N°1918

ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

ONZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 10 novembre 1999.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION D'ENQUÊTE (1)
SUR LE FONCTIONNEMENT DES FORCES
DE SÉCURITÉ EN CORSE

Président
M. Raymond FORNI
,

Rapporteur
M. Christophe CARESCHE
,

Députés.

TOME II
AUDITIONS

(1) Cette commission est composée de : MM. Raymond Forni, Président, Yves Fromion, Michel Vaxès, vice-présidents, Franck Dhersin, Jean-Yves Gateaud, secrétaires, Christophe Caresche, rapporteur ; MM. François Asensi, Jean-Pierre Blazy, Jean-Yves Caullet, Bernard Deflesselles, Jean-Jacques Denis, Bernard Derosier, Patrick Devedjian, Renaud Donnedieu de Vabres, Renaud Dutreil, Christian Estrosi, Mme Nicole Feidt, MM. Roland Francisci, Roger Franzoni, Michel Hunault, Georges Lemoine, Jean Michel, Jean-Pierre Michel, Robert Pandraud, Christian Paul, Didier Quentin, Rudy Salles, Mme Catherine Tasca, MM. Michel Voisin, Philippe Vuilque.

TOME II
volume 8

SOMMAIRE DES AUDITIONS
Les auditions sont présentées dans l'ordre chronologique des séances tenues par la commission
(la date de l'audition figure ci-dessous entre parenthèses)

- Monsieur Gilbert THIEL, premier juge d'instruction au tribunal de grande instance de Paris (jeudi 7 octobre 1999)

- Madame Clotilde VALTER, conseillère technique au cabinet du Premier ministre (jeudi 7 octobre 1999)

- Monsieur Philippe BARRET, ancien conseiller au cabinet du ministre de l'Intérieur de juin 1997 à juillet 1999 (mardi 12 octobre 1999)

- Monsieur Jacques POINAS, chef de l'unité de coordination de la lutte antiterroriste du ministère de l'Intérieur (mardi 12 octobre 1999)

- Monsieur Gérard PARDINI, ancien directeur de cabinet du préfet Bernard BONNET (jeudi 14 octobre 1999)

- Monsieur Pierre-Etienne BISCH, ancien conseiller de M. Charles PASQUA, ministre de l'Intérieur (mardi 19 octobre 1999)

- Monsieur Daniel LÉANDRI, ancien conseiller de M. Charles PASQUA, ministre de l'Intérieur (mardi 19 octobre 1999)

- Monsieur Jean-Pierre DINTILHAC, procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris (jeudi 28 octobre 1999)

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Audition de M. Gilbert THIEL,
premier juge d'instruction au tribunal de grande instance de Paris
(extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 7 octobre 1999)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. Gilbert Thiel est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Gilbert Thiel prête serment.
M. le Président : Monsieur le juge, nous aimerions savoir depuis combien de temps vous suivez le dossier corse, la place qu'il occupe dans votre emploi du temps, les problèmes que vous avez pu rencontrer dans l'exercice de vos fonctions avec les autres services chargés de la sécurité puisque, comme vous le savez, la Commission est chargée d'enquêter plus spécialement sur les dysfonctionnements des forces de sécurité en Corse. Il se trouve que vous êtes à la confluence de ces forces de sécurité car vous avez recours à la fois aux services de gendarmerie, aux services de police, et aux services spécialisés, notamment à la DNAT.
Nous souhaiterions également savoir si, à la lumière de votre expérience, il vous paraît souhaitable d'apporter des modifications à l'organisation actuelle, en d'autres termes, si cette organisation vous donne satisfaction en tant que magistrat ou si, au contraire, vous pensez qu'il y a quelques améliorations à apporter.
Je ne vous cache pas, monsieur le juge, pour aller à l'essentiel et de manière à ce que les choses soient claires entre nous, que, pour l'instant, nous avons l'impression qu'à l'intérieur de votre structure, dans cette galerie réservée aux juges antiterroristes, ce n'est pas forcément la plus grande convivialité qui règne : il semble qu'il y ait quelques luttes d'influence, des querelles de personnes, des différences d'appréciations.
Je ne vous cache pas, non plus, que ces dysfonctionnements, nous les avons également observés dans bon nombre de ces structures auxquelles vous avez affaire et notamment au niveau de la DNAT, au niveau des services de police : vous ne l'ignorez probablement pas car tout cela a été suffisamment étalé, mais je crois pouvoir vous dire que tous ceux qui découvrent ces problèmes - qui nuisent à l'efficacité de l'action que l'Etat conduit en Corse - sont un peu stupéfaits.
M. Gilbert THIEL : Je n'ai pas spécialement préparé d'intervention.
Hier après-midi, j'ai été longuement réentendu par Commission d'enquête parlementaire sénatoriale : après avoir été auditionné une première fois j'ai, apparemment, été recalé à la session de juin, ce qui m'a valu d'être un de ceux qui ont été sélectionnés pour repasser l'épreuve de septembre.
En préambule, je voudrais dire que je comprends parfaitement la préoccupation de la représentation parlementaire qui s'exprime dans ces commissions, compte tenu des difficultés qui sont apparues à l'occasion du dossier corse et plus précisément à travers le traitement de l'information judiciaire relative à l'assassinat dont a été victime M. Claude Erignac, le 6 février 1998.
Pour ma part, je crois que je n'ai pas grand-chose à vous cacher, sous réserve bien sûr du respect du principe de séparation des pouvoirs : je crois que les choses sont dites et c'est d'ailleurs un petit peu l'ambiguïté que j'ai ressentie dès le départ dans la mesure où, bien entendu, on ne parle pas des affaires qui font l'objet d'une information judiciaire mais où, en même temps, on n'évoque qu'elles puisque l'on parle du préfet Bonnet, du préfet Erignac, de Vichy, de Strasbourg et de Pietrosella.
Néanmoins, lorsque j'ai fait mon choix, que j'ai été sollicité et que j'ai arrêté la position que je croyais devoir prendre, j'ai considéré, pour ma part, que les problèmes étaient suffisamment importants et aigus pour qu'on puisse, peut-être, essayer, par une communication directe, d'y remédier puisque je crois que c'est de cela, et essentiellement de cela, dont il est question.
Effectivement, je fais partie de la structure conviviale décrite par M. Forni au début de son intervention, la galerie Saint-Eloi, depuis septembre 1995. J'ai été le quatrième juge d'instruction nommé dans cette structure à la création d'un nouveau poste. En effet, jusqu'en septembre 1995, il n'y avait que trois juges d'instruction quand, suite à la vague d'attentats islamistes de Paris, M. Toubon, alors garde des sceaux, a décidé de renforcer la structure antiterroriste.
Il est vrai qu'il y a pu y avoir, ici ou là, comme dans toutes les structures humaines, car ce n'est pas l'apanage de la seule galerie Saint-Eloi - je le dis pour relativiser un peu les choses - quelques échauffements, voire même quelques échauffourées qui tiennent peut-être au fait - c'est une hypothèse que je soumets à votre réflexion - que jusqu'à mon arrivée, ce dont je ne tire bien entendu aucune gloriole, la structure de la galerie Saint-Eloi et du parquet était un peu monolithique. Elle se composait de personnes qui avaient un passé commun - Jean-Louis Bruguière, Laurence Le Vert, Irène Stoller - et qui étaient assez proches au niveau de la conception et de la philosophie de l'action qu'ils peuvent avoir. Je me suis donc retrouvé, un peu par la force des choses, comme une pièce rapportée dans une structure qui m'a observé au départ, sinon avec une certaine défiance, du moins avec une certaine méfiance.
Cela étant, j'affirme d'emblée que, dans l'ensemble, sur le traitement des affaires, par-delà ce qui peut nous opposer quant à l'appréhension des problèmes et aux méthodes à mettre en _uvre, il n'y a pas eu de difficultés telles qu'elles aient pu nuire gravement à la conduite des enquêtes en cours, même si - il faut aussi le reconnaître - tout n'a pas été au mieux.
Je suis donc arrivé en 1995 à la section antiterroriste où j'ai été en charge, dans un premier temps d'un certain nombre de dossiers islamistes déjà en cours d'information, dont le célèbre dossier " Chalabi " qui comportait 170 mises en examen et qui représentait 90 tomes de procédure. Pour faire mes armes, on m'a donné cette carotte à rogner, mais comme c'était une très grosse carotte, il m'a fallu près de dix-huit mois pour essayer de démêler les choses.
A la fin de l'année 1995 ou vers le début de l'année 1996, les juges d'instruction de Paris ont commencé à être à nouveau saisis d'un certain nombre de dossiers corses. En effet, on peut distinguer différentes périodes : tout d'abord, les juges antiterroristes ont eu à connaître d'un certain nombre de dossiers concernant notamment des attentats perpétrés en Corse - par exemple, en 1994, celui de Spérone et quelques autres - puis, dans une seconde période qui correspondait à une autre politique judiciaire, ces dossiers n'ont plus été dépaysés, la 14ème section ne les réclamait pas et ils restaient donc, pour l'essentiel, en Corse. C'est au milieu de l'année 1996, après l'attentat à la voiture piégée de Bastia, que l'on a, de nouveau modifié la donne, et que, de surcroît, bon nombre de dossiers qui touchaient à des assassinats perpétrés sur des nationalistes par des nationalistes, qui jusqu'alors étaient instruits en Corse, ont été dépaysés et sont venus enrichir le stock de la galerie Saint-Eloi.
Dans les premiers temps - je le précise parce qu'il me semble important de le souligner - je ne connaissais pas davantage le contentieux corse que le contentieux islamiste et il m'a donc fallu apprendre à démêler les fils de l'écheveau qui est quand même assez complexe car, si tout est assez compliqué dans le domaine judiciaire d'une manière générale, cela le devient singulièrement plus dans le domaine du terrorisme et plus encore dans le domaine corse qu'ailleurs. Comme il faut apprendre, on commence par le B-A BA en essayant de distinguer, par exemple, le Canal historique du MPA et les liens qui peuvent exister entre les différentes formations.
Pour ce faire, un juge a le choix de ses outils et je rappelle, si besoin en est, qu'une commission rogatoire est une délégation de pouvoirs, c'est-à-dire que les services de police ou de gendarmerie qui vont agir en exécution d'une commission rogatoire vont le faire par procuration des pouvoirs que le juge détient, lui, de la loi - du code de procédure pénale -, alors que, en enquête préliminaire ou en flagrant délit, la police tient ses pouvoirs propres de la loi et les exerce sous le contrôle du parquet.
J'avais fait le choix de travailler - et c'est un choix que j'ai maintenu pratiquement jusqu'au bout - avec les structures locales, c'est-à-dire les structures qui ont une racine dans le domaine dans lequel elles doivent _uvrer. C'est la raison pour laquelle j'étais à peu près le seul à travailler avec le service régional de police judiciaire d'Ajaccio et les militaires de la gendarmerie nationale, contrairement à mes collègues, dont le choix est également parfaitement respectable, qui misaient davantage sur le service spécialisé et centralisé soit, à l'époque, la 6ème division de police judiciaire devenue, par suite d'un changement d'appellation, la Direction nationale antiterroriste.
Des succès et des insuccès, il y en a eu d'un côté comme de l'autre. Hier, M. Charasse m'a demandé avec une certaine forme de brutalité comment, nous les juges d'instruction, nous avions pu saisir un service aussi nul et aussi poreux que le service régional de police judiciaire d'Ajaccio qui était un ramassis d'incompétents. On connaît les talents oratoires de M. Charasse à qui j'ai fait quand même remarquer que, si la situation était telle qu'il la dépeignait, il aurait fallu que le ministre de l'Intérieur procède de même qu'avec le commissariat de Corte et qu'il fasse fermer l'institution.
Il est vrai que l'outil de l'Etat, en Corse, était un outil singulièrement affaibli parce qu'effectivement il souffrait de vices que l'on retrouve dans d'autres services mais qui étaient certainement aggravés par la situation locale.
Il est indéniable qu'il y a une forme - et c'est un euphémisme - de porosité dans l'action de la justice et dans l'action de la police mais il est également vrai, que, par-delà les hommes qui se sont successivement trouvés à la tête des structures que je vais citer, on trouve encore des fonctionnaires de police qui ont de grandes compétences, qui connaissent parfaitement la situation locale et dont je dirai qu'ils ont encore grand mérite à s'accrocher et à vouloir travailler.
En effet, sans vouloir faire le procès de personne, il faut bien constater que la lisibilité de l'action de l'Etat, en Corse, au cours des deux dernières décennies, n'est pas forcément éclatante. Quand un fonctionnaire de police qui prend parfois des risques, parce que cela fait partie de son office, pour aller interpeller des gens dont la dangerosité est parfois affirmée ou pour le moins présumée, voit que deux ans après intervient une amnistie, ce qui peut encore se comprendre car c'est une décision du Parlement, mais aussi, sinon des amnisties déguisées du moins un certain nombre de mesures qui s'y apparentent, il ne faut pas s'étonner qu'il ne le comprenne pas d'autant que, de temps en temps, on poussait les feux dans le sens de la répression pour ensuite inciter tout le monde à se calmer.
C'est à cette époque que l'on a invité des militaires de la gendarmerie à rester dans leur caserne et surtout à n'en pas sortir. Ces derniers - et là je parle de l'arme - vivaient d'autant plus mal la situation que, notamment dans les petites brigades, compte tenu de la scolarisation des enfants et de l'isolement de leur femme, ils avaient déjà l'impression d'être des otages et que lorsque, par malheur, ils arrêtaient, un peu par hasard, un commando de nationalistes, cela posait de tels problèmes au niveau de la gestion des conséquences judiciaires que les malheureux qui n'avaient fait que leur travail se trouvaient parfois un peu vertement tancés.
La situation était identique pour les services de police avec une dimension supplémentaire : je me suis rendu, il y a environ trois semaines, à Ajaccio ou je suis resté quelques jours pour apprécier comment évolue la situation et je crois pouvoir dire que les conséquences du bloc d'affaires Erignac-Bonnet sont devant nous au niveau d'une certaine démobilisation et d'une certaine ranc_ur des services.
A mon avis, la mobilité qui est une bonne chose dans la fonction publique, ne doit pas être érigée en principe intégriste. Or, que se passe-t-il ? Lorsqu'un directeur de service régional de police judiciaire - je peux vous avouer que je n'ai pas, pour le dire, l'aval des responsables de la police car j'ai évoqué ce problème avec eux et ils ont une vision tout à fait différente des choses - a un bail de deux ans ce qui est, sauf gros problème, traditionnellement le cas, il faut bien prendre en compte que c'est un homme comme un autre, qu'il accepte un poste qui, par définition, est difficile, et que la première année il va apprendre car une année n'est pas un délai exceptionnel pour comprendre toute la difficulté de la situation, connaître les hommes et la réalité du terrain et essayer de diriger intelligemment avec souplesse et fermeté un service de police judiciaire. Au bout de cette année, si tout s'est bien passé, humainement, il va commencer mentalement à décompter en essayant d'éviter - excusez-moi cette expression - " la patate chaude ".
En conséquence, le risque qu'il faut parfois prendre dans les initiatives ou dans les directives à donner à un service ne sera plus pris par l'intéressé qui, en Corse où la situation est quand même très chaude, et difficile, aura la plupart du temps, à six mois d'obtenir son bâton de maréchal et sa mutation sur le continent, une très forte tendance à rengainer ou à minorer les initiatives que pourrait parfois exiger la situation.
M. Jean MICHEL : C'est-à-dire que, selon vous, pour les fonctionnaires, l'intérêt personnel prime sur le sens de l'Etat ?
M. Gilbert THIEL : Non, je ne dis pas cela de manière aussi abrupte : je dis que ce sont des hommes qui sont à la tête des institutions. S'il n'y avait que des héros et des personnes dont la disponibilité à l'égard de la chose publique était de cent pour cent, il n'y aurait pas de problème car, à partir du moment où l'on aurait dessiné la bonne institution, tout marcherait. Mais les institutions fonctionnent avec des hommes. Je dis que c'est un risque mais je n'ai aucune vocation à faire des propositions, je vous fais simplement part du fruit de ce qui me tient lieu de réflexion. Maintenant, les membres de la commission en feront ce qu'ils en voudront... 
M. le Président : Pardonnez à notre collègue, M. Michel, qui n'a pas entendu ce que j'ai dit au début de la séance et que je vais réexpliquer : nous avons souhaité entendre M. Thiel nous suggérer des pistes qui permettraient de résoudre un certain nombre de dysfonctionnements observés. Il répond donc tout à fait à la préoccupation que nous avons exprimée. Il nous livre son opinion, bien entendu, et nous verrons comment l'utiliser... 
M. Gilbert THIEL : Je parlais d'une manière générale sans en faire une question d'hommes : vous avez des hommes de différente qualité dans les différentes attributions qui sont les leurs ! Je dis simplement que l'automaticité du système me paraît présenter ce risque... 
M. le Président : ... de la même manière que vous êtes sans doute réticent, en sens inverse, à une corsisation des emplois qui renforce le risque de porosité dont vous parliez tout à l'heure ?
M. Gilbert THIEL : Tout à fait, et non seulement à une corsisation des emplois mais au fait de créer, car c'est le souci que s'efforce de gommer la mobilité, des espèces de bastions et de féodalités. Je ne prétends pas que l'on doit muter les gens pour dix ans avec un bail sûr et définitif, je dis simplement que l'automaticité et une trop grande brièveté me paraissent nuisibles en la matière.
J'en termine très rapidement sur ce point. Lorsque j'échange avec des inspecteurs du service régional de police judiciaire qui sont là depuis un certain nombre d'années - et je répète qu'il y a encore des gens qui sont décidés à travailler et qui travaillent dans les difficultés actuelles - ils m'avouent qu'ils commencent à en avoir un peu assez de recommencer la même chose tous les deux ans : pendant la première année ils doivent recommencer à expliquer ce que sont les dossiers en portefeuille, ce qu'est le MPA, le FLNC III, le FLNC-Canal historique ou la Cuncolta et, la seconde année à peine achevée, ils doivent tout reprendre à zéro ! Il est bien entendu qu'il doit y avoir une transmission du savoir au sein des structures policières mais enfin, la vocation première de la police n'est pas la pédagogie interne et même si elle doit s'y consacrer un minimum, elle ne peut pas passer son temps à cela... 
J'en reviens donc à mon choix d'une police, non pas de proximité, mais d'une police enracinée dans le domaine dans lequel elle travaille.
Il est absolument incontestable que la DNAT est un service compétent qui a une méthode de travail élaborée, qui est souvent composée d'hommes de grande qualité, mais ce n'est qu'une structure d'appoint. Je ne le dis pas dans le sens péjoratif du terme mais parce que je considère que la DNAT est comparable à ce qu'est la médecine d'urgence pour les généralistes. Pour détecter les pathologies, cela ne pose pas de problèmes dans la mesure où elles sont manifestes et apparentes, en revanche, pour le renseignement et la connaissance du terrain, il faut une police qui ait des racines.
Or, comme tout service centralisé, comme tout service ultraspécialisé, la DNAT n'a pas de racines. Le jour où l'on coupera complètement le cordon ombilical qui relie les différentes polices, le jour où l'on aura une police qui demeurera totalement inopérante, il n'y aura plus de DNAT ou plus d'action possible de sa part. En effet, c'est sur le terrain que sont prises les racines par les services territoriaux - par les services de police sûreté urbaine, parfois les gardiens de la paix qui sont dans la rue, par les militaires de la gendarmerie, et par le service régional de police judiciaire d'Ajaccio.
Par conséquent, d'une manière traditionnelle et sans exclusive puisqu'il m'est également arrivé de travailler avec la DNAT, tout comme il est arrivé à mes collègues de travailler ponctuellement avec le SRPJ d'Ajaccio ou les militaires de la gendarmerie nationale, on peut distinguer deux optiques quelque peu différentes.
Aussi, et j'en viens maintenant directement au c_ur du sujet, lorsqu'a été perpétrée l'action de commando contre la gendarmerie de Pietrosella, dans la nuit du 5 au 6 septembre 1997, la 14ème section du parquet de Paris a, dans un premier temps, laissé l'affaire en flagrance aux militaires de la section des recherches de la gendarmerie nationale.
Lorsque j'ai été saisi de cette procédure, une quinzaine de jours plus tard, puisque j'ai dû être saisi fin septembre 1997, j'ai confié la suite de l'enquête, d'une part aux militaires de la section des recherches de la gendarmerie nationale d'Ajaccio, d'autre part à la police judiciaire d'Ajaccio. Je vous dirai quelques mots sur ce point car je ne suis pas un adepte des cosaisines et des doubles saisines qui sont souvent sources de difficultés pour le juge - certains juges y ont systématiquement recours pour éviter d'avoir à choisir et à dessaisir un service ce qui est toujours la pire solution - mais il peut arriver - et je parle avec une expérience de vingt ans derrière moi - que cette solution soit utile, même si je dois reconnaître qu'en l'espèce elle a assez mal fonctionné.
Pourquoi ? D'abord parce qu'on avait maintenu la saisine de la gendarmerie nationale pendant une quinzaine de jours au niveau de l'enquête de flagrance, alors qu'il n'est pas toujours sain que la victime elle-même, y compris s'il s'agit de la gendarmerie nationale, mène l'enquête.
Il ne s'agissait pas, non plus, de lui faire un affront mais d'essayer de canaliser parfois certaines initiatives - sur lesquelles je reviendrai - peut-être un peu intempestives, par la connaissance des antécédents et la structure policière telle qu'elle est conçue, même si elle s'est révélée défaillante aussi, au niveau de la police judiciaire d'Ajaccio. C'est-à-dire qu'il convenait de s'assurer également le relais des renseignements généraux qui travaillent avec la police et non pas avec la gendarmerie. Compte tenu de ce qui s'était passé en 1997, je crois pouvoir affirmer, contrairement à l'idée parfois répandue, que les choses commençaient à s'améliorer au niveau de la police judiciaire puisque, notamment en juin 1997, nous avions réussi à mettre hors d'état de nuire un réseau d'une quinzaine de membres du FLNC-Canal historique et que l'on avait résolu quatre nuits bleues, y compris l'attentat perpétré contre un bâtiment neuf de France télécom qui avait été complètement rasé.
A cette occasion, nous avions d'ailleurs trouvé, grâce au travail préparatoire conduit sur le terrain, deux caches d'armes - ce qui, je crois, n'était plus arrivé depuis un certain nombre d'années - où nous avions saisi beaucoup de matériel et, de surcroît, nous étions parvenus à découvrir leurs auteurs.
Le choix s'est donc fait dans ces termes en septembre 1997, étant précisé qu'on avait tout lieu de supposer, je dirais presque jusqu'à preuve du contraire, que cet attentat se situait dans la perspective directe de celui commis la veille contre les locaux de l'ENA, à Strasbourg, notamment en raison du communiqué de revendication commun à ces deux actions. Pour autant, ces attentats, qui ont donc été perpétrés dans la nuit du 4 septembre 1997 à Strasbourg, vont assez curieusement rester en enquête de flagrance à la 14ème section du parquet de Paris jusqu'à la mi-décembre 1997 : je ne serai saisi de cette information judiciaire qu'à cette époque, de la même façon qu'à la mi-décembre 1997 je serai saisi des attentats perpétrés dans la nuit du 10 au 11 novembre 1997 contre un hôtel et des établissements thermaux à Vichy.
Dans ce dernier cas, il s'écoulera six semaines avant que le parquet n'ouvre une information judiciaire - mais il est de sa responsabilité et de son pouvoir de choisir à partir de quel moment il le fait et combien de temps il laisse les choses en enquête préliminaire. Cependant on a su aussi, dès le 11 novembre, que les auteurs des attentats de Vichy étaient probablement les mêmes que ceux qui avaient perpétré les actions contre l'ENA et contre la gendarmerie de Pietrosella, puisque, à l'occasion de la revendication des attentats de Vichy, une photo, retrouvée dans le képi d'un gendarme dérobé lors de l'affaire de Pietrosella, avait été retournée à une agence de presse.
C'est donc à la mi-décembre 1997 que j'ai en charge la trilogie des dossiers : un qui m'a été confié relativement précocement, quinze jours ou en tout cas moins de trois semaines après la commission des faits - l'affaire de Pietrosella - puis deux affaires qui restent, d'abord en crime flagrant, puis en préliminaire, et qui me seront confiées à la mi-décembre 1997. Pour ces deux derniers dossiers de Vichy et Strasbourg, je fais le choix, puisque les initiateurs se trouvent en Corse, du SRPJ d'Ajaccio et également des services régionaux de police judiciaire respectivement et territorialement compétents, c'est-à-dire Strasbourg d'une part, et Clermont-Ferrand d'autre part.
On est donc à moins de deux mois de la tragédie que représente l'assassinat de M. Claude Erignac, le 6 février 1998.
Le 6 février 1998, lorsque M. Erignac est abattu, j'en suis informé dans les cinq ou dix minutes qui suivent par un coup de téléphone de la PJ d'Ajaccio. Très rapidement, dans la demi-heure qui suit, j'apprends que l'arme qui a servi à abattre le préfet est une arme de dotation de la gendarmerie et très probablement, ce dont on va avoir rapidement confirmation, l'une des armes dérobées à l'un des gendarmes de la brigade territoriale de Pietrosella.
Je me rends donc en Corse dès le lendemain et je demande, à ce stade, à la PJ d'Ajaccio et aux militaires de la gendarmerie de Pietrosella de me faire un envoi de procédures pour me permettre d'apprécier l'état d'évolution de la situation.
Je dois dire, parce qu'il faut dire les choses comme elles se sont passées, qu'à cette époque-là - et j'ai ma part de responsabilité en ayant probablement fait preuve d'une insuffisante vigilance dans les premières démarches d'enquête dont on me rendait compte téléphoniquement - que j'ai vu des choses un petit peu surprenantes. J'ai ainsi pu constater, par exemple, et sans vouloir trop écorner le secret de l'instruction, qu'au mois de février 1998, malgré mes demandes réitérées, il n'avait toujours pas été établi un inventaire précis des effets vestimentaires, des documents et a fortiori des armes dérobées aux gendarmes de la brigade de Pietrosella.
M. Jean MICHEL : Depuis quand ?
M. Gilbert THIEL : Depuis septembre.
Cette situation présentait d'ailleurs, compte tenu de la situation locale, un danger particulier. On pouvait très bien penser, sans faire preuve d'une imagination débridée, qu'un jour ou l'autre, un nationaliste ou n'importe qui d'autre puisse être abattu à l'occasion d'un faux barrage de gendarmerie puisque des effets vestimentaires de gendarmes ainsi que des bandeaux lumineux, et j'en passe, avaient été dérobés. On pouvait également craindre que, dans le cadre des opérations quotidiennes menées en Corse dans le cadre de telle ou telle procédure, sans un signalement précis des objets dérobés en la circonstance, car d'autres objets moins significatifs que des pièces d'uniforme auraient mérité cette diffusion, les enquêteurs passent à côté de la bonne piste... 
Par conséquent, les premières difficultés fortes - et je le dis pour expliquer les décisions qui seront prises par la suite - datent de cette époque, époque à laquelle j'ai d'ailleurs envisagé de dessaisir les militaires de gendarmerie de l'affaire de Pietrosella, pensant que ce n'était pas tant les erreurs qui, en soi, étaient condamnables - tout le monde en commet et il n'y a que ceux qui ne font rien qui n'en commettent pas - que cette totale absence de contrôle au niveau de la structure hiérarchique. En effet, il y a quand même des choses que l'on ne peut pas laisser passer trop longtemps notamment quand, en dépit d'instructions réitérées, le travail n'est pas fait !
Finalement, je n'ai pas pris cette décision mais, au mois de février 1998, j'ai pris celle de retirer la délégation générale que j'avais consentie à la section des recherches de la gendarmerie d'Ajaccio, c'est-à-dire la commission rogatoire qui lui permettait de conduire, en collaboration avec la police judiciaire d'Ajaccio, l'enquête dans toute sa dimension. J'ai substitué à cette délégation générale six commissions rogatoires spécialisées en demandant aux gendarmes de vérifier tout le trafic aérien dans les jours précédant et suivant les événements de Pietrosella et de faire un travail, sinon identique, du moins d'une ampleur tout aussi considérable sur les conversations téléphoniques intervenues dans la région de Pietrosella, entre la Corse du Nord et la Corse du Sud, bref, les recherches classiques... 
Une autre commission rogatoire était, quant à elle, chargée de localiser tous les propriétaires de fourgon C.35 en Corse puisqu'un gendarme avait dit que le commando était arrivé avec un fourgon C.35 qui s'avérera, d'ailleurs, par la suite, être un véhicule Peugeot Partner. Il s'agit de véhicules assez ressemblants et d'ailleurs, je vais vous livrer une toute petite indiscrétion pour vous montrer comment on peut parfois parvenir à de bons résultats à partir de fausses indications.
Nous avons donc travaillé sur les C.35 dont nous nous sommes aperçus qu'en Corse ils étaient volés par centaines sans qu'un seul soit jamais retrouvé, ce qui était hallucinant... Pourtant, parmi les sociétés qui avaient des C.35, il s'en trouvait une, la société Formeco, qui vendait du matériel médical et employait Mme Ferrandi, laquelle avait un mari classifié dans les nationalistes. Il se trouve que ce M. Ferrandi, ou un membre proche de son entourage, a vendu, à un moment donné un C.35 a un nommé Colonna, qui est actuellement recherché. On a ainsi retrouvé, sur un ANACRIM, dans ma procédure les noms de Ferrandi et de Colonna, ce qui pourrait me permettre de dire que j'ai été le premier à avoir les noms, mais je me garde bien de le faire, car entre avoir les noms et prouver il y a une marge... 
Ainsi, la gendarmerie pourrait éventuellement prétendre qu'en octobre ou novembre 1998, elle avait le nom de Colonna parce qu'il avait acheté un C.35. Tout cela pour dire qu'à partir d'un renseignement erroné, on peut parfois tomber sur les bons noms, ce qui ne permet pas pour autant, bien sûr, de conclure au vu de ces seuls éléments... 
Toujours est-il que la gendarmerie nationale, avec le sens du devoir qui la caractérise, et après la vigoureuse " remontée de bretelles " qui l'avait peut-être encore un peu plus stimulée, s'acquitte parfaitement du travail ingrat qui lui a été assigné dans le cadre de la recherche systématique que j'avais imposée. Cette recherche ne se révélera pas, en définitive, d'une grande utilité, mais il fallait la faire en tout état de cause : il s'agit d'investigations classiques qui peuvent donner des résultats, et qui correspondent à ce que d'autres ont fait par la suite - Roger Marion a aussi bloqué le trafic téléphonique. On n'est pas un héros lorsqu'on les entreprend mais, en revanche, si on ne le fait pas, on peut être condamnable !
Par conséquent, la gendarmerie, jusqu'à la fin du mois de juin, s'est acquittée de cette mission après certains changements intervenus à la tête de la section de recherches. Au début de l'été, j'ai décidé de recommencer à approfondir l'enquête puisque les fondations de la maison étaient consolidées, et qu'étaient accumulées un certain nombre de données qui ne sont pas toujours lisibles d'emblée mais qui peuvent le devenir comme c'est le cas, par exemple, pour un listing téléphonique qui peut permettre de vérifier immédiatement les dires d'une personne mise en examen quand elle déclare avoir utilisé tel téléphone pour contacter telle personne... 
L'été se passe et je crois que c'est au début de l'automne que les choses dégénèrent, ou, pour le moins, se désagrègent quelque peu.
Le 13 février 1998, j'ai été saisi en cosaisine avec mes collègues Le Vert et Bruguière, d'une part de la procédure d'assassinat suite aux faits perpétrés sur M. le préfet Erignac, d'autre part, d'une procédure d'association de malfaiteurs qui va être, en quelque sorte, la procédure dans laquelle va se trouver jeté ce dont on ne veut pas. En effet, on ne va pas acter dans la procédure Erignac toutes les interpellations que l'on croit devoir faire au motif que l'on aura retrouvé chez untel deux cagoules et chez tel autre, trois carabines, en violation de la réglementation sur les armes...
On part sur un certain nombre de pistes dont l'exemple type est celui de Lorenzoni, qui avait été quasiment autodésigné par le premier tract Sampieru, mais que je n'ai jamais donné l'ordre aux gendarmes d'aller chercher tant cela me paraissait gros et invraisemblable. Quoi qu'il en soit, après l'assassinat du préfet Erignac, il faut bien sûr démontrer que l'appareil d'Etat fonctionne et qu'il va se mobiliser ; aux yeux de certains, le premier à aller chercher est Marcel Lorenzoni.
On retrouvera effectivement des explosifs et des armes et, si le personnage de Marcel Lorenzoni n'est pas très sympathique, en tout cas, son implication dans l'affaire Erignac, n'est pas, à ce jour, - c'est le moins que l'on puisse dire - avérée. Le premier mis en examen dans cette procédure d'association de malfaiteurs qui va servir, je ne dirai pas de poubelle, mais un peu de déversoir ou de gare de triage, va donc être Marcel Lorenzoni.
Par la suite on traverse une période au cours de laquelle, sous l'action de la DNAT, il ne se passe pas de semaine sans que des interpellations soient programmées, réalisées et des personnes mises en examen, un peu comme si l'on craignait - mais c'est là une interprétation tout à fait personnelle - que si l'on suspendait les interpellations durant huit jours, tout le monde penserait que l'on s'était endormi sur le dossier.
On arrive ainsi au mois de septembre. Je commence alors à avoir quelques renseignements par les gendarmes au sujet d'une équipe qui, cette fois, serait la bonne. Je précise aussi - parce qu'il faut toujours relativiser les choses - que lorsque l'on vient vous donner des noms, qu'il s'agisse d'un informateur ou de celui qui l'a traité, ils sont toujours donnés comme sûrs à cent pour cent. Des noms d'innocents, ou plus exactement d'assassins présumés, il nous en est parvenu des centaines. Par conséquent, même si l'on vous donne le bon, lorsque vous n'avez pas les éléments d'appréciation, vous n'êtes pas très avancé : encore une fois, entre savoir et prouver il y a une marge, il faut souvent un travail préparatoire pour savoir de qui l'on nous parle... 
M. Yves FROMION : On peut savoir quels gendarmes vous ont fourni des renseignements ?
M. Gilbert THIEL : La section des recherches de la gendarmerie : moi, je travaille avec les officiers de police judiciaire.
M. Yves FROMION : C'est bien d'eux qu'il s'agit ?
M. Gilbert THIEL : Oui, et de la police judiciaire d'Ajaccio, tout à fait ! Il y a donc quelques pistes et je vais d'ailleurs me rendre en Corse, à la fin du mois d'octobre 1998, pour faire un premier point !
Il est vrai qu'un certain nombre de noms me sont soumis dont de ceux de Ferrandi et de Castela, dans des conditions d'ailleurs que je ne comprends toujours pas. Je dois vous faire part de ma perplexité sur cet aspect de la question car j'ai cru lire dans la presse, et comprendre en voyant les uns et les autres que chacun a sa version des faits, qu'il s'agisse de le DNAT qui aurait trouvé la première Castela, des RG qui disent avoir fourni le nom, des gendarmes qui prétendent l'avoir eu avant les autres et reprochent à la DNAT d'avoir - passez-moi l'expression - " tapé " Castela prématurément, ou de la DNAT qui reproche aux gendarmes d'avoir filé Castela alors qu'elle s'occupait de lui : c'est extrêmement compliqué de savoir qui était le premier et je dirai qu'à la limite cela m'est égal... 
M. le Président : Vous oubliez le préfet Bonnet !
M. Gilbert THIEL : Non, je ne l'oublie pas et j'en dirai un mot tout à l'heure... 
M. le Président : Je veux dire en ce qui concerne la révélation des noms... 
M. Yves FROMION : Comme nous avons entendu ici nombre de revendications de gens qui étaient quasiment les premiers à avoir fait le premier pas, on peut effectivement se poser des questions !
M. Gilbert THIEL : C'est pour cela que les noms ne veulent rien dire !
Comment ces informations rentrent-elles dans ma procédure ? Elles rentrent comme elles rentrent parfois dans les dossiers d'instruction ; nous ne sommes pas toujours, non plus, des enfants de ch_ur mais lorsque nous avons un informateur, il y a quand même un principe qui paraît d'ailleurs un peu se perdre par les temps qui courent, à savoir, surtout là-bas, qu'il est absolument impératif de préserver son anonymat ! J'ai donc quelques procès-verbaux - ce n'est pas la première fois que je vois cela dans les procédures, et ce n'est pas d'hier que j'exerce ce métier - dans lesquels une personne particulièrement digne de foi - sans quoi on jette sa proposition à la poubelle - et désireuse de conserver l'anonymat indique, par exemple, que c'est M. Ferrandi ou tel autre qui aurait fait partie du commando ayant perpétré l'attaque contre la gendarmerie de Pietrosella - puisque les gendarmes, je le rappelle, n'étaient saisis que de cela.
Il y a ainsi deux ou trois noms qui m'arrivent, sans doute par le canal d'informateurs différents. Je tente de me renseigner sur leur identité mais en vain. Après, j'apprends, et là je ne dévoilerai pas le nom de mon informateur car il s'agit de quelqu'un qui est dans la gendarmerie, qu'un certain nombre de noms avaient été fournis au commandant de la section des recherches par M. Mazères qui avait demandé de les faire figurer dans la procédure de Pietrosella. De la même façon, il semblerait, concernant le second volet de renseignements fournis par M. le préfet Bonnet à M. Bruguière par l'entremise du procureur de la République de Paris, que certains noms auraient été pris dans la procédure de Pietrosella.
C'est-à-dire qu'il y aurait eu une espèce de phénomène d'osmose, par le canal du colonel Mazères, mais ce n'est en fait que des " on-dit " ou des spéculations parce que, personnellement, je n'en sais rien : M. Mazères, je l'avais vu deux fois et il ne m'avait pas paru être passionné par le judiciaire. Pour ma part, je traitais avec M. Gotab, nouvellement arrivé à la section des recherches depuis le mois de septembre 1998, qui est un parfait honnête homme mais qui, apparemment, a connu, lui aussi, quelques difficultés au motif qu'il ne " comprenait pas bien " comment les choses marchaient entre la préfecture et la gendarmerie.
Au niveau de la préfecture, qui semble être le n_ud gordien de cette affaire, le préfet Bonnet entretenait des relations jusqu'au mois de décembre avec Roger Marion : je n'y vois pas de scandale en soi, mais il y avait sans doute aussi des échanges d'informations puisque l'on a dit que Castela avait été donné à Marion par Bonnet, à moins que ce ne soit l'inverse... 
Pour en revenir au sujet, on est alors à l'automne 1998 et la gendarmerie se met soudainement à me presser en disant qu'elle tient les bons noms et qu'il faudrait faire une opération ! Je lui demande de la monter mais toujours avec l'arrière-pensée que même, et je dirais surtout, si l'on est convaincu d'avoir les bons noms, il faut disposer d'un certain nombre d'éléments de preuve pour avoir un certain confort, éléments dont on savait qu'on ne les aurait pas. En effet, l'étude du trafic téléphonique s'était révélé vaine puisque les communications ne passaient pas sur Pietrosella et qu'il était, en outre, avéré que les auteurs de l'attaque, avaient, ce soir-là, eu recours à des talkies-walkies.
A cet égard, je précise que si, finalement, dans l'affaire Erignac, un certain nombre de mises en examen vont passer par la voie des aveux ce n'est pas tout à fait spontanément mais bien parce que, dans un premier temps, on a réussi à détruire l'alibi commun que les suspects avaient forgé avec leurs femmes respectives, en mettant an avant le fait que l'épouse de l'un avait affirmé qu'il se trouvait à tel endroit alors qu'il avait appelé de tel autre etc. : là, il y avait du grain à moudre et la chance, qui jusqu'alors avait fait défaut, aidant, on a fini par concrétiser les soupçons alors qu'avec les mêmes éléments, on aurait pu passer à côté, il faut dire les choses comme elles sont... 
Il n'en reste pas moins que dans l'affaire de Pietrosella, nous ne disposons pas des mêmes éléments. J'essaie donc de savoir, petit à petit, si par extraordinaire, les gendarmes ne seraient pas mieux informés que je ne le suis moi-même et ne me diraient pas tout mais, enfin, je n'en ai pas véritablement l'impression. Pour autant, avant de monter une opération que l'on fixe au mois de décembre, un peu pour le principe, je leur demande d'établir des fiches d'objectifs avec des noms, parmi lesquels vont figurer ceux de Ferrandi, Colonna et autres - pour les raisons que je vous ai expliquées - et les éléments de procédure qui permettent de les rattacher à l'affaire de Pietrosella.
Cette liste m'est faxée et l'on me fait savoir qu'il faut accélérer les choses au motif qu'il serait devenu impossible de disposer du GIGN comme avant. Sans doute un peu par expérience, comme toujours lorsque l'on essaie de trop me bousculer, je commence à chercher si cela ne cache pas " un lézard ". A l'époque, je faisais un stage au GIGN - c'est dire ma prévention à l'égard de la gendarmerie - et en rentrant, le soir, je trouve ce fax et je vois que, dans la liste des personnes à interpeller dont nous avions déjà débattu, au mois d'octobre, lorsque je m'étais rendu en Corse pour voir la section des recherches de la police judiciaire d'Ajaccio et définir les projets d'interpellations, deux noms ont été rajoutés. Il se trouve que ces deux personnes sont M. et Mme Contard, cette dernière étant, avec sa fille, le témoin le plus direct de l'assassinat du préfet Erignac. Autant nous nous étions tous posés des questions - tous services confondus - sur le rôle qu'aurait éventuellement pu jouer Noël Contard qui est une espèce de mercenaire, autant nous avions jugé préférable de ménager cette voie - sauf bien sûr à établir sa culpabilité - de façon à ne pas braquer définitivement la femme et la fille par des opérations intempestives, puisqu'en l'état, elles étaient les seules à pouvoir reconnaître physiquement les assassins du préfet Erignac. Le bruit qui courait sur Contard était, à cette époque, récurrent dans toute la Corse.
Lorsque j'interpelle les gendarmes sur ce nom qui n'avait jamais été évoqué, M. Gotab me soutient qu'il n'en avait jamais entendu parler. C'est alors que sort l'affaire de Belgodère. Je vous informe maintenant, qu'en réalité, ce n'était pas la caserne de Belgodère qui était visée, mais une autre gendarmerie. Quoi qu'il en soit, on m'avait parlé de cette affaire d'une nouvelle attaque contre une caserne de gendarmerie à Belgodère au mois d'octobre et j'avais renvoyé mes interlocuteurs en leur faisant savoir que j'étais saisi de Pietrosella et qu'ils devaient s'adresser à la 14ème section... On ne mélange pas les genres car cela représente un risque assez considérable !
Gotab me dit - je le crois et je persiste à le croire - qu'il n'a jamais entendu parler de Contard mais qu'on lui a dit que... Néanmoins, il a des adjoints et c'était un bruit récurrent qui courait sur Contard dans tout Ajaccio sans compter qu'il y avait eu des réunions police judiciaire-section des recherches de la gendarmerie au sujet du dossier de Pietrosella... 
En conséquence, l'argument qui m'est invoqué selon lequel, n'étant pas saisi du dossier Erignac, on ignore qui est Contard bien qu'on ait ajouté son nom, ne tient pas et je me dis : " Là, c'est trop ! ".
Ce n'est donc pas cette note du 28 octobre 1998, pour désagréable qu'elle soit et à propos de laquelle j'ai exigé vertement des explications de la gendarmerie, qui est à l'origine du dessaisissement des gendarmes. Cette inertie que me reprochent apparemment certains espions de la gendarmerie, plus soucieux de faire des rapports sur le juge qui leur délègue ses pouvoirs que de faire fonctionner la structure, je la revendique si elle signifie que l'on ne va pas taper sur le premier venu en s'agitant sans disposer d'éléments suffisants. En effet, une opération judiciaire, doit se monter et ce n'est qu'après que l'on passe aux opérations de la dernière chance, quand on n'a plus rien, que l'on ne sait plus quoi faire, que l'on décide d'y aller en espérant que le suspect aura gardé le matériel chez lui et qu'il va avouer spontanément qu'il est l'auteur du forfait !
Vous pensez que lorsqu'il s'agit de l'assassinat d'un préfet, on a quand même assez peu de chances de retrouver quelque chose à domicile et d'obtenir spontanément des aveux. Il en va de même pour une action aussi grave que l'action du commando de Pietrosella, sachant que l'arme qui servira à abattre le préfet a été dérobée en cette circonstance... 
Au mois d'octobre, à la suite de la parution de cette note qui m'est remise par M. Marion - comme quoi, si les circuits de la PJ d'Ajaccio sont, à en croire M. Charasse, poreux ce ne sont pas les seuls... -, je décide donc de faire monter les gendarmes pour leur dire de regarder dans les autres procédures dont ils ne sont pas saisis - notamment le dossier Lorenzoni, qui fait à l'époque 70 tomes et comporte 50 mises en examen, le dossier de l'affaire Erignac, ainsi que ceux de Vichy et de Strasbourg - s'ils peuvent contenir des éléments utiles.
A ce propos, je m'empresse de préciser que, par-delà les quelques irritations dans les relations que j'ai pu entretenir avec mes collègues, il n'en demeure pas moins vrai que l'intérêt public et celui de la justice passent avant les frictions personnelles et que, pendant toute la durée de ces procédures, Jean-Louis Bruguière mais aussi et surtout Laurence Le Vert qui en a fait usage, ont eu, en permanence, la possibilité de consulter les dossiers de Vichy, Strasbourg et Pietrosella. Je précise aussi que du fait de la centralisation des renseignements de police, la DNAT savait tout, que cette dernière, en tout état de cause, avait également un accès permanent à ces dossiers et que, de surcroît, s'il en était besoin, la police judiciaire d'Ajaccio qui était en charge des trois dossiers - l'un avec Strasbourg, l'autre avec la PJ de Clermont-Ferrand, et l'autre encore avec la section des recherches de le gendarmerie - étant aussi associée à la DNAT pour l'affaire Erignac, il n'y avait pas de possibilité de blocage ou de rétention, du moins dans ce sens-là !
Les gendarmes étudient les autres dossiers. Nous définissons un petit peu le projet et nous arrivons à ce 28 novembre lorsque, à mon avis, on tente de me forcer la main ou, en tout cas, on fait preuve à mon égard, au vu des explications que l'on me donne, d'une absence, sinon de loyauté, du moins de loyalisme. Je ne comprends pas, non plus, comment évolue cette procédure, d'où viennent les renseignements, pourquoi on me rajoute deux noms, alors que n'a jamais été évoquée devant moi, pas plus lors de mes visites en Corse, qu'au cours du mois de novembre, l'opportunité d'intégrer ces personnes dont l'une est un témoin important de l'affaire Erignac. Je considère, qu'avec tout ce qui s'était produit dans le passé et que j'ai évoqué précédemment, cela fait vraiment trop.
Je décide donc de dessaisir les militaires de la gendarmerie, étant tout de même parfaitement conscient du traumatisme et des ranc_urs qui vont s'ensuivre chez les gens de l'arme et que je comprends : croyez-moi - et je ne le dis pas pour me justifier ou faire pleurer dans les chaumières - c'est une décision difficile à prendre et lorsque, dans les jours suivants, j'ai vu les gendarmes qui m'ont apporté des mètres cubes de procédure, ces hommes qui avaient travaillé sur le terrain, qui avaient passé leurs nuits et leurs journées à se crever les yeux sur des listings téléphoniques ou sur des catalogues pour y chercher la marque de chaussures qui pouvait bien correspondre à celle décrite par les gendarmes comme étant celle portée par l'un des membres du commando, cela a été dur !
Quoi qu'il en soit, nous avions atteint un point de non-retour, compte tenu d'abord, des différentes convulsions entre les services, ensuite, du fait que j'avais perdu confiance. J'ai pris, seul, la décision de dessaisir les militaires de la gendarmerie avant de confier, ce qui n'était pas forcément quelque chose que j'envisageais avec enthousiasme, vous l'aurez peut-être compris, la poursuite de l'enquête à la DNAT. Mais l'intérêt supérieur d'une enquête prime sur le reste.
J'ai donc, dans un premier temps, dessaisi la gendarmerie, dans un deuxième temps, j'ai fait une jonction des procédures Vichy-Strasbourg-Pietrosella parce que tout cela avait un lien évident qui n'avait pas été démenti par les investigations réalisées et, dans un troisième temps, j'ai demandé, pour éviter toute possibilité de " mettre un coin " - c'est du moins ainsi que j'envisageais les choses - entre les différents juges, que le président du tribunal de grande instance de Paris m'adjoigne deux juges, à savoir Jean-Louis Bruguière et Laurence Le Vert pour qu'ils soient également en charge de ce dossier comme je l'étais avec eux du dossier Erignac.
Je précise que, le jour où j'ai dessaisi la gendarmerie de Pietrosella, j'ai reçu un coup de fil d'une personne qui ne m'a pas dit " Mon jeune collègue... " car j'aurais compris qu'elle se moquait de moi, mais qui m'a dit : " Mon cher collègue, je ne veux pas peser sur votre décision, mais vous savez que dessaisir la gendarmerie, dans une affaire pareille, est un traumatisme considérable. Est-ce que vous y avez bien réfléchi ? ". J'ai répondu à mon interlocuteur que j'espérais que oui et que, de toute façon, il ne pesait en rien sur ma décision puisqu'elle était prise et que je ne reviendrais pas dessus !
L'auteur de ce coup de téléphone était le procureur de la République de Paris, M. Dintilhac, ce que je comprends bien puisqu'il est l'ancien directeur général de la gendarmerie : qu'il ait fait cette démarche ne me choque pas en soi mais j'aurais préféré qu'il retrouve également mon numéro de téléphone lorsqu'il a reçu des informations de la part de M. Bonnet et qu'il me les communique parce que ces blancs - et ainsi j'évacue tout de suite la question - je ne les ai toujours pas vus aujourd'hui. Je n'en ai appris l'existence que par la presse et il me paraît un peu particulier, un peu curieux, qu'un magistrat fût-il le plus ancien dans le grade le plus élevé, soit le seul destinataire d'une information dont on édulcore, par la suite, l'origine.
M. le Président : Vous pourriez adresser le même reproche à M. Bruguière puisqu'il les détenait aussi ces informations... 
M. Gilbert THIEL : Oui, mais attendez : je pense que M. Bruguière, dont vous savez parfaitement que je ne suis, ni l'hagiographe, ni d'ailleurs le contempteur... ( Sourires.)... a eu ces renseignements sans en connaître l'origine et qu'il les a eus parmi d'autres... 
M. Jean MICHEL : Oui, enfin... Bonnet avait pris rendez-vous avec lui !
M. Gilbert THIEL : Moi je ne savais pas que M. Bonnet avait pris des rendez-vous avec M. Bruguière : j'apprends, comme vous, la plupart des choses par la presse. Je dis simplement que c'est une démarche un petit peu curieuse... Alors, que M. Bruguière ne soit pas exempt de tout reproche, peut-être, mais qui l'est là-dedans ? Moi, je ne le suis pas non plus !
Je dis simplement, M. Bruguière étant en charge d'affaires nombreuses et considérables, et n'étant pas toujours celui qui a la plus grande disponibilité pour regarder de la manière la plus approfondie les dossiers, que le procureur de la République de Paris aurait pu, alors que nous formions une collégialité et qu'il connaissait aussi certaines difficultés qui avaient pu surgir ici ou là, informer les trois juges, d'autant que, pour ce qui me concerne, les noms de Ferrandi, Castela et de quelques autres m'auraient peut-être davantage mis la puce à l'oreille.
Si, de surcroît, on m'avait dit que ces renseignements étaient d'origine préfectorale, je peux vous dire que j'aurais fait le lien avec certains PV de renseignements qui figuraient dans ma procédure, auquel cas, j'aurais été voir M. Bonnet pour lui demander s'il avait quelque chose à me dire puisque j'étais quand même le seul à ne pas fréquenter assidûment la préfecture, voire à ne pas la fréquenter du tout : chacun doit rester à sa place et je ne le dis pas dans un sens étriqué et péjoratif pour les uns ou les autres. Le préfet est le responsable de l'administration : c'est une fonction difficile, et particulièrement difficile en Corse, mais on ne peut pas se mêler de tout ou, en tout cas, jouer les apprentis sorciers. Je ne dis pas qu'il l'a fait mais je constate simplement que si, comme tout citoyen, il a recueilli des renseignements d'une façon ou d'une autre, il devait les communiquer à une autorité légitime, ce qui apparemment a été fait, mais après quelques parcours un peu sinueux et dans des conditions qui, pour ce qui me concerne et à la place où je me trouve, me laissent perplexe parce que si la collectivité des juges, encore une fois, avait été informée... 
M. Jean MICHEL : Ce n'est pas de son fait !
M. Gilbert THIEL : Non, mais comprenez-moi bien : je n'ai absolument aucune qualité pour émettre la moindre critique à l'égard de quiconque. Je parle du cheminement global et je vous laisse le soin de déterminer les responsabilités. Cela étant, il aurait été préférable, surtout compte tenu de la situation qui était aussi celle de la galerie Saint-Eloi, que ces renseignements soient communiqués aux trois magistrats. Que M. Bruguière n'ait peut-être pas perçu l'intérêt de ces informations c'est possible, et c'est apparemment ce qui s'est passé, mais il faut lui poser la question ainsi qu'à Dintilhac. Moi, ces notes, je ne les ai toujours pas vues. On a pu considérer qu'il y avait un chef et que l'on ne communiquait qu'avec le chef mais, en matière de justice, il n'y a pas de chef : un juge d'instruction est un juge d'instruction, il est une juridiction à lui tout seul, qu'il soit premier juge, vice-président ou juge de base. Ce n'est pas moi qui le dis mais le code de procédure pénale.
M. le Rapporteur : Est-ce que le fait que M. Dintilhac n'ait pas versé ces éléments au dossier - ce sur quoi il s'est expliqué devant nous - vous choque ou pas ?
M. Gilbert THIEL : Non, quand on a un renseignement, il faut le protéger. De toute façon, on ne fait pas de la procédure avec des lettres anonymes et des renseignements anonymes
- il y en a qui en font parfois mais ils se le voient vertement reprocher - et ce n'est pas cela qui me choque mais ce traitement un peu sélectif de l'information qui veut que l'on donne les renseignements à Bruguière en pensant " qu'il s'en débrouille! ", d'autant que la chose s'est renouvelée au mois de novembre et une nouvelle fois au mois de décembre.
M. le Président : Monsieur Thiel, d'après les informations que nous avons obtenues dans le cadre de ces auditions, les choses paraissent quand même assez logiques : le préfet Bonnet dispose d'un certain nombre d'informations ; il considère de son devoir de les fournir à l'autorité judiciaire. Pour ce faire, il commence par prendre rendez-vous avec le juge Bruguière et, entre temps, il interroge les services du Premier ministre pour savoir si cette démarche, aux yeux des conseillers du Premier ministre, est la bonne. On se réfère, bien entendu, aux dispositions du code de procédure pénale, aux obligations qui pèsent sur chaque citoyen et on lui répond, à Matignon, que s'il a des informations, il doit les transmettre à l'autorité judiciaire compétente, en l'occurrence, le procureur de la République de Paris, ce qui est fait !
M. Bonnet annule son rendez-vous avec M. Bruguière. Il va voir M. Dintilhac qui, conformément aux dispositions du code de procédure pénale, prend rendez-vous avec le juge d'instruction le plus ancien - même s'il n'y a pas de hiérarchie, entre vous, malgré tout, me semble-t-il, M. Bruguière est considéré comme primus inter pares - et va lui remettre, sous forme de notes blanches les informations qui ont été fournies par le préfet Bonnet.
Que vous vous en étonniez, je peux le comprendre, mais ne faudrait-il pas surtout s'étonner de l'absence de coordination entre les magistrats d'instruction ? En effet, Mme Le Vert que nous avons entendue hier, nous a dit, comme vous, qu'à l'heure actuelle, elle n'avait pas vu cette note. Alors que vous indiquiez vous-même, il y a quelques instants - mais encore une fois, j'ai tendance à penser que vous nous dites les choses comme vous les ressentez, et je vous en remercie d'ailleurs - avoir fait en sorte d'être cosaisi pour que l'information circule plus facilement au sein de la structure, on constate que, malgré cette cosaisine, l'information ne circule pas... Et pourquoi Bruguière ne vous en a-t-il pas parlé ?
M. Gilbert THIEL : Il faut le lui demander ! Je pense qu'il n'a pas " percuté "... 
M. le Président : Excusez-moi, mais c'est précisément ce qui peut être grave ! On donne les noms d'assassins à un juge d'instruction : il les met de côté et pendant pratiquement deux mois, il ne s'en préoccupe pas. Il y a quand même un problème ! Vous auriez sans doute réagi, vous, monsieur Thiel... 
M. Gilbert THIEL : Oui, parce que ces noms, je les avais dans ma procédure !
M. le Président : Eh, oui !
M. Gilbert THIEL : Encore une fois, je ne suis ni l'avocat, ni le procureur de quiconque... 
M. le Président : Non, mais nous essayons de comprendre !
M. Gilbert THIEL : Je souscris complètement à ce que vous venez de dire, monsieur le Président... D'après ce que j'ai pu lire dans la presse, l'une des notes blanches aurait été transmise vers le 16 novembre et l'autre au mois de décembre. Le procureur de la République de Paris, qui doit quand même être informé par la 14ème section, sait parfaitement que la pensée dominante, en tout cas majoritaire, veut à cette époque, que le commanditaire, sous une forme ou sous une autre, soit Mathieu Filidori, ce qui donne d'ailleurs lieu à l'établissement par la DNAT d'un rapport en date du 3 décembre, et qu'en dehors de cela, il n'est point de salut... C'est peut-être ainsi que les choses s'expliquent psychologiquement. Il est possible que l'on se soit dit : " Qu'est-ce que c'est ? Encore des noms ! ". En effet, je le répète, Bruguière en a peut-être reçu d'autres...
Maintenant, on sait que ceux qui ont été donnés en la circonstance - et je comprends que l'on s'interroge - étaient les bons, mais il y en a sans doute cinquante autres qui ont été fournis dans d'autres circonstances, auxquels il n'a pas prêté plus d'attention et pour lesquels les choses se sont mieux passées... 
D'ailleurs, vous connaissez, bien entendu, les turbulences du mois de janvier 1999 où cela chauffe très, très fort et où l'ambiance n'a plus rien de convivial à la galerie Saint-Eloi entre mes collègues et moi... 
En définitive, je reprécise qu'ayant saisi la DNAT au début du mois de décembre, cette dernière est venue chercher le dossier de Vichy, Strasbourg, Pietrosella et tout cela a quand même de l'importance dans la mesure où, par la suite, on peut toujours discuter à l'infini pour savoir si on aurait pu trouver les coupables deux ou trois mois plus tôt... 
M. Jean MICHEL : C'est à partir de là que les choses ont avancé... 
M. Gilbert THIEL : Attendez ! Je précise que ce sont des éléments qui ont été collectés, souvent de manière indirecte sous forme de renseignements d'origine non identifiée, par les gendarmes, à l'automne 1998. C'est également à l'automne 1998 que commence, après un travail conduit pendant l'été, à se dessiner un peu la piste Castela. C'est donc à partir de ce moment-là que nous devenons un petit peu plus performants et que nous passons du stade d'une construction essentiellement intellectuelle où l'on travaille sur ce que l'on peut, dans la mesure où les opérations multiples et variées réalisées dans la procédure d'association de malfaiteurs n'ont rien apporté de bien conséquent, à celui d'une véritable piste ou de quelque chose qui ressemble à un début de piste.
Libre à chacun, après, de dire que c'est la DNAT, une fois qu'elle a eu les choses en main, qui a tout trouvé ou que ce sont les gendarmes... Pour ce qui me concerne, je trouve ce débat relativement vain !
Même en fouillant dans les catalogues de chaussures ou en exploitant le trafic aérien, ce qui n'a rien donné, tous ceux qui ont participé à ce travail ont largement contribué à la réussite de l'ensemble parce qu'il y a des investigations qu'il faut faire, même si elles ne sont pas toujours positives : si à chaque fois que l'on plongeait sa gaule, on sortait un poisson, plus personne n'irait à la pêche car cela ne présenterait plus le moindre intérêt ! Tous ceux qui ont travaillé, y compris ceux qui n'ont pas été bons, ont contribué à la réussite de cette enquête, étant précisé que s'est manifestée en termes parfois particulièrement suraigus, et même pas sur le mode frontal qui a au moins le mérite de la clarté, mais souvent de manière extrêmement sournoise, tous services confondus - la police judiciaire d'Ajaccio avec la DNAT et la gendarmerie au milieu - une espèce de guerre des polices, que l'on n'arrivait plus véritablement à maîtriser et qui, d'ailleurs ne peut qu'être favorisée par certains parce que c'est la loi du genre : vous avez des chefs de service, à Paris, notamment à la gendarmerie qui disent : " les gars, il faut trouver cela parce que si on sort Pietrosella, on sortira Erignac et la gloire en sera pour l'arme ! ", et on dit la même chose au sein de la direction centrale de la police judiciaire - encore que j'ignore s'il se disait toujours quelque chose là-haut, à l'époque... (Sourires.) - ou à la DNAT où il y avait quelqu'un de particulièrement dynamique... 
M. le Président : Là, il se disait beaucoup de choses !
M. Gilbert THIEL : Oui et parfois un peu fausses, du moins de mon point de vue. Quoi qu'il en soit, après, quand les choses tournent mal et que les gens s'étripent sur le terrain, il n'y a plus personne et on arrive à la situation que l'on connaît à l'heure actuelle : la ranc_ur des gendarmes est absolument considérable ; ils sont repliés sur eux-mêmes et disent que, dorénavant, ils ne donneront plus rien ! Il est vrai que l'affaire des paillotes et leur implication dans cette histoire, les a gravement blessés !
M. le Rapporteur : Comment expliquez-vous que les gendarmes qui, à travers cette affaire et Pietrosella avaient quand même sans doute la volonté de bien faire... 
M. Gilbert THIEL : La volonté de bien faire, je dirai que tout le monde l'avait mais que, parfois, elle peut se révéler redoutable si elle est marquée du sceau d'un certain aveuglement.
M. le Rapporteur : Leur intérêt était quand même d'avoir avec vous une relation de confiance et de ne pas la casser ?
M. Gilbert THIEL : C'est ce qui a été extraordinaire : j'étais le seul à travailler avec eux et je passe maintenant pour leur bourreau. Je leur ai d'ailleurs fait remarquer que j'étais le seul, contre vents et marées, y compris quand cela soufflait fort, à travailler avec eux... Il y a peut-être eu une espèce de mélange des genres avec quelqu'un qui, au sein de la gendarmerie ne savait plus trop de quel côté il était et s'il était le serviteur - le terme n'ayant pas la connotation de servilité mais étant employé dans son sens noble - de la justice ou du préfet. Or, il est vrai que quand on porte une double casquette, les choses sont difficiles... 
M. le Président : Vous voulez parler du colonel Mazères ?
M. Gilbert THIEL : Oui, je parle du colonel Mazères, enfin, d'après ce qui m'a été dit, puisque mon interlocuteur n'était pas M. Mazères. Quand j'ai vu Mazères, la première fois, je me suis dit qu'il devait être un colonel d'opérette tant il donnait peu l'impression d'être un type à " aller au charbon "... C'est une impression totalement subjective et, en tout état de cause, j'avais, moi, pour interlocuteur la section des recherches. Le mélange des genres - mais encore une fois, je ne voudrais pas que mes propos soient mal interprétés parce que je ne sais pas ce qu'a fait ou n'a pas fait le préfet Bonnet - est néfaste. Pour autant, je suis d'accord pour reconnaître qu'il ne faut pas faire dans l'intégrisme et dire que l'on doit cacher tout ce que l'on fait. Il est sûr qu'un préfet de région avait été abattu et que cela intéressait le gouvernement, l'Etat en premier lieu et son représentant, mais de là à admettre cette espèce d'absence de distance, qui peut conduire au fait que tel responsable de la police soit en permanence ou en tout cas très souvent dans le bureau du préfet, qui lui-même reçoit quasiment quotidiennement le colonel dirigeant la légion de gendarmerie en Corse... 
Il est certain qu'un militaire de la gendarmerie fait de la police administrative mais il ne faut pas trop tomber dans le mélange des genres. Il est vrai que la situation est extrêmement complexe et difficile en Corse mais c'est précisément dans ces situations qu'il faut s'efforcer, autant que faire se peut, d'une part de garder la tête froide, d'autre part d'avoir recours aux procédures habituelles. On ne doit pas mettre en place des systèmes dérogatoires - et je crois que c'est là la vraie leçon que j'en tirerai pour ce qui me concerne - ni dire au préfet, comme cela aurait été le cas - je l'ai lu mais je ne sais pas si c'est exact - : " vous êtes le préfet, vous serez associé à l'enquête ! " car le préfet n'a pas à être associé à l'enquête. Le préfet doit être tenu informé de nos perspectives : c'est un membre à part entière de l'appareil d'Etat ; il a des responsabilités éminentes et de surcroît, en Corse, écrasantes et très difficiles à exercer mais ce n'est pas lui le chef de la police, ce n'est pas lui le chef de l'enquête !
Le préfet a pu estimer, à un moment ou à un autre que nous n'étions pas bons. Peut-être n'avait-il pas toujours tort et je comprends bien qu'il puisse, malgré l'indépendance de l'autorité judiciaire, tirer les sonnettes parisiennes, se demander ce qui se passe et pourquoi cela n'avance pas ; mais, ce n'est pas pour autant qu'il doit se substituer à nous, et je ne le dis pas dans un souci de protection corporatiste. J'oserai une image : si tel préfet sait que dans son ressort, un chirurgien de l'un des hôpitaux est complètement dans l'erreur, va-t-il enfiler la blouse blanche et opérer à sa place ? Non, parce qu'il serait immédiatement poursuivi pour exercice illégal de la médecine et de la chirurgie. Cela ne lui viendrait pas à l'idée... 
Le problème, c'est que dans le domaine de la police et de la justice, tout le monde pense savoir faire ! Nous avons des tas de défauts et j'estime qu'au niveau de la galerie Saint-Eloi, personne n'a été irréprochable. Mais, malgré tout, alors qu'au moment où Claude Erignac a été assassiné, le 6 février 1998, tout le monde pensait tout et n'importe quoi, notamment que le crime était lié à la vente des terrains militaires de la citadelle de Bonifacio, que c'était un coup des Orsoni depuis le Nicaragua, du FLNC-Canal historique, de Jean-Gé Colonna qui ressortait avec l'argent de la French Connection, etc., etc., y compris des motifs d'ordre plus personnel qui sont toujours évoqués dans de tels cas, partant de rien, travaillant avec un appareil d'Etat encore démobilisé et marqué par l'absence de lisibilité et les incohérences de l'action de l'Etat depuis une vingtaine d'années, on a fait un certain nombre de choses - dont je pense que quelques-unes pourraient d'ailleurs nous être reprochées -, et on a fini, par tirer sur le bon bout de la ficelle et par y arriver ! L'épisode Colonna mis à part, on a repéré le bon groupe, on en a identifié les membres - et là il faut rendre hommage au travail de la DNAT et à la qualité des personnes qui ont procédé aux auditions en garde à vue - et le travail qui a été mené intelligemment et habilement s'est soldé par une réussite quinze mois plus tard.
Personnellement, après trois mois, je pensais que nous en aurions pour trois ou quatre ans si nous avions de la chance - mais la chance pouvait intervenir un mois plus tard comme elle pouvait ne pas intervenir. Tout cela pour dire que nous savions que les choses seraient extrêmement difficiles.
Maintenant pourquoi, me direz-vous, avoir attendu le 21 mai pour les interpellations ? Je vais schématiser un peu dans mon pauvre vocabulaire... La droite nous a dit que nous avions volé au secours de la majorité au moment de la motion de censure. J'ignore qui a décidé très précisément de la date, mais je peux vous dire que c'était " dans les tuyaux " dans la semaine et aussi qu'à ma connaissance, même si je n'ai qu'une très faible culture politique, Jean-Louis Bruguière, Laurence Le Vert et d'autres ne sont pas véritablement des suppôts de la gauche... (Rires.)
M. Yves FROMION : Cela va figurer au procès-verbal !
M. le Président : Chacun aura son compte ! (Nouveaux rires.)
M. Gilbert THIEL : Quant à la gauche et au gouvernement, j'ai parfois un peu l'impression qu'ils nous reprochent implicitement de ne pas avoir trouvé avant ce qui aurait fait l'économie de l'affaire des paillotes. Or, pour travailler là-bas, je peux vous dire que s'il y a véritablement des gens que cette affaire ennuie au plus haut point et au quotidien, ce sont bien les fonctionnaires de police, les militaires de la gendarmerie et les juges, parce que c'était extrêmement difficile et que cet épisode, a priori burlesque dans son déroulement, a des conséquences considérables qui ne s'effaceront pas du jour au lendemain.
Alors, si l'on avait pu trouver avant, on l'aurait fait, je pense même que si nous avions été meilleurs, nous aurions trouvé. Je vais oser également une comparaison, pour resituer les choses, avec une autre affaire que j'ai en charge et que j'ai conservée du service général : l'affaire Guy Georges, le tueur de la Bastille, que je suis sur le point de terminer. Dans cette affaire, à la suite de certains dysfonctionnements - encore me direz-vous, c'est fréquent ! Effectivement, dans la justice il s'en produit aussi - le coupable a été arrêté avec deux ans de retard ; mais il est vrai aussi que si nous avions un outil législatif plus adapté et un fichier génétique, nous n'en serions pas là ! Or, dans ce cas, deux ans équivalent à deux morts, à deux victimes innocentes et, là-dessus, personne ne m'a jamais rien demandé... Je ne souhaite pas qu'il y ait une commission d'enquête parlementaire... mais je suis bien obligé de le constater et cela me trouble... 
Par conséquent, je comprends la préoccupation qui est celle de la représentation nationale quand elle dit qu'il y a des choses anormales, voire stupéfiantes qui se sont produites et quand elle cherche comment y remédier par des réformes de structures ou tel ou tel dispositif nouveau. Je le comprends mais je répète que, finalement, par-delà toutes les turbulences qui ont caractérisé la marche de cette enquête, par-delà les difficultés, les rivalités, les antagonismes, voire parfois, hélas, quelques coups tordus - et je ne parle pas, là, au niveau procédural mais humain - je trouve que, malgré tout, et avec pour une fois de la chance, nous sommes parvenus à retrouver les auteurs du crime. Colonna, c'est une scorie, un défaut d'évaluation dont je revendique la responsabilité commune parce que je suis dans l'institution, comme les autres. Je pense d'ailleurs que nous finirons par le trouver et je l'espère.
Je voudrais vous dire, de surcroît, sans vous livrer de scoop que la piste Castela n'est pas arrivée à son terme et que je pense que nous arriverons à sortir incessamment la totalité du groupe de l'affaire Vichy, Strasbourg, Pietrosella, Erignac... 
Voilà ce que je pouvais vous dire en préambule à vos questions.
M. le Président : Merci, monsieur le juge. Vous avez été complet mais, sans doute, mes collègues souhaiteront-ils vous demander quelques précisions.
Pour ma part, je voudrais faire une remarque avant de vous poser quelques questions.
J'observe, en effet, et ce n'est pas bon, à mon avis, pour l'image que l'on donne de l'Etat en général et de l'appareil d'Etat, que, du côté des magistrats, un tendance assez fâcheuse consiste - et ce n'est pas votre fait, je m'empresse de vous le dire - à mettre continuellement en cause le pouvoir politique. On peut se permettre cela lorsque l'on est soi-même totalement irréprochable. Or, puisque vous avez parlé de l'appareil d'Etat " démobilisé " avez-vous dit, je voudrais savoir si les magistrats qui sont en charge de certaines enquêtes - je pense à celle de Spérone - ou qui ne se sont pas saisis d'autres dossiers - je pense à l'affaire Tralonca - ne participent pas eux-mêmes à cette _uvre de délabrement de l'appareil de l'Etat.
Sur Spérone, à votre avis, monsieur le juge, qu'est-ce qui justifie qu'au bout de quelques mois quatorze personnes, interpellées dans les conditions que vous savez, avec des dizaines de kilos d'explosifs, des dizaines d'armes automatiques ou d'armes de poing, ayant tiré sur des gendarmes, aient pu être libérées simultanément à des discussions que, personnellement, je condamne, entre un certain pouvoir politique et quelques mouvements nationalistes en Corse ? Alors, que chacun balaie devant sa porte, si j'ose dire, y compris les magistrats, car si on ne le fait pas, on risque, vous le savez bien, de constituer ce qu'on appelle la république des juges. D'autres pays ont sans doute connu ces travers, ils en sont revenus : j'espère que nous ne les connaîtrons pas à notre tour !
M. Gilbert THIEL : Monsieur le Président, vous imaginez bien que je ne peux pas répondre à votre question dans les termes où vous me la posez. Je ne suis pas la juridiction d'appel d'un quelconque de mes collègues !
Je vous dirai simplement que lorsque je mentionne le délabrement de l'outil de l'Etat, dans ce domaine comme dans d'autres, ce n'est nullement pour passer la main et je ne pense pas que mes propos aient pu être interprétés dans ce sens. Je vous dis les choses telles que je les ai vécues avec ma sensibilité personnelle, mes insuffisances de perception éventuelles et peut-être, ici ou là, quelques éclairs de lucidité mais ce n'était pas du tout pour dire que nous étions des héros pour être parvenus à creuser un gros trou avec la pelle toute cassée que l'on nous avait donnée... Ce n'est pas du tout ce que je voulais dire !
J'ajouterai simplement pour rejoindre votre réflexion, qu'il n'est jamais bon, en tout état de cause - et je parle là de façon tout à fait générale, chacun l'aura compris - de procéder au dénigrement systématique d'un service en disant qu'il ne comporte que des nuls et des incompétents parce qu'une nouvelle fois, lorsque l'affaire Erignac sera achevée, lorsque la DNAT se retirera de la Corse, il va bien falloir que la justice, que la police soient toujours quotidiennement administrées là-bas et que, si d'autres affaires devaient survenir, on aura tout autant besoin que par le passé de ces services ayant une implantation territoriale, c'est-à-dire ayant des racines, parce qu'un service sans racines est un service mort et que les services spécialisés ne peuvent apporter que leur précision chirurgicale - encore que les frappes n'aient pas toujours été chirurgicales dans cette affaire ! Par conséquent, rien ne sert de dénigrer ou de se soustraire à ses propres responsabilités en évoquant tels errements politiques qui existent et dont je crois que personne ne les conteste. Si je les ai évoqués, c'était simplement pour expliquer comment des gens arrivent parfois à la limite de la saturation, compte tenu des difficultés qu'ils ont connues et qui ont été engendrées par telle politique ou telle autre.
Cela étant dit, je n'ai jamais affirmé que l'intervention de l'institution judiciaire et la mienne propre étaient exemptes de tout reproche et que tout était de la faute des autres : je ne tiens pas ce discours !
M. le Président : Non, et je vous en donne acte, monsieur le juge, comme je vous donne acte du fait qu'en évoquant notamment la loi d'amnistie, vous avez dit - et c'est une exception par rapport à ce que nous avons entendu jusqu'à présent - qu'elle relevait de la responsabilité du législateur. On peut toujours contester les décisions législatives et les décisions ici prises mais, d'une manière générale, il y a aussi une séparation des pouvoirs qui doit être, me semble-t-il, respectée... 
M. Gilbert THIEL : Tout à fait ! Elle doit fonctionner dans les deux sens.
M. le Président : Absolument !
Pour être plus précis, personnellement, je partage votre point de vue sur la nécessité d'avoir des racines si l'on veut faire _uvre efficace en Corse. Est-ce que, dans les périodes qui viennent de s'écouler, et que notre enquête couvre très largement puisqu'elle concerne la période 93-99, on a, à votre avis, eu recours trop systématiquement et trop généralement à des services parisiens qui intervenaient sur place, considérant d'ailleurs souvent les services locaux, ainsi qu'on nous l'a dit, un peu comme des " larbins ", des porte-serviettes ou des gens chargés des basses besognes, eux-mêmes se réservant le caractère médiatique et, éventuellement en cas de résultats positifs, spectaculaire des interventions ?
Est-ce ainsi que vous ressentez les choses et est-ce que vous suggéreriez que l'on ait davantage recours aux services locaux - vous l'avez dit mais j'aimerais en avoir une confirmation - et si oui, sur quels critères décider des dépaysements, dont certains, j'en suis convaincu, se justifient ?
Par ricochet, j'attends que vous nous disiez quel est votre sentiment sur la nature du terrorisme corse qui n'est pas semblable à ceux que vous avez à traiter dans les dossiers islamistes ou basques et quel regard vous portez sur l'implication de la criminalité ordinaire, du banditisme traditionnel dans cette forme de terrorisme politique qui, à mon sens, n'en est pas tout à fait un ?
M. Gilbert THIEL : Le sujet est vaste M. le Président !
Je commencerai par dire quelques mots sur le recours à la DNAT. Lors de l'assassinat du préfet Erignac, je trouve absolument normal que la DNAT ait été saisie comme cheville ouvrière de cette enquête. Les difficultés ont surgi par la suite. Il y avait eu quelques interventions antérieures de la DNAT, notamment dans l'affaire de Spérone II et je crois qu'au début, les fonctionnaires de la police judiciaire d'Ajaccio n'ont pas vu cette intervention d'un mauvais _il, d'autant qu'ils n'obtenaient pas des résultats assez performants pour jouer les vertus outragées. Dans un premier temps les choses se sont donc bien passées. Par la suite, elles se sont compliquées mais cela relève, à mon sens, davantage du comportement des hommes et d'une mauvaise perception des réalités sur le terrain.
Sans aller jusqu'à dire que certains - ce n'est pas le cas de tous - se sont comportés comme une armée d'occupation car le trait serait trop fort, combien de fois n'ai-je pas entendu au sein des services de police, des inspecteurs dire " auparavant, ils nous demandaient s'ils pouvaient prendre le bureau, maintenant ils s'installent et c'est tout juste si nous ne nous retrouvons pas dans le couloir... ". C'est une phrase qui peut paraître tout à fait banale mais sa répétition l'est moins, surtout que l'enquête s'est caractérisée à son début par une guerre extrêmement violente entre le directeur du service régional de police judiciaire d'Ajaccio de l'époque, M. Dragacci, et M. Marion. J'ai pensé qu'au moment où il y avait été mis un terme par la mise à l'écart de M. Dragacci, au mois de mai, les choses allaient s'arrêter et il est d'ailleurs vrai qu'à partir de là, le conflit a changé de nature, mais encore une fois, on ne gouverne pas les hommes et les institutions - je ne dis pas que cela a été le cas - par l'invective ou le mépris !
La PJ d'Ajaccio, est ce qu'elle est : elle a fait preuve, dans certaines circonstances, d'insuffisances notoires voire criantes. Il convient d'y remédier mais sans jamais mettre tout le monde dans le même sac. Je crois que les vraies difficultés sont plus venues de là que d'un usage trop intensif de la DNAT dans telle ou telle procédure. Il est incontestable que la manière dont la procédure d'association de malfaiteurs a été conduite a pu être mal perçue : les hommes étaient partout mais ils ont énormément travaillé parce que, dans ce cas, on peut dire que " ça ratissait large " et même très large ce qui a pu donner l'impression qu'ils étaient omnipotents.
Cela étant, il faut dire qu'après le départ de M. Dragacci, la conception même de la direction du service régional de police judiciaire d'Ajaccio a changé et que la tâche de M. Frédéric Veaux n'était pas et n'est toujours pas simple. Mais, à partir du moment où un service ne prend plus d'initiatives, notamment dans les affaires pour lesquelles il est codésigné, la DNAT a beau jeu de dire, et l'argument est imparable, " que les autres prennent des initiatives ! ". Marion m'a dit : " Que voulez-vous, Thiel, ils ne font rien et ne prennent aucune initiative. Moi, je ne les empêche pas, n'est-ce pas Frédéric ?... " et voilà ! Effectivement, si quelqu'un est - je ne dirais pas tétanisé car on pourrait penser que c'est une attaque personnelle contre M. Veaux ce qui n'est nullement le cas - neutralisé ou succursalisé, au niveau de la conception du service, c'est ce qui arrive !
M. Georges LEMOINE : La question de la fiabilité se posait-elle au niveau de services ?
M. Gilbert THIEL : Bien sûr ! Vous voulez parler de porosité ?
M. le Président : De compétences !
M. Gilbert THIEL : Sur les compétences, je ne partage pas complètement l'opinion des mes collègues qui disent que les constatations initiales de l'affaire Erignac ont été sabotées même s'il est vrai qu'il y a eu un ou deux petits " loupés "et quand je dis " petits loupés ", je pèse mes termes. Il est vrai qu'un élément de balle a été retrouvé. Boucler le quartier, parce que c'est de cela dont on parle en définitive ? Mais il ne faut pas oublier que l'on est à Ajaccio, à vingt et une heures, et qu'il ne faut pas compter avec trois équipes de CRS, deux de gendarmes mobiles et des enquêteurs, dans les starting blocks attendant que l'événement improbable et que personne n'a prévu se produise... ! Il faut quand même savoir ce que c'est... A vingt et une heures dix, on appelle le fonctionnaire de police de permanence pour le tenir informé de ce qui vient de se passer !
Je ferai d'ailleurs observer que le blocage et la mise en place d'un périmètre de sécurité dans un premier temps relèvent des polices urbaines, du directeur départemental de la sécurité publique, qu'après arrive la police judiciaire et qu'il faut faire rappeler les hommes et les rapatrier de l'endroit où ils sont partis passer leur soirée - on est en Corse et ils ne sont pas tous sur Ajaccio. Il faut faire, dans des circonstances extrêmement difficiles, les premières constatations et les premières diligences avec la recherche immédiate de suspects potentiels dans la mesure où certains disent qu'ils ont vu les agresseurs, d'où l'histoire des maghrébins... Alors, dans ces conditions, un périmètre de sécurité pour quoi faire? Pour perquisitionner dans 500 maisons pour demander aux gens s'ils ne veulent pas passer aux aveux ? L'arme, je le rappelle, est laissée sur place et pour cause... 
On peut toujours faire mieux mais des procès-verbaux de constatation, j'en ai déjà lus, notamment en provenance de certains services spécialisés, de bien pires... Encore une fois, ce n'est pas à la police judiciaire d'Ajaccio qui, certes, compte de mauvais éléments qu'il faut jeter la pierre car des mauvais éléments il s'en trouve également ailleurs ! Si, globalement, l'appréciation n'est pas très positive, même chez moi, je dirai quand même qu'il s'agissait d'un service qui était en train de relever la tête, qui commençait à se remobiliser. En effet, réussir quelques affaires même s'il ne s'agit pas d'affaires transcendantes, c'est ce qui remobilise véritablement les hommes. Cet outil se reconstruisait petit à petit parce qu'il y avait eu, avant l'arrivée de M. Dragacci, dont je crois savoir que le prédécesseur a tenu quatre mois, les troubles que l'on connaît avec M. Pasotti qui ont failli faire descendre les policiers dans la rue, puis toutes ces affaires, les conflits personnels, les ranc_urs, voire certaines haines qui ont rendu la tâche beaucoup plus difficile!
Encore une fois, s'il y a eu des erreurs, je tiens à rappeler que l'on a effectué, dans le mois qui a suivi, un repositionnement des différents témoins sur la scène du crime ce qui nous a pris une bonne partie de la nuit. Nous l'avons fait à partir de quoi ? A partir des constatations initiales qui avaient été faites par le SRPJ d'Ajaccio : il y avait mes collègues, Laurence Le Vert et Jean-Louis Bruguière, Roger Marion, Démétrius Dragacci qui était encore là, bref, beaucoup de monde... Je crois que le travail initial qui avait été effectué n'a, en aucun cas été démenti par la transcription des données.
En conséquence, je demande, même s'il y a eu par ci, par là, quelques ratés - et je ne le fais pas pour eux - une certaine indulgence : il faut savoir faire preuve de fermeté mais également éviter toute exagération en laissant croire que quelques petits ratés étaient de nature à tout fausser, d'autant que certains pratiquent aussi la politique de l'échec programmé en disant que ce n'est jamais de leur faute. Je demande donc de l'indulgence pour le fait que Colonna n'ait pas été interpellé dans des circonstances favorables, mais je demande la même indulgence à l'égard de la police d'Ajaccio dont un fonctionnaire de nuit, dans des conditions d'éclairage certainement peu propices malgré les apports amenés sur place, a laissé échapper un petit bout de cartouche. Il est vrai que si l'on monte l'incident en épingle et qu'on montre la pièce le lendemain à la télévision cela fait désordre : je ne conteste pas l'image déplorable que cela peut donner, mais est-ce ce petit bout de balle, l'arme des faits ayant été abandonnée sur les lieux du crime, qui aurait pu nous conduire plus rapidement à la piste des assassins de Claude Erignac ? Je réponds non d'autant que, par ailleurs, l'ensemble du travail qui a été réalisé à l'occasion de ces constatations me parait de bonne qualité. Je sais que je suis le seul à l'affirmer mais je le maintiens !
M. le Président : En ce qui concerne l'arrestation, ou plus exactement la non-arrestation d'Yvan Colonna, on nous a dit que si l'arrestation n'avait pas été possible, c'est parce qu'il aurait été averti, lui ou sa famille, de l'imminence de cette arrestation. Vous croyez à cette thèse et à cette accusation ?
M. Gilbert THIEL : Non et d'ailleurs, je n'en ai jamais lu une ligne dans la procédure... 
M. le Président : Vous lirez le rapport de la commission d'enquête, cela vous permettra de savoir qui nous l'a dit !
M. Gilbert THIEL : Oui, oui je le lirai avec attention car j'apprendrai certainement beaucoup de choses... Laurence Le Vert avec qui je me suis entretenu hier m'a dit qu'effectivement cet aspect de la question avait été soulevé lors de son audition et qu'elle avait indiqué qu'elle n'en avait jamais entendu parler... Pour revenir à des choses sérieuses, je crois qu'en ce qui concerne la phase de l'interpellation du commando des assassins du préfet Erignac, au mois de mai 1999, il n'était un secret pour personne que l'opération en soi - et je ne dis pas cela pour me désolidariser aussi peu que ce soit - a été conduite par Mme Laurence Le Vert et par M. Roger Marion, qu'il a été décidé, choix qui s'est avéré discutable par la suite, de ne pas prendre tout le monde en même temps, considérant sans doute que la méthode n'était pas bonne pour Colonna et que, par la suite, ce dernier a été récupéré, mais un peu tardivement puisqu'il n'a pas été récupéré du tout !
J'ai apparemment étonné, hier, les membres de la commission d'enquête sénatoriale en disant que je considérais cela comme un raté et qu'on a essayé de le rattraper : ils m'ont dit que personne n'avait jamais déclaré que c'était un raté et que tout le monde avait toujours expliqué qu'il y avait de bonnes raisons pour procéder de la sorte : non, je pense qu'on avait ratissé suffisamment large par le passé pour ratisser un peu large cette fois encore et qu'on aurait pris les deux frères Colonna, voire M. Colonna père, dans le cadre de la neutralisation, en un premier temps, des lieux et des personnes - et je ne nourris pas la moindre suspicion à l'égard de M. Colonna père - cela aurait été mieux. Il faut dire aussi, lorsque l'on se méfie de tout le monde et qu'on restreint, à l'intérieur des services, les gens investis d'un minimum de confiance, que cela ne fait plus beaucoup d'hommes sur le terrain pour procéder à de nombreuses interpellations... 
M. le Président : Monsieur le juge, ma question n'est pas anecdotique : quand un responsable important d'un service de police, vient dire devant une commission d'enquête, sans d'ailleurs aucun élément de preuve, je tiens quand même à préciser, que si l'arrestation de M. Colonna n'a pas abouti, c'est en raison d'informations données par un autre fonctionnaire de police... 
M. Gilbert THIEL : Qui habite Cargèse aussi, sans doute ?... 
M. le Président : Oui !... cela me paraît quand même d'une certaine gravité ! Il y a de quoi s'interroger car, à partir de là, on peut se demander pourquoi une information n'a pas été ouverte... 
M. Gilbert THIEL : C'est justement le sens de ma répartie : soit on a un minimum d'éléments, auquel cas on les dévoile à la justice de son pays et l'on en tire les conséquences - je ne pense pas que, compte tenu de l'antagonisme de ces deux personnalités, aucune ne fera de cadeaux à l'autre, donc ce n'est pas de la réticence, ni de la timidité - soit on affirme des choses sans aucun élément de preuve, ce qui me parait, dans un sens contraire, tout aussi regrettable et tout aussi grave ! En effet, de quoi s'agit-il ? De l'information d'un criminel présumé et d'un criminel éminent présumé en vue de lui permettre de se soustraire à la justice. C'est quelque chose dont, pour ma part, je n'avais, jusqu'à hier, jamais entendu parler. C'est absolument hallucinant !
M. Bernard DEFLESSELLES : On a donné cette information au début du mois de septembre - je ne me rappelle plus si c'était à M. Dintilhac ou à M. Bruguière, mais on l'a fait au début du mois de septembre en réunion de commission... 
M. le Président : Tout à fait ! Vous remercierez Mme Le Vert de vous avoir donné ces informations, monsieur le juge, et je suis d'ailleurs très étonné qu'elle ne les ai pas eues avant de venir devant cette commission, compte tenu des relations de travail qui existent entre elle et M. Marion... 
M. Gilbert THIEL : Monsieur Forni, je précise quand même une chose : comme vous l'avez constaté, je ne prépare pas mes auditions. Par ailleurs, je n'échange pas tellement avec Mme Le Vert ; mais, hier, en rentrant du Sénat, nous avons un peu parlé et elle m'a fait part de ces éléments ; Il ne faut pas, non plus, que vous pensiez que nous nous concertons. Nous avons certainement besoin d'un peu plus de concertation qu'il n'y en a eu jusqu'à présent et on ne peut pas nous faire le procès d'en avoir eu trop, y compris dans ce domaine... (Sourires.)
M. le Président : C'est pourquoi je le prends avec le sourire, vous l'avez bien compris ! Je voudrais un instant revenir sur un autre dossier. Vous êtes en poste depuis 1995, n'avez-vous pas été surpris du fait que l'affaire Tralonca n'ait pas donné lieu à l'ouverture d'une information ?
M. Gilbert THIEL : Une information a été ouverte mais tardivement et a été confiée à M. Bruguière. Là, ce n'est pas le magistrat qui vous répond et ma réponse sera un peu ambiguë dans la mesure où c'est le magistrat que vous entendez. Il appartient, non pas à moi, mais au procureur de la République, d'apprécier l'opportunité des poursuites ; toutefois il tombe sous le sens que, d'une manière générale, si l'on veut mener de façon cohérente une politique judiciaire, qui n'est que l'un des pans de la politique générale de la Corse, il est des choses à ne pas laisser passer. Or, d'un côté comme de l'autre, à certaines époques comme à d'autres, on a laissé passer trop de choses qui ont rendu la situation extrêmement confuse. A force d'avoir cette appréhension confuse des choses, la confusion finit par s'instaurer dans l'esprit des personnes même les mieux intentionnées.
M. le Président : Monsieur le juge, parmi les magistrats de la galerie Saint-Eloi, vous êtes sans doute l'un, je ne dirai pas des plus discrets car ce terme pourrait être considéré comme péjoratif, mais disons l'un de ceux qui apprécient peu le spectaculaire.
M. Gilbert THIEL : Oh, un petit peu : il faut soigner son ego mais pas trop... (Sourires.)
M. le Président : Comment appréciez-vous cette mise en scène de la reconstitution de l'assassinat du préfet Erignac qui s'est terminée d'ailleurs par un " flop " magistral puisque les accusés ont refusé de venir sur place pour reconstituer les faits ?
M. Gilbert THIEL : Sur ce point, je voudrais plaider l'innocence totale !
M. le Président : Parce que vous étiez sur place également ?
M. Gilbert THIEL : J'étais sur place ! Nous étions tous les trois. La date, on pouvait en discuter : certains ont fait valoir que, compte tenu d'un déficit de notoriété, d'un côté, et de l'appropriation médiatique de l'affaire, de l'autre... Moi, de tout cela, je ne sais rien !
Laurence Le Vert et moi-même avons entendu les assassins de Claude Erignac dans la semaine qui a précédé la reconstitution : elle sur l'affaire Erignac, moi sur le dossier Pietrosella et je peux dire qu'à aucun moment ces gens-là, même sollicités, ne nous ont fait part de leur intention de refuser de participer aux opérations de reconstitution - certains se bornaient simplement à ne pas donner de réponse en disant qu'ils verraient... Il est vrai que le déploiement de forces était spectaculaire, ce dont nous pouvons toujours discuter car il est également vrai que si, un jour, un suspect s'échappe à l'occasion d'une opération de justice, on se verra reprocher de ne pas avoir pris de précautions. Il est certain que cela donne une mauvaise image, voire, parfois, une image un peu humiliante de l'autorité de l'Etat au sens large du terme.
J'aurais, pour ma part, préféré, mais je ne suis pas le porte-plume des journalistes, je n'ai aucun pouvoir et ce n'est qu'un v_u, que les journalistes, qui, aussitôt après la commission des faits, avaient vilipendé, à juste titre, la personnalité des assassins et l'horreur de leur crime, qui, au premier jour de l'interpellation, nous avaient tous glorifiés en disant que nous étions les meilleurs, mais qui, le deuxième jour, disaient que nous étions un peu nuls parce que nous en avions laissé passer un, pour finir par dire qu'un seul avait tout fait et que les autres n'étaient que de " la petite bière ", rappellent que ces gens-là, qui, de leur propre aveu, avaient assassiné le préfet Erignac dans des conditions particulièrement lâches et particulièrement abjectes, d'une balle à l'arrière du crâne et de deux autres une fois l'homme tombé à terre, avaient, de surcroît, le culot, non pas de refuser de reconstituer leurs actes ce qui est leur droit, mais de ne pas en informer la justice !
C'est vrai que l'occasion était belle, parce que les couteaux sont prompts à être sortis et que certains ont peut-être des comptes à régler avec M. Bruguière... 
Le lendemain, on a à peu près " sauvé les meubles " puisque, dans le cadre de la reconstitution de Pietrosella, j'ai réussi à trouver un volontaire - je vous assure qu'il n'a pas été désigné d'office... (Sourires.) Cela étant, il aurait fallu voir, aussi, parce que c'est un point qu'il faut évoquer, la consternation de son avocat car il ne fait pas de doute, non plus, et je pèse mes termes, que dans le domaine du terrorisme et singulièrement du terrorisme corse, par-delà les droits de la défense, par-delà la présomption d'innocence, des instructions sont données directement et j'ai parfois eu - je ne parle pas de cette affaire et vous comprendrez que je ne puisse pas parler d'une affaire déterminée - l'impression, avec toute la subjectivité que cela comporte, lorsque j'étais en train d'interroger un prévenu, que son avocat n'était pas là pour le défendre mais pour le " fliquer ", de façon à ce qu'il ne dise pas ce qu'il avait envie de dire et que certains avocats avaient peut-être pu, à l'occasion, profiter de l'accès au dossier, que leur donne leur qualité d'auxiliaire de justice, pour renseigner certaines organisations sur son contenu dès le moment où une personne est déférée... 
M. le Rapporteur : Je voulais très rapidement revenir sur un point. N'est-on pas dans un système où maintenant l'on saisit systématiquement la 14ème section alors qu'un certain nombre de ces affaires pourraient être jugées sur le plan local et donc instruites par des juges d'instruction locaux ? Ne pensez-vous qu'il y aurait lieu, là également, d'instaurer une plus grande sélectivité dans la mesure où ce phénomène que vous décrivez entre la DNAT et le SRPJ ou la gendarmerie, on peut aussi le constater entre la 14ème section et les juges locaux ?
M. le Président : Oui, en tout cas, les juges locaux ressentent la galerie Saint-Eloi comme une galerie de privilégiés et de nantis sur le plan des moyens. Vous le savez bien... 
M. Jean MICHEL : Il y a toujours des jaloux et c'est un sentiment tout à fait humain !
M. le Président : Bien sûr que les gens ont le droit d'être jaloux, mais ce qui est ressorti des auditions des magistrats effectuées lors de notre déplacement en Corse, c'est qu'il y a une approche assez négative finalement de cette structure.
M. Gilbert THIEL : Je comprends bien ! D'abord, ils nous considèrent comme étant des privilégiés et je dirai qu'ils ont raison dans la mesure où, eux, sont des juges en début de carrière qui ont un cabinet complet à gérer : cela ne veut pas dire que le travail manque à la galerie Saint-Eloi mais nous disposons de structures et de moyens de déplacement sans commune mesure avec ceux du juge d'Ajaccio ou de Bastia, mais aussi sans commune mesure avec celui de Douai ou de Quimper.
Là encore, il faut nuancer. Il ne faut jamais se comporter de manière dédaigneuse vis-à-vis de celui qu'on estime - et c'est une estimation hautement critiquable - petit. Il n'y a pas eu, il est vrai, de grande convivialité dans les échanges, mais plus souvent une ignorance souveraine, voire totale.
Cela étant, concernant les dossiers d'assassinat qui ont été dépaysés - d'ailleurs, je le précise, sans que nous les ayons jamais sollicités à aucun moment, en 1996, les dossiers des règlements de comptes entre les différentes factions nationalistes - il faut reconnaître que bon nombre d'entre eux laissaient à désirer ce que je ne reproche à personne compte tenu de l'ampleur de la tâche : il y avait deux juges d'instruction
- aujourd'hui ils sont trois - à Ajaccio et autant à Bastia alors que l'on a dénombré plus d'une trentaine de morts entre la fin de 1994 et la fin du premier semestre de 1996. C'est un effectif dérisoire lorsque l'on se représente la lourdeur d'une procédure d'assassinat ! De surcroît, dans les années 1994-1995, il y avait bon an, mal an, entre 600 et 700 attentats en Corse dont, certes, seule une moitié était revendiquée, les autres correspondant à des querelles de voisinage réglées par ce moyen que je ne qualifierai pas de " culturel " parce que je ne veux pas avoir un procès, mais d'habituel !
Face à l'ampleur de ces contentieux, avec des services de police et de gendarmerie que l'on ne peut quand même pas considérer comme pléthoriques, pendant ces années, le temps passé à faire les constatations sur les lieux des meurtres et sur les sites des explosions, n'en laissait plus guère pour les enquêtes. Par conséquent, on a retrouvé bon nombre de procédures à l'état d'ébauches.
Il faut également tenir compte de la spécificité des affaires corses. Vous savez, il faut vivre là-bas... ! Nous sommes des privilégiés à la galerie Saint-Eloi ! Pourquoi ? Parce que, pour ceux d'entre nous qui se rendent en Corse, y aller deux ou trois jours n'est pas forcément désagréable, même si c'est un peu pesant, surtout en ce moment ; après, nous remontons en avion et regagnons Paris ! Mais pour ceux qui vivent quotidiennement là-bas, notamment les juges, c'est autre chose et je ne sais pas comment ils font pour travailler. Nous n'avons pas toujours obtenu des succès éclatants dans les affaires, mais la plupart du temps - et une nouvelle fois, ce n'est pas une critique mais une constatation - lorsque les affaires en matière de criminalité de sang, de règlements de comptes nationalistes ou en matière de terrorisme ont été instruites en Corse, les résultats ont été extrêmement éphémères.
J'ajouterai que - et cela va sans doute vous faire rire compte tenu de tout ce que j'ai dit jusqu'à présent - malgré tout, l'autorité que nous pouvons exercer en tant que juges d'instruction sur les services de police est forcément supérieure, non pas parce que nous sommes les plus beaux, les plus intelligents et les mieux pourvus en matériel, non pas parce que nous sommes à Paris, mais parce que Jean-Louis Bruguière, Laurence Le Vert et moi-même avons tous une expérience qui oscille autour de vingt années d'instruction. Or, les postes d'instruction, en Corse, sont des postes de début de carrière. Je crois qu'il faut tirer un coup de chapeau à M. Cambérou parce que j'ignore comment il a fait pour, débutant dans la fonction, à l'âge qui est le sien, réaliser le travail qu'il a accompli, mais ce sera toujours l'exception qui confirme la règle. Cette règle est la suivante : quand vous faites votre apprentissage dans la vie professionnelle, dans le métier délicat et exigeant de juge d'instruction, il est déjà difficile de s'intégrer dans ce monde un peu particulier qu'est le monde judiciaire. Quand, de surcroît, vous avez à traiter des problèmes corses dont vous connaissez la complexité et que vous devez, parfois, dans le cadre d'enquêtes judiciaires savoir dire non à Roger Marion, Démétrius Dragacci ou un autre, à vingt-cinq ans souvent, vous n'y arrivez pas, et cela d'autant moins que vous disposez d'un outil insuffisant compte tenu de l'ampleur des contentieux.
Dire qu'on va leur laisser quelques attentats, c'est bien joli, mais comment va-t-on cibler les choses, quels seront les attentats qui leur resteront ? On va vite nous reprocher de ne laisser que les petits attentats... 
M. le Rapporteur : Il faut bien commencer... 
M. Gilbert THIEL : Tout à fait, mais les attentats maintenant sont criminels... 
M. le Rapporteur : Je crois que des critères ont été définis assez clairement qui font notamment que chaque fois que sont visés des institutions ou des bâtiments de l'Etat et qu'il y a revendication par une organisation clandestine, vous prenez l'affaire en charge, ce qui représente, j'imagine, un volume assez important surtout en ce moment !
M. Gilbert THIEL : Je crois surtout que les réunions de cadrage qui sont intervenues visaient déjà à faire en sorte que certaines affaires qui ne sont pas franchement terroristes ne soient pas traitées par la 14ème section du parquet de Paris même si elles peuvent avoir certaines répercussions : des affaires de racket qui sont franchement crapuleuses et qui mettent en cause certains nationalistes, mais qui ne sont pas directement en relation avec l'entreprise terroriste et ne sont que des appendices de cette activité ne démontrant que la malhonnêteté de leurs auteurs, pourraient très bien être instruites là-bas !
M. le Président : Ne pensez-vous pas, - c'est une question annexe, monsieur le juge - que, pour éviter certaines formes de vedettariat - là encore, mon propos n'est pas péjoratif et ne vous vise pas -, pour éviter que les juges d'instruction de la galerie Saint-Eloi soient considérés comme des électrons libres un peu en dehors de toute structure judiciaire, il faudrait un turn over, une rotation beaucoup plus régulière ? Est-ce qu'au fond, l'usure, au bout de dix, quinze ans, n'est pas trop grande et ne devient-il pas nécessaire de changer les hommes, même si je comprends que la stabilité est sans doute aussi un facteur de réussite et un gage de meilleure connaissance du terrain ?
Disons les choses très simplement : on parlé du départ de M. Bruguière à plusieurs reprises, mais, si j'ai bien compris, les exigences qui sont les siennes son telles qu'on ne lui trouve pas de place ailleurs... 
M. Gilbert THIEL : Je ne sais pas ! Je ne suis pas du tout dans la confidence des intentions de M. Bruguière ! Je fais comme vous, M. Forni, je lis la presse.
La durée est indispensable. Il est vrai que l'on peut toujours, à tort ou à raison, reprocher à tel ou tel son goût présumé ou réel pour le vedettariat. Vous conviendrez avec moi qu'il n'y a pas que dans le domaine du terrorisme que ce genre de phénomène peut se manifester... Quand c'est trop évident, oui, franchement, cela devient parfois un petit peu risible mais cela étant, cette situation tient à la personnalisation des fonctions. Souvent lorsque je discute avec les commissaires de police, nous constatons que nous évoluons dans cette société un peu médiatique où après avoir été un peu des héros, nous sommes en passe de devenir - et il faudrait peut-être s'interroger pourquoi - des têtes de turc. C'est un renversement de l'histoire un peu compréhensible ! Dans les années cinquante, soixante, voire au début des années soixante-dix, lorsqu'il y avait une enquête judiciaire, on disait : " C'est l'enquête du commissaire machin ! " par la suite, elle est devenue l'enquête du juge untel. Pourquoi ? Parce que les commissaires de police se sont souvent fortement désengagés du terrain et sont devenus des administratifs, des gestionnaires de services. Lorsque l'on est en première ligne, on a vocation, par la force des choses, à être un peu plus connu, ce qui parfois peut échauffer... 
Je pense donc qu'il faut une durée dans les fonctions qui ne soit pas trop longue ; mais le problème est difficile à régler dans la magistrature dans la mesure où nous sommes inamovibles, ce qui fait qu'aussi longtemps que quelqu'un ne demande pas à partir, il ne part pas.
Je crois, cela étant dit - et je précise bien, compte tenu de la situation qui a caractérisé les relations au niveau de la galerie Saint-Eloi - ce n'est nullement une attaque personnelle contre M. Bruguière - qu'une erreur a été commise lorsque, modifiant la loi organique portant statut de la magistrature, il a été créé un poste sur mesures - pas pour M. Bruguière même si, en l'occurrence c'était de cela qu'il s'agissait - consistant à établir une hiérarchie de fait entre les différents magistrats ; ceci nous ramène d'ailleurs à la procédure Dintilhac qui s'explique d'une certaine façon !
Je crois qu'un juge est un juge et que dans cette collégialité que forme la galerie Saint-Eloi, compte tenu de la procédure des cosaisines, il serait plus sain que tout le monde soit sur un pied d'égalité et que la présidence du tribunal établisse un turn over pour les désignations puisque le premier désigné, dans un dossier où il y a pluralité de juges, est maître de l'ordonnance de règlement et maître de la détention et a donc, de fait, primauté sur les autres. Lorsque l'un des juges a un statut hiérarchiquement supérieur, le président le désigne toujours comme le premier et il n'y a pas alors une osmose suffisante, tandis que si vous avez des gens de grades à peu près équivalents, on va décider, un jour, que Pierre sera premier désigné et, le lendemain, que ce sera Paul... Je crois que ce système simplifierait les choses !
M. Jean-Yves CAULLET : Quasiment dans l'instant où je demandais la parole, M. Thiel a répondu à ma question à savoir s'il n'est pas un petit peu absurde de constater que sur certains postes, notamment de magistrats, on continue de gérer la Corse comme un premier poste au regard de son importance démographique alors que l'on sait parfaitement que les difficultés réelles nécessiteraient des expériences beaucoup plus fortes. On a évoqué le problème au niveau des magistrats, mais j'imagine qu'il se pose au niveau de toute la fonction publique. J'ai déjà posé la question a d'autres moments et mon intervention prend maintenant davantage la forme d'un commentaire que d'une interrogation, puisque, encore une fois, vous y avez répondu.
Je me demande si, dans la mesure où l'action de l'Etat est difficile en Corse à tout niveau et pour tout service, que ce soit dans l'agriculture, la fiscalité ou autre, nous n'avons pas les moyens, dans notre pays de nous soustraire à l'administration quantitative en fonction de la population, pour avoir une administration active qui affecte les gens en fonction de leurs compétences et de la difficulté des problèmes rencontrés. Cela permettrait d'ailleurs de répondre en partie au souci qu'a exprimé M. le rapporteur de savoir s'il ne serait pas possible de laisser instruire sur place peut-être une proportion plus grande d'un certain type d'affaires. J'estime que cela dépend avant tout de la capacité et de l'expérience des gens qui y sont.
M. le Président : Chers collègues, je pense qu'il faut remercier M. Thiel de son témoignage. Nous avons peut-être un peu passé sous silence, faute de temps le problème des résultats et des statistiques mais je pense qu'on a eu de la part de Mme Stoller et des services de la chancellerie les renseignements essentiels.
En tout cas, merci pour la sincérité de votre témoignage : vous nous avez livré les choses telles que vous les ressentez et il est utile d'avoir pu bénéficier de votre expérience qui nous conduit à penser qu'il faudra sans doute que la Commission soit en mesure de faire des propositions concrètes pour essayer de modifier cet état d'esprit qui, il faut bien le dire, dans beaucoup de domaines, est assez regrettable : gendarmerie, police donnent le sentiment qu'aux querelles de chapelles s'ajoutent les querelles de personnes, qu'il y a des affrontements et que, si le pouvoir politique n'a pas été toujours clair, c'est une évidence, ce qui nuit aujourd'hui à la lisibilité de l'action de l'Etat, c'est précisément ces divisions internes à l'appareil de l'Etat. Il faut donc essayer de trouver une solution conforme à l'intérêt de tous, y compris des Corses.
Audition de Mme Clotilde VALTER,
conseillère technique
au cabinet du Premier ministre
(extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 7 octobre 1999)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président,
puis de M. Yves FROMION, Vice-Président
Mme Clotilde Valter est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, Mme Clotilde Valter prête serment.
M. le Président : Madame, la Commission souhaiterait savoir quel a été votre rôle dans la gestion du dossier corse, depuis 1997, à Matignon, et peut-être au-delà de votre rôle que chacun a sans doute déjà pu cerner au travers des différentes informations qui ont circulé, à la fois dans la presse et au sein de cette commission, quel jugement vous portez sur le fonctionnement des institutions chargées de la sécurité en Corse.
C'est un sujet évidemment très vaste qui concerne, non seulement l'autorité préfectorale, mais aussi les forces de police, de gendarmerie, la justice : que pensez-vous de leur action en Corse ? Quelle appréciation portez-vous sur certaines structures particulières, je pense à la DNAT, à la 14ème section du parquet de Paris, à la galerie Saint-Eloi.
Mme Clotilde VALTER : Souhaitez-vous que je concentre mon intervention sur les points que vous avez évoqués ou que je fasse un balayage général ?
M. le Président : Je souhaite que vous insistiez surtout sur votre rôle et l'appréciation que vous portez sur les services de sécurité en général. Un balayage a déjà été présenté à plusieurs reprises et, ayant entendu le responsable de la structure au sein de laquelle vous travaillez à Matignon, M. Christnacht, nous avons déjà un aperçu général de ce qui se passe à Matignon.
Mme Clotilde VALTER : De façon générale, pour ce qui a trait à mon rôle et à celui de Matignon dans le dispositif interministériel, je préciserai, comme cela a déjà, sans doute, été rappelé devant vous, que les affaires concernant la Corse ne relèvent pas d'un ministère de façon particulière mais de l'ensemble du gouvernement et que chacun des ministres travaille les dossiers concernant la Corse dans son domaine de compétences.
Dans ce contexte, le rôle de Matignon et du cabinet du Premier ministre est d'exercer, comme pour l'ensemble des dossiers, une fonction de préparation des décisions, de suivi de leur mise en _uvre et de coordination.
Le fonctionnement du cabinet du Premier ministre sur le dossier corse obéit à la même règle puisque chacun des conseillers compétents, que ce soit en matière d'équipement, d'agriculture de transports ou autre, intervient sur les dossiers et les traite, mais, il est vrai, avec un mécanisme particulier de coordination et de synthèse qui est exercé par Alain Christnacht et moi-même qui sommes au sein du grand pôle de compétences qui couvre l'Intérieur, les collectivités locales et l'outre-mer.
Voilà donc un peu quel est le paysage général.
Pour ce qui est de la façon dont nous intervenons sur les dossiers, je dirai qu'il y a des réunions régulières dont on a dû déjà vous parler, notamment au niveau du directeur du cabinet, qui réunissait les directeurs de cabinet des ministres selon une périodicité qui était de l'ordre d'une fois tous les quinze jours en 1998, avec un rythme qui s'est quelque peu distendu depuis le début 1999 avec une périodicité d'une fois par mois, puisqu'il est fonction des nécessités et des besoins liés à la situation.
Par ailleurs, des réunions informelles, que je qualifierai de classiques, étaient organisées sur un dossier particulier, ainsi que des réunions interministérielles, là encore, sur des thèmes tels que l'agriculture, les transports, ou d'autres sujets.
Je crois qu'il est également important de voir que notre travail au cabinet du Premier ministre a été différent au fil du temps et qu'il peut se découper en phases.
Au cours des tout premiers mois, en effet, la préoccupation était de s'assurer que nous disposions des moyens de mettre en _uvre la politique d'établissement de l'Etat de droit : c'était la première préoccupation. Après que le gouvernement eut manifesté son désir de s'engager dans cette voie, il fallait s'assurer, en relation avec le préfet et l'ensemble des administrations et des ministères, que nous disposions des moyens. C'est dans ce cadre-là que nous avons engagé les actions de renouvellement de chefs de service, de renforcement de certains services de l'Etat qui avaient besoin de disposer d'effectifs ou de compétences particulières et c'est également dans cette phase que nous avons lancé toute une série d'inspections dans des domaines tels que l'équipement, l'agriculture, l'éducation nationale pour permettre aux ministres d'avoir une appréciation de la situation et une évaluation des procédures afin de pouvoir prendre les mesures qui s'avéraient nécessaires.
Dans un deuxième temps, et au fur et à mesure que, d'une part nous nous dotions de moyens sur place, et d'autre part que les rapports d'inspection étaient rendus, le travail a un peu changé de nature. Il a davantage consisté à remettre en ordre certaines procédures, notamment toutes celles qui concernent l'attribution d'aides de l'Etat ce qui est, je crois, un aspect qui a été évoqué dans le cadre d'une autre commission d'enquête, car les inspections ont montré la nécessité, pour l'Etat, de remettre en cause les procédures existantes ce qui a nécessité un travail de remise à plat. Simultanément, se posait de manière urgente une question très importante, à savoir le traitement de la dette agricole.
Dans un troisième temps, nous sommes entrés dans une nouvelle période que je ferai commencer à l'automne 1998. Après les phases de mise en _uvre des moyens et de remise à plat des procédures, il convenait de travailler sur la préparation de la stratégie de l'Etat en Corse en termes de développement économique, social et culturel avec, notamment, la préparation du contrat de plan, puis d'aborder des dossiers qui étaient des dossiers de fond pour le développement de la Corse, qu'il s'agisse, par exemple, des questions de dessertes aériennes et maritimes ou du financement de l'économie.
Telles sont les grandes priorités qui ont été les nôtres dans le temps.
Sur ce qui concerne plus particulièrement les questions liées à la sécurité, il est clair que la responsabilité du cabinet du Premier ministre n'est pas une responsabilité opérationnelle qui s'exerce sur le terrain ; c'est au ministre de l'Intérieur qu'incombe cette charge.
En l'espèce, les questions de sécurité pouvaient être traitées ou abordées à Matignon en deux types d'occasions : soit pour échange d'informations entre les directeurs de cabinet - par exemple après une phase d'attentats - soit lorsque des mesures particulières devaient être prises qui pouvaient toucher d'autres services que ceux du ministère de l'Intérieur, sachant qu'il ne faut pas oublier - et je crois qu'avec le recul c'est une dimension qui est un peu dépassée pour nous tous - que dans la première phase que j'ai décrite, soit entre le mois de février et le mois de septembre, la préoccupation de sécurité des biens et des personnes, après l'assassinat d'un préfet de la République était extrêmement pesante et constituait une préoccupation très lourde pour la plupart d'entre nous. En effet, un préfet avait été assassiné, des menaces exprimées et des précautions devaient être prises pour protéger à la fois les fonctionnaires de l'Etat présents sur l'île qui pouvaient être concernés par des dossiers extrêmement brûlants - je pense par exemple aux dossiers fiscaux et agricoles - mais aussi, au-delà des fonctionnaires et des magistrats, un certain nombre d'élus qui préoccupés par leur sécurité personnelle, s'étaient également tournés vers l'Etat.
Je crois que c'est là un élément que l'on a oublié dans la mesure où, après l'assassinat du préfet, on est progressivement entré dans une phase où les menaces, notamment sur les personnes, se sont réduites. Mais c'était un souci très pesant et très lourd, puisqu'il y avait des échanges d'informations et des mesures de précaution à transmettre à des administrations qui, traditionnellement y sont peu habituées, comme l'administration fiscale ou l'administration de l'agriculture !
Premièrement, l'échange d'informations était nécessaire et, deuxièmement, en certaines circonstances, il nous est arrivé ponctuellement de traiter ces questions lorsque le besoin s'en faisait sentir ou qu'il y avait un événement que l'on pouvait, soit anticiper, soit imaginer, qui appelait des mesures indispensables. Cela a été le cas lors de troubles à l'ordre public consécutifs à des mesures agricoles, par exemple, ou pour les journées de Corte où il y a une forte concentration de population et où des incidents étaient susceptibles de se produire. Elles ont donné lieu à une préparation interministérielle, à une coordination entre les services de l'Etat, notamment avec les ministères de la Justice, de la Défense et de l'Intérieur.
M. le Président : Madame, vous aviez l'occasion d'avoir régulièrement au téléphone le préfet Bonnet et vous le rencontriez de temps en temps, lorsqu'il était à Paris : quelle impression retirez-vous de ces contacts au fil des mois qui se sont écoulés entre son arrivée et les événements d'avril 1999 ? Avez-vous quelque chose à nous dire sur ce point ? Avez-vous observé une dégradation de son état psychologique ou une tension plus grande ? Comment avez-vous apprécié l'homme ?
Mme Clotilde VALTER : Je souligne un élément important : je ne le connaissais pas particulièrement avant d'être en contact avec lui dans ses fonctions préfectorales. Il exerçait des fonctions de sous-directeur au ministère de l'Intérieur à une époque où j'y étais moi-même, mais je n'avais jamais eu l'occasion de travailler directement avec lui sur un dossier ou sur un autre.
Puisque vous me demandez de décrire l'homme, je crois que c'était quelqu'un de très déterminé, de très volontaire mais, en même temps, lorsque vous parlez de " dégradation " et de " tension plus grande ", j'avais tout à fait à l'esprit qu'il était très préoccupé par les conditions dans lesquelles se déroulait l'enquête sur l'assassinat de Claude Erignac. Il était très préoccupé - et j'ai envie de dire plus préoccupé encore - par le maintien par le gouvernement du cap de la politique d'établissement de l'Etat de droit et je crois qu'il se demandait si, un jour ou l'autre, il n'y serait pas mis fin... Je crois que cela l'a peut-être conduit à adapter son attitude et à anticiper les choses.
J'ai, par ailleurs, également été frappée, surtout dans la période allant de l'automne 1998 au début de l'année 1999, c'est-à-dire durant cette période où il y a eu une campagne de presse importante et où toutes les questions liées à l'enquête se sont trouvées reprises dans les journaux, par le fait qu'il était extrêmement sensible et qu'il ressentait très personnellement et très profondément tout ce qui pouvait être dit ou écrit.
Enfin, il me paraît important de signaler que dans l'exercice de ses fonctions en Corse, il me semblait qu'il se sentait seul sur le terrain. Il avait compris la détermination du gouvernement, il savait qu'il avait des interlocuteurs dans les ministères pour faire avancer ses dossiers mais il est vrai qu'il se plaignait du fait que cette politique soit peu ou mal relayée, et qu'il bénéficie de peu ou d'insuffisamment d'appuis sur le terrain, ce qui le conduisait d'ailleurs parfois à adopter des positions qui étaient plus celles d'un homme politique que d'un fonctionnaire de la République. C'est une appréciation un peu personnelle mais c'est une chose que je lui avais dite et qui, me semble-t-il, était assez claire, notamment dans ses relations avec les nationalistes.
M. le Président : Vous a-t-il parlé, madame, de " l'enquête " - on a parlé d'enquête parallèle mais ce n'est pas vraiment le terme approprié - ou des informations qu'il détenait sur les assassins du préfet Erignac puisque tout cela se situe à l'automne 1998, sans doute au mois de novembre, c'est-à-dire au moment où il transmet ses informations à M. Dintilhac ? A-t-il évoqué cette question avec vous ?
Mme Clotilde VALTER : Tout à fait ! Il a évoqué cette question avec moi, Alain Christnacht et Olivier Schrameck, fin octobre, le 30 octobre je crois, pour nous dire qu'il avait un informateur qui était venu le voir et lui avait donné des informations concernant cette enquête. C'est à cette occasion qu'il nous a demandé ce qu'il devait faire des informations qu'il détenait. C'est alors qu'il lui a été répondu que son interlocuteur était le procureur de la République et, en l'espèce, s'agissant de l'enquête portant sur l'assassinat du préfet, M. Dintilhac.
Au moment où il a remis au Premier ministre, début février, une note qui est parue dans la presse où, justement, il s'explique sur ce que peut vouloir dire " double enquête " et ce qui, selon lui s'est passé, correspond à une phase où, effectivement, cet élément donnait lieu à débats dans la presse, où il avait été demandé au ministère de l'Intérieur d'une part, au ministère de la Défense d'autre part, et au préfet enfin de s'expliquer auprès des cabinets des ministres et du cabinet du Premier ministre, sur ce qui pouvait s'être passé. A cette occasion, il a rédigé une note qui a été publiée dans la presse dans laquelle il fait apparaître - c'est pourquoi je la mentionne - qu'il avait fait part de l'existence de cet informateur à M. Marion, dès juillet 1998, mais à ce moment-là, à notre niveau, nous n'en étions pas informés.
M. le Rapporteur : J'aimerais obtenir une précision sur ce point : étiez-vous informée du fait que M. Bonnet avait pris un rendez-vous avec M. Bruguière, lorsqu'il vous a parlé de son informateur ?
Mme Clotilde VALTER : Le 30 octobre, il a demandé ce qu'il faisait des éléments qu'il avait obtenus de son informateur. A ce moment-là, je lui ai répondu spontanément qu'étant donné l'importance de la question et du sujet, je savais qu'il pouvait y avoir des réactions de certains services, que je souhaitais en parler avec le conseiller pour la justice du Premier ministre, qu'en tout état de cause ce serait Olivier Schrameck qui arrêterait la position à prendre et que, par conséquent, je la lui confirmerais dans un second temps.
Je lui ai effectivement confirmé cette position le lendemain, je crois, ou dans les jours qui ont immédiatement suivi. A ce moment-là, il ne m'a pas parlé de contacts avec Jean-Louis Bruguière. Quand il m'a demandé ce qu'il devait faire de ses informations, il a bien émis des hypothèses en disant qu'il y avait les services de police, le magistrat et le procureur : je lui ai répondu qu'il existait un article 40 dans le code de procédure pénale et que l'interlocuteur d'un préfet, en tout état de cause, était le procureur de la République.
C'est dans les jours qui ont suivi, vers le 12 novembre qu'il m'a dit qu'il avait rendez-vous avec M. Dintilhac, le 16 novembre, à dix-sept heures, et le 14 novembre, qui était un samedi, quand je l'ai eu au téléphone, il m'a confirmé qu'il venait à Paris voir M. Dintilhac. C'est alors qu'il m'a dit : " Bien entendu, j'ai annulé le rendez-vous avec M. Bruguière... ". C'est à ce moment-là que j'ai " découvert " l'existence de ce rendez-vous que j'ignorais et dont il ne m'avait pas parlé jusque là.
Donc, il n'y a pas eu annulation sur instruction quelconque comme cela a pu être dit par ailleurs !
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Au-delà du besoin de coordination interministérielle que Matignon assure traditionnellement, pensez-vous que la prise directe qui s'était établie, et qui peut être une nécessité en fonction de l'actualité comme d'ailleurs de problèmes conjoncturels liés à l'état de santé de M. Chevènement, a généré des dysfonctionnements ? Autrement dit, pensez-vous que cette prise directe a pu faire que l'échelon local se soit senti investi d'un pouvoir trop important ?
Quand le Premier ministre, à l'occasion de son déplacement a dit qu'au fond, pendant cette période, la politique de l'Etat en Corse ne correspondait pas à ses attentes, d'après vous que voulait-il signifier ?
A quelle volonté attribuer le fait que le ministre de l'Intérieur, récemment, n'a pas accompagné le Premier ministre dans son déplacement officiel en Corse, au-delà de l'apparence des choses qui peut être de montrer très clairement que c'est le Premier ministre qui est en charge de l'ensemble du dossier de la Corse ? Les propos ultérieurs de M. Chevènement, à savoir la comparaison entre la Corse et les Balkans, étaient-ils redoutés par Matignon ?
Concernant les membres du cabinet du Premier ministre, se sont-ils sentis, semaine après semaine ou mois après mois, suffisamment informés sur la perception exacte au sein de la population corse de la politique menée par le gouvernement et par son représentant local. De ce point de vue, est-ce que M. Zuccarelli jouait un rôle spécifique ? En tant que membre du gouvernement et qu'élu corse était-il amené à alerter le Premier ministre sur des dysfonctionnements ou des dérapages qu'il pouvait considérer comme majeurs ?
En fonction de ce que vous avez dit quant à la fragilité, qui peut d'ailleurs être compréhensible, liée à la fatigue dans l'exercice de ses fonctions du préfet Bonnet, vous êtes-vous dit, à un moment ou à un autre, à partir d'un certain nombre d'informations, qu'au fond il faudrait, d'ailleurs pour le ménager, le faire revenir de Corse en vue d'éviter un certain nombre de dérapages ?
Enfin, sur l'unité de la République, pour la rendre compatible et intelligible, quelle est la nature des instructions que vous pensez donner ou souhaitez voir donner dans les relations avec les élus nationalistes ?
M. le Président : Cher collègue, vous avez posé beaucoup de questions mais certaines d'entre elles, excusez-moi, surestiment, même si Mme Valter occupe une place très importante à Matignon, ses fonctions. Ce sont des questions de nature politique qu'il aurait fallu poser au ministre de l'Intérieur ou au ministre compétent dans la mesure où je ne suis pas sûr que Mme Valter qui est conseillère technique puisse vraiment répondre sur tous les points, notamment concernant le déplacement de M. Jospin en Corse et l'absence de M. Chevènement... 
M. Jean MICHEL : Vous avez deux heures par semaine, le mardi et le mercredi, pour interroger le ministre... 
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Je pense que Mme Valter occupe une fonction éminente au cabinet du Premier ministre et qu'elle peut donner son point de vue puisque, par définition, elle participe à l'élaboration de la politique et des décisions du Premier ministre. Je comprends parfaitement qu'à certaines questions peut-être, elle ne veuille pas répondre, même si elle a son point de vue puisque son rôle est, par définition, de donner des conseils, mais ces questions ne sont pas sacrilèges...
Mme Clotilde VALTER : Je vous propose de répondre successivement aux différentes questions et d'aviser au fur et à mesure... 
Pour ce qui est de la prise directe avec Matignon, on a donné un coup de projecteur sur cette situation dont je ne pense pas, si l'on prend un recul de dix ou vingt ans ou même si l'on remonte aux périodes précédentes, qu'elle était exceptionnelle par rapport au fonctionnement de l'Etat et au traitement du dossier corse.
De toute façon, le dossier corse a été traité ainsi à Matignon dans des périodes antérieures et il n'y a pas eu, là, d'exceptions particulières.
Il est quand même un point que je souhaiterais rappeler, qui est un point institutionnel, à savoir que le préfet est placé sous l'autorité du Premier ministre et de chacun des ministres. Donc le Premier ministre, et par conséquent ses collaborateurs, ont vocation à s'adresser à un préfet de la même façon, et je dirai même avant, que chacun des ministres ne le fasse. Je crois que c'est dans ce cadre-là que des relations s'étaient établies avec Bernard Bonnet.
En tout état de cause, à partir du moment où d'une part, la fonction de coordination est exercée à Matignon, et où, d'autre part, le préfet a lui-même une fonction de coordination des services de l'Etat, il n'est pas choquant que des contacts directs s'établissent, sachant, encore une fois, qu'ils présentent un aspect d'information du gouvernement.
Il est clair que, pour avoir un avis sur un sujet qui ne concerne pas le ministère de l'Intérieur mais qui peut avoir trait à l'agriculture ou à l'équipement, avant toute prise de décision, ou avant une réunion interministérielle, il n'est pas absurde, à mon sens, de recueillir l'avis du préfet qui a sa perception, qui a une perception politique locale et qui est l'interlocuteur à même de compléter la perception que peuvent avoir les services techniques de l'Etat sur place.
Personnellement, je considère à la fois que le rôle de Matignon n'a pas été exceptionnel par rapport au passé sur le dossier corse, qu'il correspond au fonctionnement normal de l'Etat et que les modalités et la nature des interventions s'inscrivaient pleinement dans un cadre global de politique générale du gouvernement : on n'entrait pas dans des dossiers individuels si cette question se profilait derrière la vôtre !
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Sur les autres points, vous considérez qu'il ne vous appartient pas de répondre ?
Mme Clotilde VALTER : Sur les autres points, je considère que le Premier ministre a dit ce qu'il avait à dire sur la méthode : on ne va pas interpréter sa pensée... 
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Cela traduit des dysfonctionnements ? Comme nous allons faire des propositions sur une amélioration du fonctionnement des services de sécurité, il nous intéresse de savoir si vous avez en tête - et c'est normal car les choses évoluent - des constats de dysfonctionnements auxquels le Premier ministre aurait fait référence... 
Mme Clotilde VALTER : Je vous rassure tout de suite, ce n'est pas institutionnel et cela ne porte pas sur le même champ mais sur un fonctionnement individuel, j'ai envie de dire humain, un comportement personnel : je crois que c'est ce que le Premier ministre a voulu dire !
Pour ce qui est de la visite du Premier ministre - puisque vous avez l'air d'y tenir - je pense que si l'on avait voulu traiter la question autrement, il aurait fallu que le Premier ministre emmène en Corse le ministre de l'Intérieur, la ministre de la Justice, la ministre de l'Environnement, le ministre des Transports, le ministre de l'Emploi et de la Solidarité... 
M. le Président : ... le gouvernement dans son ensemble...
Mme Clotilde VALTER : C'est cela à l'exception peut-être du ministre des Affaires étrangères et des Affaires européennes encore que ce dernier aurait dû être du voyage...
Chacun avait donc vocation à accompagner le Premier ministre et je crois que chacun pouvait trouver des justifications à ce déplacement...
M. le Président : Il aurait même pu demander à ce que le Président de la République l'accompagne et à ce que le Conseil des ministres se transporte sur place... 
Mme Clotilde VALTER : Il n'y a pas de responsabilité particulière du ministre de l'Intérieur sur la Corse: nous l'avons rappelé tout à l'heure ! L'intervention du ministre de l'Intérieur sur la Corse porte sur son domaine de compétences donc sur un volet de la politique du gouvernement qui est la politique de sécurité... 
M. Christian PAUL : J'aurai deux questions dont l'une à caractère général et l'autre un peu plus particulière.
Quel bilan faites-vous, après deux ans, de l'action qui a été menée en faveur de l'application renforcée de la loi républicaine en Corse ? Je souhaiterais que vous nous répondiez sur les principaux points et sur les principaux résultats " engrangés ", si je puis dire, dans un champ un peu plus large que celui de la sécurité.
Ma seconde question porte davantage sur les relations entre le cabinet du Premier ministre et M. Bernard Bonnet. Lorsqu'il a été entendu par cette Commission, l'ancien préfet de Corse a déclaré de la façon la plus claire qu'à aucun moment le soutien du cabinet du Premier ministre ne lui avait fait défaut pour l'application de la politique voulue par le gouvernement en Corse. Dans ce cadre, comment interprétez-vous ou expliquez-vous les mises en cause, parfois un peu confuses, auxquelles le préfet Bonnet s'est livré depuis quelques semaines ? Faut-il les mettre sur le compte d'un système de défense qui lui aurait été proposé ou d'un désarroi, que l'on peut comprendre, de sa part ?
M. Yves Fromion remplace M. Raymond Forni au fauteuil de la présidence.
Mme Clotilde VALTER : Je crains qu'il ne soit un peu long de répondre sur le bilan et je vais juste évoquer les items. Je crois qu'au-delà des aspects sécurité, ainsi que nous l'avons évoqué tout à l'heure, il y a une action qui a été menée en termes de rétablissement de la loi fiscale qui, même si ses résultats ne sont pas encore perceptibles et concrets, a permis d'enclencher une certaine dynamique, suite aux contrôles fiscaux et aux procédures qui en ont découlé.
Dans le domaine du contrôle de légalité, l'action de l'Etat a également donné des résultats significatifs.
Par ailleurs, un des aspects qui me paraît important, que j'ai évoqué précédemment et qui change la donne, c'est que les rapports d'inspection avaient beaucoup insisté sur les mécanismes d'allocation d'aides ou de financements publics en Corse. Or, dans ce domaine, tant en ce qui concerne les aides à l'agriculture qu'un certain nombre d'autres aides publiques, la remise à plat des procédures a permis d'en instaurer de nouvelles qui sont plus satisfaisantes.
J'ai un peu de mal car je crains d'être trop longue sur ce point mais peut-être avez-vous des questions plus précises... 
M. Christian PAUL : Quel est le bilan sur les questions de sécurité ?
Mme Clotilde VALTER : Je crois que le ministre de l'Intérieur vous en a parlé de façon assez détaillée... Pouvez-vous préciser la question ?
M. Christian PAUL : Notre commission d'enquête porte sur le fonctionnement des forces de sécurité en Corse. Elle se concentre, et c'est peut-être un peu normal, sur quelques-unes des principales affaires qui ont défrayé la chronique au cours des dernières années, que ce soit l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac, ou d'autres affaires plus anciennes. Or, je crois que pour apprécier complètement la situation et le fonctionnement des forces de sécurité en Corse, il nous faut quand même avoir à l'esprit l'ensemble des missions remplies et des résultats obtenus, notamment dans le domaine de la sécurité.
Si j'ai souhaité une approche plus large, c'est qu'un certain nombre de sujets
- et je pense notamment à l'application de la loi fiscale - sans être directement des questions de sécurité sont, néanmoins, souvent très connexes.
Voilà quel était plus précisément le sens de ma question de façon à ce que notre Commission, encore une fois, ne soit pas en permanence polarisée sur quelques affaires qui sont des cas d'école extrêmement intéressants et riches d'enseignements, mais qui nous font aussi, parfois, un peu perdre de vue l'ampleur des résultats qui ont été obtenus et la détermination qui a été mise en _uvre... 
Mme Clotilde VALTER : Je crois que l'on pourra vous communiquer tous les éléments que vous pourrez désirer en termes d'évolution statistique, concernant la sécurité, par exemple, qui représente effectivement un champ - et je crois que Jean-Pierre Chevènement vous en a parlé - où les résultats ont été très significatifs.
Sur le plan du rétablissement de la loi fiscale en Corse, là encore, il y a eu toute une série d'actions qui ont été engagées, depuis septembre 1997, suite à un rapport de l'inspection des finances. Ces actions de contrôle fiscal sont, comme vous le savez, assez longues puisqu'elles comportent des procédures contradictoires. Néanmoins, d'une part, elles ont déjà permis d'obtenir quelques résultats, certaines affaires ayant été transmises à la justice, d'autre part, sans connaître les données par c_ur, ni pouvoir vous les transmettre exactement, je peux dire, en termes de résultats et de taux de recouvrement, que tous les indicateurs de recouvrement pour les impôts, dont la TVA notamment, prouvent que les versements, y compris spontanés, se sont nettement améliorés depuis le début de l'année dernière.
Pour ce qui est de la relation entre le cabinet du Premier ministre et Bernard Bonnet, du soutien qui a été celui du gouvernement et de la façon dont on explique les mises en cause, j'ai plutôt l'impression qu'il s'agit d'un système de défense dans la mesure où, pour citer un point particulier, il fait état dans la presse - je crois que vous faisiez référence très récemment à l'article de L'Express - d'événements dont il ne nous a jamais parlé : je pense plus particulièrement à l'incendie de la première paillote qui n'a jamais été évoqué mais qui est mentionné dans l'article.
M. le Président : Pourriez-vous, madame, être précise sur cette affaire des paillotes : quand et comment en avez-vous été informée ?
Mme Clotilde VALTER : Ce qu'il faut bien voir - et cela va permettre d'illustrer la question précédente de M. Donnedieu de Vabres - c'est que l'application de la loi sur le domaine public maritime était une préoccupation du gouvernement : c'est une question qui, dans la définition d'objectifs généraux, relève bien du gouvernement, des cabinets, et d'objectifs qui sont définis à Matignon.
Pour ce qui est, en revanche, de la mise en _uvre de ces actions, elle s'effectue, concrètement, sur le terrain, sous la responsabilité du préfet, en relation avec les services de l'Etat, en l'espèce les services de l'équipement, ces derniers étant en relation étroite avec leur administration parisienne sur certains points.
L'information que nous avions, c'était que le préfet Bonnet avait donné un accent particulier à cette politique d'établissement de l'Etat de droit concernant le domaine public maritime. Une opération avait été réalisée l'année dernière, au mois de mai, en Haute-Corse, à Alba serena. A la suite de cela, il avait, avec le directeur régional de l'équipement, fait procéder, à partir de septembre 1998, à un recensement des occupations illégales du domaine public maritime et défini, encore une fois au plan local, un programme d'exécution des décisions de justice. Ce programme, il a commencé à l'exécuter au début de l'année 1999 et une vingtaine d'opérations ont été effectuées entre le mois de février et le mois de mars 1999.
Nous savions que ce programme était en cours d'exécution, mais nous n'étions pas, pour répondre à votre question, à notre niveau, et au mien en particulier, informés du détail opération par opération: nous savions qu'il y avait une politique générale, qu'il y avait un programme, mais ce programme était exécuté et décidé localement sur la base de critères objectifs.
M. le Président : Le préfet Bonnet vous avait-il informée des difficultés qui sont apparues très ponctuellement sur la paillote Chez Francis, c'est-à-dire de l'impossibilité d'exécution, des réticences, des réactions de tel ou tel, parce qu'il nous a dit qu'il vous avait au téléphone une à deux fois par jour... 
Mme Clotilde VALTER : Non, non !... 
M. le Président : Compte tenu de l'acuité du problème, - vous-même disiez qu'il vivait de façon très forte, avec une très grande tension cette mission qui lui avait été confiée de retour à l'Etat de droit - il est certain et avéré, cela a d'ailleurs été dit par de nombreux témoins, qu'il a ressenti de façon très vive le refus de destruction qui était pour lui une espèce d'outrage fait à la politique gouvernementale. Il ne vous a rien dit là-dessus ?
Mme Clotilde VALTER : Je vais vous répondre de façon précise. Pour nous, en février-mars, le programme d'exécution de décisions de justice était en cours. L'alerte qui m'a été donnée par le préfet Bonnet est intervenue le 9 avril lorsque, ce jour-là, il a rencontré des difficultés pour procéder à l'exécution de décisions de justice portant sur deux paillotes. C'est ce jour-là que l'assemblée de Corse a voté une résolution pour demander un report, c'est ce jour-là que ses collaborateurs ont reçu quarante et un élus de l'Assemblée de Corse et c'est ce jour-là qu'il a établi ce que j'appelle " le compromis ", c'est-à-dire que c'est ce jour-là que, sur le terrain, en fonction de ce qu'il pouvait apprécier de la situation locale, il a proposé un engagement écrit des propriétaires de détruire leur paillote pour le 30 octobre, avec une " garantie " des élus de l'Assemblée de Corse.
Donc, ce jour-là, le préfet Bonnet, à titre de compte rendu, une fois la journée passée, m'a informée de la situation en ces termes, c'est-à-dire des événements de la matinée, du rendez-vous avec les élus l'après-midi, du compromis qu'il avait défini et proposé et du fait que la prochaine échéance était le 30 octobre.
Vous posiez la question de son état d'esprit ce jour-là. Je dirai qu'il était effectivement un peu, non pas inquiet, mais préoccupé du " recul " - je crois que c'est le terme qu'il a employé - que cela pouvait faire apparaître mais qu'il m'a dit les jours suivants, quand il a récupéré les neuf engagements des propriétaires, qu'avec lesdits engagements qui lui étaient bien parvenus dans les délais et la garantie des élus, il avait finalement l'impression de se trouver dans une meilleure posture pour pouvoir exécuter ces décisions de justice, et qu'il voyait arriver le 30 octobre dans de meilleures conditions puisque, jusqu'au 9, cette politique était contestée par les élus et pouvait l'être, comme on l'a vu, par les propriétaires. Donc, dans les jours qui ont suivi, il trouvait que son compromis était très bon.
M. le Président : Il ne vous a jamais reparlé, ensuite, de paillotes et donc, au fond, la suite apparaît totalement inexplicable ?
Mme Clotilde VALTER : Exactement ! La dernière fois qu'il en a parlé, c'est lorsque qu'il a récupéré la totalité des engagements, ce qui devait être le 12 ou le 13 avril, donc quelques jours après, et, ensuite, nous n'avions plus, effectivement, à reparler du sujet, dans notre esprit, dans le mien en particulier, avant le 30 octobre. Le sujet n'a été réabordé avec lui que le 23, c'est-à-dire après que nous ayons été informés, nous, par le directeur de cabinet du ministre de la Défense.
M. Bernard DEFLESSELLES : Madame, j'aimerais que l'on continue, si vous le voulez bien, à redéfinir les relations que vous aviez avec le préfet Bonnet. Il y a deux jours, le préfet Christnacht, lors de son audition, nous a expliqué assez longuement comment fonctionnait Matignon dans le processus de décision sur les affaires corses. Il nous a parlé de ses relations avec le préfet Bonnet, de la fréquence de ses relations avec lui. Il nous a également parlé de la fréquence de ses relations avec vous-même, c'est-à-dire du debriefing logique, normal, sur toutes les affaires autres que corses mais aussi corses, qui était, semble-t-il, journalier... 
Mme Clotilde VALTER : Oui et même en temps réel... 
M. Bernard DEFLESSELLES : Ce que j'aimerais que vous nous précisiez, c'est la fréquence de vos relations avec le préfet Bonnet : ce dernier, lors de son audition, nous a parlé de relations quotidiennes et à certains égards biquotidiennes. Le préfet Christnacht nous a dit, il y a deux jours, que le préfet Bonnet était, semble-t-il, un préfet qui téléphonait beaucoup.
Toutes ces questions nous troublent un peu et j'aimerais donc que vous essayiez de nous préciser la fréquence de vos relations et la façon dont vous échangiez avec le préfet Bonnet parce que cela a duré plusieurs semaines, voire plusieurs mois, et la façon dont vous interprétez son attitude.
Lorsqu'il a été auditionné et cette audition a été très longue, il a déclaré qu'au début il avait le soutien complet du gouvernement, mais que sur la fin, les choses ont été un peu plus difficiles. Il a parlé de vos relations en disant qu'elles étaient courtoises et même fondées sur la confiance ; il nous a expliqué, non sans un zeste d'humour, qu'il semblait aujourd'hui que certains avaient perdu la mémoire et que parfois il avait l'impression d'avoir été lâché.
J'aimerais donc simplement connaître votre sentiment sur ces déclarations et sur les raisons pour lesquelles il fait en sorte que des déclarations soient distillées, soit à la presse, soit à la justice, différemment selon les auditions ou les lieux où il se trouve.
Mme Clotilde VALTER : S'agissant des contacts avec Bernard Bonnet, moi j'ai repris les choses de façon très simple. Au fil du temps, je n'avais pas, bien évidemment, l'idée de comptabiliser les choses, mais comme je prends des notes, j'ai donc les moyens de reconstituer ce que j'ai fait ! Pour vous répondre, il est clair que la fréquence de mes contacts avec Bernard Bonnet, sur l'ensemble de la période, c'est-à-dire à partir de sa nomination jusqu'au 3 mai, a été, en moyenne, de l'ordre de deux à trois fois par semaine.
Sur quelle base est-ce que je vous donne cette réponse ? Sur la base des notes que j'ai prises, sachant qu'à chaque contact j'avais une liste, soit des points à évoquer avec lui, soit des questions, touchant à l'agriculture ou à d'autres domaines, que lui-même soulevait et que je devais aborder avec mes collègues du cabinet.
Je répète que c'est une moyenne sur la période ce qui signifie qu'il y avait des semaines où je ne l'avais pas au téléphone, d'autres où je l'avais deux ou trois fois et d'autres encore où je pouvais l'avoir éventuellement plus : effectivement, je ne vais pas vous dire qu'il n'y a pas eu des occasions où certains événements justifiaient que je l'aie deux fois au cours de la même journée... Quoi qu'il en soit et en tout état de cause, je ne l'ai pas eu deux fois par jour sur l'ensemble de la période : c'est une version qui se situe à l'opposé de ce qui s'est passé... 
Pour situer un type d'événement qui pouvait justifier plusieurs coups de fil, je citerai le 23 avril, jour où le colonel Mazères a été convoqué à Paris : j'ai effectivement eu un appel du préfet Bonnet pour me le dire et s'en étonner, puis il a dû, d'après mes souvenirs, rappeler dans la soirée pour me prévenir qu'il m'adressait un rapport que lui avait demandé le directeur de cabinet de Jean-Pierre Chevènement mais, dans ce cas, la communication a duré trente secondes.
En tout état de cause, nos échanges téléphoniques n'ont pas été biquotidiens sur l'ensemble de la période : sur ce point, je suis formelle et j'ai fait les vérifications nécessaires !
M. Jean MICHEL : Il n'a pas dit que c'était biquotidien sur l'ensemble de la période.
M. Bernard DEFLESSELLES : Il a dit tous les jours et parfois deux fois par jour mais deux à trois fois par semaine, c'est déjà un ordre de grandeur.
Mme Clotilde VALTER : Pour être complète sur le sujet, encore une fois, je ne pense pas que, par rapport à toutes les personnes qui ont pu exercer les fonctions que j'exerce, soit à Matignon, soit dans d'autres cabinets ministériels, ce soit extraordinaire ou exceptionnel : je ne le pense pas !
En tout état de cause, le processus de travail supposait de lui-même des contacts dans la mesure où, lorsqu'est organisée une réunion de directeurs de cabinet tous les quinze jours, on a un contact avec le préfet pour la préparer, un contact avec le préfet a posteriori pour lui demander des informations... En outre, il suffisait qu'il y ait deux à trois réunions interministérielles ou un point d'actualité qui soulève question pour que je prenne l'initiative de l'appeler... 
Par ailleurs, il faisait de même de son côté... 
Pour ce qui est de la façon dont le préfet Bonnet présente maintenant les choses, je crois qu'elle lui appartient. Pour ma part, je m'appuie sur des éléments objectifs, sur les éléments que j'ai moi-même à ma disposition sur ma façon de travailler. Je crois que sa présentation des choses nous renvoie au sentiment d'isolement que nous avons précédemment évoqué : peut-être cristallisait-il sur ces contacts plus qu'il n'était raisonnable... 
M. Georges LEMOINE : Madame, je voudrais revenir sur des points précis.
Le préfet Bonnet vous avait-il consultée lorsqu'il a choisi le lieutenant-colonel Cavallier comme chef d'état-major et vous a-t-il fait part de la dégradation du climat qui régnait au sein de la préfecture en raison de sa présence ? Vous avait-il dit qu'il entendait s'appuyer davantage, à un moment donné, sur le colonel Mazères que sur le lieutenant-colonel Cavallier ou avait-il même demandé que ce dernier soit rappelé dans l'hexagone ?
Mme Clotilde VALTER : Lorsque Bernard Bonnet est arrivé - je crois que l'on a dû vous le dire et cela fonctionnait notamment pour les membres du corps préfectoral - il est vrai qu'il a été consulté : ses avis et éventuellement ses suggestions ont été sollicités sur ses collaborateurs avec l'idée qu'il était nécessaire de constituer une équipe qui puisse fonctionner en Corse autour de lui.
Pour ce qui concerne plus particulièrement M. Cavallier, il ne nous a pas fait état directement de cette nomination comme une demande qu'il comptait soumettre au ministère de la Défense et nous ne sommes pas intervenus directement. Je ne connais pas M. Cavallier, je ne le connaissais pas plus à l'époque. Nous ne sommes pas intervenus sachant qu'il y avait à la fois une difficulté - de façon générale, il n'est jamais facile de trouver des candidats pour exercer des fonctions en Corse mais c'était encore plus difficile dans cette période qui suivait l'assassinat du préfet Erignac - et qu'il avait été reconnu à Bernard Bonnet une faculté d'initiative ou d'avis sur le choix de ses collaborateurs. Nous n'avons donc pas émis d'avis, ni positif, ni négatif, ne connaissant pas les fonctionnaires de ce niveau.
M. Georges LEMOINE : Pardonnez-moi mais, dans le cadre des relations interministérielles, êtes-vous intervenus auprès du ministère de la Défense pour faciliter le détachement de ce lieutenant-colonel ?
Mme Clotilde VALTER : Non, pour autant que je m'en souvienne, non ! Je crois qu'il a vu cela directement avec le cabinet d'Alain Richard et que M. Cavallier a dû faire la procédure de son côté. Nous ne sommes pas intervenus : je ne m'en souviens absolument pas. Je me souviens simplement qu'il avait mentionné vouloir faire venir auprès de lui M. Cavallier qu'il avait rencontré dans les Pyrénées-Orientales. Mais nous n'avions pas les éléments et n'étions pas en mesure d'intervenir de ce point de vue.
Si le ministère de la Défense avait soulevé une objection et que ce soit devenu un sujet de discussion, peut-être l'aurions-nous fait, mais, en l'espèce, tel n'a pas été le cas !
Il est clair que le contexte dans lequel M. Cavallier est arrivé était celui de la présence, depuis près de deux ans, d'un colonel de légion de gendarmerie. Le changement est intervenu le premier juillet avec l'arrivée de M. Mazères. Là encore, à ce stade, rien n'est remonté chez nous.
Je me souviens qu'au mois d'avril de cette année, Bernard Bonnet a évoqué le retour de M. Cavallier à Paris sur un poste à la direction centrale de la gendarmerie, invoquant, d'une part le fait que la présence de M. Cavallier était moins nécessaire pour lui qu'à son arrivée quand il avait effectivement besoin de collaborateurs de confiance - ayant trouvé avec M. Mazères un interlocuteur cela ne se justifiait plus - d'autre part, le souhait de M. Cavallier de progresser dans son grade et dans sa carrière.
M. le Président : Il a donc fait part à Matignon de cet élément touchant à la carrière de M. Cavallier ?
Mme Clotilde VALTER : Oui, tout à fait !
M. le Président : Et vous n'avez donné aucune suite ?
Mme Clotilde VALTER : Encore une fois, d'abord, je ne connais pas M. Cavallier et je ne suis pas à même de porter une appréciation sur son travail, ensuite, c'était un élément d'information, une donnée et je n'avais pas à me prononcer sur les mouvements de personnels touchant en l'espèce M. Cavallier, tout cela étant réglé par les circuits classiques, normaux et avec le ministère de la Défense.
M. le Président : Je voudrais vous poser une question qui est un peu liée à la précédente : dans quel but le préfet Bonnet avait-il demandé à disposer de pouvoirs spéciaux, ce qui a fait l'objet du décret du 3 juin 1998 ? Avez-vous entendu parler de cette demande et si oui, vous paraissait-elle justifiée ?
Mme Clotilde VALTER : Oui, c'est une demande qu'il avait faite, d'après mon souvenir, à M. Queyranne, à l'automne 1998. La réponse de M. Queyranne n'avait pas soulevé de réactions particulières de notre part et donc la réponse du ministre de l'Intérieur par intérim avait, à ce stade, été définitive.
M. le Président : Quel intérêt pouvait présenter cette procédure ?
M. le Rapporteur : Je crois qu'il convient de rappeler ce dont il s'agit : j'ai cru comprendre que M. Bonnet avait demandé effectivement à pouvoir bénéficier de l'autorité sur la police, y compris en Haute-Corse, dans des situations très particulières, des situations d'urgence, si j'ai bien compris... 
Je complète donc la question : il semblerait, d'après ce que nous a dit M. Lemaire, que M. Bonnet ait invoqué cette possibilité dans une situation qui, semble-t-il, n'était pas une situation d'urgence. C'est bien cela ?
Mme Clotilde VALTER : Oui, c'est cela. C'était l'appréciation que portait le ministre de l'Intérieur. Il s'agit d'un dispositif qui est particulier à la Corse, en l'espèce, mais qui peut exister aussi pour ce qui a trait aux compétences du préfet de police de Paris, qui a des compétences particulières sur les départements de la petite couronne. En l'occurrence, la demande de M. Bonnet est intervenue dans un contexte qui, selon Jean-Jack Queyranne, ne la justifiait pas et donc il n'y a pas été donné suite.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : En complément de ce que vient de dire Georges Lemoine, il y avait donc une situation très violente dans le fonctionnement des services de l'Etat, entre eux, en Corse : le conflit qui opposait par exemple M. Mazères et M. Cavallier était visiblement d'une extrême gravité. J'en reviens donc à ma question de tout à l'heure : vous sentiez-vous sous-informée et, si oui, quelles seraient les recommandations ou le système que vous préconiseriez pour améliorer l'information ?
En d'autres termes, comment faire pour que des dysfonctionnements aussi importants - les conflits atteignaient une violence gravissime : vous ne mesurez pas ce que nous avons entendu, ici, en commission - ne se reproduisent plus ?
Comment, dans une situation opérationnelle que vous teniez en bride serrée, ce qui est normal quand on considère qu'un préfet de région a été assassiné, vous parvenaient les informations ? Rétrospectivement, jugez-vous que vous avez été sous-informée ? Ne vous étonnez-vous pas qu'un certain nombre de gens, à la limite, des élus politiquement proches de vous, ne vous aient pas saisie d'un certain nombre de ces dysfonctionnements ?
Mme Clotilde VALTER : Effectivement, sur ce point, force est de reconnaître la problématique que vous posez.
Sur le point précis des relations internes au sein de la gendarmerie, nous n'en étions pas informés aussi précisément sans doute que vous l'êtes maintenant. Il est clair que, là aussi, il y a un partage des rôles entre le ministère de la Défense et Matignon et que tout ne remonte pas dans le détail, qu'il s'agisse des personnalités, des rôles des uns et des autres, de chacun des dossiers. Nous sommes à un niveau de synthèse et je pense que le directeur général de la gendarmerie disposait de plus d'éléments que nous sur cet aspect des choses mais qu'ils n'avaient pas forcément, non plus, à être évoqués à Matignon, chaque ministre exerçant, encore une fois, ses responsabilités dans son secteur.
Les informations que nous avions provenaient de trois sources : premièrement, les ministres et leurs collaborateurs, deuxièmement, le préfet puisqu'effectivement, il y avait des contacts directs avec le préfet et pas avec d'autres responsables de services de l'Etat - le préfet étant le représentant de l'Etat, nous n'avions naturellement pas de contacts directement avec les chefs de service, ces derniers en ayant avec leurs interlocuteurs des administrations respectives - et troisièmement, les élus.
Dans les informations concernant la Corse qui nous sont remontées, nous sommes obligés de reconnaître que les éléments d'information apparaissent maintenant mais n'étaient pas évoqués dans le passé. Je vais prendre un exemple qui, à mon avis, est très parlant, celui des Pyrénées-Orientales : on entend beaucoup de choses sur ce qui, paraît-il, se passait dans les Pyrénées-Orientales... Il y a pas mal de remontées mais elles sont récentes et je ne pense pas que le ministère de l'Intérieur ou d'autres services de l'Etat étaient informés de certaines affaires qui remontent - ou qui sont exploitées maintenant, je ne sais pas exactement ce qu'il faut dire... 
Sur la question de savoir si nous sommes bien outillés, j'aurai tendance à répondre par la négative puisque les choses se sont passées sans que nous le sachions. Quand même, je crois que ce qui rendait l'appréciation difficile, concernant la Corse, c'était aussi le fait que cette politique d'Etat de droit, la politique du gouvernement, était une politique qui était critiquée, remise en cause, notamment par un certain nombre de personnes touchées par sa mise en _uvre, d'où une difficulté de trier et d'apprécier ce qui remontait.
En même temps, ce sur quoi nous n'étions pas informés, ce sont les événements concrets qui se sont déroulés dans le cadre de la politique concernant le domaine public maritime. J'ai envie de dire que c'est sur des cas concrets et sur des traitements de situations individuelles que nous avons manqué d'informations. Je ne pense pas, à l'inverse, qu'il faille entrer, de façon très particulière et aussi précise dans le traitement des affaires au plan local. Pour être plus claire, je ne pense pas que le gouvernement, que Matignon, que les cabinets ministériels et que les administrations centrales devaient disposer de la liste des décisions de justice qui seraient exécutées en application de la loi : nous n'avions pas, non plus, à entrer dans ce détail !
La question que vous soulevez est celle du système d'alerte. On peut bien sûr se poser des questions, et on se les pose, sur les mécanismes d'évaluation, d'inspection - je crois d'ailleurs qu'en la matière il y a des choses qui pourront être faites. Mais ce qui, moi, m'a le plus frappée, et qui, en même temps, a le plus tranché avec mon expérience administrative antérieure, c'est de voir des fonctionnaires, qui, placés dans une situation où ils ne pouvaient pas appliquer les instructions qu'on leur donnait, n'ont pas cherché à nous prévenir. Dans le cas particulier, c'est ce point-là qui est incompréhensible... 
J'ai une expérience particulière qui est celle du ministère de l'Intérieur, et je peux dire qu'au sein de ce ministère, quand j'y étais en poste comme sous-directeur ou à l'inspection, il y avait des fonctionnaires qui, confrontés à une situation particulière, y compris banale - il pouvait s'agir de signer un papier confirmant que le service était fait alors qu'on savait qu'il ne l'était pas - interpellaient, faisaient état de la situation et refusaient de se soumettre. Ce qui me choque c'est plus ce mécanisme-là : pourquoi des fonctionnaires d'autorité et de ce niveau, pris dans une affaire telle que celle-là, n'ont pas donné l'alerte, alors que c'est une pratique administrative courante et que j'ai vu de jeunes attachés de trente ans le faire... 
Ce qu'un jeune attaché de trente ans fait, un fonctionnaire d'autorité et d'âge mûr doit pouvoir le faire aussi !
Mme Catherine TASCA : La récente nomination d'un nouveau préfet délégué à la sécurité s'est-elle accompagnée pour la personne nommée et le préfet, de directives, de consignes particulières puisqu'il ressort de nos auditions que cette institution est, pour le moins, controversée et qu'elle n'a pas eu une grande efficacité, dans les années récentes, dans la gestion du problème corse ?
Mme Clotilde VALTER : Cette institution du préfet délégué a été mise en place en 1983. On a constaté - et je crois que le rapport Limodin l'a bien montré - que les fonctions du préfet délégué avaient été, en quelque sorte, vidées de leur contenu pendant une période.
Je pense que cela correspond à un moment précis mais qu'à d'autres moments, les ministres de l'Intérieur successifs et globalement le gouvernement ont pu estimer cette institution utile. Il est vrai que c'est un dispositif particulier, dérogatoire, mais les responsabilités existent et elles doivent être exercées par un fonctionnaire d'autorité. En l'espèce, Jean-Pierre Lacroix est actuellement en charge de la sécurité, du développement économique et d'un certain nombre de dossiers. Je crois nécessaire que le traitement des questions de sécurité, en Corse soit confié à une autorité spécifique, car le préfet ne peut pas en assumer seul la charge.
Faut-il supprimer cette institution ? Personnellement, je crois que c'est une question qui se pose mais je crois aussi que ce n'est pas parce que l'on a dressé un constat qui est lié à une période particulière qu'il faut en tirer des enseignements rapides et définitifs. C'est la raison pour laquelle le gouvernement a pris la décision de nommer un successeur à M. Spitzer.
Mme Catherine TASCA : Vous nous donnez votre point de vue, madame, mais, en l'occurrence, j'aimerais savoir si cette nomination s'est accompagnée de consignes particulières et s'il y a eu, notamment sur le lien entre le préfet et le préfet délégué, des précisions, des conseils ou des consignes d'un type nouveau ?
Mme Clotilde VALTER : Je crois que le ministre de l'Intérieur a tiré les conséquences du rapport Limodin qui montrait bien que la fonction n'était pas, à ce moment-là, remplie par son titulaire, lequel n'avait pas, non plus - et c'est un élément qui m'a surprise - fait état auprès de quiconque du fait qu'il était dans l'incapacité d'exercer les missions qui lui étaient confiées.
M. le Président : Madame je crois que cela s'explique ! Vous semblez dire que la fonction de préfet délégué pour la police aurait été occultée pendant la période du règne de M. Bonnet qui avait une personnalité particulière, et qui _uvrait dans des circonstances particulières mais ce que l'on peut retirer des auditions qui se sont déroulées ici et qui portent sur la période partant de 1993 - je ne crois pas trahir l'esprit de ce qui nous a été dit - c'est que, très globalement, sur toute la durée, autant les ministres que les préfets se sont interrogés sur l'opportunité de cette fonction. Donc, ce n'est pas seulement au moment du " phénomène Bonnet " que la question s'est posée mais véritablement sur la durée.
Franchement, depuis le début, était-ce une initiative opportune ou non ? Il semble bien que beaucoup en doutent... 
Mme Clotilde VALTER : Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire. La question se pose mais j'ai voulu dire que la fonction a été instituée en 1983, que sur une longue période et " en fonctionnement normal " elle n'a été remise en cause par aucun des ministres de l'Intérieur successifs, et qu'on a constaté, de façon très particulière, sur cette période, un dysfonctionnement : c'est tout ce que j'ai voulu dire... 
M. le Président : D'où la pertinence de la question de Mme Tasca car, compte tenu des errements que l'on a pu connaître - et pas seulement à l'époque de M. Bonnet d'après d'autres éléments de réflexion qui nous ont été soumis - il est tout à fait important que le préfet, aujourd'hui, puisse être encadré sérieusement par des directives précises et que son pouvoir - et en disant cela je ne me substitue pas au Premier ministre ou au ministre de l'Intérieur - soit assis localement... 
Mme Clotilde VALTER : Oui, mais en sachant qu'en tout état de cause, dans le domaine de la responsabilité préfectorale, par nature, il y a une difficulté, pour quelqu'un qui est investi de cette responsabilité, de déléguer à quelqu'un d'autre : c'est inhérent à la fonction préfectorale. En termes d'ordre public et de sécurité, le partage est difficile par nature puisqu'il s'agit d'une responsabilité personnelle très forte !
M. le Président : Vous allez sans doute vous attacher à suivre cette affaire de près... 
M. le Rapporteur : Vous nous avez dit qu'il fallait sans doute - et c'est mon point de vue également - envisager des procédures de contrôle ou d'évaluation plus efficaces. Avez-vous des suggestions en la matière, sachant que M. Pandraud pour sa part en a une que je vous soumets, qui consisterait à rattacher un corps d'inspection de compétence générale directement auprès du Premier ministre.
Mme Clotilde VALTER : Je suis d'autant moins étonnée que M. Pandraud fasse cette suggestion que lui et moi, par le plus grand des hasards, appartenons au même corps d'inspection. Par conséquent, que le réflexe soit le même ou que la question soit évoquée dans ces termes ne me surprend pas.
En même temps, il faut voir que cette question est posée depuis trente ans.
A titre personnel, j'aurais tendance à apporter la même réponse que M. Pandraud, au vu de l'expérience que j'ai acquise dans mes missions et dans mon travail d'inspection. En effet, un corps d'inspection, même s'il a une vocation générale et globale, a une forte tendance, s'il est trop inséré dans un univers particulier, à prendre en compte les contraintes et l'environnement. En conséquence, plus ce corps de contrôle aura une vision large et générale, plus ses membres auront une expérience diversifiée et seront originaires d'horizons différents et plus il sera à même de porter un regard neuf.
Faire inspecter un préfet par un autre préfet ne me semble pas de nature à répondre à la situation... 
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Ne pensez-vous pas, au vu de tout ce que vous avez vécu, que le contrôle doit se faire par les ministres, administration par administration, sans que Matignon se mette dans une situation trop opérationnelle dans la mesure où vous ne pouvez pas tout contrôler et où vous n'êtes pas conçus pour cela ? Au fond, toutes les questions que nous avons évoquées tout à l'heure concernant le contrôle de la gendarmerie ou les problèmes du domaine public maritime et autres, ne relèvent-elles pas du ministre concerné, en charge, vous-mêmes étant là, le cas échéant, pour arbitrer les conflits ou réorienter les choses ?
Il ne faut pas qu'il y ait une prise trop directe sur Matignon car, dans ce cas, les journées n'ayant que vingt-quatre heures, les contrôles ne s'exercent pas suffisamment... 
Mme Clotilde VALTER : Je crois que l'on répondait, là, sur deux plans différents ! Je suis parfaitement d'accord avec ce que vous venez de dire qui n'est pas forcément contradictoire avec la proposition de Robert Pandraud. Quand vous avez un corps de contrôle, la question qui se pose n'est pas tant celle du rattachement au ministre que celle de l'origine de ses membres, de la diversité des expériences, du champ qui est couvert. Quand je disais que la question du rattachement des inspections générales - mais pas seulement celles-là - à Matignon, est posée depuis trente ans, elle l'est dans le sens où il s'agirait d'avoir des inspections dont le travail, la mission seraient moins marqués par des facteurs internes à l'administration à laquelle elles sont rattachées. Cela étant, je suis d'accord avec le rattachement pour rendre compte... Je parlais en termes d'indépendance et de capacité des membres de l'inspection d'avoir un regard objectif sur la personne qu'ils ont à inspecter. Quand vous inspectez un collègue ou un ami, vous ne procédez pas de la même façon que lorsque vous ne connaissez pas la personne : c'est cela que j'ai voulu dire... 
M. le Président : Pardonnez-moi mais c'est très exactement ce que l'Armée vient de mettre en _uvre puisqu'elle a supprimé les inspecteurs généraux par armées et qu'elle a regroupé, autour du ministre, un corps d'inspecteurs généraux qui sont, soit marins, soit aviateurs, soit gendarmes ou autres et que l'on envoie en fonction des besoins.
C'est-à-dire que l'on a, au fond, " interarmisé " le corps tout en lui conservant ses missions spécifiques.
Mme Clotilde VALTER : C'est cela !
M. le Rapporteur : J'aurai une petite question très rapide : les affaires corses ont-elles été évoquées au conseil de sécurité intérieure ?
Mme Clotilde VALTER : Elles l'ont été une fois, le 9 mars 1998, sur deux thèmes: premièrement, il s'agissait d'avoir une discussion entre les ministres sur la mise en place du pôle économique et financier et deuxièmement, il y a eu un bref tour de table sur la situation en Corse - c'était un mois après l'assassinat du préfet Erignac !
M. le Rapporteur : La nomination comme préfet adjoint chargé de la sécurité de M. Ange Mancini - qui est originaire de la police et n'a donc pas du tout le profil de son prédécesseur - signifie-t-elle que le gouvernement considère que cette fonction doit être réorientée vers un aspect plus opérationnel ou, en tout cas, qu'elle doit être confiée à quelqu'un qui connaît bien l'institution policière et les forces de sécurité ? Est-ce que vous pensez que c'est une condition de la réussite dans ce poste, comme je le pense personnellement ?
Mme Clotilde VALTER : Je suis assez d'accord. Je pense que dans ce cas précis, il y a deux préoccupations. L'une est purement institutionnelle et tient au fait que le ministre de l'Intérieur a le souci de proposer à des fonctionnaires de police des postes dans le corps préfectoral pour les y titulariser ensuite, ce qui constitue pour les meilleurs d'entre eux un débouché qu'il faut à mon avis favoriser - et cela, en dehors du contexte corse. Dans le cas d'espèce, M. Mancini, puisque vous en parlez, est un fonctionnaire de police, aux qualités professionnelles reconnues, incontestées et incontestables : il a déjà occupé des fonctions en Corse, à une période difficile, en 1985 je crois, et donc, effectivement, cela peut être le profil qu'il faut, en ce moment, auprès du préfet Lacroix pour prendre en charge ce secteur difficile. Pour autant, cela ne veut pas dire que le poste a vocation à être occupé en permanence par un policier puisque, là aussi, il peut y avoir des avantages et des inconvénients. Dans le cas particulier, au regard de la situation actuelle, cette nomination répond sans doute à la situation.
M. le Président : Cela va remonter le moral des gendarmes tout cela !
Mme Clotilde VALTER : Oui, mais le problème n'est pas tant le moral des gendarmes que la situation de concurrence... 
M. le Président : Mais c'est connexe tout cela !
Mme Clotilde VALTER : Oui !...
M. Jean-Pierre BLAZY : Ma question est de nature différente : on a beaucoup parlé, s'agissant de la police nationale en Corse, de différents types de porosité. Il en est une qui a été évoquée concernant la police et les " réseaux Pasqua ". Le livre de Pascal Irastorza qui s'intitule " Le guêpier corse " qui est sorti au mois d'août, vous fait dire que vous n'avez pas confiance - et vous n'êtes pas la seule - dans les policiers corses dont vous déclarez qu'ils " sont au mains des réseaux Pasqua ". Quel commentaire pouvez-vous faire sur cette question ?
Mme Clotilde VALTER : Le premier que je pourrai faire c'est que, n'ayant pas parlé à M. Irastorza, je ne lui ai donc pas dit ce qui est écrit ! Le second, c'est qu'il faut, à mon sens, voir la question de façon beaucoup plus globale et partir du constat. C'est-à-dire que, l'année dernière et c'était le constat que faisait Bernard Bonnet, lorsqu'a été mise en _uvre la politique de rétablissement de l'Etat de droit, nous nous sommes trouvés, pour la police comme pour toute une série d'autres secteurs, dans une situation où les fonctionnaires, soit d'autorité soit autres, qui étaient en poste en Corse ou qui, plus globalement, travaillaient sur les questions corses - et là c'est effectivement particulier à la police - étaient en fonction depuis longtemps et avaient été chargés par les gouvernements précédents de mettre en _uvre des politiques qui ont changé, d'ailleurs parfois à plusieurs reprises.
Par conséquent, au moment où l'on met en place une politique, il n'est pas forcément confortable, et il n'entre, ni dans l'intérêt du gouvernement, ni dans celui des personnes concernées, d'avoir à changer de méthodes, d'objectifs et de comportements. Je crois donc que c'était une première donnée et cela a effectivement été la réaction de Bernard Bonnet, lors de son arrivée en Corse. Mais il y avait une autre difficulté qui n'a rien à voir avec ce que vous disiez, à savoir que la Corse étant un objectif de mutation, vous pouviez avoir aussi, là-bas, des fonctionnaires parvenus en fin de carrière qui n'étaient pas forcément mobilisés comme il était nécessaire et qui présentaient des taux d'absentéisme considérables - au-delà de 15 % je crois, je n'ai plus exactement le chiffre en tête - et tout à fait inacceptables.
Le fonctionnement efficace de services de l'Etat, et de services de police en particulier, dans ce secteur, dans cette période, ne supposait pas forcément de maintenir des fonctionnaires qui étaient là depuis longtemps, absents, malades ou coutumiers de contacts - qui avaient été souhaités à d'autres périodes - avec les nationalistes !
M. le Président : Je voudrais vous poser une question en revenant sur l'enquête Erignac : après l'assassinat du préfet, le gouvernement a affirmé haut et fort, notamment à l'Assemblée nationale, que tous les moyens seraient mis en _uvre pour découvrir les assassins et, naturellement, les condamner aussi sévèrement que possible !
Au regard de ce qui nous a été déclaré et de ce que nous avons entendu ici, on a le sentiment que ces paroles sont, au fond, restées des affirmations de circonstance. Qu'en pensez-vous ? Avez-vous eu, à Matignon, dans le cadre des réunions de quinzaine dont vous parliez tout à l'heure, auxquelles participait parfois, nous a-t-on dit, le directeur de cabinet du garde des sceaux, à connaître de l'enquête ? Je sais bien que l'on va m'opposer la séparation des pouvoirs mais enfin n'exagérons rien... 
Par ailleurs, ne peut-on s'étonner que le gouvernement n'ait pas tenté, d'après ce que l'on sait, non pas d'accélérer le cours des choses - on ne voit pas très bien comment il aurait pu le faire - mais de s'intéresser et de savoir où l'on en était ? Sans rentrer dans le domaine du judiciaire, peut-être s'il avait eu un _il suffisamment attentif, aurait-on pu découvrir que si l'enquête n'avançait pas, c'est parce qu'il y avait un certain nombre de dysfonctionnements ou de blocages ici et là... 
Quel est le regard que vous portez là-dessus ? Pouvez-vous nous confirmer que personne ne s'est jamais préoccupé de cela, qu'on n'en a jamais parlé à aucune réunion interministérielle, au motif du respect de la sacro-sainte séparation des pouvoirs ? Qu'en est-il de tout cela parce que franchement, au-delà de tous les problèmes que l'on a pu évoquer, ce qui me stupéfie, c'est de savoir qu'on assassine un préfet et qu'après tout on peut se réfugier derrière des considérations, sans doute estimables, mais enfin, l'assassinat d'un préfet, les déclarations d'un Premier ministre, tout cela me paraît n'avoir été suivi que de fort peu d'effets jusqu'à ce que les choses s'enflamment à tous égards, à un certain moment... 
Mme Clotilde VALTER : Je crois qu'il faut distinguer l'enquête du reste. Quand le Premier ministre disait que tous les moyens étaient mis en _uvre, c'était à la fois pour l'enquête, bien entendu, mais aussi pour la politique d'établissement de l'Etat de droit en Corse.
Vous me demandez si l'enquête était évoquée : l'enquête, quant à son avancement et son fonctionnement n'a pas été évoquée et n'a d'ailleurs pas à l'être dans des réunions interministérielles... 
M. le Président : Elle ne l'a jamais été ?
Mme Clotilde VALTER : Dans la mesure où l'enquête est dirigée par des magistrats, où les policiers travaillent sous leur autorité, le gouvernement et les cabinets des ministres n'ont rien à voir, sachant qu'ils ne sont ni policiers chargés de l'enquête sous l'autorité d'un magistrat, ni magistrats. Ils n'ont ni à suivre l'enquête, ni à s'y impliquer !
Ce principe a été respecté, ce qui ne veut pas dire que nous ne savions pas qu'il pouvait y avoir, comme c'est d'ailleurs traditionnellement le cas sur les grandes affaires, un certain nombre de difficultés, de concurrences individuelles, tant au sein de l'appareil judiciaire lui-même, c'est-à-dire entre les magistrats, qu'entre les policiers, et qu'entre les policiers et les gendarmes.
M. le Président : Cela était bien porté à votre connaissance ?
Mme Clotilde VALTER : De toute façon, la presse en faisait état : c'est une donnée permanente et, sur la Corse, dans le cas particulier, comme vous avez pu le constater lors des auditions, puisque c'est ce que vous m'avez indiqué, c'est un élément qui est apparu très fortement !
M. le Président : Vous nous dites bien que c'est apparu très fortement et jamais, dans le cadre de la coordination interministérielle, il n'est arrivé - je ne parle pas de vous personnellement mais du cabinet du Premier ministre, dans sa majesté, si je puis dire - que quelqu'un se saisisse de l'affaire, en se demandant, sans naturellement entrer dans l'enquête, ce qui se passait, après avoir lu dans la presse des choses tout à fait ahurissantes ou pour le moins loin d'être de nature à correspondre aux engagements du Premier ministre ? Personne n'a estimé que tout cela n'était pas tolérable, pas un seul ministre n'a été sommé d'agir ? La garde des sceaux ne s'est pas enquis, via la lignée fonctionnelle des procureurs de ce qui se passait, sans pour autant rentrer dans l'enquête ?
M. Jean-Pierre BLAZY : Elle va en Corse aujourd'hui !
Mme Clotilde VALTER : Demain !
M. le Président : Tout à fait mais c'est un peu tard ! Pour le moment, je parle de l'enquête Erignac ! Personne n'a réagi ?
Mme Clotilde VALTER : Je crois que vous passez d'un extrême à l'autre !
M. le Président : Non je pose simplement la question : a-t-on réagi ou non ?
Mme Clotilde VALTER : Je crois que chaque ministre, dans son domaine de responsabilité, pour ce qui le concerne et dans le cadre et la limite de ses compétences s'agissant d'une enquête judiciaire, a donné les orientations nécessaires aux services !
M. le Président : Mais, au niveau des réunions de Matignon, à aucun moment il n'a été demandé qu'il y ait une remise en ordre, ou en tout cas, des impulsions ou des corrections de trajectoire nécessaires pour que cessent ces errements, soulignés dans la presse notamment ?
Mme Clotilde VALTER : Je ne vois pas très bien ce que signifie pour une autorité politique le fait de donner instruction, par exemple, d'accélérer une enquête... 
M. le Président : Je n'ai pas parlé d'accélérer l'enquête mais de faire cesser des errements : vous-même, vous avez dit tout à l'heure, madame, qu'il était arrivé aux oreilles du cabinet, ne serait-ce que parce que la presse le cornait très fort... 
Mme Clotilde VALTER : Oui et parce que la note du préfet à laquelle je faisais référence tout à l'heure le mentionnait... 
M. le Président : Il y avait donc véritablement des dysfonctionnements qui apparaissaient déjà et vous me dites qu'on n'a pas impulsé depuis chez vous... 
Mme Clotilde VALTER : Mais je ne vois pas de quelle nature pouvait être l'impulsion ! En l'espèce, il s'agissait de concurrences : est-ce que c'est la police et la gendarmerie qui vont être saisies ? C'est le juge qui décide ! Joindre deux procédures est une décision qui est prise par un magistrat ! Effectivement l'on joint deux procédures et la gendarmerie est écartée, mais l'autorité politique et les ministres n'ont rien à voir avec cela... 
M. le Président : Ce n'est pas de cela dont je parlais, mais de dysfonctionnements qui pouvaient être corrigés, par exemple, au niveau de la gendarmerie et de la police où l'on savait pertinemment qu'il y avait des choses qui ne marchaient pas très bien... 
Je voulais simplement savoir s'il y avait eu, ou non, de Matignon, des instructions pour que l'on essaie quand même de mettre un peu de rigueur dans tout cela, pour sortir ce dossier dans de meilleures conditions et le plus rapidement possible... 
Mme Clotilde VALTER : Ce qui me gêne dans la façon dont vous posez la question... 
M. le Président : ... c'est qu'elle est trop biaisée... 
Mme Clotilde VALTER : ... c'est que vous avez l'air de suggérer que l'enquête était en cause. Or, il n'est pas question d'intervenir sur une enquête en cours dont la responsabilité, encore une fois, appartient aux magistrats sous l'autorité desquels sont placés les services de police.
M. le Président : Je comprends bien et je ne cherche pas à dire qu'il fallait entrer dans ce qui est le domaine propre des magistrats. J'entends savoir si, au vu des informations parues dans la presse ou des comptes rendus faits aux ministres par leur cabinet, concernant certains dysfonctionnements, certaines lenteurs ou un certain manque de cohérence dans les démarches, quelqu'un a dit : " Il faut faire quelque chose ! "
Mme Clotilde VALTER : Oui, mais ce que vous mentionnez, ce sont des interventions sur l'enquête elle-même puisque vous parlez d'accélérer, ce qui n'est pas possible ! En revanche, quand les gendarmes grognent parce que les deux procédures ont été jointes, il est bien évidemment possible de faire passer le message selon lequel c'est une décision du juge ; le juge est souverain et il n'appartient à personne de se prononcer sur la décision prise, mais c'est autre chose : vous le mesurez bien !
M. le Président : Je le mesure parfaitement !
M. Jean-Pierre BLAZY : Et cela a dû être fait, très certainement !
Mme Clotilde VALTER : Sous cette forme, oui !
M. le Président : Le préfet avait demandé quasiment carte blanche, ou, en tout cas, il avait obtenu quasiment carte blanche : c'est du moins ce que l'on a dit souvent et ce que la presse a rapporté. On l'a présenté, y compris certains de ses collaborateurs, comme un proconsul.
Ne pensez-vous pas que, dans la façon dont il a rempli les exigences qui lui avaient été posées, c'est-à-dire le retour à l'Etat de droit, il a pu y avoir, à un moment ou à un autre, excès de sa part ? L'avez-vous ressenti ainsi ou, à travers les contacts que vous avez pu avoir avec lui, vous est-il apparu qu'il avait un peu de fermeté mais qu'au fond il se situait très exactement dans l'axe de ce que souhaitait le gouvernement ?
Mme Clotilde VALTER : Les termes de " carte blanche " ont effectivement été utilisés mais je n'y reconnais pas l'intention du gouvernement, ni d'aucun de ses membres. C'est une image que l'on a appliquée à une situation dans laquelle le représentant de l'Etat était confronté à une situation particulière mais où il avait les mêmes pouvoirs, les mêmes compétences que tout autre préfet sur le territoire. Simplement, il a été placé, en raison des circonstances exceptionnelles et du caractère médiatique qui a pu être conféré à son action, dans une situation au relief particulier.
En tout état de cause, ni le gouvernement de façon globale, ni nous-mêmes, dans les contacts que nous avions avec lui lors du travail sur les dossiers, ni aucun des ministres, ne lui a donné plus de marge de man_uvre que ne devait en avoir un préfet sur le territoire.
C'est une image qui a été donnée mais qui ne correspond pas à la réalité et ce n'est pas parce qu'un préfet, à un moment donné, pour des raisons particulières, dans des circonstances particulières est amené à avoir des contacts plus réguliers que ses homologues, qu'il a carte blanche. C'est parce que les affaires de sa charge appellent une attention particulière du gouvernement... 
M. le Président : On pourrait même presque dire le contraire, qu'il est tenu avec des rênes courtes... 
Mme Clotilde VALTER : Vous me posiez une question sur la carte blanche et je vous dis que ce n'est pas du tout l'esprit et qu'il n'avait nullement plus de marge de man_uvre qu'un autre : je pense que si l'on déclinait les dossiers, on ne pourrait pas trouver d'exemples où il ait eu plus de marge de man_uvre qu'un autre de ses collègues ! Mais, effectivement, les dossiers étaient suivis de façon particulière !
M. le Président : Est-ce que, au fond, vous ne vous êtes pas rendu compte, à un moment donné, qu'il y avait peut-être excès de fermeté dans la façon dont il appliquait le souhait, légitime d'ailleurs, du gouvernement de rétablir ou, en tout cas, d'améliorer l'Etat de droit dans ce territoire ?
Mme Clotilde VALTER : Cela renvoie à la précédente question de M. Donnedieu de Vabres et à l'échange que nous avons eu sur ce point : je crois qu'effectivement il y a eu un fort facteur personnel... 
M. le Président : Est-ce que vous avez perçu cela ? Je ne voudrais pas vous donner, vous le comprenez bien, l'impression que c'est vous qui êtes en cause mais, est-ce que le cabinet du Premier ministre, à Matignon, percevant que c'était peut-être un peu excessif, a été tenté de lui dire de se modérer ?
Mme Clotilde VALTER : Je pense que ce que nous pouvions percevoir, c'est qu'il était très déterminé et très ferme dans sa démarche mais cela correspondait à ce que le gouvernement souhaitait. Sur la méthode et parfois les propos, nous en avons parlé tout à l'heure, est intervenu ce que j'appelle le coefficient et le facteur personnels. En même temps, il y a d'autres éléments de méthode ou de fonctionnement de services de l'Etat qui ont globalement été reprochés : je pense, par exemple, à des interventions de la DNAT dont on nous a dit qu'elle emmenait des jeunes femmes, des grand-mères de façon un peu brutale mais cela, ce n'est pas le préfet !
Par ailleurs, il y a un autre facteur - et c'est toute la difficulté - entre l'impulsion et la façon dont les choses, ensuite, se concrétisent sur le terrain : j'ai, par exemple, entendu parler de la façon dont certains services de l'Etat, en contact avec le public, répondaient à des demandes de traitement un peu favorable en indiquant très fermement que le préfet s'y refusait. Il y a eu l'exemple, qui a été repris, du Crédit agricole qui refusait les découverts de 27,50 francs en disant que c'était le préfet ! Je crois donc qu'il y a ce qui est imputable à Bernard Bonnet, ce qui relève de sa détermination et de la volonté qu'il a mise dans la conduite de la politique du gouvernement, il y a un facteur personnel qui ne correspondait peut-être pas forcément à notre souhait mais chacun a sa personnalité et sa façon de l'exprimer et enfin, il y a tout ce qui été rajouté et tout ce qui a été imputé et qui, ensuite, ressort plus de chacun des services dans la mesure où l'on est dans une logique globale !
M. le Président : Madame, nous vous remercions de cette audition et de la qualité de vos réponses.
Audition de M. Philippe BARRET,
ancien conseiller au cabinet du ministre de l'Intérieur de juin 1997 à juillet 1999
(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 12 octobre 1999)
Présidence de M. Michel VAXÈS, Vice-Président
M. Philippe Barret est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Philippe Barret prête serment.
M. le Président : Monsieur Barret, nous souhaiterions que vous nous indiquiez quelles tâches étaient les vôtres au sein du cabinet, quelle place occupait la Corse dans vos fonctions, la manière dont étaient traitées les affaires corses, et les problèmes que vous avez pu relever, enfin, les raisons de votre départ.
M. Philippe BARRET : Monsieur le Président, mesdames, messieurs les députés, plutôt que de courir le risque de répéter ce que d'autres personnes que vous avez entendues ou que vous entendrez pourraient vous exposer avec plus d'autorité et d'exactitude que je ne saurais le faire, il m'a paru utile de préciser pour commencer cette audition quels ont été mon rôle et mes fonctions à propos de la Corse au cabinet du ministre de l'Intérieur, conformément à la demande que vous venez de formuler.
M. le ministre de l'Intérieur m'a demandé de me saisir du dossier corse après le 6 février 1998. Voici dans quelles conditions.
Pas plus qu'il n'y avait dans le gouvernement un ministre particulièrement chargé de la Corse, il ne devait y avoir autour du ministre de l'Intérieur un conseiller spécialement voué aux affaires de la Corse. Il était clair qu'au sein du ministère de l'Intérieur, chaque conseiller continuerait, comme il l'avait fait depuis juin 1997, à traiter des questions de son ressort, pour la Corse comme pour l'ensemble du territoire national. Cela s'entendait singulièrement pour les questions de sécurité qui relevaient du directeur adjoint du cabinet, mais cela s'entendait aussi pour les questions électorales - suivi du contentieux relatif aux élections de mars 1998, préparation des nouvelles élections de mars 1999 -, pour les questions touchant aux collectivités locales, notamment à la collectivité territoriale issue du statut de 1991 - je pense à la gestion des offices, des voies routières, à la dotation de continuité territoriale et aux transports, au domaine public maritime ou encore à la préparation du contrat de plan.
Cela s'entendait enfin pour certaines questions juridiques relevant, dans l'administration, de la direction des libertés publiques et des affaires juridiques, pour lesquelles un membre du cabinet du ministre de l'Intérieur était compétent, qui traitait notamment de l'application de la législation et de la réglementation sur la détention et le port d'armes ou sur les entreprises de transport de fonds. Ce sont donc autant de conseillers qui participaient au suivi des affaires de la Corse.
Quant à moi, il me revenait de suivre au plus près le travail interministériel, tout à la fois pour informer le ministre de l'Intérieur de ses progrès et de ses conclusions et pour y faire connaître et valoir son point de vue sur les questions de son ressort. En fait, fort peu en étaient exclues. L'acuité de la question de l'ordre public dans l'île d'une part, le statut particulier de la collectivité territoriale d'autre part, font que le ministre de l'Intérieur est régulièrement consulté sur la quasi-totalité des sujets sur lesquels le gouvernement doit prendre une décision ayant trait à la Corse. Par exemple, en Corse plus qu'ailleurs, l'application de la loi sur le littoral et des décisions de justice administrative qui en découlent touchent aussitôt à l'ordre public. C'est une affaire politique qui déborde le cadre ordinaire de l'action du ministère de l'équipement, des transports et du logement. C'est l'affaire du gouvernement et le ministère de l'Intérieur s'y trouve impliqué. Ou bien encore lorsque les moyens de la police judiciaire dans la lutte contre le grand banditisme s'avèrent insuffisants, l'administration fiscale peut en prendre le relais : la coordination des services alors s'impose.
Etant donné la nature de mes fonctions, il m'a été donné d'entretenir des relations permanentes avec le préfet Bernard Bonnet. Celles-ci ont pris la forme d'une vingtaine d'entretiens de février 1998 à mai 1999, soit en tête-à-tête, soit en présence du directeur de cabinet et de son adjoint, soit auprès du ministre. Nos contacts téléphoniques étaient beaucoup plus fréquents, presque quotidiens. Par là même, j'étais en mesure de tenir le ministre de l'Intérieur ou le directeur de son cabinet très régulièrement informés de la situation sociale et politique en Corse et des dossiers en cours. Il arrivait que le préfet Bonnet me consultât sur telle ou telle initiative qu'il avait à prendre. En ce cas, je consultais à mon tour le cabinet du Premier ministre et je sollicitais l'avis du directeur de cabinet ou les consignes du ministre dès lors que je l'estimais nécessaire.
C'est au titre des mêmes fonctions que j'ai participé à la plupart des réunions organisées par le cabinet du Premier ministre sur la Corse, qu'il s'agisse de celles que présidait le directeur de son cabinet tous les quinze jours durant l'année 1998, puis une fois par mois en 1999, ou de celles, nombreuses que présidaient d'autres collaborateurs du Premier ministre avec les représentants des ministères concernés sur les sujets les plus divers.
Voilà quelles étaient mes fonctions, voilà quel était mon rôle dans la gestion du dossier corse au sein du cabinet du ministre de l'Intérieur.
J'ai personnellement consacré à ce travail essentiellement collectif entre le tiers et la moitié de mon temps selon les circonstances. Je me suis acquitté de ma tâche sans variation, y compris auprès de M. Jean-Jack Queyranne pendant l'absence de M. Jean-Pierre Chevènement.
Sans doute n'ai-je pas été systématiquement tenu à l'écart des questions de sécurité. J'avais à en connaître lorsqu'elles revêtaient un aspect interministériel en relation avec le ministère de la Défense, de la Justice ou des Finances. Mais, au cabinet du ministre de l'Intérieur, ce n'est pas moi qui en assumais la responsabilité, celle-ci étant assurée par le directeur adjoint du cabinet.
Autrement dit, s'agissant du fonctionnement des forces de sécurité en Corse, je n'ai pas été un acteur ni même le conseiller d'un acteur, mais plutôt un témoin - privilégié peut-être, mais incomplètement informé.
Cette précaution étant précise - qui n'est pas seulement de style -, je répondrai, mesdames, messieurs les députés, aussi précisément que je le pourrai à vos questions.
Vous m'avez interrogé sur les raisons de mon départ du cabinet de M. Jean-Pierre Chevènement. Elles sont étrangères à la Corse. Je suis parti pour des raisons personnelles. Ayant accompli ma tâche assez rude pendant deux ans - c'était mon cinquième cabinet ministériel, j'ai cinquante-trois ans, c'est un travail ingrat - j'ai souhaité prendre un peu de champ, mais la question corse n'était pour rien dans mon départ.
M. le Président : Merci, monsieur Barret, pour cet exposé liminaire.
Je voudrais savoir si, de votre place de témoin - c'est ainsi que vous la caractérisez - vous avez constaté des dysfonctionnements entre les services de police, entre les services de police et ceux de la justice, éventuellement des situations conflictuelles entre les différents cabinets ministériels.
Pourriez-vous nous indiquer si l'empêchement dramatique, et heureusement résolu, de M. Jean-Pierre Chevènement a modifié de façon significative votre rôle et celui de l'équipe autour du ministre de l'Intérieur par intérim, éventuellement si Matignon, dans la gestion de ses affaires, aurait pris au cours de cette période une importance plus forte que celle qui était la sienne auparavant ?
M. Philippe BARRET : Il existe toujours des dysfonctionnements entre les ministères et les institutions. Par exemple, entre la police et la gendarmerie. J'ai travaillé auprès de M. Jean-Pierre Chevènement quand il était ministre de la Défense. J'avais constaté que ne prévalait pas toujours la meilleure entente entre la police et la gendarmerie. Je l'ai de nouveau constaté au ministère de l'Intérieur, notamment à propos de la Corse. A partir du moment où je me suis occupé du dossier corse, correspondant à l'arrivée de M. Bonnet à la préfecture, ces contradictions ont pris un tour particulier.
J'ai tout de suite observé que M. Bonnet avait davantage tendance à s'appuyer sur la gendarmerie que sur la police. Naturellement, je me suis interrogé sur les raisons pour lesquelles M. Bonnet se comportait ainsi. Je ne connais pas les opinions politiques ou les inclinations idéologiques de M. Bonnet, mais s'il avait été anarchiste, je pense que je l'aurais su ! Il avait exercé des responsabilités dans la police, directeur central de la police territoriale, il a été préfet adjoint à la sécurité en Corse, il n'avait pas de raison d'avoir des préjugés à l'encontre de l'institution policière ! Ce n'est pas le personnage susceptible d'avoir ce genre de préjugé. En réalité, je crois que s'il avait quelque prévention à l'égard de la police, c'est qu'on lui demandait d'appliquer une politique assez différente de celle longtemps appliquée en Corse - à plusieurs reprises - et qu'il se trouvait avoir affaire, soit sur le territoire de la Corse, soit dans les organismes centraux, à des fonctionnaires qui avaient, à la demande de différents gouvernements - leur rôle n'est pas en cause, ils ont été toujours loyaux - entretenu dans le passé des relations directes, complexes avec les mouvements nationalistes, y compris clandestins. M. Bonnet estimait que, pour mener une politique rigoureuse vis-à-vis des mouvements nationalistes, il fallait de nouvelles équipes. Il a d'ailleurs demandé des changements dans les personnels de police ; certains ont été effectués, d'autres non. M. Bonnet avait donc, d'emblée, manifesté le souci de s'appuyer davantage sur la gendarmerie. C'est lui qui a fait appel au lieutenant-colonel Cavallier ;c'est lui qui a suggéré le choix du préfet adjoint à la sécurité, qui était un militaire d'origine ; c'est lui, mais il n'était pas le seul, qui a demandé le départ du chef du service régional de la police judiciaire, M. Dragacci. Naturellement, ces seules initiatives ont suffi à susciter dans la police quelques réactions de mécontentement à l'égard de M. Bonnet. Beaucoup de ce qui s'est passé par la suite procède de ce point de départ. Je citerai, à titre d'exemple, un deuxième facteur de dysfonctionnement qui tient à l'administration de la justice, mais, en l'occurrence, la décision ne relevait ni du ministre de l'Intérieur ni du garde des sceaux, mais des juges d'instruction. Il s'agissait de cette double enquête sur l'attentat contre la gendarmerie de Pietrosella d'une part, sur l'assassinat du préfet Erignac d'autre part, chaque enquête faisant appel à des officiers de police judiciaire différents, la gendarmerie d'un côté, la police de l'autre.
Beaucoup des difficultés, qui, encore une fois, revêtent presque toujours un caractère structurel entre la police et la gendarmerie, se sont accrues en Corse à partir des éléments que je viens de rappeler.
Entre les cabinets ministériels, je n'ai rien perçu qui ne soit de la vie ordinaire d'un gouvernement. Naturellement, chaque ministère défendant ses positions, il y a pu y avoir, ici ou là, tel ou tel arbitrage nécessaire à l'échelon du Premier ministre. Nous avons eu entre nous des échanges, que les ministres ont eus aussi à leur niveau, généralement autour du Premier ministre, sur telle ou telle question ou sur telle ou telle affaire corse, mais cela n'a jamais revêtu, à propos de la Corse, un caractère particulièrement aigu.
Je n'ai pas perçu le moindre changement dans l'intervention du cabinet du Premier ministre, avant, pendant et après l'absence de M. Chevènement. En ce qui me concerne, j'ai toujours eu les mêmes relations, soit avec Matignon, soit avec le préfet de Corse. J'ai toujours consulté, tenu informé, suivant le cas, régulièrement le directeur de cabinet, le ministre de l'Intérieur ou le ministre Jean-Jack Queyranne lorsqu'il assurait l'intérim. Je n'ai pas observé de variation au cours de ces trois périodes successives.
M. le Président : Vous avez évoqué la défiance du préfet Bonnet vis-à-vis des services de police et donc son choix de privilégier la gendarmerie dans les affaires qui nous concernent. Pourriez-vous préciser un peu mieux ce que vous avez pu connaître des rapports de la police avec les milieux nationalistes ?
M. Philippe BARRET : Dans différents épisodes de la politique des gouvernements antérieurs en Corse, on a éprouvé le besoin de négocier avec tel ou tel mouvement nationaliste. Je n'en ai jamais été le témoin, car je n'étais pas au ministère de l'Intérieur à ces périodes-là, mais il est notoire que certains fonctionnaires de police ont été utilisés dans les contacts, les négociations, les discussions. Certains de ces fonctionnaires étaient toujours en place dans des fonctions où ils pouvaient être amenés à connaître des affaires de Corse. C'est notamment le cas du numéro 2 de la direction centrale des renseignements généraux.
M. Robert PANDRAUD : Si vous étiez toujours au ministère de l'Intérieur, je ne vous poserais pas la question qui suit. Mais, avec le recul dont vous disposez aujourd'hui, pensez-vous que ce système peut fonctionner et aboutir à des résultats ?
Je constate qu'il n'y a aucun résultat, que l'on va de vague en vague, quels que soient les ministères et les sensibilités. On va voir ce que l'on va voir ! Or, l'on ne voit rien du tout ! Les terroristes réapparaissent, finissent par organiser des conférences de presse, on perçoit une ouverture, etc.
Le système peut-il fonctionner ? Quand on se réfère aux textes, de quoi est responsable le préfet ? De l'ordre public ? C'est un des départements qui connaît le moins de troubles à l'ordre public - les manifestations dans les rues sont peu nombreuses. Tout le reste est affaire de police judiciaire. Et là, qui commande ? Le procureur général, les procureurs, les juges d'instruction. C'est à dire personne. C'est un gigantesque fourbi judiciaire, adapté aux affaires de droit commun ! Pensez-vous que l'on puisse résoudre des problèmes de terrorisme dans une zone quelconque de notre territoire de cette manière ? Ne faudra-t-il pas un jour imaginer d'autres méthodes ? On a enlevé au préfet l'article 30, qui lui permettait une certaine approche. L'internement administratif a disparu - mes propos vont paraître ultra-fascistes ! Je puis vous affirmer que si nous avions disposé des armes dont on dispose à l'heure actuelle, on aurait connu pendant des années des poches de terrorisme nord-africain très dures, beaucoup plus dures qu'elles n'ont été. Et si nous avions eu la même pagaille dans notre système judiciaire et politique, l'OAS aurait sans doute gagné contre le général de Gaulle. S'il n'y avait pas eu un pouvoir des juges à la botte et des internements administratifs, ils auraient trouvé devant eux un boulevard !
Vous me direz qu'il existe une solution : entamer des négociations. Je n'y suis pas, par principe, opposé, à condition que l'on trouve un interlocuteur valable. Car le drame, en Corse, c'est que, dès que vous croyez qu'il va y avoir unification des mouvements, huit jours après, un autre mouvement se forme, un autre sigle se crée et tout recommence !
S'agissant de l'attentat contre la gendarmerie de Pietrosella et l'assassinat du préfet Erignac, on ne doit en imputer la responsabilité à personne. C'est le système qui veut cela : l'indépendance des juges d'instruction !
La seule approche politique que je tenterai, mais mezza-voce - et encore ! - est celle-ci : il existait hier moyen de donner des instructions au parquet. Quand nous aurons voté le projet de loi qui nous est soumis concernant l'indépendance du parquet, on constatera que les parquetiers, qui ne sont pas plus courageux que les autres, ne s'engageront pas dans un guêpier pareil ! Ainsi donc, de temps en temps, on changera de préfet. Certains essayeront telle ou telle méthode plus ou moins valable. Nous avons entendu un procureur général déclarer scandaleuse l'action d'un préfet adjoint pour la sécurité : il travaillait, mais il a arrêté, car il s'immisçait dans les affaires judiciaires. Mais si l'on ne s'immisce pas dans le contrôle des enquêtes judiciaires, que voulez-vous faire ? Et le malheureux ministère de l'Intérieur, que peut-il faire ? Et le malheureux cabinet du Premier ministre ? Si un jour nous n'arrivons pas à poser courageusement le problème, dans dix ans, on ouvrira probablement une nouvelle commission d'enquête. Nous aurons des successeurs, qui auront les mêmes interrogations : qui est qui et qui fait quoi ? Y a-t-il quelqu'un qui commande dans ce bateau ? Pendant ce temps, le terrorisme, de plus en plus mêlé de racket, refleurira.
Je ne vous aurais pas posé cette question, quelque peu iconoclaste j'en conviens, si vous aviez été en poste ou si vous aviez eu à défendre telle ou telle position.
Voyez je n'attaque personne ; au contraire, je défends tout le monde, dans la mesure où chacun obéit à des logiques institutionnelles qui, selon moi, sont vidées de tout sens. Les terroristes connaissent bien les faiblesses de notre système. Et quand on constate que ces terroristes, qui sont parfois des tueurs chevronnés, ont en face d'eux des juges d'instruction, certains à Paris, d'autres se remplaçant au gré des accouchements de leur femme...
M. Philippe BARRET : Je crains que vos questions dépassent quelque peu mes compétences.
Ce que je puis faire observer c'est que le préfet de région avait beaucoup d'autorité. Il n'avait pas, comme on l'a écrit, " carte blanche ". Ce n'est pas du tout vrai, mais il avait beaucoup d'autorité dès lors qu'il avait la confiance du ministre de l'Intérieur et du gouvernement : peu de préfets de région, sans doute même aucun, ont eu des contacts aussi fréquents avec les cabinets, les ministres, le ministre de l'Intérieur et le Premier ministre lui-même. Il avait beaucoup de poids... beaucoup d'autorité.
M. Robert PANDRAUD : Là aussi, cinéma ! C'est ce que l'on disait. Le procureur général que nous avons auditionné nous a dit qu'il en faisait un peu trop, mais que cela n'avait nulle importance, car lui, avait son autorité propre. On fait croire aux populations, souvent les ministres le croient aussi, que les préfets ont une grande autorité. Or, je m'aperçois, en décortiquant le système, qu'ils n'en ont pas. Celui qui a une réelle autorité, c'est un juge d'instruction quelconque, arrivé à la suite d'un concours et qui se prend pour Napoléon quand il est en Corse !
M. Philippe BARRET : Sans doute le procureur général a-t-il ses prérogatives, mais je rappellerai que des difficultés étant apparues au début entre le nouveau procureur général et le préfet de région, le Premier ministre les a reçus ensemble pour leur demander de travailler de concert.
Par ailleurs, nous avons en Corse, s'agissant de la sécurité, une institution un peu particulière, celle du préfet adjoint, responsable de la sécurité, non pas sur un département comme ailleurs, mais sur deux, ce qui ne va d'ailleurs pas sans difficulté. Mais enfin, cela représente un effort qui date de 1983 pour centraliser, rassembler, à l'intérieur de la Corse, les pouvoirs de police. Enfin, en matière de lutte antiterroriste, nous avons un dispositif centralisé. Malheureusement, l'expérience montre qu'il ne suffit pas d'avoir un dispositif antiterroriste centralisé en matière de justice et de police judiciaire pour supprimer les contradictions. Le meilleur exemple étant celui que j'ai cité : deux juges antiterroristes menant deux enquêtes parallèles sur des affaires pourtant liées par l'évidence d'une arme qui a servi dans un cas à tuer un préfet.
Il ne suffit pas de concentrer et de centraliser les pouvoirs et les autorités pour résoudre ces difficultés. L'exemple de l'organisation de la justice antiterroriste en est, en Corse, l'illustration.
M. le Rapporteur : Ma première question porte sur la façon dont les fonctionnaires, à la fois sur le plan national et sur le plan local, mènent l'action qui leur est demandée. Nous avons vu les principaux responsables des administrations impliquées dans la lutte contre la délinquance en Corse. J'ai eu le sentiment personnel - mais je le pense partagé - de voir des acteurs extrêmement dominés par des logiques d'institutions, de concurrence. On a même parfois le sentiment que ces logiques ont véritablement pris le pas sur la tâche qu'ils avaient à mener. Il est un peu étonnant d'être confronté à une telle constatation. Vous-même avez-vous parfois pensé, voyant fonctionner les choses, que le souci de l'intérêt supérieur de l'Etat faisait défaut ?
M. Philippe BARRET : Non, je n'ai pas éprouvé ce sentiment, plutôt moins qu'ailleurs. Dans tous les départements, dans toutes les régions, les services déconcentrés tendent naturellement à faire valoir le point de vue de leur administration. Il y a une prédominance des structures verticales dans notre administration. Malgré la décentralisation qui, en principe, a pour corrélat la déconcentration et donc une autorité supérieure des préfets sur les services administratifs, depuis les années 80, on voit régulièrement resurgir les tentatives de chaque ministère pour reprendre en main ses services déconcentrés. On observe donc cela partout, en Corse pas plus qu'ailleurs et peut-être plutôt moins. En revanche, j'ai observé en Corse, dans les services déconcentrés, une logique corse. Notre principal souci, l'une des premières actions que nous avons entreprises - cela a pris quelques mois - collectivement, en débattant avec les représentants de tous les ministères, a tendu au renouvellement, maintenant presque complet, des responsables administratifs des différents services déconcentrés. C'est plutôt à cette difficulté que nous avons dû faire face : soit de la sympathie pour la spécificité corse, une sympathie parfois excessive, soit des formes de compromission, soit de la peur, aspect qu'il convient de ne pas négliger, car beaucoup de fonctionnaires estimaient, à juste titre, faire l'objet de pressions, bridant leur liberté de travail. Nous avons essayé de corriger la situation en les remplaçant par d'autres fonctionnaires, souvent issus du continent, et en renforçant particulièrement dans cette région l'autorité du préfet sur les services déconcentrés. J'ai rencontré, à deux ou trois reprises, les représentants des services déconcentrés dans différentes formations. J'ai eu le sentiment d'un progrès par rapport à la première visite que j'avais effectuée en Corse en avril 1998.
M. le Rapporteur : Certes, il y a les services déconcentrés, mais je pensais en particulier, côté justice, à des juges antiterroristes, au responsable de la DNAT, au préfet lui-même. Notamment s'agissant de l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac, on a quand même l'impression, sans doute parce qu'elle était elle-même symboliquement extrêmement importante pour l'ensemble de ces acteurs, de logiques très perverses. Plus précisément, n'a-t-on pas assisté, sinon à un manque de coordination, du moins à une difficulté de coordination et de maîtrise de ces logiques ?
M. Philippe BARRET : Il ne m'appartient pas de parler d'une enquête en cours. L'information judiciaire n'est pas close.
D'après ce que je vous ai dit précédemment, il est évident que l'on a pu observer des effets sur l'enquête menée sur l'assassinat du préfet Erignac. D'une part, la double enquête et la mésentente notoire entre les juges d'instruction antiterroristes ; d'autre part, le fait que les deux enquêtes étaient confiées à des services différents, d'un côté la DNAT et la police judiciaire, la gendarmerie de l'autre. Enfin, le fait que le préfet Bernard Bonnet avait davantage confiance dans la gendarmerie que dans la police. Ces ingrédients ont forcément eu des conséquences sur la manière dont a été conduite l'enquête et sur la version que l'on en a aujourd'hui. En gros, il existe deux versions : la version officielle - la version de la police - et la version qui, je l'imagine, doit être celle de Bernard Bonnet.
M. le Président : L'émulation entre différents services, voire différentes personnes, pourrait, à la limite, se comprendre. Mais une concurrence malsaine lorsqu'il s'agit de problèmes touchant à la sécurité, de problèmes touchant au droit dans la République, me rend perplexe, pour ne pas dire davantage.
Notre commission d'enquête a pour objectif d'essayer de formuler quelques propositions pour améliorer le fonctionnement des services de sécurité en Corse. De ce point de vue, fort des constats que vous avez pu faire et peut-être d'un accord avec ce que nous pensons sur la nécessité d'une grande cohésion entre l'ensemble des services concernés, avez-vous une opinion sur les mesures qu'il serait nécessaire de prendre pour garantir l'efficacité de l'intervention de l'Etat en Corse, en tout cas pour l'améliorer ?
M. Bernard DEROSIER : Je souhaiterais compléter votre question.
M. Barret nous dit depuis le début ce que nous avons plus ou moins compris au cours des précédentes auditions : une mésentente entre quelques services de l'Etat, une mésentente à l'intérieur même des services de l'Etat, entre certains magistrats, et même la conception que M. Bonnet avait de sa relation avec les différents services de police, privilégiant la gendarmerie. Mais M. Bonnet est préfet, il relève directement du ministère de l'Intérieur. J'aimerais savoir si, à votre niveau, on s'en est ému et ce que l'on a fait pour y porter remède depuis le ministère de l'Intérieur, en charge de la sécurité sur l'ensemble du territoire national ?
M. Philippe BARRET : L'une des principales causes, déjà évoquée - par vous-mêmes et par moi - de ces dysfonctionnements est la double enquête sur l'attentat contre la gendarmerie de Pietrosella et l'assassinat du préfet Erignac. Il n'y a pas de remède administratif dans l'état actuel de la législation. Il ne revient pas aujourd'hui au ministre de l'Intérieur ni même au garde des sceaux de choisir un juge d'instruction pour dire : " Il y avait une enquête sur l'attentat de la gendarmerie de Pietrosella. A l'évidence, le préfet Erignac a été tué par une arme saisie à Pietrosella. Par conséquent, il faut un seul juge d'instruction, une seule équipe ; nous allons donc joindre les enquêtes. " Ce n'est pas dans les prérogatives actuelles du pouvoir exécutif. On peut le déplorer, mais il n'y a pas de solution à cette difficulté.
La jonction n'a pu se faire qu'à la demande du juge Thiel, non à la demande du gouvernement qui n'avait pas autorité pour ce faire.
Dans l'état actuel de la loi, nous sommes impuissants. Je ne vois pas comment nous pourrions changer cela.
S'agissant du préfet Bonnet et de ses rapports avec la police et la gendarmerie, et tout en gardant à l'esprit votre question, monsieur le Président, sur les moyens nécessaires pour améliorer l'efficacité des services de l'Etat, nous avons pensé les uns et les autres qu'un renforcement de l'autorité préfectorale, une concentration un peu particulière des pouvoirs, pouvait améliorer la situation. C'est dans cet esprit que le ministre de l'Intérieur et l'ensemble du gouvernement ont donné, non pas carte blanche, mais une assez large marge de man_uvre au préfet Bonnet pour choisir ses collaborateurs. Il souhaitait, en effet, que le préfet Bonnet disposât d'une équipe soudée, cohérente, d'hommes et de femmes en qui il eût pleinement confiance. Les résultats n'ont pas toujours été à la hauteur de notre espérance, qui était pourtant rationnelle et de bon sens ! Mais quels collaborateurs M. Bonnet a-t-il choisi ? M. Cavallier - vous connaissez la suite ! Il a également choisi M. Pardini - vous connaissez aussi la suite ! - et M. Spitzer, lequel a été rapidement marginalisé de fait. Ce sont pourtant les choix de M. Bonnet. On pouvait penser qu'un préfet à qui l'on dit : " Vous choisissez vos hommes, vous avez votre équipe et vous mettez tout le monde au travail de façon cohérente " était un début de solution, une réponse à votre question. Oui, mais... une fois trouvée la procédure, il reste à être aussi judicieux dans le choix des hommes, ce qui n'est pas toujours facile.
M. Robert PANDRAUD : C'est un système dans lequel tout le monde se complaît. Cela permet au préfet de jouer les gros bras en disant : " Moi, je commande, impérial ! ", au gouvernement de changer les préfets, et puis l'on s'aperçoit que cela achoppe, car il n'y a aucune liaison entre l'autorité judiciaire et les autres. Tout cela n'a pas commencé hier ni avant-hier. Le même problème s'est trouvé posé à l'arrivée d'un gouvernement socialiste en 1956.Voyant le débordement des autorités locales et du gouverneur général, il a mis un ministre résidant. Si vous voulez une autorité en Corse, il ne faut pas un préfet ou un gouverneur général. Ils se mangeront le nez sans arrêt ! Si l'un est plus faible, il se fera dévorer par l'autre ; et si vous choisissez deux personnes de valeur, vous pouvez être assurés que les conflits éclateront dans les vingt-quatre heures ! Si l'on veut arriver à quelque chose, il faut une autorité politique. Une autorité politique est une autorité ministérielle, car elle est légitime. Les autres relèvent de la fonction publique, ce sont des autorités subordonnées.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Monsieur Barret, n'avez-vous pas le sentiment que le préfet Bonnet - cela peut se généraliser à d'autres services de l'Etat - a eu une prise trop directe avec Matignon ? Même s'il existait un contrôle du ministère de l'Intérieur, cette prise directe a-t-elle pu donner un sentiment de surpuissance et, au fond, d'absence de contrôle suffisant, sachant qu'il appartient aux ministres de contrôler leur administration et au Premier ministre, le cas échéant, d'arbitrer les conflits entre ministres ou entre administrations, mais sans donner d'impulsion directe, car, dès lors, plus personne ne sait, au fond, très exactement ce qui a été dit ou non, d'où d'éventuels dérapages dans l'exécution ?
Deuxièmement, en ce qui concerne les décisions exceptionnelles d'organisation souhaitées par le préfet Bonnet, étaient-elles toutes soumises au ministère de l'Intérieur ? Quel était le mode de décision ou d'agrément préalable ? M. Bonnet a souhaité faire entrer un gendarme dans son cabinet, ce qui n'est absolument pas la tradition dans le fonctionnement des préfectures : la situation exceptionnelle qui faisait suite à l'assassinat d'un préfet a-t-elle légitimé toutes sortes de dérogations par rapport aux règles habituelles du fonctionnement de l'administration ? Comment en étiez-vous informés ? Il s'agit d'un " vous " générique, concernant le ministère, son cabinet, et non vous-même personnellement.
Troisièmement, les dysfonctionnements dans le déroulement de l'enquête. Lorsque, par exemple, et pas uniquement par compassion personnelle, Mme Erignac s'est exprimée, de quelles informations disposait-elle, quelles furent les réorientations et à quel niveau ont-elles pu être prises ? Est-ce au niveau du Premier ministre, ainsi que vous nous l'avez dit, qui a réuni plusieurs personnes, leur donnant un certain nombre d'ordres pour qu'il y ait un peu plus de coordination dans les rangs ? Comment cela se passait-il ?
Quatrièmement, le degré d'information du ministre de l'Intérieur. M. Zuccarelli vous a-t-il alerté à plusieurs reprises sur des difficultés dans l'application des décisions du gouvernement en Corse ? Les élus de votre majorité - car on peut toujours soupçonner l'opposition d'être partiale - vous ont-ils, au cours de cette période, sur des sujets divers et variés, alerté d'un certain nombre de problèmes ?
Cinquièmement, lorsque le Premier ministre dit que l'attitude de l'administration pendant cette période n'a pas correspondu à ce qu'il en attendait, d'après vous, à quoi fait-il référence ?
Dernier point pour prolonger la question que vous a posée notre président de séance : il nous revient de présenter des recommandations pour l'avenir. Au vu de l'expérience que vous avez acquise et des difficultés que vous avez relevées, quels sont les principes d'organisation des services de l'Etat que vous préconisez, quels sont les dysfonctionnements qu'il y aurait lieu de pallier ?
M. Philippe BARRET : Monsieur le député, Bernard Bonnet ne m'a jamais semblé en prise trop directe avec Matignon. D'abord, parce que les relations entre Matignon et le ministère de l'Intérieur étaient permanentes. Je n'ai pas le souvenir que M. Bonnet ait pris une seule initiative sous la couverture ou avec l'autorisation ou encore sur la suggestion du cabinet du Premier ministre sans que nous ayons été informés, consultés, sans que le ministre de l'Intérieur n'ait eu à se prononcer. Peut-être la seule exception si l'on peut dire - je n'ai pas été choqué sur le moment - est-elle un épisode, plusieurs fois rappelé publiquement : le préfet s'est trouvé en possession de renseignements susceptibles d'intéresser la justice à propos de l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac. C'est, effectivement, le cabinet du Premier ministre qui lui a suggéré d'aller voir le procureur de la République. Après tout, il ne faisait que rappeler le code de procédure pénale. Cela ne me paraît pas une ingérence excessive du collaborateur du Premier ministre. Tout s'est d'ailleurs passé dans la transparence. Je suivais l'affaire au moment même où elle se déroulait. J'ai simplement demandé au préfet Bernard Bonnet qu'il tienne le ministre de l'Intérieur informé de ses communications. Il s'est rendu sans discussion à mes arguments. Je n'ai pas éprouvé de difficultés de cet ordre, d'autant qu'il faut rappeler les circonstances de la période que l'on a un peu tendance à oublier. On présente le préfet Bonnet comme un homme tout puissant, mais il était très contesté en Corse et, pour partie, à Paris. Par conséquent, il avait besoin de soutien. L'intervention du cabinet du Premier ministre, voire du Premier ministre, a été très utile à l'efficacité de l'action de l'Etat, car elle renforçait l'autorité du préfet Bonnet en Corse. Nous n'aurions pas connu les résultats que nous avons obtenus - sur 1998, ils ne sont pas minces - si nous avions laissé se dérouler les choses et si tous ceux qui pouvaient appuyer de leur poids en faveur de l'action de l'Etat et de son représentant Bernard Bonnet ne l'avaient fait. Je n'ai vu que des avantages à l'intervention régulière du cabinet du Premier ministre, parfaitement coordonnée, selon ce que j'ai pu en constater, avec le ministère de l'Intérieur au sujet de ces affaires qui bien souvent présentent un aspect interministériel, lequel conduit, de toute façon et en toutes circonstances, Matignon à intervenir dans les affaires corses.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Il est rare que ce soit un haut fonctionnaire qui déclenche l'arbitrage du Premier ministre ; d'habitude, ce sont les ministres.
M. Philippe BARRET : Les arbitrages étaient rendus aux différents échelons. Le premier arbitrage intervenait souvent dans le cadre des réunions des directeurs de cabinet, des collaborateurs. Lorsqu'elle le méritait, la question était posée au Premier ministre, qui en débattait alors dans les formes qu'il souhaitait avec les ministres intéressés. Mais tel est le fonctionnement ordinaire du gouvernement et de l'administration.
Deuxièmement, décision exceptionnelle ? Là encore, je ne vois pas que le préfet Bonnet ait pris des décisions exceptionnelles au sujet desquelles le ministère de l'Intérieur n'ait pas été interrogé, consulté, n'ait pas eu à donner son avis. Vous avez évoqué le fait qu'il ait demandé à un lieutenant-colonel de gendarmerie de venir le rejoindre. Nous en avons été informés. Il souhaitait avoir le point de vue de cet homme
- qu'il connaissait, qu'il avait, je crois, rencontré dans les Pyrénées-Orientales - sur l'organisation des services de sécurité en Corse. Tel était l'objet de la mission du lieutenant-colonel au début de sa présence en Corse. Cela nous a semblé une bonne idée. Nous n'avions pas de raisons de nous y opposer, mais ce n'est pas Matignon qui a donné le feu vert. C'est une affaire dont nous avons été parfaitement informés.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Dans les deux jours qui ont suivi, n'avez-vous pas fait l'objet d'une remontée des renseignements généraux, de la sécurité publique, demandant la raison de la présence d'un gendarme au cabinet du préfet ? Concrètement, comment cela s'est-il passé ?
M. Philippe BARRET : Bien sûr, nous avons connu des remontées, mais il y a des précédents. Quand un responsable administratif ou politique s'appuie sur la gendarmerie, il mécontente la police. C'est toujours ainsi. Mais cela n'a rien de particulier, ni à la Corse ni au préfet Bonnet. J'ai considéré que c'était une réaction corporative ordinaire.
M. Robert PANDRAUD : Pour immédiatement équilibrer la situation, il suffisait qu'il fasse entrer un policier dans son cabinet.
M. Philippe BARRET : Il ne le souhaitait pas. Comme je vous l'ai dit, nous lui avions donné une certaine liberté dans le choix de ses collaborateurs.
Au sujet du fonctionnement de l'enquête, vous me demandez les sources des déclarations de Mme Erignac. Je ne puis que faire des suppositions, mais j'imagine que ses sources devaient être le juge Thiel via son conseil personnel. Je dis cela sous toutes réserves. Il faudrait vérifier. C'est en tout cas ainsi que je l'ai interprété.
M. Robert PANDRAUD : Et le journaliste de L'Est républicain ?
M. Philippe BARRET : C'est lié, car tout cela passe par Nancy. Mais ce ne sont pas là des informations solides, c'est une déduction.
Avons-nous été alertés par le ministre de la Fonction publique, voire par des élus ? De façon générale, le tournant vers une certaine rigueur dans l'application de la loi a été plutôt bien accueilli au départ, non seulement par le ministre de la Fonction publique, mais aussi par les élus en général, et en particulier ceux de la majorité. Bien entendu, à certains moments, nous avons eu l'expression d'inquiétudes, voire de mécontentements. Par exemple, j'ai assisté à l'audience donnée par le ministre de l'Intérieur à M. Rossi au printemps 1998. M. Rossi n'était pas du tout content d'être mis en cause - à l'époque, il s'agissait d'une mise en cause très imprécise - à la suite d'une enquête préliminaire déclenchée par la saisine du procureur au titre de l'article 40 du code de procédure pénale.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : C'est compréhensible.
M. Philippe BARRET : Très souvent, les alertes qui nous ont été données étaient de ce type. Elles provenaient de personnalités qui avaient pu éprouver telle ou telle difficulté personnelle. Je vous citerai un autre cas. Lorsque le Parlement a décidé de remettre en cause les arrêtés Miot, ce ne fut pas à l'initiative du gouvernement, c'était une initiative parlementaire, qui plus est de l'opposition à laquelle la majorité s'est ralliée. Nous avons connu une protestation des élus de Corse de toutes tendances. C'était compréhensible, humainement et politiquement. Cela n'a pas paru une raison suffisante au gouvernement pour s'opposer à l'initiative parlementaire. De façon générale, si les inquiétudes formulées, à tel ou tel moment, à l'égard de l'action du préfet Bonnet pouvaient être comprises, elles n'étaient pas forcément justifiées ; c'est d'ailleurs une donnée très répandue en Corse. En France, beaucoup de personnalités éminentes, pas nécessairement corses d'origine, se rendent en Corse ; elles y ont une maison et veulent être tranquilles. Or, quand on s'en prend aux nationalistes, on n'est pas tranquille. Tout gouvernement sera confronté à cette situation : tout gouvernement qui s'en prendra avec une certaine vigueur aux mouvements terroristes sera, à un moment ou l'autre, alerté par des personnalités parfaitement respectables et bien intentionnées. Or, on découvre, comme par hasard, qu'elles passent leurs vacances à Spérone !
S'agissant de la déclaration du Premier ministre sur l'attitude de l'administration, je pense - je ne suis pas collaborateur du Premier ministre, je l'ai interprétée ainsi - qu'il avait jugé le style de l'action ou des interventions du préfet Bonnet un peu raide.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Cela recoupe la question précédente sur la manière de faire. Sur le sursis à exécution s'agissant de la destruction des paillotes, la décision de laisser passer l'été est-elle une initiative locale liée à l'Assemblée de Corse ou le gouvernement avait-il conscience que l'on était en train de commettre une erreur et de remettre en cause le principe de la politique de rétablissement de l'autorité de l'Etat ?
M. Philippe BARRET : La décision prise le 9 avril d'accorder un nouveau sursis, intervenant après celui de l'été précédent, est une décision du préfet Bonnet. J'en ai été informé à seize heures le 9 avril, j'en ai immédiatement averti le ministre de l'Intérieur. Nous avons considéré qu'étant sur le terrain, il avait seul les moyens d'apprécier la réalité de la situation. J'ai essayé de me mettre à la place d'un préfet, fonctionnaire, confronté aux élus, au président de l'Assemblée de Corse, à un ancien ministre de la Défense. Il a trouvé cette solution.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : C'est pour vous faire plaisir qu'ils ont détruit ensuite... en entendant votre silence au téléphone.
M. Philippe BARRET : Je n'ai rien formulé, aucune désapprobation ; au contraire, j'ai immédiatement déclaré au préfet Bonnet : " Si vous avez estimé devoir passer ce compromis, vous seul avez les moyens d'en prendre la responsabilité ", d'autant que ce compromis était honorable puisqu'assorti d'une promesse écrite de destruction par les utilisateurs...
M. Robert PANDRAUD : ... Par des occupants sans droits ni titres...
M. Philippe BARRET : C'est cela !
Le Premier ministre a dû vouloir dire que le préfet Bonnet avait un style d'intervention un peu raide. J'ai tendance à penser que oui, peut-être, mais que voulez-vous ? C'est le revers de la médaille. On voulait quelqu'un qui eût du caractère, de l'autorité, qui soit ferme, déterminé. Eh bien, M. Bonnet était ferme et déterminé ! De la fermeté à la raideur, parfois, l'on passe de l'un à l'autre ; c'est possible. C'est une question d'appréciation.
La dernière question que vous m'avez posée porte sur les principes d'organisation. On peut s'interroger sur l'utilité de la fonction d'un préfet adjoint à la sécurité, ce qu'a fait M. Limodin dans son rapport. Il y a des arguments à faire valoir. Je crois que beaucoup tient au choix des hommes plus qu'à la forme de la structure. On peut aussi s'interroger d'une façon générale sur l'organisation de la collectivité territoriale et des collectivités locales. Il y aurait beaucoup à dire. La question est ouverte : un, deux départements ? Les offices de la collectivité territoriale ? Toutes ces questions sont classiques.
Personnellement, ce qui m'a paru le plus délicat dans ce que j'ai observé en Corse, c'est l'organisation de la justice. Je pense à l'instruction antiterroriste, qui, selon moi, présente des imperfections. Est-ce une question d'organisation ? Je l'ignore. Là aussi, se pose certainement une question d'hommes. Pourquoi a-t-on le sentiment, comme cela fut d'ailleurs souligné par un ancien procureur de la 14ème section, que le parquet antiterroriste disparaît ? Si j'ai vu les juges d'instruction et la DNAT jouer leur rôle, je n'ai pas vu celui du parquet.
La DNAT devrait probablement renouveler les équipes.
Et puis, il est un élément dont on parle peu, qui m'a paru extrêmement curieux, sur lequel je suis loin d'avoir toutes les lumières : l'intervention des renseignements généraux en Corse, car, en fait, les renseignements généraux jouent, dans les enquêtes, un rôle directeur. C'est eux qui préconisent d'aller ici et là, de saisir M. X, M. Y... A quelle logique tout cela obéit-il ? Je pose la question sans disposer des éléments de réponse.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : A quoi tient la longévité du directeur central des renseignements généraux ? Vous ne répondrez pas à cette question, mais elle s'inscrit dans le droit fil de votre remarque.
M. le Président : A ses qualités professionnelles !
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : La situation est incompréhensible !
M. le Président : Monsieur Barret, vous indiquiez qu'un certain nombre de personnalités d'importance, sincèrement attachées au rétablissement de l'Etat de droit en Corse, se trouvaient quelque peu contrariées par le fait qu'elles y possédaient quelques biens et que leurs rapports avec les milieux nationalistes risquaient de remettre en cause leur tranquillité. C'est une appréciation importante. En même temps, vous indiquiez que l'année 1998, après l'assassinat du préfet Erignac et les premières interventions de l'Etat à travers l'action de M. Bonnet en Corse, avait conduit à des résultats intéressants, jusqu'à l'incendie des paillotes, également fréquentées par des personnalités de dimension nationale.
N'avez-vous pas le sentiment que la période qui court de la date de l'assassinat du préfet Erignac jusqu'à celle de l'incendie des paillotes, qui se caractérisait par la fermeté de l'action de l'Etat, s'accompagnait d'une égale fermeté de l'opinion publique corse majoritaire dans le sens du rétablissement de l'Etat de droit ? Cette fermeté fut relayée par la décision parlementaire prise au sujet des arrêtés Miot, suivie par l'incendie des paillotes et peut-être par des glissements de l'autorité à la rigidité, à l'autoritarisme dans les comportements d'un représentant de l'Etat en Corse. Ne pensez-vous pas que ces faits, ces glissements ont modifié, renversé les équilibres, forcément précaires, qui avaient vu se conjuguer les efforts de l'Etat et une volonté populaire forte, semble-t-il, en Corse ?
Comment expliquez-vous l'actuelle recrudescence de la violence sur l'île ? Sans doute les deux questions peuvent-elles être liées.
La promotion de M. Marion à la direction de la police judiciaire est-elle de nature à améliorer l'efficacité des services ?
M. Philippe BARRET : Sur l'opinion publique, j'ai une transition toute trouvée avec mon précédent propos. Si l'on se réfère à la presse locale corse, qui n'est pratiquement plus constituée dorénavant que par un seul journal, puisque Nice Matin et La Provence ont fusionné, il est très surprenant de constater qu'elle est une caisse de résonance de tous les mouvements nationalistes, y compris de ses forces clandestines. Cela n'existe nulle part ailleurs en France. C'est très étonnant. Corse Matin n'est pas une PME, mais appartient à un très grand groupe de presse. Pourquoi quand on ouvre Corse Matin, lit-on " On nous communique " ? Et là, trois colonnes du FLNC-Canal Historique ! Le lendemain, à la suite de la même phrase " On nous communique ", on trouve un article d'un autre mouvement clandestin. Je passe sur le reste des articles dont le contenu est totalement inspiré par l'idéologie nationaliste corse, avec des interventions directes de certains groupes clandestins.
Cela contribue à la formation de l'opinion publique. Après tout, personne n'est obligé d'acheter ce journal. Les Corses, eux, l'achètent.
Nous avons cru observer une opinion régionale plutôt favorable à la politique du gouvernement au cours de l'année 1998. Mais, d'emblée, il est aussi apparu un certain scepticisme. Après tout, ce n'était pas la première fois qu'un gouvernement déclarait vouloir mettre de l'ordre en Corse. C'était arrivé bien souvent dans le passé. Les gens attendaient donc de voir. Ensuite, il est possible que la multiplication des opérations de police ou de gendarmerie liées aux enquêtes ait pu irriter quelque peu une population très peu nombreuse. Quelques centaines d'auditions, quelques centaines d'interpellations, de proche en proche, couvrent quasiment toutes les familles de l'île. Chacun a pu se sentir un peu, sinon agressé, du moins mis en cause. Il était difficile de dire aux policiers, aux gendarmes, aux juges d'arrêter un peu moins de monde dans le cadre de l'enquête sur la mort du préfet Erignac ! C'était inconcevable. A événement exceptionnel, mesures exceptionnelles, qui s'inscrivaient néanmoins dans le respect de la loi et des procédures.
Un troisième élément a pu nourrir le scepticisme de la population : les gens ont bien vu que la classe politique corse n'était pas intouchable, contrairement au passé. De ce point de vue, la Corse a été traitée comme le reste du territoire. Dans les départements, les régions, il arrive que des hommes politiques, des élus soient mis en cause dans des affaires de justice. En Corse, ce n'était jamais le cas auparavant. Ce l'est devenu - comme ailleurs ! Cela n'avait rien d'exceptionnel, c'était plutôt une normalisation d'une situation nationale. La situation n'a pas été mal appréciée ; en revanche, il est possible que la population ait eu le sentiment que la justice n'opérait pas avec la même rigueur envers le grand banditisme, aussi bien au nord qu'au sud. Ce fut peut-être un point faible de l'action gouvernementale.
Sur la recrudescence de la violence, je n'ai pas de commentaires particuliers à faire. Probablement, ces groupes s'agitent-ils parce qu'ils ont le sentiment qu'il existe un espace, une brèche. Je vais vous conter une anecdote à ce sujet. Avant que je ne sois saisi du dossier corse, il se trouve que j'étais de permanence au cabinet du ministre le 25 janvier 1998. C'était un dimanche. A cette date, le FLNC-Canal historique a fait une conférence de presse, en cagoules et en armes, devant des journalistes, y compris de la télévision. C'est d'ailleurs à cette occasion qu'il a annoncé la reprise des actions militaires. J'ai alerté aussitôt le ministre pour lui dire ma façon de penser, à la fois sur le fait lui-même et surtout sur le comportement des autorités à ce moment-là, que j'ai trouvé pour le moins tolérant s'agissant du préfet adjoint à la sécurité de l'époque, des permanents en fonction à la direction générale de la police nationale, et ensuite des commentaires qui ont été faits de cette initiative aussi bien par les renseignements généraux en Corse, à Paris, que d'ailleurs par le préfet Erignac lui-même, et dont la teneur était en substance : " Ne vous inquiétez pas, ce n'est pas grave. " C'était environ quinze jours avant l'assassinat du préfet Erignac.
L'une de mes préoccupations, que j'ai fait partager au ministre quand j'ai été chargé de ces affaires, était de prendre des dispositions pour parer à toute initiative de ce type. Nous avions à l'horizon les Journées internationales de Corte, qui se tiennent chaque année au début du mois d'août, où parfois des manifestations de ce genre sont organisées. Ce fut l'une des raisons - non la seule - de la création du GPS. Comme vous le savez, on a dû le dissoudre.
Au sujet de M. Marion, j'évoquais la version officielle de l'enquête. C'est la logique de la version officielle de l'enquête. C'est une récompense.
M. le Rapporteur : Pensez-vous qu'en Corse des conférences de presse, des actes de cette nature, puissent se tenir en toute impunité parce que l'Etat ne sait pas - ce que beaucoup nous disent - ou pensez-vous que certains savent et que l'information ne remonte pas ? D'un côté, il est dit que la Corse comptant 250 000 personnes, tout le monde se connaît, tout le monde sait ce que fait son voisin. On a donc le sentiment que des choses devraient se savoir. De l'autre côté, on nous explique que l'Etat est coupé de tout ; les préfets nous disent n'avoir reçu aucune note des renseignements généraux les informant, même une heure à l'avance, qu'une conférence de presse devait se tenir, alors que des journalistes y étaient conviés de manière massive. Quel est votre sentiment ?
M. Philippe BARRET : Il y a des gens qui savent et l'information ne remonte pas. Des gens savent, c'est évident. Un journaliste n'est pas un militant clandestin. Le journaliste qui part avec sa caméra de FR3 n'est pas encagoulé, ne vit pas dans le maquis. Tout le monde sait où il vit, tout le monde le connaît. Quand il part pour se rendre sur une place de village, pour ensuite être pris dans une voiture et emmené sur le lieu de la conférence de presse, on sait qu'il a quitté Ajaccio ou Bastia pour tel ou tel lieu. Si l'on veut le savoir, on le peut. Tel est mon sentiment. Cela dit, je n'ai pas été sur le terrain, je n'ai pas participé au suivi, à la répression, à la prévention de ces manifestations. Mais je pense que des gens savent. Lorsque la question a été posée de mettre fin à ce type d'initiative - j'observe qu'au cours de l'année 1998, il y a été mis fin - il a été fait appel à la gendarmerie, car elle nous a proposé ses services, tandis que la police nous disait ne pas savoir comment faire.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Pensez-vous que la " corsisation " est un élément important en même temps qu'un obstacle à cette disponibilité qui devrait être égale entre les deux services ?
J'en viens à l'absence du ministre de l'Intérieur au déplacement du Premier ministre en Corse récemment. Bien sûr, il s'agissait du déplacement du Premier ministre, sinon il aurait fallu emmener l'ensemble des membres du gouvernement pour bien montrer que cela revêtait un aspect interministériel... J'ai entendu ce que l'on m'a prié de bien vouloir entendre ; donc je le répète.
Mais n'avez-vous pas le sentiment que ne pas emmener M. Chevènement en Corse était un message et marquait une évolution de l'attitude de l'Etat en Corse ?
M. Philippe BARRET : La corsisation est déplorable, sauf que demeure une vraie difficulté. Dans certains services, il n'y a pas plus de corsisation en Corse que d'aveyronisation dans l'Aveyron ; autrement dit, dans tous les départements de France, aux petits échelons de l'administration, on trouve des gens du pays, du département. A l'école, ce n'est pas un hasard si, depuis plus de cent ans, on recrute les instituteurs à l'échelon départemental. Evidemment, la majorité des instituteurs sont du département. Les choses deviennent plus contestables lorsque l'ensemble de la hiérarchie est corsisée. C'est inadmissible et contraire au principe ordinaire du fonctionnement de l'administration sur tout le territoire. Encore plus inadmissible est le rejet de toute introduction d'éléments que certains nationalistes qualifient maintenant d'allogènes. Dans le passé, on a bien souvent couvert ces mesures d'expulsion d'un voile pudique. J'ai vécu cela à d'autres périodes de mon expérience administrative : il suffisait qu'un fonctionnaire voie sa maison plastiquée pour qu'il demande sa mutation, qu'elle lui soit accordée. Et, comme par hasard, son successeur était un fonctionnaire d'origine corse ! Au fil des ans, beaucoup de compromis furent passés, liés à cette revendication typiquement nationaliste.
Sur l'absence du ministre de l'Intérieur auprès du Premier ministre dans son déplacement en Corse, une telle attitude est conforme à tout ce qu'a dit le gouvernement depuis 1997 sur la Corse, c'est-à-dire le moins d'exceptions possible ! Au reste, le ministre de l'Intérieur ne se déplace pas avec le Premier ministre chaque fois qu'il part en province. Quand le Premier ministre se déplace en province, il arrive souvent que, si un ministre est élu de la région visitée, il l'accompagne. M. Zuccarelli, l'a accompagné en Corse, comme par exemple Mme Aubry l'accompagne quand il va dans le Nord. Se rendre en Corse avec le ministre de l'Intérieur serait apparu comme une mesure exceptionnelle sur le territoire national. Penser que c'était utile, nécessaire, est une autre affaire.
M. le Président : Monsieur Barret, nous vous remercions. Votre contribution aura éclairé, j'en suis convaincu, les commissaires qui ont pour tâche d'élaborer leurs conclusions et leurs propositions au terme des travaux de la commission d'enquête.
Audition de M. Jacques POINAS,
chef de l'unité de coordination de la lutte antiterroriste au ministère de l'Intérieur
(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 12 octobre 1999)
Présidence de M. Michel VAXÈS, Vice-Président
M. Jacques Poinas est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Jacques Poinas prête serment.
M. Jacques POINAS : Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, je suis chef de l'unité de coordination de la lutte antiterroriste depuis le mois d'août 1993. Cette unité a été créée par un arrêté ministériel du 8 octobre 1984, M. Joxe étant alors ministre de l'Intérieur.
L'UCLAT a été créée auprès du directeur général de la police nationale. Le texte de l'arrêté est très court, et précise que cette unité doit animer et coordonner la lutte antiterroriste. Je n'ai donc pas de pouvoir hiérarchique sur les services, contrairement au directeur général. Il ne s'agit pas d'une unité à caractère opérationnel - elle ne dispose pas de services de terrain -, elle est chargée, auprès du directeur général, d'assurer un travail de coordination - et un peu d'état-major - sur les questions de lutte antiterroriste.
Malheureusement, depuis les dernières décennies, et notamment au cours de ces dernières années, l'UCLAT a eu à traiter de multiples formes de menace terroriste, interne, externe, ou à la fois interne et externe. Par ailleurs, la lutte antiterroriste regroupe de nombreuses activités de coordination internationale - nous avons souvent besoin d'une coopération très précise, avec les pays voisins tout particulièrement -, ainsi qu'une coordination interne entre les services.
Elle regroupe trois types de mission : renseignement, prévention et répression. Je ne reviendrai pas sur l'organisation des services de sécurité français, mais différents services interviennent, selon le type de mission. Ils sont différents dans leur statut et leur " culture d'entreprise ", mais ils ont besoin de se communiquer des informations, de se concerter ; notre mission est donc d'assurer le passage de l'information, d'évaluer les menaces terroristes, d'assister le directeur général dans cette partie de sa mission - et indirectement le ministre.
La Corse n'est évidemment qu'une partie du problème, mais on y pratique une coordination entre le renseignement et les aspects préventifs, et, parfois, entre le renseignement et la répression. Dans ce dernier domaine, les choses sont rendues plus complexes par le fait que, en France, comme dans tous les pays démocratiques d'ailleurs, la justice dispose du pouvoir répressif. Le pouvoir de police, en matière d'enquête criminelle, est un pouvoir de nature judiciaire plus qu'administrative et certains policiers de police judiciaire sont au confluent de ces deux pouvoirs.
Il est certain que, dans ce domaine, la coopération est plus complexe dans la mesure où elle échappe, un peu par nature, au pouvoir administratif. La coordination se passe donc dans les conditions souhaitées par les magistrats en ce domaine, ce qui est une difficulté supplémentaire et une limite à la coordination, dès lors que l'on touche aux affaires qui font l'objet d'une information judiciaire.
Depuis mon arrivée en tant qu'adjoint dans cette unité, fin 1991, les choses ont évolué de manière permanente et rapide en Corse. Il est clair que le travail de police - au sens général, police et gendarmerie - est particulièrement difficile sur l'île, et ce pour de nombreuses raisons. Par exemple - et l'on ne peut pas le contester - il existe une culture particulière de la violence. Par ailleurs, il s'agit d'une île où tout le monde se connaît et le travail discret de police est particulièrement difficile.
Le niveau de violence en Corse est élevé ; il y a quelques années, l'on pouvait considérer que le taux des homicides et des vols à main armée, était, par rapport à la moyenne de la France, six fois plus important. Quant aux attentats terroristes, la plus grande partie d'entre eux est commise en Corse.
Des difficultés donc tenant au cadre humain et géographique et, en matière de lutte antiterroriste, parfois un manque de compréhension de la part des fonctionnaires de la politique menée par les pouvoirs publics.
En effet, de nombreux changements de politique ont eu lieu, parfois officiels, parfois officieux - ou en tout cas peu lisibles ; or le travail de police implique les fonctionnaires de manière assez personnelle, et ces changements ont provoqué, à partir des années 90, une certaine démoralisation. Démoralisation notamment des fonctionnaires locaux qui ont cependant, en général, exécuté leur mission avec conscience, puisqu'entre 1986 et 1988, par exemple, l'essentiel des arrestations des membres du FLNC - et elles étaient nombreuses - était réalisé par les membres des forces de police locales, notamment par la police judiciaire locale.
Dans les années 90 la situation a un peu évolué. Je noterai qu'en 1994, une affaire très difficile, l'arrestation en flagrant délit d'un commando du Canal historique, a été réussie essentiellement grâce à la police judiciaire et aux gendarmes de l'île renforcés par le RAID. Cette opération demandait une grande confidentialité, était difficile à monter techniquement, et dangereuse ; or elle a été parfaitement réussie.
Néanmoins, les forces locales ont souvent exercé leur mission avec difficulté, ce qui a conduit, au fil des années 90, à un changement d'équilibre dans le partage des tâches entre les unités locales et les unités nationales, en matière de renseignements généraux sans doute, mais essentiellement en matière de police judiciaire, avec un rôle de plus en plus important de la 6ème division de police judiciaire, devenue ensuite la division nationale antiterroriste de la police judiciaire.
Dans l'attitude même des groupes terroristes nationalistes, on a assisté à de nombreux changements avec une succession d'interruptions appelées " trêves ". Mais souvent, quand un groupe nationaliste accorde une trêve, il continue, sous un autre nom, à commettre des actes de terrorisme !
La Corse est insaisissable. Depuis la scission de 1990, aucun groupe ne contrôle l'activité terroriste ; c'est une suite de scissions, d'apparitions de groupuscules momentanés, et l'organigramme des groupes nationalistes terroristes depuis 20 ans est très difficile à réaliser ! Cela rend, bien entendu, le travail plus difficile ; les mouvements évoluant très vite, il est difficile d'arriver à une connaissance très approfondie des groupes et de leurs activités.
Pour toutes ces raisons, la lutte antiterroriste en Corse se révèle plus difficile et moins efficace que celle menée contre d'autres types de terrorisme. Pour avoir travaillé sur la campagne terroriste en 1995, je peux comparer ces formes de terrorisme : lorsqu'il y a une attitude très claire, les choses se passent plus facilement.
M. le Président : Monsieur Poinas, je vous remercie. Vous nous indiquiez les difficultés objectives que nous connaissons : l'insularité, l'histoire même de la Corse, le manque de continuité des positions de l'Etat concernant le traitement des problèmes de l'île, l'évolution du mouvement nationaliste, ses multiples partitions, et l'absence - apparente en tout cas - d'unité. Aucun d'entre nous ne sous-estime les difficultés de l'action de la police et de la justice sur l'île.
Cela dit, je ne pense pas que l'on puisse réduire aux seules difficultés objectives, que nous venons d'évoquer, les dysfonctionnements que nous avons pu constater à travers les auditions des différents responsables. Nous avons en effet observé des dysfonctionnements sérieux concernant même les forces de sécurité et l'appareil judiciaire.
C'est également sur ce point que nous aimerions vous entendre, puisque l'UCLAT apparaît dans ce dispositif comme un lieu de coordination, donc un lien entre l'ensemble des partenaires, et le passage presque obligé d'informations que vous transmettez ensuite aux différents services. Quel est votre sentiment à ce sujet, et quelles propositions pouvez-vous nous présenter en vue d'améliorer l'efficacité de l'ensemble de ces services ?
Vous avez, de façon claire, indiqué l'inconvénient que représentait le manque de discrétion, que j'appellerai moi la porosité d'un certain nombre de services - sans oublier les rapports transmis à la presse et qui touchent des affaires extrêmement sensibles. Comment expliquer cette porosité, alors que vous nous parlez par ailleurs de l'efficacité des services dès l'instant où ils travaillent en confiance ?
M. le Rapporteur : Vous avez mentionné les changements de politique des différents gouvernements. Ne pensez-vous pas que, depuis un certain temps, il y a une continuité dans la politique menée et que la situation est maintenant clarifiée ?
M. Jacques POINAS : Oui, elle est clarifiée, mais il faut du temps pour que les fonctionnaires, qui ont été ballottés à certaines périodes, se persuadent que les choses seront claires sur le long terme.
M. le Rapporteur : Pensez-vous que des doutes existent sur le fait que ce gouvernement
- ou un autre - persiste dans la politique qu'il a définie ? Croyez-vous vraiment qu'en Corse l'on est toujours " obligé " d'en revenir à une politique de " compréhension " ?
M. Jacques POINAS : Par définition, les gouvernements et les politiques changent et personne ne peut jurer qu'une politique durera indéfiniment. Les Corses, qui sont soumis à cet environnement, sont très sensibles et ont été échaudés ; il faudra donc du temps pour qu'ils se persuadent qu'un gouvernement peut mener une politique dans la continuité. Cela pose un problème spécifique de gestion des personnels.
M. le Rapporteur : La commission enquête sur le fonctionnement des forces de sécurité en Corse de 1993 à 1999. Durant la période de 1993 à fin 1996 - Tralonca puis l'attentat de Bordeaux -, le gouvernement a mené une politique de " compréhension " par rapport au mouvement nationaliste, qui s'est traduite par un moindre investissement de la DNAT.
La période allant de 1996 à aujourd'hui connaît une continuité dans le discours politique - d'abord avec Alain Juppé, puis avec Lionel Jospin -, avec une reprise en main et un investissement assez important du dispositif antiterroriste. C'est en effet à cette époque qu'un certain nombre d'affaires ont été délocalisées au niveau du parquet de Paris.
L'UCLAT a-t-elle ressenti, dans son fonctionnement, des changements lors de ces deux périodes bien distinctes ?
M. Jacques POINAS : Il est vrai qu'en 1996, il y a eu un changement assez net, y compris dans l'opinion publique continentale. J'ai connu une période de grande indifférence de l'opinion publique pour tout ce qui se passait en Corse ; elle préférait ne pas voir ce qui s'y passait. J'en veux pour preuve la libération du commando de Spérone qui n'a pas donné lieu à de nombreux articles dans la presse nationale. Les affaires corses étaient gérées avec une succession de trêves, d'attentats, d'interpellations - car il y en a toujours eu, même dans ces années-là.
S'agissant de l'utilisation des services, et notamment de la DNAT, je ne suis pas tout à fait d'accord avec vous, monsieur le rapporteur. Je ne suis pas certain que l'utilisation de la DNAT corresponde à un véritable changement. Je crois qu'il y a eu, dans la même période, une tendance générale à la centralisation des affaires terroristes des SRPJ vers la DNAT : elle existait également pour les affaires liées au terrorisme islamiste par exemple. Je n'ai pas vécu les choses comme cela, et je n'attribuerai pas l'évolution du rôle de la DNAT à un changement de politique.
Il est vrai qu'à partir du moment où il y existait une activité plus importante sur le plan des enquêtes, les effectifs locaux étaient insuffisants. Mais ni les gendarmes ni les SRPJ n'ont été désintéressés ou écartés des enquêtes : ils en ont simplement perdu la maîtrise. Et cela a parfois abouti à des partages compliqués de compétence entre les services locaux et les services nationaux avec, par exemple, des commissions rogatoires en doublon.
M. le Rapporteur : On passe tout de même de la police administrative à la police judiciaire de façon assez continue. Avez-vous ressenti des tensions dans les réunions que vous aviez à conduire au niveau de l'UCLAT entre le SRPJ local et la DNAT - notamment avec MM. Dragacci et Marion - ou entre la gendarmerie et les services de police ? En effet, selon certains témoignages, la gendarmerie considérait que l'on ne faisait pas suffisamment appel à elle, notamment dans les affaires de terrorisme.
M. Jacques POINAS : Outre les problèmes de structures, il y a des problèmes d'hommes dans toutes les institutions ! Il est vrai que certains enjeux personnels se mélangeaient parfois aux enjeux de service.
En ce qui concerne la gendarmerie, il convient de savoir qu'en règle générale elle ne garde pas d'enquête judiciaire en matière de terrorisme - elle ne les garde pas au Pays Basque non plus. Malgré cela, c'est en Corse que la gendarmerie garde, traditionnellement, le plus de dossiers !
Mais il est vrai que cela pose un problème. Gérer entre plusieurs services de même culture des dossiers de terrorisme, c'est déjà complexe : il ne s'agit pas d'une coordination générale comme la mienne, il s'agit vraiment d'entrer dans le détail des dossiers. Les tensions personnelles s'exacerbant vite, il est encore plus difficile de gérer ces dossiers entre des services dont la structure et la culture sont différentes. D'autant que la notion du secret de l'instruction, qui est relativement imprécise, justifie parfois des rétentions d'information, que le magistrat le souhaite ou non.
Il y a un choix à faire, et l'expérience me montre que les dossiers importants qui ont été partagés entre les gendarmes et la police ont rarement donné de bons résultats.
M. le Rapporteur : Avez-vous été informé de l'opération concernant l'affaire de Spérone ?
M. Jacques POINAS : J'ai même coordonné l'emploi du RAID avec le préfet adjoint pour la sécurité - M. Lacave - et M. Dragacci.
M. le Rapporteur : Cette opération s'est déroulée sous le contrôle du directeur général de la police nationale ?
M. Jacques POINAS : Oui, bien entendu, puisque le RAID est un service directement rattaché au DGPN. J'ai donc servi de conseiller au DGPN pour l'emploi du RAID et je lui ai rendu compte à plusieurs reprises.
M. le Rapporteur : Ce n'était donc pas une initiative purement locale.
M. Jacques POINAS : Le renseignement était local, mais étant donné l'ampleur de l'opération et les difficultés d'intervention, il était difficile, voire impossible, de la faire réaliser par les forces locales. Le préfet Lacave a fait appel au RAID, ce qui a nécessité l'accord du directeur général.
M. le Rapporteur : A votre connaissance, cette opération s'est parfaitement déroulée ?
M. Jacques POINAS : Parfaitement.
M. le Rapporteur : Y compris au plan des procédures judiciaires ?
M. Jacques POINAS : Si des fautes majeures avaient été réalisées dans les procédures judiciaires, il y aurait eu des annulations. Or, à ma connaissance, il n'y en a pas eu.
M. le Rapporteur : Vous avez été surpris de voir, quelque temps après, les principaux protagonistes de cette opération remis en liberté...
M. Jacques POINAS : Oui, bien sûr. Le premier est sorti pour raison médicale et est décédé peu de temps après d'un cancer. Sa mise en liberté était donc compréhensible. Mais la libération des autres membres du commando m'a surpris. C'était même difficile à vivre.
Mais il y a eu d'autres moments encore plus difficiles, et notamment la mort d'un fonctionnaire du RAID au cours d'une opération, en 1996. A cette époque, les forces de l'ordre devaient intervenir pour empêcher les deux factions de s'entre-tuer. Lorsque votre rôle est d'envoyer des personnes sur ce type de mission et que l'une d'entre elles est tuée, ce n'est vraiment pas facile à vivre !...
M. le Rapporteur : Dans quelles circonstances est intervenu son décès ?
M. Jacques POINAS : Au cours d'une fusillade. Il était très difficile d'intervenir dans la mesure où les deux groupes opposés, Canal historique et Canal habituel, s'entre-tuaient quasi quotidiennement durant cette période. Ils craignaient de faire l'objet d'une exécution, ils étaient donc tous lourdement armés et extrêmement méfiants. Les retrouver et intervenir était très difficile. Plusieurs opérations se sont bien déroulées, mais un jour il y a eu une fusillade : un membre du RAID et un nationaliste, Charles Santoni, ont été tués.
M. le Rapporteur : Avez-vous le sentiment, à l'UCLAT, que les services jouent réellement le jeu, je pense en particulier aux renseignements généraux ? Ou, au contraire, pensez-vous qu'il puisse exister une rétention d'information, soit dans une logique de concurrence entre services, soit parce que les services considèrent qu'il s'agit d'affaires sensibles sur le plan politique ?
M. Jacques POINAS : Honnêtement, je ne pense pas qu'il y ait de rétention d'information. Il peut arriver - et je ne trouve d'ailleurs pas cela totalement anormal - que moi, par exemple, je ne sois pas informé, le directeur des renseignements généraux estimant qu'il s'agit d'aspects politiques qu'il préfère aborder directement avec mon directeur général. Lorsqu'il s'agit d'éléments purement politiques, de choses très sensibles, je ne trouve pas cela anormal. Mais quand j'estime que l'information devait m'être transmise, je le dis à mes supérieurs.
Quoi qu'il en soit, je ne pense pas que les renseignements généraux conservent pour eux-mêmes les informations. Que certaines d'entre elles soient données de manière plus spécifique, ce n'est pas forcément choquant.
M. le Rapporteur : Selon vous, les différents services de renseignement - je pense essentiellement aux renseignements généraux, mais l'on peut aussi inclure la gendarmerie - sont-ils bien informés de ce qui se passe en Corse, ou rencontrent-ils de grandes difficultés, compte tenu du contexte, pour obtenir des informations ?
M. Jacques POINAS : C'est effectivement le domaine - dans la lutte contre le terrorisme - où l'on pèche. Nous avions, lors des menaces islamistes, de meilleurs renseignements.
La police de renseignement se fait par différents moyens : des moyens techniques et des moyens humains. Les uns comme les autres ont des limites. Les informateurs sont difficiles à recruter, surtout dans des milieux où ils risquent leur vie. Là aussi, les changements ont laissé des traces. La source humaine d'information est donc insuffisante, mais cela peut se comprendre.
M. le Rapporteur : Il y a tout de même une grande permanence quant aux personnes chargées de suivre le dossier corse dans le domaine des renseignements généraux - que ce soit M. Bertrand, le directeur, ou M. Squarcini. M. Squarcini est vraiment présenté comme la personne qui sait tout ce qui se passe en Corse.
M. Jacques POINAS : Il convient de faire une distinction - mais M. Squarcini est un excellent professionnel et je ne voudrais pas que mes paroles soient mal interprétées. Dans le renseignement, il y a deux choses.
Tout d'abord le renseignement concernant les évolutions politiques et les intentions globales des groupes. Ils sont très intéressants et utiles, mais ne permettent pas généralement d'aboutir à des opérations d'arrestation. Il est certes intéressant de savoir que le FLNC va décider d'une trêve, mais il est plus important de savoir qui a mis la bombe, hier, devant le palais de justice. Et ces deux formes de renseignement sont assez différentes.
Si l'on obtient moins de renseignements du deuxième type, c'est parce que nous avons affaire à des semi-clandestins possédant les techniques terroristes, aussi bien sur le plan des explosifs que sur le plan stratégique. En Corse, lorsque deux personnes vont à la pêche, vous ne savez jamais s'ils vont vraiment pêcher ou discuter de tout autre chose ! Il s'agit donc d'un travail difficile, qui ne peut pas se passer d'informateurs ; or les sources humaines, je vous le disais tout à l'heure, sont difficiles à trouver.
M. le Rapporteur : On a vraiment le sentiment que l'Etat est complètement désarmé face à cette succession de conférences de presse et à la multiplication des attentats. Nous sommes toujours très étonnés de voir des journalistes se rendre à ces conférences de presse... Que faut-il faire, et je dirai même y a-t-il quelque chose à faire, car il y a une espèce de mur que l'on n'arrive pas à franchir ?
M. Jacques POINAS : Les personnes qui forment ces groupes se connaissent en général depuis l'enfance, sont liées par des liens très forts, et il est donc difficile d'obtenir des informations sur les aspects opérationnels - qui organise les conférences de presse, qui commet les attentats... Mais il y a eu des informateurs dans le passé - certains ont même été assassinés.
M. le Rapporteur : Les dirigeants nationalistes corses sont connus des services de la presse. A certaines époques, ils étaient en contact assez étroit avec " l'appareil d'Etat ". Il y a donc une impression à la fois d'une grande distance, mais également d'une grande proximité.
Cette proximité n'est-elle pas, aujourd'hui, une source de difficulté - le fait de se connaître, d'entretenir des relations ? Je pense aux services de l'Etat, mais également à un certain nombre de journalistes qui me semblent extrêmement proches des nationalistes ; ils déjeunent avec eux alors qu'ils savent pertinemment qu'il s'agit de poseurs de bombes.
M. Jacques POINAS : Dans la mesure où se déployaient en même temps une activité politique légale et une activité terroriste clandestine, on a assisté, en Corse, à une certaine institutionnalisation des nationalistes ; ils siègent d'ailleurs parfois dans des assemblées. Est-ce que ce sont les mêmes qui posent les bombes ? Je constate que les communications et l'organisation de la partie clandestine restent très difficiles à appréhender. Non pas parce que les services ne souhaitent pas le faire - il y a tout de même eu un certain nombre d'arrestations démontrant qu'il existe un travail de recherche sur les personnes susceptibles de commettre des attentats -, mais parce que le fonctionnement des groupes, dans l'aspect opérationnel, est très difficile à connaître actuellement.
Je ne crois pas que les choses aient beaucoup changé durant la période que j'ai connue.
M. le Rapporteur : L'Etat n'a-t-il pas considéré le nationalisme corse, en tout cas jusqu'à l'assassinat du préfet Erignac, comme un nationalisme folklorique ?
M. Jacques POINAS : Il y a toujours eu des assassinats, même s'ils n'étaient pas revendiqués par les nationalistes - parfois même de membres des forces de l'ordre -, alors parler de folklore ! Et lorsque ce sont des bâtiments qui sont détruits, il convient de ne pas oublier que les propriétaires sont des victimes potentielles.
La conférence de Tralonca a entraîné une évolution brutale de l'opinion publique et peut-être également des instances politiques. Après une certaine indifférence, voire parfois une certaine sympathie, cette démonstration de force a paru insupportable, même si le message que les nationalistes voulaient faire passer était un message " pacifique ". Il y a, en Corse, un mélange de comédie et de tragédie que je ne comprends pas - mais je ne suis pas Corse.
M. le Président : Avez-vous le sentiment que le dispositif de lutte contre le terrorisme est adapté à la situation corse ? Si tel est le cas, pourquoi n'obtenons-nous pas de meilleurs résultats ? Sinon, quel dispositif faudrait-il envisager pour parvenir à un meilleur taux d'élucidation des affaires ?
M. Jacques POINAS : En ce qui concerne les attentats à l'explosif, je suis persuadé que, même en arrêtant beaucoup de monde, nous n'arriverons jamais à un taux d'élucidation important. En effet, si l'on peut neutraliser les poseurs de bombes au moment où ils préparent des attentats à venir, il sera très difficile de prouver qu'ils sont également responsables des attentats précédents. En revanche, il serait possible de limiter le nombre d'attentats en neutralisant un certain nombre de groupes terroristes.
Quant au dispositif, il est vrai que les dispositifs préventifs, statiques, sont souvent infructueux : il y a trop de cibles et les nationalistes auront toujours une meilleure connaissance du terrain que les escadrons de gendarmes ou les compagnies de CRS. J'avoue que l'on n'a pas, pour l'instant, trouvé de méthode réellement efficace. La seule solution serait d'arriver à des identifications, puis à l'arrestation des auteurs.
Par ailleurs, le réservoir humain est malheureusement très important. Le but est donc de l'assécher suffisamment pour que la tendance s'inverse. Mais il va falloir encore du temps, un travail de fond, avec, sur le plan local, un renforcement des structures de coordination. Le travail de renseignement opérationnel est également important - nous en avons parlé - et il nous faudra encore du temps pour arriver à des résultats satisfaisants dans ce domaine.
En conclusion, je ne pense pas que le dispositif doive être changé. La centralisation des enquêtes liées au terrorisme est inévitable ; la question s'est posée lors des assassinats entre factions nationalistes : s'agissait-il d'actions terroristes ? Notre dispositif antiterroriste a eu des résultats dans d'autres domaines. Je crois surtout que la Corse est un terrain plus complexe, et que nous avons plus de mal à gérer les problèmes qui se posent sur notre territoire que les menaces terroristes venant de l'extérieur.
M. le Président : Monsieur Poinas, je vous remercie.
Audition de M. Gérard PARDINI,
ancien directeur de cabinet du préfet Bernard BONNET
(extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 14 octobre 1999)
Présidence de M. Yves FROMION, Vice-Président
M. Gérard Pardini est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Gérard Pardini prête serment.
M. le Président : Nous souhaiterions savoir comment s'est faite votre affectation en Corse, quelles étaient les fonctions qui vous étaient imparties en votre qualité de directeur de cabinet, notamment par rapport aux fonctions par ailleurs dévolues au préfet adjoint pour la sécurité et quelles étaient vos relations avec les autres services chargés d'assurer la sécurité en Corse, tant au niveau local que national.
M. Gérard PARDINI : Je répondrai, en exposé liminaire, aux questions que vous avez évoquées et qui reflètent bien ma situation, à savoir celle d'un témoin de la politique de sécurité, mais non d'un acteur. Les chaînes de commandement, en ce qui concerne les deux départements de Corse, méritent en effet une explication. J'ai été nommé en avril 1998, en Corse, en qualité d'administrateur civil et non de directeur de cabinet. J'ai été nommé chargé de mission auprès du préfet de Corse. Venant du secteur privé, on m'a réintégré parce que j'avais une mobilité à terminer. Le poste de directeur de cabinet était occupé à cette époque.
Jusqu'au départ, fin juin 1998, du directeur de cabinet, qui était celui du préfet Erignac, j'ai aidé l'ensemble des collègues, qui faisaient partie de la précédente équipe, à réorganiser la préfecture, préparer les différentes inspections générales et rédiger un certain nombre de notes sur le fonctionnement administratif des services.
Lors du départ du directeur de cabinet, le préfet Bonnet, qui n'avait pas voulu demander au ministère de l'Intérieur un nouveau poste de sous-préfet, m'a demandé d'assumer les fonctions de directeur de cabinet, ce que j'ai fait à compter de la fin juin 1998.
M. le Président : Lorsque vous avez pris les fonctions de directeur de cabinet, y a-t-il eu un arrêté ?
M. Gérard PARDINI : Non.
M. le Président : Vous êtes ainsi passé de chargé de mission à " faisant fonction " de directeur de cabinet ?
M. Gérard PARDINI : Je suis resté. Il y a eu un décret nommant un administrateur civil en Corse, comme cela existe dans certaines régions...
M. le Président : ...sans préciser toutefois que vous étiez chargé d'assumer les fonctions de directeur de cabinet ?
M. Gérard PARDINI : Tout à fait, puisque c'est intervenu par la suite. Il y a simplement eu un arrêté interne de délégation de signature, arrêté qui permet en fait d'assurer les permanences.
M. le Président : Interne à la préfecture ?
M. Gérard PARDINI : Oui.
M. le Président : Il n'y a eu aucune décision ministérielle vous nommant directeur de cabinet ?
M. Gérard PARDINI : Non, il ne pouvait y en avoir. Soit je restais administrateur civil et donc, ne pouvais occuper un poste territorial, soit j'étais basculé sur un poste territorial et ne pouvais plus être administrateur civil.
M. Robert PANDRAUD : Nous aimerions bien comprendre. De quel corps êtes-vous issu ?
M. Gérard PARDINI : Du corps des sous-préfets.
M. Robert PANDRAUD : Comment avez-vous été nommé sous-préfet et dans quelles conditions ?
M. Gérard PARDINI : J'ai été nommé sous-préfet par décret en 1993 au tour extérieur.
M. Robert PANDRAUD : Quelles étaient vos fonctions précédentes ?
M. Gérard PARDINI : En tant que sous-préfet, j'ai été directeur de cabinet du préfet des Pyrénées-Orientales, puis directeur de cabinet du préfet de la région Basse-Normandie. Ensuite, j'ai entamé une mobilité chez le médiateur de la République, avant d'être nommé en Corse. Pour ne pas interrompre la mobilité, on m'a nommé administrateur civil. Ce cadre existe dans plusieurs régions, où des sous-préfets continuent une mobilité, mais sous la fonction d'administrateur civil. Le poste de directeur de cabinet était occupé lors de ma nomination en Corse.
M. Robert PANDRAUD : Etes-vous resté dans ce poste, chargé des fonctions par arrêté sous-préfectoral, jusqu'au bout ?
M. Gérard PARDINI : Oui, tout à fait.
M. Robert PANDRAUD : Par conséquent, administrativement, vous êtes un faux directeur de cabinet !
M. Gérard PARDINI : Si vous voulez le voir ainsi, oui !
M. Robert PANDRAUD : Monsieur le président, nous sommes obligés de constater, dès le départ, que M. Pardini était dans une situation administrative pour le moins douteuse...
M. le Président : ... Ambiguë...
M. Robert PANDRAUD : ... dans la mesure où son prédécesseur n'était pas encore parti sans doute parce que le ministère de l'Intérieur lui cherchait un point de chute. Mais rien n'aurait empêché le ministre de l'Intérieur de le nommer sous-préfet directeur de cabinet, ce qui aurait pu clarifier les choses, étant donné qu'il est vrai que cela mettait un terme à sa mobilité ainsi faussée. Par ailleurs, il pouvait toujours, à l'issue de son séjour à la préfecture de Corse, prolonger sa mobilité pour régulariser sa situation.
Par conséquent, je suis dans l'obligation de noter, dès le départ, que le préfet Bonnet avait à sa disposition, un directeur de cabinet nommé dans des conditions administratives curieuses.
M. Gérard PARDINI : Mais pas exceptionnelles, semble-t-il, et à la demande du préfet Bonnet.
M. le Président : Il n'était pas inintéressant de lever l'ambiguïté sur ce point.
M. Gérard PARDINI : Tout à fait. La préfecture de Corse était dotée d'un préfet adjoint pour la sécurité. C'est là aussi une institution assez ambiguë, sauf à Paris où la clarté existe.
M. le Président : Pardonnez-moi, j'ai moi-même été chef de cabinet du préfet de police à Paris. Il est le seul de son espèce dans toute la République. Il n'est pas délégué pour la police. Cela n'a rien à voir.
M. Gérard PARDINI : Tout à fait. C'est bien ce que je dis. A Paris, l'institution est très claire. En revanche, les préfets délégués à la sécurité, que l'on peut retrouver ailleurs, n'ont pas forcément la même appellation et leurs fonctions sont différentes.
Héritage du passé, une réunion de police se tenait au niveau de la préfecture de région, alors que le préfet délégué à la sécurité tenait lui-même - et c'était de sa compétence - des réunions de police bihebdomadaires ou hebdomadaires, selon la demande.
J'ai fait supprimer, pour éviter toute ambiguïté, cette réunion sans aucune utilité et redondante. Pour en avoir discuté avec ceux qui y participaient, c'était une réunion bis, une réunion agenda, mais qui mobilisait les gens. Dans le contexte, il me semble qu'il y avait autre chose à faire que de venir encore perdre deux heures à discuter de choses déjà évoquées un ou deux jours avant.
Pour couper également court à toute ambiguïté, il n'y a plus eu de réunions de police tenues par le directeur de cabinet faisant fonction du préfet de région. Les missions essentielles que j'ai accomplies pendant quatorze mois relevaient de la communication, pour une très grande part. Pour des raisons de maladie et de maternité, il n'y avait pas d'attaché de presse auprès de la préfecture de Corse, alors qu'il y avait une communication assez lourde à gérer. Bernard Bonnet y était extrêmement attentif et m'avait donc chargé de ce dossier. Mes autres missions relevaient du fonctionnement traditionnel d'un cabinet de préfet de région.
M. le Président : Participiez-vous aux réunions présidées par le préfet délégué pour la sécurité ?
M. Gérard PARDINI : Rarement. En quatorze mois, j'ai dû y assister trois ou quatre fois. Lors d'un événement, telle qu'une visite ministérielle par exemple, des réunions préalables avaient lieu auxquelles j'assistais. En revanche, j'assistais - ce qui est normal - à toutes les réunions du corps préfectoral qui avaient lieu le soir et à la réunion que le préfet Bonnet tenait avec le préfet Spitzer et le colonel Mazères.
M. le Président : En assistant à ces réunions, vous étiez donc réintégré dans le circuit sécurité par des réunions moins formalisées...
M. Gérard PARDINI : Tout à fait, mais à titre d'observateur, puisqu'avec cet aspect communication très lourd, il fallait avoir un panorama complet. Les réunions du soir que présidait le préfet Bonnet, préalables aux réunions du corps préfectoral qui duraient d'une heure et demie à deux heures et demie selon les jours et les sujets, étaient pour leur part très courtes. Elles duraient au maximum d'un quart d'heure à une demi-heure.
M. Robert PANDRAUD : Vous aviez donc, selon vos propos, le rôle classique d'un directeur de cabinet, travaillant en parallèle avec le préfet délégué pour la sécurité.
M. Gérard PARDINI : En information, mais pas en parallèle.
M. Robert PANDRAUD : Puisque nous sommes dans un monde de " faisant fonction " plus que de titulaires réels, quels étaient vos rapports avec le lieutenant-colonel Cavallier ?
M. Gérard PARDINI : J'ai connu le lieutenant-colonel Cavallier lors de mon arrivée en Corse. Lorsque j'ai été nommé à Perpignan, Bernard Bonnet n'était pas encore préfet de ce département. Je suis arrivé à Perpignan fin mars-début avril 1993, et Bernard Bonnet a été nommé en juin. C'est alors que je l'ai connu. Je n'ai pas connu le lieutenant-colonel Cavallier dans les Pyrénées-Orientales, le préfet me l'a présenté à mon arrivée, au mois d'avril.
M. Robert PANDRAUD : Mais dans les Pyrénées-Orientales, vous étiez directeur de cabinet...
M. Gérard PARDINI : Oui.
M. Robert PANDRAUD : ... et vous n'avez pas connu l'officier commandant la gendarmerie ?
M. Gérard PARDINI : Oui, mais ce n'était pas le lieutenant-colonel Cavallier, c'était un autre officier.
M. Robert PANDRAUD : Entreteniez-vous des rapports avec les autorités de gendarmerie ?
M. Gérard PARDINI : Tout à fait. Je voyais le colonel Mazères tous les soirs autour de la table de travail chez le préfet.
M. Robert PANDRAUD : Rencontriez-vous le colonel Mazères, non seulement lors des réunions, mais également en tête-à-tête ?
M. Gérard PARDINI : Il m'est arrivé de déjeuner, sur un an, trois ou quatre fois avec le colonel Mazères, ce qui me semble tout à fait normal. De la même manière que j'ai pu déjeuner avec d'autres autorités en Corse.
M. Robert PANDRAUD : Même si cela semble tout à fait logique, cela nous ramène à l'affaire qui a défrayé la chronique et qui ne semble, pour sa part, démentie par personne, sauf en ce qui concerne sa motivation éventuelle. Personne ne semble avoir nié que c'est vous qui avez rédigé le tract déposé sur les lieux du délit ou qu'il ait été rédigé dans vos services ? Que pensez-vous de cette affirmation de presse ?
M. Gérard PARDINI : Nous entrons en plein dans le dossier judiciaire.
M. Robert PANDRAUD : Je me dois de vous poser des questions car cela peut interférer sur les relations qui existaient en matière de coordination des forces de sécurité.
M. Gérard PARDINI : Je ne vois pas très bien. J'ai répondu à cela de manière très claire, devant le juge, et cela a été confirmé par témoins. Le tract a été rédigé sous la dictée de Bernard Bonnet. C'est tout ce que j'ai à dire, le reste appartenant au dossier d'instruction.
M. Robert PANDRAUD : C'est ce que nous voulions entendre ; quant à la vérité, il appartiendra au juge de la définir. Ne vous êtes-vous jamais posé le problème, dans cette affaire, du respect de l'éthique que doivent avoir les hauts fonctionnaires ? N'avez-vous pas confondu la réserve inhérente aux hauts fonctionnaires avec un rôle de " shérif " supérieur dans l'île ? Sans vouloir intervenir dans la répartition des décisions, si je me place dans la logique de vos affirmations, n'avez-vous jamais été amené à dire au préfet que vous n'étiez pas d'accord - il y a un devoir de désobéissance - et à en rendre compte au ministère de l'Intérieur, en indiquant que votre supérieur se dévoyait quelque peu ?
M. Gérard PARDINI : Cette question est également au centre du débat judiciaire. On en revient à décrire un contexte de pression. L'appréciation de cette situation est tout à fait différente maintenant qu'au moment où cela s'est passé, dans le contexte de pression et d'instructions que le préfet avait données.
M. Robert PANDRAUD : Etiez-vous en règle pour vos détentions d'armes ?
M. Gérard PARDINI : Tout à fait, contrairement à ce qui a été écrit dans certains journaux.
M. Robert PANDRAUD : Par la préfecture d'Ajaccio ?
M. Gérard PARDINI : Par le ministère de l'Intérieur en ce qui concerne le port d'armes et par l'ancienne préfecture où j'avais acheté une arme.
M. Robert PANDRAUD : Quel type d'armes ?
M. Gérard PARDINI : Par le ministère de l'Intérieur, c'était un revolver de calibre 38 et une carabine Colt, non pas un M16 comme cela a été raconté. Cette carabine ne tire pas en rafales et elle était en règle.
M. Robert PANDRAUD : Démentez-vous, devant nous, le M16 ?
M. Gérard PARDINI : Le M16 est une arme militaire, la carabine Colt une arme civile qui ressemble au M16. Si l'on ne connaît pas les armes, on peut l'appeler un M16 parce que cela y ressemble. Mais toutes ces armes étaient en détention régulière et j'ajoute que beaucoup savaient que cette arme était détenue. Les élucubrations dans les journaux, parlant de possibles mitraillages, sont sans fondement.
M. Robert PANDRAUD : La destruction de la photocopieuse a-t-elle été faite sur ordre ou initiative ?
M. Gérard PARDINI : Sur ordre total. Là aussi, je suis désolé, prenez ma réponse comme un ordre total et très formel. Tous les tenants et aboutissants font partie du dossier de l'instruction qui n'est pas terminée sur cette affaire...
M. Robert PANDRAUD : D'accord. Lorsque vous receviez des instructions, le préfet Bonnet vous disait-il qu'il était couvert par l'autorité ministérielle ou qu'il le disait sur instruction parisienne ?
M. Gérard PARDINI : Il ne l'a jamais dit.
M. Robert PANDRAUD : Aviez-vous des liens familiaux avec le préfet Bonnet ?
M. Gérard PARDINI : Si vous appelez avoir une relation avec sa s_ur, oui. Je vis avec sa s_ur.
M. le Président : Comment fonctionnait la coordination entre les forces de sécurité à la préfecture ? Quel était le rôle respectif des forces de police et de la gendarmerie ? Une vraie question, qui se pose dans cette affaire, est celle des problèmes - que d'aucuns décrivent comme une guerre des polices - entre la police et la gendarmerie.
Ce phénomène récurrent, pas seulement en Corse, y est cependant aggravé parce que nous avons le sentiment que le préfet Bonnet avait marqué une préférence très nette à l'égard de la gendarmerie, et on laisse entendre qu'il aurait manifesté quelque méfiance, fortement affirmée d'ailleurs, à l'égard de la police. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce sujet ?
M. Gérard PARDINI : Il y a un décalage entre la réalité et ce que l'on a pu lire dans la presse. De même qu'une confusion a été entretenue dans les médias, voire au sein de la commission sénatoriale, qui a posé la même question. On a entretenu une confusion savante entre police administrative et police judiciaire.
Je suis extérieur au dispositif de police judiciaire, mais j'en ai un retour en étant sur place. Qu'il y ait des tiraillements pour la police judiciaire entre police, gendarmerie et magistrats, c'est de notoriété publique ; en tout cas cela a été décrit comme tel dans les médias. Je me garderai bien de faire un quelconque commentaire de fond car, même faisant fonction de directeur de cabinet et même étant proche du préfet, on ne peut parler de cela sans avoir l'intégralité des éléments en main ; or, seuls l'ont ceux qui sont vraiment en charge de la police judiciaire au niveau central
Quant à la police administrative, c'était la seule évoquée lors des réunions organisées par le préfet délégué en charge de cette coordination et le soir, lors des réunions présidées par le préfet. En matière de police administrative, c'est-à-dire maintien de l'ordre et retour à la paix civile : prévention des attentats, des vols à mains armées et autres, j'ai noté un net changement entre ce que l'on avait pu lire dans les journaux avant le 6 février, date de l'assassinat de M. Erignac, et après où il y a eu une vraie mobilisation.
On ne peut pas non plus comparer les zones de gendarmerie et de police en Corse. La Corse représente quasiment autant que le littoral méditerranéen, avec ses mille kilomètres de côtes, sur lesquels la gendarmerie est en charge de la police de maintien de l'ordre et de la police administrative.
Vous avez une présence policière dans les deux grandes villes Bastia et Ajaccio puisqu'il n'y en a plus à Corte. La protection de bâtiments publics est extrêmement gourmande en personnels. Vous ne pouvez pas additionner, sans faire une analyse beaucoup plus fine, les escadrons, les CRS, les effectifs de la DDSP, et ceux des brigades.
M. le Président : Quant à répondre à la question que je vous ai posée et que je réitère : le préfet Bonnet avait-il une quelconque prévention contre la police ? Vous a-t-il dit ou avez-vous entendu dire que, pour lui, il y avait lieu de ne pas avoir trop confiance dans les forces de police ?
M. Gérard PARDINI : Oui, il l'a dit, mais ce sont des propos que j'avais déjà entendus dans d'autres lieux.
M. le Président : La question est précise, il s'agit de la Corse en l'occurrence.
M. Gérard PARDINI : Oui, mais je ne peux vous rapporter que mon témoignage, qui est sincère sur ce que j'ai vu de manière directe, c'est-à-dire l'action sur le terrain. En matière de police administrative, j'aurais mauvaise grâce à dire que je n'ai rien vu et que j'étais tel le singe sur la branche avec les yeux fermés. En matière de police judiciaire, j'ai entendu de tels propos, de la même manière que, lors des premiers mois de l'affectation du préfet Bonnet, j'ai pu lire des articles de presse dans les quotidiens nationaux quant à l'absentéisme dans la police ou ailleurs.
Je me souviens de l'affaire d'un policier en arrêt de longue maladie et qui a été découvert par ses collègues au départ du semi-marathon d'Ajaccio. A partir de telles affaires, les choses ont été amplifiées, grossies. En ce qui concerne la coordination et l'action concertée de la police et de la gendarmerie, un travail remarquable a été fait pendant ces quatorze mois.
M. le Président : Bien que vous n'ayez pas été directement associé aux affaires de sécurité, quel bilan tirez-vous de l'action du GPS ? Que pensez-vous de cette unité ? A-t-elle rempli les missions qui lui étaient dévolues ? Avait-elle la formation, l'instruction, les équipements lui permettant d'aller dans cette direction et d'avoir quelques espérances concrètes et sérieuses ? Quel jugement portez-vous sur sa dissolution ? En clair, pensez-vous que l'unité étant adaptée à la mission, il n'était pas forcément opportun de la dissoudre ?
M. Gérard PARDINI : Au risque de vous décevoir, j'ai très peu d'éléments. Je suis arrivé en avril et le GPS était déjà dans les cartons. Comme cela a été écrit, il n'a été demandé ni par le préfet Bonnet, ni par la préfecture. Je ne connais du GPS que la composante protection. L'unité correspondante créée par la police nationale, s'appelait l'UPPN et était forte de quarante personnes, dont vingt présentes en même temps. Ces vingt personnes avaient en charge la protection du préfet de Corse, du préfet adjoint à la sécurité, de quelques hauts magistrats de l'île et de diverses personnalités politiques. Il existait donc une incapacité, uniquement matérielle, pour assurer la protection des personnes pouvant être menacées ou devant bénéficier d'une protection.
Une répartition a donc été faite avec la gendarmerie. Les sous-préfets territoriaux par exemple étaient tous protégés par la gendarmerie nationale. La partie protection du GPS, comportait une quinzaine de personnes. J'ai été protégé par deux militaires du GPS pendant une dizaine de mois. Je ne connais que cela.
Sur la partie protection, le travail accompli est en tous points remarquable. D'autres hauts fonctionnaires ont été gardés et protégés par le GPS, notamment le directeur départemental de l'action sanitaire et sociale, le directeur départemental de l'agriculture. Je n'en ai entendu dire que du bien.
Je n'avais aucun élément sur le GPS dans son ensemble. Je n'ai jamais entretenu de rapports avec l'unité GPS en tant que telle.
M. le Président : Quelles étaient vos relations avec le colonel Mazères ?
M. Gérard PARDINI : Celles que l'on peut nouer dans un département, c'est-à-dire des relations de sympathie.
M. le Président : Le rencontriez-vous lors de toutes les réunions chez le préfet ?
M. Gérard PARDINI : Le colonel Mazères venait pratiquement tous les soirs. La disposition des lieux, à la préfecture de Corse, est telle que le bureau du directeur de cabinet fait antichambre pour se rendre chez le préfet. Je voyais donc à la fois le colonel Mazères dans cette antichambre, et ensuite autour de la table pendant un quart d'heure. Il m'est arrivé d'aller déjeuner ou dîner avec lui. Cela a dû se passer trois ou quatre fois en un an, non pas que cela n'aurait pas été agréable de le faire plus souvent, mais nous n'en avions pas le temps. C'est quelqu'un de sympathique. Ce n'est pas un ami, mais une relation de travail cordiale et sympathique.
M. le Président : N'avez-vous pas le souvenir d'avoir assisté ou participé, avec le colonel Mazères, à une opération de nuit sur une baraque, sur la route des Sanguinaires ?
M. Gérard PARDINI : Oui, cela a été déclaré.
M. le Président : Bien que le connaissant peu, vous êtes parti dans une aventure dont vous pouvez peut-être nous dire quelques mots.
M. Gérard PARDINI : Oui. Les deux affaires sont liées. Cela fait partie de l'aspect judiciaire qui est également en cours d'examen.
M. le Président : On ne vous demande pas...
M. Gérard PARDINI : Je vais être clair. La tentative, faite sur cette " paillote ", répondait à une instruction formelle de Bernard Bonnet. Les scellés, fussent-ils judiciaires, sont publiés puisque ma déclaration, faite lors de la garde à vue, a été publiée dans un livre. J'ai expliqué quel avait été l'enchaînement. Bernard Bonnet a voulu cette opération. Elle a été faite non pas pour qu'il y ait une destruction, mais parce qu'il y avait une réunion le lendemain à laquelle participait le secrétaire général en charge du dossier, et qu'un dégât même minime aurait permis de prendre un arrêté d'interruption de travaux sur cet établissement. Cela faisait un établissement en moins, la demande de Bernard Bonnet étant " d'aider " le génie.
M. Robert PANDRAUD : Cela avant l'accord passé avec les élus.
M. Gérard PARDINI : Avant l'accord passé avec les élus, mais qui n'en était pas un.
Mme Nicole FEIDT : Un point de détail. Quand vous partiez ainsi, portiez-vous votre arme ?
M. Gérard PARDINI : Pas du tout.
Mme Nicole FEIDT : Est-ce dans les habitudes du corps préfectoral de procéder ainsi ?
M. Gérard PARDINI : En cas de menaces, oui. Le préfet Bonnet et les sous-préfets étaient armés en Corse. Mais on ne se promenait pas avec une arme à la ceinture.
M. le Président : Je reviens sur l'affaire que nous évoquions sur la route des Sanguinaires. Que le préfet ait pu donner instruction au colonel Mazères présente une certaine logique, puisqu'il a ensuite réédité l'exploit un peu plus tard, lui ou ses hommes. Mais comment se peut-il que l'on vous ait demandé d'aller faire ce genre de chose à vous, fonctionnaire du corps préfectoral, administrateur civil avez-vous dit, mais faisant fonction de directeur de cabinet du préfet en l'occurrence ?
M. Gérard PARDINI : A moi et au colonel Mazères.
M. le Président : Oui, mais le colonel Mazères est un militaire. On pourrait dire que c'est son " métier ", mais vous ?
M. Gérard PARDINI : Pouvez-vous comprendre une idée qui va peut-être vous faire sourire : protéger son préfet qui voulait y aller lui-même ?
M. le Président : Vous nous dites que le préfet avait l'intention d'aller lui-même...
M. Gérard PARDINI : C'est ce qu'il avait dit au colonel Mazères et cela figure sur procès-verbal.
M. le Président : Avez-vous eu des contacts avec la DGSE dans le cadre de vos fonctions de directeur de cabinet ?
M. Gérard PARDINI : Aucun. De manière nette. Comme je vous l'ai dit au début, j'avais pris la décision, en accord avec le préfet Bonnet, de ne pas laisser planer l'ombre d'une possibilité qu'il y eût une deuxième réunion de police qui aurait pu être mal interprétée. En effet, j'avais, dans mon passé administratif, fait un séjour de dix-huit mois dans la partie civile de la DGSE. Ce passage figure dans l'annuaire du corps préfectoral, il n'est donc pas du tout occulté.
M. le Président : On ne le considère pas comme une tare !
M. Gérard PARDINI : Non, mais dans le contexte corse, ce passage pouvait être exploité. J'y ai coupé court ainsi. Il n'y a eu aucun contact avec la DGSE...
M. Robert PANDRAUD : Vous avez parlé de toutes les forces de police, sauf des RG. Or, dans toutes les préfectures de France et de Navarre, le directeur de cabinet a des rapports privilégiés avec les renseignements généraux.
M. Gérard PARDINI : Aucun. C'est Bernard Bonnet qui traitait directement avec le directeur régional des renseignements généraux. Je n'avais aucune relation directe avec les chefs de service de la police, tout passait par le préfet délégué, lequel préfet délégué me faisait passer des messages...
M. Robert PANDRAUD : Vous étiez donc un directeur de cabinet qui ne tenait pratiquement jamais de réunions de coordination de police, ce qui peut s'expliquer par l'existence du préfet délégué, qui ne s'occupait pas de police, et qui en bon samaritain, suppléait le préfet dans une mission de police très active...
S'agissant de l'épisode de la route des Sanguinaires, reconnaissez que pour quelqu'un de non averti de la situation en Corse, il est bizarre que personne n'ait pensé que les conditions avaient changé, notamment après l'accord passé à tort ou à raison avec les élus et qui a eu une telle publicité qu'il en est devenu un véritable accord sur la durée d'existence des paillotes. Ou alors le préfet Bonnet a maintenu ses instructions, envers et contre tous, quel que soit l'accord passé avec les élus et signé par le secrétaire général.
Je vais être plus précis. On aurait très bien pu concevoir qu'avant l'accord, envoyer des gendarmes brûler une paillote ou envoyer un commando du génie était une question d'appréciation et de moyens. Mais cet accord est un fait nouveau. Vous avez dit être allé aux Sanguinaires avant l'accord. Mais pour l'autre paillote, pourquoi n'avoir pas discuté avec le colonel Mazères de la possibilité d'aller voir le préfet pour lui dire : " non seulement on va commettre une action dont on peut discuter la légalité, mais surtout sur le plan de la moralité individuelle, on va aller à l'encontre d'un accord conclu entre votre premier collaborateur, le secrétaire général, et les élus " ?
M. Gérard PARDINI : Il faut croire que le préfet a donné des instructions plus que formelles après cet accord, qui n'en était pas un. Le papier, tel qu'il est revenu au secrétaire général, n'était pas celui qu'il avait proposé aux élus. C'est peut-être l'un des facteurs qui ont poussé le préfet à réitérer ses instructions au colonel.
M. le Président : Quelles étaient les différences entre les deux papiers ?
M. Gérard PARDINI : Une dernière ligne était ajoutée, que je n'ai plus en tête, mais c'était dans le style " nous démolirons si les circonstances le permettent... " Il y avait une échappatoire, une ligne de plus, qui faisait que ce qui était écrit au-dessus n'était plus si évident.
M. le Rapporteur : Vous nous avez dit que la fonction de préfet adjoint était ambiguë. Pouvez-vous préciser cette appréciation et nous dire si vous pensez qu'un dispositif dans lequel les fonctions du préfet adjoint seraient exercées par le directeur de cabinet du préfet vous semble plus opérationnel et efficace que le dispositif actuel ?
M. Gérard PARDINI : C'est, à mon avis, plus complexe que cela. Le préfet délégué tient sa légitimité de la simple délégation de signature de deux préfets, ce qui complique encore les choses. S'il n'y avait qu'un seul préfet et un seul département en Corse, le problème pourrait s'analyser en termes différents. De plus, on se trouve dans un cas de figure très particulier, c'est-à-dire avec un préfet de Corse, qui a été préfet délégué à la sécurité, et un préfet de Haute-Corse qui vient de quitter ces fonctions pour prendre les fonctions de préfet de département.
Quelle que soit la vertu des uns et des autres, sans une institution et des pouvoirs propres, vous ne pouvez les empêcher d'exercer leurs pleines compétences. En effet, les deux préfets de département conservent leurs compétences entières en matière d'ordre public. Ou alors le préfet adjoint à la sécurité a un charisme tel qu'il en impose à ses deux collègues, mais le terme délégué pose déjà problème, car vous ne pouvez penser que, hiérarchiquement, il y ait une différence entre les uns et les autres.
Reste un second aspect à évoquer. Les deux départements corses sont soumis à des problèmes d'ordre public et de terrorisme assez forts. La question qui doit se poser est la suivante : les préfets de département ont-ils plus intérêt à conserver la compétence en matière d'ordre public, qu'à faire un découplage complet ? Un préfet de police qui tirerait ses compétences d'une loi ne serait-il pas un confort plus grand ? Ce n'est pas Gérard Pardini en son nom qui dit cela ; c'est une réflexion de science administrative, de sociologie ou de politique. Si cette voie n'est pas suivie, il faut opter pour celle qui existe dans des départements ou des régions comme Toulouse où il n'y a pas de préfet délégué : quelqu'un gère l'administration de la police et le directeur de cabinet fait lui-même la coordination.
Il y a deux aspects des choses à voir. En termes de rationalité administrative, quand vous avez une simple délégation que vous tenez d'autres personnes, vous aurez, quelle que soit la bonne volonté des uns et des autres, un jour un conflit. Quand je parle de conflit, ce n'est pas en termes de dysfonctionnement. Je vous donne un exemple précis que l'on peut étendre à d'autres départements. Vous avez vingt forces mobiles à répartir, dix et dix dans chaque département. Un événement se passe dans l'un des deux départements, il faut alors prélever trois ou quatre forces dans le département du Nord pour le faire arriver au Sud. Il faut donc négocier. Le préfet délégué ne peut pas imposer... Ou alors il a un tel charisme qu'il dira que c'est ainsi. Il laissera hurler l'un des deux préfets qui se trouvera " déshabillé ". Je vous laisse imaginer ce que cela peut donner. A mon avis, c'est une perte de temps.
Reste un problème politique beaucoup plus difficile. Ce découplage présente-t-il un avantage ? Le problème de la Corse est spécifique, cela va entraîner une deuxième discussion qui est : faut-il maintenir deux départements ? On risque d'enchaîner les problèmes...
M. le Rapporteur : .. ou les questions. Précisément l'une des raisons du dérapage qui s'est produit n'est-elle pas que le dispositif n'a pas véritablement fonctionné ? D'ailleurs, le préfet adjoint à la sécurité en poste à l'époque, M. Spitzer, nous l'a confirmé. L'ensemble des compétences et l'autorité que détenait le préfet adjoint, ont très vite passé sous la responsabilité du préfet lui-même.
M. Gérard PARDINI : Oui.
M. le Rapporteur : N'est-ce pas l'une des raisons qui a amené aux problèmes que l'on a connu ? Je précise ma question. Quel était le climat dans lequel vous avez mené votre action ? Y a-t-il eu cet effet de " bunkérisation " évoqué dans la presse ? La conjonction de l'autorité extrêmement forte du préfet lui-même, de cette pression permanente et de l'échec sur la question des paillotes - puisque les élus viennent à la préfecture demander d'ajourner les destructions -, n'ont-ils pas contribué à créer un climat favorable aux opérations menées de façon illégale ?
M. Gérard PARDINI : Il y a eu non seulement des instructions précises, mais aussi des pressions, il y a eu un contexte. La demande du préfet, aussi bien au colonel Mazères qu'à moi-même, n'est pas exprimée un matin pour l'après-midi. Il en a parlé pendant des jours et des jours. Le mois de février marque un retournement très mal vécu. J'ai parlé au juge d'un climat d'exaspération. C'est le terme qui convient. Bernard Bonnet a tellement incarné l'Etat qu'il l'a incarné dans toutes ses composantes. Il a été à la fois l'Etat justice, l'Etat fiscal, alors même qu'il n'avait ni les compétences, ni les pouvoirs. Mais son image était telle que, par exemple, quand le citoyen de base recevait une amende à payer, pour lui, l'Etat, c'était Bernard Bonnet. Quand la justice était accusée d'être trop lente, on disait " si Bernard Bonnet était le procureur, cela ne se passerait pas ainsi. "
C'est un tel climat qui a suscité le problème. Il y a eu un retournement dans l'opinion publique locale qui peut se comprendre car on était en période d'élection, dans un contexte de préannulation avec des élus qui voulaient changer d'orientation. Il y a eu aussi, et Bernard Bonnet y a été très sensible, un basculement dans les médias nationaux. A cette époque, on a commencé à lire, dans les grands hebdomadaires et la presse quotidienne, que l'Etat de droit c'était bien, mais qu'il fallait peut-être faire autre chose. Il y avait ces milliers de mises en recouvrement, mais étaient-elles opportunes ? Ne pouvait-on pas faire les choses différemment ? Il y avait également, dans le contexte policier, des arrestations massives, mais qui ne concernaient que la police judiciaire. Tout cela a fait que son action a été contestée et il s'est senti contesté. L'affaire des paillotes avec l'épisode sur une plage où des élus étaient présents, l'engagement qui n'en était pas un...
Il est très difficile d'en parler maintenant, à froid. On peut alors imaginer ce qu'il aurait fallu faire pour que cela n'arrive pas. C'est beaucoup moins évident dans le contexte dans lequel cela s'est passé. Je ne fais pas un plaidoyer, mais j'ai aussi tenté d'analyser les choses.
M. le Rapporteur : A ce moment-là, manifestement - c'est notamment le préfet Lemaire qui nous l'a dit - il n'y avait, autour de M. Bonnet, aucune autorité capable de lui dire non sur un certain nombre de choses. Il n'y avait donc pas de contradiction dans le dispositif.
M. Gérard PARDINI : Non.
M. le Rapporteur : Comment avez-vous vécu et compris le rôle des élus dans cette affaire des paillotes ? Je crois que c'est vous qui les avez reçus...
M. Gérard PARDINI : Oui, avec le secrétaire général. Cela a été assez particulier parce qu'une partie de l'émotion est venue du fait de la présence des véhicules blindés de la gendarmerie, qu'aucune autorité n'avait commandée. J'avais passé une grande partie de la matinée au téléphone avec des journalistes et des élus, qui me demandaient ce qu'il se passait, si on allait refaire Aleria. Je leur demandais " pourquoi Aleria ? " et ils me répondaient que le préfet avait envoyé les blindés.
Je suis allé me renseigner auprès du préfet adjoint qui m'a dit n'avoir rien demandé et j'ai passé une partie de la journée à démentir la présence de blindés.
M. Robert PANDRAUD : Etaient-ils là ou non ?
M. Gérard PARDINI : Oui.
On a demandé au colonel Mazères qui a dit ne pas être non plus informé. On a alors pensé que cela pouvait faire partie du fantasme car il y avait une unité du génie avec des engins porte-chars, pour les bulldozers et les pelles mécaniques. Je me suis dit qu'il y avait peut-être une confusion dans l'esprit des gens. Le lendemain matin, j'ai alors été réellement stupéfait, quand dans un des journaux quotidiens régionaux, j'ai vu les deux blindés.
M. Robert PANDRAUD : C'étaient les VVRG.
M. le Rapporteur : Ils étaient en essai.
M. Gérard PARDINI : Oui. Cela a été dit à Bernard Bonnet, à Francis Spitzer et à moi-même. Les engins affectés en Corse ont trente ou trente-cinq ans. Si on veut qu'ils soient entretenus et opérationnels, il faut les faire rouler cent kilomètres par semaine. Pour ce faire, il existe deux itinéraires, un par une route en montagne, un autre par le bord de mer. La personne qui commandait le détachement, semble-t-il, n'en avait référé à personne et avait cru bien faire de les faire aller là-bas.
M. Robert PANDRAUD : C'est peut-être vrai, mais c'est totalement invraisemblable.
M. Gérard PARDINI : Je pense que c'est vrai. Mais les élus, surtout l'un qui a invectivé les forces présentes, ont réagi... Je crois que la mère de l'un des locataires de paillote était fonctionnaire à l'Assemblée de Corse. Tout cela a contribué à créer l'émotion.
M. le Rapporteur : Vous étiez en charge de la communication et des relations avec la presse. Quelle est votre appréciation sur le contenu et les orientations de la presse locale en Corse, notamment par rapport au mouvement nationaliste ? M. Bonnet était, semble-t-il, extrêmement attentif à l'image qu'il pouvait donner : vous donnait-il des orientations très précises en termes de communication ?
M. Gérard PARDINI : Le problème de la presse régionale est un vieux problème. On a souvent dit qu'elle était très complaisante, mais il faut aussi faire la part des choses. J'ai été en poste et vous-même lisez la presse régionale dans d'autres départements. En règle générale, elle s'abstient de mettre en cause les élus. La presse régionale est généralement assez pudique quand il s'agit d'affaires locales. La succession de révélations, depuis des mois, aboutissait à citer des noms. Il est évident, surtout en Corse où l'on n'aime pas beaucoup citer des noms, que la presse régionale n'a pas la même latitude qu'un média national.
Bernard Bonnet, d'ailleurs, avait fait le choix de s'appuyer beaucoup plus sur la presse nationale que régionale. C'était le sens des instructions qu'il m'avait données. Lui-même se chargeait de toutes les grandes interviews. Je préparais les dossiers de presse, mais il recevait en tête à tête les journalistes. Il m'est aussi arrivé d'en rencontrer avec lui. Mais les instructions données étaient claires. Il s'agissait de montrer l'avancée que représentait l'action de l'Etat par rapport à ce que l'on avait pu connaître, mais surtout de faire connaître en permanence le bilan de l'Etat de droit. Il fallait communiquer en permanence sur ce qui était fait. Beaucoup de choses étaient occultées. Il fallait aussi rappeler sans cesse que le Trésor public n'est pas la préfecture, etc.
M. le Rapporteur : Aviez-vous mis en _uvre un dispositif particulier pour " contrer " les conférences de presse, les rassemblements - on a parlé des journées de Corte ? Des mesures étaient-elles prises pour obtenir des informations, les conférences de presse semblant se tenir en toute impunité ? Etait-ce une préoccupation importante pour le préfet Bonnet ?
M. Gérard PARDINI : Le préfet Bonnet s'en était préoccupé et avait donné des instructions très précises au préfet adjoint et à tous les directeurs de services de police et de gendarmerie pour qu'il y ait un dispositif efficace de prévention, lequel dispositif repose sur la présence constante sur le terrain. Sans avoir vu le document, je pense que le préfet adjoint a dû rédiger une note interne aux services de police pour évoquer ce genre de dispositif. Cela faisait partie effectivement des préoccupations de Bernard Bonnet.
M. le Rapporteur : Que tel journaliste, sur le plan local, confirme par exemple ou authentifie une action illégale, pour vous, était-ce encore du journalisme ou était-ce proche de la complicité ?
M. Gérard PARDINI : Je n'ai pas eu à analyser d'éléments de cet ordre puisque je n'ai eu à connaître aucune conférence de presse clandestine en quatorze mois. Je ne me permettrai pas de faire un commentaire, n'ayant pas vécu ce cas de figure.
M. le Rapporteur : Etes-vous d'origine corse ?
M. Gérard PARDINI : Oui, tout à fait.
M. le Rapporteur : Pensez-vous que ce que l'on appelle la corsisation des emplois est un problème ou pas en Corse ?
M. Gérard PARDINI : Il y a beaucoup de fonctionnaires d'origine corse en poste dans l'île. Il ne m'a pas paru qu'il y avait une quelconque ségrégation en ce sens. Toutefois, si l'on veut remettre en cause le principe, on va s'attaquer à l'un des piliers de la République qui est l'égalité dans l'accès aux charges publiques. Je n'ai trouvé aucun ostracisme. Ce n'est pas parce que tel ou tel directeur, qui n'est pas originaire de l'île, est nommé qu'il y a forcément un sentiment anti-corse.
M. le Président : C'est plutôt le contraire. Si j'ai bien compris les propos de M. le Rapporteur, nous avons le sentiment que, dans certains services administratifs - par exemple, la police, la sécurité publique - il y a une proportion de Corses importante...
M. Gérard PARDINI : Comme dans tous les départements du Midi, où les fonctionnaires originaires de ces départements veulent être affectés.
M. le Président : Ne considérez-vous pas que, sur l'île elle-même, cette forte proportion de fonctionnaires originaires du territoire est un handicap ? On a beaucoup parlé de porosité de la police. Sur ce point, d'ailleurs, le préfet Bonnet lui-même est très sévère, en tout cas, il nous l'a dit. La porosité tient pour une bonne part aux origines insulaires de certains fonctionnaires. On parle principalement des fonctionnaires de base, qui sont très mêlés à la population en raison de leur famille. Ne pensez-vous pas que cela puisse être un handicap ?
M. Gérard PARDINI : C'est plus compliqué que cela à analyser. Dans une première analyse, il est vrai que sur cent fonctionnaires de police, quatre-vingts sont d'origine corse ; on pourrait faire le même constat à Marseille, dans le Languedoc, ou ailleurs... On peut se dire que, lors de telle ou telle opération, il risque d'y avoir une fuite, mais il faut aller beaucoup plus loin. Comment en est-on arrivé à une telle défiance ? En arrivant en Corse, on a trouvé une fonction publique dans un état assez calamiteux, que ce soit la police ou d'autres administrations, de même que la préfecture.
L'Etat, pendant des dizaines d'années, n'a pas défendu ses propres agents et ses propres structures. Comment voulez-vous qu'un fonctionnaire de base, qu'il soit policier ou agent de l'équipement ou de la DDASS, s'investisse à fond, sachant qu'il ne sera pas protégé ? Vous ne pourrez jamais empêcher totalement ce que l'on peut appeler la porosité. Si les choses en valent la peine, les truands et les terroristes trouveront toujours un point faible ou un maillon d'entrée dans un dispositif. C'est la vie humaine et c'est un risque.
M. le Président : Nous sommes d'accord sur le fait que la régionalisation de l'administration est une constante que l'on peut retrouver, mais avec une intensité variable. Cependant, la Corse - et les Corses le revendiquent eux-mêmes - a quand même une spécificité très forte. La situation est difficile au regard de la sécurité, avec les problèmes que l'on connaît dans les enquêtes, le climat particulier dans l'île où l'action de la police et de la justice se heurte à la loi du silence.
Dans ce contexte-là, qui n'est ni celui du Limousin ni même celui de Marseille, ne croyez-vous pas qu'une corsisation forte de l'administration est un handicap ?
M. Gérard PARDINI : Franchement, je ne le pense pas. C'est plus un problème de fond et de crédibilité de l'Etat qui doit défendre ses fonctionnaires.
M. le Président : Pensez-vous que l'ensemble des fonctionnaires se sentent menacés ? Certains, auditionnés ici, ont laissé entendre que la pression n'était pas aussi forte que d'autres veulent bien le laisser entendre. Certains sont peut-être plus aptes que d'autres à résister à la pression, ils n'ont pas la même perception de la pression.
M. Gérard PARDINI : Il ne s'agit pas forcément de menaces. Il a tout de même fallu, dans cette préfecture, faire remonter à un moment donné, l'examen de l'ensemble des permis de construire et des certificats d'urbanisme de tout le département pour voir ce qui se passait. Convenez que c'est tout de même anormal. Un laisser-aller général s'est installé ; le fonctionnaire de base de l'équipement a vu, pendant vingt ou vingt-cinq ans, délivrer des permis qui étaient illégaux ou des certificats d'urbanisme que l'on n'aurait pas dû délivrer, ou inversement ne pas les délivrer à des gens qui auraient pu les avoir, et que, ce faisant, personne n'a été sanctionné.
Quand on discute avec des gens dans la rue, c'est ce que l'on ressent profondément. On peut effectivement décider que plus aucun fonctionnaire de police ou de gendarmerie corse n'exercera en Corse, mais je ne suis pas sûr que ce soit un gage d'efficacité.
M. le Président : Je comprends ce que vous dites et j'y adhère pour partie, mais le préfet Bonnet ne paraissait pas avoir la même analyse que vous puisque lui-même se défiait de la police, du fait même de la porosité, celle-ci s'expliquant pour une bonne part par le fait de l'existence de liens trop forts. Il y a quand même là quelque chose de contradictoire. Vous n'êtes pas d'accord avec le préfet Bonnet ou ceux qui disent que la corsisation de l'administration...
M. Gérard PARDINI : Je n'ai jamais dit cela. La porosité existe dans tous les services, mais on pourrait en trouver des exemples ailleurs. Vous me demandez si, en Corse, on peut y faire quelque chose...
M. le Président : La porosité existerait-elle de la même façon s'il y avait moins de fonctionnaires corses ?
M. Gérard PARDINI : Je ne le pense pas. Si des pressions sont exercées, elles seront plus fortes et plus faciles à exercer sur des gens qui n'ont aucune famille près d'eux. Mais mes propos restent très subjectifs.
M. le Rapporteur : Face à cette attitude de laisser-aller général qui a prévalu pendant des années, la réaction du fonctionnaire n'est-elle pas, soit le découragement et la " démission ", soit l'utilisation d'autres méthodes, y compris illégales ? N'est-ce pas également l'un des éléments explicatifs ?
M. Gérard PARDINI : Peut-être. Le découragement des fonctionnaires existe effectivement. On l'a remarqué dans pratiquement tous les services. Il y a justement eu un regain d'espoir lorsqu'on a parlé de l'Etat de droit et de réformer l'Etat, mais cet effort doit être prolongé sur des années et des années. Il faut contrebalancer des dizaines d'années.
M. le Rapporteur : Pensez-vous qu'en Corse, il y a une tradition de l'Etat, de la fonction publique consistant à utiliser des méthodes illégales en raisons de difficultés qui paraissent insurmontables ? Peut-il y avoir une tentation assez forte de recourir à des méthodes qui ne sont pas celles de la légalité ? Pensez-vous que ce qui a été fait avec les paillotes a pu se faire dans le passé pour régler d'autres problèmes ?
M. Gérard PARDINI : Non. Ce qui est du domaine du possible, ce sont les fréquents règlements de comptes entre personnes. Je ne parle pas de règlements de comptes mortels, mais de rivalités commerciales se réglant souvent à coup de bombes.
M. le Rapporteur : Est-ce que l'Etat lui-même a une tradition " barbouzarde " ?
M. Gérard PARDINI : J'ai quitté la Corse en 1974, après mon baccalauréat et j'y suis retourné en 1998. J'ai rédigé une déclaration en garde à vue car on commençait à dire que les gendarmes avaient fait sauter le bâtiment de la direction départementale de l'équipement à Ghisonaccia. On peut tout penser, toutefois je ne vois pas les gendarmes aller faire sauter ce bâtiment, mais cela a été dit.
M. Robert PANDRAUD : En Corse, il n'y a jamais eu d'opérations barbouzardes ?
M. Gérard PARDINI : A ma connaissance, non.
M. le Rapporteur : N'aviez-vous pas la crainte, au moment du retournement de conjoncture, que l'orientation ferme de l'Etat et du gouvernement en Corse ne se délite un peu ? Pendant toute cette période, l'une de vos préoccupations - de même que pour M. Bonnet - n'était-elle pas de " maintenir " la pression pour éviter un possible retournement et le retour à une politique de compréhension, voire de compromission ?
M. Gérard PARDINI : Toutes les initiatives que le préfet prenait étaient relativement médiatisées. On n'a jamais autant parlé de la Corse que pendant ces quatorze mois, et encore maintenant. C'était effectivement un des moyens employés pour ne pas faire oublier.
M. le Président : Pour revenir à l'affaire de paillote, étiez-vous au courant de la décision prise et des instructions qui, semble-t-il, avaient été données par le préfet Bonnet aux gendarmes ?
M. Gérard PARDINI : Oui. Je savais que le préfet avait donné des instructions très précises au colonel Mazères, et que lui-même avait donné des assurances au préfet sur la réalisation de cette opération. En revanche, je ne savais pas que, dans la nuit du 19 au 20 avril, cette opération allait se faire.
M. le Président : Mais vous saviez que le préfet avait lui-même donné des instructions au colonel Mazères ?
M. Gérard PARDINI : Oui. Il est clair que le préfet est le point de départ de cette opération.
M. Robert PANDRAUD : Vers quelle date aurait-il donné ces instructions ?
M. Gérard PARDINI : Elles ont été données à plusieurs reprises, plusieurs semaines avant l'opération.
M. Robert PANDRAUD : Pour une opération aussi simple, voire simpliste pour des militaires, il a fallu une préparation aussi longue que ce qu'on lit dans la presse, c'est-à-dire un mois, avec des jerrycans camouflés dans le maquis, etc. Quand on voit la paillote et son état et que l'on sait ce que peuvent faire des militaires, tout cela me parait être une histoire de " charlots ". C'est vrai que le colonel Mazères et vous-même auriez pu faire mieux... Vous ne pensez pas comme le soutient le préfet Bonnet, qu'il y a eu une machination dirigée contre lui dans laquelle figureraient les gendarmes ou d'autres ?
Vous avez bien dit que les instructions du préfet Bonnet étaient très précises et réitérées ?
M. Gérard PARDINI : Oui.
M. Robert PANDRAUD : Mais qui a eu l'idée ? Car il y a risque potentiel pour la vie d'un homme dont on écrit qu'il est une balance des flics.
M. Gérard PARDINI : Je vous l'ai dit tout à l'heure. Cela a été écrit sous sa dictée.
M. Robert PANDRAUD : Sous la dictée du préfet Bonnet ?
M. Gérard PARDINI : Tout à fait. Avec un témoin.
M. le Président : En plus de vous ?
M. Gérard PARDINI : Oui.
M. Robert PANDRAUD : Le colonel Mazères ?
M. Gérard PARDINI : Oui.
M. le Président : Est-il vrai que la défaillance technique qui a conduit à la blessure des hommes qui ont été mettre le feu est due au simple fait qu'ils ont oublié de remuer les jerrycans ? Ceux-ci auraient été stockés plusieurs jours dans des trous, ce qui aurait déshomogénéisé le mélange et l'essence se serait vaporisée, créant l'accident.
M. Gérard PARDINI : C'est ce que j'ai lu, mais n'étant ni présent ni mêlé à la préparation de l'affaire, je serais bien en peine de vous donner les éléments techniques.
M. Robert PANDRAUD : Mais vous maintenez que le préfet Bonnet aurait donné les instructions directes à la gendarmerie pour qu'elle le fasse elle-même ?
M. Gérard PARDINI : Oui.
M. Robert PANDRAUD : On aurait pu imaginer des circuits plus longs. Par exemple, le préfet dit à la gendarmerie ou à la police de recruter trois Marocains pour mettre le feu à la paillote. On les expulse le lendemain matin et on envoie une commission rogatoire internationale. (Rires)
M. le Président : Pour quelles raisons avez-vous souhaité être nommé en Corse ?
M. Gérard PARDINI : Bernard Bonnet a été nommé en février et je suis arrivé en avril. Des atterrissages spontanés dans la fonction publique, en préfectorale, je n'en connais pas beaucoup...
M. Robert PANDRAUD : Surtout dans les conditions administratives dans lesquelles vous avez été nommé !
M. Gérard PARDINI : J'avais félicité Bernard Bonnet lors de sa nomination et il a dit à plusieurs personnes souhaiter me faire venir. Il m'a demandé si j'étais d'accord, ce à quoi j'ai répondu oui. J'étais à l'époque en fonction dans le secteur privé.
M. le Président : C'est ce que nous n'avons pas bien compris, parce que vous étiez en mobilité.
M. Gérard PARDINI : J'étais en mobilité chez le médiateur de la République, mobilité interrompue pour aller dans le secteur privé, où j'étais secrétaire général de la Compagnie des signaux.
M. le Président : Etes-vous revenu de votre plein gré ? Comment êtes-vous arrivé à réintégrer l'administration ?
M. Gérard PARDINI : Après plusieurs discussions avec Bernard Bonnet qui m'a dit qu'il souhaitait...
M. le Président : Vous avez interrompu votre disponibilité pour réintégrer l'administration et vous faire nommer en Corse, à la demande explicite du préfet Bonnet.
M. Gérard PARDINI : Je ne vois pas comment j'aurais pu demander au ministère de l'Intérieur d'être nommé sur tel poste, en Corse.
M. le Président : Vous aviez des relations très privilégiées avec le préfet. Quelle était la nature de ses relations avec le pouvoir politique central, c'est-à-dire les ministères, notamment le ministère de l'Intérieur et Matignon ?
M. Gérard PARDINI : Vous connaissez le fonctionnement préfectoral. Même étant dans l'antichambre, les portes sont fermées. Mais il avait en ligne, de manière très régulière, le ministère de l'Intérieur, et vice versa. Soit que lui-même appelle, soit que le directeur de cabinet ou le conseiller qui suivait les affaires corses l'appelle pour avoir des informations. Une revue de presse était d'ailleurs faxée chaque jour au ministère de l'Intérieur et à Matignon.
Il avait aussi en ligne, de manière régulière, le cabinet du Premier ministre. Il m'est arrivé, en son absence, de décrocher et d'avoir tel ou tel cabinet ministériel, et de lui retransmettre l'appel.
M. le Président : Comment, médiatiquement, puisque vous étiez chargé de la communication, avez-vous décidé avec le préfet de présenter l'affaire de la paillote ? Quelle parade avez-vous imaginé puisque, l'un et l'autre, vous saviez qu'il s'agissait d'une action illégale ? Dès que l'affaire a pris la dimension que vous savez, comment avez-vous décidé de la régler ?
M. Gérard PARDINI : C'est très simple. Bernard Bonnet a réagi en appelant d'abord le maire de la commune concernée en lui disant qu'il accorderait une autorisation provisoire à M. Féraud. Cela a été fait sur initiative du préfet pour qu'il y ait un acte. M. Féraud a reçu de la DDE, sur instruction du préfet, une lettre disant qu'il était réintégré dans le sort commun des autres exploitants illégaux, et qu'il avait un sursis jusqu'au 31 octobre, mais ceci avec un acte. Il n'y en avait pas jusqu'à présent.
Par ailleurs, il convenait de dire à la presse que l'on ne voyait pas pourquoi la préfecture aurait dû être concernée par cette affaire, puisqu'un accord avait été trouvé avec les élus. Telle était la ligne de communication arrêtée par le préfet.
M. le Rapporteur : Que M. Cavallier a fait voler en éclats ?
M. Gérard PARDINI : Apparemment oui, car j'ai découvert que M. Cavallier était allé voir M. Bonnet, ce dont ni l'un ni l'autre ne m'ont tenu informé. J'ai découvert ensuite, sur procès-verbal, que des dispositions avaient été prises pour que cela s'arrête à côté, c'est-à-dire apparemment dans mon bureau. Ensuite l'affaire judiciaire s'est enchaînée.
M. Robert PANDRAUD : Connaissiez-vous le procureur d'Ajaccio ?
M. Gérard PARDINI : Oui, mais comme on peut connaître une personne dans le cadre de relations administratives.
M. Robert PANDRAUD : Et le juge d'instruction ?
M. Gérard PARDINI : Pas du tout.
M. le Président : M. Gérard Pardini, nous vous remercions pour votre témoignage.
Audition de M. Pierre-Etienne BISCH,
ancien conseiller de M. Charles PASQUA, ministre de l'Intérieur
(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 19 octobre 1999)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. Pierre-Etienne Bisch est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Pierre-Etienne Bisch prête serment.
M. le Président : Nous recevons aujourd'hui M. Bisch, ancien conseiller au cabinet de M. Charles Pasqua, alors ministre de l'Intérieur.
Monsieur le préfet, nous aimerions savoir quelles étaient vos fonctions au cabinet du ministre de l'Intérieur et connaître votre rôle dans la gestion du dossier corse à l'époque où M. Pasqua était en charge de la place Beauvau, puis à l'époque où M. Debré a pris la relève au même ministère.
Au-delà des fonctions que vous exerciez, si tant est qu'elles aient un lien avec le problème corse, peut-être pourriez-vous nous dire quelles étaient les politiques ou la politique que vous étiez chargé d'appliquer en tant que fonctionnaire membre d'un cabinet ?
M. Pierre-Etienne BISCH : Monsieur le Président, je vous remercie de votre accueil et de vos propos. Je suis heureux que vous m'invitiez d'initiative à centrer mon propos sur les fonctions qui ont été les miennes, ce à quoi je me serais de toute façon intéressé dans la mesure où, en revanche, vous le verrez dans le développement de mon propos, la lecture stricte de la mission de votre commission ne rencontrera que très épisodiquement les fonctions qui ont été les miennes. Je pense, en effet, que cette façon d'aborder la question permettra de recentrer progressivement le propos. Et la considération due à votre commission justifie pleinement ce centrage général.
Mes fonctions au cabinet de M. Pasqua.
Je suis fonctionnaire du ministère de l'Intérieur, issu de l'Ecole Nationale d'Administration. J'ai fait quasiment toute ma carrière dans ce ministère. En 1993, année de prise de fonction de M. Pasqua dans le gouvernement de M. Balladur, j'étais l'adjoint du directeur général des collectivités locales. Je n'avais jusqu'à cette date jamais franchi le seuil d'un cabinet dans des fonctions personnelles.
J'ai été sollicité par M. Pasqua et son entourage pour assumer des fonctions dans le secteur de la décentralisation, car vous vous souvenez que M. Pasqua était à l'époque ministre de l'Intérieur et de l'aménagement du territoire. C'est dans cet " hémisphère cérébral " du ministère de l'Intérieur que j'ai été attiré.
Assez rapidement, c'est-à-dire dès le mois de mai 1993 lorsque M. Pasqua s'est rendu en Corse pour la première fois dans ses fonctions, très exactement après l'affaire de l'école maternelle de Neuilly, j'en ai le souvenir précis, il a emmené son jeune conseiller technique sur les questions de collectivités locales en Corse n'ayant pas encore, à l'époque, choisi de conseiller sur ces sujets.
Ceux qui connaissent l'homme me comprendront lorsque je dis que, chemin faisant, les dossiers succédant aux dossiers, la confiance est venue et pendant l'été 1993, je suis devenu le conseiller technique de M. Pasqua sur la Corse, en tout cas, pour ce qui touchait à l'aspect de l'aménagement du territoire et du développement économique. A l'époque, le ministre d'Etat se rendant en Corse avait suscité... je cherche mes mots... un espoir certain sur la possibilité de faire progresser la situation sur le thème suivant, qui était exactement celui qu'il appliquait dans le reste de sa politique d'aménagement du territoire : " Dessinons ensemble le projet que l'on peut avoir pour cette partie de territoire et essayons de voir les personnes susceptibles de venir autour de la table pour mettre en _uvre ce projet ".
Il m'avait demandé de constituer - j'insiste sur ces premières semaines car elles sont intéressantes pour la suite - une petite équipe de chargés de mission - nous étions trois, j'en étais l'animateur - dont la tâche était d'épauler les élus de Corse pour l'élaboration d'un projet de développement régional, le PDR, sorte de SDAU local, qui a d'ailleurs valeur réglementaire, et qui était censé cristalliser les projets d'aménagement et de développement de l'île. Je dirai tout à l'heure le contenu politique que cela pouvait revêtir.
C'est ainsi que j'ai commencé mon travail, au fond, un peu comme un SGAR (secrétariat général pour les affaires régionales) parisien de la Corse, puis, le mot parisien devient plus important que le mot SGAR, et puis le mot corse plus important que le mot parisien. Les choses évoluent dans le temps.
J'avais donc ces fonctions, des fonctions au départ techniques, ne connaissant pas initialement M. Pasqua. Ensuite, assez rapidement, il m'a honoré de sa confiance et je suis devenu un conseiller plus proche, sans être son conseiller immédiat, mais j'avais accès directement au ministre et prenais mes instructions directement de lui.
Mon rôle au sein de son cabinet découle de cela. Mais avant d'aborder le rôle qui était le mien, monsieur le Président, si vous me le permettez, sans vouloir inverser l'ordre des facteurs, je suggère de dire quelques mots de ce qu'étaient les axes de cette politique, car cela permet de mieux expliquer le rôle. En seriez-vous d'accord ?
M. le Président : Tout à fait.
M. Pierre-Etienne BISCH : Les axes de cette politique, tels que je les ai compris et tels que je m'en souviens, étaient les suivants. A la suite de la loi dite loi Joxe de 1991 et des élections territoriales qui y ont fait suite, chacun se souvient de ce que les milieux nationalistes avaient obtenu un score certes inférieur au tout récent score qu'ils viennent de remporter, mais tout au moins extrêmement substantiel.
Prenant acte de la situation, alors même que huit ans auparavant il avait décidé lui-même de mener une politique plus forte, disons plus répressive, le ministre d'Etat, considérant qu'il arrivait à un moment où il se devait de mettre en route, de faire fonctionner un statut nouveau issu de la loi de 1991, avait pris comme axe de sa politique de rechercher s'il pouvait rassembler un nombre suffisant de partenaires autour d'un projet, pour mener une politique de développement de l'île, partant de l'idée que sans développement de richesses, bien peu de choses positives pouvaient se faire.
C'est sur cette partie, monter une politique de développement économique, que j'étais attendu et chargé de travailler. Cela passe par différents instruments, des outils classiques et des outils un peu plus spécifiques à la Corse.
J'en viens ainsi à mon rôle au cabinet.
Les outils classiques, c'est le contrat de plan. Je ne ferai pas de commentaires particuliers à ce sujet. Cela consiste à conduire une bonne négociation interministérielle.
Les outils moins classiques consistaient à regarder si, face à des revendications " identitaires ", prenons ce mot pour essayer d'être générique, comme, par exemple, la situation fiscale de l'île, la langue régionale ou ce type de questions qui sont au c_ur des revendications identitaires, il était possible au sein d'une politique républicaine de faire des avancées.
C'est dans ces secteurs que j'ai eu à faire le travail qui, dans mon souvenir, était plus intéressant ; j'ai notamment préparé le projet dit de statut fiscal de la Corse, qui existe encore et a passé le cap du Conseil d'Etat, de la Commission de Bruxelles et du Conseil constitutionnel, qui avait donc sans doute quelques fondements.
C'est tout ce travail que j'ai conduit, jusqu'à la fin du passage du ministre d'Etat, fin 1995.
Lorsque le Premier ministre, M. Juppé, a pris ses fonctions, il avait été souhaité que le traitement du dossier Corse s'effectue dans une continuité suffisante, spécialement sur son volet économique, social et fiscal. C'est la raison pour laquelle, alors même qu'il m'était par ailleurs confié des fonctions de directeur d'administration centrale dans ce ministère, M. Debré m'a, sans me nommer à son cabinet, ce que je n'ai pas demandé
- d'ailleurs, on ne demande rien dans ces cas-là, on fait ce que l'on nous dit, nous sommes des soldats de la République -, associé pendant son passage, assez intensément pendant un gros semestre, plus épisodiquement ensuite. De même, le cabinet du Premier ministre de l'époque m'avait également sollicité, au fond, pour passer le relais de la technicité et de la dimension politique des dossiers existants et assurer cette continuité. Ce que je fis.
En décembre 1996, le gouvernement m'a fait la confiance de me nommer préfet de la Savoie. C'est là que j'allai. Je vais maintenant dans l'Ain.
M. le Président : Vous vous êtes envolé vers les cimes.
M. Pierre-Etienne BISCH : Tout à fait.
M. le Président : Non pas après avoir pataugé dans les marécages, mais la Corse est compliquée.
M. Pierre-Etienne BISCH : La Corse est compliquée.
M. le Président : Parlez-nous en un peu plus. D'autres personnes suivaient-elles avec vous ces affaires ?
Je note que votre recul, votre retrait, s'est produit au moment où la politique du gouvernement par rapport à la Corse s'est trouvé modifiée, un peu après l'attentat de Bordeaux. C'est à cette période que vous avez pris un certain recul, ou du moins que l'on ne vous a plus associé de la même manière.
M. Pierre-Etienne BISCH : Je ferai une distinction plus tranchée.
J'ai été membre du cabinet de M. Pasqua à part entière jusqu'à la fin. J'ai été membre associé du cabinet de M. Debré depuis le début. Cette distinction est très nette.
Ensuite, ce sont beaucoup plus les milieux nationalistes qui se sont plu à instrumentaliser les collaborateurs ou soi-disant collaborateurs des ministres, ce qui est très facile, ce à quoi ils sont d'ailleurs plus forts que les représentants de l'Etat et ce dont ils sont coutumiers.
J'ajouterai, pour être complet, et puisque je dépose devant vous, par respect pour cette commission, qu'à part M. Pasqua qui est venu au ministère avec une idée forgée depuis le début et un projet, j'ai observé historiquement que chaque prise de fonction d'un membre du gouvernement sur ces questions - c'est une observation de ma part, ce n'est pas un jugement - entraînait un délai d'évaluation et d'élaboration de sa propre politique qui pouvait prendre quelques mois. Durant cette période d'évaluation, de latence relative, ce vide était régulièrement comblé - il l'était en général - par ceux qui n'attendent que cela, qui sont sur l'île et sont plus spécialisés dans l'agitation ou le dépôt des bombes, ou l'assassinat de préfet.
Je note qu'historiquement, cela correspond chaque fois à une période où l'affirmation de la politique s'est trouvée insuffisante. Je pense que le plus grand danger est effectivement d'être avec un " moteur débrayé " et de ne pas avoir soi-même une capacité d'affirmation et de proposition suffisante. J'ai une conviction assez nette sur le sujet.
Si je prends l'initiative de le dire sans que vous me sollicitiez, c'est d'abord parce qu'il y a la mort d'un ami, qui est M. Erignac, et c'est aussi parce qu'avant cette période, j'ai été amené à recommander le séjour plus bref de certains préfets dont j'estimais également que la sécurité n'était pas forcément assurée. Chaque fois, c'était à des périodes où le relais de l'Etat central n'était pas suffisant.
M. le Président : Parmi ceux qui s'intéressaient à la Corse au sein du cabinet de M. Pasqua, puis de M. Debré, quels étaient ceux qui avaient en charge la négociation, si l'on peut qualifier ainsi les relations qui existaient entre le ministère, le cabinet et certains groupes politiques en Corse ?
M. Pierre-Etienne BISCH : Il y a dans cette salle des personnes qui connaissent très bien le ministère de l'Intérieur. Cette maison est compartimentée culturellement et jamais un électron libre n'y prend une décision individuelle, cela n'existe pas. Ceux qui le pensent n'ont fait qu'une analyse partielle des choses.
Deux périodes, là encore. Sous l'autorité de M. Pasqua, nous avions un ministre d'Etat. Je dois dire, avant tout, que chaque ministre suit personnellement tout ce qui se fait sur la Corse. Soutenir le contraire, ce n'est pas dire la vérité.
M. le Président : Vous me permettrez de ne pas tout à fait partager cette opinion, mais c'est une expérience plus récente que la vôtre. J'ai parfois le sentiment que les ministres sont quand même un peu " largués " sur le problème de la Corse et qu'ils s'en remettent un peu facilement à ceux qui les entourent pour régler les problèmes sur le plan local. C'est un sentiment et je n'irai pas au-delà. Mais cela me paraît vrai hier comme aujourd'hui.
M. Pierre-Etienne BISCH : Sous l'autorité de M. Pasqua, les choses se faisaient avec M. Léandri, qui doit me succéder. Il vous le dira donc lui-même. C'est un conseiller très ancien et très proche du ministre d'Etat. J'étais chargé par le ministre et par lui, qui était la voix du ministre, de rencontrer des responsables des mouvements nationalistes dans des conditions que je vais vous préciser. C'était l'articulation. Du reste, je crois qu'elle est facile à comprendre.
J'ai donné le cadre politique, le pourquoi. J'en viens aux conditions, au comment.
Le choix du ministre d'Etat sur ses interlocuteurs n'était pas le même que celui de M. Joxe, c'est de notoriété publique, mais il était de même nature ; simplement, ils ne s'adressaient pas à la même faction. Le ministre d'Etat faisait l'analyse qu'en tout cas, il s'agissait à l'époque de la formation la plus dangereuse, la plus nombreuse, et que le cheminement vers les institutions de la République de cette organisation était le plus porteur d'avenir. A quoi sert-il de rallier des groupuscules si l'on ne rallie pas l'essentiel ? C'était cela l'analyse.
On sait bien après, l'histoire le montre, y compris celle des indépendances, qu'en ramenant l'essentiel, on génère des groupuscules ; on génère de la violence et celle que l'on connaît depuis deux ou trois ans est peut-être le résultat interminablement violent de ce processus, auquel nous assistons aujourd'hui. Je ne le nie pas.
Mais c'était cela l'analyse. La condition que j'y mettais était que ces contacts soient le plus publics possible. J'ai notamment tenu un certain nombre d'entre eux devant les caméras de FR3 Corse - il n'est pas compliqué de se procurer les bandes, je le suppose, en tout cas - que ce soit en marge de sessions de l'Assemblée territoriale de Corse ou à la préfecture de Haute-Corse. En effet, lorsque l'on m'avait dit qu'il fallait que je rencontre certains de ces messieurs, j'avais posé deux conditions : d'une part, que ces rencontres se tiennent dans un lieu public, cela a donc été à la préfecture, non pas dans le bureau du préfet, je vous rassure, mais dans une salle de réunion ; d'autre part, que les personnes que je rencontre soient des élus territoriaux de Corse. Le petit apprentissage que j'ai fait des choses, car on est toujours une oie blanche pour quelqu'un, c'est qu'il y avait un peu de conseillers territoriaux et beaucoup d'autres choses. J'ai appris, j'ai grandi, moi aussi.
M. le Président : Pour être plus précis encore : avez-vous rencontré François Santoni à plusieurs reprises ?
M. Pierre-Etienne BISCH : Oui.
M. le Président : Il n'était pourtant pas élu territorial à l'époque.
M. Pierre-Etienne BISCH : Il n'était pas élu territorial, mais il en accompagnait facilement.
M. le Président : Aviez-vous le sentiment que parmi ceux que vous rencontriez
- sentiment que nous avons au sein de la commission d'enquête - se mêlent à la fois la revendication politique, et d'autres préoccupations qui n'ont pas forcément de liens avec la politique concernant la Corse, je veux parler d'intérêts liés à une certaine forme de criminalité ou de banditisme ?
M. Pierre-Etienne BISCH : Cela me paraît évident, monsieur le Président.
M. le Président : Comment jugez-vous cela, avec le recul ? Je n'ose parler de pourcentage, il serait absurde de vous poser une telle question, cependant, la part de cette action délinquante vous paraît-elle plus forte que cette espèce d'habillage dans lequel on a tendance à se complaire ? Comment jugez-vous cela, vous qui avez l'expérience de terrain ? Les contacts que vous avez eus ont sans doute facilité cette prise de conscience.
M. Pierre-Etienne BISCH : J'ai le souvenir, comme souvent dans ces questions, d'un portrait particulièrement confus. Ce sont des peintures à la Pollock, on ne voit pas bien dans un premier temps. Il faut prendre du recul, ou plutôt, il faut faire des choix sur le point de vue, c'est-à-dire que la même personne ou le même groupe de personnes peut être à la fois manipulateur et manipulé, à la fois... je crois que je ne vais pas prononcer ce mot d'" honnête homme " parce qu'il est vraiment hors de sujet, mais disons peut avoir une dose de bonne foi dans un projet politique et, en même temps, être singulièrement compromis dans des affaires qui n'ont aucun rapport, qui sont plusieurs degrés en-dessous.
Le même type de propos a dû être tenu au moment de la naissance d'Israël. On voit dans les livres d'histoire exactement ce genre de problématique. Le choix de l'homme politique - je n'étais qu'un conseiller, mais privilégié, qui observait cela de près -, c'est d'avoir le courage qui peut s'avérer a posteriori une témérité en cas d'échec - c'est toujours la question de l'échec en politique - de passer par-dessus certaines choses au profit d'un intérêt jugé supérieur. Ensuite, il peut y avoir une dose d'échec importante, l'échec étant peut-être simplement le fait que l'attente politique de l'opinion et les devoirs d'un gouvernement changent. Alors, ce qui était fait auparavant, qui pouvait l'avoir été de bonne foi et peut-être intelligemment, peut devenir une erreur.
Personnellement, j'avais une connaissance nulle au départ et un peu effarée ensuite, des vraies réalités.
M. le Président : Pour être plus précis, monsieur Bisch, lorsqu'un juge antiterroriste décide de la libération de quatorze terroristes arrêtés à l'occasion de l'affaire dite " de Spérone ", alors que des preuves précises, concordantes, ne laissant planer aucun doute sont rassemblées contre eux, pour, a-t-on appris au cours de cette commission d'enquête, faciliter la négociation initiée par M. Pasqua entre le ministère, le gouvernement, et le FLNC-Canal historique, puisque c'était avec ceux-là que la négociation avait lieu, que pensez-vous de la méthode si vous la confirmez ?
M. Pierre-Etienne BISCH : Je ne la confirme ni ne l'infirme ; je n'en ai pas été l'auteur et je n'ai été ni consulté ni associé. Mais je pense que c'était, manifestement, aller loin.
M. le Président : Vous suiviez les affaires corse ! Même si vous n'y avez pas été associé, cela n'a pas pu vous échapper !
M. Pierre-Etienne BISCH : Cela a failli !
M. le Président : Vous avez tout de même été informé de cette libération après coup, ne serait-ce qu'en lisant la presse !
M. Pierre-Etienne BISCH : Bien sûr ! Et vous ne croyez pas si bien dire, car je l'ai appris de cette façon, monsieur le Président !
M. le Président : A quel niveau se sont prises ces décisions ?
M. Pierre-Etienne BISCH : Sincèrement, je ne peux pas vous le dire.
M. le Président : Monsieur Bisch, vous êtes fonctionnaire de l'Etat, vous employez même le terme de " soldat de la République ". Cela reflète une certaine conception, une morale, une éthique. Le fait de libérer des personnes que l'on sait coupables - je n'oublie pas la présomption d'innocence -, puisqu'elles ont été arrêtées quasiment en flagrant délit, est étonnant. Quelle a été votre réaction ?
M. Pierre-Etienne BISCH : J'ai été choqué ! Non seulement de ces libérations, mais également du fait que des magistrats aient pu trouver des arguments pour ordonner cette libération - l'équipe est d'ailleurs toujours en place. J'ai été choqué et je le reste.
M. le Président : Vous avez été choqué de la connivence entre l'autorité politique et l'autorité judiciaire, finalement.
M. Pierre-Etienne BISCH : Je ne sais pas si cette connivence est établie, monsieur le Président. Si je discutais avec vous dans un salon - c'est d'ailleurs un privilège que je réclame -, je vous dirais peut-être cela !
M. Robert PANDRAUD : Si tel était le cas, M. Bisch a parfaitement raison de préciser que ce type de décision n'est pas prise de manière collégiale - ne serait-ce que pour éviter les fuites.
Reprenons l'histoire de la Corse. Depuis Aleria, on passe successivement de périodes de dialogue à des périodes du tout répressif, avec, en général, les mêmes préfets. Puis on se dit qu'il faut, un projet et on établit un plan économique et social.
On est ensuite passé d'Aleria à la mission Liberbu qui prend contact avec les autonomistes ; ça n'a débouché sur rien. Il y a eu l'amnistie, puis une nouvelle période de négociations - qui échoue - qui précède une période de fermeté.
Tout cela pour vous montrer que quelles que soient les périodes, on a toujours cherché des interlocuteurs qualifiés et légitimes pour connaître les véritables revendications des nationalistes. Mais on ne les trouve jamais ! Des groupuscules se créent sans cesse et les nationalistes eux-mêmes ne savent pas ce qu'ils veulent ! Pendant un temps, Simeoni étant fascisant, on pensait même qu'il s'agissait de sous-marins de l'Italie ! C'est vrai qu'ils avaient collaboré avec l'Italie fasciste avant-guerre et au début de l'occupation. Puis on s'est aperçu que c'était un mouvement qui était contre les pieds-noirs, etc. On cherche toujours un interlocuteur qualifié.
Résultat : les tentatives ont toutes échoué, quel que soit le ministère, le ministre et la politique menée. Quelle que soit la sensibilité politique du ministre, chacun a agi de bonne foi, essayant de dégager le pays de ce problème. J'ai mené pendant un temps, avec Charles Pasqua, une politique répressive - de 1986 à 1988 -, car il y avait du terrorisme tous azimuts, au pays basque, dans les départements d'outre-mer, avec les Arméniens, les Palestiniens, etc. Pour la paix publique, nous étions obligés de réagir rapidement, sans essayer de trouver des formules particulières.
On ne trouve pas d'interlocuteurs. Regardez la presse, surtout ces temps derniers : vous trouverez les propos de certains élus de l'Assemblée régionale qui racontent n'importe quoi ! Le Premier ministre a répété devant cette assemblée ce que Charles Pasqua avait dit à un moment donné : " Rentrez dans la légalité, après nous discuterons ". Ils vous répondent qu'ils sont d'accord, puis disent que c'est à l'Etat de commencer et ça repart !
M. le Président : Il n'y avait pas, dans mon propos, de jugement de valeur, j'essaie simplement de comprendre. Et nous aimerions que devant une commission d'enquête les personnes auditionnées nous disent les choses telles qu'elles sont. Nous essayons, chronologiquement, de reconstituer les événements afin de comprendre comment nous en sommes arrivés là, aujourd'hui, et, dans un second temps, de dégager des pistes pour l'avenir.
M. Robert PANDRAUD: La liaison entre l'autorité judiciaire et l'autorité politique, s'agissant du terrorisme, s'est affirmée depuis un certain temps. Au départ, et c'est sans doute grâce à cela que nous avons réalisé de belles opérations contre le terrorisme du Proche et du Moyen-Orient, se tenaient des réunions de travail entre les autorités administrative et judiciaire, ce qui a peut-être évité certaines dérives.
M. le Président : C'est une hypothèse. Etiez-vous, au moment de la conférence de presse de Tralonca, encore en liaison avec le cabinet du ministre de l'Intérieur ?
M. Pierre-Etienne BISCH : Oui.
M. le Président : Il y a eu, manifestement, une négociation entre les mouvements nationalistes et le ministre de l'Intérieur. En effet, au cours de la visite ministérielle qui avait lieu le lendemain de cette conférence de presse, le ministre a répondu aux points évoqués par les nationalistes la veille.
Vous avez sans doute participé à des réunions pour préparer ces réponses. Mais politiquement, il y a bien eu une concertation en vue de rédiger le discours du ministre ?
M. Pierre-Etienne BISCH : Le ministre Jean-Louis Debré a indiqué, devant une commission parlementaire, qu'effectivement ses services s'attendaient à la tenue d'une conférence de presse de ce type, mais pas à Tralonca, ni de cette importance. Mais il arrive assez souvent que ce genre d'information soit connu ; les services de renseignement ont de nombreuses informations, et l'on ne leur demande pas de passer menottes aux gens dès qu'ils possèdent ce type de renseignement ! C'est plus compliqué que cela.
Quant au contenu du discours, il répondait à un certain nombre de revendications extrêmement connues et répétitives : ils réclamaient, par exemple, un statut européen de la Corse, le POSEICOR, la langue corse, la suppression des départements, etc. Il y avait tout un cahier de revendications connues. Que le ministre de l'Intérieur de l'époque ait souhaité boucler une sorte de concertation, implicite ou explicite, cela me paraît certain ; a-t-elle été implicite ou explicite, je ne sais pas, je n'y participais pas. J'étais à l'époque directeur d'administration centrale, j'étais celui qui savait rédiger des fiches sur les questions de fond que je suivais depuis trois ans. S'il y a eu des discussions politiques, je n'étais pas chargé de les mener ; je ne les ai menées que sous l'autorité de M. Pasqua, et publiquement.
M. le Président : Vous avez cependant pu constater, en tant qu'observateur privilégié, qu'aucune poursuite judiciaire n'a été engagée, malgré l'identification de certains participants par la gendarmerie.
M. Pierre-Etienne BISCH : Cela est incontestable, monsieur le Président. C'est à partir de l'assassinat du préfet Erignac que la politique menée en Corse a véritablement changé.
M. le Président : Pour être précis, il semble que les choses ont vraiment changé à partir de l'attentat de Bordeaux.
M. Pierre-Etienne BISCH : Oui, c'est exact. Mais l'assassinat du préfet est un meurtre symbolique.
M. Roger FRANZONI : Monsieur le Président, savez-vous pourquoi la conférence de presse de Tralonca a réuni autant de monde ? Parce qu'il s'agissait d'une exigence de l'Etat. Ce dernier, ayant négocié avec les nationalistes pour obtenir une trêve, devait prouver à l'opinion publique que son adversaire était puissant - il y avait même des femmes et des enfants ! Ils étaient très nombreux et cela justifiait la trêve qui devait être passée. Vous n'avez pas entendu dire cela ?
M. Pierre-Etienne BISCH : Si.
M. Roger FRANZONI : On ne m'a donc pas menti. Lorsqu'on discute avec une collectivité quelle qu'elle soit, se rend-on compte que l'on est dans un Etat démocratique dans lequel on vote ? En Corse, 80 % des gens sont des républicains, attachés à la France, or on les néglige totalement !
Enfin, avez-vous approfondi, dans vos études, les mouvements des irrédentistes, favorables au rattachement de la Corse à l'Italie ? Ils sont allés très loin, puisqu'ils ont dénoncé des résistants corses qui ont été ensuite exécutés.
M. Pierre-Etienne BISCH : Monsieur le député, je ne me sépare en rien de ce que vous avez dit.
M. le Président : Monsieur le préfet, avez-vous eu affaire à la DNAT, la division nationale antiterroriste ?
M. Pierre-Etienne BISCH : Non pas du tout. Cela ne ressortait pas à mes attributions, et je puis vous dire qu'avec M. Pasqua, je ne risquais pas de les outrepasser !
M. le Président : En fait cela ne m'étonne pas car la DNAT, à cette époque, intervenait fort peu en Corse ; elle n'est intervenue que dans une seconde phase, sous l'égide de Roger Marion qui en était le directeur. Le connaissez-vous ?
M. Pierre-Etienne BISCH : Oui, bien sûr.
M. le Président : Qu'en pensez-vous ?
M. Pierre-Etienne BISCH : C'est un vrai patron. J'aime bien ce genre de patron. Ce n'est pas un manager, mais cela ne me regarde pas.
M. Robert PANDRAUD : Et que pensez-vous de M. Dragacci ?
M. Pierre-Etienne BISCH : C'était l'ancienne école. Mais je suis gêné de porter des appréciations sur des personnes, et je n'en vois pas l'utilité. En outre, je n'ai pas connaissance des tâches qu'ils avaient à accomplir. Je ne vois donc pas pourquoi je porterais une appréciation sur la manière de servir de M. Dragacci. J'ai une opinion sur M. Marion parce que tout le monde en parle, que je l'ai croisé, et parce qu'il s'agit d'un profil intéressant, mais, avec votre permission, je préférerais ne pas aller plus loin.
M. Robert PANDRAUD : Je vous pose cette question car nous avons eu la stupéfaction d'apprendre, au cours de nos auditions, qu'un de ces deux fonctionnaires portait sur l'autre des accusations extrêmement graves. Tout cela nous laisse pantois.
M. Pierre-Etienne BISCH : Ce qui peut laisser également pantois pour moi qui suis béotien s'agissant les affaires de police, c'est qu'on laisse des personnes s'exprimer publiquement, ou qu'on laisse se développer dans notre beau pays des inimitiés de ce type. Depuis que je suis préfet de département - alors que tout le monde s'entend très bien -, je passe tout de même un quart de mon temps à régler ce genre de problème. Bien entendu, ces inimitiés n'ont aucun intérêt en Savoie ou dans l'Ain, mais dans les endroits délicats, elles prennent des proportions dommageables pour l'image même de la police.
M. le Président : Ne vous étonnez pas, monsieur Bisch, que dans ces conditions nous vous posions cette question, car nous sommes précisément chargés d'enquêter sur les dysfonctionnements des services de sécurité. Or quand un responsable d'un secteur aussi important que la DNAT se permet d'affirmer devant une commission d'enquête que c'est à la suite d'une trahison qu'une enquête judiciaire n'a pas abouti, on est en droit de se demander à qui l'on a affaire !
M. Pierre-Etienne BISCH : Je ne me retrouve plus dans un tel contexte ! Le préfet Bonnet raconte, à la télévision, à peu près les mêmes choses sur le précédent !
M. le Président : Laissons de côté le préfet Bonnet, car nous sommes là dans le cadre d'une enquête qui ne nous concerne pas vraiment, l'affaire des paillotes.
M. Pierre-Etienne BISCH : Non, je parle de l'assassinat du préfet Erignac.
M. le Président : Oui, mais nous n'avons pas à intervenir dans le cours d'une enquête judiciaire. Je me limite à essayer de comprendre comment fonctionnent les services de police. Or il me semble que vous, qui avez fait partie d'un cabinet ministériel, qui avez eu des fonctions importantes par rapport à des directions telles que les renseignements généraux, la DNAT, la police judiciaire, l'UCLAT, vous devez avoir une idée sur la façon dont coopèrent tous ces services.
M. Robert PANDRAUD : Monsieur le Président, nous ne l'avons pas relevé tout à l'heure, mais M. Bisch nous a dit que même dans des départements aussi calmes que la Savoie ou l'Ain, il passe le quart de son temps à résoudre ce type de problème. Je vous le dis depuis le début de cette commission : le problème de la coordination est un vrai problème.
M. le Président : Mais il est plus grave en Corse.
M. Pierre-Etienne BISCH : Il y a deux façons de gérer le dossier corse : depuis Paris ou localement. Les choses deviennent très compliquées quand on fait les deux. Si l'on choisit l'option centralisée, la coordination devient possible ; quand on choisit une solution mixte, cela devient plus compliqué. D'autant plus si localement certaines personnes ont des personnalités fortes, sont établies depuis longtemps et peuvent exprimer de vives réactions.
Il en va de même au niveau des parquets : les parquets locaux peuvent indiquer fortement leur désapprobation face au dépaysement de certains dossiers qui est vécu comme une capitis diminutio des autorités juridictionnelles locales.
Je ne suis pas sûr qu'il s'agisse d'une bonne réponse, mais un choix fonctionnel, relativement affirmé entre la formule centralisée et la formule déconcentrée, peut présenter un intérêt.
M. le Président : Il convient de nuancer cette appréciation à l'aune des résultats que l'on obtient. Or dans un cas comme dans l'autre, force est de constater que ce qui caractérise l'action de l'Etat en Corse, c'est l'absence de résultat. L'affaire Erignac est une exception. Très peu d'attentats ont été résolus, malgré la mise en _uvre de moyens nationaux
- DNAT, 14ème section, dessaisissement, délocalisation, etc.
Les deux stratégies ont été utilisées, or elles ont abouti à de piètres résultats sur le terrain. Ce manque de résultats crée un climat délétère qui explique sans doute l'" omerta " qui règne sur l'île, mais qui est tout simplement la peur qui tenaille les personnes souhaitant témoigner, puisqu'elles sont sûres que les auteurs des attentats seront, dès le lendemain, libres et menaçants !
M. Pierre-Etienne BISCH : Je suis totalement d'accord.
M. le Rapporteur : Monsieur Bisch, je voudrais revenir sur le rôle que vous avez joué au ministère de l'Intérieur. Comment votre mission était-elle perçue par les élus de l'île ?
M. Pierre-Etienne BISCH : Je vous remercie de cette question, à propos de laquelle vous possédez certainement de nombreux éléments de réponse ! La perception de ma mission a probablement évolué dans le temps.
Mon premier travail de conseiller technique a été de rencontrer, à la demande du ministre, tous les parlementaires de l'île. Bien entendu, je n'étais que l'ombre portée du ministre - et un conseiller ne pèse rien par lui-même. Mais compte tenu du respect qui pouvait être porté à M. Pasqua, je pense que mon action a été appréciée. Je ne crois pas avoir outrepassé les attentes du ministre, par conséquent, dans un premier temps tout au moins, cela s'est bien passé. Je n'exclue pas qu'ultérieurement, on ait pu dire de moi, à plusieurs reprises, que je réglais beaucoup de problèmes...
M. le Rapporteur : Vous nous avez dit tout à l'heure que la finalité de cette politique était de ramener dans le giron démocratique, et dans un processus de discussion politique, les plus violents des nationalistes. Cela n'a-t-il pas suscité des interrogations de la part de M. Baggioni, M. Rocca Serra ? Ne disaient-ils pas à M. Pasqua que vous en faisiez un peu trop ?
M. Pierre-Etienne BISCH : Vous savez comme moi que tout le monde a toujours beaucoup de choses à demander et à attendre ; par conséquent on ne dit pas toujours grand-chose, parce qu'on espère d'autres choses. Cela s'est vérifié en Corse comme ailleurs ; ce n'est pas une découverte.
Par ailleurs, il s'agissait, bien évidemment, d'une relation de force, à partir du moment où le ministre affirme qu'il veut avancer sur un terrain qui n'est pas, spontanément, dans la ligne locale. Aujourd'hui, il en va différemment puisque certains élus locaux ont récupéré la revendication d'autonomie. A l'époque, ils ne l'avaient pas encore fait, ils ne pouvaient donc pas être satisfaits de tout. J'y ai donc mis le maximum de formes possibles que la modestie de mes fonctions exigeait. Mais il est possible qu'au fil des mois, j'ai pu indisposer.
M. le Rapporteur : Après la conférence de presse de Tralonca et l'attentat de Bordeaux, des discussions ont certainement eu lieu au sein du gouvernement - elles étaient même latentes entre le Premier ministre et le ministre de l'Intérieur - et peut-être même avec l'Elysée, avec M. Ulrich. C'est bien lui qui suivait ce dossier, avec une permanence, une continuité entre MM. Pasqua et Debré. Cette continuité doit-elle être comprise comme une continuité au niveau de l'Elysée ?
M. Pierre-Etienne BISCH : Je serais bien présomptueux de vous dire quoi que soit au nom de l'Elysée. Ce qui est indiscutable, c'est que le sénateur Ulrich suivait ce dossier.
M. le Rapporteur : La conférence de presse de Tralonca a été une opération de communication complètement ratée, non ?
M. Pierre-Etienne BISCH : Oui, je ne sais pas si c'était l'intention mais le résultat est là et de façon magistrale !
M. le Rapporteur : L'intention du Canal historique était d'annoncer une trêve ?
M. Pierre-Etienne BISCH : Oui, mais il fait cela tous les six mois.
M. le Rapporteur : Ce n'était donc pas, pour vous, un moment important pour la réussite de cette politique.
M. Pierre-Etienne BISCH : Cette politique a commencé après l'affaire de Tralonca.
M. le Rapporteur : Mais je parle de la vôtre.
M. Pierre-Etienne BISCH : M. Pasqua souhaitait qu'il y ait une continuité dans la politique menée. Que s'est-il passé ? Le développement de la violence entre factions rivales entre 1994 et 1996 a vidé de sens la politique d'aménagement du territoire. En effet, celle-ci ne peut avoir de sens que si elle est soutenue par un mouvement, une dynamique, une attente. Or elle n'intéressait plus personne.
Par ailleurs, en Corse, il n'existe aucune évaluation sur l'emploi des crédits. J'ai acquis la conviction suivante : ce n'est pas parce que vous allouez plus de crédits qu'il se passe plus de choses. Il s'agit d'une affaire non pas financière, mais politique. Si cela était à refaire, je solliciterais moins de crédits et conseillerais de faire plus de politique ; plus de police mais plus de politique et peut-être moins de finances.
S'agissant de Tralonca, je puis vous assurer que j'en ai été très largement spectateur. Bien entendu, j'écrivais les argumentaires, mais c'est tout. Une période d'attente a suivi cette conférence de presse, et c'est après l'attentat de Bordeaux que le Premier ministre a pris les choses en mains et affiché ses positions.
M. le Rapporteur : Vous vous sentez désavoué à ce moment-là ?
M. Pierre-Etienne BISCH : Pas du tout. Pensez-vous, monsieur le rapporteur, que l'on puisse être volontaire pour traiter un tel dossier ?
M. le Rapporteur : Vous y avez mis beaucoup de passion, non ?
M. Pierre-Etienne BISCH : Oui, bien sûr. Mais sachez que lorsqu'un fonctionnaire se présente au ministre ou au directeur du personnel pour lui dire qu'il souhaiterait s'occuper de tel ou tel dossier, c'est le premier motif pour ne pas le lui donner !
Mais quand on vous charge d'un dossier intéressant et que vous avez la chance d'être auprès d'un patron charismatique, vous vous prenez de passion. J'y ai consacré les deux ou trois plus belles années de ma vie sur le plan professionnel - même si de réels dangers existaient. Mais j'ai également connu de grandes déceptions personnelles. Mais qui n'en a pas ?
Pour moi, l'essentiel était terminé en 1995. Si j'ai encore travaillé six mois sur ce sujet, le cabinet du Premier ministre prenait, petit à petit le relais du dossier.
M. le Rapporteur : Qui s'occupait de ce dossier au cabinet du Premier ministre ?
M. Pierre-Etienne BISCH : Sous M. Balladur, c'était le préfet Philippe Marland, conseiller pour la sécurité intérieure. Il avait un rôle de coordination, et était entouré du conseiller budgétaire, du conseiller fiscal, etc. Puis, sous M. Juppé, M. Stéfanini et le conseiller budgétaire.
M. Roger FRANZONI : Au début, M. Pasqua ne s'est pas rendu compte de la gravité du problème corse. Je l'ai en effet entendu dire à une tribune, à Ajaccio, qu'il ne s'agissait que de plaisantins que tout le monde connaissait et qu'il allait être rapidement mis fin à ces dérives. Or le vétérinaire Lafay a été assassiné presque sous ses yeux.
Avant Aleria, la France était insultée tous les jours, dans tous les journaux - car ils sont très complaisants. Or personne ne réagissait. J'ai même demandé au préfet de l'époque, au cours d'un repas, de nous prévenir si la France avait décidé de larguer la Corse, afin que l'on prenne nos dispositions ! " Mais vous n'y pensez pas, la Corse c'est la France " m'a-t-il répondu. Personne ne se rendait compte de la gravité du problème et c'est un peu pour cela que nous en sommes là aujourd'hui.
M. Pierre-Etienne BISCH : Je respecte totalement votre point de vue, monsieur le député, et l'actualité d'aujourd'hui le renforce. Mais qui peut revenir sur le fait qu'il a fallu, à différents moments, essayer différentes formules. Aujourd'hui les choses sont plus claires : l'opinion publique soutient la politique de l'Etat de droit menée en Corse, ravivée par la position un peu provocatrice de M. Raymond Barre. La tâche reste extrêmement ardue, mais le chemin est peut-être tracé avec un trait plus souligné.
Mais, souvenez-vous, monsieur le député, il y a quatre ou cinq ans, le dossier corse n'intéressait personne ! Je me souviens d'avoir " ramé " pendant des mois pour essayer d'intéresser les ministères techniques, pour faire avancer les dossiers sur l'hydraulique, l'adduction d'eau, la centrale électrique près de Bastia... Cela n'intéressait personne !
L'intérêt de l'opinion publique pour les affaires corses se reflète dans la politique menée par l'Etat. Car, il faut être clair : la Corse, pour les services de l'Etat, est un boulet, elle coûte cher et n'entraîne que des ennuis. S'il n'y a pas une forte impulsion politique, il ne se passe rien dans l'appareil d'Etat. Et c'est à ce moment-là que les électrons libres se mettent en mouvement et commettent différentes provocations.
C'est la raison pour laquelle j'étais partisan d'une action administrative soutenue - même si, il est vrai, elle a coûté un peu cher. Je travaillais, avec des partenaires, autour de projets, quelquefois modestes mais effectifs, sur lesquels on avançait . Il est toujours bon de demander l'avis des Corses - même si certains sont des nationalistes - sur l'agriculture en Haute-Corse, par exemple, car s'ils ont une opinion économique sur le sujet, on les prend au mot.
M. le Rapporteur : N'avez-vous pas été, en définitive, la vitrine légale de choses moins avouables à cette période ?
M. Pierre-Etienne BISCH : Je ne l'exclus pas, monsieur le rapporteur.
M. le Président : On a beaucoup parlé des réseaux Pasqua, en Corse. Quel est votre sentiment à ce sujet ? M. Pasqua avait-il, du fait de ses origines, des circuits privilégiés sur l'île dont il se servait pour mener, en parallèle - ce qui devait compliquer votre tâche -, des négociations directes ?
M. Pierre-Etienne BISCH : Je ne sais pas très bien. Tout d'abord, première réserve, déontologiquement, je ne me sens pas habilité pour parler de l'influence personnelle d'un homme politique en activité ; c'est à lui de vous répondre. Ensuite, il convient de ne pas sous-estimer la modestie du " marché local " en Corse. Avez-vous survolé la Corse de nuit ? C'est un trou noir, il n'y a rien ! Cette île est petite et tout le monde se connaît. Lorsque vous avez plus de 50 ans, que vous êtes né là-bas et que vous connaissez 300 personnes, peut-on parler de réseau, monsieur le Président ?
M. Roger FRANZONI : C'est une petite île, mais c'est la plus belle de la Méditerranée !
La Corse compte 250 000 habitants. Mais si l'on en soustrait les 40 000 étrangers, les personnes âgées de plus de 65 ans - 40 % de la population -, les femmes enceintes, les malades... Combien reste-t-il d'actifs : environ 60 000. Et la France, qui a des visées mondialistes, qui discute tous les jours à l'Assemblée de problèmes cruciaux, est incapable de maîtriser ce petit bout de territoire !
Le chant polyphonique corse a commencé par stigmatiser l'Etat, la République française. Puis, ses auteurs ont compris qu'en allant sur le continent ils gagneraient beaucoup d'argent. Les Français sont ravis ! On les traite d'assassins, mais ils ne comprennent pas et sont béats. Un inspecteur général des affaires culturelles que je recevais à Bastia nous a dit à propos du chant polyphonique que c'était un moyen subreptice de développer le nationalisme. On vous traite de crétins et vous êtes bouche bée et dites " comme c'est beau ! ".
Sénèque disait : " rien ne sert d'avoir un vent favorable si on ne sait pas où l'on veut aller ". Si l'on sait où l'on veut aller, il faut y aller. Bien entendu, on peut ralentir, louvoyer, mais on y va et on continue à y aller. Si les gouvernants sont capables de savoir où ils veulent aller et maintiennent le cap, ils ont gagné. Sinon, ils ont perdu.
M. le Président : Monsieur Franzoni, merci. Monsieur Bisch, je vous remercie de vous être prêté à cette audition.
Audition de M. Daniel LÉANDRI,
ancien conseiller de M. Charles PASQUA, ministre de l'Intérieur
(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 19 octobre 1999)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
puis de M. Roger FRANZONI, Président d'âge
M. Daniel Léandri est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Daniel Léandri prête serment.
M. le Président : Mes chers collègues, nous accueillons aujourd'hui M. Daniel Léandri, ancien conseiller au cabinet de M. Charles Pasqua, ministre de l'Intérieur.
Monsieur Léandri, nous souhaiterions que vous nous précisiez quelles étaient vos fonctions au cabinet de Charles Pasqua au ministère de l'Intérieur, quel a été votre rôle dans la gestion du dossier corse et quelle a été la politique que vous étiez chargé d'appliquer sur le territoire corse.
Je vous propose de nous présenter un exposé liminaire, puis nous passerons au jeu des questions réponses.
M. Daniel LÉANDRI : Monsieur le président, mon exposé liminaire sera bref. De 1993 à 1995, j'étais chargé, au sein du cabinet de Charles Pasqua, ministre de l'Intérieur, des relations avec les syndicats de police. Bien entendu, je suis à votre disposition pour répondre à toutes les questions que vous me poserez sur le dossier corse, mais les relations avec les syndicats de police me prenaient 99 % de mon temps.
J'ajouterai simplement que je recevais, de manière informelle, tous les Corses qui me le demandaient, qu'ils soient nationalistes, élus de gauche ou de droite.
M. Roger FRANZONI, Président : Vous ne vous occupiez donc pas des structures policières et des dysfonctionnements qui pouvaient exister entre la police locale, la police nationale, la DNAT et la gendarmerie ? Aviez-vous le sentiment que tout se passait pour le mieux ?
M. Daniel LÉANDRI : Ce n'était pas du tout mon rôle au cabinet du ministre de l'Intérieur. Je ne m'occupais ni de la gendarmerie, ni de l'opérationnel sur le terrain et je ne participais à aucune réunion à ce sujet.
M. le Président : Vous ne suiviez ni la politique du gouvernement en Corse, ni celle du ministère de l'Intérieur, ni les relations avec les nationalistes ?
M. Daniel LÉANDRI : Je vous ai dit que je recevais les Corses qui le souhaitaient, de manière informelle, mais que je n'avais pas en charge le dossier corse ; c'est M. Pierre-Etienne Bisch qui était chargé de la gestion du dossier corse auprès du ministre de l'Intérieur.
M. le Président : Pardonnez-moi, mais vous avez un nom à consonance corse.
M. Daniel LÉANDRI : Tout à fait, je suis de la région de Sartène. Vous-même étant Corse, vous savez très bien qu'il s'agit d'une toute petite île et que l'on connaît beaucoup de monde. Il est donc tout à fait normal de recevoir les personnes souhaitant obtenir un rendez-vous, de discuter, et cela quelle que soit leur tendance politique.
M. le Président : Vous saviez tout de même ce qui se passait sur l'île.
M. Daniel LÉANDRI : Bien sûr !
M. le Président : Je ne comprends pas, alors qu'il s'agit d'une petite île, pourquoi aucun gouvernement ne parvient à trouver une solution pour que les Corses puissent vivre en paix !
M. Daniel LÉANDRI : Le problème corse remonte à plusieurs décennies, et aujourd'hui la situation n'a guère avancé. Si le problème était simple à gérer, une solution aurait déjà été trouvée depuis très longtemps - il y a suffisamment de gens compétents pour cela. Malheureusement, ce n'est pas si simple que cela.
M. le Président : Ces gens compétents ne sont donc pas au ministère de l'Intérieur !
M. Daniel LÉANDRI : Mais il y a des gens compétents dans tous les ministères. Je suis moi-même l'élu d'une petite commune rurale, dont le conseil municipal est composé de personnes de toutes tendances. L'entente est parfaite et l'on essaie de trouver des solutions, mais en Corse rien n'est simple.
M. le Président : De quelle commune êtes-vous élu ?
M. Daniel LÉANDRI : Sainte-Lucie-de-Tallano.
M. le Président : A l'échelle de la Corse, ce n'est pas une petite commune.
M. le Rapporteur : Monsieur Léandri, la commission d'enquête a pour mission de comprendre quelle a été la politique du gouvernement menée depuis 1993. MM. Pasqua et Bisch nous l'ont d'ailleurs expliqué assez clairement : il s'agissait de rechercher des éléments d'accord avec le mouvement nationaliste, et en particulier avec le FLNC-Canal historique.
C'est donc dans ce cadre-là que nous avons souhaité vous auditionner, parce que votre nom est souvent apparu au cours des auditions, et que vous êtes présenté comme une sorte de relais entre M. Pasqua et le Canal historique - avec M. Santoni. Même si votre rôle n'était pas officiel, comment exerciez-vous cette mission, et que disiez-vous aux personnes qui venaient vous voir ?
M. Daniel LÉANDRI : Je vous ai dit en préliminaire que j'étais en charge des relations avec les syndicats de police, et que je recevais, à leur demande, de manière tout à fait informelle et à titre personnel, des personnes de toutes tendances : des personnes du MPA de l'ANC, de la Cuncolta. Je ne voyais pas simplement M. Santoni, je recevais également MM. Casanova, Orsoni, Serra, etc. Puis, j'en parlais à M. Bisch, mais cela s'arrêtait là.
De quoi parlions-nous ? Toujours de la même chose : de la langue corse, de la culture, de l'université de Corte. Il ne s'agissait absolument pas de négociations et je mets quiconque au défi de citer un seul exemple de négociation en tout cas avec moi. Il s'agissait de simples discussions. Il vaut mieux recevoir, écouter les personnes qui le souhaitent, plutôt que de les tenir à l'écart.
M. le Rapporteur : De quoi vous parlaient-ils précisément, d'autonomie ?
M. Daniel LÉANDRI : Non, pas du tout ! L'indépendance est terminée depuis longtemps et je crois qu'ils l'ont compris. Ils me parlaient plutôt de l'enseignement obligatoire du corse, de la culture et de la mise hors norme de l'université de Corte. C'était toujours les mêmes termes.
M. le Rapporteur : Et que répondiez-vous ?
M. Daniel LÉANDRI : Moi ? Rien !
M. le Rapporteur : Que faisait le ministère, il intégrait ces revendications dans un plan, un schéma ?
M. Daniel LÉANDRI : Il faut poser la question à M. Bisch, c'était lui qui suivait le dossier corse. En ce qui me concerne, ces personnes me parlaient toujours des mêmes sujets. Je n'ai jamais entendues prononcer le mot " indépendance " par ces gens qui avaient des élus à l'Assemblée de Corse. Par ailleurs, il ne s'agissait pas de personnes recherchées mais de compatriotes à qui je ne pouvais pas refuser un rendez-vous.
M. Robert PANDRAUD : Monsieur le président, pensez-vous qu'un Corse ayant une fonction dans un ministère à Paris puisse refuser de recevoir un compatriote ou l'un de ses amis de village ? Vous m'aviez parlé un jour d'un de vos amis d'école, le préfet Paolini. Il était également mon ami et surprenait certaines personnes quand il recevait, dans l'antichambre, des compatriotes de toutes conditions qui venaient le voir pour lui parler du pays, de leurs problèmes.
M. Le Président : Cela est tout à fait exact, Jean Paolini rendait des services à ses compatriotes quand il le pouvait.
Monsieur Léandri, faut-il croire Les dossiers du canard, selon lesquels vous étiez très ami avec M. Santoni ?
M. Daniel LÉANDRI : Il a été dit que nous étions allés au collège ensemble à Sartène, alors que M. Santoni est bien plus jeune que moi. Lorsque je suis entré au collège, il n'était même pas né ! Je l'ai vu pour la première en 1993. Je ne l'ai plus revu depuis.
M. le Président : Ce journal précise même que M. Santoni disposait d'un laissez-passer bleu blanc rouge délivré par le ministère de l'Intérieur.
M. Daniel LÉANDRI : La presse a son rôle à jouer, c'est évident, mais dans une région comme la Corse, il faut éviter de dire n'importe quoi, de faire des amalgames afin de ne pas mettre certaines personnes dans des situations difficiles. Il n'existe pas, à ma connaissance, de laissez-passer bleu blanc rouge, sauf pour des préfets ou des fonctionnaires de police.
M. Robert PANDRAUD : Ces laissez-passer ont existé à une époque, mais ont été supprimés par Valéry Giscard d'Estaing en 1975, au grand dam d'ailleurs des élus parisiens. Au ministère de l'Intérieur, seules les cartes d'identité professionnelles des fonctionnaires de l'administration centrale ont une barrette tricolore.
M. le Rapporteur : La politique de M. Pasqua visait tout de même à réintégrer une partie des nationalistes - ceux qui n'avaient pas commis de graves infractions - dans le chemin de la légalité en leur offrant une " seconde chance ". N'était-ce pas un peu votre rôle de dialoguer avec les uns et les autres pour trouver une solution ?
M. Daniel LÉANDRI : Non, il ne s'agissait absolument pas du sujet de nos conversations. Ils venaient m'exposer leurs problèmes personnels, je les écoutais et j'en parlais ensuite avec M. Bisch qui avait l'ensemble du dossier en charge. Mais il n'y avait rien à négocier.
M. le Rapporteur : Prenons l'affaire de Spérone, en 1994. C'est la première fois que la police arrête un commando pratiquement en flagrant délit, mais quelque temps plus tard, les auteurs sont relâchés. Or ces mises en liberté sont intervenues après de nombreuses actions des mouvements nationalistes - avec attentats - qui revendiquaient ces remises en liberté. Avez-vous suivi cette affaire ? M. Dragacci était, me semble-t-il, à l'origine de ces arrestations.
M. Daniel LÉANDRI : Il n'était pas le directeur du SRPJ à l'époque, mais celui du cabinet de M. Lacave, et ce sont effectivement les services de police locaux qui avaient obtenu les renseignements. Mais contrairement à tout ce qui a été dit, les membres du commando n'ont jamais été remis en liberté ; ils ont été mis à la disposition de la justice, tous, sans exception. Les premiers sont sortis de prison au bout de 12, 14 et 16 mois. Il est faux de dire qu'ils ont été relâchés.
M. le Rapporteur : Mais cette enquête n'a pas abouti.
M. Daniel LÉANDRI : Il faut voir cela avec l'autorité judiciaire.
M. Jean MICHEL : Elle va bientôt passer devant le tribunal correctionnel.
M. le Rapporteur : Suiviez-vous cette affaire ?
M. Daniel LÉANDRI : Non, pas particulièrement. J'en ai eu connaissance quand l'opération s'est déroulée.
M. le Rapporteur : Certaines personnes sont-elles venues vous voir pour vous faire comprendre que cette opération compromettait les discussions en cours ?
M. Daniel LÉANDRI : Monsieur le rapporteur, ces personnes avaient commis des actes illégaux et se sont fait prendre ; c'est leur problème. Il n'y a pas de discussion à avoir.
M. le Président : Personne ne vous a demandé d'intervenir amicalement ?
M. Daniel LÉANDRI : Très sincèrement, ce sera très difficile de trouver trace d'une de mes interventions, quoiqu'en dise la presse.
M. le Président : Vous avez entendu parler de la conférence de presse de Tralonca ?
M. Daniel LÉANDRI : Oui, bien sûr. Mais à cette époque M. Pasqua avait quitté le gouvernement, je n'étais donc plus conseiller au ministère de l'Intérieur.
M. le Rapporteur : Comment réagissaient les élus qui n'appartenaient pas aux mouvements nationalistes à la politique de M. Pasqua ? M. Bisch nous a confirmé que son rôle consistait à formaliser un certain nombre d'accords passés avec les nationalistes.
M. Daniel LÉANDRI : Ecoutez, je voyais des élus de toutes tendances, ils passaient et nous discutions un quart d'heure.
M. Robert PANDRAUD : Lorsque les élus corses viennent discuter au ministère, c'est non pas pour parler de problèmes généraux, mais pour réclamer une intervention individuelle.
M. Daniel LÉANDRI : Vous avez tout à fait raison, monsieur le ministre ! Ils venaient demander des interventions, des mutations, toutes ces affaires dont je ne m'occupais pas d'ailleurs, mais que je transmettais.
Le président est bien placé pour savoir que, malheureusement, le dossier corse est extrêmement complexe. Il ne faut donc pas jeter la pierre à tous ceux qui ont essayé de le résoudre. La seule méthode répressive n'a jamais rien résolu ; il faut, en même temps, trouver des solutions d'accompagnement. Dialoguer ne veut pas obligatoirement dire se compromettre.
M. le Rapporteur : Que pensez-vous de l'action de M. Bonnet ?
M. Daniel LÉANDRI : Lorsqu'on quitte ce type de fonctions, on ne s'intéresse plus d'aussi près à ce qui se passe. M. Bonnet est arrivé en Corse alors qu'il y avait une grande attente de la part de l'opinion publique, suite à l'assassinat du préfet Erignac. Il y avait une grande espérance et une voie était ouverte, mais je ne me permettrais pas de juger l'action de M. Bonnet et la politique qui est actuellement menée. C'est très difficile.
M. le Président : Entre nous, je vous dirai que l'expression " rétablissement de l'Etat de droit " me choque. Comme si la Corse n'était pas républicaine et qu'elle n'appliquait pas les lois. Lorsque j'étais avocat, j'avais le sentiment que la loi s'appliquait.
M. Daniel LÉANDRI : La loi au quotidien s'applique aussi aujourd'hui. Je n'ai aucun jugement à porter entre ce qui se passait hier et ce qui se passe aujourd'hui.
Je voudrais revenir sur la presse et ce qu'elle écrit. J'avais lu dans un quotidien, alors que nous étions aux affaires, entre 1993 et 1995, que des nationalistes voulaient construire un bâtiment pour les étudiants à Corte, mais qu'ils n'avaient pas obtenu les autorisations nécessaires. Cet article affirmait que j'avais appelé la directrice du CROUSS de Corte pour lui demander d'accorder ces autorisations. Or je n'ai appelé ni cette jeune femme ni le préfet ! Ce genre d'histoire peut avoir des conséquences en Corse ! On prête beaucoup de choses à des gens qui n'y sont pour rien.
M. le Président : Vous avez tout de même entendu dire que l'argent public prenait souvent des voies dérivées.
M. Daniel LÉANDRI : Cela se disait beaucoup, oui.
M. le Président : Et vous n'avez rien à nous dire à ce sujet.
M. Daniel LÉANDRI : Je n'ai jamais été chargé de ces affaires. Si je vous répondais, je serai malhonnête.
M. le Rapporteur : Avez-vous des informations sur le grand banditisme, et notamment sur La Brise de mer ?
M. Daniel LÉANDRI : Non, aucune. Cela rentrait encore moins dans mes attributions. En dehors des noms cités dans la presse, je ne connais absolument pas ce dossier.
M. le Rapporteur : M. Pasqua est-il toujours actif en Corse, a-t-il des contacts ?
M. Daniel LÉANDRI : Je m'interdis de parler en son nom. Il est président d'un mouvement et fait le tour des régions.
M. le Rapporteur : Vous faites partie de ce mouvement ?
M. Daniel LÉANDRI : Non, et je n'ai jamais eu de carte d'un parti politique. Toute ma famille est républicaine. Je ne me cache pas d'avoir toujours été gaulliste et je le demeure.
M. le Rapporteur : Et les réseaux Pasqua, c'est une réalité ou un fantasme ?
M. Daniel LÉANDRI : Il faudrait définir ce mot. Si un réseau signifie un tissu d'amitié, de relations, je vous répondrai : oui c'est un réseau. Sinon, je ne vois pas ce que réseau veut dire.
M. le Président : La Corse n'a de toute façon jamais été la préoccupation majeure de M. Pasqua.
M. Daniel LÉANDRI : Vous avez tout à fait raison, monsieur le Président.
M. le Rapporteur : M. Ulrich avait-il un rôle important dans la définition de la politique en Corse ?
M. Daniel LÉANDRI : Il faut lui poser directement la question ! Je sais que M. Ulrich va en Corse depuis plusieurs décennies, maintenant savoir s'il avait un rôle important ou pas, ce n'est pas à moi de répondre.
M. le Président : Avez-vous entendu parler de frictions entre policiers, et les différents types de police ?
M. Daniel LÉANDRI : Ces frictions ont toujours existé, cela ne date pas d'aujourd'hui. Mais il n'y avait pas plus de problèmes que dans les autres régions s'agissant des syndicats ; simplement un peu plus d'absentéisme.
M. Robert PANDRAUD : La plupart des policiers souhaitent qu'on les laisse tranquillement finir leur temps de service pour retourner ensuite au village ! Les revendications syndicales ne devaient pas être fondées sur des affirmations très politiques !
M. Daniel LÉANDRI : Tout à fait, monsieur le ministre, ils ne s'en souciaient pas !
M. le Président : Monsieur Léandri, je vous remercie.

Audition de M. Jean-Pierre DINTILHAC,
procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris

(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 28 octobre 1999)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. Jean-Pierre Dintilhac est introduit.
M. le Président : Monsieur le procureur, merci d'avoir répondu à notre nouvelle invitation. Nous avons en effet souhaité vous entendre, M. Dintilhac, car nous avons dans les différents témoignages recueillis, la déposition de l'un d'entre eux : M. Roger Marion.
Ses déclarations, effectuées devant la commission, nous paraissent susceptibles d'être déférées à la justice et compte tenu qu'apparemment - même si nous n'avons pas la connaissance précise de ce qui a été dit devant la commission d'enquête du Sénat -, il y a concordance entre ces déclarations faites devant la commission de l'Assemblée et celles faites devant la commission d'enquête du Sénat, nous avons souhaité vous voir pour recueillir votre point de vue.
Quand M. Marion est venu déposer devant nous, en réponse à une question posée sur les conditions de l'interpellation d'Yvan Colonna, il nous a déclaré : " Yvan Colonna n'avait pas été mis en cause avant les aveux de ses co-auteurs, à savoir 48 heures après le début des gardes à vue. Il ne figurait dans aucune note de renseignement, ni dans aucune surveillance de la gendarmerie dont je vous parlais. Yvan Colonna était, comme bien d'autres relations de Ferrandi, sous surveillance des renseignements généraux puisque dans le dispositif antiterroriste je n'ai aucun effectif pour effectuer des surveillances sur le terrain ".
" Ce sont soit les renseignements généraux qui assurent les surveillances - ils ont une section spécialisée - soit le RAID. En l'occurrence, la surveillance d'Yvan Colonna avait été confiée aux renseignements généraux qui l'avaient sous-traitée au RAID. Mais, compte tenu qu'Yvan Colonna a été prévenu par deux fois, au travers de la presse et en raison d'une indiscrétion ".
C'est là où je vous demande de bien écouter la suite ; le rapporteur de notre commission l'interrompt et lui dit : " Nous avons connaissance de l'article du Monde mais l'indiscrétion, c'est quoi ? ".
Et M. Marion répond : " Excusez-moi, la première fois qu'Yvan Colonna a été prévenu qu'il était surveillé, ce n'est pas par la presse, mais par une indiscrétion. En clair, d'après mes informations, c'est l'ancien directeur du SRPJ d'Ajaccio qui a prévenu son père, lequel aurait prévenu M. Bonnet ou M. Pardini. A partir de ce moment là, Yvan Colonna s'est mis à regarder sous sa voiture et y a trouvé une balise de surveillance. Je précise qu'au niveau de l'enquête, j'ai procédé à l'identification des auteurs du meurtre, comme vous l'avez lu, au travers des communications de téléphones portables, entre autres. Je précise qu'Yvan Colonna n'est apparu à aucun moment, puisqu'il n'avait pas de téléphone portable au moment de l'assassinat. A partir du moment où il a été mis en cause dans la procédure, j'ai demandé aux renseignements généraux de resserrer le dispositif de surveillance. Nous sommes donc intervenus le vendredi 21 mai à six heures du matin et Yvan Colonna a dû être mis en cause pendant la journée du samedi. Le dimanche matin, nous sommes intervenus à son domicile, où il n'était plus ".
J'interpelle à ce moment-là M . Marion : " Ce que vous nous dites sur M. Dragacci est grave : ce serait lui qui aurait prévenu indirectement Yvan Colonna qu'il était sous surveillance ". Et Roger Marion répond : " Pas Yvan, son père ".
Il nous est apparu au sein de la commission que si M. Marion disait la vérité, M. Dragacci s'est rendu coupable d'une infraction grave - tout cela se situant dans le contexte de l'assassinat du préfet Erignac et venant d'un officier de police judiciaire, ancien responsable du SRPJ - et devait être au minimum poursuivi.
Si M. Dragacci n'est pas en cause - inutile de vous dire qu'il s'en défend puisque nous l'avons interrogé et je passe sur cette espèce de règlement de compte auquel nous avons assisté et qui n'est pas le seul fait de MM. Marion et Dragacci -, dans ce cas, M. Marion est l'auteur d'une dénonciation calomnieuse.
Nous voudrions savoir si la justice est saisie de ces faits. Etes-vous informé de cette affaire qui est d'autant plus grave que si l'on rapproche les déclarations de M. Marion, de celles qui ont été faites devant le Sénat, il apparaît une convergence permettant d'affirmer - en tout cas pour de personnes extérieures au dossier - que si Yvan Colonna a réussi à fuir, c'est grâce aux complicités dont il a bénéficié de la part de responsables des administrations de police.
Il me semble que cela devrait interpeller pour le moins l'autorité judiciaire. Nous avons ce problème à résoudre : que devons-nous faire ?
Après en avoir parlé avec le Président de la commission d'enquête du Sénat, qui, comme moi, a eu le sentiment que l'on nous révélait des éléments graves, nous nous sommes interrogés sur la procédure à mettre en _uvre, notamment par le biais de l'article 40 du code de procédure pénale. Il nous est apparu dans un premier temps qu'il était sans doute préférable que nous vous faisions part de cette déposition dans le cadre de la commission d'enquête elle-même.
J'ai presque envie de vous dire que ce n'est pas le seul élément qui nous a choqués et je voudrais évoquer d'un mot l'ambiance qui semble régner au sein de la section antiterroriste spécialisée, que ce soit au parquet ou parmi les juges d'instruction du tribunal de Paris.
Je ne vous cache pas, monsieur le procureur de la République, que l'ensemble des commissaires autour de cette table a vécu douloureusement les déclarations des uns et des autres, dont le moins que l'on puisse dire est qu'ils ne s'apprécient pas beaucoup. Nous nous demandons, dans ces conditions, comment ils peuvent travailler ensemble. Ils semblent régler des comptes de manière permanente ce qui, à l'évidence, nuit à la lisibilité de leur action et surtout à l'efficacité des procédures qui leur sont confiées.
Nous sommes par ailleurs obligés de constater, quant à l'efficacité de ce dispositif, qu'elle est quasiment nulle pour les affaires les plus sérieuses et les plus graves concernant la Corse.
Tout cela ne peut rester sans lendemain et étant donné que nous nous apprêtons à publier notre rapport le 18 novembre prochain, je souhaite que vous puissiez nous dire aujourd'hui ce que vous en pensez car, même si vous n'êtes pas impliqué dans le fonctionnement de la galerie Saint-Eloi au premier chef, vous savez qu'il règne une atmosphère quelque peu " irrespirable " - selon les propos d'un juge d'instruction. Tout cela mérite quelques explications complémentaires de la part de l'autorité judiciaire qui a la responsabilité de tous ces éléments. Nous sommes navrés de devoir le dire.
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Il est tout à fait naturel, dès lors que des questions importantes se posent, que vous les posiez et que vous puissiez interroger le procureur de la République de Paris.
Je répondrais sur les deux points, qu'il s'agisse des déclarations de M. Roger Marion et de M. Démétrius Dragacci et du climat que révèle cette affaire. J'ai été moi-même destinataire du document du commissaire Dragacci, qui a été envoyé à de nombreuses autorités et qui est un document faisant part à la fois de beaucoup d'amertume et de critiques quelque peu difficiles à cerner et à préciser. La lecture de ce document ne m'a pas permis de discerner des éléments de nature à constituer des infractions pénales, justifiant ou nécessitant une enquête. Il s'agit plutôt d'amertume et de regrets.
En ce qui concerne les déclarations faites devant votre commission et celle du Sénat, je ne les connais pas et je comprends que vous m'en donniez connaissance, dans la mesure où elles seraient susceptibles de contenir des éléments pouvant donner lieu à des poursuites.
Une première affirmation est parfaitement exacte et elle est fondamentale. Dans toutes les informations remontées, à savoir celles qui m'ont été remises par le préfet Bonnet le 16 novembre et le 11 décembre 1998, le nom d'Yvan Colonna n'apparaissait pas et je n'avais pas d'information - et je pense que personne n'en avait - sur l'implication d'Yvan Colonna avant que les autres opérateurs de l'attentat contre Claude Erignac eux-mêmes ne citent ce nom.
Jusqu'à cette interpellation, Yvan Colonna était surveillé comme de nombreuses personnes peuvent l'être en Corse par les renseignements généraux, mais il ne pouvait pas être considéré comme l'auteur présumé de l'attentat contre le préfet Erignac, puisqu'il n'existait alors aucun indice susceptible d'orienter l'enquête vers lui. Ceci - je tiens à le dire ici - est par ailleurs un élément qui me paraît important, dans la mesure où d'après l'ouvrage du préfet Bonnet qui vient de sortir et que j'ai lu rapidement, la justice est mise en cause, de manière générale, parce qu'elle n'aurait pas fait ce qu'elle aurait dû faire pour arrêter Yvan Colonna. Or, le préfet Bonnet ne m'a jamais informé - en tous les cas pas dans les documents qu'il m'a remis - de l'implication d'Yvan Colonna. Aussi, je ne vois pas en quoi il y aurait eu un dysfonctionnement pour ne pas avoir fait procéder suffisamment tôt à l'interpellation de quelqu'un dont on ignorait qu'il puisse être directement impliqué, même si les renseignements généraux le surveillaient car il faisait partie d'un ensemble de personnes qui pouvaient être globalement suspectes d'appartenir à des mouvances indépendantistes ou d'apporter des appuis.
M. le Président : Nous sommes dans le cadre d'un dialogue pour essayer de comprendre. Je confirme cette version. Toutes les informations que nous avons eues démontrent qu'il n'y avait pas eu transmission du nom d'Yvan Colonna dans la première phase de l'enquête, mais en fin d'enquête quand l'interpellation des co-auteurs est intervenue.
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Il faut absolument éviter de faire l'amalgame entre la recherche de l'intéressé après l'interpellation des co-auteurs et les griefs sur d'éventuelles indiscrétions concernant la surveillance d'Yvan Colonna à une époque où rien ne le désignait comme l'assassin du préfet Erignac. Il est faux de prétendre que c'est parce que l'on savait qu'il était l'assassin que l'on a voulu le protéger : on ne le savait pas.
M. le Président : Je le confirme. Cependant, vous conviendrez avec moi que si le système mis en place par les renseignements généraux, ou par le RAID à qui aurait été sous-traitée cette affaire, avait fonctionné dans des conditions normales sans qu'il ait été révélé à Yvan Colonna, le suivi du personnage aurait sans doute été plus facile. Il y avait une balise sous sa voiture. Elle aurait sans doute permis, au moment où l'on apprend qu'Yvan Colonna est mis en cause par les co-auteurs dans l'assassinat du préfet Erignac, de l'interpeller plus facilement s'il n'y avait pas eu cette révélation antérieure effectuée selon M. Marion par M. Dragacci, l'informant qu'il était suivi et surveillé.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Sait-on à quel moment Yvan Colonna a eu la connaissance de ce fait ?
M. le Président : Cela s'est sans doute situé plusieurs semaines auparavant. Ce n'est pas concomitant à l'arrestation des auteurs de l'assassinat de M. Erignac.
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Il ne s'agissait pas d'une personne soupçonnée d'avoir commis un assassinat et qui, par différents moyens, aurait été informée par anticipation pour fuir, mais d'une personne qui était surveillée parmi d'autres, et dont on sait a posteriori qu'elle était fortement impliquée et dont on regrette qu'elle n'ait pas fait l'objet de plus d'attention. Mais l'a posteriori est très différent de l'a priori. C'est la différence entre la relation de causalité directe et indirecte en termes d'implication pénale.
Il ne peut y avoir, dans cette affaire, de soupçons d'entrave au fonctionnement de la justice dès lors qu'alors même qu'il y aurait eu une information via le père pour le fils, ce ne pouvait pas être pour entraver l'interpellation d'un présumé criminel, puisqu'il n'était pas présumé criminel à l'époque.
M. le Président : Quand un service de police met en place un système de surveillance et qu'un autre officier de police va dire à l'intéressé : " Vous êtes sous surveillance et vous avez une balise sous votre voiture ", si la police fonctionne ainsi, je suis très inquiet.
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Moi de même. Mais dans ce cas nous tombons dans les deuxièmes séries de questions que vous me posez, à savoir les dysfonctionnements, les querelles entre services, l'absence de coordination, voire la réalité de fuites.
Dans une enquête au sens large - une enquête était ouverte et une information existait depuis le 6 février 1998 sur l'assassinat du préfet Erignac - toutes les investigations effectuées étaient couvertes par le secret de l'instruction ; il y aurait donc eu violation de l'instruction pour toute divulgation d'éléments provenant de l'enquête ou du dossier d'information.
Ce n'est pas le cas en l'espèce et nous sommes ici dans un domaine de dysfonctionnements qui relèvent du disciplinaire et non du pénal. Il n'y avait pas la volonté de faire échapper un individu fortement présumé coupable d'un crime puisqu'il ne l'était pas à l'époque.
Sur les dysfonctionnements que vous évoquez, le procureur de Paris est le premier à considérer qu'ils sont graves. Cette nuit, un attentat a eu lieu à Paris, une explosion dans le 12ème arrondissement, qui est fort probablement lié au terrorisme corse compte tenu des annonces faites par de précédents communiqués.
Fort heureusement, personne n'est blessé, hormis deux enfants qui sont tombés du lit en face. J'ai immédiatement demandé que non seulement la brigade criminelle soit saisie de cette affaire, mais également la division nationale des enquêtes antiterroristes, car je considère comme indispensable, dans la lutte contre le terrorisme, d'avoir une mise en commun des moyens et la capacité de travailler ensemble. Cela a été fait.
C'est parfois assez difficile et, derrière les institutions, des questions de personnes jouent. Ce n'est pas toujours le cas, mais cela arrive. Nous avons eu un exemple de coopération remarquable, il y a quelque temps, dans le vol de plusieurs dizaines de kilos d'explosifs en Bretagne où des gendarmes ont été informés par un voisin de la présence de camions qui vidaient bizarrement des cartons. Ces citoyens ont fait leur devoir en prévenant les gendarmes qui ont eux-mêmes prévenu leur hiérarchie, puis la DNAT s'est rendue sur place et a fait son travail. C'est une excellente coopération entre la population et les différents services compétents. Cela devrait fonctionner ainsi.
Malheureusement, cela n'est pas toujours le cas ainsi qu'il résulte des exemples que vous évoquez. Concernant celui de la coopération entre les services de police en interne, le procureur a une responsabilité globale, mais également une certaine difficulté à l'assurer et à la garantir, car ce n'est pas lui qui nomme, qui mute et qui installe les responsables.
Ensuite, vous évoquez les services de la justice. Je voudrais rappeler qu'il existe plusieurs niveaux : celui de la police judiciaire au sens large - police et gendarmerie - et celui des juges d'instruction. Ceux-ci échappent bien entendu complètement à l'autorité du procureur et sont d'ailleurs très vigilants à prévenir quelque immixtion que ce soit de la part du parquet dans le fonctionnement de leur instruction et dans la manière de conduire l'enquête. Aussi, le parquet doit faire preuve, selon les cas et les personnalités, d'une certaine diplomatie pour entretenir une bonne relation afin notamment d'être informé non seulement de ce qui figure dans les dossiers, car il suffit d'en demander la communication, mais de ce qui ne s'y trouve pas encore, ce qui est le cas des investigations effectuées en exécution de commissions rogatoires qui sont toujours en cours, et donc qui ne sont pas encore versées dans les dossiers.
Le procureur a la responsabilité du parquet, à savoir non pas de la galerie Saint-Eloi, mais de l'ex 14ème section qui est devenue la section A6 du parquet, la section de la lutte antiterroriste. Or, je n'ai pas connaissance, depuis que j'ai pris mes fonctions il y a dix-huit mois, de la moindre querelle et du moindre dysfonctionnement entre les quatre magistrats du parquet qui composent cette section dirigée par Mme Stoller. La cohésion a été parfaite et les relations, excellentes. Je les vois régulièrement et je n'ai pas eu à intervenir pour régler quelque conflit que ce soit entre ces quatre magistrats qui, au nom du procureur de la République, conduisent l'action publique et la direction de la police judiciaire dans le domaine de la lutte antiterroriste.
La galerie Saint-Eloi est un autre domaine. Je ne peux pas me prononcer sur les relations personnelles qui peuvent exister, mauvaises ou bonnes, entre les magistrats instructeurs qui sont co-saisis parfois, et seuls saisis dans d'autres dossiers. Il est tout à fait indispensable qu'il y ait de bonnes relations. J'ai tenté de m'y employer à deux moments forts de cette enquête : tout d'abord, en prenant mes fonctions, en organisant un voyage en Corse avec les juges d'instruction, dont M. Bruguière, pour y rencontrer les magistrats locaux, car le lien avec les magistrats locaux est indispensable ; peu après, en organisant une rencontre que j'ai provoquée dans le bureau de M. Bruguière, avec M. Thiel pour faire le point de l'état du dossier avec Mme Erignac qui avait été invitée à venir, car je savais qu'elle avait beaucoup souffert des dysfonctionnements réels ou prétendus dont la presse s'était faite l'écho.
J'en reviens à la première question : y a-t-il infraction pénale ou présomption d'infraction pénale à charge de M. Dragacci, pour avoir commis soit une violation de l'instruction, soit une autre infraction d'entrave au fonctionnement de la justice ? A l'inverse, y aurait-il une infraction imputable à M. Marion pour l'avoir mis en cause sans élément et sans preuve ? Dans ce dernier cas, il s'agirait d'une dénonciation calomnieuse ou d'une diffamation pour lesquelles l'engagement de l'action publique ne peut se faire qu'à l'initiative de la victime. Sur le principe de l'existence d'une infraction, je ne pourrais me prononcer qu'avec une transmission des éléments de l'enquête parlementaire au titre de l'article 40. En tout état de cause cela demande une étude complexe, à la fois sur les qualifications et sur la compétence, car la compétence parisienne n'est pas évidente.
En effet, il y a lieu de s'interroger sur la compétence, soit d'Ajaccio, soit de Paris. Paris est-il compétent ? L'est-il par connexité en raison des liens entre les déclarations et la compétence terroriste ? J'ai réfléchi à ces questions hier soir et ce matin, bien que j'ai eu de nouvelles préoccupations dans la nuit : la question est complexe et je ne peux pas immédiatement vous donner la réponse.
M. le Président : Merci, Monsieur le procureur. Vous comprenez que cette démarche a été initiée par notre commission parce que nous avons été informés d'un certain nombre d'autres éléments dont d'autres vous parleront, je pense aux déclarations de M. Marion devant la commission d'enquête du Sénat. Et c'est la coïncidence des deux déclarations et leur complémentarité qui nous paraît extrêmement gênante. Nous nous posons la question du degré de responsabilité d'un homme qui était directeur de la DNAT et non pas un officier de police de base. Venant d'un homme qui avait cette responsabilité, cela nous a donné l'impression d'une certaine légèreté. On mesure ses propos quand l'on est devant une commission d'enquête et, quand l'on est officier de police, il faut disposer d'éléments de preuves pour s'avancer.
Ces déclarations justifient une éventuelle démarche parallèle du Président de la commission d'enquête du Sénat dont il n'est pas possible de dire qu'il soit de connivence avec moi car, sur le plan politique, le Sénat et l'Assemblée nationale ne sont pas sur la même longueur d'ondes. Mon souci en tant que Président d'une commission d'enquête est de dépasser les clivages politiques habituels.
Il nous semble que nous avons eu révélation de faits d'une particulière gravité qui sont à l'origine de certains dysfonctionnements que nous avons pu constater tout au long du déroulement de cette commission d'enquête. Il est de notre devoir, sur le plan moral, en tant que républicains, de se dire qu'il ne nous est pas possible d'accepter cela, en tant que parlementaires. Et vous, représentant l'autorité judiciaire, il est impossible que vous restiez sans réaction, sinon cela signifie que tout cela continuera et que nous ne réglerons jamais le problème corse.
Nous pensons actuellement que si ce problème est difficile à régler, ce n'est pas forcément en raison du comportement des Corses, mais du fait de l'existence de tels dysfonctionnements dans l'appareil de l'Etat, que ce soit l'appareil judiciaire ou de police. Ce sont ces dysfonctionnements qui empêchent toute solution pérenne sur le territoire corse. C'est notre conviction aujourd'hui et ce n'est pas léger que d'affirmer cela.
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Monsieur le Président, effectivement ce point n'est pas léger, c'est un problème grave. Je ne peux pas me prononcer sur des propos que je n'ai pas entendus, mais, en tant que procureur de la République de Paris et magistrat du parquet en charge de manière presque systématique de la lutte contre le terrorisme, je regrette, dans ce domaine comme dans d'autres - je ne parle pas d'un rattachement de la police judiciaire - de ne pas être consulté sur le choix des hommes. Je le dis ici et je serai prêt à le répéter dans d'autres enceintes, qu'il s'agisse de nommer le directeur de la police judiciaire qui vient d'être renouvelé et qui est un homme de grande qualité, ou de nommer le responsable de la DNAT, il n'y a jamais eu la moindre consultation du procureur de la République de Paris, ce que je déplore.
Je déplore également qu'il n'y ait pas d'échanges plus étroits pour apprécier la qualité des hommes. Certes, la justice n'a pas à gérer les fonctionnaires de police en tant que hiérarchie administrative, mais les officiers de police sont mis à sa disposition. Des appréciations sont portées dans le cadre d'annotations assez formelles mais, aux moments cruciaux du choix des hommes, on ne consulte pas les magistrats sur les candidats. Je le déplore, non seulement pour moi, mais également pour l'institution judiciaire dans son ensemble. C'est une réflexion générale que l'on peut faire. Il devrait y avoir, au minimum, des rapprochements au moment du choix des principaux responsables des grands services.
Monsieur le Président, vous avez évoqué également le dispositif actuel de la lutte contre le terrorisme en portant des appréciations très négatives. Je voudrais sur ce point vous dire que je suis très réservé sur la possibilité de porter un jugement aussi tranché sur l'efficacité des services qui conduisent quotidiennement la lutte contre le terrorisme. Il est vrai que certains assassinats ne sont pas élucidés, mais il est également vrai que de nombreuses poursuites ont été engagées et, des condamnations prononcées sur la base du travail effectué par ces services et qu'en définitive le crime le plus grave, l'assassinat du préfet Erignac, a été élucidé, même si l'auteur principal est en fuite.
Ce que je sais de la lutte contre le terrorisme en France, comme à l'étranger, c'est qu'il s'agit du domaine le plus difficile, que ce soit en Corse, sur une île, ou ailleurs.
Après avoir été entendu par votre commission et par d'autres, en réfléchissant à ce que pourrait être le système idéal, je n'en ai pas trouvé. Une déconcentration ou une délocalisation pour traiter en Corse ce qui peut être de la compétence corse serait-elle plus efficace ? L'attentat de Paris, qui a de fortes chances d'avoir été commis par les Corses, serait-il mieux traité en Corse qu'à Paris ?
Je considère que la centralisation présente de nombreux avantages ; en revanche il est vrai que la coordination et la capacité d'entente et de partage, à la fois des charges et des informations, est fondamentale. Sans cette volonté de travailler en commun il se produit une déperdition d'énergie, que ce soit chez les magistrats ou les policiers, et il vaut mieux qu'un seul juge d'instruction soit saisi d'une affaire, plutôt que trois juges qui ne s'entendent pas. De même pour les services enquêteurs : quand l'on est obligé de ne saisir qu'un seul service, c'est tout à fait catastrophique, car je crois à l'intelligence collective, à une mise en commun des moyens, et au fait que c'est un gage d'efficacité.
M. le Président : Je ne suis pas en désaccord avec cette analyse, Monsieur le procureur, j'ai peut-être été un peu rapide. La centralisation est un bon élément à condition de ne pas être un fourre-tout. Il faut une sélection. Vous y avez contribué, car la réunion dont vous avez fait état, votre rencontre avec M. Legras et les responsables sur l'île, était destinée à fixer les critères de délocalisation des affaires de terrorisme.
Une centralisation est nécessaire dans bon nombre de cas, mais le terrorisme corse est multiforme. Il n'est pas aussi simple que le terrorisme islamique ou le terrorisme basque. Nous savons parfaitement que certaines implications sont souvent liées au banditisme et à une forme de délinquance traditionnelle, ce qui complique la situation.
La deuxième réserve que je formulerai est que, bien évidemment, il faut des services centralisés compétents avec des moyens d'action peut-être différents de ceux dont disposent les services au plan local, mais il ne faut pas que ces derniers soient considérés par les structures nationales comme leurs " larbins ". Cela est ressenti, nous l'avons entendu dans les auditions auxquelles nous avons procédé, à la fois par les policiers au plan local et par les magistrats.
A partir du moment où l'on se considère comme les exécuteurs, quelqu'un a utilisé le terme de " bonniche " qui était sans doute un peu fort, la démobilisation sur le terrain est évidente et conduit à des résultats, là encore, relativement piètres par rapport aux objectifs qui, normalement, doivent être ceux des services de sécurité sur le territoire corse.
Il n'existe pas de désaccord entre nous, mais une ventilation à opérer de manière plus fine. Je pense aussi au problème du renouvellement des magistrats, car il n'est pas souhaitable que des magistrats restent trop longtemps dans des postes très exposés et difficiles, car la pression psychologique permanente finit au bout d'un certain temps par nuire à l'efficacité. Je ne pense pas qu'il soit souhaitable que les juges d'instruction tels que M. Bruguière ou d'autres, restent pendant quinze ou vingt ans dans de telles structures, sinon un phénomène d'usure se manifeste qui nuit à l'efficacité de l'action que, normalement, ils devraient conduire.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Cette commission a parfois ressemblé à une chaudière incandescente dans laquelle un certain nombre de personnes venaient déposer des fagots.
S'agissant des déclarations de M. Marion, nous ne lui avons pas demandé s'il avait informé la justice de cette intime conviction dont il nous a fait part. Quelle aurait été la procédure ? Quelle est la procédure qui vous semble appropriée, pour un fonctionnaire de police ayant l'intime conviction que, dans le cadre de l'enquête, un dysfonctionnement aussi grave apparaît ? Quelle aurait été la procédure idoine, car il ne s'agit pas d'un universitaire qui vit en dehors de la réalité judiciaire ? Pour que, le cas échéant, des propositions soient faites, quelle est, d'après vous, la marche à suivre quand un dysfonctionnement aussi grave est constaté ?
Notre interrogation ne porte pas exclusivement sur le déroulement de l'enquête, mais sur le fait qu'un grand chef puisse " balancer " de cette manière un autre grand chef, ce qui est particulier, même si cela n'a eu qu'une portée limitée sur le déroulement de l'enquête.
Pour comprendre la nature des relations entre les magistrats de l'instruction et ceux du parquet, cette information que vous a donnée officiellement aujourd'hui le Président de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale a été donnée de manière quasi similaire - peut-être un peu moins solennelle au détour d'une question - le 7 septembre à M. Bruguière.
Cette information relative à un dysfonctionnement, était-elle un fait nouveau et à vos yeux suffisant pour être porté à votre connaissance par quiconque, un magistrat, un fonctionnaire de police ou un simple citoyen ? Avez-vous eu vent de cette information d'une manière ou d'une autre, puisque nous ne nous en sommes pas cachés auprès de M. Bruguière, puis ensuite auprès de Mme Le Vert.
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Les mauvaises relations entre M. Marion et M. Dragacci n'étaient un mystère pour personne. C'est également un élément qui se déduit de l'instruction car, sans entrer dans le détail, la piste dite " agricole ", qui a été largement explorée, passait notamment par des interrogations et recherches sur la diffusion du rapport Bougrier à l'égard duquel il y avait suspicion qu'il ait pu être transmis de l'intérieur du SRPJ et être un élément déclencheur.
Mais si parfois il est possible d'avoir l'intuition ou le sentiment de quelque chose en se disant " Je le sens ainsi, mais je n'ai pas le commencement d'un début de preuve ", il n'est pas question d'engager quelque procédure et enquête que ce soit sur ces bases. C'est la difficulté de l'engagement du processus judiciaire et nous le voyons actuellement largement du fait de l'application de l'article 40 du code de procédure pénale. Je le constate quotidiennement, la justice est saisie, à ce titre de ce qui devrait être des dénonciations. Or, je constate avec mes collaborateurs que cette pratique est devenue tellement systématique qu'elle devient un syndrome : ce qui ne procède que d'intuitions, sans le moindre commencement de preuve, se traduit par l'envoi de masses de dossiers dont nous avons du mal à déterminer ce qui pourrait donner matière à engagement d'une enquête contre qui que ce soit.
Vous me demandez s'il y avait matière à informer l'autorité judiciaire ? Si M. Marion avait le sentiment qu'Yvan Colonna avait échappé à la justice grâce à des informations données en violation du secret de l'instruction, je considère qu'il aurait été de son devoir d'en informer le juge d'instruction, car M. Marion était saisi par commission rogatoire par le juge d'instruction. Il aurait appartenu ensuite à celui-ci de transmettre ces éléments au parquet.
Le juge d'instruction informé dans une enquête d'éléments pouvant constituer une nouvelle infraction doit, en effet, les dénoncer au parquet. Aucune information sur ce point n'est remontée au parquet.
M. le Président : Malgré l'information que nous avons donnée à Mme Le Vert et M. Bruguière ? Nous les en avons informés et rien n'est remonté jusqu'à vous.
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Je n'ai été saisi d'aucune information. Monsieur le Président, la comparution devant votre commission et l'information revêtent un aspect particulier. Elles sont couvertes par le secret. Ce ne sont pas des éléments qui arrivent en annexe d'investigations pour lesquelles les policiers ont exécuté une commission rogatoire et qui, au hasard de l'exécution, découvrent des éléments nouveaux qu'ils transmettent au juge d'instruction lequel, s'il n'est pas saisi, transmet au parquet soit pour le saisir par un supplétif, soit pour ouvrir une autre information.
Nous sommes dans un contexte particulier sur lequel il n'existe ni règle dans le code de procédure pénale ni pratique et référence.
M. le Président : Nous pouvons imaginer aisément que cette information donnée par M. Marion à la commission d'enquête parlementaire a été fournie par ses soins à d'autres précédemment. En effet, je vois mal comment le responsable de la DNAT ayant connaissance du fait qu'un officier de police judiciaire, au cas d'espèce M. Dragacci, avait informé la famille Colonna qu'elle-même et Yvan Colonna étaient sous surveillance, aurait pu garder pour lui cette information, pour ne la révéler que le jour où il passe devant la commission d'enquête. Il a dû en parler autour de lui. Cette information a dû circuler. Les mauvaises relations de MM. Dragacci et Marion étaient connues, mais cet élément est subalterne par rapport aux accusations portées par l'un contre l'autre. Je ne parviens pas à croire que M. Marion nous ait réservé la primeur de cette information à nous, commission d'enquête. A l'évidence, il a dû en parler autour de lui.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : M. Marion n'a pas saisi la justice et nous n'avons aucune preuve. C'est pour cette raison que j'ai utilisé le terme de " chaudière incandescente " et que cette situation est très choquante, car il sait très bien qu'en venant devant une commission d'enquête dont une partie - ou la quasi intégralité - des conclusions sera publique, c'est fait pour " flinguer ".
M. le Président : Imaginons l'effet dans l'opinion publique, Monsieur le procureur de la République, de la publication de la déclaration de M. Marion. Que pensera l'opinion de la police française à ce niveau  ? Nous ne sommes pas dans un règlement de compte dans un commissariat de province, mais à la tête de la police nationale.
M. Jean-Pierre DINTILHAC : J'entends parfaitement le caractère extrêmement délétère de ce genre de propos...
M. le Président : Vous n'êtes pas en cause.
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Ainsi que les conséquences que cela peut avoir sur l'image.
Trois hypothèses se présentent :
- soit une haine farouche entre les deux hommes qui fait que toute occasion est bonne pour l'un ou l'autre de tenir des propos critiques sur le second ;
- soit qu'il y ait une intuition qui n'est fondée sur rien et pour laquelle nous ne pourrons rien faire, un " sentiment de ", car nous avons tous à un moment où a un autre des sentiments sur lesquels nous sommes incapables de nous prononcer ;
- soit, ce qui serait plus grave, quelques commencements de preuve qui justifient les propos et qui n'ont pas été communiqués à la justice.
Je ne suis pas en mesure de trancher.
M. le Président : La deuxième hypothèse me paraît peu vraisemblable. L'intuition serait sans doute possible, si nous avions parlé d'accusations un tant soit peu générales. Dans le cas présent, nous parlons d'éléments très précis. La découverte d'une balise par Yvan Colonna est rendue possible par le fait qu'il a été averti indirectement par M. Dragacci et la précision apportée devant le Sénat indique que les renseignements généraux auraient permis sa fuite, par l'information donnée à Yvan Colonna. C'est une accusation directe contre un homme ou un service, c'est plus qu'une intuition.
Laissons la deuxième hypothèse de côté. Si la première était retenue, celle du règlement de comptes personnel, de la haine qui anime l'un et l'autre - car je ne blanchis ni l'un ni l'autre et je me garde bien de porter un jugement sur l'un ou l'autre - cela dénoterait que l'on confie des responsabilités à des personnes dans des conditions de rapidité et d'irresponsabilité qui paraissent assez graves.
Vous n'y êtes pour rien, puisque vous ne participez pas à ces nominations, mais vous avez affaire à ces services de manière permanente, puisque vous avez recours à eux ainsi que les juges d'instructions, pour accomplir un certain nombre de tâches. En confiant des tâches de cette importance à des personnes d'une telle irresponsabilité, on est à peu près sûr d'aboutir à ce qui se passe en Corse, à savoir une efficacité plus que douteuse de l'ensemble de l'appareil d'Etat.
M. Yves FROMION : Je souhaiterais poser à Monsieur le procureur une question connexe à ce que nous venons de dire. Vous nous avez rappelé que le préfet Bonnet vous avait rendu visite le 16 novembre sur l'instigation de Matignon. Ensuite, nous avons, au sein de cette commission, le sentiment très vif, que les affaires se sont enlisées.
Partant des informations qui avaient pu être données par le préfet Bonnet, que vous avez transmises, ne vous est-il jamais arrivé au long de ces mois qui se sont écoulés où la situation s'est accélérée avec l'affaire des paillotes où tout le monde paraît s'être remué pour parvenir à quelques résultats, de vous rapprocher du cabinet du garde des sceaux ? Avez-vous pu rendre compte à un échelon ou à un autre ? Vous êtes-vous interrogé pour savoir pourquoi ces informations qui avaient été données par vous au juge d'instruction Jean-Louis Bruguière n'amenaient pas une avancée significative dans la procédure ? Pourquoi continuait-on à s'intéresser à la filière agricole ? Nous avons le sentiment que ces informations qui, sans doute, méritaient d'être vérifiées n'ont pas été suffisamment exploitées pour des raisons que personnellement je ne parviens pas à saisir.
M. le Président : Et d'ailleurs les magistrats vous mettent en cause Monsieur le procureur de la République, sur le fait que vous auriez transmis à l'un et pas aux autres qui étaient co-saisis. Pour être précis, M. Thiel nous a dit être très étonné que le procureur de la République de Paris ne lui ait pas transmis les informations qu'il détenait en provenance du préfet Bonnet.
Quant à M. Bruguière, c'est tout juste s'il ne conteste pas que vous lui ayez transmis des informations.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Plus grave : il a dit que l'information avait été transmise mais que vous n'aviez pas donné l'origine de la source et qu'il vous avait posé deux questions : " Pouvez-vous me dire qui vous a donné les informations ? ", vous avez répondu par la négative ; il vous aurait alors demandé s'il s'agissait d'une source officielle et vous auriez répondu non.
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Je n'ai, dans cette affaire qu'un regret : que l'enquête n'ait pas permis d'arrêter Yvan Colonna.
Je vais répondre à votre question de manière précise, en expliquant comment fonctionne la justice et quelles sont les relations entre le siège et le parquet. C'est le procureur de la République qui demande au président du tribunal de désigner un juge d'instruction et ensuite le parquet n'est pas dans le bureau du juge d'instruction quotidiennement. Des milliers de dossiers sont instruits et certains suivis plus régulièrement que d'autres, mais aucun ne peut être examiné quotidiennement par un magistrat du parquet.
Concernant tout ce qui se passe entre le juge d'instruction et les services de police, les relations sont totalement étanches par rapport au parquet. Ce n'est que par les juges d'instruction que nous avons des éléments d'information, quand ils versent des pièces dans le dossier, quand nous leur en parlons, ou qu'ils communiquent les dossiers. De plus, nous ne passons pas notre temps à demander les dossiers.
Quant à l'information qui m'a été donnée par le préfet Bonnet le 16 novembre 1998, je vous ai indiqué pourquoi je n'avais pas souhaité indiquer la source.
Pourquoi ne me suis-je pas étonné ensuite qu'elle ne soit pas exploitée ? Le 16 novembre, j'ai donné cette information à M. Bruguière. Je suis descendu personnellement pour lui marquer l'importance que j'attachais à cette information, je n'ai pas indiqué la source et je me souviens très bien, à l'époque, de mon intention qui était d'éviter qu'il puisse penser que la gendarmerie m'avait actionné en tant qu'ancien directeur général, pour éviter une guerre et que l'on se dise : " les gendarmes veulent reprendre pied ".
Si je ne me suis pas inquiété qu'aucune suite ne soit donnée c'est que, le 18 novembre, deux jours après - alors que j'avais remis le document à M. Bruguière en lui expliquant que cela me paraissait important et que, de surcroît, celui qui m'avait donné cette information m'avait précisé qu'il ne fallait pas se précipiter, mais cerner et préparer le terrain - Castela était interpellé.
J'ai alors pensé qu'il était regrettable que les précautions que j'avais préconisées n'aient pas été prises mais, pour moi, il était évident que cette information avait été exploitée, et que M. Bruguière n'aurait pas pu agir seul sans informer ses collègues. A mes yeux, deux jours après, l'exploitation de l'information était réalisée et je n'avais donc pas à m'en préoccuper. Je regrettais seulement que les précautions qui m'avaient été indiquées comme nécessaires, n'aient pas été prises.
A posteriori, il est toujours possible de regretter. Si vous recevez une tuile sur la tête vous regrettez de ne pas avoir pris l'autre trottoir. A l'époque je ne pouvais pas imaginer, quel que soit ce que je savais des relations, qui n'étaient pas idylliques entre les juges d'instruction, qu'ayant fait cette démarche et ayant vu personnellement M. Bruguière, Président et coordonnateur lui-même co-saisi, celui-ci puisse conserver pour lui les informations communiquées. Pour moi, c'était impensable et inimaginable et, encore une fois, quand deux jours après, Castela a été interpellé j'ai pensé : " Ils sont allés très vite, c'est peut-être un peu rapide ", mais, pour moi, l'exploitation des renseignements donnés était lancée.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Qu'elle est l'utilité d'une co-saisine ?
M. Jean-Pierre DINTILHAC : C'est une richesse et un apport considérable à la fois de réflexions communes, d'interactions et de mises en commun, à condition d'avoir une bonne entente. Sinon la co-saisine devient une cause de dysfonctionnement.
M. le Président : Quand M. Bruguière est interrogé, tout d'abord, sur l'affaire Marion : à la question de M. Donnedieu de Vabres : " Cette information vous est-elle parvenue ? ", la réponse est " non " concernant MM. Dragacci et Marion.
Deuxième volet de l'intervention de M. Bruguière quand il est interrogé sur la manière dont les informations ont été portées à sa connaissance, il explique :
Pour que cela soit bien clair, je vais vous dire exactement comment les choses se sont passées : je n'ai jamais été destinataire des "notes Bonnet" ! Jamais et si l'on vous a dit le contraire, c'est qu'on vous a menti : je ne les ai jamais eues !
" Comment les choses se sont-elles passées ? Le procureur de la République de Paris, M. Dintilhac, que je connais bien, est venu me voir au mois de novembre, pour me dire qu'il avait des informations importantes à me communiquer. Il est venu me voir et il m'a transmis verbalement des informations concernant l'affaire Erignac. . J'ai demandé à M. Dintilhac quelle était l'origine de ces informations et il m'a répondu qu'il n'avait pas le droit de me le dire.
" J'ai alors déclaré, parce que j'avais quand même quelques idées : "C'est important pour le fonctionnement de la République : s'agit-il d'une source privée ou institutionnelle ?". Il m'a répondu : "Je t'assure que ce n'est pas une source institutionnelle". J'en ai donc déduit que c'était une source privée.
Cela veut dire une chose : que le procureur de la République, soit de sa propre initiative, soit sur instruction, m'a occulté l'origine de ces informations et surtout a tenté de faire accroire qu'elles ne provenaient pas d'un représentant de l'Etat ou d'une personne appartenant à une institution de la République. Il a ajouté : "Je ne te donnerai aucune information sur le canal par lequel ces éléments me sont parvenus, en tout cas, ce n'est pas un canal institutionnel", ce qui est faux ! "
Nous comprenons bien que M. Bruguière cherche à expliquer pourquoi ces notes n'ont pas été exploitées immédiatement. " L'ouverture du parapluie " se pratique assez largement, y compris dans la galerie Saint-Eloi. Tout cela n'est pas totalement innocent par rapport à ce qui s'est passé après le mois de novembre, car pendant des semaines, ces informations sont restées à disposition de M. Bruguière, sans qu'il les exploite jamais.
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Monsieur le Président, je suis véritablement très choqué que M. Jean-Louis Bruguière ait pu vous faire ces affirmations. Un point est exact : je ne lui ai pas indiqué la source. En revanche, il est certain que j'ai insisté sur l'importance. Je ne me souviens pas du mot à mot de ce que je lui ai dit, mais j'ai voulu éviter qu'il puisse penser que la source était la gendarmerie. Cela a été ma préoccupation et, ensuite, je suis absolument certain de lui avoir donné un papier, remis par M. Bonnet, avec trois noms, et un document écrit que j'ai rédigé à la suite de l'entretien avec M. Bonnet. Je lui ai remis cette fiche écrite que j'ai moi-même tapée à la machine. Je lui ai remis ce document quand je l'ai vu et quand le 11 décembre je l'ai revu, je lui ai non pas remis un document que j'ai tapé reprenant les propos du préfet Bonnet, mais une copie de la note qui m'avait été donnée par M. Bonnet. A deux reprises, j'ai donné les informations.
M. Yves FROMION : Dans le prolongement de ce que nous disions, vous avez continué à vous intéresser au développement de l'affaire. Cela ne s'est pas arrêté au 16 novembre.
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Quand j'ai pris mes fonctions, j'ai dit que le dossier concernant l'assassinat du préfet Erignac était celui auquel je m'intéresserai en priorité, jusqu'à ce que l'on découvre les auteurs. C'est le dossier dont je me préoccupais le plus, car je considère qu'il le justifiait et que, de surcroît, ayant bien connu le préfet Erignac, j'y étais particulièrement attaché.
M. le Président : L'atmosphère est grave. Je vais vous donner une autre lecture, car elle en est révélatrice. " Ma réaction tardive ", nous dit M. Bruguière " tient au fait qu'étant destinataire de ces éléments il m'a fallu impérativement faire une évaluation personnelle compte tenu de l'étrangeté de la procédure suivie ". Apparemment, le fait d'aller le voir à son bureau est une démarche étrange à ses yeux.
Le procureur de la République en personne vient me voir dans mon bureau, ce qui est déjà une démarche assez atypique, pour me transmettre des éléments non sourcés, alors qu'il ne doit transmettre que des éléments sourcés " et il ajoute, quand M. le rapporteur lui pose la question : " Comment expliquez-vous que M. Dintilhac ne vous ait pas donné la source ? " : " Il y a deux explications, ou il agit proprio motu, ou il agit sur ordre, à savoir qu'on lui a demandé à un échelon supérieur de la chaîne hiérarchique d'occulter un certain nombre de choses au juge ".
Or, j'observe que M. Vigouroux, directeur de cabinet, était au courant de ces notes selon ses propres dires et qu'elles sont passées par lui, ce qui semble pour le moins surprenant quand on sait que l'action publique n'est pas conduite par le garde des sceaux et encore moins, l'action de la justice ".
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Je regrette que M. Bruguière ait pu tenir ces propos...
M. le Président : Nous aussi.
M. Jean-Pierre DINTILHAC : D'autant que je connais bien Jean-Louis Bruguière et que j'estime avoir de bonnes relations avec lui. Nous avons parlé de cette affaire et jamais il n'a contesté que je lui ai remis ces notes écrites.
En imaginant même que la source qui a donné les informations au préfet Bonnet, et que je ne connais pas, soit venue me voir personnellement ou m'ait donné un rendez-vous dans la rue, et que j'apporte, même verbalement, ce qui n'est pas le cas, à M. Bruguière des éléments concernant ce dossier majeur, je ne vois pas en quoi il n'y avait pas lieu de les exploiter, en tout état de cause et quelque soit le cas de figure.
M. Yves FROMION : Vous êtes-vous entretenu avec le cabinet du garde des sceaux à la suite des informations qui vous ont été données par le préfet Bonnet, tout d'abord le 16 novembre, puis au mois de décembre ? Après le lancement de la procédure telle que vous l'avez très clairement définie, avez-vous eu à plusieurs occasions un entretien ? Avez-vous fait un point sur cette affaire qui est une affaire d'Etat ? Vous nous avez parlé de la séparation des pouvoirs : nous comprenons tout cela très bien, mais vous avez vous-même déclaré que certains dossiers étaient importants et l'assassinat d'un préfet est une première dans l'histoire de la République. Le cabinet du garde des sceaux vous a-t-il interrogé ?
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Quand j'ai reçu le préfet Bonnet, il en porte témoignage dans son livre, et qu'il m'a donné ces informations, je lui ai immédiatement indiqué la manière dont j'envisageais de procéder : je donnerai ces informations au juge d'instruction. Lorsque je l'ai reçu, je ne savais pas si on l'avait envoyé ni de quoi il souhaitait me parler. Au cours de notre entretien, je lui ai dit que je donnerai les informations qu'il m'apportait au juge d'instruction et que j'occulterai la source, qui, pour moi, était M. Bonnet, et les conditions dans lesquelles celui-ci avait reçu cette information.
Je lui ai indiqué les raisons pour lesquelles je ferai cela de manière anonyme et il a lui-même convenu de la nécessité et de l'opportunité de le faire de cette manière, de façon à le protéger et à garantir la bonne exploitation de ces informations. Aucune disposition du code de procédure pénale n'exigeait une procédure particulière pour la transmission d'informations à un juge d'instruction saisi.
Après l'avoir reçu et avoir pris ma décision, je suis allé voir le procureur général pour lui rendre compte et lui dire de quelle manière j'entendais procéder, car je considère que c'était capital et qu'il était normal que je rende compte à ma hiérarchie. Je suis allé voir ensuite, avec son accord, le directeur de cabinet du garde des sceaux pour l'informer et lui indiquer ce que j'entendais faire, ce que j'avais décidé de faire et ce que j'ai fait. Je n'ai reçu d'instruction de personne. J'ai agi en conscience de manière à être le plus efficace possible et sans retard.
Peut-être des ambiguïtés se sont-elles produites, des quiproquos sur le fait que j'ai voulu éviter que l'on pense que cela vînt de la gendarmerie. Dans tous les cas, je me suis déplacé et j'ai parfaitement le souvenir - je l'ai en tête - de l'importance que j'attachais à l'information lorsque je l'ai communiquée à M. Bruguière.
Peu importe de mon point de vue les conditions dans lesquelles il pense que j'aurais dû lui dire ou pas ; je lui ai communiqué ce qui me semblait être l'essentiel, à savoir des éléments qui étaient de nature à faire avancer l'enquête et, deux jours après, j'ai eu le sentiment que cela avait été le cas, hâtivement à mon avis, mais j'ai vu que Castela était interpellé.
M. le Président : Excusez-nous de vous avoir obligé à revenir devant cette commission d'enquête. Veuillez me pardonner d'avoir fait quelques lectures, mais autant que vous en preniez connaissance, aujourd'hui que le jour de la publication du rapport. Vous tomberez de moins haut. Nous regrettons tout cela, mais comprenez notre situation. Nous sommes comme vous, qui détenez des informations et qui avez une procédure à suivre pour tenter d'être le plus efficace possible. Nous avons été chargés d'analyser les dysfonctionnements. La surprise sur ce que nous avons découvert fut grande !
M. Jean-Pierre DINTILHAC : Je suis à la disposition de la commission. Ces avatars m'affligent, mais ils ne sont pas de nature à entamer l'immense satisfaction que j'éprouve du fait que l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac ait pu aboutir et j'attends avec impatience que l'assassin du préfet Erignac soit, lui aussi, interpellé. Concernant le reste, ce ne sont que des avatars agaçants, mais qui n'entament pas l'essentiel.
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