont sans doute les mêmes que ceux qui commettent des attentats contre les perceptions et les immeubles privés. Le mélange entre le terrorisme et le banditisme crapuleux est connu.
Tout le monde sait de qui l'on parle. Nous n'avons pas une longue expérience de ce territoire mais on nous a tout de suite dit qu'Armata Corsa, c'était François Santoni. On sait qu'il conduit une action dite nationaliste mais aussi une action liée au banditisme ordinaire. Pourquoi ne parvient-on pas à confondre ces gens qui continuent de s'exprimer à la télévision, à tenir des conférences de presse, à faire étalage de leur puissance ? Leur nombre se limite à quelques dizaines de personnes en Corse. Le soutien de la population au mouvement nationaliste n'est pas aussi large que cela. A mon avis les 20 % de voix obtenues par les nationalistes aux élections régionales s'inscrivent dans un autre contexte. Le mouvement nationaliste ne représente pas grand monde, alors que vous êtes un millier, auxquels s'ajoutent les effectifs de police, les brigades mobiles. Je comprends mal que l'on n'arrive pas à cerner ces gens-là.
M. BONNIN : La difficulté est de réunir des éléments de preuve selon le code pénal.
M. le Président : On parle de la police et de la gendarmerie mais l'Etat est un ensemble d'administrations. Or compte tenu du train de vie et des moyens dont disposent un certain nombre de nationalistes, si vous ne pouvez pas les viser sur le strict plan pénal, des actions parallèles comme les contrôles fiscaux doivent permettre de déterminer l'origine de leurs fonds. Pourquoi n'y a-t-il pas plus de coopération entre les différentes administrations d'Etat et les structures comme la vôtre, chargées de l'action judiciaire et pénale ?
M. BONNIN : C'est la raison pour laquelle la ministre de la Justice a prévu la création de pôles économiques et financiers dans certains ressorts de cours d'appel, dont celui de Bastia.
M. le Président : L'affaire d'Aleria date des années soixante-dix, nous sommes en 1999. Il a fallu trente ans.
M. BONNIN : La politique de la France à l'égard de la Corse n'a pas toujours été d'une grande clarté. Il ne faut pas reprocher aux gendarmes, aux policiers et aux administrations de ne pas avoir su trouver la bonne voie plus tôt. Encore faut-il que cette voie soit la dernière et que dans deux ans, on n'en revienne pas à des méandres. On ne peut pas prêcher quelque chose, d'un côté, et prêcher autre chose, de l'autre.
M. le Président : Colonel, je vous rassure. J'ai la même opinion que vous sur les variations politiques qui ont considérablement nui à la Corse. Cela a été catastrophique. Si on en est là, c'est sans doute d'abord le résultat de lignes politiques qui n'ont pas été clairement définies, de compromissions permanentes, d'ordres donnés. Chacun sait que le soir de la conférence de presse de Tralonca, on a dit aux gendarmes de rester chez eux et de ne pas faire de zèle. Nous le savons parce qu'on nous l'a dit.
M. Jean-Luc GOBIN : Je n'étais pas là. Mais nos camarades, en particulier du Cortenais, qui connaissent bien ce qui s'est passé à ce moment-là, nous ont tous dit - j'en prends à témoin le chef d'escadron EYCHENNE - que les gendarmes n'ont jamais reçu d'instructions pour rester en brigade.
M. le Président : Capitaine, ne nous dites pas cela ! Vos responsables nous l'ont dit. Devant la commission d'enquête, sous serment, le général Lallement nous a dit que les consignes qu'il avait reçues étaient : " ce soir, il faudra rester calme ". Ne venez pas nous dire le contraire, cela fait un peu désordre.
M. Jean-Luc GOBIN : Cet ordre n'est peut-être pas allé jusqu'à la brigade territoriale.
M. le Président : Cela m'inquiète encore plus.
M. Jean-Luc GOBIN : Monsieur le Président, je maintiens tout à fait. Il y a quelques mois, nous avons eu une discussion importante avec des camarades du terrain, des gens tout à fait fiables et qui nous l'ont montré en maintes occasions. Les yeux dans les yeux, nous les avons interrogés sur Tralonca : que faisiez-vous ce soir-là ? Quelles consignes aviez-vous reçues ? avez-vous reçu consigne de rester chez vous et de ne pas faire de zèle ? Ils nous ont répondu : " Nous n'avons absolument rien changé à notre mission de surveillance habituelle. La preuve, c'est qu'à un moment, une patrouille de gendarmerie de deux hommes qui se trouvait à un carrefour dans la nature a croisé un véhicule à bord duquel se trouvaient des gens plus ou moins cagoulés qui venaient probablement de Tralonca. " Cela prouve bien que les gendarmes n'avaient pas reçu de consignes particulières, au moins ceux-là. Peut-être ont-ils été inattentifs. Je veux tout de même y croire. Ces gendarmes ont été confrontés à un véhicule qui rentrait de la région de Tralonca. Ce sont des gens de Corte, qui sont là depuis très longtemps, qui sont fiables, qui nous ont confirmé ne pas avoir reçu d'instructions particulières pour ne pas être sur le terrain cette nuit-là.
M. le Président : J'abonde dans le sens du lieutenant-colonel, à savoir que les ordres donnés, les directions indiquées ont tellement varié au fil du temps que l'on a fini par s'y perdre. Je suis convaincu que la faiblesse n'est jamais une bonne politique et qu'à l'égard des nationalistes, il faut faire preuve d'une grande fermeté.
En ce qui concerne Tralonca, d'autres que le général Lallement nous ont dit que des négociations étaient en cours. Un certain nombre de points ont été évoqués dans la conférence de presse du FLNC à Tralonca, les réponses correspondantes ont été apportées par le ministre le lendemain sur place. Il paraît tout de même bizarre que les points évoqués correspondent aux réponses données. S'il n'y avait pas eu de négociations, on nous prendrait vraiment pour des niais.
M. BONNIN : Les gendarmes présents ici, comme les membres de l'administration, comme les fonctionnaires de police ont vécu ces méandres politiques. Peut-être attendent-ils qu'une ligne soit fixée pour décider d'être efficaces.
M. Michel HUNAULT : Lieutenant-colonel, vous avez indiqué qu'au mois de juillet, vous aviez obtenu un renseignement sur la présence de Colonna. Quel dispositif est mis en place pour le rechercher ?
M. BONNIN : La recherche d'individus fait partie du dispositif traditionnel de recherche du renseignement. Il s'agit de cibler dans la discrétion les différents sites ou familles d'accueil de manière à identifier la présence de l'individu à tel ou tel endroit. Dans la discrétion, cela ne signifie pas de vivre sous terre avec un périscope, mais d'agir dans le cadre de la démarche traditionnelle des brigades en matière de recherche du renseignement.
M. BOMBERT : Chez nous, le renseignement n'est pas le fait d'un service, il est le fait de chaque gendarme, chaque jour, dans sa brigade. Chacun a pour mission prioritaire sur le terrain de faire du renseignement en général, portant sur la connaissance des gens, des lieux. Les gendarmes sont d'abord des agents du renseignement de base.
M. le Président : Lorsque des responsables préfectoraux disent que de ce point de vue, la gendarmerie en Corse se montre discrète, vous vous élevez contre une telle appréciation qui ne correspond pas à la réalité ?
M. BOMBERT : Il convient ici de faire la part entre le renseignement, qui doit être une information recoupée, élaborée, et la rumeur, qui est très répandue en Corse. Plutôt que d'inonder les autorités de rumeurs, mieux vaut s'accorder le temps et le recul nécessaires pour déterminer si l'on a vraiment affaire à des renseignements fiables.
M. le Président : J'en reviens à la porosité. Compte tenu de ce que l'on dit sur la porosité des services de police, les gendarmes leur transmettent-ils volontiers des informations ?
M. BONNIN : Lorsqu'une information est de nature à les concerner ou les concerne, oui. Au-delà des réunions de police hebdomadaires, je suis en contact régulier avec le directeur départemental de la sécurité publique à Bastia et avec le directeur départemental des renseignements généraux de Bastia. S'agissant de l'état des relations avec les autorités de police locales, j'ai l'impression d'être en phase avec elles et j'ai l'impression qu'elles le sont avec moi.
M. le président : Avez-vous affaire au préfet adjoint pour la sécurité ?
M. BONNIN : J'ai affaire à lui pour la mission dont il est investi.
M. le Président : Cela vous paraît-il être une fonction utile ?
M. BONNIN : Après huit à neuf semaines de présence, je reste partagé. Je n'arrive pas à conclure. J'imagine que c'est un avantage pour les préfets de ne pas avoir à se préoccuper de tout ce qui a trait à la sécurité en terme d'effectifs et autres. J'imagine également que le fait qu'il soit quelque peu spécialisé dans cette mission permet une meilleure allocation des moyens. Je ne sais pas si c'est extrêmement efficace.
M. le Président : Ce n'est pas forcément une structure utile.
M. BONNIN : Nous travaillons avec les administrations. Nous avons traité de nombreux dossiers en commun avec la DDE sur les infractions en matière d'urbanisme. Nous avons même filmé le littoral. Nous conduisons une action non négligeable en commun. Nous travaillons également avec la DDAF en ce qui concerne les forêts. Avec le service des impôts, nous participons actuellement à l'examen d'un dossier sur les indemnités compensatoires de handicap naturel afin de vérifier que les subventions vont bien là où elles doivent aller, que le lieu de résidence de ceux qui la perçoivent ou de ceux qui voudraient la percevoir est conforme à la profession déclarée.
M. BOMBERT : Nous nous intéressons également aux éléments de train de vie qui font l'objet de dossiers au service des impôts. Cela a été lancé depuis un an.
M. le Président : Avez-vous le sentiment que lorsque vous transmettez des renseignements de ce type aux services des impôts, la mise en _uvre des poursuites est réalisée avec efficacité ?
M. BOMBERT : Il y a un autre problème qui est la mobilité des gens et la volonté de chacun d'agir. Jusqu'à une période récente, nous avions la chance d'avoir un fonctionnaire des impôts très spécialisé et très performant. Il faudrait toujours avoir des membres de l'administration de cette qualité.
M. le Président : En ce qui concerne vos effectifs, vous considérez donc qu'ils sont suffisants ?
M. BONNIN : Par rapport aux effectifs sur l'ensemble du territoire, force est de constater que nous sommes en nombre suffisant.
M. le Président : Vous nous avez indiqué tout à l'heure quel était le taux d'élucidation des dossiers.
M. BONNIN : Pour la délinquance, il est de 49,5 %.
M. le Président : Je crois pouvoir dire que cela n'a pas grande signification, car tout dépend des infractions considérées.
M. BONNIN : Cela correspond à la moyenne nationale.
M. le Président : Mais le taux d'élucidation des actes de terrorisme est sans doute très faible, comme pour les autres actes de violence physique. Comment l'expliquez-vous ? Des plans ont été mis en _uvre, dans les années 1995-1996. Seule une affaire a dû aboutir, alors que les faits se produisent souvent devant de nombreux témoins.
M. BONNIN : Les témoins sont frappés d'une amnésie immédiate, brutale et prolongée. C'est un paramètre important à évoquer. Pénétrer le milieu mafieux ou la mouvance nationaliste, les deux se recouvrant parfois, n'est pas simple. Je le répète, il faut comparer. Je ne crois pas que la DNAT ou la DCPJ aient fait beaucoup mieux que la gendarmerie.
M. le Président : Ce n'est pas la gendarmerie qui est visée, c'est le taux d'élucidation général.
M. BONNIN : Cela peut s'expliquer par le fait que, des années avant, l'autorité judiciaire n'était pas plus encline qu'une autre administration à aller plus loin. Cela me paraît très clair.
M. le Président : Parce que les autorités politiques changeaient souvent d'avis ?
M. BONNIN : Je n'y étais pas.
M. Roger FRANZONI : Ils veulent absolument des témoins visuels alors qu'ils ont souvent des présomptions graves et concordantes. La notion de faisceau de présomptions graves et concordantes permettrait des poursuites mais ils n'osent pas. Ils veulent que quelqu'un leur disent : " Je l'ai vu, c'est lui qui a tué ", alors que même dans la presse on écrit : il y avait ceci, il y avait cela. Un faisceau de présomptions permet d'engager des poursuites mais ils n'osent pas.
M. le Président : Hier, nous avons été extrêmement surpris d'entendre le président du tribunal de grande instance nous dire qu'à l'occasion d'une conférence de presse, trois avocats ont fait des déclarations aux termes desquelles il apparaissait qu'ils avaient participé à l'élimination physique d'un certain nombre d'individus. Ces gens-là sont toujours en exercice. Comment est-ce possible ?
M. Roger FRANZONI : Tout au moins, ils ont applaudi.
M. le Président : Comment peut-on revendiquer un acte, donc faire un aveu, et ne pas être inquiété ? On a dû mal à l'imaginer lorsque l'on vient de Belfort.
M. le Rapporteur : Pourquoi le parquet ne poursuit-il pas dans de tels cas ?
M. BONNIN : Je compléterai ma réponse à la question de la clarification des tâches entre police et gendarmerie. Si l'on prévoit une sorte de listing pour savoir à qui il revient d'intervenir dès lors qu'un événement à connotation judiciaire se produit, je crains qu'une telle distribution des tâches ne soit encore unilatérale, c'est-à-dire que tout ce qui concerne le nationalisme serait du ressort de la police nationale pour des raisons qui m'échappent, tous les OPJ ayant même qualité et même compétence. De plus, le maillage de la gendarmerie, sa présence quotidienne aux côtés de la population me paraissent être un atout majeur pour faire mieux dans ce domaine, dans les mois et les années à venir.
La gendarmerie en Haute-Corse s'est organisée de manière à être efficace. Dès l'an passé, les effectifs de la section de recherche d'Ajaccio, ont presque été doublés notamment en matière de délinquance économique et financière. S'agissant des crimes de sang, nous disposons de tous les moyens nécessaires pour relever le défi. Pour les violences, les vols à main armée et les attentats, nos capacités d'expertise sont également à la hauteur. Nous n'en gardons pas l'exclusivité. Dans l'affaire de la paillote, la cassette que vous avez évoquée a été expertisée par le laboratoire de la police nationale.
La collecte du renseignement qui est à la base de l'exécution de toute mission est bien l'affaire de la gendarmerie.
Le système pourrait être amélioré. J'évoquerai l'un des vieux dossiers de la direction générale, puisque j'ai eu à en connaître lorsque j'y étais, dont le colonel Rémy a dû vous parler hier. Vous le savez, un fichier dit des activités liées au terrorisme avait commencé d'être mis en _uvre en 1995 mais, pour des raisons diverses, le décret l'instituant a été abrogé quelques mois plus tard. Si ce fichier était à nouveau autorisé, cela faciliterait la tâche de la gendarmerie dans les régions concernées par les terrorismes. Car il n'y a pas un terrorisme en France, il y a des terrorismes différents. Même s'il existe parfois entre eux un certain tuilage, le terrorisme basque n'est pas le terrorisme de la Corse ou de la Bretagne.
La gendarmerie ne dispose pas des moyens informatiques appropriés pour procéder aux recoupements qui permettraient d'accroître l'efficacité de la mission de renseignement. Le fichier informatique du terrorisme détenu par les renseignements généraux est un fichier de police administrative qui fonctionne très mal et qui est très mal alimenté. Certes, le ministère de l'Intérieur souhaite en améliorer le fonctionnement et le rendre accessible aux autres partenaires, mais c'est un fichier de police administrative qui ne peut pas être utilisé comme le fichier de police judiciaire auparavant dénommé fichier des activités liées au terrorisme.
M. le Président : Lieutenant-colonel, nous vous remercions.
Audition de l'adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI, commandant de la brigade de Penta-di-Casinca, et lieutenant-colonel BONNIN
(extrait du procès-verbal de la séance du mercredi 1er septembre 1999 à Bastia)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
L'adjudant-chef Jean-Paul Tramoni et le lieutenant-colonel Bonnin sont introduits.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, L'adjudant-chef Tramoni et le lieutenant-colonel Bonnin prêtent serment.
M. le Président : Adjudant-chef Tramoni, présentez-nous la brigade de Penta-di-Casinca, dont vous êtes le commandant.
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : On a coutume de dire que la Corse est une montagne dans la mer. L'arrondissement comprend huit communes. La circonscription de la brigade a une longueur de dix kilomètres correspondant à la route nationale et à environ dix kilomètres de côte sablonneuse pas trop escarpée, bordée par la mer Tyrrhénienne. Son territoire recouvre 7 808 hectares. Nous sommes limitrophes de la brigade de Vescovato, au nord, et de la brigade de Cervione, au sud, qui fait partie de la compagnie de Ghisonaccia. La circonscription de la brigade est divisée en deux parties par la route nationale : la bande littorale, à l'est, et la zone montagneuse, à l'ouest, qui représente 60 % du terrain. Les routes transversales est-ouest conduisent aux différents villages. En Corse, la plupart des communes ont une sortie vers la mer. Sur les huit communes de l'arrondissement, cinq ont une sortie vers la mer, les trois autres sont situées en zone de montagne, à une altitude comprise entre 400 et 1 100 mètres. En période hivernale, la population est de 5 000 habitants. Elle peut être quintuplée voire décuplée l'été, passant à 25 000, voire 50 000 habitants. Selon les comptages de la DDE, la nationale draine de 9 000 véhicules/jour en janvier à 18 000 véhicules/jour l'été.
M. le Président : Où les touristes sont-ils accueillis ?
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Principalement dans des camps de vacances. Il sont de tailles différentes. Le camp de vacances mutualiste du CNRO, destiné aux retraités et aux actifs du bâtiment, comprend 900 lits et peut accueillir 1 200 personnes. Il existe des camps de vacances privés, comme celui de Albaserena, sur la bande littorale qui a défrayé la chronique pour avoir fait l'objet d'une intervention du génie pour défaut de permis de construire. Le camp a rouvert cette année avec moins de ressources et moins d'emplois. On trouve enfin des campings de cent à deux cents places et des hôtels de deux à quatre étoiles.
Dans la plaine, des exploitants agricoles cultivent la vigne, le kiwi et les agrumes, notamment les clémentines et les pomelos, mais ces derniers se commercialisent très mal. En montagne, les principales activités sont l'élevage bovin, caprin et ovins, ainsi que la charcuterie. Le reste de l'économie locale consiste dans l'artisanat - menuiserie bois et aluminium, ferronnerie et boyauderie - et dans le commerce, surtout autour de Folelli.
Folelli, où nous sommes, n'est qu'un carrefour, un hameau, un lieu-dit de la commune de Penta-di-Casinca. Penta-di-Casinca était un village de moyenne altitude où les gens se regroupaient. Avec l'électrification et le confort, les populations sont venues vivre dans la plaine, plus près des commerces, des écoles et du collège, provoquant la désertification de l'intérieur. Aujourd'hui la plaine attire non seulement la population et les commerces mais aussi la convoitise et la délinquance.
M. le Président : Dans ce secteur assez prospère, êtes-vous confronté au problème du racket ou de l'impôt révolutionnaire ?
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Il transparaît au travers de la dégradation par explosif des véhicules et des habitations. Lorsque, en procédant à des investigations, nous nous entendons répondre : " Je n'ai pas d'ennemis, je n'ai pas de dettes, je n'ai pas eu un mauvais comportement sur la route, je n'ai nui à personne ", nous soupçonnons le racket.
M. le Président : Il s'agit seulement de suspicion. Personne ne vient jamais vous dire qu'il est victime d'un racket ou soumis à l'impôt révolutionnaire ?
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Jamais.
Lieutenant-colonel BONNIN : C'est la chape de silence.
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : J'aurais bien voulu avoir ne serait-ce qu'une procédure pour pouvoir dire qu'une fois dans ma carrière quelqu'un a eu la force, le courage de le reconnaître. Je vous assure qu'il y a ici des gens solides, mais lorsqu'ils ont été ébranlés par une explosion, leur femme, leurs enfants, leur famille, leurs amis leur disent : " A ta place, je n'irais pas chercher plus loin ". Souvent, les victimes disent vrai en assurant n'avoir reçu aucun signe. Ils subissent une première explosion pour les mettre en condition. Ils doivent parfois remonter à des contentieux assez lointains pour faire des rapprochements.
M. le Président : Connaissez-vous dans votre secteur des gens qui ont un train de vie anormalement élevé par rapport à leurs revenus supposés ?
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Oui, j'en connais. A une époque, la hiérarchie de la gendarmerie nous a demandé d'établir la liste des gens dont le train de vie ne correspondait pas à leurs revenus, mais quelle suite a été donnée ? Je dis souvent aux gens qui viennent nous voir que nous sommes les agents de la force publique et que nous ne sommes ni des juges, ni des magistrats, ni des hauts fonctionnaires. Nous ne sommes pas des décideurs à même d'ouvrir ou de poursuivre l'instruction d'un dossier, nous recueillons des éléments de constatations et nous les transmettons. Heureusement, d'ailleurs. Il existe la séparation des pouvoirs.
M. le Président : Quand ces éléments sur le train de vie vous ont-ils été demandés ?
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : A mon arrivé à Bonifacio, ma première affectation en Corse, des notes étaient déjà adressées à la hiérarchie. L'année dernière, une telle demande a été renouvelée. Mais depuis, une équipe spéciale a été chargée de ces questions.
M. le Président : Nous l'avons rencontrée.
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Ici, j'ai en mémoire les deux frères Guazzelli fichés au grand banditisme, dont le frère était directeur du Crédit agricole. N'est-ce pas, monsieur Franzoni ?
M. Roger FRANZONI : Directeur général du Crédit agricole, président de la CADEC, premier vice-président de l'Assemblée territoriale.
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : C'est un élu de l'Assemblée territoriale. Il y a suspicion du braquage d'un Airbus en bout de piste à Poretta, il y a suspicion du braquage de la paie de la Légion, qui représentent des butins de plusieurs centaines de millions de francs, Des livres sous-entendent l'existence de liens avec La brise de mer. Lorsque je l'ai auditionné pour un banal vol de véhicule, il m'a déclaré être sans profession. Or sa maison a un mur de soutènement de soixante-dix unités et il se dit exploitant agricole. Cela est connu. Il y a bien une liste. Où se trouve-t-elle ? Entre les mains des hauts fonctionnaires des impôts ?
M. le Rapporteur : Manquez-vous d'informations sur la façon dont sont exploités les renseignements ?
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : C'est normal. Je suis un gendarme de terrain. Je côtoie le conseiller général et le maire. Nous avons des relations avec la préfecture. Au début de ma carrière, le directeur des services de la préfecture ne conversait qu'avec le commandant de compagnie et le commandant de groupement. Aujourd'hui l'information passe mieux. Cela est peut-être dû à la médiatisation. Il y a de nombreux dossiers à traiter. Nous travaillons beaucoup avec les administrations, beaucoup trop même, mais comme nous sommes des militaires disciplinés, nous n'osons pas dire non. Nous sommes parfois trop polyvalents. Qui trop embrasse mal étreint. Dans le domaine du renseignement, vous pourrez trouver des failles car nous avons beaucoup d'autres choses à faire. Mais je ne m'excuse pas.
M. le Président : Vous avez connaissance des gens dont l'enrichissement paraît sans commune mesure avec leurs revenus; vous avez du racket dont vous n'êtes pas informé et dont vous ne pouvez donc pas vous préoccuper; à l'évidence, un trafic a lieu sur le territoire de votre secteur. Que vous reste-t-il, à part la police de la route ?
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : C'est très important aussi.
M. le Président : J'en conviens.
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Il nous reste tout le contact avec la population.
M. le Président : A quelles fins puisque vous n'avez pas la possibilité d'aller au-delà ?
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Nous nous y évertuons tout de même. Vous estimez peut-être que ce n'est pas suffisant, mais si nous en faisions encore moins, que resterait-il ? Ce serait pire.
M. le Président : C'est une bonne réponse.
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : C'est pour cela que même après le cinquième attentat, nous continuons. Vous aurez compris que mon attitude n'est pas de composition, je suis là pour décrire le travail de ma brigade. La géographie exerce une influence. Dans la Somme ou dans la Brie, il faudrait chercher un monticule ou grimper sur l'estafette pour voir l'horizon. Ici, c'est différent. Dans la montagne, les gens vivent différemment de ceux de la plaine. Dans les écoles, 30 % d'élèves sont d'origine maghrébine. Le brassage influe aussi sur les comportements. Nous sommes en pleine mutation.
Il nous reste donc toute cette action, dans laquelle nous essayons tous les jours d'obtenir un progrès, aussi minime soit-il. Ce qui est fait après me dépasse. Nous faisons parvenir l'information par les procédures officielles, par des notes, par du renseignement, par des synthèses. Après, c'est autre chose.
M. le Président : Je reconnais que vous avez beaucoup de mérite car dans cet environnement, il doit être très difficile de continuer à y croire.
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Au Kosovo, des gendarmes doivent connaître des moments difficiles. En Corse, nous sommes dans une période difficile qui perdure.
M. le Rapporteur : Pourquoi dites-vous que vous êtes en pleine mutation ?
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Ici, c'est très sensible. Notre secteur connaît un renouvellement de la population. 30 % de Maghrébins représentent un apport différent dans les m_urs, dans la religion. Même si l'on ne s'en aperçoit pas, il y a quand même un comportement vis-à-vis des gens.
M. le Rapporteur : C'est différent de la culture corse ?
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : C'est très différent.
M. le Rapporteur : Vous sentez une rupture ?
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Sur une île, on est isolé et enclin au sectarisme. Les gens sont toujours sur la réserve.
M. Roger FRANZONI : Les Maghrébins se " corsifient " très vite. Ils se marient et au bout de vingt ans ils sont devenus plus corses que les Corses. Ils en acquièrent tous les défauts !
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Je tempérerai votre propos. Je rends service à des Maghrébins qui le méritent bien. Ils ne sont pas ici uniquement pour des raisons économiques. D'autres méritent d'être punis et de faire l'objet d'un PV comme tout Corse qui a commis un acte délictueux.
M. Roger FRANZONI : M. Tramoni soulevé une difficulté : il a cité un exemple aveuglant de personne ayant des ressources supérieures à leurs revenus. Le petit qui est sanctionné se plaint que certains soient intouchables.
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : En fait, les actions conduites par les agriculteurs sont initiées par quelques-uns. La grande majorité d'entre eux travaillent et paient leurs impôts mais les agriculteurs honnêtes en sont arrivés à un stade où ils disent qu'ils ne refusent pas de payer mais qu'ils recommenceront de le faire lorsque les autres le feront aussi. Certains ne paient pas l'eau, d'autres ne paient pas l'électricité.
M. le Président : C'est la situation typique d'une société effondrée.
M. Bernard DEROSIER : Vous dites que vous rédigez des rapports et qu'ensuite, leur utilisation vous échappe, ce qui est normal. Toutefois, après le dernier attentat dont une gendarmerie a été l'objet, est-ce la brigade visée qui a été chargée de l'enquête ?
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : La brigade y a participé jusqu'au quatrième attentat. Au cinquième, nous avons été dessaisis et une autre unité, la section de recherches, a procédé aux investigations.
M. Bernard DEROSIER : A chaque fois, un juge a-t-il été saisi pour procéder à l'instruction ?
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Oui. Il y a eu la période de flagrant délit, puis la période d'instruction. La 14ème section est intervenue quasiment à chaque revendication.
M. le Président : La 14ème section du parquet de Paris ?
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Oui.
M. le Président : Vous êtes corse, vous êtes en poste depuis longtemps. Recourir à une structure parisienne, à des magistrats de Paris, vous paraît-il approprié pour traiter ce genre de questions ? Vous dites vous-même que l'on connaît les tireurs. Que peuvent vous apporter ces gens venus de Paris si ce n'est vous obliger à faire de l'accompagnement, des gardes du corps et à mobiliser une voiture pour ouvrir la route ?
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : La réponse est contenue dans votre question.
M. le Président : Ils font tout de même un peu figure de shérifs ?
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Je n'ai pas eu l'occasion de les côtoyer.
M. Didier QUENTIN : Avez-vous eu affaire à eux concrètement ?
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Nous avons eu des contacts par téléphone et par fax mais pas physiquement sur place. Nous allons voir le juge d'instruction de Bastia. Les différents magistrats se sont déplacés à chaque fois.
M. le Président : Mais pas ceux de Paris. On ne conduit pas une instruction uniquement par fax et par téléphone.
M. le Rapporteur : Pour le dernier attentat, vous avez affaire à la 14ème section et à la section de recherches ?
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Pour les précédents, nous sommes restés saisis par la 14ème section.
Lieutenant-colonel BONNIN : On a fait monter en puissance la section de recherches. Pendant le temps de flagrance, qui dure généralement de quarante-huit à soixante-douze heures, la brigade territoriale participe au premier chef à la recherche de renseignements. Ensuite, elle ne peut plus poursuivre l'effort car toutes les missions de la brigade doivent continuer d'être assumées. L'unité spécialisée qu'est la section de recherches ou la brigade de recherches de Bastia ou une autre prend le dossier à bras-le-corps. Une information est ouverte. La brigade ne peut plus gérer complètement le dossier. En revanche, elle doit être associée à son évolution et ne pas être tenue dans l'ignorance. Par son savoir-faire, ses informations, sa connaissance des gens, elle est capable d'enrichir le dossier.
M. le Président : Votre zone de couverture comprend une zone frontière tournée vers l'Italie. Avez-vous observé entre l'Italie et la Corse des trafics qui emprunteraient la voie maritime ?
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Le dernier l'a été à Campoloro qui est du ressort de la brigade de Cervione, qui dépend de la compagnie de Ghisonaccia, en raison de la présence d'un port abri. Ici, il n'y a quasiment pas d'accès maritime, il n'y a pratiquement que des plages.
M. le Président : On parle de contrebande de cigarettes.
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Selon les informations qui me sont fournies par la douane et par mes collègues de Bonifacio, des bateaux partent du Maroc avec une cargaison de haschisch en direction des îles Baléares, puis se déroutent brutalement de l'itinéraire qu'ils avaient annoncé à la capitainerie. L'avion ou l'hélicoptère invisible de la douane note le changement de cap. Ces bateaux se dirigent vers la région de Naples - leur destination n'est pas la Corse -, mais en période de mer houleuse, ils se dirigent quasi systématiquement vers les bouches de Bonifacio. L'action concertée de la direction des douanes de Marseille, de celle d'Ajaccio, de l'avion, de l'hélicoptère et des garde-côtes permet ainsi des prises de plusieurs centaines de kilos. Récemment, deux bateaux se sont fait attraper hors zone parce que le mauvais temps les avait contraints à se mettre à l'abri, le premier, à Campo-Moro, près de Propriano, le second à Campoloro. Je n'ai pas eu connaissance d'autres trafics en Corse. Sur les dix kilomètres de côtes de ma brigade, je n'ai jamais connu de trafic, ni de stupéfiants ni de cigarettes. Par contre, les cigarettes font l'objet de vols.
M. le Président : C'est pourquoi vous protégez la SEITA, ce qui n'a pas empêché un hold-up, la semaine dernière.
Lieutenant-colonel BONNIN : C'était en zone de police nationale, monsieur le président.
M. le Président : Ah !
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Le trafic s'effectue parfois par l'intermédiaire de petits buralistes. La gendarmerie a résolu une affaire. Les buralistes d'ici ont été sanctionnés et n'ont plus l'agrément de la SEITA. Les cigarettes volées sont généralement exportées.
M. le Président : On dit que la verbalisation des Corses est exceptionnelle.
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Il vous suffirait de consulter mon registre pour vous persuader du contraire.
M. le Président : On dit aussi que l'on distingue un automobiliste continental d'un automobiliste corse au fait que le premier boucle sa ceinture et l'autre pas.
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : J'assure la surveillance des bistrots, à cause des machines à sous près des collèges, afin de contrôler que les parents bouclent bien leur ceinture. Je considère que cela fait partie de l'éducation. Les mamans réagissent mieux que les papas. Généralement, au retour, tout le monde boucle sa ceinture. C'est une action préventive. Ici, il faut savoir s'adapter car on trouve aussi bien celui qui va soigner sa vigne, que celui qui emmène sa femme passer une radio ou que la maman qui a trois enfants, dont deux en primaire et l'autre au collège. Mais il faut aussi savoir dire à quelqu'un : " Vous avez commis telle infraction qui aurait pu provoquer un accident grave, donc je vous verbalise ". Dans d'autres cas, comme le contrôle technique des véhicules, nous faisons preuve de compréhension. L'infraction est passible de 900 francs d'amende. Si nous le constatons, nous dressons un procès-verbal. Quand l'intéressé revient nous voir après s'être mis en règle, nous ne lui faisons pas payer les 900 francs.
M. le Rapporteur : Revenons sur le problème des machines à sous.
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : A la suite d'un bon travail de mes camarades de la BR, nous avons pu procéder à six fermetures administratives d'établissements équipés de machines à sous et à six mises en examen. C'est moi qui suis allé les chercher, notamment chez M. le maire et conseiller général, qui en avait une.
M. Roger FRANZONI : Castelli avait une machine à sous ?
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : En effet.
M. Roger FRANZONI : Il doit donner l'exemple.
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Je n'ai pas voulu demander à mon camarade de la BR d'y aller. Puisque je participais à l'enquête, je suis moi-même allé saisir la machine à sous.
M. Roger FRANZONI : Avez-vous des feux de maquis, ici ?
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Oui, mais moins cette année.
M. Roger FRANZONI : Quelles en sont généralement les causes ?
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Ceux du bord de route sont dus aux mégots, ceux qui éclatent dans des endroits inaccessibles sont liés à l'élevage. Il arrive aussi que le feu échappe à quelqu'un qui nettoie un bout de terrain.
M. le Président : Y a-t-il eu des blessés ou des morts ?
Lieutenant-colonel BONNIN : Un ou deux pompiers ont été blessés.
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Une femme est décédée dans un incendie au sud de Porto-Vecchio.
M. le Président : La présence de machines à sous est le résultat d'une action de la pègre.
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Que ce soit à Monaco ou ici, les machines à sous portent la marque de la mafia. Il y a eu deux grandes opérations. Celle dont je vous ai parlé concernait quatre-vingts machines, Christian Léoni était à la tête du réseau, mais il n'est qu'un lieutenant de ceux qui réalisent les investissements et que l'on ne connaîtra jamais. La seconde, à Corte, concernait cent machines à sous, a nécessité un important travail de fond de renseignement, de surveillance des individus suspects, de connaissance de leurs moyens de locomotions et de leurs revenus, avec les brigades.
M. le Président : Morachini a-t-il été arrêté ?
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Il a été arrêté et écroué à la maison d'arrêt de Borgo. Les commanditaires n'ont pas été découverts mais un sérieux coup d'arrêt a été porté à cette activité.
M. Roger FRANZONI : Disposez-vous de tout le matériel nécessaire : bureautique, véhicules ?
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Les conditions se sont améliorées.
M. le Président : Vous êtes chez vous en Corse puisque vous êtes d'origine corse. Le principe des annuités qui comptent double pour l'activité des gendarmes en Corse vous paraît-il justifié ?
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Oui. Je n'en reviendrai pas à l'histoire.
M. le Président : Nous ne sommes plus à la fin du XIXeme siècle. Restons-en à 1999.
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : A partir du moment où il y a eu plusieurs morts, on a été obligé d'inciter les volontaires à venir. Sans cette incitation, personne ne viendrait en Corse. J'ai fait la moitié de ma carrière sur le continent, j'aurais pu continuer à y constater des vols, des accidents et des atteintes diverses de la même manière, le code de procédure est identique. En venant en Corse, non seulement je suis revenu chez moi mais je bénéficie des annuités. C'est le seul avantage car ma paie est rigoureusement identique à celle du gendarme de Strasbourg. Nous n'avons pas de prime à l'outre-mer. Une limite a été posée. On fait cinq ans dans une unité et la durée en Corse est limitée à dix ans.
M. le Président : Dix ans dans la même unité ?
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Non, cinq ans dans une unité. On peut être maintenu en Corse jusqu'à dix ans. On s'est aperçu que la durée moyenne de présence d'un gendarme en Corse était de quatre années. Cela ne gênait pas trop. Cela ne me gêne pas de " faire annuité ", étant entendu que nous exerçons un métier militaire où l'on ne travaille pas huit heures par jour. D'après une étude, ce métier vieillit de dix ans de plus. Quand bien même on est en quartier libre, en repos ou en permission, on peut être appelé à intervenir. J'étais en permission quand on m'a appris que deux décharges de chevrotines venaient d'être tirées sur une personne sur un parking, j'ai accouru en jean. J'ai effectué la perquisition avant vingt et une heures.
M. Bernard DEROSIER : A-t-on identifié l'auteur du crime ?
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Les deux auteurs potentiels sont décédés dans un règlement de compte.
M. le Rapporteur : Ceux qui les ont éliminés ont-ils été identifiés aussi ?
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Ils sont en passe de l'être.
M. le Rapporteur : Le premier assassinat était-il un règlement de compte ?
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : On a évoqué toutes les hypothèses : la piste nationaliste, parce que la personne visée, qui n'était d'ailleurs pas la bonne, était autonomiste ; le contentieux commercial et le contentieux d'autre nature. En fin de compte, il nous est apparu qu'il s'agissait d'une affaire passionnelle qui avait mal tourné, avec des individus qui étaient sortis de prison, dont l'un était déjà connu au grand banditisme. Je ne vous en dirai pas plus car l'information est toujours ouverte.
M. le Président : Comment avez-vous vécu l'affaire du GPS, l'incendie des paillotes et l'incarcération d'officiers de gendarmerie ?
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Très mal. Nous étions tous troublés. Notre hiérarchie a dû nous réunir à plusieurs reprises, y compris la direction de Paris qui est descendue pour nous rassurer. Nous n'avons pas compris. Le procureur de la République de l'époque, ses substituts et les différents magistrats du tribunal de grande instance nous ont assurés de leur confiance. Le procureur de la République a dit : " Le GPS, je ne le connais pas, je n'ai pas travaillé avec eux ". Il m'a demandé si nous avions travaillé avec le GPS. Je lui ai répondu : " Je connais l'existence de cette unité mais elle n'a pas travaillé dans ma circonscription. Je ne les ai jamais reçus ".
Nous l'avons très mal vécu. En tant que commandant de région, le colonel Mazères était mon patron. J'étais une unité de sa région. Après les attentats, il est venu me voir avec le préfet adjoint pour la sécurité, M. Spitzer. J'avais senti quelqu'un de solide, un chef sur lequel je pouvais m'appuyer. D'ailleurs il m'avait dit : " Si vous avez un quelconque ennui, s'il y a des incidences sur les familles, faites m'en part ". Je lui en ai fait part. Lorsque des occasions se sont présentées, même les gendarmes les plus solides les ont saisies pour partir. Celui qui avait été le plus touché est allé sur le continent. Depuis le 4 janvier, la moitié de mon personnel a été remplacé, ce qui est considérable pour un territoire de huit communes et pose des problèmes. J'ai donc souvent dans l'estafette des nouveaux qui sont obligés de recourir à la carte et à la boussole.
M. le Président : Combien avez-vous de Corses ?
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Six sur cent quarante-huit personnes. Il y a très peu de recrutement. Cela est le résultat de causes multiples. Les événements d'Aléria en 1976, les ordres, les objectifs, directives, les orientations, les libérations malvenues, notamment celles intervenues onze mois après les arrestations de Spérone - elles n'ont d'ailleurs pas profité à certains qui ont été tués -, tout cela fait qu'ici, ce n'est pas aussi facile que dans le Berry.
M. le Président : Etiez-vous ici au moment de l'affaire de Tralonca ?
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Oui.
M. le Président : Vous avez entendu parler de l'ordre donné ce soir-là à la gendarmerie d'être calme, discrète ?
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Non, je ne l'ai pas perçu ainsi. Nous avions reçu, quelques jours avant, un message - j'ignore s'il se trouve dans les archives... 
M. le Président : Sans doute !
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : ... indiquant qu'il fallait vérifier tout mouvement de véhicules et tout ce qui pouvait s'assimiler à un rassemblement. Chaque fois que quelque chose est pressenti par les renseignements généraux, on nous demande de faire ce genre d'observation, de noter un passage plus particulier que d'autres, comme lorsqu'il y a un match à Furiani, le samedi soir, ce qui est assez fréquent. Mais le lieu n'était pas défini. Des rassemblements clandestins se sont produits dans différentes régions. Il est apparu que certains journalistes et même certains officiers de police avaient le discours clandestin avant qu'il ne soit prononcé mais cela n'est plus de mon niveau.
M. le Président : Vous savez tout de même qu'un certain nombre de renseignements obtenus par la gendarmerie, notamment quant à l'identification des personnes qui avaient participé à la conférence de presse de Tralonca, n'ont jamais été exploités puisqu'il n'y a pas eu de suites judiciaires.
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Cela ne m'étonne pas, puisque tous les précédents rassemblements qui ont fait l'objet de comptes rendus dans la presse n'ont pas fait l'objet de procédures non plus.
M. le Président : Il y a tout de même une différence de niveau entre trois membres d'Armata Corsa qui se retrouvent dans le maquis pour faire une déclaration et une conférence réunissant trois cents à six cents personnes avec des bazookas, des mitraillettes, des armes lourdes.
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Il y avait déjà eu des rassemblements... 
M. le Président : Aussi importants ?
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : ... avec des bazookas et un armement impressionnant. Donc, cela ne m'étonne pas. La gendarmerie avait fait son travail quelques années auparavant. Elle avait établi l'organigramme et les structures du FLNC et d'autres structures nationalistes. Cela avait été mis en exergue par certains et un chef de corps, colonel commandant la région de Corse avait fait l'objet d'un rapatriement sur le continent avec sanctions. Je réponds ainsi à l'étonnement que vous avez manifesté tout à l'heure.
M. le Rapporteur : En quelle année ?
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : 1985. Cela remonte entre dix et douze ans.
M. le Président : Notre commission présente la particularité d'enquêter sur deux périodes : 1993-1997 et 1997-1999. Vous le savez, en 1997, est intervenu un léger changement à la suite d'une décision heureuse du Président de la République. Comme cette commission d'enquête est, de surcroît, composée à la proportionnelle des groupes parlementaires composant l'Assemblée nationale, nous nous amusons de temps en temps. Nous voudrions cerner les tenants et les aboutissants de l'affaire de Tralonca, ce qui est déjà fait en grande partie, comme nous cernerons les tenants et les aboutissants de l'affaire de la paillote. Le rôle de la gendarmerie n'est d'ailleurs pas le même dans l'un et l'autre cas. A Tralonca, vous aviez en grande partie identifié les participants au rassemblement. Nous avons des témoignages d'autorités de la gendarmerie qui nous ont confirmé avoir reçu l'ordre sur le plan politique de ne pas intervenir, c'est-à-dire non pas de ne pas faire d'investigations mais d'être calme, de ne pas faire de vagues.
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : La formule exacte était : " Ne pas rompre la trêve ". C'est net.
M. le Président : Lieutenant-colonel, il y a une légère nuance dans le propos. Ne pas rompre la trêve équivaut à laisser faire... 
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Non.
M. le Président : A supposer que vous ayez connu le lieu du rassemblement, ce que personnellement je crois, parce que je doute qu'en Corse, à cette période-là, en dehors de la période estivale, on rassemble quatre cents à six cents personnes sans que cela se remarque... 
M. Roger FRANZONI : Surtout à Tralonca !
M. le Président : ... la mission, l'ordre qui vous avait été donné était de ne pas intervenir.
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Non, ce n'était pas cela. Vous orientez le point de vue. (sourires)
La mission du gendarme sur le terrain, c'est de noter les véhicules et de rendre compte. Nous sommes des militaires. Nous aurions dit : " Nous constatons telle situation ". Nous n'avons pas l'initiative, à ce niveau-là, avec cette affluence, avec le nombre de véhicules et censément avec le peu d'effectifs. En tant que militaires, nous n'allons pas monter à l'assaut avec trois fantassins pour dire que nous sommes intervenus. C'est le raisonnement militaire. Lorsque je pars avec un gendarme, je veux rentrer avec lui. La mission définie n'était pas de ne pas intervenir. Pour autant que je m'en souvienne, elle était définie ainsi : il va y avoir un rassemblement, il faut noter tout fait particulier, tout déplacement anormal de véhicules et rendre compte. En tant que commandant de brigade, j'envoie deux gendarmes qui appellent le planton. Le planton me rend compte. Je rends compte à mon commandant de compagnie qui fait de même. A chaque niveau, des gens évaluent les risques, le rapport de forces et qui décident de l'intervention. S'ils n'ont pas les moyens d'intervenir, n'importe quel chef militaire ne mettra pas en danger ses troupes et sa situation.
M. le Président : Ayant la responsabilité d'examiner comment les choses se sont passées, je dis simplement qu'après le compte rendu que vous auriez fait si vous aviez été informé d'un passage de véhicules permettant d'imaginer qu'un rassemblement avait lieu à Tralonca, vous auriez attendu l'ordre longtemps parce qu'il n'aurait pas été donné, tout simplement parce que la mission était de ne rien faire. Je vous donne cette information qui provient de vos autorités hiérarchiques.
M. Didier QUENTIN : On peut se poser la question des effectifs qui auraient été nécessaires pour neutraliser un groupe de ce genre.
M. le Président : Il nous a été dit que l'ordre avait été donné par le préfet adjoint pour la sécurité au général Lallement, qui ne l'a peut-être pas transmis aux brigades. Il a intégré dans sa démarche le fait qu'on lui avait dit qu'il fallait rester calme. Des comptes rendus lui ont été fournis, puisqu'il apparaît qu'entre dix-huit et dix-neuf heures, lorsque cet ordre a été donné, un certain nombre de renseignements faisant état de mouvements de véhicules commençaient à remonter des brigades. Il n'y a pas eu d'ordre donné, de sorte qu'il ne s'est rien passé. On avait recueilli les renseignements mais comme il fallait s'arrêter là, on n'a rien fait.
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Ne pas rompre la trêve ", cela part de 1990.
M. le Président : Oui, bien sûr. Il ne s'agit pas de montrer quelqu'un du doigt. Si je vous ai dit que la commission avait vocation à s'intéresser à deux périodes, qui sont deux périodes politiques différentes, c'est parce que, dans cette affaire, tout le monde porte une responsabilité. Elle est liée au laxisme dont on a fait preuve. Je pense qu'il faut faire preuve de fermeté, non pas en apparaissant chaque semaine dans Paris-Match, mais en faisant preuve de continuité dans l'action que l'on mène. Si un jour on dit blanc et si le lendemain on dit noir, on décourage les bonnes volontés. Vous le dites vous-mêmes, à quoi bon agir si on vous demande ensuite de tout arrêter.
Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Nous faisons notre travail, nous constituons un dossier, nous constituons une procédure, mais après... 
M. le Président : Il est décourageant de connaître des types dont vous savez qu'ils sont inscrits au fichier du grand banditisme, dont vous savez qu'ils vivent totalement en dehors de la légalité et de ne pouvoir rien faire. Vous et vos collaborateurs avez le sentiment qu'ils jouissent de l'impunité et vous devez vous interroger. Vous verbalisez le quidam mais vous ne pouvez pas toucher à ceux qui ont un peu de pouvoir. C'est décourageant.
M. Roger FRANZONI : Mon cher collègue, jusqu'à présent, on ne maîtrisait pas la météo. Nous sommes dans une île où le vent changeait souvent. Aujourd'hui, on maîtrise la météo et il faut faire en sorte que le vent ne tourne pas.
M. le Président : Adjudant-chef Tramoni, il nous reste à vous remercier.
Audition du Major GUILLORIT,
commandant par intérim de la compagnie de gendarmerie de Ghisonaccia, et du lieutenant-colonel BONNIN
(extrait du procès-verbal de la séance du mercredi 1er septembre 1999 à Bastia)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
Le Major Guillorit et le lieutenant-colonel Bonnin sont introduits.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, le Major Guillorit et le lieutenant-colonel Bonnin prêtent serment.
M. le Président : Major, nous souhaiterions, d'une part, que vous évoquiez les difficultés spécifiques à la Corse, et, d'autre part, que vous nous indiquiez comment vous et vos hommes avez vécu les événements récents dans lesquels un certain nombre des vôtres ont été mis en cause. Comment voyez-vous l'avenir ? Quelles solutions pourriez-vous suggérer ? Vous le savez, nous sommes chargés d'enquêter sur les dysfonctionnements des forces de sécurité, gendarmerie et police. Nous n'évoquerons pas vos relations avec la DNAT...
Major GUILLORIT : Nous avons toujours très bien travaillé avec la DNAT.
Les difficultés géographiques sont liées à la physionomie de la circonscription. Plusieurs brigades sont situées en montagne, les brigades de Piedicroce, Ghisoni, Prunelli, Vezzani et Moïta, éloignés de la plaine où est effectué l'essentiel du travail. La brigade d'Aléria est trinômée avec les brigades de montagne de Vezzani et de Moïta. Au nord de la circonscription, la brigade de Cervione est jumelée avec celle de Piedicroce qui est à l'extrémité nord. Les déplacements sont très longs, non seulement pour aller voir les unités, mais également pour les militaires d'astreinte. S'ils doivent réaliser plusieurs interventions au cours de la nuit, ils doivent effectuer des va-et-vient dans la plaine.
M. le Président : Avez-vous mis en place des permanences le samedi et le dimanche ou le soir comme sur le continent ?
Major GUILLORIT : Le système est exactement le même que sur le continent. Il existe des permanences de nuit de dix-neuf heures à sept heures du matin. Pour un secteur trinômé, il y a une brigade d'astreinte, au prorata des effectifs. Par exemple, l'unité de Ghisoni, qui est à effectif de dix, assure quatre astreintes par semaine, tandis que les deux autres unités, à effectif de six, n'en assurent que deux.
Lieutenant-colonel BONNIN : Les normes de fonctionnement sont exactement les mêmes que celles en vigueur sur le continent. Elles prévoient notamment un renvoi des appels à dix-neuf heures, sauf incident particulier, vers le centre opérationnel de gendarmerie (C.O.G.) situé dans les locaux du groupement de Bastia. Il a une vision globale du département pendant la nuit, il sait à quel moment telle ou telle patrouille est disponible et où elle se trouve afin de gérer les appels et d'envoyer des hommes sur les lieux d'incidents. Comme sur le continent, il est évident que lorsqu'un incident se produit à cinq cents mètres d'une brigade, on fait sortir les gens de cette brigade, même si sa sortie n'était pas programmée. Il n'existe pas de gendarmerie en état de non-fonctionnement la nuit.
Major GUILLORIT : N'oublions pas qu'à côté de l'effectif gendarmerie départementale, nous avons les renforts de gendarmerie mobile, basés à Solenzara, à effectif d'un peloton, c'est-à-dire vingt-cinq à trente hommes. Durant la saison estivale, la plupart - actuellement douze militaires - sont détachés dans les brigades côtières, c'est-à-dire Ghisonaccia, Aléria et Cervione. Ils sont utilisés pour les patrouilles de nuit et les patrouilles de surveillance de banque, le matin et l'après-midi, et des commerces, afin de lutter contre les vols à main armée. A cette mission devenue régulière depuis plusieurs années s'ajoutent des missions ponctuelles de renfort de police de la route de jour ou de nuit, notamment pour les contrôles de vitesse et d'alcoolémie.
Les conditions géographiques entraînent de longs délais d'intervention. La nuit, les patrouilles communiquent au centre opérationnel de gendarmerie leur emplacement approximatif afin de pouvoir mobiliser la patrouille la plus proche d'un événement.
M. le Président : Combien de temps faut-il pour venir du fin fond de la brigade la plus éloignée ?
Major GUILLORIT : Pour intervenir entre Aléria et Cervione, la brigade de Piedicroce met trois quarts d'heure. Sur la carte, cela ne semble pas très éloigné mais la route est une des plus difficiles. Si une patrouille de gendarmerie mobile ou la brigade d'Aléria se trouve dans le secteur, le COG l'envoie systématiquement.
Lieutenant-colonel BONNIN : C'est la raison pour laquelle j'insistais ce matin sur la nécessité de l'adaptation permanente de notre dispositif. Il est flagrant que des brigades à effectifs réduits ne doivent plus vivre là où elles vivent et que leurs effectifs doivent être redistribués là où l'on en a besoin, notamment sur la façade littorale.
Major GUILLORIT : La deuxième grande difficulté est la mentalité de la population locale. Je veux parler de la fameuse loi du silence. Dans leurs enquêtes, les gendarmes ont de grandes difficultés à avoir des contacts francs, à obtenir des renseignements. Les gens ont vu, savent mais ne veulent pas parler par peur de représailles, de menaces.
J'espère que dans l'avenir, avec l'arrivée de nouvelles générations, cette mentalité évoluera, mais la famille corse est bien ancrée, les traditions se transmettent de génération en génération. C'est un obstacle important.
M. le Rapporteur : Plus particulièrement ici ?
Major GUILLORIT : Les contacts que nous avons avec nos collègues des autres compagnies et des groupements du sud montrent qu'il en est de même ailleurs. C'est peut-être un peu plus marqué chez nous car notre territoire comprend la région du Fiumorbo, berceau du nationalisme où les relations avec la populations sont assez distantes. La brigade de Prunelli, située au c_ur de cette région, parvient à obtenir des contacts avec certaines figures locales du nationalisme mais c'est très restreint. Chacun se méfie de l'autre. Cela ne peut pas durer ainsi.
M. le Président : Quand vous parlez de figures du nationalisme, on a l'impression que ce sont des milliers de personnes. Or cela représente des effectifs relativement limités. Les nationalistes, au sens strict du terme, sont peu nombreux. L'immense majorité de la population en est détachée.
Major GUILLORIT : Ce n'est heureusement pas la majorité, mais la peur existe chez un très grand nombre. Le renseignement que nous devons obtenir de la population dite saine, avec laquelle nous avons ou nous pourrions avoir des contacts se heurte à une barrière restée pour cette raison jusqu'à présent infranchissable. Les gendarmes me rapportent que les nationalistes sont peu nombreux mais que la population saine a peur de cette minorité. Je ne dis pas qu'il font régner la terreur mais l'on n'en est peut-être pas loin car on ne nous dit pas tout. A Prunelli, on vous dira la même chose.
M. le Président : Depuis quand êtes-vous ici ?
Major GUILLORIT : Depuis deux ans.
M. le Président : Vous n'avez donc pas connu la période 1995-1996 qui a été marqué par de nombreux règlements de compte entre nationalistes. Y en a-t-il eu ici ?
Major GUILLORIT : J'en ai entendu parler. Nous n'avons pas connu d'assassinats dans les dernières années mais je crois savoir qu'il s'en est commis il y a cinq à dix ans. Chez nous, les règlements de compte, c'est l'attentat à la dynamite. Il y a l'attentat nationaliste par idéologie, l'attentat à motivation commerciale, l'attentat à motivation familiale, que l'on ne trouve pas sur le continent où les différends se règlent à coups de poing. Ici, ce n'est pas le cas. C'est peut-être un peu plus lâche. On dépose un bidon de nitrafioul. A mon arrivée, j'ai été très surpris de constater que le moindre incident prend des proportions phénoménales et se règle de cette manière-là.
M. le Président : Qu'en est-il de l'identification des auteurs ?
Major GUILLORIT : Quand on interroge les victimes, elles ne savent rien. Nous ne sommes pas dupes. Elles savent très bien que si elles parlaient, elles auraient de gros problèmes. Nous l'avons encore constaté lundi matin avec un attentat contre deux camions de travaux publics à Prunelli. La victime en est au vingtième depuis dix ans. Ce patron nous a déclaré n'avoir jamais été menacé et ne pas savoir d'où cela venait. C'est prendre les gendarmes pour des imbéciles, mais nous n'allons pas le placer en garde à vue pendant vingt-quatre heures pour lui faire dire la vérité. Nous sommes bien obligés de nous contenter de ce qu'il nous dit.
Dans un lotissement voisin de la brigade vit une famille que l'on pense honorable qui faisait construire deux petites maisons jumelées destinées à la location. L'explosion d'une bouteille de gaz dans le vide sanitaire a détruit la salle de bain et soufflé les parpaings de la fondation. Ils nous ont fait la même réponse: " On ne sait pas pourquoi, nous n'avons jamais reçu de menaces, c'est inexplicable ". Le bâtiment est resté en l'état. A la sortie de Ghisonaccia il y a également différents projets de construction qui ont été plastiqués. C'est resté en l'état ! Une autre maison en construction est abandonnée depuis vingt ans parce que le promoteur s'est enfui avec les sommes qu'il avait commencé d'encaisser.
Telles sont les difficultés que l'on rencontre avec cette mentalité spécifique à la Corse. Après vingt-sept ans de carrière, je n'avais jamais rencontré cela ! On me dit que je dois m'y faire. J'ai beaucoup de mal. Ce comportement est en partie lié à nos résultats. En matière d'attentats et de vols à main armée, les résultats sont très faibles.
M. Bernard DEROSIER : Ces attentats ne relèvent pas du terrorisme mais du droit commun ?
Major GUILLORIT : Bien entendu. Nous savons très bien que cela n'a rien à voir avec le nationalisme. C'est purement commercial.
M. le Président : Quelle autorité de justice est généralement saisie de ces affaires ?
Major GUILLORIT : Le parquet de Bastia.
M. le Président : Pas la 14ème section ?
Major GUILLORIT : Non. Nous faisons la différence entre le terrorisme nationaliste et le droit commun.
M. le Président : Revenons-en aux effectifs, sans trop y insister.
Major GUILLORIT : Nous avons deux unités de montagne à quatre, c'est-à-dire quasiment des unités fantômes, qui travaillent à deux, voire un, par jour. On est même obligé de fermer la brigade une fois par semaine pour que les hommes puissent prendre leurs deux jours de repos. Il s'agit des brigades de Ghisoni et de Moïta, situées dans des secteurs quasi désertiques où seuls des vieux subsistent dans les villages. Le GR 20 passe par la circonscription de la brigade de Ghisoni, ce qui lui donne un peu plus de travail en période estivale. Elle est aussi concernée par la station de sports d'hiver de Ghisoni 2000, vingt-cinq kilomètres au-dessus de Ghisoni, mais celle-ci ne fonctionne pas à cause du manque d'infrastructures et d'une très mauvaise route qui interdit pratiquement l'accès en cas d'enneigement.
M. Roger FRANZONI : Pourquoi ne pas les supprimer ?
Major GUILLORIT : Ce sont en effet deux brigades fantômes qui ne servent à rien.
Lieutenant-colonel BONNIN : Les dossiers sont prêts. Je suis fermement décidé à proposer leur dissolution.
Major GUILLORIT : La brigade de Moïta assure une fois par semaine les astreintes de nuit du secteur d'Aléria. Cela mobilise au maximum trois militaires.
M. Roger FRANZONI : Il vaudrait mieux étoffer les autres.
Major GUILLORIT : Tout à fait. Nous avons, en quelque sorte, isolé la brigade de Ghisoni. Elle ne reste compétente la nuit que sur son secteur avec l'aide de la brigade d'astreinte du secteur de Ghisonaccia ou de Prunelli.
M. le Président : Il n'y a pas de village ?
Major GUILLORIT : Si, un village de cent cinquante habitants. Autour, il y a seulement trois villages de soixante âmes.
M. le Rapporteur : Il ne se passe rien ?
Major GUILLORIT : Pas grand chose.
Lieutenant-colonel BONNIN : On est toujours un peu partagé: ne se passe-t-il rien parce que nous sommes présents ? Ne va-t-il pas se produire quelque chose de grave dès lors que nous aurons fermé les portes ?
Major GUILLORIT : Ghisoni est une brigade de montagne relativement bien équipée capable de participer à des recherches avec la PGHM. Les militaires ont une qualification de montagne. L'été, il y a quelques incendies. Nous avons connu quelques attentats contre des engins agricoles et de travaux publics, ce qui est banal. Ici, toutes les entreprises de travaux publics ont été visées. Elles ont toutes subi les mêmes déboires que les engins de Corse-Travaux, lundi. Il y a certainement un problème au sein des entreprises.
Nous avons aussi les effectifs de gendarmerie mobile, ce qui est pour nous un avantage. Heureusement car sinon, par moments, je ne sais pas comment nous ferions.
M. le Président : Ce sont tout de même des gens qui viennent et qui partent, qui ne connaissent pas le terrain. Sont-ils vraiment utiles ?
Major GUILLORIT : Ils sont utiles parce qu'ils renforcent les unités dans leur service quotidien.
M. le Président : Il faut toujours des gens du cru ?
Major GUILLORIT : Obligatoirement. A titre exceptionnel, les GM peuvent très bien faire des surveillances de magasins. Ils le font même mieux que les GD, car ils sont habitués à observer et à garder. Ils ont une formation que n'ont pas eue certains GD. Ils sont donc plus aptes à effectuer des surveillances de banques, de commerces. Cela soulage les unités de terrain des brigades territoriales qui peuvent ainsi poursuivre les enquêtes judiciaires, faire de la surveillance générale, du renseignement, etc. Les GM ne font pas de renseignement, bien que l'on puisse en obtenir à tout moment, au cours de tous les services. Je dis souvent à mes hommes qu'ils peuvent faire du renseignement en verbalisant un automobiliste qui n'a pas bouclé sa ceinture. Ce n'est pas parce que l'on a verbalisé quelqu'un que l'on ne peut pas discuter avec lui.
Lieutenant-colonel BONNIN : Les escadrons de gendarmes mobiles auront de plus en plus tendance à travailler avec la gendarmerie départementale. Le nouveau concept d'emploi des forces mobiles tend à fidéliser à la fois les CRS et les escadrons de gendarmerie mobiles dans certaines circonscriptions péri-urbaines sensibles pour la sécurisation. Nous recevons des gendarmes mobiles de mieux en mieux formés au travail de la gendarmerie départementale. C'est l'aboutissement normal de la carrière d'un gendarme mobile qui est très restreinte et qui, au bout de huit à neuf ans, se poursuit en gendarmerie départementale.
Major GUILLORIT : La gendarmerie mobile amène non seulement un surplus d'effectifs mais encore assure une certaine sécurité durant le service. Sur le terrain, les gendarmes départementaux ne pensent pas à leur sécurité. Les gendarmes mobiles sont également en charge d'assurer la sécurité au moment des contrôles.
M. Bernard DEFLESSELLES : Comment est assurée la coordination entre la gendarmerie départementale et la gendarmerie mobile au niveau de la légion ?
Lieutenant-colonel BONNIN : Un officier supérieur de la gendarmerie mobile est responsable de tous les escadrons de gendarmerie mobile. Il est également responsable pour la Corse-du-Sud. Il est placé directement sous l'autorité du commandant de légion, le colonel Rémy.
M. Bernard DEFLESSELLES : Vous pouvez ainsi obtenir un renfort immédiat sur un simple coup de fil ?
Lieutenant-colonel BONNIN : Dans la mesure de la disponibilité. Je vous rappelle ce que j'ai dit ce matin au sujet des réquisitions. Si la compagnie de Ghisonaccia est un peu préservée, en revanche, les réquisitions imposées par l'autorité préfectorale obèrent énormément la disponibilité pour les trois autres compagnies du département.
Major GUILLORIT : J'ajoute que pendant la saison estivale, les gendarmes mobiles ne sont pas détachés dans les unités, ce qui entraîne pour les commandants de brigade des difficultés dans l'organisation de leurs services. Les gendarmes mobiles ont ici pour mission prioritaire le maintien de l'ordre. Il est désagréable de préparer des services dans les unités et d'apprendre la veille pour le lendemain que les gendarmes mobiles iront faire du maintien de l'ordre à Ajaccio ou à Bastia. Les commandants d'unités souhaitent avoir, comme sur le continent, des gendarmes mobiles auxquels personne d'autre ne puisse faire appel. Lorsque j'étais affecté dans des brigades côtières sur le continent, nous étions sûrs de les avoir du 1er juillet au 31 août. Ici, en juillet et en août, on nous les a constamment pris, de sorte que des unités se retrouvaient à deux ou trois gendarmes départementaux.
La saison touristique est éprouvante. La population de la circonscription de la compagnie passe de 22 000 à 48 000, ce qui représente un accroissement de travail considérable. Les délinquants ne viennent pas seulement pour le soleil, mais aussi pour se livrer à leur activité.
M. le Président : Avez-vous le sentiment que la mission traditionnellement confiée aux gendarmes, ici comme ailleurs, puisse être accomplie sans difficulté particulière ? Les différentes orientations politiques données par le pouvoir central pour la Corse ont-elles rendu les choses difficiles pour le service de la gendarmerie ?
Major GUILLORIT : Depuis que je suis là, j'ai connu beaucoup d'attentats. En 1997, il y en a eu quarante-cinq sur le territoire du ressort de ma compagnie. Songez dans quel état d'esprit les gendarmes travaillaient !
M. Bernard DEROSIER : Le siège où nous sommes n'a pas été l'objet d'attentats ?
Major GUILLORIT : Si, très récemment, ce qui a entraîné des perturbations psychologiques dans les milieux familiaux de la caserne. Il y a quelques mois, j'ai adressé un bilan complet au procureur de la République qui me l'avait demandé. Aux attentats que nous avons subis ici, s'ajoutaient les manifestations, les attentats dans le centre-ville. Quand ça saute à Ghisonaccia, à sept cents mètres, la nuit, vous sursautez dans votre lit et vous sentez les vitres trembler. C'est arrivé à de très nombreuses reprises, quarante-cinq fois en 1997, l'année dernière, vingt-cinq à trente fois.
M. le Président : Le nombre des attentats est considérable mais sans élucidation, il n'y a pas de raison que cela s'arrête.
Major GUILLORIT : Nous en sommes conscients.
M. le Président : Si vous n'obtenez pas un seul résultat, il n'y pas de raison que, nationalistes ou pas - puisque je crois comprendre que l'on utilise l'attentat comme un moyen de défoulement - ils cessent.
M. le Rapporteur : Est-ce que vous les décryptez à défaut de preuve ?
Major GUILLORIT : La plupart des attentats purement nationalistes sont revendiqués. Or très peu le sont.
M. le Président : Malgré toutes les difficultés, je n'arrive pas à comprendre que sur l'une ou l'autre de ces actions " terroristes ", on n'arrive pas à obtenir un résultat qui permettrait de désamorcer le reste. Tout l'environnement, c'est-à-dire une certaine connivence ou compréhension, y compris du pouvoir central, ne vous conduit-il pas à considérer que ce n'est pas tellement le domaine des forces de sécurité ?
Major GUILLORIT : Pour un gendarme dans une unité du continent, un attentat est une catastrophe. En arrivant ici, j'ai considéré que c'était pareil. J'avais tort. Cela s'est banalisé, non du point de vue du gendarme mais du point de vue des habitants. Pour eux, un attentat, ce n'est rien. A tel point qu'après que les deux camions eurent sauté lundi à une heure et demi du matin, à proximité d'habitations, personne ne nous a appelé. Ce sont les ouvriers qui, en venant prendre leur service à sept heures et demie, se sont aperçus que leurs camions avaient sauté.
M. le Président : Les dégâts matériels provoqués par des attentats donnent-ils lieu à un dédommagement par les assurances ?
Lieutenant-colonel BONNIN : Cela a fait l'objet de débats médiatiques, il y a quelques mois. Des assurances couvrent ce genre de dommages. Un fonds particulier a été créé en Corse à cet effet. Il était question que cette disposition ne soit pas reconduite à l'échéance du 31 décembre 1999 mais compte tenu de l'émotion provoquée, elle a été prorogée un an.
Je ne voudrais pas que vous croyiez que nous banalisons l'événement. A chaque fois qu'est commis un attentat, toutes les unités de recherches concernées sont avisées. Les actes de police technique et scientifique sont réalisés avec le plus grand soin. La section de recherche, qui n'est pas sous mes ordres mais sous ceux du commandant de légion, est informée.
M. le Président : Si je vous interroge sur les assurances, c'est aussi parce que cela participe au climat. Si vous êtes de toute façon remboursé, tout cela n'a pas beaucoup d'importance.
M. Didier QUENTIN : Capitaine, avez-vous eu connaissance d'un attentat qui aurait donné lieu à des arrestations, à une action en justice et à une condamnation exemplaire afin de donner un coup d'arrêt à cette banalisation ?
Major GUILLORIT : L'année dernière, un individu qui habitait Ghisonaccia a été arrêté grâce au témoignage de patrouilles de gendarmerie qui venaient de prendre un service de contrôle sur la RN 198, au sud de Bastia. A l'époque, nous avions mis en place des dispositifs de surveillance de nuit dans le centre de Ghisonaccia. Cette nuit-là, des gendarmes du PSIG de Borgo ont vu un véhicule dont la présence leur a paru bizarre et ils ont relevé son numéro. Quelques minutes plus tard, une explosion s'est produite. Quand les hommes en planque ici ont vu une voiture arriver à deux heures du matin dans le centre ville, ils ont également relevé son numéro. Le rapprochement des renseignements a permis d'identifier et d'appréhender l'individu. Il n'a jamais reconnu les faits mais on était persuadé qu'il avait déposé la dynamite. Il a néanmoins été emprisonné quelque temps.
M. le Président : C'est l'effet du hasard.
Major GUILLORIT : Nous l'avons provoqué.
Lieutenant-colonel BONNIN : C'est un exemple de travail sur le terrain qui a permis de recueillir des éléments.
Major GUILLORIT : L'individu a pu être identifié grâce aux éléments rapportés par des gendarmes et non pas par la population civile. Je suis persuadé que celui qui a entendu l'explosion n'a pas téléphoné aux gendarmes.
M. le Président : Chacun sait que les gendarmes sont des gens très bien informés. Ils disposent de relais qui leur permettent d'obtenir des éléments sur tout le monde. Avez-vous le sentiment qu'il y ait ici le début d'une amorce d'une action de renseignement véritable ?
Major GUILLORIT : Les gendarmes qui arrivent ici ont une bonne expérience de la gendarmerie sur le continent qu'ils doivent mettre au service de la gendarmerie en Corse. Mais ils se heurtent à la barrière entre le renseignement et la délation. Si quelqu'un croit pouvoir faire la différence, il ne donnera pas le renseignement de nature à permettre d'aboutir à la solution d'une affaire. Il craindra de fournir un renseignement tellement précis qu'il conduise à dénoncer son voisin.
M. Bernard DEROSIER : Dans le cas précédent de l'individu repéré par les services de gendarmerie, avez-vous eu le sentiment que des problèmes de procédure aient été mis en avant ? Y a-t-il eu action conjuguée des avocats ?
Major GUILLORIT : Nous intervenons dans le cadre de l'enquête judiciaire mais pas dans la phase suivante. Nous ne pouvons intervenir dans la décision du procureur ou du juge d'instruction.
M. le Président : Si vous arrêtez un coquin qui est relâché trois jours après ?
Major GUILLORIT : Mettez-vous à la place du gendarme qui a travaillé pendant quarante-huit heures sans dormir sur une garde à vue et qui voit l'individu sortir trois jours après: il risque de baisser les bras.
M. Didier QUENTIN : La presse se fait-elle l'écho de ce genre d'arrestations ? Si Corse Matin annonce l'arrestation de quelqu'un, puis sa libération trois jours après, cela ne peut que renforcer le sentiment d'impunité.
Major GUILLORIT : Je n'en connais pas d'exemple, ici. L'individu qui avait été repéré par les gendarmes a tout de même purgé plusieurs mois de prison.
M. Bernard DEROSIER : Sous quel prétexte ?
Major GUILLORIT : A titre préventif. Pour les besoins de l'enquête, le juge d'instruction est en droit de maintenir provisoirement un suspect en prison.
M. le Président : Il n'a donc pas encore été jugé ?
Major GUILLORIT : Pas encore. La phase d'instruction n'est pas terminée.
M. Bernard DEROSIER : S'il est acquitté, il faudra l'indemniser !
Major GUILLORIT : De toute façon, l'aveu n'est pas une preuve absolue. A défaut de preuve matérielle, l'avocat a la part belle. Nous cherchons donc la preuve matérielle. Comme le disait le lieutenant-colonel, nous mettons tout en _uvre sur le terrain avec les techniciens d'investigations criminelle de la brigade de recherche. Dans l'affaire des camions, ceux de la SR sont venus spécialement ici lundi matin. Nous essayons de nous donner les moyens de trouver des preuves matérielles. Dans les attentats, il est difficile d'en trouver parce que les explosions font tout disparaître.
M. le Rapporteur : Les cibles ne sont tout de même pas si nombreuses ?
Major GUILLORIT : Si, elles sont nombreuses. Cela peut être n'importe qui: aujourd'hui un transporteur, demain un boulanger, après-demain un particulier, le percepteur, le médecin, n'importe qui ! Le 31 mars dernier, nous avons été mitraillés à 13 heures par deux individus, dont l'un tirait au fusil et l'autre lançait une charge d'explosif.
M. le Président : 13 heures ! Cagoulés ?
Major GUILLORIT : Ils sont toujours cagoulés, même la nuit pour déposer des explosifs.
M. Bernard DEROSIER : Comment s'enfuient-ils ?
Major GUILLORIT : Soit à moto, soit à bord d'un véhicule, volé dans la plupart des cas.
Ici, cela a duré de vingt à trente secondes. Il y a eu une trentaine d'impacts. Des balles ont traversé les montants de fenêtres blindées. Des vitres de 52 millimètres d'épaisseur étaient presque traversées. Ils utilisent du 300 mm Magnum, du gros calibre de chasse.
M. le Président : Quel est votre état d'esprit après l'affaire des paillotes ?
Major GUILLORIT : Nous avons d'abord été très surpris. Nous ne voulions pas y croire. Quand on nous a annoncé que des officiers de gendarmerie étaient impliqués dans une telle affaire, notre première réaction a été l'incrédulité. Puis nous avons dû nous rendre à l'évidence. Nous avons ressenti du découragement, puis une certaine honte vis-à-vis de la population locale. Des gens intelligents ont compris que tout le monde pouvait déraper, même des gendarmes. Il y a aussi des imbéciles, avec lesquels nous avons des problèmes. Cela a duré un certain temps, cela s'est estompé et nous avons vite repris le dessus. Nous n'allions certainement pas rester abattus éternellement. Nous avons montré que ces événements n'allaient pas nous empêcher de reprendre les rênes. Cela s'est donc relativement bien terminé.
M. le Président : Si on vous proposait une affectation sur le continent, partiriez-vous ?
Major GUILLORIT : Non, je resterais. J'ai encore trois ans à faire et je resterai. Je veux voir comment cela se passe en Corse. Je suis donc décidé à rester, à moins que l'on ne me chasse.
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND, commandant la brigade de gendarmerie de Prunelli-di-Fiumorbo, lieutenant-colonel BONNIN, major GUILLORIT, commandant par intérim de la compagnie de gendarmerie de Ghisonaccia, gendarme Jean-Claude LANDESSE
(extrait du procès-verbal de la séance du mercredi 1er septembre 1999 à Bastia)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
L'adjudant Jean-Gilles Raymond, le gendarme Jean-Claude Landesse, le lieutenant-colonel Bonnin et le major Guillorit sont introduits.
M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. A l'invitation du Président, l'adjudant Jean-Gilles Raymond, le gendarme Jean-Claude Landesse, le lieutenant-colonel Bonnin et le major Guillorit prêtent serment.
M. le Président : Quelles sont vos relations avec la population ?
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : Elles sont relativement bonnes car dans le Fiumorbo, nous nous trouvons dans un environnement politique un peu particulier, à connotation nationaliste.
M. le Président : Y compris chez les personnes âgées ?
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : Non. Eux ont une autre culture. Notre secteur comporte une partie de plaine où les gens ont une forte connotation nationaliste et une partie de montagne où la population est plus âgée. Notre secteur couvre 14 260 hectares. Les faits se produisent toujours dans le secteur de plaine.
M. le Président : Y compris les attentats ?
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : Nous n'en avons que trois ou quatre par an. On en dénombre deux depuis le début de l'année: le plasticage d'une perception et, il y a deux jours, un attentat contre une société de travaux publics victime de racket ou de concurrence, dont deux gros camions ont été endommagés.
M. le Président : Vous n'avez aucun renseignement à ce sujet ?
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : Peu. La population n'est pas hostile à collaborer mais comme ces individus sont souvent remis en liberté assez rapidement, les gens craignent des représailles. Dans l'histoire de la Corse, on a vu, pour des raisons diverses, les auteurs d'attentats ou de tentatives d'attentats retrouver la liberté peu de temps après leur arrestation. Cela crée un climat délétère. Les gens ont peur d'être victimes d'actes de malveillance ou pire.
M. le Président : Estimez-vous que la source du terrorisme se tarirait si l'on agissait avec une fermeté légitime à l'égard d'auteurs d'attentats ?
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : Elle ne se tarirait peut-être pas mais la population coopérerait sans doute beaucoup plus.
M. le Président : Il n'y a pas de risque à commettre des attentats puisque nul n'est jamais arrêté. C'est un acte facile. Il vaut mieux faire un attentat que se livrer à des violences sur personnes.
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : Certaines personnes auront toujours des idées nationalistes en Corse. On ne pourra pas l'empêcher. En revanche, la majorité de la population, qui n'est pas nationaliste, coopérerait dans la lutte contre des actes répréhensibles.
M. le Président : Les idées nationalistes ne conduisent pas forcément au terrorisme.
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : On a vu souvent dans l'histoire de la Corse des vitrines politiques. On dit d'untel qu'il est le bras armée de tel mouvement, comme la Cuncolta.
M. le Président : Quand 150 attentats sur 450 sont revendiqués, on peut penser qu'il existe un mélange entre l'action politique et l'action crapuleuse. Le terrorisme peut être un moyen d'intimider un concurrent. Si l'on est sûr de ne pas être pris, il est facile de faire peur à son voisin.
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : Une de nos difficultés en Corse résulte de l'impossibilité de détenir des fichiers à caractère politique. Il serait intéressant de savoir qui fait partie de tel mouvement.
M. le Président : Les renseignements généraux disposent de ces informations.
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : Ils ne les communiquent pas. Notre seul atout réside dans l'ancienneté du personnel qui permet, par la connaissance de la population, de savoir que tel individu est un poseur de bombes potentiel.
M. le Président : Dans votre ressort, à combien estimez-vous le pourcentage de nationalistes ?
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : Les chiffres sont fournis par les élections : 20 à 22 %, dont beaucoup sont opposés à l'action violente. Les nationalistes ne sont pas tous violents.
M. le Président : 20 à 22 %, c'est la moyenne corse.
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : Avec la particularité qu'ici, le nationalisme essaie de se regrouper. Une association, le Comité nationaliste du Fiumorbo, vise à rassembler tous les partis politiques autour de plusieurs thèmes, dont la non-agression entre eux.
M. le Président : Ils se réunissent dans ce secteur ?
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : Presque toutes les réunions régionales, à l'exception des marches organisées à Ajaccio et à Bastia, ont lieu à Prunelli-di-Fiumorbo, dans la plaine.
M. le Rapporteur : Pourquoi historiquement, le nationalisme s'est-il développé ici ?
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : Le Fiumorbo a toujours été un secteur de retranchement et de résistance. Certains leaders politiques ont leur famille dans le Fiumorbo.
M. le Président : Les Santoni, par exemple ?
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : Non, eux ont leurs racines plus au sud.
M. le Rapporteur : Talamoni ?
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : Oui.
M. le Rapporteur : C'est lui qui essaie d'agiter le Fiumorbo, avec certaines difficultés.
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : Il semble occuper le terrain politique.
M. le Rapporteur : Mais l'attentat contre Savelli a déstabilisé le comité.
Gendarme Jean-Claude LANDESSE : Ce sont deux choses différentes. Le Comité nationaliste du Fiumorbo est en passe de réussir l'union non-violente des nationalistes.
M. le Rapporteur : Ils n'ont pas été capables de dénoncer l'attentat d'Armata Corsa.
Gendarme Jean-Claude LANDESSE : Vous ne verrez jamais un nationaliste dénoncer quelqu'un. C'est viscéral.
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : Dans ce groupe de treize, des gens sont plus ou moins contre la violence. Ils cherchent à obtenir un consensus de paix. Ils essaient de concilier les extrêmes.
Gendarme Jean-Claude LANDESSE : Dans l'avenir, ils changeront de thèmes. Ils s'orienteront davantage vers l'économie.
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : Comme le jeune assassiné avait mauvaise réputation, c'est un peu particulier. Ce n'est pas une victime innocente.
Major GUILLORIT : Il avait déjà été condamné pour assassinat.
M. le Président : Il avait 27 ans. Il n'a pas été condamné sévèrement pour assassinat.
Major GUILLORIT : Il a fait sept ou huit ans de prison pour complicité d'assassinat.
Gendarme Jean-Claude LANDESSE : S'il avait été condamné à douze ans de prison, il aurait pu être libéré au bout de sept années.
Major GUILLORIT : Il avait été condamné pour braquage.
M. le Président : Effectuez-vous des contrôles de véhicules pour les détentions d'armes ?
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : Nous effectuons de nombreux contrôles routiers, avec ou sans réquisitions, mais ils sont rarement fructueux. Il faudrait pouvoir déployer des moyens importants sur le terrain pour contrôler tout le monde. Pour éviter les barrages, les Corses, dont certains connaissent mieux la région que nous, peuvent emprunter des routes parallèles.
M. le Président : Pour monter à Prunelli-di-Fiumorbo, il n'y a qu'une seule route. Si une réunion de ce mouvement est organisée, vous pouvez effectuer un contrôle sur cette route.
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : Les réunions clandestines n'ont pas lieu chez nous mais au nord de Ghisonaccia.
M. Didier QUENTIN : Vous est-il arrivé de trouver des armes en faisant ouvrir un coffre de voiture ?
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : Non, jamais. D'ailleurs, nous n'avons pas le droit d'obliger quelqu'un à ouvrir son coffre.
M. le Président : Sauf si vous avez une réquisition du parquet ?
Major GUILLORIT : Même sur réquisition, nous ne le pouvons pas. Cela nous permet seulement de contrôler l'identité des occupants du véhicule.
Gendarme Jean-Claude LANDESSE : Nous pouvons appeler le service des douanes qui a seul le pouvoir de faire ouvrir les coffres. Mais il lui faut trois heures pour venir de Bastia.
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : En droit, nous en avons le droit dans les zones où ont été commis des attentats. Mais le procureur de la République de Bastia ne veut pas englober l'ouverture des coffres dans ses réquisitions de recherche d'infractions dans le cadre de la législation sur les armes, car cela pose ensuite des problèmes de droit devant le tribunal.
Lieutenant-colonel BONNIN : Le travail des gendarmes comme celui des magistrats du parquet ou de l'instruction va jusqu'à l'audience. Si à l'audience, il y a une erreur initiée par un gendarme ou par le parquet, la procédure ne tient pas.
M. Roger FRANZONI : Dans un rayon restreint, immédiatement après un attentat, en procédure de flagrant délit, on a le droit.
Lieutenant-colonel BONNIN : Tout à fait.
M. le Président : Après un attentat comme celui de lundi, mettez-vous en place un dispositif particulier ?
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : L'attentat contre les deux camions a été commis à une heure quinze mais personne ne nous a prévenus. Nous l'avons appris seulement à sept heures du matin. Des gens ont entendu la déflagration, mais la banalisation des attentats les a conduits à ne rien faire.
M. Roger FRANZONI : Quel genre de travaux réalise cette entreprise ?
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : Des marchés publics, des réfections de routes.
M. Roger FRANZONI : Des marchés publics. On en revient toujours à l'argent public.
M. le Président : En tout cas, il paraît évident que le maintien d'une brigade comme celle-ci n'a plus de raison d'être.
Lieutenant-colonel BONNIN : C'est pourquoi son dossier de dissolution a été proposé et approuvé par la direction générale. Il nous faut maintenant le soutien des élus qui nous fait parfois défaut.
M. le Président : Dans ma circonscription, on envisage de supprimer une brigade de gendarmerie qui effectue une quarantaine de sorties par an. Je suis d'accord pour qu'on la ferme.
Lieutenant-colonel BONNIN : Monsieur le président, quand j'étais commandant de compagnie en Charente, j'avais une brigade deuxième de canton. Depuis quinze ans, le commandant de compagnie, le commandant de groupement et la hiérarchie de la gendarmerie, se battaient pour la faire disparaître. Dix ans après mon passage, elle est toujours ouverte.
M. le Président : Le soutien des élus est un problème qui relève de la responsabilité de la direction nationale.
Lieutenant-colonel BONNIN : Lorsque le ministre de la défense reçoit un courrier du député, du conseiller général ou du maire faisant valoir que la fermeture serait contraire à l'intérêt de sa circonscription, de son canton ou de sa commune, celle-ci est rarement réalisée.
M. le Président : Il est légitime que le maire réagisse, ne serait-ce que parce qu'il a un problème immobilier puisque la gendarmerie appartient à la commune. Qu'en faire ?
Gendarme Jean-Claude LANDESSE : Un gîte !
Lieutenant-colonel BONNIN : Si depuis vingt ans, la direction générale de la gendarmerie avait réorganisé son dispositif comme elle l'avait souhaité, à l'approche de l'an 2000, des aberrations auraient depuis longtemps disparu. Lorsqu'une demande parvient au ministre de la défense et que celui-ci décide de ne pas dissoudre, le directeur général est aux ordres.
M. Roger FRANZONI : Je ne pensais pas que les élus avaient autant de pouvoir.
M. le Président : Dans certains endroits, cela peut se comprendre. Ici, cela paraît indiscutable.
Lieutenant-colonel BONNIN : Je ne dis pas que les difficultés seront insurmontables.
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : Surtout compte tenu du rapport population/gendarmes. Le village compte quarante et un habitants permanents, gendarmes non compris, tandis qu'il y en a 2 660 dans la plaine. Ici, il y a six gendarmes pour quarante et une personnes.
M. le Président : Il n'y a même plus d'école ici ?
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : Ni de commerce.
M. Roger FRANZONI : Puisque vous êtes six gendarmes pour quarante et une personnes, vous devez bien vous en occuper.
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : Contrairement à ce que l'on pourrait penser, nous passons moins de temps dans le village que si nous étions installés en plaine et si nous montions au village régulièrement. Plus de 95 % de notre travail s'effectuant en plaine, nous ne faisons qu'y passer. Sur cinq heures de service, nous passons plus d'une heure sur la route.
Major GUILLORIT : Les gens ne veulent même pas monter ici. Ils préfèrent aller à Ghisonaccia.
M. Roger FRANZONI : Le problème ne me paraît pas très compliqué. Il faut expliquer aux gens que vous viendrez. C'est un problème de communication.
Lieutenant-colonel BONNIN : Les gendarmes doivent aussi trouver leur place. A Ghisonaccia, les logements libres ne sont guère nombreux. Après la phase administrative vient la phase de concrétisation. Que faire des personnels ici présents ? Nous avons besoin d'eux sur la frange littorale de leur circonscription. Il faut trouver des locaux pour le service et pour les familles. Or dans ce secteur, ce n'est pas du tout évident.
M. le Président : Combien de temps les gendarmes restent-ils ici ?
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : Nous sommes une brigade défavorisée, de sorte que dans le cadre de la circulaire organique, depuis 1999, les gens doivent assurer un temps de présence minimum de trois ans. Jusqu'en 1998, ils ne devaient faire que deux ans. Après deux ans, ils pouvaient faire une demande pour convenance personnelle et rejoindre une unité de leur choix. Vous avez ainsi devant vous un commandant de brigade qui est le plus ancien de l'unité avec seulement deux ans et huit mois de présence.
Gendarme Jean-Claude LANDESSE : Le commandant de brigade et le gendarme officier de police judiciaire partant l'année prochaine, mon camarade qui a un an et demi de présence et moi allons nous retrouver les plus anciens de l'unité. Cela provoque des difficultés dans la connaissance de la population. De plus, il faut savoir que deux logements ont une surface de cinquante-deux mètres carrés.
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : Jusqu'à présent, l'effectif de la brigade était renouvelé de moitié chaque année.
Major GUILLORIT : Si on supprime la brigade de Prunelli-di-Fiumorbo, il faudra absolument agrandir les infrastructures de Ghisonaccia. C'est la volonté de tout le monde.
M. Roger FRANZONI : Qu'en pense le docteur Pieri ?
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : Nous l'avons rencontré avec le major à la demande du lieutenant-colonel. Il est favorable à ce projet. A la décharge de la mairie, il convient de préciser qu'à la suite d'une délibération du conseil municipal, un terrain avait été mis à la disposition de la gendarmerie. Pour diverses raisons, cela n'avait pas abouti.
M. le Président : Dans ces conditions, vous ne faites pas ici de travail de renseignement ?
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : Peu.
M. le Président : Cela occupe pourtant une place très importante dans la mission de la gendarmerie. Quand on est en place sur le continent, on connaît qui est qui, qui fait quoi, qui possède quoi.
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : Nous ne pouvons pas avoir la confiance de la population en restant si peu de temps.
M. le Président : Même si vous restez un certain temps, le fait que vous ne soyez pas corse rend la mission difficile.
Gendarme Jean-Claude LANDESSE : Pour s'intégrer dans la population, il faut avoir une possibilité de contact avec elle, par le truchement des enfants ou en faisant partie d'associations, par exemple. Ici, aucun gendarme ne fait partie d'aucune association. Pour aller faire du sport ou pour participer aux activités d'association, le soir après le service, il faut compter au minimum une heure de trajet. Dans le Fiumorbo, la région la plus nationaliste de Corse, nous sommes les gendarmes qui ont le moins de contacts avec les gens à cause de notre éloignement. Si la brigade était en bas ou si les gendarmes étaient répartis dans d'autres brigades, certains resteraient.
M. le Président : Que fait-on ici à partir de dix-neuf heures ?
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : Rien. Le village est un cul-de-sac. C'est joli, il y a une belle vue mais il n'y a rien. Comme nous n'avons pas accès au système associatif, nous ne pouvons pas avoir de contacts avec les gens et nous ne pouvons donc pas obtenir de renseignements. Quand on a passé six mois ici, on ne pense plus qu'à obtenir une mutation pour s'en aller.
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : Nous sommes dans une région où il est mal vu de fréquenter les gendarmes. Les gens qui prennent position en notre faveur se mettent en porte-à-faux à l'égard des autres.
M. le Président : Est-ce que vous recevez des Corses chez vous ?
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : Bien entendu. Mais les gens qui nous fréquentent font l'objet d'une suspicion. Ils sont mis au ban de leur société.
Gendarme Jean-Claude LANDESSE : Si quelqu`un vient de la plaine pour voir un gendarme dans le village, on le sait immédiatement. Nous ne partons pas la nuit sans que le village le sache.
M. Bernard DEROSIER : Donc, la plaine.
M. Roger FRANZONI : Vous êtes trop peu nombreux pour avoir une vie normale. A Bastia, des gendarmes font partie des chorales, chantent à l'église, font du sport.
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : C'est l'éloignement qui est en cause. Sinon, nous pourrions nous fondre dans la population.
M. Roger FRANZONI : S'il y avait une vraie population, nombreuse aussi.
M. le Président : Comment avez-vous réagi aux événements liés à l'affaire de la paillote ?
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : Dans un premier temps, nous avons accusé le coup. Nous n'avons pas cru que des gendarmes pouvaient être impliqués dans une telle affaire. Nous avons pensé à beaucoup de choses, sauf à cela. Nous ne pouvions pas imaginer que nos collègues du GPS pouvaient être impliqués. Ensuite, nous avons été accablés. Depuis, nous avons repris le dessus.
M. le Président : Quelle a été la réaction de la population vis-à-vis de vous ?
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : La population fait la différence entre les forces de police traditionnelles, dont les brigades territoriales, et les services spécialisés comme le GPS. En Corse, les gens savent ce qu'est un gendarme départemental et ce qu'est un gendarme mobile.
M. le Président : Aviez-vous des relations avec le GPS ?
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : Pratiquement pas. Sauf après les difficultés rencontrées par notre capitaine, le commandant Roux, à Ghisonaccia, qui était gardé par des militaires du GPS parce qu'il était l'objet de menaces.
Major GUILLORIT : A la suite des événements qui s'étaient produits, le commandant de légion avait tenu à ce qu'il soit suivi dans ses déplacements.
Il est de tradition de sortir les fusils et les pistolets à l'occasion d'événements, comme une naissance...
M. Roger FRANZONI : ... ou un décès !
Major GUILLORIT : ... ou la victoire à certaines élections. Ce soir-là, ils sont arrivés dans une trentaine de voiture et ont tiré des coups de feu en l'air. Nous avons été assaillis. Le capitaine Roux a cru bien faire en allant les voir seul en civil, les mains dans les poches, pour les ramener à la raison, mais il a été agressé. Il a reçu plusieurs coups de poing. Cela s'est passé devant le portail d'entrée de la compagnie de Ghisonaccia. Ils étaient disposés en arc de cercle, au bord de la route et sur le terrain vague. Le colonel a ensuite exigé qu'il soit gardé par le GPS.
M. Bernard DEROSIER : Quelle suite judiciaire a été donnée à l'agression dont il a été l'objet ?
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : Le principal intéressé a été appréhendé et incarcéré. Il a été condamné à dix-huit mois de prison ferme.
Lieutenant-colonel BONNIN : Un coauteur a été condamné à trois mois.
Major GUILLORIT : Ils habitent tous deux à Prunelli-di-Fiumorbo.
M. le Président : Je pense que ceux-là ne recommenceront pas de sitôt.
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : Ce n'est pas du tout certain. L'auteur était récidiviste de faits comparables sur le précédent commandant de compagnie, le capitaine Hotelier. Il avait fait l'objet d'une condamnation pour coups et blessures volontaires sur agent de la force publique.
M. le Président : Et il n'a été condamné qu'à dix-huit mois.
Gendarme Jean-Claude LANDESSE : Les nationalistes purs et durs ne représentent pas grand chose. Quand nous ne sommes pas en service, nous ne sortons pas avec notre pistolet pour nous protéger. Nous ne sommes pas du tout agressés. Il nous faut peut-être essayer d'établir davantage le contact avec les gens car certaines opinions changent. Mais il existera toujours un noyau irréductible qui refusera toute avancée, même économique alors que c'est le n_ud du problème. S'il y a du travail, le climat s'apaisera, mais s'il n'y en a pas, l'action reprendra. Les jeunes de vingt à vingt-cinq ans seront poussés par les anciens purs et durs. Comme ils n'ont pas de travail, ils n'ont rien à perdre. Ils n'ont connu que cela. Dans certains milieux nationalistes, les jeunes n'ont jamais vu leurs parents travailler. Si le problème économique n'est pas résolu dans la plaine orientale, la situation risque de se dégrader à nouveau.
Major GUILLORIT : Malheureusement, hors l'agriculture et le tourisme, il n'y a rien.
Gendarme Jean-Claude LANDESSE : D'où la démarche du comité nationaliste du Fiumorbo : les subventions doivent être accordées pour un travail fourni et non pour un travail à fournir qui ne sera jamais fait. D'après les contacts que nous avons eus il semble que le comité va orienter davantage son action sur les questions économiques.
Lieutenant-colonel BONNIN : Des informations sont tout de même recueillies et des analyses effectuées par la brigade locale.
Gendarme Jean-Claude LANDESSE : Si nous étions en plaine, nous serions une brigade performante pour le recueil du renseignement.
M. le Rapporteur : Comment les femmes de gendarmes vivent-elles cette situation d'isolement ?
Adjudant Jean-Gilles RAYMOND : Assez difficilement à leur arrivée. Elles entrent dans un appartement assez vétuste. Les bureaux ont été refaits car la brigade a été victime d'un attentat en 1994 mais les appartements sont beaucoup moins agréables.
Audition de M. Jean-Louis BRUGUIÈRE,
premier vice-président chargé de l'instruction au tribunal de grande instance de Paris
(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 7 septembre 1999)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. Jean-Louis Bruguière est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Jean-Louis Bruguière prête serment.
M. le Président : Monsieur Bruguière, vous êtes chargé avec Mme Le Vert, M. Ricard et M. Thiel de la section antiterroriste au tribunal de grande instance de Paris.
Je ne vous cacherai pas que pour les observateurs que nous sommes, il apparaît que l'action des services parisiens, que ce soit du côté de la magistrature ou de celui des services de police judiciaire, n'est pas sans soulever quelques questions et qu'elle suscite aussi quelques critiques, c'est le moins que l'on puisse dire !
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Avant de répondre à vos questions, Monsieur le président, je rappellerai, ce que vous n'ignorez pas, que je suis magistrat du siège, que j'ai donc une garantie constitutionnelle et que si tout le monde peut être entendu par votre commission, il est important que ce soit sous réserve du secret de l'instruction et de mon statut, mais je crois que cela était déjà entendu...
M. le Président : Tout à fait !
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Je ne veux pas être trop long d'autant que mes propos concernent des points que vous connaissez parfaitement.
Ce que l'on appelle improprement la 14ème section, c'est la 14ème section du parquet : trop souvent, on confond dans l'opinion publique, comme dans la presse, le parquet et le siège, ce que je trouve grave car nous ne dépendons pas de la 14ème section. Ce sont les lois de 1986 qui ont fondé notre existence institutionnelle.
En effet, c'est en vertu de ces dispositions législatives qu'une compétence concurrente à celle des juridictions locales - qui n'est pas systématique - a été dévolue aux juridictions parisiennes pour des faits de terrorisme qui échappent normalement à leur compétence en vertu de la règle du lieu, ratione loci.
C'est la raison pour laquelle un certain nombre d'affaires dites de terrorisme ont été délocalisées et centralisées à Paris, singulièrement les affaires corses, encore que - je crois qu'on vous l'a dit - la politique conduite n'a pas été linéaire : dans un premier temps, les affaires étaient traitées localement ; ce n'est qu'ensuite, en fonction de critères parfois non juridiques qui tiennent à l'appréciation du risque, à l'évaluation de la menace et à la nécessité d'une riposte judiciaire adaptée, que l'on a fait remonter les affaires, en accord avec les autorités concernées. A l'époque, c'était la chancellerie qui arbitrait mais aujourd'hui ce n'est plus le cas, cela se fait de manière consensuelle.
Lorsqu'il y avait des conflits - parce qu'il y a eu des résistances de la part des juridictions locales, que ce soit celles d'Ajaccio ou de Bastia - un arbitrage était rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation qui est intervenue, du reste, lorsqu'il a été décidé, après l'attentat perpétré contre la mairie de Bordeaux, de faire remonter à Paris, pour en avoir une meilleure maîtrise, l'ensemble des affaires corses qui concernaient des attentats dont les cibles évidentes étaient des symboles de l'Etat.
Voilà donc comment les choses se sont passées. Dans d'autres registres, notamment pour ce qui concerne la menace islamiste, la situation est plus claire parce qu'en général les affaires se déroulent dans la région parisienne, ce qui évite les conflits de compétence, encore que nous avons eu des délocalisations faites sur d'autres juridictions comme celles de Lyon ou de Marseille.
Je dirai maintenant quelques mots du fonctionnement interne de la section antiterroriste avant d'aborder les problèmes de relations et de coordination de l'ensemble des services avec lesquels nous travaillons dans le cadre de la lutte antiterroriste.
Comme vous le savez, je suis premier vice-président et donc en quelque sorte un Primus inter pares, bien que je ne dispose d'aucun privilège, ni d'aucun pouvoir propre ; les juges étant par essence indépendants, je n'ai aucune autorité hiérarchique sur mes collègues, mais une simple autorité morale tout à fait acceptée et consentie par la totalité d'entre eux, qu'il s'agisse de Mme Le Vert, de M. Thiel, ou de M. Ricard.
Nous sommes une petite unité et nous travaillons en parfaite cohésion, quoi que l'on ait pu en dire ici ou là, ce qui n'empêche pas que nous rencontrions quelques difficultés qui tiennent à des problèmes matériels évidents et non résolus depuis quelques années : alors que des moyens considérables sont consentis à d'autres secteurs, notamment aux affaires financières, - je ne dis pas que ce ne soit pas une bonne chose et même je m'en réjouis - il faut savoir que nous ne disposons pas de moyens informatiques. Nous avons notamment réclamé un système d'IAO qui fonctionne très bien et qui est tout à fait au point - la section financière en est dotée ainsi que certains magistrats de droit commun en charge d'affaires importantes comme celles de stupéfiants -, mais en vain, et nous fonctionnons encore de façon tout à fait classique, sur la base d'études de papiers avec des moyens matériels limités.
Cela étant dit, nous avons la chance de pouvoir regrouper l'ensemble d'un contentieux, ce qui nous permet de pouvoir le gérer de façon centralisée et surtout, étant donné que nous sommes une petite équipe et que nous nous connaissons bien, nous avons la chance de pouvoir, au quotidien, en permanence, dans la confiance, discuter des affaires et répartir les rôles, car il est évident que personne ne peut tout faire tout seul. Dans cet esprit, j'ai personnellement essayé de développer, dans la limite des textes, un travail d'équipe par le biais de ce que l'on appelle la cosaisine.
Je considère, en effet, que, dans le domaine judiciaire comme ailleurs, le travail solitaire n'est pas un travail efficient : on ne peut plus travailler seul ! Il faut donc travailler en équipe et cela pour deux raisons : premièrement, parce que cela démultiplie l'effort ; deuxièmement, parce que cela permet d'aller plus vite, alors que l'un des problèmes auxquels nous nous heurtons et qui est l'une des critiques justifiée faite à la justice est sa lenteur - notamment en justice pénale, les enquêtes sont souvent trop longues surtout quand il y a détention provisoire -, étant entendu qu'il existe des contraintes dont nous avons du mal à nous libérer, notamment au niveau matériel.
Par conséquent, le système de la cosaisine quand il est bien géré, ce qui suppose qu'il y ait une acceptation de l'ensemble des acteurs puisqu'il n'y a pas de hiérarchie, me paraît être bon et en tout cas considéré comme tel et accepté par ceux qui le pratiquent à l'heure actuelle.
J'en arrive au dernier point, que je traiterai rapidement avant que vous ne me posiez des questions, à savoir nos rapports avec les services de police.
Concernant la Corse, nous travaillons prioritairement avec la DNAT, qui est notre correspondant et dont le rôle est précisément d'avoir une vision centralisée, mais jamais de façon exclusive et toujours avec le SRPJ d'Ajaccio. De ce point de vue, nous entretenons des relations excellentes avec M. Frédéric Veaux et son service, et je crois pouvoir dire, quoi que l'on ait pu écrire ici et là, que l'articulation, qui n'est pas simple, entre la DNAT et le SRPJ se fait correctement sous notre égide.
J'ajouterai que nous avons également d'excellentes relations, ce qui n'est pas simple non plus, mais je m'y efforce, alors que sur le plan institutionnel cette coordination ne peut pas se faire par les textes, avec les juridictions locales, et notamment avec le Procureur général, M. Legras, que je vois ou avec qui je m'entretiens très régulièrement, de façon efficace et confidentielle. Cela nous permet, en permanence, d'évoquer des sujets sensibles et, éventuellement de monter des opérations communes, dans le respect des prérogatives de chacun, c'est-à-dire de la juridiction locale et de la juridiction centralisée, qu'il s'agisse des affaires de terrorisme ou de leurs prolongements dans des affaires de droit commun puisque, comme vous le savez, de plus en plus, ces affaires corses ont souvent, trop souvent des relents que je qualifierai de mafieux.
Dans ces conditions, il est important que la riposte judiciaire soit globale et qu'elle ne s'exerce pas essentiellement ou exclusivement sur le registre terroriste ; cela suppose, bien évidemment, une articulation étroite et une coordination de l'ensemble de l'action publique qui n'est possible que par des contacts étroits, confiants et efficaces avec les juridictions locales et surtout le parquet, le parquet général et les différents procureurs avec lesquels nous entretenons également de très bonnes relations.
Voilà ce que je pouvais vous dire rapidement sur le fonctionnement des forces de sécurité et de la justice sur les problèmes corses.
M. le Rapporteur : Je souhaiterais que vous nous disiez quelle est, globalement la place qu'occupent les affaires corses dans l'ensemble de celles que vous avez à traiter et surtout quelle est selon vous - même si vous en avez déjà dit un mot - la spécificité du terrorisme corse, parce que nous avons le sentiment que ce terrorisme, y compris par les formes de violence auxquelles il recourt, mis à part l'assassinat du préfet Erignac, revêt quand même un certain particularisme. Partagez-vous cet avis ?
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Tout à fait ! D'abord par la persistance de ce terrorisme depuis une dizaine d'années, ensuite par la multiplicité des actes de violence puisque les statistiques qui vous ont été données montrent qu'après avoir un peu régressé à une certaine époque, on a atteint le chiffre de 500, voire 600 attentats par an. Il est certain que, sur ce nombre, tous n'étaient pas de nature terroriste, car le maniement de l'explosif est quelque chose d'assez culturel en Corse où des règlements d'affaires privées peuvent se faire à l'aide de 100 ou de 200 grammes de TNT... Il y a une culture de la violence, évidente en Corse, qui s'exprime par les armes mais aussi par le recours à l'attentat de nature politique et le développement du terrorisme.
Je crois que ce qui rend, et a toujours rendu, difficile la maîtrise du phénomène terroriste corse, c'est précisément son extrême adhérence à la politique et à l'évolution de la vision politique de Paris vis-à-vis de la problématique corse générale. J'en veux pour preuve les différentes lois d'amnistie - notamment l'une d'entre elles qui a permis de libérer entre soixante et soixante-dix militants incarcérés puisque l'ensemble des affaires en cours ont été amnistiées par le législateur - qui produit des effets de rebond.
Ce qui, selon moi, est très important, c'est la perception que les militants ont du problème : ils ont toujours le sentiment - et forts de l'expérience passée peut-être n'ont-ils pas totalement tort - que la répression n'est qu'une phase de la réaction un peu erratique de Paris vis-à-vis de leurs problèmes, que c'est un mauvais moment à passer qui doit être pris comme un petit accident dans l'évolution et que, par conséquent, c'est quelque chose que l'on gère. Il est évident qu'une telle perception ne peut pas ne pas nous placer, si ce n'est dans la difficulté, du moins dans un climat très particulier pour la gestion des affaires, d'autant qu'il pollue l'ensemble de la relation judiciaire : les avocats le véhiculent plus ou moins ou pensent en tout cas, et parfois à juste titre, qu'ils ont des marges de man_uvre et même les forces de police sont parfois, à tort ou à raison, démobilisées, considérant que leur investissement est inutile. Cet état de choses crée un climat de laisser-aller, de flou ou de mou, que l'on ne retrouve absolument pas dans d'autres registres, tels que celui de la lutte contre l'islamisme, où le jeu est plus clair.
C'est donc cette difficulté que nous vivons au quotidien et qui, même si on garde la tête froide en se disant qu'on a une mission judiciaire et qu'on doit aller jusqu'au bout en vertu de la loi et ne pas s'occuper du reste, crée une situation extrêmement compliquée, d'autant qu'on ne peut pas la gérer, surtout de loin, sans acteurs, c'est-à-dire sans relais, sans services pour nous aider.
Ce climat général est quand même un climat que je qualifierai de très pervers et qui, je ne vous le cache pas, nous a posé d'énormes problèmes dans le traitement de l'affaire Erignac. En effet, à un moment donné, nous avons eu le sentiment net que cette affaire ne pourrait pas sortir parce que c'était une affaire majeure et qu'il n'était pas question qu'elle sorte parce qu'il y avait des relais propres à la Corse qui joueraient. C'est notre détermination sur la durée, un travail extrêmement méticuleux de police judiciaire, classique, en-dehors de toute appétence pour des procédures ou des procédés spécifiques, qui nous ont conduits sur la bonne voie et qui nous ont permis de régler le problème dans des conditions que je crois satisfaisantes.
M. le Président : J'aimerais compléter le propos de M. le Rapporteur : vous semblez dire que l'intervention des politiques en général pollue et finit par nuire à l'efficacité au plan judiciaire. Je résume votre propos même s'il est plus nuancé...
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Oui, il est plus nuancé ! Je me suis mal exprimé...
M. le Président : J'ai cru comprendre tout de même que le sens était un peu celui-là, même s'il faut le nuancer ce que je fais bien volontiers !
Comment expliquez-vous, les résultats que je qualifierai de piètres, de l'action judiciaire en matière de lutte contre le terrorisme ?
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Du moins en Corse ?
M. le Président : Nous ne nous intéressons qu'à la Corse et je vous remercie d'ailleurs de le préciser, car certains considèrent que s'il est justifié d'avoir des sections spécialisées dans la lutte contre le terrorisme international, le terrorisme islamiste et d'autres formes d'action qui méritent toute l'attention des services judiciaires, il n'en est pas de même pour les affaires corses.
Comment donc expliquez-vous ces maigres résultats ? Vous avez parlé d'amnisties, mais je peux prendre un exemple précis : François Santoni a été récemment libéré alors qu'il n'est pas encore jugé ; chacun sait - en tout cas ceux qui ont participé à l'enquête - que son action n'est pas strictement politique mais qu'elle mêle des actes de banditisme avec des actes de nationalisme.
Comment expliquez-vous tout cela ? Quand les Corses voient débarquer les services spécialisés qui, en général, se déplacent avec une certaine mise en scène pour obtenir des résultats qu'il faut bien qualifier de piètres, ce n'est pas la faute des responsables politiques, que ce soit ceux d'hier ou d'aujourd'hui !
On nous a communiqué des chiffres : sur les attentats terroristes graves, exception faite de l'assassinat du préfet Erignac sur lequel nous reviendrons si vous le voulez bien, il n'y a pratiquement pas eu de résultats. Comment l'expliquez-vous ?
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : D'abord, je voudrais préciser qu'il n'y a pas de ma part de mise en cause des politiques. Je décris simplement, ce qui est tout à fait différent - parce que c'est cela le problème de la Corse - le sentiment que des nationalistes ou des personnes incarcérées peuvent avoir de l'évolution du système politique et des ouvertures que cette dernière est susceptible de leur offrir pour s'en sortir. On est beaucoup plus sur une appréciation psychologique que sur une donnée objective mais c'est très important parce que cela conditionne le comportement et les attitudes, non seulement des nationalistes, mais aussi d'autres acteurs.
Vous avez parlé de François Santoni et je crois que c'est un bon exemple ou, plus exactement, un bon contre exemple : François Santoni a été libéré par la chambre d'accusation, c'est-à-dire par la juridiction d'instruction du deuxième degré, alors que j'avais pris, moi, une ordonnance de maintien en détention. C'est le jeu judiciaire et comme nous sommes, heureusement, dans un Etat de droit, il est normal que les ordonnances et que les décisions de la juridiction du premier degré puissent être sanctionnées par celles du deuxième degré : cela me paraît essentiel.
Nous nous situons là dans le fonctionnement tout à fait normal du système judiciaire puisque François Santoni était détenu provisoirement depuis déjà presque deux ans et que l'affaire n'avait pas pu être jugée par suite d'incidents procéduraux, d'annulations de procédures qui n'avaient rien à voir avec la spécificité corse mais qui tenaient au fait que les avocats avaient rempli leur mission et donc soulevé des problèmes de procédures qui ont eu pour conséquence, notamment, de mener l'affaire devant la chambre criminelle de la cour de cassation, ce qui aurait pu arriver dans n'importe quel autre dossier.
Je trouve donc personnellement symptomatique que vous ayez cité le cas Santoni comme étant très précisément un signe de dysfonctionnement de la centralisation car il n'est rien d'autre que l'illustration du fonctionnement normal de juridictions qui doivent fonctionner de la même façon que ce soit à Ajaccio, Bastia ou Paris. En revanche, si vous l'avez perçu ainsi, c'est que des échos vous sont parvenus qui disaient : " Vous voyez, Santoni qui avait, jusqu'à présent, bénéficié d'une certaine immunité, est mis en détention, puis relâché à Paris, et il recrée un mouvement terroriste en Corse... ".
Je crois que ce point est important parce que nous avons, d'un côté, des rumeurs et, de l'autre, une analyse tout à fait claire du fonctionnement des juridictions. Or vous savez pertinemment - je pense que ce n'est pas vous qui allez le critiquer - qu'à l'heure actuelle, la jurisprudence des chambres d'accusation est de se montrer de plus en plus restrictive en matière de détention provisoire conformément à une évolution générale et à la jurisprudence de la Cour européenne de Strasbourg, ce que je crois être une bonne chose. On en arrive donc, que ce soit en matière corse ou en d'autres matières, à considérer que la limite est de deux ans et que, passé ce délai, il faut des circonstances exceptionnelles pour prolonger la détention provisoire.
C'est sur la base de cette jurisprudence et surtout parce que les perspectives de règlement de ce dossier étaient aléatoires, compte tenu des incidents de procédure qui avaient surgi par ailleurs, et que l'audiencement ne semblait pas proche que la chambre d'accusation a estimé devoir relâcher Santoni et elle a eu raison : je pense que si j'avais été président de la chambre d'accusation, je n'aurais probablement pas agi autrement et que j'aurais réformé l'ordonnance prise au premier niveau. La vision que l'on a dans une juridiction d'instruction du deuxième degré n'est pas celle que l'on a au premier degré et il est normal que les chambres d'accusation ne suivent pas aveuglément - on l'a assez critiqué - les juridictions d'instruction du premier degré !
Pour ce qui concerne l'affaire Santoni, je répète que l'on a un fonctionnement tout à fait normal des institutions judiciaires, mais il n'est pas inintéressant de constater que cela est perçu, en Corse, comme un élément de dysfonctionnement et comme l'illustration que la juridiction parisienne ne fonctionne pas ou qu'elle favorise tel ou tel mouvement ainsi que vous avez également dû l'entendre dire ; la juridiction parisienne serait favorable au Canal historique, par exemple, et défavorable à d'autres, alors que tout cela n'est évidemment qu'affabulation...
Pour ce qui est des " piètres résultats ", il faut voir un peu ce qu'ils sont : je ne peux pas dire le contraire mais encore conviendrait-il d'en faire une analyse.
D'abord, nombre d'affaires que nous avons à traiter sont, puisque nous sommes dans la sémantique et que vous avez employé le terme " piètres ", " sinistrées " parce qu'elles ont été délocalisées tardivement après que les juridictions locales et les services de police locaux n'ont rien pu faire. Elles nous arrivent donc dans des conditions telles qu'il est pratiquement impossible de redresser la barre et nous nous retrouvons avec des dossiers sur lesquels les perspectives de succès sont pratiquement nulles.
Vous me direz : " Il y a d'autres dossiers dont vous avez eu à connaître ab initio et pour lesquels cet argument ne joue pas ! " C'est exact, et il s'agit de dossiers importants concernant des attentats.
Sur ce point, je peux donner deux arguments : premièrement, un attentat ce n'est pas quelque chose de facile à résoudre, que ce soit en Corse ou ailleurs ; il en est de non corses que l'on n'a pas résolu. Deuxièmement, le problème corse est clairement celui de la porosité généralisée de l'ensemble des services de l'Etat et c'est pourquoi je pense, en termes de stricte efficacité, qu'en l'état actuel des choses, même si je ne la considère pas comme une panacée, seule la centralisation est en mesure de nous permettre de " sortir " des affaires.
Il faut savoir que, par exemple pour l'affaire Erignac, mais cela est vrai pour d'autres, nous ne pouvions pas mettre des écoutes judiciaires en Corse. Je veux dire qu'avec une écoute judiciaire, même très bien gérée, la discrétion ne dépassait pas 48 heures...
Vous me demanderez : " A cause de qui ? " Je vous répondrai : " De tout le monde : les policiers, les services de France Telecom... " On a même essayé, bien que cela coûte très cher, de tirer des lignes jusqu'à Paris de façon à n'alerter ni les services techniques extérieurs de France Telecom, ni les policiers. Nous avons dû mettre certains policiers en garde à vue pour avoir, sur des opérations sensibles, alerté des cibles qu'on devait atteindre 24 heures plus tard, et je pourrais citer beaucoup d'autres exemples car la liste est longue...
Nous nous sommes donc trouvés, notamment dans l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac, où s'agissant d'un enjeu d'Etat nous ne pouvions pas échouer, dans l'obligation d'une part, de prendre des mesures exceptionnelles, y compris au niveau parisien et centralisé, puisque nous savions que certaines personnes avaient des connexions en Corse et qu'elles étaient donc des sources de fuite au sein même de la DNAT, et, d'autre part, compte tenu de ce caractère très particulier des affaires corses, de créer des cellules constituées de trois ou quatre personnes et de monter, au tout dernier moment, des opérations nuitamment. Cela a été le cas pour la dernière phase de l'enquête Erignac dont trois personnes seulement étaient informées. Les fonctionnaires de police de la DNAT n'étaient pas au courant de l'opération et ils n'en ont été avertis qu'une demi-heure avant d'embarquer dans l'avion qui les emmenait en Corse, parce qu'il n'était pas question de prendre des risques et que les fuites pouvaient aussi partir de Paris.
Tel est le climat dans lequel nous nous trouvons et dans lequel nous _uvrons : il faut que vous le sachiez car c'est un élément essentiel. On ne peut pas réussir une affaire, quelle qu'elle soit, sans un minimum de confidentialité. La confidentialité est un facteur nécessaire et quand je vous disais que la coordination avec la Corse, du moins sur le plan judiciaire, s'était fortement améliorée depuis que nous étions dotés de moyens de transmission cryptés - on ne peut pas, en permanence, faire des déplacements physiques - c'est parce qu'il est indéniable que, de part et d'autre, ces moyens ont considérablement servi la coordination parce qu'ils nous donnent l'assurance que les informations transmises de personne à personne ne souffriront pas de fuites.
Les fuites sont un problème important, qui n'est pas nouveau, que nous avons, en réalité, toujours connu sans parvenir à le maîtriser. A cet égard, je crois que l'on a commis ici et là quelques erreurs. De mon point de vue, la corsisation des emplois pose problème : je crois que c'est une erreur, d'une part de placer dans des services de l'Etat et dans la police, des gens natifs de Corse car il est évident qu'ils sont " dans leur bain " et que se produisent des phénomènes et des réactions naturelles qui peuvent entrer en conflit avec les obligations professionnelles, d'autre part de laisser les fonctionnaires trop longtemps en poste sur l'île. Je ne comprends pas qu'en Corse, contrairement à ce qui se passe ailleurs, la règle des trois ou quatre ans, c'est-à-dire la rotation ne joue pas : quelqu'un qui se marie sur l'île y fait souche et y reste cinq, six, huit, voire dix ans.
Je suis convaincu que ce que vous appelez les " piètres résultats " sont imputables au fait qu'en Corse les choses ne fonctionnent pas comme ailleurs et que l'on ne parvient pas, du fait de cette porosité que j'ai stigmatisée au début de mon intervention, à avoir une efficacité opérationnelle comparable à celle que l'on peut avoir sur le continent.
M. le Président : Vous venez de mettre l'accent sur les difficultés relationnelles entre magistrats et autorités de police - je pense au SRPJ ou aux services de la gendarmerie pour lesquels la même analyse vaut sans doute bien que plus nuancée du fait que la " corsisation " dans la gendarmerie est moins forte que dans les services de police pour des raisons qui tiennent évidemment au statut de cette arme - mais comment expliquez-vous, monsieur le juge, qu'au sein de l'autorité judiciaire elle-même une telle méfiance s'exprime lorsque l'on interroge les magistrats, à l'égard des structures parisiennes et, pour dire les choses très clairement, à l'égard des juges antiterroristes ? Là aussi, une coopération est-elle possible entre les juridictions sur place et vos propres services ?
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Je connais ces critiques mais je suis un peu surpris car, comme l'on dit, " les faits sont têtus ".
Nos avons pris des initiatives, coordonnées d'ailleurs avec M. Dintilhac, procureur de la République, pour essayer de démontrer aux juridictions corses que la coopération existait et qu'il n'y avait pas une justice à deux vitesses avec, d'une part Paris qui aurait eu la maîtrise absolue des affaires, et d'autre part, la Corse qui aurait perdu le traitement d'un certain contentieux.
Nous avons effectué plusieurs déplacements et rencontré tous les magistrats. Ainsi que je l'ai signalé tout à l'heure, la coopération au niveau de l'action publique, avec le procureur général et les procureurs de la République est constante. Avec les magistrats instructeurs il est bien évident - et c'est un problème de statut - que nous n'avons pas de contacts sauf si, dans le cadre de deux affaires ayant des points communs, nous avons des liens avec tel ou tel magistrat. Paradoxalement, autant nous pouvons entretenir des liens avec le parquet, autant il est difficile d'en avoir avec les magistrats du siège dans la mesure où chacun a son degré de compétence : je ne vais pas téléphoner à un collègue pour lui exposer ce que j'ai fait, sauf si, bien évidemment, le traitement d'une affaire corse à Paris a des incidences sur le développement d'autres affaires en Corse.
Je considère qu'il faut être très clair aussi sur ce point car le problème de la remontée des affaires parisiennes est un problème qui ne relève pas de notre responsabilité ; nous sommes en aval et nous prenons ce que l'on nous donne. La centralisation qui, je ne vous le cache pas, va en s'accélérant - depuis 1998 pratiquement toutes les affaires sont centralisées - est le fait des parquets et également, que je sache, de la chancellerie, même si cette dernière ne joue peut-être pas officiellement un rôle opérationnel direct.
Globalement, la politique de l'action publique et judiciaire est à l'heure actuelle de centraliser l'ensemble du contentieux des affaires corses à Paris dès lors que les attentats sont considérés comme majeurs ou, en tout cas, prennent pour cibles des symboles de l'Etat.
Tels sont les critères retenus. J'ignore si vous avez entendu Mme Stoller mais elle vous le dira mieux que moi, puisqu'elle est au centre du dispositif mais, pour autant que je sache, cela se fait en harmonie avec les magistrats corses qui sont responsables de l'action publique, qu'il s'agisse du procureur général ou des deux procureurs.
Est-ce une bonne ou une mauvaise pratique ? Je n'en sais rien ! Je pense dans l'absolu qu'il serait bon que les juridictions locales conservent leur propre contentieux, d'autant que la loi de 1986 les y autorise. Je vous assure que nous ne cherchons pas à accaparer les affaires et je pense qu'un certain nombre d'entre elles, disons de moyenne importance, pourraient parfaitement être jugées ou instruites localement.
Pourquoi n'est-ce pas le cas ? C'est parce qu'il y a de bons esprits, et il ne s'agit pas uniquement des magistrats de la 14ème section, qui _uvrent pour qu'il en soit autrement. On considère, pour des raisons de pure efficacité même si les résultats obtenus ne sont pas à la hauteur des espérances, que, compte tenu des difficultés institutionnelles existantes, d'un certain nombre de faits sur lesquels on n'a pas prise - notamment ces problèmes de fuite - il est encore préférable, non pas dans un esprit de jacobinisme mais dans un souci d'efficacité, de gérer la situation depuis Paris dans la mesure où la maîtrise de la sécurité des enquêtes y est relativement meilleure que localement. Je crois que c'est là le problème !
En conséquence, si nous voulons, dans l'avenir, revenir à un système plus équilibré ou en tout cas susceptible de générer moins d'amertume de la part des magistrats locaux - car c'est peut-être également l'origine des doléances, que je comprends au demeurant car il est assez frustrant de voir les affaires vous filer sous le nez et partir à Paris - je crois qu'il faudra reprendre le problème à la base, c'est-à-dire restaurer l'autorité de l'Etat, ce que l'on tente de faire, et mettre en place des instruments qui soient aussi efficaces et fiables que ceux que l'on trouve ailleurs, sur lesquels les magistrats locaux puissent s'appuyer avec des résultats à la clé, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui, quelle que soit la bonne volonté des uns et des autres. Je pense à M. Veaux que je connais bien, qui est un fonctionnaire de très haute qualité et qui m'a lui-même recommandé de ne pas téléphoner à quatre ou cinq individus qu'il m'a désignés nommément au motif qu'ils étaient " des moutons noirs ". Pour autant, on ne peut pas vider l'ensemble du SRPJ en huit jours, quinze jours ou trois semaines ; cela prend du temps et c'est normal !
Il y a donc des réalités qu'il faut appréhender et je pense qu'avec le temps, parce que cela va prendre du temps, et avec une volonté résolue, - l'on peut faire confiance à M. Chevènement pour cela - les choses peuvent changer de façon significative, mais aujourd'hui nous nous trouvons dans une situation, il est vrai un peu délicate.
M. le Rapporteur : Je suis assez heureux de vous trouver dans cet état d'esprit étant donné les impressions que nous avons ressenties en Corse. Si je comprends parfaitement les raisons qui amènent à centraliser le traitement des affaires, il est vrai qu'il n'y a rien de plus démobilisateur pour des forces de police locales que de voir qu'on ne leur fait pas confiance, qu'on leur demande de recueillir des informations sans qu'elles aient, par la suite, d'indications sur la façon dont ces informations sont traitées. Je pense cependant que cette centralisation qui, encore une fois, peut se comprendre aujourd'hui, atteint ses limites, devient elle-même source de dysfonctionnement et peut créer des conflits ou des tensions
- c'est du moins ainsi que je le ressens - entre les services locaux et les structures nationales.
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Je voudrais rectifier vos propos lorsque vous prétendez que la centralisation " atteint ses limites ". Moi qui me trouve sur le terrain depuis vingt ans, je pense que, franchement non, ce n'est pas le cas !
La centralisation est arrivée à ce point d'efficacité qu'elle fait, à l'heure actuelle, je vous le dis sans flagornerie, l'objet de l'admiration d'un certain nombre de pays étrangers.
M. le Rapporteur : Je ne parle que de la Corse !
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Et si les pouvoirs publics ont décidé de centraliser, c'est parce qu'ils sont conscients que pour obtenir un minimum de résultats, c'est une nécessité.
M. le Rapporteur : Monsieur Bruguière, prenons un exemple précis : l'affaire de Spérone ; c'est la première fois - c'est du moins ainsi que les choses nous ont été présentées - que l'on a arrêté un commando lourdement armé qui allait commettre un attentat. Or, cette affaire, nous le savons, n'a pas abouti sur le plan judiciaire. Cela crée une forte interrogation et, de ce point de vue, les services locaux, ont beau jeu de nous dire : " Voilà un exemple précis où la centralisation n'a manifestement débouché sur rien ! ".
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Voilà un très bon exemple de désinformation ! Je suis très content que vous l'ayez cité car, et cela est grave, la désinformation prend le dessus. En effet, est-ce que l'on vous a dit que le dossier de l'affaire de Spérone avait été totalement sinistré sur le plan judiciaire ?
Nous sommes quand même dans un Etat de droit où l'on ne peut pas faire n'importe quoi alors que l'on a tendance à dire qu'en Corse, au nom de la corsitude, on pourrait violer allègrement les règles de droit. Quand un corse, dont je ne livrerai pas le nom, vous dit, par procès-verbal : " Depuis 1988, je ne fais pas de déclaration d'impôts parce que j'estime que l'Etat n'a pas été correct à mon égard " et que rien n'a été fait depuis cette date au ministère des Finances, vous ne pouvez pas ne pas vous interroger, en tant que magistrat, sur l'application de l'Etat de droit en Corse !
Pour revenir à l'affaire de Spérone, il faut savoir qu'elle s'est fait dans un cafouillage local tel, avec une intervention de la police et de la gendarmerie - les gendarmes devant intervenir ne sont d'abord pas intervenus, puis sont intervenus - et des saisies faites en dépit du bon sens puisque l'on a confisqué l'ensemble du stock d'armes pour les mettre dans un grand sac sans que l'on dresse le moindre procès-verbal, que le dossier aurait dû être totalement annulé.
Mme Le Vert qui est en charge de l'affaire, a mené un travail de bénédictin pour essayer, en reprenant chaque élément, en entendant individuellement tous les gendarmes qui étaient intervenus, de reconstituer le dossier avec les problèmes de procédure qui en ont légitimement résulté, les demandes d'annulation etc.
Vous savez, une affaire qui part mal est en général une affaire qui n'aboutit pas : c'est valable en droit commun comme en matière de terrorisme. Les constations des deux premiers jours, voire du premier jour, sont essentielles : Je crois qu'il faut aussi que nous ayons cette culture anglo-saxonne qui nous fait défaut aujourd'hui, je suis le premier à la revendiquer, et qui consiste d'abord à sortir de la culture de l'aveu qui est malheureusement ancrée dans la mentalité française et plus généralement latine, ensuite à adopter une justice fondée davantage sur des éléments de preuve matériels, ce qui est autrement plus confortable : si vous avez un ADN positif ou des empreintes digitales, il est évident que vous disposez d'arguments beaucoup plus solides pour défendre votre dossier, indépendamment des déclarations de tel ou tel.
Cela suppose que, lors de ce que l'on appelle l'examen de la scène de crime, il y ait un périmètre de protection, que des spécialistes se déplacent, comme cela se fait à l'étranger, que l'on gèle la situation et qu'on la gère de façon minutieuse comme c'est le cas dans un site archéologique où l'on ne piétine pas le terrain et où l'on observe certains protocoles.
A Spérone, cela a été " la pétaudière " si vous me permettez l'expression.
M. Jean MICHEL : C'était volontaire ou pas ?
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Je crois que ce n'était pas volontaire. Il faudrait poser la question à Mme Le Vert car je n'ai pas traité le dossier mais je crois que tout a résulté d'un cafouillis avec probablement - ce sont des rumeurs donc je préfère me montrer prudent - des ordres et des contrordres d'intervention : on aurait dit aux gendarmes de ne pas revenir mais d'autres unités sont arrivées... Bref, il y a eu une très mauvaise gestion de l'opération.
M. le Rapporteur : On sait que cette affaire est intervenue au moment où il y avait des discussions, semble-t-il, entre certains émissaires du Gouvernement ou du ministère de l'Intérieur et certaines branches du mouvement nationaliste - je crois que c'était le FNLC-Canal historique - et qu'il y avait donc aussi cette composante en toile de fond...
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Permettez-moi d'intervenir. Ces agissements se passent en amont de notre action et c'est précisément ce que nous déplorons ! Vous revenez ainsi à ce que je mentionnais tout à l'heure, à savoir le climat délétère créé par toutes ces interventions souterraines ou non, réelles ou non, et qui alimentent cette psyché des corses quand ils prétendent : " De toute façon, vous n'êtes que des pantins, la réalité se décide place Beauvau ou rue de Varenne... " alors que ce n'est pas le cas !
Ce climat auquel vous venez de faire allusion perdure depuis des années, et nous qui ne le prenons pas en compte, qui ne pouvons pas le prendre en compte et qui nous situons en aval, nous devons gérer la situation avec un code de procédure pénale qui est quand même rigoureux et avec des sanctions de la chambre d'accusation.
Nous sommes en fin de chaîne, nous sommes les fusibles et bien évidemment sujets à critiques car c'est nous qui menons l'action la plus visible - heureusement ! - puisque nous nous mouvons dans la transparence, dans la clarté et dans le contradictoire, ce qui n'est souvent pas le cas en amont !
M. le Président : Pour citer un autre dossier, monsieur le juge, dans l'affaire de Tralonca, ce n'est pas en amont que les choses se sont passées : des renseignements ont été fournis à l'autorité judiciaire par les services de gendarmerie sur certaines personnes qui avaient participé à cette réunion clandestine. Dans ces conditions, comment expliquez-vous que la justice, plus précisément le parquet, n'ait pas réagi ? Comment expliquez-vous cette inertie ?
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Que les choses soient claires ! La justice ou plus exactement - employons les mots justes - le juge judiciaire a été saisi, il y a très peu de temps. L'ouverture de l'information est récente : elle date de neuf ou dix mois. Nous n'étions pas saisis du dossier, et je ne le dis pas pour me défiler, ce n'est pas mon style.
Vous me demandez pourquoi. Je n'en sais rien ! C'est un problème d'action publique et l'action publique, surtout en Corse, est quand même en grande partie pilotée
- ou l'était en tout cas, mais je pense que c'est encore le cas - depuis la place Vendôme. Je vous vois plus hésitants...
M. le Rapporteur : Je ne suis pas certain que nous soyons d'accord sur cette appréciation !
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Moi je vous dis ce que je sens. Je ne porte pas un témoignage puisque, en l'occurrence, je ne suis témoin de rien.
M. Franck DHERSIN : Cela ne vous plaît peut-être pas, mais c'est ce qu'il pense !
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Je pourrais parfaitement vous répondre que je n'ai rien à vous dire parce que je ne sais rien là-dessus ! Nous avons été saisi tardivement de l'affaire et nous avons fait le maximum, je peux vous l'assurer.
Je répète que l'information judiciaire qui est un acte du parquet a été ouverte très tardivement, très très tardivement.
Comme je ne voulais pas encourir le reproche d'enterrer Tralonca, nous avons fait le maximum mais nous ne possédons pas d'élément de preuve déterminant si ce n'est que l'on a trouvé une camionnette louée par untel. Il faut bien prendre conscience que nous sommes obligés de monter les dossiers, de faire en sorte qu'ils arrivent à leur terme et qu'il n'y ait pas de relaxe, sinon on dénoncera la faillite de la juridiction parisienne ! Quand les dossiers sont mal ficelés dès le départ, mieux vaut faire le maximum et ensuite aboutir à un non-lieu...
Par conséquent, l'affaire de Tralonca fait partie de ces dossiers qui ne sont pas promis à un avenir brillant : c'est évident compte tenu du fait que nous n'avons pas ou peu d'éléments de preuve.
Je vous vois sourire, monsieur le Président, mais je crois que c'est important ! Nous ne cherchons pas, ni moi, ni les autres, à éluder nos responsabilités : nous nous trouvons simplement - et je reviens à mon propos antérieur - dans des situations très inconfortables où nous sommes saisis d'affaires - et pour les juges locaux ce serait pareil - sans disposer des conditions maximales pour réussir, soit parce que les saisines sont anormalement tardives, soit parce que nous avons des difficultés à faire travailler des agents dont nous ne sommes pas sûrs.
Cela étant, soyons clairs, sur la Corse, nous avons travaillé et nous travaillons toujours avec des fonctionnaires du SRPJ qui sont de très haut niveau et de très grande qualité et qui sont aussi sûrs, en termes de fiabilité, que des fonctionnaires de la DNAT.
M. Robert PANDRAUD : Il est vrai que le terrorisme perdure en Corse et que l'on n'en voit pas la fin.
Je vais vous poser quelques questions tout à fait iconoclastes en rappelant d'abord qu'un terrorisme de cet ordre vit avec des espoirs de lois d'amnistie, de procédures judiciaires, d'actions des avocats etc. Il bruit d'impatience en voyant d'anciens terroristes installés au plus haut niveau de certains Etats et vous savez pertinemment qu'ils rêvent d'Arafat, de Begin ou du responsable de l'UCK et de mener des discussions comme en conduit l'ETA ou l'IRA en se disant : " Pourquoi pas nous ? ". Ils le disent publiquement devant le Premier ministre, ce qui leur donne bonne conscience et ce qui permet d'utiliser les " soldats perdus "...
Je voudrais savoir qui dirige la lutte antiterroriste sur le plan local : le préfet ou le procureur général ? Sait-on qui fait quoi en la matière ? Je vais plus loin : avez-vous l'impression que le Gouvernement quand il prend une décision quelconque ou quand il amorce une politique, fût-elle même un revirement par rapport à la politique précédente, est obéi et suivi jusqu'au bout, jusqu'au golf de Spérone ou au c_ur des montagnes de Tralonca ?
Par ailleurs, avez-vous l'impression qu'il y ait, en Corse, un chef d'orchestre du terrorisme, ou qu'il s'agit, comme cela a été le cas en Algérie ou ailleurs, de groupuscules qui sortent de temps en temps mais qui mènent leur vie propre ?
Enfin, j'en arrive à ma dernière question pour laquelle, monsieur le juge, je ne vous demanderai pas de réponse, j'ai la mienne et elle n'engage que moi : pensez-vous que nous arriverons jamais à vaincre le terrorisme en Corse ou en d'autres régions de France par des procédures judiciaires ? Personnellement, je ne le pense pas et la seule méthode efficace que je connaisse, c'est l'internement administratif qui n'est pas attentatoire à l'Etat de droit. Pourquoi après tout, et en vertu de quelle légitimité, un juge d'instruction, installé à Ajaccio - je ne parle pas de vous - aurait-il plus de pouvoir sur la liberté individuelle que n'en aurait un sous-préfet alors qu'ils ont passé les mêmes concours administratifs ? L'un est plus indépendant et, par conséquent, plus dangereux et l'autre contraint de rendre des comptes aux autorités nationales !
Telle est mon opinion et je pense que dans dix ou quinze ans, quels que soient les accords que l'on puisse passer, les problèmes demeureront. Vous comprenez bien que si ceux qui ont été amnistiés - et Dieu sait, vous vous en souvenez, s'ils étaient nombreux à avoir été arrêtés avant 1980 et avant 1988 - avaient été internés dans des camps, la question aurait été résolue plus rapidement.
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Je vais répondre à vos deux premières questions car pour ce qui est de la dernière, je peux vous dire que je ne partage pas votre point de vue...
M. Robert PANDRAUD : Je m'en doutais !
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : ...parce que je considère que dans un Etat de droit, il faut absolument respecter la légalité, y compris en termes d'efficacité. La preuve en est que les Britanniques avec la loi spéciale sur l'Irlande du nord, qui est une loi tout à fait dérogatoire et qu'aucune législature n'aurait, en France, osé voter, n'ont pas réussi à résoudre le problème qui s'est réglé politiquement ! Je pense que le problème de la Corse devrait pouvoir se régler également sur le terrain politique car c'est, selon moi, la seule manière de s'en sortir.
En outre, puisque l'on élargit le débat, j'observe une chose : alors que nous sommes dans un environnement international où l'ensemble des mouvements séparatistes ont compris que la lutte armée était une impasse et tendent tous, plus ou moins, qu'il s'agisse de l'IRA ou de l'ETA, à trouver un consensus pour sortir de l'ornière par la voie politique, tel n'est pas le cas en Corse... Je pense donc qu'il est important de mener une réflexion politique dans le sens noble du terme, et que la répression n'est qu'un petit élément dans la résolution du problème, car en Corse, moins qu'ailleurs, la répression judiciaire ou la répression tout court n'est la panacée et l'on ne sortira pas du problème uniquement par cette voie. Cela étant dit, on ne peut bien sûr rester sans réagir face à des attentats ou à des actes de violence et la justice ne peut pas rester inerte.
J'en arrive à votre question tendant à savoir qui dirige en Corse : que je sache, l'action publique est quand même conduite par la justice, par le parquet général et le procureur général ! Il est évident que, compte tenu du caractère insulaire et des particularismes corses, le préfet de région à une épaisseur et un rôle peut-être plus important que celui de Franche-Comté et qu'il a un certain nombre d'obligations à remplir, ce qui explique qu'il apparaît davantage au premier plan qu'un autre, mais ce n'est pas - je le dis clairement et fortement - de la responsabilité d'un préfet, même du préfet de police, de conduire l'action judiciaire et l'action publique. A cet égard, il faut éviter les mélanges de genres qui sont générateurs de troubles et de difficultés et ne vont en aucun cas dans le sens de la résolution des problèmes.
M. Robert PANDRAUD : C'est parce que l'on nous dit - et cela risque d'être transcrit dans un texte législatif - que la chancellerie ne donne plus d'instructions aux parquets, que je vous posais la question de l'autorité gouvernementale.
Je suis d'accord avec vous concernant les limites de l'action du préfet dans le cadre d'un Etat de droit mais puisque maintenant les procureurs interviennent sur le plan des affaires individuelles - or tout cela n'est rien d'autre qu'une collection d'affaires individuelles - je m'interroge pour savoir qui commande. Vous voyez bien où je veux en venir en regrettant totalement que l'on n'ait pas un parquet hiérarchisé sous la responsabilité politique du Garde des sceaux...
M. le Président : N'ouvrons pas ce débat, il a déjà eu lieu et il est momentanément tranché !
M. Robert PANDRAUD : Oui, mais on en voit les résultats !
M. Yves FROMION : Pour ma part, je poserai deux questions.
Premièrement, monsieur le juge, quel regard portez-vous sur l'affaire Erignac
- je veux parler de l'enquête sur l'assassinat du préfet ? Comment expliquez-vous que Colonna court toujours ?
Deuxièmement, quel regard portez-vous sur l'affaire Bonnet, c'est-à-dire de l'intrusion du politique ou du gouvernemental dans les affaires corses avec une très grande " épaisseur ", pour reprendre votre terme et ne pas dire une très grande pesanteur ?
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Je suis un peu petit peu gêné pour répondre à cette dernière question parce que j'ai le sentiment qu'elle a un caractère très politique. Je préférerais donc que l'on affine les questions avant d'y répondre car n'ayant pas à porter de jugement global sur " la pesanteur " de M. Bonnet, ni de regard ou d'appréciation politique à porter sur son action, je m'interdis de le faire.
Si vous me posez des questions précises sur tel ou tel point, je vous y répondrai, mais je vous dis tout de suite que j'ai connu M. Bonnet et que j'ai eu avec lui des relations tout à fait normales sur le plan fonctionnel.
Pour ce qui est de mon regard sur l'affaire Erignac, il est difficile de savoir ce que vous entendez par-là. Moi, la seule chose que je vois, c'est que cette affaire a représenté plus d'une année de difficultés, de travail acharné et d'inquiétudes pour le résultat que l'on connaît à la clé. Je constate aussi que si nous avons réussi, ainsi que je le disais tout à l'heure, c'est parce que nous avons fonctionné dans le cadre d'une orthodoxie procédurale très stricte, c'est-à-dire en évacuant tout ce qui pouvait être tentant mais qui était dangereux, à savoir les renseignements, les actions périphériques, si tant est que l'on puisse les percevoir, et en restant dans le cadre d'une action judiciaire conduite par nous avec la DNAT prioritairement, mais je le répète avec un support et un soutien sans faille et très harmonieux du SRPJ d'Ajaccio qui a très bien fonctionné, du moins du temps de M. Veaux ; je n'en dirai pas autant pour les mois qui ont précédé sa prise de fonction.
J'ajoute que tout cela s'est passé dans un environnement très hostile, notamment de la part de la presse qui nous a nui : certains organes ont joué contre l'enquête et je dirai contre l'Etat par des fuites orchestrées qui auraient dû normalement torpiller définitivement ce dossier et avoir pour effet qu'il ne sorte pas.
Nous sommes arrivés à nos fins, effectivement, grâce à un facteur chance, mais la chance ça se construit par un travail minutieux, technique, notamment par ces fameuses études de facturation détaillée - qui ne sont pas des écoutes téléphoniques. Nous avions pris soin à titre conservatoire dès le lendemain de l'attentat, de geler l'ensemble du trafic téléphonique sur la Corse car il faut savoir que les gestionnaires, que ce soit France Telecom, Bouygues ou SFR, ne gardent la facturation en mémoire informatique que pendant six mois ou parfois trois mois, faute de pouvoir la stocker ; passé ce délai ils la détruisent, ce qui nous a conduits à leur demander de la transférer sur disque dur, de manière à conserver la mémoire de tout le trafic téléphonique filaire ou par portable sur l'ensemble de la Corse.
C'est ce qui nous a permis de réaliser ce travail gigantesque - et là, je dois rendre hommage à SFR mais surtout à France Telecom qui n'a pas épargné sa peine pour nous aider - qui a pris des mois car il concernait des milliers et des milliers de lignes et qu'il était d'autant plus compliqué que la gestion des portables n'est pas centralisée mais relève d'organismes privés délégués par les opérateurs pour gérer les réseaux, ce qui suppose quatre ou cinq réquisitions par numéro et prend énormément de temps. Je le précise à l'intention de ceux qui demandent pourquoi les résultats se sont fait attendre.
M. Jean MICHEL : Et Colonna ?
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Je ne comprends pas que l'on s'interroge partout sur le problème Colonna. Nous n'avons eu la preuve de son implication judiciaire qu'entre le deuxième et le troisième jour de la garde à vue, qui d'ailleurs a été très riche. Ce n'est qu'à partir de ce moment-là, quand nous sommes allés le chercher, que nous avons appris qu'il n'y était plus, qu'il était allé conduire ses moutons dans les pacages et qu'il avait disparu !
Par conséquent, pour moi, il n'y a pas d'affaire Colonna, en ce sens qu'il n'y a pas eu de scandale, ni d'interventions pour favoriser sa fuite, si ce n'est les mécanismes locaux : à partir du moment où on a pu savoir que Colonna était impliqué ou que lui-même a pu comprendre qu'il pouvait être inquiété, sans que quelqu'un l'en ait informé directement, - je ne veux pas dire que lui ou son père a reçu un quelconque appel d'un fonctionnaire lui recommandant de se mettre au vert, sauf si l'on m'apporte la preuve contraire - il a adopté un comportement très classique, avec peut-être une légère anticipation du fait qu'en Corse les choses vont plus vite et que l'information circule plus rapidement : il a pris le maquis : c'est tout !
J'ai le sentiment qu'il est toujours en Corse, mais je n'ai pas d'informations particulières et si j'en avais, je ne vous les donnerais pas : je vous le dis tout de suite pour que les choses soient claires !
M. le Président : Nous n'en avons pas besoin ! Il n'est pas forcément utile que nous sachions où se trouve M. Colonna.
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Exactement ! Pour moi, il n'y a pas d'affaire Colonna, il n'y a pas eu de dysfonctionnement au sujet de la fuite de Colonna.
M. le Rapporteur : On nous a tout de même indiqué qu'un article du journal Le Monde avait été faxé en Corse. Je ne sais pas si vous détenez cette " information " ?
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Non !
M. le Rapporteur : Le Monde a publié le vendredi, je crois, un article qui, semble-t-il, désignait très clairement Colonna et qui aurait été transmis en Corse. Une chaîne de télévision aurait, à partir ce cet article, fait une interview de Colonna le samedi matin, si j'ai bien compris ; dès lors, l'information était devenue publique !
Que pensez-vous du rôle de la presse dans cette affaire ?
Par ailleurs, la presse a publié un certain nombre de documents, sans parler des livres consacrés à l'enquête ; ainsi Le guêpier corse, qui vient de sortir, comporte énormément de documents, beaucoup plus d'ailleurs que n'en détient la commission, ce qui tend à prouver qu'un certain nombre de gens ont pu se les procurer alors que seules trois ou quatre personnes y avaient accès : je pense, par exemple, au rapport Marion de décembre 1998. Comment l'expliquez-vous ?
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : C'est une très bonne question !
M. le Rapporteur : Je ne mets en cause personne mais il y a des documents dont on pense qu'ils ont dû être extrêmement protégés, et cela dépasse le problème du SRPJ local ou de la corsisation des emplois...
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Je suis à cent pour cent d'accord avec vous ! La fuite du rapport Marion n'est pas une fuite corse mais une fuite opérée sur le continent.
S'est-elle faite à Paris ou ailleurs ? Je l'ignore mais il est incontestable qu'elle ne s'est pas produite en Corse et c'est pourquoi, comme je le disais tout à l'heure, le problème de la porosité, s'il sévit de façon importante en Corse, existe également à l'échelon parisien. Il est certain que la fuite du rapport Marion, qui n'est pas une fuite accidentelle, et l'exploitation qui en a été faite ont eu un effet très négatif.
Cela étant, ce qui a eu un effet encore plus négatif, c'est l'article du journal Le Monde sur ce qu'il est convenu d'appeler " les notes Bonnet ", d'autant plus qu'il a été publié à une époque où nous n'étions pas prêts de conclure...
Personnellement, je ne comprends pas qu'un organe de presse responsable et aussi responsable que Le Monde ait accepté de publier ce genre de choses ! En termes de déontologie, je peux vous assurer qu'aucun journal anglo-saxon n'aurait agi de cette façon.
M. Jean MICHEL : Quand vous dites " responsable " vous parlez au passé...
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Oui ! Ma conviction profonde est que Le Monde, son rédacteur ou certains lobbies ont cherché délibérément, - je dis bien délibérément - sachant que l'enquête progressait, à tout faire pour qu'elle ne sorte jamais ! Ce journal a joué contre l'Etat ! C'est mon sentiment profond et c'est ma responsabilité de le dire : je répète que Le Monde a joué contre les intérêts supérieurs de l'Etat par une man_uvre délibérée et perverse tendant à faire en sorte que cette enquête n'aboutisse jamais.
M. le Président : Vous me permettrez, monsieur Bruguière, de compléter votre commentaire par une autre approche des choses.
Je partage votre point de vue, évidemment, sur la responsabilité de la presse mais, à force de voir certains services utiliser la presse - je pense à certains responsables de la DNAT, voire à certains magistrats qui savent aussi utiliser la presse à des fins dont je ne comprends pas toujours l'objectif si ce n'est de valoriser ou de tenter de valoriser leur travail - ne peut-on pas estimer qu'il s'agit là d'un " retour de bâton " ?
On ne peut pas jouer avec la presse en lui demandant de respecter scrupuleusement des règles morales ou déontologiques quand, soi-même, on se sert d'elle alors que, dans un certain nombre de cas, je ne vois pas quelle est l'utilité de le faire !
Je vais être très précis : je déplore, personnellement, que M. Marion, responsable de la DNAT, se complaise dans des déclarations publiques qui nuisent finalement au service qu'il dirige. Je ne suis pas sûr que la mise en scène orchestrée pour la reconstitution de l'assassinat du préfet Erignac ait été bien perçue, surtout quand on connaît la manière dont elle s'est soldée : on peut parler de reconstitution manquée puisque les intéressés ont refusé de s'y prêter.
Je tempère un peu votre propos parce que, si je comprends la gravité de ce que vous nous dites à l'égard du journal Le Monde que je ne défends pas - je suis le premier à dire que, parfois il se comporte d'une manière irresponsable - je crois qu'il convient tout de même de nuancer quelque peu : nous sommes ici devant une commission d'enquête, donc essayons de voir les choses avec objectivité...
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Tout à fait, je crois que c'est important !
Je voudrais bien préciser que mes critiques à l'égard du journal Le Monde portent exclusivement sur cet article et pas sur autre chose ! Qu'un organe de presse ou que des organes de presse - que ce soit la presse audiovisuelle ou écrite - émettent des critiques, c'est la moindre des choses dans un Etat de droit - et Dieu si nous avons été critiqués, et moi plus que personne et pas uniquement sur les affaires corses !
Que je sache, je n'ai jamais répondu. Puisque l'on parle de médiatisation, vous ne trouverez jamais d'interview de ma part, de réactions de ma part - et Dieu sait combien j'ai été critiqué notamment sur les affaires Chalabi, dont on sait aujourd'hui que si elles n'avaient pas eu lieu, on aurait probablement eu une campagne d'attentats : c'est établi et même reconnu par les avocats qui étaient présents.
Nous avons des responsabilités, nous menons une action importante qui est politique, dans le sens étymologique du terme, dans la mesure où elle concerne la vie de la cité. Je trouve normal, et j'accepte, que nous soyons critiqués même si c'est parfois très inconfortable et déstabilisant, surtout quand, malgré les difficultés de notre mission, il ne se trouve aucune voix d'où qu'elle vienne, y compris des pouvoirs publics, pour tempérer les choses et tenter de donner un sentiment plus positif.
Quant à Marion, c'est Marion ! Je ne suis pas comptable de sa médiatisation ! Pour autant, je ne vous cache pas que je rejoins votre point de vue et que je considère qu'aucun agent de l'Etat n'a de légitimité pour se valoriser lui-même : c'est là l'apanage des élus de la Nation qui ont à rendre compte de leur mandat devant les électeurs, ce qui n'est pas notre cas !
Que la presse commente notre action en termes positifs ou négatifs, il me paraît difficile qu'il en aille autrement. Pour être clair puisque vous parlez des magistrats, je sais que l'on me reproche d'être très médiatisé mais, que je sache, on me médiatise ! Je n'accorde jamais d'interviews directes et je vous mets au défi, les uns et les autres, d'en trouver une !
Pour parler maintenant de la reconstitution, cette dernière ne pouvait pas, juridiquement, ne pas se faire. Elle était essentielle parce que dans toute affaire criminelle, il faut une reconstitution. Nous avions une contrainte de temps du fait que l'on approchait de la période estivale et qu'on ne pouvait pas l'organiser trop tard afin de ne pas perturber la saison touristique en Corse. On aurait pu décider de la reporter à octobre ou novembre, mais nous n'avions pas de raisons de la différer dans la mesure où, d'une part les faits étaient déjà eux-mêmes anciens et où d'autre part, les personnes interpellées se trouvaient dans de bonnes dispositions d'esprit puisqu'elles avaient reconnu leur participation, y compris devant nous, et qu'elles étaient prêtes à matérialiser les faits. Cette reconstitution était d'autant plus importante que Colonna était dans la nature et que nous pouvions raisonnablement penser que nous pourrions mettre la main sur lui assez rapidement.
Nous avions donc toutes les raisons judiciaires de procéder à cette reconstitution. Il est évident que faire une reconstitution en Corse, ce n'est pas faire une reconstitution à Mantes-la-Jolie, et que cela suppose l'engagement de moyens de sécurité très importants qui ont été demandés mais aussi voulus par les pouvoirs publics et l'ensemble des acteurs.
La mobilisation de ces moyens s'est traduite par un déplacement très lourd, très visible qui, me disiez-vous, s'est soldé par un échec. A cela, je vous réponds : non ! Une personne mise en examen a tout à fait la possibilité de dire au dernier moment qu'elle refuse de participer, de même qu'elle peut toujours refuser de répondre aux questions. C'est vrai qu'il y a eu une espèce de manipulation et que la défense a joué là-dessus, mais elle se rend compte maintenant qu'elle ne peut plus réclamer une reconstitution, qu'il n'y en aura plus jamais et qu'elle se trouve coincée, ce dont je crois elle se mord un peu les doigts !
Quoi qu'il en soit, nous ne pouvions pas ne pas faire la reconstitution. Il ne s'agissait donc pas d'une " opération-spectacle " mais d'une opération indispensable, qui ne pouvait malheureusement pas se dérouler dans la discrétion - ce que j'aurais, moi, préféré - parce qu'elle nécessitait la mise en _uvre de moyens importants pour assurer le maintien de l'ordre et qu'elle devait, pour des raisons d'efficacité, intervenir avant la saison estivale, c'est-à-dire avant le mois de juillet.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Juste un mot pour revenir sur les rapports entre l'échelon central et l'échelon local : M. Marion, devant la commission, nous a dit que M. Dragacci avait informé le père d'Yvan Colonna du fait que son fils allait être recherché.
C'est une information évidemment gravissime et très choquante sur le fonctionnement des services. Est-ce que cette information vous est parvenue ?
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Non.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Maintenant qu'elle vous parvient, quelles sont les conséquences que vous en tirez ou les conclusions sur l'organisation des services qu'elle vous inspire ?
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Tout d'abord, M. Dragacci n'est plus à la tête du SRPJ, comme vous le savez. Ensuite, je ne connaissais pas cet élément : vous me l'apprenez.
Enfin, si je l'avais su, je me serais interrogé : s'agit-il de rumeurs...
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Cela a été déclaré devant une commission d'enquête qui n'est d'ailleurs pas le bon interlocuteur puisqu'il y a un parquet...
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : ...s'agit-il de rumeurs ou d'éléments fondés justifiant l'établissement d'un procès-verbal qui, s'il avait été transmis aux magistrats que nous sommes, aurait à l'évidence entraîné une réaction de notre part ? Il est évident que l'on ne peut pas ne pas réagir - et nous l'avons déjà fait - devant des actions qui sont le fait d'un ancien fonctionnaire ou même d'un particulier et qui tendent à favoriser la fuite ou la clandestinité d'une personne recherchée.
Or, je peux vous dire que je n'ai, dans mon dossier, aucun rapport, aucun élément qui puisse justifier une quelconque réaction de notre part sur ce point précis.
M. Yves FROMION : Monsieur le juge, en vous posant ma question sur l'affaire Bonnet, mon but n'était pas de provoquer des propos qui, effectivement, ne sont pas ceux que l'on attend de vous, mais simplement de savoir, puisque vous avez évoqué depuis le début de votre intervention des phénomènes de porosité qui encouragent la centralisation - j'allais dire le cloisonnement - des affaires dans une mesure qui peut même être jugée excessive, si vous ne pensez pas que la démarche d'un préfet s'entourant de quelques fonctionnaires et prenant en main le traitement d'affaires qui n'allaient pas assez vite à son goût, participe d'un certain dérapage ?
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Si effectivement cela s'est produit comme je le crois - je le crois, je n'en ai pas la preuve - il s'agit à mes yeux d'un dérapage car ce n'est pas le rôle d'un préfet de s'occuper de l'action publique et d'affaires judiciaires, même si l'environnement n'est pas favorable et s'il a le sentiment que les affaires n'avancent pas. Ce n'est pas sa responsabilité : la responsabilité d'un préfet est, s'il est destinataire d'une information, de la transmettre immédiatement à l'autorité judiciaire.
M. Jean MICHEL : C'est ce qu'il a fait !
M. le Président : Oui, c'est ce qu'il semble avoir fait ! Disons les choses très clairement, au travers des témoignages que nous avons entendus ici, il semblerait que vous soyez mis en cause pour le caractère tardif de votre réaction à la suite des informations qui vous ont été fournies...
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Non, non !
M. le Président : Je ne fais que transmettre !
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Oui, mais nous sommes devant une commission d'enquête parlementaire et je ne peux pas accepter ce genre de mise en cause ! Je suis dans l'obligation de répondre à ce que vous me dites puisque je considère que la commission me met en cause.
M. le Président : Non, nous ne faisons que transmettre ce que nous avons entendu ici et vous n'êtes absolument pas mis en cause par les membres de la commission ! Permettez-moi de vous dire que nous souhaiterions précisément que vous répondiez à ces déclarations parce que certains peuvent, à bon droit, considérer que cette mise en cause est injuste.
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Pour que cela soit bien clair, je vais vous dire exactement comment les choses se sont passées : je n'ai jamais été destinataire des " notes Bonnet " ! Jamais et si l'on vous a dit le contraire, c'est qu'on vous a menti : je ne les ai jamais eues !
Comment les choses se sont-elles passées ? Le procureur de la République de Paris, M. Dintilhac, que je connais bien, est venu me voir au mois de novembre, pour me dire qu'il avait des informations importantes à me communiquer. Il est venu me voir et il m'a transmis verbalement des informations concernant l'affaire Erignac. J'ai demandé à M. Dintilhac quelle était l'origine de ces informations et il m'a répondu qu'il n'avait pas le droit de me le dire.
J'ai alors déclaré, parce que j'avais quand même quelques idées : " C'est important pour le fonctionnement de la République : s'agit-il d'une source privée ou institutionnelle ? ". Il m'a répondu : " Je t'assure que ce n'est pas une source institutionnelle ". J'en ai donc déduit que c'était une source privée.
Cela veut dire une chose : que le procureur de la République, soit de sa propre initiative, soit sur instruction, m'a occulté l'origine de ces informations et surtout a tenté de faire accroire qu'elles ne provenaient pas d'un représentant de l'Etat ou d'une personne appartenant à une institution de la République. Il a ajouté : " Je ne te donnerai aucune information sur le canal par lequel ces éléments me sont parvenus, en tout cas, ce n'est pas un canal institutionnel ", ce qui est faux !
Je me suis donc trouvé en présence d'une information verbale qui a ensuite donné lieu à un " blanc ", fait par M. Dintilhac lui-même, non signé et non daté, édulcoré, en ne sachant pas précisément si l'informateur était privé. Je me suis même posé la question de savoir si la gendarmerie n'était pas derrière. Je devais donc, dans un contexte délicat, évaluer la validité d'une information dont je ne connaissais ni l'origine, ni le canal.
Ce n'est que par la suite, lorsque les " notes Bonnet " sont sorties au mois de janvier, que, reliant les deux, j'ai pris conscience que les contenus étaient identiques et que ce que l'on m'avait donné n'était rien d'autre que lesdites notes! Ma réaction tardive tient au fait qu'étant destinataire de ces éléments, il m'a fallu impérativement faire une évaluation personnelle, compte tenu de l'étrangeté de la procédure suivie : le procureur de la République en personne vient me voir dans mon bureau - ce qui est déjà une démarche assez atypique - pour me transmettre des éléments non sourcés alors qu'il ne doit transmettre que des éléments sourcés...
Par conséquent, lorsque j'ai vu - parce qu'il faut aller jusqu'au bout des choses - une dépêche de l'AFP, signée par M. Vigouroux, directeur de cabinet de Mme Guigou, disant que les notes Bonnet avaient été transmises au juge en vertu de l'article 40 du code de procédure pénale, - je crois que c'est ce qui a été dit, cela m'a inspiré deux réflexions : premièrement, que l'utilisation de l'article 40 n'était pas pertinente, puisque cet article oblige tout fonctionnaire ou tout citoyen à révéler à l'autorité judiciaire un fait susceptible de recevoir des poursuites - tel n'était pas le cas, en l'occurrence, puisque la justice était saisie - et deuxièmement, en tout état de cause, qu'il n'y avait pas eu de transmission officielle, sans quoi elle se trouverait au dossier et que M. Dintilhac aurait alors dû me transmettre officiellement les " notes Bonnet " avec la mention " transmis à toutes fins utiles ".
M. le Rapporteur : Comment expliquez-vous que M. Dintilhac ne vous ait pas donné la source ?
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Il y a deux explications : ou il a agi proprio motu ou il a agi sur ordre, c'est-à-dire qu'on lui a demandé, à un échelon supérieur de la chaîne hiérarchique, d'occulter un certain nombre de choses au juge. Or, j'observe que M. Vigouroux, directeur de cabinet, était au courant de ces notes selon ses propres dires, et qu'elles sont passées par lui, ce qui semble pour le moins surprenant quand on sait que l'action publique n'est pas conduite par le Garde des sceaux et encore moins l'action de la justice...
Si je vous le dis, c'est parce qu'il y a eu une dépêche de l'AFP car je me fonde, moi, sur des éléments connus, publics et objectifs.
M. le Président : Vous comprendrez, monsieur le juge, que nous sommes des hommes politiques et que, pour ma part, je m'efforce toujours de conserver dans ma démarche une certaine naïveté : on ne peut être que stupéfait d'entendre ce que nous entendons depuis quelques mois. S'il fallait mettre en évidence les dysfonctionnements, je dirais : les voilà !
Dans le système judiciaire, est-il normal que les rapports entre autorités se déroulent de cette manière-là ? A l'évidence, non ! Les rapports entre le procureur de la République de Paris et vous-même ne sont pas des rapports normaux ; les rapports entre les magistrats locaux et les magistrats antiterroristes ne sont pas des rapports normaux, en raison de ce que vous nous avez vous-même indiqué ; les rapports avec les services de police sont marqués d'une ambiguïté - c'est le moins que l'on puisse dire - et je passe sur le fait qu'à l'intérieur même des services, nous avons depuis quelques mois assisté à des règlements de comptes qui nous paraissent tout à fait incompatibles avec l'image que l'on veut donner d'un Etat de droit. Il me semble donc que le rôle de la commission, au-delà de l'anecdote qui peut sans doute paraître amusante et en faire sourire quelques-uns, sera de dire : comment mettre un terme à tout cela ? C'est la question que j'ai envie de vous poser.
Vous êtes au centre d'une action qui est importante - elle est importante pour l'Etat et pour l'image que l'on en donne...
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Tout à fait !
M. le Président : Quelles sont les améliorations que l'on peut apporter parce que rien ne fonctionne ! Je ne vous en rend pas responsable, mais rien ne fonctionne : la justice ne fonctionne pas, les services de police ne fonctionnent pas, les relais de l'Etat ne sont pas assurés correctement ; il n'est donc pas anormal qu'on ne cerne pas avec précision la politique de l'Etat !
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Heureusement, je n'ai pas une vision aussi pessimiste que vous !
La seule satisfaction que l'on puisse avoir effectivement au jour d'aujourd'hui, c'est que l'affaire Erignac soit sortie - dans ce tableau assez noir il faut tenter de sourire
- car ce n'était pas gagné du tout.
M. Robert PANDRAUD : Absolument !
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : L'enjeu était très important et nous avons sorti cette affaire d'une façon claire, selon les méthodes judiciaires.
Moi je pense - et là je suis d'accord avec vous - qu'il faut, dans l'avenir, rééquilibrer les responsabilités entre les juridictions locales et les juridictions nationales et que la centralisation n'est pas une panacée. C'est ainsi que les choses se sont d'ailleurs déroulées dans le passé puisque, l'on constate que les périodes du " tout corse " ont alterné avec celles du " tout parisien ".
On est actuellement dans une période de " tout parisien " et je ne suis pas certain que ce soit la bonne solution. Je vous donne mon sentiment personnel parce que je ne fais pas de plaidoyer pro domo, ni pour l'institution du juge d'instruction, ni pour la centralisation, même si je pense que ce serait une erreur de la supprimer totalement car elle est nécessaire à l'Etat en certains domaines.
En l'occurrence, je pense que le rééquilibrage qui pourrait intervenir au niveau des saisines sur des critères clairs serait, en tout cas, de nature à apaiser le climat entre les juridictions corses et la juridiction parisienne de façon à mieux responsabiliser les juges naturels.
Cela suppose au préalable, de mon point de vue, que les conditions de ce rééquilibrage...
M. Jean MICHEL : ...les conditions environnementales...
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : ...exactement, soient réunies. On peut bien sûr le faire demain mais ce sera dans de mauvaises conditions et, très rapidement, on va arriver à des situations telles que l'on va basculer car on fonctionne toujours de façon assez manichéenne dans ce pays. Je crois donc qu'il conviendrait de faire en sorte que les services de police et de gendarmerie, mais surtout de police, soient plus efficients, y compris les renseignements généraux, et que les outils naturels de lutte contre la délinquance, la criminalité et le terrorisme soient mieux utilisés.
Vous évoquiez tout à l'heure, à juste titre - je suis le premier à le déplorer, mais les faits sont têtus - la médiocrité des résultats.
C'est vrai qu'ils sont faibles, mais j'observe que c'est aussi le cas en matière de criminalité de droit commun, en matière de délinquance économique et financière, et je n'ai pas le sentiment, alors que tout le monde sait que la Corse est en train de devenir mafieuse - on a des preuves sur des relais internationaux importants - qu'en dépit des efforts faits, y compris par la Garde des sceaux pour créée un pôle financier à Bastia, nous ayons les outils pour combattre efficacement la délinquance financière sur l'île, parce que cela suppose une remise en ordre de l'ensemble des organes de l'Etat et pas uniquement dans le domaine judiciaire : je pense notamment aux services extérieurs du ministère des finances ou à la direction départementale de l'agriculture. Il s'agit d'un chantier gigantesque et ce n'est pas un gouvernement quel qu'il soit, quels que soient sa bonne volonté et ses moyens, qui pourra, en deux ou trois ans, par un coup de baguette magique, remettre les choses en ordre.
A l'heure actuelle, ce que j'observe c'est que les choses vont dans le bon sens
- c'est le constat que je dresse globalement ; depuis la mort de Claude Erignac des efforts sans précédents ont été consentis - mais je pense que la fin n'est pas pour demain.
Le problème est de savoir, indépendamment de ces difficultés qui sont des difficultés réelles, s'il convient - et cela, c'est un problème politique - de basculer ou du moins de redonner une partie du contentieux aux juridictions locales en disant : " On vous fait confiance, débrouillez-vous ; on va voir ce que cela va donner " ou de considérer, toutes choses étant liées parce qu'évidemment les attentats ne sont pas autonomes mais réalisés par des groupes, qu'il est préférable, pour des raisons d'efficacité, de rester dans le dispositif actuel en laissant le contentieux à Paris.
C'est un choix que je ne tranche pas. Je ne vous cacherai cependant pas que si j'avais moins d'affaires corses, je ne m'en porterais que mieux. Ce ne sont, en effet, pas des affaires amusantes à gérer et si nous ne les avions pas, nous ne pourrions que nous en féliciter, mais il n'est pas de notre responsabilité de dire : " Envoyez le contentieux en Corse, on n'aura plus à gérer ces affaires corses peu gratifiantes et dont on sait pertinemment que, par nature, on a les plus grandes difficultés à les sortir ".
C'est là, je crois, que se situe la problématique et je vous rejoins tout à fait sur ce point. De même, je pense très fortement que l'on ne sortira pas du problème corse si l'on ne trouve pas de solution politique : ce n'est pas un problème de répression ! On se trompe là-dessus ! On a toujours pensé que c'était à la police et à la justice de régler la question, or ce n'est pas vrai : la police et la justice ne sont pas là pour ça ! Elles sont là pour apaiser les choses, faire respecter l'Etat de droit et créer les conditions pour un règlement politique que, comme tout le monde, j'appelle de mes v_ux et qui représente la seule manière de sortir de cette spirale de violence.
Voilà quels sont un peu ma philosophie et mon sentiment global sur le problème de la Corse.
M. Robert PANDRAUD : A condition qu'il y ait un adversaire organisé !
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Oui, mais le problème du séparatisme corse est devenu extrêmement compliqué parce maintenant des phénomènes de banditisme et des phénomènes mafieux s'y imbriquent tellement que je crains que le nationalisme corse et la violence ne deviennent cryptomafieux, ce qui est déjà un peu le cas et nous confronterait à un autre problème...
M. le Président : Monsieur le juge, vous souhaitiez nous entretenir de certains points qui n'avaient pas directement trait à nos travaux.
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Oui, ils concernent la menace islamiste parce que nous sommes certains d'être entrés dans une trajectoire qui laisse à penser que nous sommes à quatre ou cinq mois d'une campagne d'attentats en France.
Pour ma part, je nourris de grandes inquiétudes qui sont partagées par nos services sur le fait que nous risquons, une fois de plus, d'être pris pour cible, parce que la France est considérée comme étant très efficace et qu'elle joue un rôle politique important compte tenu de ses alliances. J'ai de vives inquiétudes car je ne voudrais pas que ce pays soit encore ensanglanté par des attentats. C'est une très forte préoccupation qui n'est pas médiatisée, que nous ne tenons pas à médiatiser, mais sur laquelle nous travaillons et dont je pense qu'elle est beaucoup plus conforme à nos missions que le traitement des affaires d'attentats en Corse qui pourrait être assumé par les juridictions locales.
Vous voyez que je vous rejoins tout à fait sur ce point : nous ne pouvons pas tout faire et nous nous trouvons actuellement englués dans un énorme contentieux corse, dont je suis d'accord avec vous pour reconnaître que nous le maîtrisons mal en raison de son ampleur, que nous gérons, non seulement avec la DNAT, mais aussi avec les services locaux dont je privilégie de plus en plus la collaboration, y compris celle des gendarmes parce qu'ils n'ont pas démérité et qu'ils travaillent bien. Ce n'est pas parce qu'il y a eu les problèmes que vous savez que l'arme est remise en cause : j'entretiens de très bons rapports avec M. Prévost et les gendarmes mais il faut les faire rentrer en ordre de bataille, ce qui n'est pas facile parce qu'il faut bien voir que c'est un coup très rude qui leur a été porté et que leur moral n'est pas très bon, d'autant qu'eux aussi obtiennent, pour des raisons particulières, peu de résultats.
Telle est la teneur du propos que je souhaitais vous tenir : je crois que la commission d'enquête examine une question importante qui représente un enjeu de poids pour la République et tout le monde espère que vos conclusions vont faire avancer la situation et permettre de remettre un peu les choses sur les rails.
M. le Président : Nous l'espérons, monsieur le juge. Nous vous remercions pour les indications que vous nous avez fournies qui nous seront évidemment utiles.
(M. Jean-Louis BRUGUIÈRE  en date du 27 octobre 1999)
remarque : le numéro de la page correspondant au document papier

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tome II, auditions, vol. 6