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TOME III (volume 2)
Promodès

Audition de la direction
Audition des syndicats

Audition de la direction

Audition de MM. Vincent BOLLORE,
Président directeur général de BOLLORE,

Yves BARRAQUAND,
Président directeur général de Delmas SA

Pierre-Yves BOUSCAUD,
Directeur des relations humaines et

Jean-Paul PARAYRE,
Vice président directeur général

(extrait du procès-verbal de la séance du 30 mars 1999)

Présidence de M. Alain FABRE-PUJOL, Président

MM. Vincent Bolloré, Yves Barraquand, Pierre-Yves Bouscaud et Jean-Paul Parayre sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. A l'invitation du Président, MM. Vincent Bolloré, Yves Barraquand, Pierre-Yves Bouscaud et Jean-Paul Parayre prêtent serment.

M. Vincent BOLLORE : Bolloré est une entreprise très ancienne puisqu'elle a été fondée en 1822 à côté de Quimper. Elle a connu, comme toutes les entreprises presque bicentenaires, des hauts et des bas. Lorsque j'ai pris la direction en 1981, cette entreprise faisait un peu moins de 200 millions de francs français de chiffre d'affaires, c'est-à-dire que, dans le classement de l'Expansion, elle ne figurait pas parmi les 5 000 premières entreprises françaises. Aujourd'hui, le groupe Bolloré représente plus de 25 milliards de francs de chiffre d'affaires et fait donc partie des 150 premiers groupes européens.

Notre siège est toujours à Ergué-Gabéric, tout près de Quimper.

Comme l'indique son chiffre d'affaires, le groupe s'est beaucoup développé. En réalité, il est un peu atypique sur la scène française dans la mesure où, depuis près de vingt ans que je suis à sa tête, il a choisi de réinvestir la quasi-totalité de ses résultats dans son activité.

Ce qui explique une grande partie de cette croissance, qualifiée par certains de très forte, voire d'exceptionnelle, c'est le fait que l'ensemble de notre cash flow n'a pas été distribué à nos actionnaires mais réinvesti.

La deuxième particularité de ce groupe, c'est que j'ai souhaité dès le premier jour le diversifier, ce qui est également un phénomène atypique puisque vous savez que la plupart des groupes, en tout cas dans les pays occidentaux, ont aujourd'hui tendance à souhaiter être sur un métier et sur un seul. C'est une volonté de sécurité qui m'a amené à choisir ce modèle mais nous ne sommes pas les seuls : la C.G.I.P. de la famille Seillières-Wendel a procédé de la même manière et on en trouve beaucoup d'autres exemples en France et à travers le monde.

La particularité de cette diversification, c'est que nous ne sommes allés et que nous n'allons que vers des métiers dans lesquels nous pensons pouvoir occuper une position forte. Ainsi, si on regarde la physionomie de notre groupe et ses différentes activités par ordre chronologique, la première concerne les papiers et films minces. Un cheveu a une épaisseur de 60 microns. Nous sommes l'un des deux groupes dans le monde à produire des films plastiques de 4 microns d'épaisseur qui sont utilisés dans la production de condensateurs. Nous sommes le premier producteur mondial de condensateurs, que l'on trouve dans les téléphones, les réfrigérateurs, dans les trains à grande vitesse, les avions... C'est un film très fin qui est métallisé : nous assurons près de la moitié de la production mondiale.

A partir de cette maîtrise technologique, nous avons développé d'autres produits utilisant les mêmes savoir-faire, à savoir les films d'emballage, les cassettes de magnétoscope, les boîtes de jouets, les disques compacts qui sont maintenant emballés avec des films de plus en plus fins que nous produisons. Cette année, le poids des livres des classes de quatrième a été divisé par deux pour réduire celui des cartables : nous fabriquons un papier qui est deux fois plus fin que les papiers traditionnels. Nous sommes aujourd'hui numéro 1 dans ce secteur en Europe, ou en train de le devenir.

A partir de 1986, nous avons utilisé notre cash flow excédentaire pour investir dans le secteur des transports et nous sommes aujourd'hui, à la suite d'un certain nombre d'opérations de croissance externe et interne, le premier groupe dans le transport nord-sud, qui constitue une niche très spécifique puisque le transport s'effectue essentiellement entre l'est et l'ouest, entre l'Europe, l'Amérique et l'Asie, tandis qu'une faible partie est réalisé entre le nord et le sud. Le transport nord-sud a la particularité d'être difficile à assumer parce qu'il passe par une multiplicité de ports et d'équipements qui ne sont généralement pas adaptés. S'il veut être efficace, le transporteur doit donc offrir à ses clients ce qu'on appelle un service porte à porte, c'est-à-dire qu'il doit être présent à la sortie de l'usine en Europe, en Amérique ou en Asie, et pouvoir livrer la marchandise jusqu'au point le plus reculé.

Par exemple, nous sommes aujourd'hui l'un des rares groupes à pouvoir transporter les médicaments de Rhône-Poulenc ou les pneumatiques Michelin à 300 kilomètres à l'intérieur de la Côte-d'Ivoire ou d'autres pays difficiles d'accès.

Nous nous sommes également développés dans un métier bien connu, mais dont nous avons choisi une niche, celui de la cigarette dans les pays d'Afrique. En effet, nous avons constaté que les grands groupes anglo-saxons avaient pour habitude d'avoir un grande usine à partir de laquelle ils exportent vers les petits pays. Nous avons nous-mêmes choisi d'aller produire chez ces derniers, partant du principe que, si fumer n'était pas bon, ces pays pouvaient néanmoins y trouver un intérêt en produisant leurs propres cigarettes, ce qui créerait des emplois, dégagerait des ressources - puisque ce sont des produits pour lesquels la fiscalité est très importante, comme les produits pétroliers - et enfin leur permettrait d'éviter de dépenser des devises.

Enfin, nous nous sommes plus récemment lancés dans un quatrième métier dit stratégique, qui est la plantation d'huile de palme et de caoutchouc. C'est également un métier très spécifique puisque ces plantes poussent uniquement sur une partie très limitée du monde et exigent une grande patience, dans la mesure où un arbre ne produit rien avant un délai de quatre ans, et beaucoup de savoir-faire pour des produits qui sont pourtant toujours de première nécessité.

La troisième particularité de notre groupe consiste à détenir, à côté d'activités industrielles lourdes, un certain nombre d'actifs financiers, puisque je vous rappelle que nous faisons partie des 150 premiers groupes européens et que nous employons au total plus de 30 000 personnes, sans compter les occasionnels - je parle du groupe Bolloré au sens large, votre commission d'enquête s'intéressant plus particulièrement à l'un de ses aspects qui est la société SDV -.

Le groupe détient un certain nombre d'actifs cessibles, en particulier dans la distribution du pétrole. Il est le premier indépendant français. Nous opérons sur à peu près 6% du marché français aujourd'hui. Nous sommes le seul groupe indépendant dans ce domaine, c'est-à-dire que nous ne sommes pas producteurs de pétrole mais seulement distributeurs.

Nous possédons également une entreprise, I.E.R., qui est l'un des fleurons français de la technologie puisque, chaque fois que vous prenez l'avion dans le monde, vous mettez votre billet d'avion dans une machine qui vous donne une carte d'embarquement. Or celle-ci est fabriquée par ce groupe qui nous appartient à 100 % et est aujourd'hui pratiquement leader dans ce domaine.

La troisième particularité de ce groupe est donc d'avoir, à côté de ses activités industrielles, des actifs financiers qui peuvent être mobilisés à tout moment, soit en cas de difficultés, soit en cas d'accélération des programmes d'investissement.

Il y a eu, bien sûr, dans la vie du groupe, des périodes où celui-ci ne disposait pas de beaucoup d'actifs financiers. Il lui était même reproché d'avoir trop de dettes. Il traverse aujourd'hui dans une période « faste » où on lui reproche sa richesse. Malheureusement, l'expérience me laisse penser que ce n'est qu'une phase, comme la bonne santé, tout à fait transitoire et, que nous devons rester prudents.

Une partie de l'équipe dirigeante m'accompagne : Jean-Paul Parayre, ingénieur des Ponts, qui a été président de Peugeot, d'Eurotunnel et de Dumez avant de nous rejoindre en 1994 pour suivre les activités opérationnelles. J'ai également demandé à Yves Barraquand, qui est ingénieur des Mines, d'être présent puisque le travail de la commission d'enquête est centré sur les problèmes de subventions ou de délocalisations - je vais y revenir -, et que nous avons un seul secteur dans lequel on peut éventuellement parler de subventions et de délocalisation, le secteur maritime, qu'il dirige. Enfin, Pierre-Yves Bouscaud, en charge des relations humaines, nous accompagne. Son supérieur, Jean Espern dont la venue avait été annoncée, est en arrêt maladie mais Pierre-Yves est à même de répondre aux questions sociales.

Sur les points essentiels retenus par la commission d'enquête, je dirais nous n'avons malheureusement pratiquement pas reçu de subventions, ou très peu : à ma connaissance, 60 825 000 francs de 1991 à 1997 et rien avant. L'essentiel des subventions concerne le secteur maritime, sur lequel je vais revenir tout à l'heure.

Ces 60 millions de subventions sont à comparer aux 4,162 milliards d'investissement réalisés au cours de la même période. Si nous considérons la période des dix dernières années qui intéressent la commission, les subventions restèrent à peu près les mêmes mais les investissements s'élevèrent à près de 6 milliards de francs et le chiffre d'affaires cumulé de 1991 à 1997 à 148 milliards de francs au sein duquel les subventions représentent 0,04 %.

J'ajoute d'ailleurs que ces subventions étaient purement de droit commun puisqu'à ma connaissance, elles sont automatiquement accordées au secteur maritime - il s'agit du remboursement de la taxe professionnelle et ce qu'on appelait l'ACOMO -, une aide particulière nous ayant été fournie en plus pour soutenir notre délocalisation au Havre, dont nous reparlerons plus en détail tout à l'heure puisque, vue de notre côté, elle était exemplaire.

Premier point donc : nous ne cherchons pas les subventions et nous n'en recevons que très peu.

La quatrième particularité de notre groupe, c'est précisément notre distance vis-à-vis de l'État. Nous ne lui achetons ni ne lui vendons rien, et il n'est ni n'a jamais été actionnaire chez nous dans aucun secteur.

Le deuxième point qui concerne plus spécialement sa commission d'enquête, c'est la délocalisation. Il est clair que nous ne procédons à aucune délocalisation. J'ai dit tout à l'heure que notre siège social est à Ergué-Gabéric. Ce n'est pas un paradis fiscal des Antilles néerlandaises puisqu'il s'agit du site où a été créé le groupe en 1822. Nous avons eu plutôt tendance à favoriser nos activités françaises et n'avons jamais procédé à des fermetures d'usines ou à des déplacements d'activités vers l'étranger.

Se pose le problème du secteur maritime et des marins français sur lequel je reviendrai tout à l'heure, qui est un cas à part et que je traiterai au moment des questions.

Nous n'avons pas non plus réalisé d'externalisations, à part celles concernant des fonctions très spécifiques telles l'informatique, ce que font tous les groupes.

Enfin, je crois que vous vous posez la question des transferts financiers : nous sommes un groupe coté en bourse et il n'y a évidemment aucun transfert financier d'une société à une autre qui ne soit légalisé, c'est-à-dire qui ne se traduise par des distributions de dividendes, s'il y en a, d'une société à une autre ou par des prêts inter-entreprises dûment enregistrés et autorisés.

En revanche, toute l'organisation de notre groupe, qui nous a conduits à devenir l'un des 150 premiers groupes européens, est la traduction de la puissance acquise qui nous permet d'accélérer les programmes d'investissement quand ils nous paraissent particulièrement judicieux.

Je vous donne un exemple : dans le secteur historique du groupe, celui dans lequel j'ai commencé en 1981 et qui a été notre secteur unique jusqu'en 1985, c'est-à-dire le film plastique, je disais tout à l'heure que nous faisions essentiellement du film pour condensateur et un peu de film d'emballage. C'est un secteur qui dégage une vingtaine de millions de francs de résultat par an. Or il s'est trouvé qu'avec notre technologie du film fin, il nous était possible de réaliser des films d'emballage, en particulier pour les disques compacts et les cassettes de magnétoscope. Nous avons en face de nous deux grands groupes qui sont Dupont De Nemours et Grace Cryovac qui proposent des films de 15 ou 16 microns d'épaisseur. Nous avions nous-mêmes la possibilité de produire des films plus fins et il fallait lancer un programme d'investissement de 150 millions sur trois ans dans la région de Quimper. Cette division elle-même n'aurait pas pu se permettre de financer ce programme, et c'est donc la puissance financière du groupe qui a permis d'accélérer ce processus industriel.

Donc, la réponse à la question relative aux transferts financiers est négative sur le plan social comme sur le plan juridique mais il est évident que notre groupe se positionne comme un groupe très international, très fort dans ses métiers, diversifié, et qui met donc au service des différentes entreprises qui le constituent les moyens qui ont pu être accumulés au cours des années.

M. le Rapporteur : Pour poursuivre sur les problèmes que vous évoquiez à la fin de votre exposé, votre groupe a défrayé la chronique, il y a quelques mois, avec des opérations financières concernant le groupe Bouygues notamment. Peut-on penser que ces opérations, qui ont eu des résultats financiers si j'en juge par ce que la presse a rapporté, relèvent de la logique que vous avez présentée consistant à détenir des actifs afin de pouvoir faire face à un certain nombre de difficultés éventuelles ?

M. Vincent BOLLORE : Oui, bien sûr.

M. le Rapporteur : Auquel cas ce serait une stratégie financière qui pourrait éventuellement être mise au service d'une stratégie industrielle ?

M. Vincent BOLLORE : La réponse est claire : nous sommes un groupe industriel. Nos bureaux sont situés dans une grande tour à Puteaux où nous employons près de 800 personnes. Nous ne sommes pas dans un bureau avec deux secrétaires à nous demander si nous allons spéculer sur telle ou telle société française ou étrangère !

Depuis que je suis à la tête de ce groupe, nous avons traversé, pour l'essentiel, des périodes pendant lesquelles nous étions très endettés, ce que votre rapport sur le groupe montre très nettement.

Je suis passé rapidement de 1822 à 1981, c'est-à-dire sur 160 ans. Mais il ne faut pas oublier que notre affaire a traversé trois guerres, dont la dernière a été particulièrement éprouvante. Il y a donc eu, pendant ces 160 ans, des périodes où l'entreprise a dû être riche et d'autres où elle a été pauvre. Et aujourd'hui, nous ne sommes riches que depuis un an ou un an et demi !

Concrètement, être riche : cela veut dire quoi ? Cela signifie seulement qu'au lieu de donner tous les mois à la banque l'argent que vous gagnez pour essayer de rembourser des dettes, vous investissez vos bénéfices.

Nous avons eu à régler des problèmes extraordinairement difficiles en 1997 et au début de 1998 : je pense notamment, sur le plan social, au problème d'Air Liberté, entreprise qui aurait dû disparaître à la suite de son dépôt de bilan. Mais grâce à un certain nombre de personnes qui sont ici, à l'aide de British Airways et au fait que nous ayons investi beaucoup d'argent dans cette affaire, elle continue à vivre et ses milliers d'emplois ont été sauvegardés.

Ce n'est donc qu'au prix de beaucoup d'efforts, que nous nous retrouvons aujourd'hui avec un compte bancaire créditeur.

Nous avons en fait trois solutions.

La première consisterait à distribuer cet argent, mais c'est contraire à ce que j'ai proposé aux actionnaires depuis le premier jour. Nous sommes dans une affaire qui travaille à long terme, nous ne sommes pas là pour en retirer des dividendes dans l'immédiat.

La deuxième solution serait d'aller déposer cet argent à la banque. Or, grâce à la politique française de Jean-Claude Trichet, qui est d'ailleurs tout à fait remarquable, et de la représentation nationale, les taux d'intérêt sont aujourd'hui très bas, et donc placer son argent à 3 % rapporte aujourd'hui, après déduction des 40 % de fiscalité, 2 % net.

Nous sommes donc obligés de placer cette trésorerie excédentaire momentanée.

Mais où pouvons-nous le faire ?

Nous pourrions nous diriger vers l'immobilier mais nous n'avons pas de compétences dans ce secteur, aujourd'hui réservé à des spécialistes et qui se place sur le long terme. Or, notre trésorerie n'est que momentanée puisque nous pouvons avoir, brutalement, à acheter des bateaux nouveaux, à augmenter encore nos investissements dans l'emballage ou nos positions sur le continent africain, où elles sont déjà fortes. Bref, nous pouvons être amenés à faire des investissements très lourds pour saisir une opportunité.

Cet argent excédentaire, nous le plaçons en bourse et nous ne faisons pas plus que ceux d'entre vous qui ont réussi, au cours de leur carrière, à mettre de l'épargne de côté et qui le confient à une banque ou le transforment en parts de SICAV.

Je me permets d'insister sur ce point dans la mesure où les reproches relatifs à notre richesse actuelle, qui nous ont d'abord amusés après des années de difficultés, nous agacent aujourd'hui parce qu'ils conduisent à un amalgame avec celui qui est à la tête du groupe, qui gagnerait 1,5 milliard en dormant... Ce n'est malheureusement pas comme cela que ça se passe. Les plus-values entrent dans le groupe, sont soumises à l'impôt, puis reviennent aux différents actionnaires.

Cela occulte surtout la dimension industrielle de notre groupe. Quand vous payez plusieurs dizaines de milliers de salaires tous les mois, cela vous préoccupe plus que les placements que vous allez faire. Cela dit, à partir du moment où vous avez de l'argent à placer, il faut effectuer les meilleurs choix possibles.

Je reviendrai tout à l'heure sur la question de savoir s'il est bien ou mal de placer son argent dans des sociétés qui sont cotées en bourse. C'est un problème qui dépasse, à mon avis, notre propre cas. A partir du moment où une société est cotée en bourse, est-elle ouverte à n'importe quel actionnaire ou est-elle réservée à ses dirigeants ?

M. le Rapporteur : Vous n'avez pas tout à fait répondu à la question.

M. Vincent BOLLORE : Cet argent est placé momentanément mais reste à la disposition d'un groupe profondément industriel par ses origines, son fonctionnement et les hommes qui sont à sa tête.

M. le Rapporteur : Mais il s'agit bien d'une pratique financière et le résultat de vos entreprises provient en fait plus de résultats financiers que de résultats industriels.

M. Vincent BOLLORE : Ce n'est pas du tout exact. Si l'on regarde ce que nous avons construit pendant les vingt dernières années, la réponse est simple : nous avons depuis vingt ans investi en corporel 6,5 milliards de francs, dont plus de 4 milliards pour les six dernières années.

A côté de ces 6,5 milliards d'investissement physiques - machines, bâtiments, usines agrandies ou créées -, nous avons investi en financier, dans des entreprises extérieures, à peu près 4 ou 5 milliards de francs. Et encore, ceci n'a été fait que depuis quelques années.

Je crois donc que ce groupe est profondément industriel. D'ailleurs, un groupe industriel se caractérise d'abord en fixant des stratégies, ce que nous faisons dans nos métiers. Il doit ensuite nommer ses dirigeants puis contrôler ce qu'ils font, et je peux vous dire que nous suivons cela avec une extrême vigilance et sommes prêts à en changer s'ils ne conviennent pas. Nous fixons la politique sociale et nous nous plaçons donc sur des périodes longues.

Les métiers que nous pratiquons ne sont par nature pas des métiers de court terme. Nous n'avons malheureusement jamais, et dans aucun de nos secteurs, la capacité d'investir de l'argent et de le reprendre tout de suite. Notre métier génère des pay back de quatre à six ans. C'est-à-dire que, quand nous mettons de l'argent, nous commençons par en perdre la première année, nous retrouvons l'équilibre généralement la troisième année et nous commençons à récupérer de l'argent la quatrième année. C'est donc au cours de la cinquième ou de la sixième années que nous engageons le remboursement de notre investissement.

M. le Rapporteur : Vous avez choisi, il y a quelques années, de racheter la société Delmas. C'est pourtant l'un des secteurs les moins profitables du groupe. Or, vous avez évoqué tout à l'heure la nécessité, l'intérêt, l'importance pour vous d'occuper des positions fortes. Pourquoi ce rachat ?

M. Vincent BOLLORE : Les choses ne se sont pas passées ainsi. J'ai racheté la SCAC, en 1986, parce qu'elle avait été créée par ma belle-famille, les Fossorier, il y a 70 ou 80 ans. Mon beau-père et l'un des oncles de ma femme travaillaient d'ailleurs dans cette affaire.

On pourrait raconter aujourd'hui que j'avais une vision très stratégique mais la réalité est beaucoup plus banale. Cette société n'appartenait d'ailleurs plus à la famille de ma femme depuis longtemps, mais au groupe Suez.

Peu après le rachat, en juin 1986, Tristan Vieljeux, qui était aussi candidat, m'a demandé de lui revendre cette entreprise à un prix inférieur à celui que je venais de payer. J'ai évidemment refusé en évoquant les raisons familiales qui avaient motivé ma décision.

Un combat a alors commencé : il possédait les bateaux et nous les marchandises et il a refusé de transporter nos marchandises sur ses bateaux, ce qui n'était pas commode parce que le secteur maritime français était, à l'époque, protégé par une sorte de monopole. La différence avec Air Inter, c'est qu'Air Inter assurait 100 % du trafic français alors que, dans le secteur maritime, deux groupes en détenaient, à parité, 80 % et des outsiders pouvaient se partager les 20% restant - il n'y en avait d'ailleurs aucun car le marché était trop étroit.

Dans cette situation, nous avons été contraints de racheter Delmas : nous n'avions pas le choix. Les clients veulent en fait qu'on vienne chercher leur cargaison dans leur usine et qu'on l'apporte directement au destinataire : ils préfèrent qu'on leur offre une chaîne complète.

Nous avons finalement acheté Delmas pour mettre fin à ce conflit, et avons depuis fortement développé cette entreprise. Nous y avons consacré du temps et beaucoup d'argent, mais nous y sommes très attachés.

Comme je l'ai dit, le secteur repose de bout en bout sur l'instrument maritime. Il faut que nous puissions dire à nos clients que nous suivons leur marchandise depuis leur usine jusqu'au magasin situé à 200 kilomètres à l'intérieur des terres. Et, pour cela, le maillon maritime est essentiel, aussi préférons nous le garder.

Mais elle nous a donné beaucoup de peine parce que, à la fin de 1991, elle était en situation de monopole dont la suppression n'a été décidée par la Commission de Bruxelles que le 18 février 1992, et a été effective à partir du 1er avril 1992. L'entreprise s'est donc retrouvée du jour au lendemain en situation de concurrence, ce que nous avons vécu comme un challenge très difficile et très coûteux.

Nous exploitons à peu près 60 navires et nous n'en avons jamais eu autant sur la côte africaine. Notre stratégie n'est pas celle d'un transporteur maritime mondial mais d'un transporteur centré sur le transport vers l'Afrique ou en provenance d'Afrique vers toutes les destinations : nous faisons non seulement de l'Europe-Afrique, de l'Afrique-Europe, mais aussi de l'Asie-Afrique, de l'Afrique-Asie, de l'Amérique-Afrique et de l'Afrique-Amérique et nous sommes en train de nous recentrer sur ce secteur.

Voilà ce qu'on peut dire aujourd'hui du secteur maritime.

J'ajoute d'ailleurs que nos subventions sont à comparer avec celles qu'a reçues la Compagnie générale maritime et qui sont très nettement plus importantes.

M. le Rapporteur : Une partie de votre flotte a été placée il y a quelques mois sous le pavillon des Iles Kerguelen. Quelles en sont les raisons et comment avez-vous procédé ?

M. Vincent BOLLORE : Quand je suis arrivé dans le secteur maritime, je pensais naïvement que la France avait vraiment une vocation maritime profonde. Elle avait d'abord une histoire maritime, mais aussi des façades extraordinairement bien placées, des écoles d'officiers... J'ai vraiment pensé qu'on pouvait entreprendre quelque chose avec le soutien de l'État, et j'ai d'ailleurs accepté de prendre la présidence du Comité central des armateurs de France (CCAF), afin de réunir tous les armateurs et de les persuader du fait que, au-delà même des bateaux, le plus important était le sort du marin et qu'il fallait donc essayer de trouver des mesures concernant les charges sociales. La deuxième étape a été relative aux navires dont il fallait favoriser le financement. On finance les oeuvres d'art, le cinéma, l'immobilier ancien, pourquoi pas des bateaux ?

Je me suis donc battu au-delà de mes propres intérêts pour essayer de développer le secteur maritime et j'ai prôné à l'époque le pavillon français métropolitain. Il se trouve qu'entre temps, le gouvernement français a décidé de mener une politique que nous avons jugée extraordinairement hostile à notre égard et qui nous a rendu la tâche impossible. Nous avons donc dû renoncer à travailler avec l'État.

M. le Rapporteur : Qu'appelez-vous une politique hostile ?

M. Vincent BOLLORE : Quand il existe un armement maritime public et un armement maritime privé et que le premier, largement subventionné, vient nous faire de la concurrence au vu et au su du ministre, que j'ai rencontré - qui était Mme Idrac à l'époque -, sur notre propre terrain, je considère que cela peut au moins être qualifié de politique agressive, et je pèse mes mots.

Nous avons donc estimé qu'on ne pouvait pas faire confiance à l'État et qu'il fallait ne compter que sur nos propres moyens. A partir de là, nous avons décidé de nous séparer de tous les marins français car, comme chacun le sait, le marin français est beaucoup plus cher que le marin étranger.

Mais nous avons néanmoins une politique sociale intéressante car j'ai garanti à vie l'emploi des marins français dans le groupe, c'est-à-dire qu'il n'y a non seulement pas eu un licenciement depuis mon arrivée mais, en plus, chacun a une lettre lui disant qu'il ne sera jamais licencié. Nous avons garanti l'emploi à vie.

Il se trouve, cela dit, que c'est un métier difficile et que la plupart des marins décident de se retirer entre 50 et 53 ans.

Nous n'avons donc plus aujourd'hui qu'environ 250 marins et officiers français pour 700 ou 750 marins étrangers.

Comme vous le savez, nous ne pouvons travailler sous pavillon français que si tous nos marins sont français : la loi est ainsi faite. A partir du moment où nous avons de moins en moins de marins français, nous sommes obligés de passer sous le pavillon des Kerguelen et, à terme, tous nos bateaux seront sous pavillon étranger.

M. le Rapporteur : C'est votre objectif ?

M. Vincent BOLLORE : Ce n'est pas notre objectif mais nous sommes contraints de le faire. Nous ne pouvons payer que des marins étrangers, à moins que les Français acceptent de recevoir les mêmes salaires, ce qui n'est pas possible, ou que l'État compense la différence, ce qu'il a fait pour certaines compagnies et pas pour nous.

En effet, nous allons vers une disparition complète, en ce qui nous concerne, du pavillon français et des marins français, mais le processus se fait à leur rythme, c'est-à-dire lorsqu'ils décident de partir à la retraite, soit d'être embauché à l'extérieur. Je crois que c'est assez exemplaire sur le plan social, en tout cas je n'ai pas vu beaucoup de groupes faire de tels efforts.

L'objectif est clair, il a l'air dur mais je crois que sa mise en oeuvre est très respectueuse des hommes. Ce ne sont, bien sûr, que des départs volontaires.

M. le Rapporteur : N'avez-vous pas demandé des préretraites du FNE ?

M. Yves BARRAQUAND : Pour les plans sociaux de marins, nous avions demandé environ 120 cessations anticipées d'activité (CAA) et nous n'en avons obtenu que 26 concernant des catégories qui faisaient l'objet d'une mesure générale de la part de l'administration, notamment des catégories de personnels dont les qualifications étaient supprimées de façon générale - il s'agissait des officiers radio -. En fait, les CAA ne nous ont été accordées que pour des qualifications faisant l'objet d'une suppression rendue obligatoire par une disposition du code international. Pour le reste, le groupe a intégralement financé, par ses propres moyens, hors FNE, les compléments de revenu permettant aux marins de partir à 50 ans avec le niveau de retraite qu'ils auraient dû avoir à 55 ans.

M. le Rapporteur : Pourquoi les préretraites du FNE ont-elles été refusées ?

M. Yves BARRAQUAND : De façon générale, la politique du gouvernement français est de plus en plus restrictive. Les crédits ouverts diminuent et seules les entreprises qui présentent des perspectives d'embauche obtiennent encore des CAA. Or, nous ne sommes pas dans ce cas, dans la mesure où nous avons tendance à quitter le pavillon français.

M. le Rapporteur : Finalement, le premier employeur de la marine marchande en France, que vous êtes, va se retirer du territoire français...

M. Vincent BOLLORE : D'abord, je crois que ce sont les remorqueurs qui sont les premiers employeurs, et de loin, parce qu'ils ont eux-mêmes des tarifs réglementés. Nous sommes bien placés pour le savoir puisque nous avons très souvent recours à leurs services dans les ports. Les bateaux de croisière accueillent aussi des équipages nombreux.

Dans la marine marchande française, deux compagnies, la Compagnie générale maritime et Delmas, avaient tout pour travailler ensemble - voire pour s'unir - mais la différence de traitement de la part de l'État est si forte qu'une coopération ne peut être envisagée. Les marins sont en général des Bretons sympathiques avec lesquels il est très agréable de travailler, mais nous ne pouvons malheureusement pas nous permettre de les embaucher, et ce d'autant moins que, dans le même temps, nous subissons la concurrence d'un groupe largement aidé et qui ne rencontre pas les mêmes difficultés que nous.

M. le Rapporteur : D'une manière générale, pensez-vous que les compagnies maritimes européennes, en particulier celles qui ont réussi à améliorer les conditions sociales en leur sein, sont entrées dans une phase inéluctable de transfert de pavillon ?

C'est une forme de délocalisation qui commence par les Iles Kerguelen, qui disposent d'un pavillon bis. Le ministre M. Gayssot affirme que c'est encore un pavillon national, mais j'en doute. Quel est votre avis d'armateur sur cette question ?

M. Vincent BOLLORE : Je n'aurais jamais consacré autant de temps et d'énergie au CCAF, si je n'avais pas cru qu'il était possible de sauver la marine marchande française. Le repli sous pavillon étranger est d'autant plus regrettable que nous continuerons à avoir besoin d'officiers français pour diriger des bateaux toujours plus sophistiqués et coûtant de plus en plus cher. Le prix des bateaux a été multiplié par dix en quelques années et atteint désormais 500 millions de francs. Ils seront nécessairement confiés à des personnes qui non seulement s'expriment dans la même langue que les armateurs, mais qui sont aussi compétents et bien formés.

Il y a, en France, une tradition maritime formidable, qui est victime d'un terrible gâchis. Je me suis exprimé à plusieurs reprises dans la presse, et j'ai été entendu par votre Assemblée sur cette question. Je considère que l'État est à l'origine d'une véritable catastrophe pour la marine marchande. Et, si je ne m'exprime pas sur le cas de la CGM, c'est parce que je trouve que cette affaire est triste pour les personnels concernés.

Ce n'était donc pas du tout inéluctable. La preuve en est que l'on trouve dans les pays riches de grands armements qui réussissent : Maersk qui est au Danemark, A Ponte qui, avec M.S.C., fait travailler des marins italiens, les armateurs américains...

Disposer de navires et de marins est aussi important qu'avoir des routes.

M. le Rapporteur : Quelles sont les conditions que vous estimez nécessaires pour le retour à une flotte française, sinon européenne, ou, au moins, pour éviter l'hémorragie ?

M. Vincent BOLLORE : Il faut commencer par mettre un terme à la guerre fratricide qui oppose les entreprises françaises et que les pouvoirs publics orchestrent. Je ne me place pas ici sur le terrain politique mais sur le terrain administratif.

Cela passe d'abord par le choix d'un opérateur. Notre groupe ne sera pas nécessairement choisi, mais la situation aura au moins le mérite d'être claire et de mettre un terme à une situation conflictuelle extraordinairement dommageable pour la marine française.

Je fais partie de ceux qui ne s'avouent pas facilement vaincus, pour ne pas dire qui ne s'avouent jamais vaincus, et je crois que l'on peut toujours sauver toute situation, ce dont témoigne la « fondation de la deuxième chance » que j'ai créée. Quand on se bat, tout est possible.

M. le Rapporteur : Vous avez reçu récemment une prime à l'aménagement du territoire. Quelle opération était concernée ?

M. Vincent BOLLORE : Il nous a semblé qu'il était plus logique qu'une compagnie maritime soit installée au bord de la mer contrairement à ce qui se passait pour la CGM et pour Delmas qui étaient toutes les deux au milieu d'une ville. Au bord de la mer, il est plus facile pour les marins et les officiers de rendre visite au personnel du siège.

Trois possibilités s'offraient à nous : Rouen, Le Havre et Marseille, et nous avons choisi le Havre pour des raisons diverses. C'est une ville sympathique, proche de Paris. Comme il n'y avait pas eu beaucoup d'investissements au Havre depuis quelque temps, il nous a semblé qu'il serait bon pour tout le monde que nous nous y installions.

A ma connaissance, nous n'avons reçu à ce jour que la prime de droit commun, de 17,5 millions de francs, sur la totalité d'un investissement immobilier de 75 millions de francs.

M. Jean-Paul PARAYRE : Nous avons pour l'instant reçu 9 millions de francs au titre de l'aménagement du territoire.

M. le Rapporteur : C'est l'intégralité ?

M. Yves BARRAQUAND : Cela représente, en fait, un tiers du potentiel.

M. le Rapporteur : Cette prime a-t-elle joué un rôle déterminant dans la prise de décision ?

M. Vincent BOLLORE : Je vais vous faire une réponse très honnête : oui et non. Non sur le fond. Personne n'aurait eu de prime, on aurait sans doute choisi Le Havre de toute façon, mais à partir du moment où tout le monde reçoit des primes, nous n'avions aucune raison de nous en priver : nous sommes un groupe français qui emploie des salariés et paie des impôts, pourquoi n'aurions nous pas pu en profiter ?

Oui, cela a joué mais, franchement, si vous supprimiez toutes les primes, nous ne serions pas les premiers à nous en plaindre... Cela représente quelques millions de francs qui ne sont pas très important pour nous... Il faut comprendre que déplacer la société Delmas de Paris au Havre constitue une petite révolution socio-politique.

Le personnel de Delmas avait l'habitude de voir la société augmenter ses tarifs pour résoudre ses difficultés : cela ne posait aucun problème en situation de monopole ; les clients ne pouvaient que s'y plier.

L'annonce de la fin du monopole a été très difficilement acceptée par le personnel et celle du déménagement n'a fait qu'accroître ses inquiétudes.

Certains de mes collègues s'installent dans un petit hôtel particulier et laissent leurs équipes aller au front. Moi, je me suis toujours installé au c_ur de la bataille. J'ai donc choisi un bureau dans la tour Delmas. Il est vrai que, dans de nombreux esprits, j'étais le responsable de tous les maux, alors que je travaillais en fait à remettre la société à niveau pour assurer sa survie.

Si nous n'avions pas eu de subventions, nous serions sans doute tout de même allés au Havre, mais le fait que d'autres reçoivent des subventions, voire même, dans notre secteur, des aides largement supérieures, nous a poussés à demander à bénéficier de la PAT.

Les industriels sont des hommes qui ont besoin de se sentir encouragés. J'ai implanté une usine dans le Connecticut. Ce n'est pas une région défavorisée, mais le gouverneur nous a reçu et généreusement complimenté : cela nous a fait plaisir.

Indépendamment de toute subvention, le fait d'être bien reçu dans un endroit fait plaisir et pousse à la décision.

M. le Rapporteur : Pourriez-vous nous présenter la différence entre le coût d'exploitation d'un navire sous pavillon français et le coût d'exploitation du même navire - avec, évidemment, un équipage, des normes sociales et des salaires différents - sous pavillon bis et sous pavillon étranger ?

M. Vincent BOLLORE : C'est sans problème.

M. le Rapporteur : Quel sera à votre avis l'avenir des ports français - pas uniquement du Havre mais des ports français en général -, compte tenu des objectifs nord-sud qui sont les vôtres, et de l'évolution du commerce maritime international, marquée par des rotations rapides, des super porte-conteneurs, des corridors, etc.

M. Vincent BOLLORE : Je vais vous donner mon point de vue avant de donner la parole à Jean-Paul Parayre. Je crois qu'il y aura un problème portuaire s'il n'y a plus de marine marchande : une lente érosion se fera sentir. C'est le premier point. Je pense donc que l'avenir portuaire est malheureusement lié étroitement au déclin de la marine marchande française.

Deuxième point : il y a sans doute eu, dans le domaine portuaire, le même type de combat et de surenchère que dans le domaine maritime, même si c'était peut-être moins visible. Ce n'est pas raisonnable. Pour réussir dans ces secteurs concernant directement l'État, il faut que soit scellée une union sacrée entre les industriels, les clients et les décideurs politiques.

M. Jean-Paul PARAYRE : Quant à l'évolution des ports français depuis une dizaine d'années par rapport à leurs concurrents européens, force est de constater que les trafics se sont orientés en priorité vers les ports de l'Europe du nord car les ports français en général ne sont pas compétitifs, d'abord à cause de leur gestion éclatée : il y a, d'une part, le port qui finance les outillages et qui emploie, par exemple, les grutiers, alors que les manutentionnaires qui depuis la loi de 1992 emploient les dockers, ne possèdent pas leurs outillages.

Il n'y a pas de comparaison possible entre les modèles français et flamand, dans lequel, d'un côté, le port assure le service public et le service au bateau et, de l'autre, le manutentionnaire se charge du service à la marchandise et possède les outillages, emploie les grutiers et les dockers et a les moyens de sa responsabilité. Ce contraste explique que nous gardions finalement dans les ports français les trafics « captifs », tandis que les trafics « libres » se dirigent vers Rotterdam, Anvers et Gand.

Je crois que c'est une partie qui n'est heureusement pas perdue si nous avons le courage de faire évoluer les choses, c'est-à-dire de nous tourner rapidement vers des modèles plus efficaces, d'autant qu'un phénomène de saturation commence actuellement à se produire dans les ports de l'Europe du nord. La concurrence est très vive en réalité entre Rotterdam et les ports de Belgique qui atteignent les limites de leurs capacités, et il y a donc une vraie carte à jouer, en particulier pour Le Havre et Dunkerque, celle de la complémentarité avec les ports belges. Il est certain que si cette chance n'est pas saisie, les lendemains seront très difficiles.

Pour terminer, je prendrai pour exemple celui du brouettage. Nous avons créé une plate-forme pour Evian et toutes les livraisons d'Evian qui emploient la voie maritime passent maintenant par cette plate-forme dans laquelle nous employons des dockers, qui y exercent leur métier et bénéficient d'un salaire qui y correspond. Mais nous assurons aussi, une fois la livraison débarquée, d'un transport par voie terrestre. Il s'agit alors du métier de chauffeur routier. Or aujourd'hui, dans le port du Havre, ce métier est assuré par des salariés qui ont le statut de dockers avec les salaires correspondants...

Cela crée une différence de prix tout à fait considérable par rapport au port d'Anvers et, évidemment, Evian est tenté de partir pour Anvers. C'est parce que nous sommes installés au Havre, que nous perdons de l'argent sur cette activité.

M. le Rapporteur : Je vous suggérerais peut-être tout simplement de rencontrer le syndicat des dockers et de négocier avec eux pour résoudre ce problème.

M. Vincent BOLLORE : J'ai eu beaucoup de contacts avec les chargeurs. Les responsables de la logistique chez les chargeurs sont, en général, d'anciens marins, si bien que les chargeurs français sont très sensibles à ces arguments et seraient prêts à conclure cette union sacrée. Je reste donc d'un grand optimisme.

Je crois que nous pourrons faire beaucoup le jour où nous déciderons vraiment de travailler ensemble dans la filière. La France étant un grand pays exportateur, je trouve dommage qu'elle n'utilise pas cette carte exportatrice pour favoriser le développement des zones portuaires.

J'ajoute que le jour où ces zones portuaires disparaîtront ou péricliteront, cela entraînera un affaiblissement de tout l'arrière pays. Rouen et Le Havre ne seront certainement pas les seuls à en souffrir.

M. le Rapporteur : Une dernière question : le métier de l'armateur consiste de plus en plus à prendre une marchandise sur un quai pour l'amener sur un autre, mais aussi à se préoccuper d'aller éventuellement au coeur de l'Afrique chercher un produit et de faire en sorte, directement ou indirectement, qu'il soit livré au coeur de l'Europe en passant par le meilleur port possible et aux conditions économiques et sociales les plus avantageuses.

Est-ce vers ce type d'intégration que le secteur évolue, et est-ce l'orientation de votre groupe ? Vous êtes présents dans le transport maritime, mais aussi dans la manutention...

M. Vincent BOLLORE : ... le stockage, le camionnage... Absolument : je crois que les clients ont de plus en plus besoin d'un porte-à-porte, ils veulent que leur marchandise arrive au bon endroit, en parfait état, au meilleur prix et au moment convenu et, pour cela, ils vont de plus en plus confier la marchandise à un interlocuteur unique qui se charge de tout. Ils ne souhaitent pas avoir affaire d'abord à un grutier, puis à un transporteur maritime et enfin à un camionneur. Tous ces services vont s'intégrer.

On parle de plus en plus de travail à flux tendus, c'est-à-dire avec les stocks les plus bas possibles or, pour cela, il faut disposer d'un transporteur, d'un logisticien, qui couvre toute la chaîne.

J'ajoute d'ailleurs qu'en assurant la chaîne, nous prenons souvent un risque important qui est le risque douanier. Nous payons les frais de douane pour nos clients et nous sommes responsables pénalement en garantissant que les marchandises transportées sont parfaitement légales.

Nous pensons que cela va se faire de plus en plus, en tout cas vers les pays du sud dans lesquels il n'y a pas d'infrastructures compétitives. C'est pourquoi nous investissons chaque année 300 à 400 millions de francs dans ce métier de transporteur intégré, en plus des gros investissements que nous pouvons faire au profit de la flotte.

M. le Rapporteur : Vous êtes présents sur la chaîne complète ou vous aspirez à l'être ? Dans cette chaîne, il y a aussi la réparation et la construction navales. Vous faites actuellement réparer très peu de navires en France, au Havre en particulier. Or, vous savez que cette attitude entraîne de grandes difficultés pour la construction navale. Ce n'est pas la seule raison mais, le jour où la France n'aura plus de marine marchande battant pavillon national, il est évident que l'industrie portuaire connaîtra des difficultés. C'est déjà le cas au Havre avec les chantiers navals.

Pensez-vous que l'orientation qui est la vôtre, à savoir faire jouer la concurrence et chercher le meilleur prix pour la réparation des navires, est tenable ? N'avez-vous pas le sentiment que le discours citoyen, que vous teniez tout à l'heure concernant l'attitude de votre groupe sur un certain nombre d'autres domaines, est ici en contradiction avec les réalités ?

Votre venue sur le port normand n'a pas été ressentie, dans le domaine de la navale en tout cas, comme une opération positive.

M. Vincent BOLLORE : Vous avez absolument raison. D'abord un point d'histoire : nous avons hérité une participation dans les Ateliers et Construction du Havre lorsque nous avons repris la société Delmas-Vieljeux. Comme je l'ai dit, nous avons été occupés, de 1992 à 1995, par notre propre redressement, si bien que nous n'avons pas pu nous intéresser aux ACH mais nous avons depuis commencé à regarder ce dossier. Nous sommes entrés en relations avec la famille Tessandier qui dirigeait les ACH. Nous lui avons fait part de nos doutes sur la pertinence de leurs choix et lui avons demandé ce que nous pouvions entreprendre avec elle. En fait, nous nous sommes heurtés à une fin de non-recevoir et au reproche de ne pas être des spécialistes du secteur maritime.

Nous les avons pourtant mis en garde et leur avons recommandé de ne pas se tourner vers la construction de grands bateaux mais vers celle de navires spécialisés de qualité, ce que la compétence de leur main d'_uvre leur permettait. Comme ils ne nous ont pas écoutés, nous avons préféré démissionner du conseil d'administration et annoncé notre intention de vendre notre participation.

Vous avez raison sur le fond de la question de la citoyenneté. Il est vrai que nous avons choisi une voie qui est un peu moins citoyenne qu'elle devrait l'être, mais, si tout le monde jouait le jeu, nous aurions peut-être fait réparer plus de navires aux ACH, quoique je ne sache pas si c'est techniquement possible.

M. Yves BARRAQUAND : C'est possible techniquement mais nous avons beaucoup fait travailler le chantier de Dunkerque, qui est également un chantier national.

M. Vincent BOLLORE : Il est vrai que nous ne jouons pas le jeu dans le domaine maritime, et ce pour les raisons que j'ai exposées tout à l'heure. A partir du moment où les pouvoirs publics ont eu une attitude extrêmement hostile envers nous, susceptible de mettre en cause notre propre société, nous n'avons pas de raison d'être plus citoyens que les pouvoirs publics.

M. le Rapporteur : Donnez au moins vos bateaux à réparer au Havre !

L'arrêt de la réparation navale au Havre pour les navires du groupe Delmas a correspondu à l'arrivée de son siège social dans cette ville.

M. Vincent BOLLORE : C'est une coïncidence. Nous n'avons rien contre les ACH. Comme nous en étions actionnaires, il aurait été logique que nous préférions aller aux ACH mais la famille Tessandier n'a pas du tout écouté nos conseils. Je le déplore comme vous et je serais ravi si on trouvait une solution.

M. Alain COUSIN : Vous avez évoqué cette évolution vers les flux tendus, la livraison de marchandises de porte à porte, de l'usine au client. Je crois que c'est inéluctable et qu'il faut s'y adapter rapidement. Et je comprends bien la stratégie que vous conduisez et qui me paraît tout à fait cohérente.

Mais on constate aussi une évolution du transport maritime vers les navires à grande vitesse. On la voit assez nettement dans le secteur passagers et des projets de transport de marchandises à grande vitesse commencent à apparaître - je fais allusion ici à un projet dont vous avez certainement entendu parler entre Philadelphie et un port normand.

Est-ce que l'armateur que vous êtes considère que ce type de transport maritime a un avenir et, si oui, à quelle échéance ?

D'autre part, s'il n'y a pas une évolution dans les mois ou dans les années qui viennent du statut du marin français, est-ce que cela peut être de nature à remettre en cause aussi cet éventuel avenir des navires à grande vitesse dans le fret maritime ?

M. Vincent BOLLORE : Oui, je crains que tout soit lié : le portuaire, le maritime et le chargeur. En tout cas, le jour où vous n'aurez plus de compagnie maritime avec des pavillons français ou dont le centre de décision sera en France, vous aurez une diminution voire une disparition des ports et des arrière-pays. Vous aurez, de ce fait, des industriels qui seront moins compétitifs là où il sont, voire de nouveaux industriels qui ne viendront pas s'y installer parce que les grands navires ne s'y arrêteront plus. Vous aurez par nature des situations de plus en plus difficiles qui porteront sur des innovations comme celles que vous citez, dont je n'ai pas étudié le dossier, mais qui ont l'air intéressant tant il est vrai que la vitesse est un impératif croissant. L'expression « filière maritime et portuaire » est donc parfaitement exacte.

M. Alain COUSIN : Sur les navires à grande vitesse concernant le fret ?

M. Vincent BOLLORE : Je suis sûr qu'à terme, plus la vitesse sera élevée, plus ces navires auront de capacités, plus les chargeurs s'en réjouiront, mais le problème est de savoir si ces navires à grande vitesse iront dans les ports normands. Ce n'est pas sûr parce que l'armateur ne sera pas français.

Je pense que nous avons un vrai recul. La France est la quatrième ou la cinquième puissance exportatrice mais elle est une puissance maritime de rang modeste. Elle était 23ème quand je suis devenu président du CCAF, elle est maintenant 29ème et va encore perdre des places, avec toutes les conséquences que cela entraîne.

C'est vraiment dommage et relève de la responsabilité collective. Ne pleurons pas sur le passé, essayons plutôt de construire l'avenir : tout espoir n'est pas perdu !

M. Nicolas FORISSIER : Je voudrais qu'on élargisse le débat, en revenant sur ce que vous évoquiez tout à l'heure à propos des aides publiques. Je voudrais que vous précisiez votre position d'industriel sur les systèmes d'aides publiques aux entreprises françaises : comment vous le voyez, comment vous le ressentez. Vous disiez tout à l'heure que ce n'était pas vraiment nécessaire. Pensez-vous qu'il serait bon de le revoir entièrement ? Si c'est le cas, que proposez-vous ? Qu'attendez-vous, au fond, de l'attitude de l'État ?

Et je voudrais que vous répondiez aussi sur le plan des autres activités de votre groupe. Avez-vous reçu des aides, les avez-vous recherchées ? Quelle est votre attitude générale?

Deuxième question liée à l'évolution de l'économie mondiale : l'économie est mondialisée, elle l'est en tout cas certainement pour un groupe comme le vôtre. Elle se mondialise pour la grande majorité des PME-PMI. Avez-vous le sentiment - et je voudrais vraiment la réponse de l'industriel confronté chaque jour à la réalité - que la France reste une terre de développement industriel ou avez-vous, au contraire, la tentation de développer ailleurs vos activités futures parce qu'il y aurait des gains en terme de coûts de revient, de charges sociales moins élevées, voire des avantages stratégiques dans l'implantation de vos entreprises ?

M. Vincent BOLLORE : Je ne peux vous donner mon avis qu'en tant que représentant du groupe.

Sur les aides publiques, nous pensons qu'elles devraient être supprimées, sauf dans certaines filières qui sont jugées stratégiques. Le domaine maritime devrait, à mon avis, recevoir des subventions pour des raisons d'équité. Quand j'étais président du CCAF, je ne demandais rien d'autre que ce dont bénéficiaient les Allemands. Je voudrais simplement que nous soyons à égalité avec nos concurrents européens.

Nous n'avons jamais recherché d'aide publique, nous n'en avons jamais touché ou rarement : peut-être 500 000 francs quand nous avons étendu l'usine... Mais ce n'est pas du tout une démarche qui nous est habituelle.

Nous avons l'habitude de résoudre nous-mêmes nos problèmes et préférons nous tenir à distance des métiers dans lesquels l'État intervient. Dans la distribution de pétrole, il y a un métier très rentable qui est l'entretien des chaufferies mais nous nous en sommes volontairement détournés. Nous avons été tentés pas la production de papiers fins pour usages médicaux, les masques, les bottes, mais nous serions entrés dans le domaine de la santé publique et avons préféré y renoncer.

M. le Président : A diverses reprises depuis le début de votre audition, vous avez évoqué l'attitude hostile des pouvoirs publics et le soutien apporté de façon ostentatoire à votre concurrent, la CGM, et vous nous dites que vous préférez éviter les activités dans lesquelles la puissance publique intervient.

J'ai cru comprendre que vous vouliez rester dans le domaine du transport maritime. Je souhaiterais donc savoir en quoi les conditions du soutien à votre concurrent vous semblent condamnables.

M. Vincent BOLLORE : Je laisserai Jean-Paul Parayre développer le volet maritime. Je suis moi-même mal placé parce que je l'ai vécu trop directement.

Premier point, je crois que le système des subventions, en effet, n'est pas très sain, mais à partir du moment où il existe, il ne doit pas permettre le favoritisme.

Dans le domaine maritime, il n'y a pas de doute, les Japonais et les Asiatiques en général, comme les Américains, ont compris que le maritime et le portuaire étaient des éléments fondamentaux. Dans les derniers accords qui ont renouvelé le GATT, c'est l'un des seuls secteurs dans lequel ils ont refusé de signer la clause de non-subvention. Ils ont un projet très clair : chaque fois qu'un bateau étranger entre dans un port, le secteur reçoit de l'argent qui permet de financer la flotte.

Sur le deuxième point plus général et plus important, vous allez peut-être trouver que je suis un optimiste de nature mais je suis un admirateur de M. Jean-Claude Trichet, je le dis d'autant plus qu'il est souvent vilipendé comme étant la cause de tous nos maux.

Je considère que la France a fait des progrès colossaux dans les dernières années. Il n'y a pas si longtemps, les prix, le crédit, tout était bloqué et administré. Or nous sommes aujourd'hui libres dans pratiquement tous les domaines.

Je fais partie de ceux qui pensent qu'il n'y a pas de raison de se délocaliser sur le plan industriel, en tout cas pas dans nos activités. Nous conduisons d'ailleurs cette année - c'est très symptomatique - des programmes d'extension dans nos usines de Thonon, de Perpignan et à côté de Quimper.

Si nous voulions vraiment nous délocaliser, nous pourrions facilement le faire, et cela ne passerait même pas par des suppressions d'emplois.

Un certain nombre d'industriels se plaint de questions fiscales mais ces différences de fiscalité vont se gommer dans le cadre communautaire.

Pour résumer ma position, je ne vois pas de raison de me plaindre de notre compétitivité. Je vois au contraire beaucoup de motifs d'espérance dans l'évolution de notre pays. Je voyage beaucoup, notamment en Asie. Les coûts de main d'_uvre y sont certes plus bas mais on rencontre d'autres problèmes. Si on tient compte de tous les éléments, les écarts de coûts ne sont pas aussi importants qu'ils le paraissent.

J'ai fait construire la même usine consacrée à la métallisation à Quimper, sur la côte Est des États-Unis et à Shanghai. Les conditions sont a priori complètement différentes sur le plan social et fiscal, mais, c'est encore celle de Quimper qui possède le meilleur niveau de productivité.

Je pense que nous sommes compétitifs et en train de le devenir de plus à plus. Je suis donc optimiste.

M. Jean-Paul PARAYRE : Je voudrais peut-être préciser les chiffres de subventions qui ont été donnés tout à l'heure par M. Bolloré parce que je crois qu'ils sont frappants. Nous prenons 1991 comme année de départ parce que le point central de toutes nos opérations de restructuration, c'est la société Delmas dont nous avons alors pris le contrôle.

De 1991 à 1997, les subventions d'investissement reçues par le groupe ont été de 60 millions de francs, et les subventions d'exploitation ont été de 145 millions de francs.

Chacun sait que la CGM faisait très exactement le même métier que le groupe Bolloré - c'est un armateur - mais il était nationalisé. Je ne reviens pas sur ce qu'ont été les aides successives de la CGM au cours de son histoire mais le rapport de la commission des finances du Sénat, sur le projet de loi de finances pour 1998, estime à 2,825 milliards de francs les sommes injectées dans la CGM préalablement à sa privatisation, ce qui veut dire que la CGM privatisée a pu disposer d'une trésorerie pléthorique de plus de 1 milliard de francs. Sur les lignes sur lesquelles la CGM et Delmas étaient concurrents, notamment dans l'Océan indien, cela a, bien entendu, permis à la CGM de mener une politique de dumping au détriment de Delmas pour gagner des parts de marché. C'est la raison pour laquelle nous affirmons que le traitement de cette affaire a été contraire aux intérêts du groupe Delmas.

M. Vincent BOLLORE : C'est cela. La CGM a dû recevoir 2,8 milliards avant sa privatisation après avoir auparavant bénéficié de 2 ou 3 milliards de francs, c'est-à-dire 5 ou 6 milliards de francs au total alors que nous avons investi nous-mêmes des sommes comparables sur nos propres fonds. Nous pensons donc que nos 205 millions de francs de subventions font pâle figure !

M. Jean-Paul PARAYRE : Et tout cela se traduit par le fait que les deux groupes perdent actuellement beaucoup d'argent sur les lignes de l'Océan indien.

M. le Rapporteur : Vous avez été remplacé par Pinault au sein du groupe Bouygues dont vous avez cédé les parts. Considérez-vous que Pinault a commis une erreur ?

M. Vincent BOLLORE : En deux mots, le groupe Bouygues détient TF1, une très belle affaire qui est appelée à un large développement puisque la langue française n'est plus une barrière dans la mesure où il y a des traducteurs électroniques intégrés aux télévisions. L'avenir de TF1, contrairement à ce que certains pensent, est donc assuré.

Le groupe est aussi très présent dans les travaux publics et la construction, où il emploie 90 000 personnes. C'est un secteur très intéressant parce qu'une vaste partie du monde a besoin de routes, de tunnels et de ponts.

Et il possède un troisième secteur, le téléphone mobile, qui nécessite 25 milliards de francs d'investissements pour couvrir le territoire français de collecteurs et d'antennes, ce qui est énorme, et vaut pour chaque opérateur. Même si tous les Français avaient un téléphone portable, un investissement de 25 milliards de francs serait difficile à rentabiliser.

Il s'avère ainsi que France Télécom qui occupe plus de 50 % du marché gagne beaucoup d'argent, Vivendi qui détient 30 % du marché en gagne nettement moins, et le troisième groupe qui a moins de 15 % de part de marché, c'est-à-dire Bouygues, ne pourra jamais en gagner.

Il y a deux solutions pour s'en sortir : la première, c'est que le prix de la minute augmente - mais nous doutons que cela arrive -, ou que Bouygues puisse prendre des parts de marché aux autres.

Or, l'ART, l'autorité de régulation des télécommunications, publie tous les mois les statistiques. Quand Bouygues fait une campagne de publicité, il monte à 14 %, et quand il l'interrompt, il chute à 13 %. Il a donc en moyenne 13% de part de marché.

Nous préconisions que Bouygues vende le secteur du téléphone mobile, en réalisant d'ailleurs une plus-value colossale puisque tout le monde se bat aujourd'hui pour acheter des parts de marché - comme toujours, les groupes très riches soutenus par les banques, dans les secteurs en formation, sont prêts à acheter des concurrents très cher - et investisse cet argent dans le développement de TF1 et surtout dans la construction, où il y a près de 100 000 salariés.

Notre analyse industrielle a été contestée par l'équipe actuelle qui fait le contraire. Nous avons donc quitté le groupe, et François Pinault y est rentré.

Je considère, pour répondre à votre question, que si Bouygues continue à mener la même politique, François Pinault aura eu tort d'y rentrer. Mais François Pinault n'est plus seul, Bernard Arnaud l'a déjà rejoint...

Je crois personnellement que le problème dans cette affaire se situe au niveau de la gestion de ce groupe et non des actionnaires. Nous avons vendu nos parts, non pas pour faire une grosse plus-value, mais parce que nous n'étions plus entendus et que cela entraînait une crispation des relations.

Je crois que le problème de Bouygues est un problème industriel. Le groupe rassemble plusieurs métiers : il y en a un dans lequel il est le troisième Français et le 250ème mondial, et deux autres dans lesquels il occupe les premiers rangs mondiaux et européens. Et la sagesse, surtout quand on emploie un grand nombre de salariés, consiste à concentrer ses moyens là où on est fort et de ne pas prendre de risque dans des métiers où on n'a aucune chance de devenir un « grand », comme dans le secteur du téléphone mobile.

Pour l'instant, François Pinault a eu raison et nous avons eu tort puisque le cours de Bouygues a monté, mais nous maintenons néanmoins notre analyse industrielle et sommes certains que le secteur du téléphone mobile n'est pas à la portée du groupe Bouygues.

M. le Rapporteur : Vous avez dit tout à l'heure que la plupart, sinon la totalité de vos navires, allaient progressivement passer sous le pavillon bis des Iles Kerguelen, puis sous des pavillons étrangers. Lorsque vous n'aurez plus de navires sous pavillon français, le siège de Delmas restera-t-il en France ?

M. Vincent BOLLORE : Oui, de toute évidence. Le siège du groupe est en France et le délocaliser n'aurait aucun intérêt.

Mettez-vous à ma place : vous êtes un citoyen français, votre siège principal est à Paris et vous avez envie que les gens soient le plus près possible de vous. Je ne vois pas du tout l'intérêt d'installer le siège de Delmas ailleurs. Il n'y aurait d'ailleurs même pas d'intérêt financier, parce qu'installés à Bruxelles ou à Londres, nos salariés ne seraient pas moins payés en francs ! Ce n'est que sur le pavillon français qu'il y a une différence intéressante.

M. le Rapporteur : N'êtes-vous pas tentés de vous établir en Afrique par exemple ?

M. Vincent BOLLORE : Non. Même si j'adore le continent africain, cela n'est pas envisageable avant vingt ou trente ans. Nous venons de construire un siège qui a coûté 75 millions, auxquels il faut ajouter les frais de déménagement, etc. Je n'ai pas besoin de répéter tout le bien que je pense de la ville du Havre et je n'exclus pas la possibilité d'un nouvel investissement sur ce site, en espérant que nous n'aurons plus à subir des marques d'hostilité.

M. Jean-Paul PARAYRE : Nous avons réalisé un investissement important au Havre pour ce siège social, parce que nous croyions en l'avenir de ce port et pas du tout par l'attrait des subventions. Nous pensions avoir donné un signal fort, et nous constatons - avec un peu de déception - que notre arrivée n'a peut-être pas été aussi bien perçue que nous l'espérions.

Dans toutes nos décisions de gestion, nous privilégions Le Havre par rapport aux autres ports concurrents et notamment Anvers ; nous tentons de convaincre nos clients que Le Havre est une meilleure base et nous y avons, en effet, d'autres projets de développement, mais je dois dire que »l'invasion » de notre siège social nous conduit à réfléchir.

M. Vincent BOLLORE : Pour l'instant, il n'a été que recouvert de peinture ! Je comprends tout à fait Jean-Paul qui, est directement confronté à cette hostilité.

M. Jean-Paul PARAYRE : Très clairement, ce n'est pas l'appât de l'argent qui nous a attirés au Havre.

M. Vincent BOLLORE : Et je ne crois pas que nous décidions jamais d'un site d'investissement à cause de subventions. Quels que soient les efforts fournis par les élus. Ce qui motive une décision d'investissement, c'est la présence des clients et de conditions de vie agréables pour le personnel et l'encadrement.

M. Jean-Paul PARAYRE : Il est clair, puisque nous avions le choix entre Le Havre et Rouen, que la solution la plus simple pour nous aurait été la seconde. C'est là que nos cadres souhaitaient aller, c'était plus proche de Paris, les liaisons étaient plus rapides, etc. Nous avons donc fait un choix audacieux en préférant Le Havre.

Audition des syndicats


Audition de MM. Michel BOLIS, Dominique BOUFFENIE et Alain COSTA,
Délégués syndicaux de la CFDT,

Robert BOULANGER, Mme Josette COURTAUX, MM. Daniel LE NEINDRE et Joël MORANDEAU,
Délégués syndicaux de FO,

Jean-Pierre CHADEL et Mme Annie PELLETIER,
Délégués syndicaux de la CGC,

MM. Charly FIRPIONN, Yvon LE BIHAN, Jean-Jacques METADIER et
Laurent VINET,
Délégués syndicaux de la CFTC,

Daniel GERARD, Claude PERNOT et Jean-Luc VIGREUX,
Délégués syndicaux de la CGT et

Guy GERY,
Délégué syndical FNCR

chez BOLLORE

(extrait du procès-verbal de la séance du 31 mars 1999)

Présidence de M. Alain FABRE-PUJOL, Président

MM. Michel Bolis, Dominique Bouffenie, Robert Boulanger, Jean-Pierre Chadel, Mme Josette Courtaux, MM. Alain Costa, Charly Firpionn, Daniel Gérard, Guy Gery, Yvon Le Bihan, Daniel Le Neindre, Jean-Jacques Métadier, Joël Morandeau, Mme Annie Pelletier, MM. Claude Pernot, Jean-Luc Vigreux et Laurent Vinet sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. A l'invitation du Président, MM. Michel Bolis, Dominique Bouffenie, Robert Boulanger, Jean-Pierre Chadel, Mme Josette Courtaux, MM. Alain Costa, Charly Firpionn, Daniel Gérard, Guy Gery, Yvon Le Bihan, Daniel Le Neindre, Jean-Jacques Métadier, Joël Morandeau, Mme Annie Pelletier, MM. Claude Pernot, Jean-Luc Vigreux et Laurent Vinet prêtent serment.

M. Yvon LE BIHAN (CFTC) : Dans le rapport que nous avons reçu, j'ai cru relever deux anomalies. La première est relative au paiement du fret, dont il est indiqué qu'il s'effectue exclusivement en dollars. En fait, 15 à 20 % du fret sont payables en dollars, le reste l'est en francs.

Il est aussi indiqué que la mise en place du projet « Cap Client » avait pour objet de réduire les frais généraux. Le groupe va ainsi réduire ses coûts de structure de 300 à 400 millions de francs, par la mise en place d'une nouvelle organisation et une réduction de ses effectifs. Ce montant s'entend-il par an ou sur une certaine durée ? Il me paraît énorme, alors que la masse salariale n'était, il y a trois ans, que de 260 millions de francs.

Ce que je vais dire ne vaut que pour le secteur maritime, le seul pour lequel je sois compétent. J'en viens au choix de la délocalisation de Paris au Havre, dont on nous avait promis des résultats phénoménaux au bout de deux ans. Or, on constate que, à l'inverse, elle a eu pour effet de réduire l'effectif de quelque 200 personnes. Comme dans tous les grands groupes, il y a un usage abusif des CDD et des stagiaires.

Les changements de stratégie perpétuels nous préoccupent beaucoup. L'avenir du secteur maritime est très incertain et le personnel se pose beaucoup de questions quant à la garantie de l'emploi au Havre.

Il faut savoir également qu'une restructuration a touché les marins français. Le dernier plan mis en place par la direction concerne 150  départs volontaires de navigants français.

De plus, de nombreux navires ne sont plus sous pavillon français mais sont gérés par des ships managers qui se trouvent à l'étranger.

Mme Annie PELLETIER (CGC) : Dans le rapport que vous nous avez adressé, j'ai relevé, à propos du secteur maritime, que les taux de fret restent fermes sur les lignes Afrique, Caraïbes et Asie-Afrique.

C'est loin d'être le cas en réalité. Dans les Caraïbes, la ligne va être vendue à la CGM et, sur la ligne d'Afrique, la guerre des tarifs fait rage.

En ce qui concerne la venue de Delmas au Havre, le taux de suivi était faible, puisque 40 % du personnel a accepté d'accompagner l'entreprise.

Nous avons eu recours à des CDD, qui ont représenté, au début de notre installation, jusqu'à 25 % de l'effectif. Certains ont été transformés en CDI, d'autres pas.

L'économie annoncée ne s'est pas concrétisée. Entre temps, elle a même complètement disparu. Le paysage maritime a été bouleversé, immédiatement après l'annonce du projet « Cap Client ». Les regroupements ont commencé, le dernier en date étant le rachat de Safmarine, il y a deux mois.

D'autres projets d'alliance n'ont pas tenu leurs promesses. L'un d'eux devait nous permettre de faire des économies d'échelle mais n'a pas fonctionné. Nous nous retrouvons actuellement dans une situation assez difficile, sur une niche, à la merci, de plus en plus, des « armements express ».

A propos de la délocalisation, sans les aides de l'État et de l'Europe, je pense que le projet « Cap client » n'aurait pas été viable. De toute façon, aucun salarié de Paris ne se serait déplacé au Havre, sans les aides de la DATAR.

Or, il fallait qu'un minimum suive pour faire fonctionner la société hors de la région parisienne.

M. le Rapporteur : Nous avons demandé hier à M. Bolloré si Delmas se serait installé au Havre en l'absence de toute aide publique.

(Plusieurs représentants syndicaux présents répondent non.)

Il a répondu par l'affirmative. Pour cette opération, le groupe aurait touché une aide s'élevant à environ 30 % de l'investissement, dont il n'aurait pas encore reçu l'intégralité. Votre Président affirme que cette opération n'était pas conditionnée par ces aides, ce que vous contestez donc.

Par ailleurs, pourriez-vous donner des précisions concernant les effectifs de Delmas, avant délocalisation et relocalisation : les départs, les conséquences sociales, le nombre de CDD et de CDI, les statuts des différentes agences de Delmas en France et la liste de celles qui subsistent aujourd'hui, afin que nous puissions mesurer l'évolution, en termes d'effectifs et de composition du personnel.

M. Jean-Jacques METADIER (CFTC) : Se pose pour moi un problème de fond. On discute de chiffres, de données techniques. En réalité, avant d'entrer dans le débat de cette commission, reproche-t-on à notre entreprise de ne pas avoir utilisé correctement les fonds publics ? !

Les raisons du déplacement au Havre sont discutables mais, indépendamment de cette décision, l'ambiance était mauvaise dans l'entreprise. Peut-être a-t-on essayé de redonner un projet à des équipes qui fonctionnaient mal.

M. Dominique BOUFFENIE (CFDT) : A mon avis, la stratégie du groupe Bolloré dans les secteurs maritime, portuaire ou aérien est complètement dépendante des décisions prises en matière d'aménagement du territoire.

Si le groupe décide d'abandonner la manutention portuaire, comme au niveau de SCAC, on ne comprend pas quelle est la stratégie poursuivie. Des partenaires belges arrivent mais on ne connaît ni le niveau de leur participation ni le site qui en sera favorisé.

La région, qui a investi, sera dans l'embarras parce qu'elle devra rembourser ses dettes alors que l'outil construit ne sera pas utilisé.

A Saint-Nazaire, il y a eu beaucoup d'investissements dans des appareils de levage de conteneurs, dont l'utilisation ne s'avère pas rentable.

Bolloré, premier employeur de manutentionnaires portuaires, n'applique pas la convention collective de la manutention portuaire, pour une question de coûts.

Pour la délocalisation, la région du Havre a dégagé des moyens, ce qui a entraîné la décision du groupe. Certains pensaient que c'était une décision plus politique que stratégique, un moyen de se séparer des salariés refusant de déménager. Ils ont simplement reçu leur prime de licenciement, plus élevées pour les anciens salariés que pour les nouveaux. Or ce sont surtout les plus anciens qui sont restés en Ile-de-France : n'était-ce pas un moyen de rajeunir les effectifs ?

La délocalisation au Havre s'est traduite par la suppression de 300 emplois. Les CDD continuent à être utilisés de manière systématique, alors que le Code du travail précise qu'ils ne doivent l'être que ponctuellement. Et les aides de la DATAR ont facilité le déménagement...

Quand le groupe Bolloré était endetté à hauteur de 8 milliards de francs, nous avons a lancé une procédure dans le cadre du droit d'alerte. Mais nous avons dû y renoncer.

Le Crédit agricole est miraculeusement intervenu et l'a sauvé en devenant propriétaire d'un certain nombre de navires, dont le groupe conserve l'exploitation, son outil industriel n'en étant pas moins diminué.

Dans le secteur maritime, la Compagnie Générale Maritime bénéficie d'aides diverses, de la défiscalisation des charges sociales, mais sa flotte continue à passer sous le pavillon des Bahamas.

On assiste ainsi à la diminution du nombre de marins correctement rémunérés, au profit de salariés exploités.

En Afrique, le groupe a manqué des affaires et des alliances. La concurrence s'accroît, entraînant une guerre des frets et de l'emploi. Des sédentaires et des navigants vont continuer à être licenciés car le rapport de force ne leur est plus favorable.

Dans le privé, les contraintes sont très grandes. Les augmentations de salaires sont au mérite et à l'objectif, et non plus générales. On arrive à une certaine pression sur les individus et à un comportement passif du personnel, qui doit travailler et se taire.

A tel point que les salariés en ont assez de leur travail et attendent avec impatience leur départ dans des conditions avantageuses, grâce à une bonne convention collective, que l'on essaie d'éroder à l'occasion du passage aux 35 heures.

La marine marchande reçoit sans cesse des aides mais ses navires passent sous d'autres pavillons : des Bahamas ou de Kerguelen...

Le groupe profite des quelques sociétés qu'il détient à Panama et aux Bahamas pour y inscrire ses bateaux. On assiste ainsi à une fuite des capitaux à l'étranger alors qu'il n'y a pas d'investissement.

M. Jean-Luc VIGREUX (CGT) : Depuis la prise de contrôle du groupe Bolloré sur la société Delmas, nous avons assisté à trois restructurations dans les domaines maritime et terrestre, entraînant environ 1 100 licenciements, alors que Vincent Bolloré, par une lettre du 16 septembre 1991, s'était engagé à maintenir son siège en France et à éviter les licenciements.

A l'occasion de la délocalisation au Havre, le groupe a reçu, selon le rapport du cabinet SECAFI Alpha, différentes aides publiques pour des montants élevés :

- du Fonds d'aide à la décentralisation, 80 000 francs par salarié ;

- au titre de la Prime d'aménagement du territoire, 100 000 francs par salarié transféré ;

- une exonération de la taxe professionnelle sur cinq ans ;

- des aides à l'immobilier sous forme de subventions des collectivités publiques, à hauteur de 25 % de l'investissement, le terrain où le siège social a été implanté lui ayant, vraisemblablement, été cédé gratuitement  ;

- la prise en charge par les collectivités locales de 50 % des coûts de formation.

Selon le rapport, non démenti jusqu'à ce jour, les aides atteindraient 100 000 francs, sans oublier les aides ACOMO, qui n'ont jamais créé d'emplois, sinon des emplois précaires.

286 licenciements ont été effectués, touchant notamment des salariés ayant beaucoup d'ancienneté, ce qui a entraîné le versement d'indemnités très importantes, étant donnée la convention collective, et ils n'ont été compensés que par environ 150 embauches au Havre, à des salaires divisés par 1,8, et notamment par le recours à des emplois précaires (CDD, intérimaires, étudiants et SCAC Juniors).

Les directions compétentes, les ministères, le commissaire interministériel de l'aménagement du territoire, les responsables de groupes politiques, les maires du Havre et de Puteaux, les députés et sénateurs ont été informés de la situation.

Nous n'avons reçu aucune réponse des administrations et seulement quelques lettres de députés, ce qui a entraîné, pour les personnes délocalisées ou obligées d'accepter leur licenciement, un sentiment pénible d'abandon. Actuellement, il y aurait encore 80 salariés au chômage de longue durée.

Nous n'avons assisté à aucune véritable volonté de reclassement au sein du groupe. Seules des cellules de reclassement ont été mises en place et s'appellent, elles-mêmes, « ANPE Delmas »...

Malgré les demandes de la CGT., les instances représentatives du personnel n'ont pas été informées sur la réelle efficacité et l'utilisation des aides publiques. Nous avons assisté à de grands transferts financiers, par exemple à l'occasion de la revente des participation de Bolloré dans les groupes Bouygues et Pathé.

En revanche, aucun investissement ne semble prévu au sein du groupe, si ce n'est l'achat annoncé de navires d'occasion.

Nous assistons même à la vente de certaines lignes, tandis que l'on projette de céder les sociétés de manutention, que l'on réfléchit à l'avenir du site de la vallée de la Seine-Pont de Normandie, que l'on réduit le nombre de navigants à coup de plan sociaux.

Afin de faire des économies sur les frais de personnel, la direction suit une politique de passage des bateaux sous le pavillon des Iles Kerguelen, cherche systématiquement à recruter une main d'_uvre bon marché et précaire, au détriment des garanties collectives, et aspire à remplacer notre convention collective de la marine marchande, favorable, par celle du transport qui l'est nettement moins.

Enfin, la direction pratique la discrimination syndicale, le projet ayant entraîné la disparition de la section CGT. de Puteaux et de ses élus, ce qui était l'un des buts de Vincent Bolloré.

En conclusion, je dirai que, contrairement aux autres organisations syndicales, la CGT. a toujours dénoncé l'aide publique aux entreprises privées, qui, comme on l'a vu, ne sert en fait qu'à financer les plans sociaux.

M. Daniel GERARD (CGT) : Nous n'avons reçu aucun soutien des pouvoirs publics, qui ne se préoccupaient pas du tout de ce qui allait être fait des aides publiques.

Il s'agit de l'argent des contribuables, et le citoyen que je suis est scandalisé de voir son argent utilisé à réaliser en bourse une plus-value équivalent à dix mille fois le salaire annuel d'un smicard !

Je me félicite qu'une commission pluraliste et plurielle soit mise en place et s'intéresse aux comptes et aux agissements de M. Vincent Bolloré.

Je vais vous lire la lettre, jointe au dossier que nous avons préparé à votre intention, qui a été envoyée aux élus et aux administrations concernées.

« N'ayant aucune nouvelle de M. le ministre (il s'agissait à l'époque de Monsieur Gaudin), suite à l'envoi d'un courrier daté du 19 mars 1996, signé par le Secrétaire Général de notre fédération, et dont copie jointe, nous intervenons, en notre qualité de défenseurs des intérêts des salariés auprès de vos Services, sachant que vous êtes parfaitement au courant du dossier de demande d'aides sollicitée par l'entreprise SA Delmas, groupe Bolloré... par le biais de son président, M. Vincent Bolloré.

« Selon nos experts, ces principales aides (FAS, PAT, exonération de taxe professionnelle pendant cinq ans, subventions pour la construction du siège au Havre, à hauteur de 25 % de l'investissement, prise en charge à 50 % des coûts de formation) se chiffreraient entre 70 et 100 millions de francs.

Aujourd'hui, cela représente plus de 100 millions de francs.

« Le personnel Delmas, majoritairement, par pétitions, grève, occupation du CCE et autres, a exprimé que l'argent des contribuables ne devait pas aller à des entreprises, en leur permettant, sous couvert de décentralisation, de procéder à des licenciements et aucune embauche sur le site choisi.

En clair, à la C.G.T., nous ne voulons pas que les aides de l'État servent à financer des plans sociaux et donc des licenciements. Elles doivent aider à créer de l'emploi en CDI avec des conditions de vie acceptables et des salaires décents.

« Nous vous faisons parvenir : copie du rapport SECAFI Alpha sur les aides publiques et les aspects immobiliers du projet « Cap Client » ; rapport de M. Froissart sur les conséquences sociales et les conditions de la réorganisation et de l'installation de l'entreprise en un seul lieu, en l'état actuel du projet au Havre ainsi qu'une copie du rapport Arthur Andersen Management.

« Depuis le rachat de Delmas par M. Bolloré, en 1990, cinq présidents directeurs généraux se sont succédés.

« De 1992 à 1993, plan de réorganisation de la Division armement maritime - Division services maritimes et portuaires, service fonctionnel du siège. Conclusion : 164 licenciements.

On a compté 200 à 250 suppressions de postes au niveau national, à nouveau au nom de la productivité.

« 1994 : Plan de redéploiement des activités appelées aussi plan de reconquête maritime : 136 licenciements. Cela, sans compter le plan des déclarants en douanes,...

Dans la division auxiliaire, cela a coûté, à l'époque, environ 150 à 200 suppressions d'emplois, alors que, dans certains secteurs, nous n'avons pas de travail au niveau européen.

« ... les démissions plus ou moins forcées, le départ de certains navigants, soit depuis 1990, 700 postes supprimés.

La lettre a été écrite en 1996. Aujourd'hui, on en compte 1 100.

« Promesses du 16 septembre 1991 non tenues : pas de licenciements, pas de risque de quitter la tour siège à Puteaux.

« Graves erreurs de gestion et de choix organisationnel.

« L'affaire Merziaro a coûté 180 millions de francs ; MSC-FSM.

« Tant ces erreurs que leurs conséquences ont été abordées, lors des réunions des instances représentatives du personnel évoquées, le mépris semble avoir été la seule réponse de la Direction.

« Grâce à des aides éventuellement versées, aides constituées par l'argent des contribuables, MM. Bolloré et Barraquand...

Monsieur Barraquand est celui qui est chargé des basses _uvres chez Delmas.

« ...vont mettre en danger tout un tissu social et familial : à Puteaux 378 licenciements.

Nous avons déclaré, à l'époque, que les aides ne sont pas sollicitées pour créer des emplois mais constituent un mode de gestion. Si ces aides sont accordées, elles sont détournées de leur objet voulu par les élus...

« Bilan économique devenu positif, à l'époque, grâce au niveau d'aides élevé, économies liées à la réduction des effectifs.

« Ce projet financier n'est intéressant pour la direction que si le taux de suivi ne dépasse pas, de beaucoup, les 70 %... »

Il faut se reporter à l'expertise faite par SECAFI Alpha. Elle est très significative.

M. Joël MORANDEAU (FO) : Quoi qu'il en soit, le groupe Bolloré a fait du bien au Havre car il y a eu un certain nombre d'embauches. Le maire de la Rochelle, décédé depuis, a été content que M. Bolloré vienne s'installer car le chômage est élevé dans sa ville.

Je trouve honteux que les personnels des chantiers navals soient venus se venger en saccageant une partie des bâtiments.

M. Charly FIRPIONN (CFTC) : Contrairement à mes camarades ici présents, je suis trop jeune dans l'approche syndicale pour pouvoir me prononcer, avec un degré de fiabilité élevé, sur les pratiques de M. Bolloré.

Je n'appartiens au groupe que depuis huit ans, ce qui ne m'a pas empêché de vivre deux plans de licenciements secs dans l'énergie, notamment une délocalisation qui n'en était pas vraiment une, c'est-à-dire le rapatriement des directions régionales comptables de province à Paris, qui a entraîné le licenciement des salariés refusant de suivre l'entreprise.

M. Michel BOLIS (CFDT) : Je n'appartiens à la CFDT que depuis quelques mois, mais si je peux répondre à des questions ou fournir des documents, je ne manquerai pas de le faire.

M. Guy GERY (FNCR) : Mon collège Firpionn a parlé de deux restructurations depuis 1991 : en fait, on en compte au moins cinq.

En 1991, nous étions 2 036 salariés, maintenant nous sommes 600. Beaucoup d'anciens, qui connaissaient le travail, ont été licenciés avec le minimum d'indemnités. Il y a eu beaucoup de départs en pré-retraite.

Normalement des jeunes devaient être embauchés à leur place, mais cela n'a pas été le cas. On a seulement recruté des personnes en contrat à durée déterminée et des stagiaires.

Aujourd'hui, on a du mal à contrôler les départs dans le cadre de l'ARPE. Quant aux subventions, aucune information les concernant ne nous est communiquée. En revanche, il semblerait que le groupe n'envisage de demander de nouvelles aides ni dans le cadre de l'ARPE, ni au titre de la réduction du temps de travail.

M. Claude PERNOT (CGT) : Je confirme les propos de mon collègue de la FNCR. Auparavant, notre société faisait partie du groupe Rhin-Rhône. A la suite d'une offre publique d'achat de M. Bolloré, en 1988, nous avons alerté les pouvoirs publics mais n'avons pas reçu beaucoup de soutien. Les effectifs ont été divisés par trois, en deux ans.

En 1992, nous étions plus de 2 000, aujourd'hui, 600 et encore ce chiffre inclut-il la reprise d'un fonds, l'année dernière, qui a augmenté les effectifs de 10 %.

Nous avons connu une période difficile pendant plusieurs années dans la mesure où il a été question de nous vendre, ce qui a été lourd de conséquences sur l'état d'esprit du personnel. Pour l'instant, la situation est en voie d'amélioration car M. Bolloré semble croire en l'avenir du secteur de l'énergie.

A propos des conditions de travail, des augmentations de salaires, des promotions, nous sommes en parfaite harmonie avec nos collègues de la CGT navigation.

M. Robert BOULANGER (FO) : Nous avons payé un lourd tribut à l'emploi. En 1988, au moment du rachat, nous étions 1 200 chez Rhin-Rhône. Nous ne sommes, aujourd'hui, plus que 300, même si les effectifs semblent remonter un peu.

Nous avons un métier difficile qui consiste à vendre du fioul. S'il fait froid, nous en vendons, mais s'il fait chaud, c'est plus difficile. Nos résultats sont donc directement liés aux conditions climatiques.

Nos parts de marché progressent. Nous avons racheté une entreprise, ce qui est une bonne chose. Je pense que nous allons continuer sur cette voie.

On ne nous a jamais parlé de subventions reçues par notre secteur : on nous a dit que la branche énergie n'en avait jamais touchées. Quant aux augmentations des salaires, elles sont exclusivement au mérite.

M. Laurent VINET (CFTC) : En tant que récent adhérent à la CFTC, je ne saurais vous aider, à moins que vous n'ayez des questions précises à me poser.

M. Jean-Pierre CHADEL (CGC) : L'Auxiliaire de Transport est composée de plusieurs entreprises qui, jusqu'à maintenant, étaient toutes bénéficiaires. Nous sommes confrontés à des restructurations marquées par des fusions, des absorptions de sociétés et des regroupements dans des locaux communs, dans le but unique de réduire les coûts de fonctionnement et de gestion.

La Direction exige des résultats de plus en plus élevés. Les décisions prises actuellement conduiront, inévitablement, à des réductions de personnel.

De plus, les résultats demandés ne tiennent nul compte de la situation du secteur.

Notre activité est en baisse de 12 %, depuis quelques mois, mais nos résultats s'accroissent de 20 % !

Il existe quatre sociétés à Roissy, aujourd'hui. Demain, il n'en restera plus qu'une. Les restructurations visent aussi à réduire l'effectif des cadres et de nouveaux licenciements sont à prévoir.

Le fait que nous perdions des clients ne semble pas préoccuper la Direction. A tel point que nous nous demandons si elle ne cherche pas à mettre la société en difficulté pour effectuer le passage aux 35 heures dans un cadre défensif et obtenir des aides.

M. Alain COSTA (CFDT) : Je travaille au siège social, à la direction générale de la division auxiliaire de transport, la DAT, qui ne s'occupe pas de bateaux, mais fournit les conteneurs qui les remplissent. Elle supervise le transport aérien, le transit par bateaux, et la manutention.

Il a été fait part à l'Union économique et sociale de la DAT d'un projet de marques SDVAIR.

SDV Maritime et SDV Manutention seraient regroupées dans une seule société SDVAIR et perdraient leur existence juridique.

Comme cela entraînerait des difficultés sur le site de Roissy notamment, les organisations syndicales ont été convoquées. J'ai l'impression qu'elles ne sont pas d'accord sur ce projet de fusion SDVAIR, car le fait que les sociétés soient regroupées sans que le statut des personnels change pose des problèmes juridiques.

Des doublons vont inévitablement apparaître et, même si les emplois sont garantis, la situation ne pourra pas être maintenue en l'état.

La société SCAC SA fait de la manutention dans de nombreux ports. A Bordeaux par exemple, elle a intégré SAGA, qui garde, pour l'instant, son entité juridique. Mais dans certains ports, un leader est choisi. Sur Bordeaux, SAGA est le leader et le personnel - une vingtaine de personnes - va passer de SCAC chez SAGA.

Nous craignons que M. Vincent Bolloré ne souhaite se séparer de la manutention en revendant les moyens de la SCAC à SAGA pour, peut-être, abandonner cette dernière plus tard. Cette inquiétude crée un malaise.

M. Daniel GERARD (CGT) : Je n'ai rien à rajouter à ce qu'ont dit mes collègues, Chadel et Costa.

Avec les plans sociaux que j'ai rappelés tout à l'heure, et les réductions d'effectifs que nous avons subies par la volonté de Vincent Bolloré et à la suite de décisions politiques - la suppression des frontières au sein de la Communauté Européenne notamment -, je pense que la DAT a déjà beaucoup souffert en matière d'emploi.

La volonté de réduire les frais de personnel est clairement exprimée par la Direction. Alors, elle licencie et embauche des salariés précaires, CDD, SCAC Juniors.

SCAC Juniors est une école appartenant au groupe. Il y a aussi des « Delmas Juniors ».

Les apprentis travaillent pour 3 000 francs, grosso modo, pendant deux ans. Quand ils ont la chance de réussir leur CAP, ils doivent quitter l'entreprise et se retrouvent au chômage.

Pour ceux qui restent, la stratégie de la Direction consiste à revenir sur la portée de la convention collective en opérant un glissement systématique de la nôtre vers celles du transport ou de la manutention ou de la manutention au transport.

Le projet DAT 2000 vise à briser les trois statuts collectifs, durement acquis dans les trois entités juridiques. Nous nous sommes battus pour obtenir un quatorzième mois, par ailleurs intégré dans le salaire.

Aujourd'hui, à Transcape, il y a trois statuts différents : l'ancien pour les salariés appartenant à l'entreprise depuis plus de quinze ans, l'intermédiaire pour ceux qui ont entre cinq et quinze ans d'ancienneté et le dernier pour les autres, relevant d'une convention collective qui ne prévoit quasiment aucune indemnité de licenciement avant deux ans.

M. Daniel LE NEINDRE (FO) : Je n'ai pas grand chose à ajouter aux propos de mes collègues. J'y souscris, même si j'ai tendance à être moins sévère sur certains points et plus incisif sur d'autres.

Après plusieurs années - de 1987 à 1994 - de rationalisation et de restructuration de la branche DAT, nous avons réussi à retrouver un niveau de résultat positif en 1996, consolidé en 1997 et confirmé en 1998.

Durant toute cette période, nous avons assisté à une recherche systématique des gains de productivité et à la consolidation des produits financiers engrangés. Mais nous n'avons pas vu un réel investissement majeur afin de diminuer l'endettement financier du groupe.

Un nouveau grand chantier va être prochainement mis en place. C'est Horizon 2000, et en 2000, DAT 2000.

Quel sera l'avenir social des employés du groupe, dans le nouveau contexte qui est en train de se dessiner ? Je m'inquiète de la manière dont la loi Aubry va être appliquée dans le groupe, nous ne disposons encore d'aucune information sur ce sujet.

Quant à l'utilisation des aides publiques, notre patron assisté par d'éminents financiers qui connaissent la loi savent ce qu'ils ont le droit de faire. Ils ne nous tiennent pas au courant de chaque décision.

M. Dominique BOUFFENIE (CFDT) : Je suis le secrétaire du comité de groupe, qui est réuni deux fois par an, rapidement. Il ne nous est pas donné d'explications sur la stratégie ou sur le développement à long terme des secteurs d'activités.

Le secteur de l'énergie est lourdement endetté, à hauteur de plus de 8 milliards de francs, et on a permis à des individus, qui n'avaient pas des fonds suffisants, d'acheter des entreprises. Pressés par les banques à rembourser, ils ont du vendre les secteurs d'activité encore rentables et susceptibles de trouver preneur.

Le groupe prend ses décisions si rapidement qu'il ne s'assure pas du sérieux des acheteurs. L'usine de papier située à Toulouse a été vendue à un acquéreur qui s'est avéré sans le sou, ce qui a entraîné des licenciements supplémentaires.

La stratégie à long terme n'existe pas, ou s'il y en a une, nous ne la connaissons pas car elle ne nous a pas été exposée. Nous devrions être informés avant la presse, il me semble !

C'est pour réduire nos 9 milliards d'endettement que des sociétés ont du être vendues et les plans sociaux menés. Or cette situation était due à la méconnaissance de notre métier par notre Président directeur général.

M. le Rapporteur : S'agissant de la stratégie, j'ai eu le sentiment, hier soir, en entendant M. Bolloré, qu'il en existait bien une.

Il a commencé par parler d'une « stratégie de niches ». Il y a 1 452 entreprises dans son groupe. Mais là maison mère possède moins de 20% de certaines d'entre elles. Elle n'est en position de décider que pour une minorité.

M. Bolloré a choisi, plutôt que d'acheter quelques compagnies maritimes, de prendre des parts, plus ou moins importantes, dans des secteurs très particuliers et rentables.

Le groupe ne manque pas de liquidités : la revente de sa participation dans les groupes Bouygues et Pathé lui a rapporté 2,35 milliards de francs avant impôts.

Dans la société Delmas, après la vente des 7 bateaux, 152 officiers ont été licenciés. Cela va continuer et toute sa flotte va passer sous « pavillon bis ».

Du pavillon Kerguelen, ils passeront ensuite sous un pavillon étranger, ce qui supprimera l'obligation d'avoir 35 % de marins français.

J'aimerais que vous nous expliquiez comment s'effectuent concrètement les départs volontaires des navigants français.

Nous avons demandé à M. Bolloré ce qu'il adviendra du siège social du Havre quand il n'y aura plus le moindre bateau relevant du pavillon national.

Il restera sûrement des officiers français car on en manque. Il existe même un plan de recrutement supplémentaire dans les écoles nationales de la marine marchande. Votre président nous a garanti qu'il n'installera pas son siège social dans un autre pays.

Dans le rapport, est énoncée sa stratégie africaine. Le partage opéré, il y a quelques années, autour du Golfe de Guinée, conférant la prédominance au groupe Bolloré sur l'ensemble du commerce africain, des cigarettes aux conteneurs, constitue un axe stratégique.

M. Yvon LE BIHAN (CFTC) : Aujourd'hui, la chance de M. Vincent Bolloré est de disposer du monopole de la manutention en Afrique. Mais pour combien de temps ? Avec l'arrivée de Merxx dans ce secteur, il risque de disparaître dans trois ou quatre ans. Que se passera-t-il alors ?

Nous avons actuellement huit navires sous le pavillon des Kerguelen. La règle de 35 % de marins français a été largement dépassée : il y a 70 % de marins français. Mais l'avenir est très incertain. 

Il est question de passer sous le pavillon des Bahamas. Que deviendront alors les marins français ? M. Bolloré affirme dans la presse qu'il ne licenciera jamais aucun marin français. Mais il saura trouver des volontaires au départ, ce qui constitue une sorte de licenciements déguisés.

Nous avons négocié le départ des marins français. Selon la convention collective, ils doivent recevoir sept mois et demi de salaire ; M. Vincent Bolloré n'a pas hésité à leur accorder dix-huit mois.

Quand vous proposez à un marin ou à un membre du personnel d'exécution, naviguant depuis 14 ans, de cesser de travailler à 50 ans avec une garantie de ressources de 70 % de son salaire jusqu'à 55 ans et, quand au lieu de sept mois et demi, il reçoit dix-huit mois de salaire comme indemnités, il choisit naturellement de partir.

M. le Rapporteur : Ce procédé existe-il dans tous les secteurs du groupe ?

M. Yvon LE BIHAN (CFTC) : Non, il est lié à la convention collective des marins.

M. Dominique BOUFFENIE (CFDT) : Il existe, dans la marine marchande, la cessation anticipée d'activité, la CAA. Elle est similaire au dispositif de l'AS-FNE pour les travailleurs sédentaires. Il a été attribué un peu plus de CAA aux entreprises qui sont davantage jugées en difficulté, qui présentent des faiblesses économiques. Les pouvoirs publics se sont penchés sur certains dossiers et n'ont accepté pour Delmas que certaines des CAA demandées.

La société Delmas a alors inventé la CAA « maison ». La CFDT, d'ailleurs, l'a refusée, parce que la CAA « officielle » implique des garanties, pour le marin, jusqu'à sa retraite pleine et entière, comme le FNE. Il était sûr d'avoir un revenu équivalent à celui qu'il aurait eu en restant dans l'entreprise.

Avec la CAA « maison », il n'y avait aucune garantie même si l'entreprise s'était auparavant engagée à respecter l'emploi à vie. La CAA « maison » devait être financée par la seule entreprise. Il n'y avait donc pas de contrôle de l'administration sur les raisons économiques du licenciement des marins.

Pour obtenir une CAA cofinancée par l'État, il faut présenter à l'administration un dossier conséquent, démontrant les raisons économiques des départs des marins.

Le groupe avait sa CAA « maison » qui le dispensait de justifier les départs. Les marins se retrouvaient chômeurs et inscrits aux ASSEDIC, donc à la charge de la collectivité.

En conséquence, M. Bolloré transfère sa responsabilité d'employeur sur les pouvoirs publics. La CFDT a refusé ce dispositif parce que les nouveaux marins étaient embauchés par des contrats de travail plus proches de ceux des Indonésiens, des Maliens, des Chinois ou même des Russes et des Polonais, à des salaires défiant toute concurrence et avec de très mauvaises conditions de travail et d'hygiène à bord.

Les navigants ne bénéficient plus d'augmentations de salaires générales, mais d'augmentations au mérite. Les officiers actuels quittent le groupe parce que d'autres compagnies leur offrent des rémunérations plus élevées. Ils ne veulent pas rester dans une entreprise où il n'y a plus d'avenir. Leur développement de carrière est horizontal et non pas vertical.

M. Yvon LE BIHAN (CFTC) : Une précision sur les CAA : l'État n'a accordé que 22 CAA sur 150 demandes.

M. Dominique BOUFFENIE (CFDT) : Sur les 140 offertes pour toute la marine marchande...

M. Yvon LE BIHAN (CFTC) : Et en posant comme condition que le groupe reclasse 30 marins, de moins de 50 ans.

M. le Rapporteur : Il me semble qu'il serait bon que les syndicats soient informés de la manière dont le groupe utilise les aides.

Il faudrait de plus que les aides ne soient pas attribuées, dès lors que la délocalisation ne répond pas à des raisons objectives.

Lors de la délocalisation au Havre, il y a eu 150 embauches pour environ 300 emplois supprimés.

Que sont-ils devenus ? Quels types d'emplois existait-il dans les différentes agences auparavant ? Quels types d'emplois trouve-t-on maintenant ? Quels sont ceux qui ont été perdus ?

Une entreprise peut très bien supprimer des emplois et en créer d'autres. L'important est de connaître la qualité et le statut des emplois. S'agit-il de CCD, d'intérim ? A quel niveau les emplois précaires se situent-ils ?

M. Yvon LE BIHAN (CFTC) : Chez Delmas, il n'y a pas eu de création de nouveaux emplois mais une réduction, par exemple aux services clients, documentation et comptable.

Auparavant, chaque agence éditait ses documents, émettait ses factures, encaissait ses traites. Aujourd'hui, tout est centralisé au Havre et un seul service est chargé de l'ensemble. Le service informatique a été réorganisé, ce qui a permis un gain de productivité.

Mme Annie PELLETIER (CGC) : Nous avons assisté à un rajeunissement très net du personnel, parallèlement à une diminution de l'encadrement. Ce sont les cadres qui ont le plus souffert. La pyramide des âges a été considérablement rajeunie avec beaucoup plus de jeunes embauchés à niveau Bac + 4 ou 5. On a aussi réduit de deux le nombre de niveaux hiérarchiques.

M. Yvon LE BIHAN (CFTC) : Cette embauche de jeunes a fourni un prétexte à la direction pour faire effectuer des heures supplémentaires. Donc, au Havre, les salaires sont bas et le travail excessif.

Mme Annie PELLETIER (CGC) : L'excès de travail touche également l'encadrement qui a suivi le déplacement du siège au Havre et doit assurer 60 à 65 heures par semaine, plusieurs mois de suite.

M. Alain COUSIN : La commission est faite pour que nous puissions mieux comprendre ce qui se passe, étant entendu que chacun a sa logique. On peut comprendre qu'un responsable d'entreprise doive réaliser de la marge, sinon il aurait des difficultés.

Au-delà de l'activité de niches, évoquée par le M. le Rapporteur, est suivie, notamment dans le secteur du transport, une logique de filière complète destinée à assurer un service de porte à porte.

M. Bolloré, que vous avez cité tout à l'heure, nous a demandé hier si la France voulait conserver une marine marchande. Il me semble que c'est une bonne question.

Ce secteur ne m'est guère familier mais vous êtes là pour nous éclairer. J'aimerais connaître vos préconisations sur ce problème. Monsieur Bolloré ne nous a pas caché les difficultés auxquelles il se heurte, et qui le contraignent à faire immatriculer ses navires aux Iles Kerguelen, voire à l'étranger. Je ne porte pas de jugement de valeur. Ce n'est pas la première fois que j'entends ce raisonnement et j'ai l'impression qu'il est assez juste.

J'aimerais connaître les solutions que vous proposez.

Pour avoir des marins, il faut des bateaux. Pour posséder des bateaux, il faut pouvoir les financer. Que pensez-vous du système quirataire  ?

Mme Annie PELLETIER (CGC) : Allemand ?

M. le Rapporteur : Tel qu'il existait en France en 1998.

Estimez-vous utile que des aides plus nombreuses soient apportées, compte tenu de la concurrence ?

Lorsqu'un fabricant australien doit faire parvenir un produit à Genève, il cherche un chargeur, un port, un transporteur afin que le transport soit le moins cher et le plus rapide.

Mais on se heurte alors à des divergences relatives aux statuts, aux règlements sociaux et de sécurité, aux conditions de navigabilité de certains bateaux.

Et finalement le prix du produit transporté de Canberra à Genève a un prix complètement différent.

Pour que la marine marchande française survive, les propositions portent essentiellement sur des exonérations de charges sociales, dans le domaine de l'utilisation des navires, non plus le système des quirats mais le régime d'amortissement privilégié des groupements d'intérêt économique (GIE) fiscaux, voire les anciennes primes ACOMO.

Faut-il aller plus loin pour sauvegarder une profession dont dépend en fait ce que l'on appelait jadis « l'indépendance de la France » ? Je rappellerai sur ce point que lorsque la marine nationale participe à un conflit, son ravitaillement est assuré par la marine marchande, qui est réquisitionnée.

Lors de la guerre du Golfe, il n'y avait pas suffisamment de bateaux français dans les eaux proches si bien qu'il a fallu faire appel à des navires italiens pour ravitailler la marine nationale française partie au conflit.

Le secteur est d'une importance stratégique suffisante pour bénéficier d'aides publiques, contrôlées et assorties de contreparties évidemment.

M. Yvon LE BIHAN (CFTC) : Il faudrait associer cela à la politique de l'école de la marine marchande. Aujourd'hui, les officiers ne suivent pas leur formation jusqu'à son terme ou s'orientent ensuite vers une autre branche.

M. le Rapporteur : Je viens de demander à M. Gayssot d'augmenter les moyens de l'école de la marine du Havre qui, actuellement, ne parvient pas à répondre aux demandes d'embauche d'officiers.

M. Daniel LE NEINDRE (FO) : Je crois savoir que, parmi les projets d'investissements, le groupe a l'intention de faire l'acquisition de plusieurs navires.

M. Yvon LE BIHAN (CFTC) : Six, d'après les informations dont je dispose.

M. Daniel LE NEINDRE (FO) : Ils seront construits à l'étranger.

M. Yvon LE BIHAN (CFTC) : On ne sait pas s'il s'agit de six navires neufs ou d'occasion.

M. Daniel LE NEINDRE (FO) : Il est sûr que la marine marchande est bien vieillissante. Il faut faire des efforts en essayant de trouver des systèmes de détaxes, des droits de port minorés pour favoriser l'armement français, qui représente la France à l'étranger.

Certains bateaux sont âgés de 15 à 30 ans et continuent à naviguer. Ils ne sont pas en bon état et ne contribuent pas à donner une image flatteuse de la France à l'étranger. Dans la chaîne logistique, c'est aussi un maillon très important. Si on n'a pas de bateaux pour le transport, on ne peut plus être compétitif.

Si nos bateaux sont français mais bénéficient de conditions particulières, nous pourrons rester compétitifs par rapport à l'étranger. Il ne faut pas oublier que l'on est en guerre économique depuis des années. Personne ne cherche à ménager ses concurrents.

J'ai entendu dire que M. Bolloré est un financier avant tout, ce qui est vrai. Mais s'il ne l'était pas, je ne sais pas où nous en serions aujourd'hui.

En 1987, la société SCAC se portait très mal. La Banque de Suez nous a laissés dans une situation difficile. Les plans sociaux qui ont eu lieu depuis ont été douloureux, mais il faut reconnaître que l'entreprise était en grande difficulté.

M. Jean-Jacques METADIER (CFTC) : La Compagnie Générale Maritime est le type même de l'entreprise aidée, sans grande liberté, et ce pour différentes raisons.

Il serait excellent que la marine marchande puisse bénéficier d'un programme d'aides adapté pour combattre la concurrence réelle. Ces dispositifs de soutien doivent être soumis à un contrôle tout en laissant une certaine forme de liberté à l'entrepreneur, sachant que le résultat n'est pas absolu.

La CGM s'est finalement effondrée car l'État l'a aidée à mener des actions qui n'étaient pas rentables. Quand les aides se sont arrêtées, tout s'est écroulé brusquement.

M. Bolloré n'est pas qu'un financier. Il est remarquablement intelligent et apprend très vite, tout en commettant parfois des erreurs. Aucun résultat n'est jamais garanti : c'est le problème du libéralisme.

M. René LEROUX : Je souscris entièrement à ce que disait notre collègue, Daniel Cousin. Est-ce que le secteur maritime a encore un avenir en France ? Et la pêche ?

J'aimerais bien que vous nous expliquiez ce que sont les SCAC Juniors et les Delmas Juniors. Quelle est leur finalité ?

J'ai été membre de comité d'établissement et de comité d'entreprise à des échelles départementale et régionale. Je me trompe peut-être, mais il me semble qu'il n'y a pas de comité central, qui réunit l'ensemble des syndicats, sur l'ensemble du territoire national. Qu'en est-il ?

M. Daniel GERARD (CGT) : Un centre de formation spécifiquement réservé aux juniors du groupe a été mis en place.

La finalité est la précarité. Les jeunes diplômés à Bac + 4 ou 5 sont payés 3 000 francs par mois et quittent le groupe après leur formation. Les apprentis ne sont que très rarement embauchés ou sont parfois l'objet de plusieurs contrats à durée déterminée.

Mme Annie PELLETIER (CGC) : Ils sont payés plus de 3 000 francs !

M. René LEROUX : Cette formation bénéficie-t-elle d'aides publiques ?

M. Daniel GERARD (CGT) : Non, mises à part les aides à la formation destinées aux juniors.

Il existe également l'école Delmas qui suit la même logique.

Comme vous l'avez remarqué, les représentants syndicaux des différents secteurs n'ont jamais l'occasion de se rencontrer. Les émanations des comités d'entreprise se rencontrent deux fois par an, dans le cadre du comité de groupe. Les organisations syndicales n'y sont pas représentées, malgré des demandes répétées dans ce sens.

Aussi, la CGT propose-t-elle que soit modifié le droit en matière de représentativité pour l'ensemble des élus et des comités de groupe. Le même problème se pose pour la Comité sur l'hygiène, la sécurité et les conditions de travail, où les syndicats ne peuvent envoyer de représentants.

M. Jean-Pierre CHADEL (CGC) : Aujourd'hui, les comités de groupe n'ont aucun pouvoir quand ils se réunissent. Ce sont seulement des instances d'information.

M. Bolloré nous fait parvenir les informations qu'il estime utiles. Nous n'avons aucun possibilité de lui poser des questions sur l'avenir, sur les projets d'investissement par exemple.

Dans les comités d'établissement ou dans les comités centraux, on oppose à nos requêtes l'argument selon lequel cela ne relèverait pas de nos compétences.

M. le Rapporteur : Voilà une remarque intéressante qui peut constituer l'une de nos propositions. Lorsque les lois sur les comités d'entreprise ont été mises en place, il y avait des mouvements de fusion dans les entreprises, mais pas à l'échelle actuelle.

Ne serait-il pas judicieux de donner des pouvoirs à l'échelle européenne aux organisations syndicales ?

Nous avons rencontré tous les syndicats, sauf la FNCR, au niveau confédéral. Tous nous ont fait part des difficultés qu'ils rencontraient au sein du comité européen. Il y a douze langues dans l'Union européenne. Comment faire quand un groupe est présent dans quinze pays ? C'est relativement rare, mais cela peut arriver. Quels moyens donner ? Quelle législation mettre en _uvre ?

Il existe en Allemagne une forme de cogestion, mais pas en France. Comment faire ?

M. Daniel LE NEINDRE (FO) : Il faut favoriser l'exercice du droit syndical. Hormis la bonne volonté des uns et des autres, nous ne disposons d'aucun moyen.

Exercer nos mandats est quelquefois très pénible et très difficile.

M. Alain COSTA (CFDT) : Il n'y a pas 20 000 personnes qui travaillent dans une seule société. Il n'est pas possible de déclencher des mouvements de grève dans le transit ou dans le transport et il est très rare que les salariés y suivent les idées syndicales.

Si nous sommes en désaccord avec M. Vincent Bolloré, nous écrivons des lettres, effectuons des sondages mais nous ne sommes pas très suivis. C'est un problème fondamental en France. A part dans une usine, où on peut bloquer les chaînes, en 28 ans de travail, je n'ai jamais vu une société de transit faire grève.

M. Daniel GERARD (CGT) : Il n'y a en effet jamais de grève générale et de longue durée.

M. Alain COSTA ( CFDT) : Nous ne sommes pas assez aidés.

M. le Rapporteur : C'est certainement dû à l'émiettement du groupe et aux types d'activités.

M. Jean-Luc VIGREUX (CGT) : Nous ne faisons pas tous le même métier et nous sommes dispersés sur tout le territoire, sans parler de l'Europe.

M. Alain COSTA (CFDT) : Les commissionnaires en douane ou de transport ont des domaines juridiques différents.

Un dossier de transit, par exemple, n'est pas traité pas de la même manière au niveau du maritime, de l'aérien ou du terrestre.

M. Jean-Jacques METADIER (CFTC) : Le syndicalisme en France est en train de mourir. Tout engagement est difficile et les obstacles supplémentaires finissent par décourager les bonnes volontés.

Dans un monde économique en mutation, il faudrait, en permanence, que nous soyons formés, pour comprendre quelles sont les contraintes d'un chef d'entreprise, pour savoir quels arguments opposer à nos dirigeants afin que les négociations soient plus équilibrées.

Il faudrait donner plus de temps, une semaine complète par exemple, pour que les syndicalistes puissent vraiment effectuer leur travail.

Tant que ce problème ne sera pas résolu, ils seront toujours contraints par le temps et le système ne fonctionnera pas bien.

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