Compte rendu

Office parlementaire d’évaluation
des choix scientifiques et technologiques

– Communication de M. Bruno Sido, sénateur, sur sa mission en Russie au mois d’avril 2017, avec M. Jean-Yves Le Déaut et Mme Anne-Yvonne Le Dain, alors respectivement président et vice-présidente de l’Opecst, sur le thème du changement climatique              2

– Audition, ouverte à la presse, de M. Pierre-Franck Chevet, président de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) sur l’état de la sûreté nucléaire et de la radioprotection en France et sur l’activité de l’Autorité en 2016              8

– Communication de M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office, sur la saisine de la commission des affaires européennes et de la commission des affaires économiques à l’Assemblée nationale sur la question du renouvellement de l’autorisation du glyphosate par les instances européennes              22


Jeudi 30 novembre 2017

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 7

session ordinaire de 2017-2018

Présidence
de M. Gérard Longuet,
sénateur,
Président

 


 

Office parlementaire dévaluation des choix scientifiques et technologiques

30 novembre 2017

Présidence de M. Gérard Longuet, sénateur, président

La séance est ouverte à 9 h 05

 

– Communication de M. Bruno Sido, sénateur, sur sa mission en Russie au mois davril 2017, avec M. Jean-Yves Le Déaut et Mme Anne-Yvonne Le Dain, alors respectivement président et vice-présidente de lOpecst, sur le thème du changement climatique

M. Bruno Sido, sénateur. – Je suis, aujourd’hui, chargé de vous rendre compte de la mission qu’une délégation de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques a faite en Russie au printemps dernier, Cette délégation était composée de deux députés et d’un sénateur : Jean-Yves Le Déaut, alors président de l’Office, Anne-Yvonne Le Dain, alors vice-présidente, et votre serviteur, en tant que premier vice‑président.

Cette mission s’est déroulée du 2 au 8 avril 2017, à l’invitation du Conseil de la Fédération qui, au sein du parlement russe bicaméral, est l’équivalent du Sénat. Elle avait pour objet d’évoquer le rôle des parlements et de la communauté des experts dans le processus de décision en matière de changement climatique, ainsi que l’apport de l’innovation et de l’évaluation scientifique et technologique à la mise en œuvre de l’accord de Paris issu de la COP21.

Je vous rappelle que l’Office a apporté son expertise lors de la COP21 en organisant, le 9 novembre 2015, une journée entière d’auditions publiques sur ce thème. Cette manifestation, qui a donné lieu à la publication d’un rapport, dont il existe une version intégralement traduite en anglais, avait réuni nos partenaires habituels du réseau de l’EPTA ainsi que des présidents ou membres des commissions compétentes d’une trentaine d’autres parlements européens.

Plus récemment, l’Office a actualisé et prolongé sa contribution à la réflexion collective sur la lutte contre le changement climatique en organisant, le 24 novembre 2016, une nouvelle journée d’auditions publiques. Nous avons pu partir en Russie avec le nouveau rapport qui en est résulté.

Cette mission s’inscrivait dans un contexte international bien particulier.

La Russie a ratifié, en 2004, le Protocole de Kyoto de 1997. Elle s’était alors engagée à réduire de 11 % ses émissions de gaz à effet de serre par rapport à 1990. En pratique, du fait de la profonde mutation économique engagée après 1989 et de la chute des activités industrielles, ses émissions se sont réduites de 30 %. Elles ont encore diminué de 5 % entre 2013 et 2014, à la différence de celles des autres grands pays développés.

 

Alors que la Chine et les États-Unis ne sont pas parties au protocole de Kyoto et que le Canada l’a quitté, l’un de nos interlocuteurs a souligné que l’Union européenne et la Russie lui paraissaient bien seules à consentir un effort substantiel, parfois contre leurs propres intérêts commerciaux.

Dans le cadre de l’accord de Paris du 12 décembre 2015, la Russie a accepté de s’engager sur un objectif d’une baisse de ses émissions de gaz à effet de serre de 70 % par rapport à 1990.

Toutefois, lorsque nous nous y sommes rendus, la Russie était le seul grand pays qui n’avait pas encore ratifié l’accord de Paris. Au mois d’avril dernier, le président Donald Trump n’avait pas encore décidé d’en retirer les États-Unis.

Un autre élément de contexte international important est le régime de sanctions appliqué à la Russie par l’Union européenne, à la suite du conflit en Ukraine. Ces sanctions limitent considérablement les possibilités d’échanges économiques, mais aussi de coopération scientifique entre la France et la Russie. C’est aussi l’une des raisons pour laquelle nos interlocuteurs étaient particulièrement heureux d’accueillir notre délégation, car les occasions d’échanges franco-russes se sont raréfiées ces derniers temps.

Notre mission a débuté par un déplacement dans la région de Stavropol, qui se situe dans le district fédéral du Caucase du Nord, entre la mer Noire et la mer Caspienne. L’objectif était d’avoir une illustration de l’impact du changement climatique dans l’une des composantes de la très vaste Fédération de Russie. Nous y avons eu des échanges avec les élus de la Douma locale et les représentants de la région au Conseil de la Fédération, ainsi qu’avec des scientifiques membres de l’université de Stavropol.

Nous avons ensuite regagné la capitale, où nous avons visité des laboratoires de l’université de Moscou et avons été accueillis au Conseil de la Fédération pour un séminaire auquel participaient des membres des commissions compétentes, des représentants des ministères concernés et des experts scientifiques.

Parmi les propos que nous ont tenus nos divers interlocuteurs, je vais vous présenter les éléments qui m’ont paru les plus intéressants, en les regroupant sous trois chapitres différents : les manifestations du changement climatique en Russie ; les politiques publiques et les évolutions du cadre légal et réglementaire ; les questions d’organisation et de coopération scientifiques et technologiques.

Sur les manifestations du changement climatique en Russie :

Nous avons eu confirmation de la diversité des manifestations du changement climatique sur le très vaste territoire de la Fédération de Russie, qui s’étend sur 17,9 millions de kilomètres carrés – alors que celui des États-Unis est de 9,6 millions de kilomètres carrés et celui de la Chine de 9,5 millions de kilomètres carrés.

La hausse tendancielle des températures est confirmée : la Russie a connu, en 2016, la plus forte canicule de toute son histoire. Mais ce réchauffement n’a pas que de mauvais côtés, selon certains de nos interlocuteurs, notamment à Stavropol. Car dans un pays où les hivers sont habituellement rigoureux, il en résulte une extension de la période de végétation et une augmentation des volumes de la production agricole et forestière. On sait aussi tout l’intérêt que le recul de la banquise présente pour le commerce maritime international, à travers le « passage du Nord-Est », ou pour l’exploitation des ressources de l’Arctique.

De manière paradoxale, la Russie a par ailleurs connu des hivers anormalement froids au début du XXIe siècle, en raison de certaines perturbations de la circulation atmosphérique. Quand l’anticyclone de la mer de Barents se trouve plus puissant que la normale, il en résulte une forte baisse des températures sur le continent. Ce phénomène serait lié à la réduction de la banquise.

Toutefois, le changement climatique se traduit aussi par des phénomènes de sécheresse et d’incendies de plus en plus fréquents. La forêt recouvre 46 % de la surface du pays, qui représente 20 % de l’espace forestier mondial.

La taïga constitue potentiellement un puits de carbone, et l’un de nos interlocuteurs s’est félicité que ce rôle essentiel des forêts ait été pleinement reconnu par l’accord de Paris alors qu’il n’avait été que partiellement pris en compte par le protocole de Kyoto.

Depuis le début des années 1990, les feux de forêts se multiplient, dans un contexte de baisse des financements des services de lutte contre l’incendie. Au total, si l’on tient compte également des coupes, la forêt russe diminue en superficie mais s’accroît en volume, par un effet de densification. Une amplification de son rôle de puits de carbone dépend clairement d’une reprise de l’investissement dans les services de lutte contre l’incendie.

D’autres phénomènes climatiques extrêmes nous ont aussi été rapportés. Les rivages de la mer Noire ont connu, en 2012, une submersion qui a provoqué la mort de 170 personnes, ce qui en fait la pire inondation survenue en Europe au cours des trente dernières années. La hausse des températures moyennes en surface de la mer Noire, qui est de 2 degrés par rapport à leur niveau historique, explique cette amplification des phénomènes de type cyclonique.

Sur les politiques publiques et les évolutions du cadre légal et réglementaire :

2017 a été déclaré par Vladimir Poutine année de l’écologie et tout un train de mesures systématiques a été annoncé. Le gouvernement Medvedev avait déjà lancé, en 2008, un premier plan pour la transition écologique, qui n’a pas eu les résultats escomptés. Un nouveau Plan national pour l’adaptation au changement climatique est en cours d’élaboration, en 2017-2018, pour une adoption prévue en 2019.

Ce plan s’appuie sur un dispositif à trois niveaux : celui de l’État central, celui des régions, qui devront élaborer leurs propres plans, et celui des grandes entreprises industrielles et de transport.

Le cadre législatif et réglementaire est en train d’être mis à jour en conséquence. Les normes pour les émissions de gaz à effet de serre ont été rendues plus sévères.

Une loi très importante vient d’être adoptée pour le traitement des déchets, afin d’en réduire le volume et d’organiser leur tri et leur recyclage. Cette démarche semble assez nouvelle pour les entreprises, les collectivités et les citoyens russes.

Par ailleurs, la Russie a étendu, au cours des dernières années, ses territoires protégés, dont la surface a doublé en 5 ans, et qui représentent désormais 12 % du territoire.

En ce qui concerne sa politique de transition énergétique, la Russie, qui dispose des plus importantes réserves d’hydrocarbures de la planète, s’est engagée dans une stratégie bas carbone jusqu’en 2050.

Tout d’abord, par une relance de sa filière nucléaire, qui présente des atouts technologiques remarquables, avec le développement de réacteurs de la quatrième génération, très sécurisés.

Les investissements dans les énergies renouvelables apparaissent encore modestes au regard de leur immense potentiel sur le territoire russe. L’hydroélectricité est la plus développée et est notamment utilisée dans sa dimension de stockage de l’énergie pour la production électrique.

L’un des principaux leviers de la transition réside dans l’amélioration de l’efficacité énergétique, avec un objectif de baisse de la consommation d’énergie par habitant. Un rouble investi dans ce secteur permettrait d’en économiser deux ou trois. L’objectif serait d’investir six milliards de roubles chaque année jusqu’en 2035, soit un investissement total de l’ordre de 300 milliards de roubles, représentant 2 à 3 % du PIB annuel.

Ces politiques font sentir leurs effets. Le découplage entre la hausse du PIB et celle des gaz à effet de serre est devenu une réalité : entre 1998 et 2015, le PIB a été multiplié par deux alors que la hausse des émissions a été limitée à 2 %. La Russie se rapproche, sur ce point, de la norme européenne, même si elle a encore 10 ans de retard sur l’Union. Les principaux facteurs de la baisse tendancielle des émissions de gaz à effet de serre en Russie sont les changements économiques intervenus depuis 1990, l’amélioration de l’efficacité énergétique et des hivers moins froids, qui allègent considérablement les besoins de chauffage des bâtiments.

Sur les questions d’organisation et de coopération scientifiques et technologiques :

Au cours de notre mission, nous avons eu écho d’un projet de réforme du réseau de l’Académie des sciences, qui est le lieu où est assurée une forme d’interdisciplinarité mais qui semble, au dire de plusieurs de nos interlocuteurs, traversée par un conflit de générations.

Une agence pour le financement de la recherche a été créée en 2013, pour permettre aux autorités politiques de faire des choix et de rendre des arbitrages stratégiques. Depuis l’époque soviétique, la Russie s’inscrit dans une tradition scientifique positiviste qui facilite, encore aujourd’hui, l’exercice d’une action politique de planification et de contrôle.

La communauté des géophysiciens est très forte en Russie mais a longtemps été plutôt sceptique quant à l’origine anthropique du changement climatique.

On observe aussi une absence de consensus sur le changement climatique dans la société russe, avec un niveau de connaissance et de compréhension qui a été estimé très bas par l’un de nos interlocuteurs. La Russie souffrirait d’un manque de pertinence de son dispositif d’éducation à l’écologie et d’une faiblesse de la formation des cadres à ces problématiques.

D’une manière générale, nos interlocuteurs se sont montrés très désireux de coopération avec les scientifiques européens en général, et français plus particulièrement.

Le suivi scientifique du changement climatique ne peut être assuré que dans le cadre d’une coopération mondiale et dans une approche transdisciplinaire. La climatologie apparaît comme une science nouvelle, à l’interface de toutes les disciplines. La recherche fondamentale est très importante pour expliquer et anticiper les phénomènes extrêmes.

Les académies des sciences de France et de Russie ont une tradition de coopération depuis leur création mais qui se trouve, aujourd’hui, freinée par les sanctions de l’Union européenne contre la Russie.

En ce qui concerne les échanges de technologies, ce régime de sanctions apparaît également comme un obstacle, selon nos interlocuteurs. Dans la zone arctique, la Russie travaille ainsi davantage avec les Chinois et les Japonais qu’avec les Européens.

Sur une base volontaire, la Russie apporte une aide technologique à certains pays en voie de développement pour lutter contre le changement climatique. Par exemple, aux petits États insulaires du Pacifique.

Pour conclure, je souligne qu’au cours de notre mission, plusieurs de nos interlocuteurs nous ont confirmé l’intention des autorités russes de ratifier l’accord de Paris mais sans nous donner d’échéance précise. Il nous a été répété que la Russie ratifiera quand elle s’estimera prête au niveau national. Cette position officielle a été récemment réaffirmée lors de la COP23 qui s’est tenue à Bonn. Je vous remercie de votre attention.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – C’est nous qui te remercions d’avoir animé cette délégation de l’Office en déplacement à l’étranger et de nous en rendre compte aujourd’hui.

Après t’avoir écouté, mon sentiment est que beaucoup de choses se passent actuellement et que la Russie continue de tenir à sa singularité culturelle, tout en se rendant compte qu’il faudra bien qu’elle évolue. Chacun sait, aujourd’hui, que le changement climatique est bien réel et les Russes ne font pas exception. J’ai bien noté, également, leur position consistant à dire aux pays membres de l’Union européenne : « tant que vous nous soumettrez à des sanctions économiques, nous n’aurons pas envie de vous être agréables. Nous travaillons de notre côté, et dans les directions qui nous sont propres ». Notamment, les Russes misent beaucoup sur l’énergie nucléaire, du moins pour la partie européenne de leur territoire car, au-delà de l’Oural, la population et les activités économiques ne sont pas assez denses pour que cette source d’énergie soit adaptée. Les énergies renouvelables, qu’il s’agisse de la biomasse, du solaire ou de l’éolien, apparaissent encore relativement peu développées.

Par ailleurs, les Russes ne voient pas que des inconvénients au changement climatique. La fonte de la banquise favorise le trafic maritime au Nord de la Sibérie. Ils sont aussi partagés et ne reconnaissent pas tous le caractère anthropique de ce changement.

Mme Catherine Procaccia, sénatrice, vice-présidente. – Ont-ils mesuré les conséquences du changement climatique sur l’agriculture ?

M. Bruno Sido, sénateur. – Elles sont pour partie favorables, dans la mesure où la durée de la période de végétation s’accroît et où les dégâts dus au gel diminuent. Cette année, les récoltes de céréales en Russie et en Ukraine ont été considérables, entraînant un bouleversement du marché mondial qui a fait baisser les prix. Il est difficile de dire jusqu’où cette tendance peut se prolonger. Toutefois, ces deux pays ne savent pas très bien stocker leurs récoltes céréalières, qui subissent des pertes de 10 % à 20 %, et manquent de moyens logistiques pour les exporter. Il leur faudrait davantage de silos, de ports, de voies ferrées et de camions. On observe, par ailleurs, des conséquences défavorables du changement climatique sur la production agricole, avec des phénomènes de canicule et de sécheresse.

Mme Émilie Cariou, députée. – Merci pour cette présentation intéressante. Vous avez évoqué les ressources énergétiques prédominantes en Russie, qui sont fossiles ou nucléaires, et le peu d’appétence de ce pays pour le développement des formes d’énergies plus respectueuses de l’environnement. Qu’en est-il des centrales à charbon ? Avez-vous senti une volonté de développer la recherche et d’aller vers de nouvelles sources d’énergie ?

M. Bruno Sido, sénateur. – Je ne l’ai pas vraiment senti. Les Russes n’excluent rien et développent tous les types d’énergies renouvelables, ne serait-ce que pour démontrer qu’ils en ont les capacités technologiques. Mais 80 % de la production électrique en Russie provient du charbon. Ils ont la volonté de moderniser leurs centrales à charbon, avec des systèmes de filtres, afin qu’elles soient davantage « propres », abstraction faite des émissions de CO2 qui sont inhérentes à cette source d’énergie.

Les Russes croient beaucoup à l’énergie nucléaire. Ils ferment les vieilles centrales, du type Tchernobyl, et développent des réacteurs à neutrons rapides ultra sécurisés. Les Russes sont ainsi les seuls à pouvoir transmuter les actinides mineurs et à pouvoir utiliser le plutonium et l’uranium appauvri, dont ils disposent en quantité. Nous avons eu l’occasion de rencontrer des scientifiques très pointus dans ce domaine, qui est l’un de ceux dans lesquels les Russes sont en avance.

M. Stéphane Piednoir, sénateur. – Les échanges que nous avons eus mardi dernier avec la délégation de parlementaires russes qui est venue nous rendre visite confirment le grand intérêt qu’ils portent à la filière nucléaire, qu’ils voient comme une énergie d’avenir. Pour les énergies renouvelables, la Russie a un atout majeur avec son parc de barrages hydroélectriques, qui lui confère une capacité de production électrique très importante.

M. Bruno Sido, sénateur. – Il ne faut toutefois pas oublier que l’hydroélectricité présente un aspect fortement cyclique, surtout en Russie où tout est gelé pendant les hivers particulièrement longs et les barrages qui ne se remettent à fonctionner qu’au moment de la débâcle.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Tu as évoqué notamment les réacteurs à neutrons rapides. J’ai été frappé, comme Stéphane Piednoir, par le fait que nos interlocuteurs russes de mardi dernier nous ont présenté le cycle fermé de l’uranium comme une possibilité opérationnelle. J’en ai parlé hier avec le président d’EDF, qui s’est montré dubitatif. L’OPECST pourrait peut-être s’engager sur ce sujet et auditionner les acteurs français et européens du cycle fermé de l’uranium, pour autant qu’ils existent.

M. Bruno Sido, sénateur. – J’ai également bien écouté nos visiteurs russes, c’était passionnant. Et je crois au cycle fermé, à la complémentarité des centrales actuelles avec des centrales à neutrons rapides pour essayer de fermer au mieux le cycle de l’uranium, même si ce dernier ne pourra jamais l’être complètement. Il y a des actinides mineurs, en particulier l’américium, qui est très dangereux, que l’on ne sait pas trop casser. Les réacteurs à neutrons rapides permettent de brûler le plutonium et d’obtenir des isotopes moins militaires et moins radioactifs, qui constituent un combustible pour les centrales. Pour fermer complètement le cycle, il faudrait réussir la transmutation. À cet égard, je regrette la fermeture de Superphénix, qui était le seul endroit, en France, où l’on travaillait sur la transmutation.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office. – Ce sont les problèmes liés au sodium utilisé pour le refroidissement de Superphénix qui ont été déterminants dans la décision de le fermer. Mais il faudrait que l’OPECST fasse le point sur les perspectives qu’ouvre, ou que n’ouvre pas, le projet Astrid, qui est une piste de recherche intéressante.

 

– Audition, ouverte à la presse, de M. Pierre-Franck Chevet, président de lAutorité de sûreté nucléaire (ASN) sur létat de la sûreté nucléaire et de la radioprotection en France et sur lactivité de lAutorité en 2016.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de lOffice. – Je voudrais remercier les collègues présents et les membres de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), qui participent pour la dixième fois consécutive à la présentation, prévue par la loi du 13 juin 2006 relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire, du rapport annuel de l’Autorité sur l’état de la sûreté nucléaire et de la radioprotection en France.

Notre collègue député Cédric Villani, premier vice-président, qui nous rejoindra plus tard, a eu l’occasion de vous rencontrer, M. Pierre-Franck Chevet, avec la direction de l’ASN, en septembre dernier. Il était accompagné de notre collègue Émilie Cariou, référente nucléaire parmi les députés membres de l’Office. Cela me réjouit car elle est députée de la Meuse, ce qui nous donne une grande proximité en dépit de nos différences. Je salue Bruno Sido, pour les mêmes raisons de proximité géographique, et précise que nous sommes très impliqués dans le sujet des déchets nucléaires, bien connu de notre collègue député Christophe Bouillon, président du conseil d’administration de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA).

Vous avez, M. Pierre-Franck Chevet, une responsabilité considérable : le nucléaire est une aventure française qui nous donne un bénéfice stratégique, mais qui repose cependant sur la confiance que nos compatriotes et, plus largement, les Européens, peuvent placer dans l’utilisation pacifique de l’énergie nucléaire. Cette question de la confiance est majeure. Et nous venons de très loin, puisqu’il s’agissait d’un système clos, avec des personnes compétentes et motivées, qui estimaient ne pas avoir à rendre de compte. La création de l’ASN a permis de familiariser l’opinion, et d’éviter le double écueil de l’enfermement de l’information, qui était la tendance française jusqu’aux années 1980, et du commerce de la peur, un commerce profitable pour ceux qui la vendent, mais qui ne fait pas progresser la société et nous prive d’opportunités.

L’ASN est donc un partenaire essentiel de cette aventure intellectuelle, industrielle et, accessoirement, économique, qu’il convient de poursuivre de mon point de vue, mais dans des conditions de confiance. Les sujets qui pourraient ébranler cette confiance, sans être innombrables, sont suffisamment sérieux pour que nous disposions d’une autorité indépendante et compétente, qui vienne rendre des comptes devant l’Office.

M. Pierre-Franck Chevet, président de lAutorité de sûreté nucléaire (ASN). – Je vous remercie de ces mots d’accueil, et je suis heureux de m’exprimer devant vous. La loi a prévu que l’ASN vienne rendre compte de l’état de la sûreté nucléaire en France devant le Parlement tous les ans. Mais au-delà de ce rendez-vous prévu par la loi, nous avons participé à de très nombreuses auditions et travaux de l’OPECST. Nous sommes donc un client fidèle et un client heureux, car le législateur a su bâtir un cadre réglementaire robuste en matière de sécurité nucléaire.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de lOffice. – J’en profite, à cet égard, pour saluer l’action de Bruno Sido et de Jean-Yves Le Déaut !

M. Pierre-Franck Chevet. – Ce cadre réglementaire français, auquel vous avez grandement contribué, fait référence en Europe. Les directives européennes s’en inspirent très largement, que ce soit sur la sûreté, la radioprotection ou les déchets. De nombreux défis continuent à se poser. Et nous continuerons à travailler à vos côtés sur ces sujets.

Je vous présenterai le rapport annuel de l’ASN sur l’état de la sûreté nucléaire et de la radioprotection, que je n’ai pas pu vous présenter en avril, comme je le fais traditionnellement, en raison des élections et du renouvellement des instances parlementaires. L’ASN est une autorité administrative indépendante. Cela signifie qu’elle est indépendante par rapport à ceux qui définissent la politique énergétique : le gouvernement, les exploitants, les organisations non gouvernementales (ONG), etc. En revanche, nous devons rendre des comptes au public, principal bénéficiaire de notre action, et au Parlement, ce qui est tout à fait légitime. Quand on pense au nucléaire, chacun pense immédiatement aux grosses installations, comme les réacteurs nucléaires d’EDF, l’usine de retraitement de La Hague, ou le projet de centre industriel de stockage géologique, appelé Cigéo.

Mais en réalité, le champ d’application des rayonnements ionisants, dont nous devons contrôler la sûreté d’utilisation, est beaucoup plus large. Ils sont ainsi très utilisés en matière médicale, depuis les gammagraphies des poumons, avec de faibles doses, jusqu’à la radiothérapie, utilisée pour tuer des cellules cancéreuses, avec des doses plus importantes. Le dernier accident majeur dans le domaine de la radiothérapie a eu lieu à Épinal, en 2005, faisant plusieurs morts, et laissant plusieurs dizaines de personnes avec des handicaps lourds, suite à une erreur dans l’application d’un traitement. Depuis lors, nous contrôlons cette activité, et les choses se sont améliorées. Les milieux professionnels ont été sensibilisés. Malgré tout, le risque d’accident existe, et nous restons extrêmement vigilants. On compte encore entre cinq et dix incidents dits de niveau 2 par an en la matière, ce qui signifie que la radiothérapie est mal ciblée, et tue des tissus sains au lieu de tuer la tumeur, ce qui peut avoir des conséquences à terme pour la santé des personnes.

Les sources radioactives sont aussi utilisées dans les chantiers où l’on emploie, pour contrôler l’état des soudures, des gammagraphes, instruments petits mais puissants, qui permettent de faire des radiographies des tuyaux. L’ASN avait déjà en charge le contrôle de la protection des travailleurs qui utilisent ces instruments sur les chantiers. La loi sur la transition énergétique nous a confié la mission de contrôler les aspects de sécurité, c’est-à-dire la protection contre les actes de malveillance. Ces petits instruments peuvent, en effet, entraîner des dégâts considérables s’ils tombent entre de mauvaises mains. Pour nous, c’est un premier pas dans le domaine de la sécurité, sachant que, contrairement à la plupart des autres pays, ce n’est pas l’Autorité de sûreté nucléaire qui, sur les autres sujets, est en charge des contrôles de sécurité et de protection contre les actes de malveillance. Nous terminerons la rédaction des derniers textes dans le courant de l’année 2018.

J’en viens à la surveillance des grosses installations : les réacteurs, les centres de recherche, etc. On en compte 150 en France, ce qui représente l’un des plus gros parcs nucléaires au monde. Globalement, la sûreté de ces grosses exploitations est satisfaisante, même si, ponctuellement, des problèmes peuvent survenir dans certaines installations. Ainsi, l’ASN a dû placer, avant l’été, la centrale de Belleville-sur-Loire sous surveillance renforcée. Toutefois, si l’on met de côté ces difficultés ponctuelles, la sûreté d’exploitation de ces grosses installations semble satisfaisante. L’actualité a été marquée par un certain nombre d’incidents de niveau 2. Il faut savoir, toutefois, que la découverte de ces incidents est le fruit d’une démarche volontariste pour trouver d’éventuelles anomalies. Cette démarche a payé. En matière de sûreté, lorsque l’on trouve des anomalies, c’est plutôt une bonne chose, parce que cela permet de les corriger, et, in fine, d’accroître la sécurité.

Néanmoins, à moyen terme, le contexte est préoccupant, car les grands industriels, comme EDF ou Areva, connaissent des difficultés économiques et financières, alors que des défis sans précédents se présentent. Tout d’abord, la question de la prolongation, ou non, du parc de réacteurs d’EDF au-delà de 40 ans est posée. Derrière cette question simple, il faut mener une évaluation technique poussée, d’abord pour apprécier si les réacteurs sont conformes aux plans initiaux – les incidents survenus ces derniers temps ont montré que la situation n’était pas toujours simple, ensuite pour évaluer le vieillissement des réacteurs depuis leur construction et, enfin, pour déterminer ce qui peut être fait pour améliorer le niveau de sûreté ces installations, si l’on prolonge leur vie au-delà de 40 ans. Cette dernière question est particulièrement complexe d’un point de vue technique. Nous nous prononcerons vraisemblablement en 2020, puis édicterons une prescription, qui s’imposera aux exploitants en 2021. Plus de la moitié des 58 réacteurs sont ainsi concernés par cette échéance des 40 ans.

Les mêmes questions se posent pour les installations liées au cycle du combustible, ou pour les structures de recherche du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), qui ont été construites au même moment. Nous devons ici nous prononcer sur une cinquantaine de dossiers.

Le troisième défi est celui de « l’après-Fukushima ». Une première série de mesures a déjà été mise en œuvre sur l’ensemble des réacteurs et des installations nucléaires. Par exemple, des moteurs diesels ont été ajoutés, pour garantir l’alimentation électrique. Depuis, l’ASN a décidé de durcir les mesures, pour faire face à tout type d’agression. Ainsi, les moteurs diesels devront être installés dans des bunkers protégés. Les travaux ont commencé, mais le chantier durera encore cinq ou dix ans.

Un autre sujet concerne la construction des installations nouvelles. Il faut reconnaître que les chantiers en cours, comme l’EPR, le réacteur Jules Horowitz, ou ITER, ont pris du retard, et rencontrent des difficultés. Il s’agit surtout de difficultés d’ordre industriel, qui ne touchent pas la sûreté, à l’exception de la cuve de l’EPR. La France n’ayant pas construit de telles installations depuis des années, il n’est pas anormal qu’une phase de réapprentissage soit nécessaire. Cela prend du temps.

Il y a quelques semaines, nous avons rendu un avis positif sur l’EPR, sous réserve de changer le couvercle de la cuve avant 2024. Surtout, on a trouvé un grand nombre de documents ayant fait l’objet d’une pratique s’apparentant à de la falsification, même si j’emploie ce terme avec prudence, car il renvoie à une qualification pénale, et je ne suis pas compétent pour la définir. Ces documents portent sur les caractéristiques physiques ou mécaniques, essentielles pour la sûreté, de pièces importantes dans les réacteurs. Or, cette pratique de falsification a eu cours pendant près de 50 ans. Nous avons imposé à Areva de vérifier, sous notre contrôle et celui d’EDF, tous les dossiers de fabrication. C’est un travail long et minutieux. Il devrait être terminé à la fin de l’année 2018. Il faut relire plus de deux millions de pages, et nous sommes à mi-chemin. À ce stade, un seul cas posant des problèmes pour la sûreté a été décelé : le réacteur de Fessenheim 2, sur lequel une anomalie technique a été détectée.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de lOffice. – Merci d’aborder la question de cette falsification de manière aussi ouverte. Pourquoi n’a-t-elle pas été détectée plus tôt ?

M. Pierre-Franck Chevet. – Quand les résultats n’étaient pas conformes à ce qui était attendu, si les équipes estimaient l’écart sans gravité, elles rédigeaient un autre document, qui, lui, comportait les bonnes valeurs. Mais les documents originaux étaient conservés ailleurs.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de lOffice. – Et lorsqu’ils n’ont pas été conservés ?

M. Pierre-Franck Chevet. – C’est parce que l’on a pu accéder à ces documents, conservés hors de portée des inspections, que l’on a pu déceler la falsification. Il se peut, en effet, que certains documents aient disparu. Je demanderai aux exploitants de faire des contrôles sur pièces, mais cela ne pourra se faire que dans quelques mois, lorsque nous aurons une vision plus claire de la typologie des falsifications, pour cibler les contrôles et viser juste.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de lOffice. – Avez-vous entamé une procédure en justice ? Les faits sont graves.

M. Pierre-Franck Chevet. – L’ASN ne peut pas porter plainte directement, mais nous avons fait un signalement à la justice, et lui avons transmis tous nos documents. Des associations ont porté plainte. Une enquête est en cours sur ces pratiques inadmissibles.

Pour conclure sur ce point, les industriels ont moins de moyens, et plus de défis à relever, en matière de sûreté. Cette situation crée un contexte préoccupant à moyen terme pour la sûreté. Il faut rapidement mettre en adéquation les moyens et les investissements requis. Les recapitalisations prévues vont dans le bon sens, à cet égard.

Quelques mots sur les déchets : l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) a déposé un « dossier d’options de sûreté » (DOS) dans le cadre du projet Cigéo, dossier sur lequel nous devons prendre position. Les travaux d’exploration géologique de la zone de Bure ont été correctement réalisés, et confirment le caractère approprié de l’argile pour le futur stockage. Reste, néanmoins, à traiter la question, qui n’est pas neutre, des déchets bitumineux.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de lOffice. – Ce sont des déchets de moyenne activité à vie longue.

M. Pierre-Franck Chevet. – Tout à fait, les déchets de moyenne activité à vie longue encapsulés dans une matrice en bitume posent deux difficultés. D’une part, il s’agit souvent de déchets anciens, issus principalement du CEA. Leur contenu radioactif est incertain. D’autre part, à partir d’une certaine température, le bitume peut créer des risques d’incendie, ce qui est compliqué dans les ouvrages sous-terrain. Je citerai pour mémoire le précédent de STOCAMINE, en Alsace, qui ne concernait pas des déchets nucléaires, mais des déchets ultimes, stockés dans d’anciennes mines de potasse. Nous émettons donc une réserve sur les déchets radioactifs bitumeux, compte tenu de leur dangerosité potentielle. Deux options sont possibles : sécuriser davantage Cigéo, ou prétraiter ces déchets, pour diminuer fortement leur potentiel calorifique, avant de les introduire dans le stockage. Pour l’instant, nous préférons la solution du prétraitement.

La demande d’autorisation de création de Cigéo est prévue pour 2019. Il s’agira d’un rendez-vous très complexe, aussi bien sur le plan technique que sociétal. On s’imagine souvent qu’un entreposage de long terme est tout aussi efficace qu’un entreposage souterrain, voire davantage. Ce n’est pas vrai, car les déchets en question ont une durée de vie de plusieurs centaines de milliers d’années. Le principe d’un stockage géologique souterrain, en profondeur, constitue, pour l’instant, la seule solution raisonnable et responsable. Certes, le Parlement a décidé, dans la loi sur les déchets, que le stockage de Cigéo devait être réversible pendant une centaine d’années, la science pouvant dans le futur nous apporter d’autres moyens pour traiter ces déchets. Mais cela ne signifie pas, pour autant, qu’il faille les entreposer pendant cent ans. Je le répète, entreposer ces déchets sur le long terme ne serait pas une solution responsable.

Autre sujet, les autorités européennes ont travaillé, suite à Fukushima, sur les conséquences des accidents, notamment en ce qui concerne les mesures de protection. À l’unanimité, elles ont décidé d’élargir les plans d’urgence, notamment autour des centrales nucléaires. Cette mesure a été approuvée par le Gouvernement en 2016. Reste maintenant à déployer cette stratégie de protection étendue sur l’ensemble du territoire. Les commissions locales d’information, autour des installations, devront se mobiliser sur ces questions. Elles auront également besoin de moyens pour faire face aux extensions de périmètre, surtout à partir de 2018.

Face à l’ensemble de ces enjeux, nous réfléchissons aux moyens d’optimiser notre action, pour la rendre plus efficace.

M. Olivier Gupta, directeur général de lAutorité de sûreté nucléaire (ASN). – Quelques mots sur la manière dont nous adaptons notre contrôle dans ce contexte. Bien sûr, nous ne partons pas de rien, et nous appuyons notre action sur un certain nombre de piliers.

M. Pierre-Franck Chevet a évoqué, tout à l’heure, le cadre que la loi nous a donné pour exercer nos deux missions que sont le contrôle de la sureté nucléaire et de la radioprotection, ainsi que l’information du public.

On parle souvent des décisions de l’ASN, mais il est important aussi de se pencher sur le processus de prise de décision. Nous nous attachons à ce qu’il soit à la fois rigoureux, collectif, et ouvert. Rigoureux, parce qu’une décision sur un sujet aussi complexe doit respecter un certain nombre de procédures. Collectif, parce qu’au-delà de la collégialité voulue par le législateur, les décisions sont préparées au sein des services de l’ASN, par des personnes qui pèsent ensemble les différentes options, et leurs conséquences. Par ailleurs, nous faisons appel à l’expertise de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), et à celle des groupes permanents d’experts, placés auprès de nous. Ouvert, parce que nous informons, et consultons le public directement, sur notre site internet, mais aussi indirectement, via les commissions locales d’information.

Par ailleurs, nous sommes, évidemment, insérés dans des réseaux d’autorités internationales, puisque les enjeux de sûreté dépassent les frontières. Nous avons construit des relations de confiance avec nos homologues étrangers, ce qui nous permet de discuter avec eux de sujets difficiles. Je pense, par exemple, au phénomène de ségrégation de carbone, qu’il s’agisse de la cuve du réacteur EPR, ou d’autres grands composants. Autre exemple, nous entamons un travail dans le cadre de l’Association des autorités de sûreté nucléaire des pays d’Europe de l’Ouest (WENRA, en anglais Western European Nuclear Regulators Association), sur les améliorations de sûreté raisonnablement envisageables pour la poursuite d’exploitation des réacteurs au-delà de quarante ans.

Qu’en est-il maintenant des ressources dont nous disposons ? Jusqu’à présent, nous avons obtenu les moyens nécessaires pour l’exercice de nos missions. Nous mesurons l’effort qui a été fait pour le contrôle du nucléaire, puisque cinquante emplois ont été créés entre 2015 et 2017. Nous avons identifié des besoins pour les trois années à venir, à hauteur d’environ quinze postes. Il s’agit notamment de constituer une équipe dédiée à la prévention du risque de falsification. Nous avons, d’ores et déjà, engagé un travail pour renforcer l’efficience du contrôle. Par exemple, nous avons mis en place une classification des installations, au regard de leurs enjeux. Nous avons aussi, dans le domaine du nucléaire de proximité, développé un dispositif de télédéclaration.

J’en viens maintenant plus directement à ce qui constitue notre réflexion stratégique pour les années à venir. Nous nous préparons à cette situation d’enjeux sans précédent. Nous avons travaillé, tout au long de l’année, sur un plan stratégique, et une politique de contrôle, y compris avec une phase d’écoute des parties prenantes : exploitants, ONG, administrations, etc.

Notre maître-mot de cette politique de contrôle est l’approche graduée, en fonction des enjeux. Il s’agit de focaliser le contrôle sur les actions qui produisent le plus grand bénéfice pour la protection des personnes et de l’environnement. Deux paramètres sont à prendre en compte pour définir les enjeux : les risques intrinsèques d’une activité, et l’appréciation de la manière dont l’exploitant exerce ses responsabilités.

Dans les domaines où les installations sont jugées prioritaires, il s’agit de renforcer notre contrôle, avec des dispositifs tels que la surveillance renforcée. Lorsque les enjeux sont faibles, il s’agit de réduire explicitement notre contrôle. Nous mettons en œuvre cette approche graduée, aussi bien dans le domaine des installations nucléaires de base, que dans le domaine du nucléaire de proximité. Nous avons déjà commencé à le faire en 2017, avec une mission pilotée par M. Philippe Chaumet-Riffaud.

Je mettrai également en avant trois autres éléments. Premièrement, nous continuons à privilégier une approche fondée sur le dialogue technique avec les exploitants. La réglementation française sur les installations nucléaires de base fixe essentiellement des objectifs, mais peu de prescriptions quant aux moyens, à la différence de ce qui se pratique aux États-Unis. Nos décisions sont fondamentalement fondées sur une appréciation technique des situations, qui inclut également les aspects organisationnels et humains. Deuxièmement, nous mettrons en place des évolutions en matière de contrôle, en particulier pour faire face aux risques de fraude, par exemple en développant des inspections chez les fournisseurs. Plus largement, nous renforcerons, sur un plan qualitatif, la présence de l’ASN sur le terrain. Troisièmement, nous poursuivrons notre implication au niveau international, en particulier sur le plan européen, avec deux objectifs : promouvoir une harmonisation par le haut, et bénéficier de l’expérience étrangère. Nous avons réussi à faire émerger une doctrine de sûreté au niveau européen, largement inspirée de l’approche française. Nous continuerons dans cette voie.

Au total l’ASN s’appuie sur un socle que vous avez contribué à mettre en place, reconnu sur le plan international.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de lOffice. – Cigéo interroge, à travers la question des déchets à vie longue enveloppés dans du bitume. Quel est le point de vue de l’ANDRA ? Par ailleurs, quels sont les moyens humains dont dispose l’ASN, et quelle est la carrière d’un contrôleur ? L’aspect humain n’est pas complètement négligeable dans l’autorité intellectuelle et morale de l’ASN.

M. Pierre-Franck Chevet. – Nous sommes 500 à l’ASN, et notre appui technique, l’IRSN, met à la disposition de notre action environ 500 personnes. Nous sommes donc 1 000 en France pour assurer le contrôle du parc industriel nucléaire, effectif très raisonnable, par rapport à ce qui se constate à l’étranger. La plupart des inspecteurs de l’ASN sont des ingénieurs.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de lOffice. – Sont-ils contractuels ?

M. Pierre-Franck Chevet. – Non, la plupart d’entre eux sont fonctionnaires. Ils bénéficient d’une formation de six à neuf mois, lors de leur recrutement, pour avoir le droit d’inspecter, dans les différents domaines que nous contrôlons. La règle, qui nous convient, est de rester en poste quatre, voire cinq ans, puis de partir ailleurs. Certes, on peut penser que l’on perd alors l’investissement de la formation, mais la plupart d’entre eux reviennent. Les nouvelles expériences professionnelles qu’ils ont acquises constituent, ainsi, une source de rafraîchissement et d’enrichissement pour l’ASN. Je pense, par exemple, au domaine des installations classiques non nucléaires : les sites classés Seveso, les sites chimiques, etc.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de lOffice. – Comment votre implantation sur le territoire est-elle organisée ?

M. Pierre-Franck Chevet. – L’ASN est l’une des rares agences à disposer d’un réseau sur le terrain, composé de onze offices régionaux. En France, contrairement aux États‑Unis, nous n’avons pas pris le parti de créer des inspecteurs résidents, c’est-à-dire en poste fixe dans une centrale ou une installation, ce pour des raisons d’indépendance.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de lOffice. – Ces ingénieurs, fonctionnaires de l’État, peuvent-ils être détachés chez EDF, Areva, ou au CEA ?

M. Pierre-Franck Chevet. – La loi nous interdit d’aller travailler dans les structures que nous avons contrôlées, pendant une période de latence de deux ou trois ans.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de lOffice. – Notre collègue députée Émilie Cariou, référente de l’OPECST pour le nucléaire à l’Assemblée nationale, et moi-même, avons plaisir à retrouver MM. Pierre-Franck Chevet et Olivier Gupta, que nous avons déjà auditionnés de manière informelle, il y a peu. Je vous remercie, messieurs, du soin que vous apportez à la qualité de nos échanges. Je vous avais interrogés alors notamment sur la nature des risques liés aux activités nucléaires sur le plateau de Saclay, leur incidence sur les projets d’aménagement, tels la future ligne 18 du métro, ou l’exposition universelle. Vous m’avez adressé, en réponse, une note très détaillée, montrant notamment la subtilité et la complexité de ces questions. Je vous remercie de vos réponses précises.

Je rappelle que le président de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) a été auditionné très récemment par la commission du développement durable de l’Assemblée nationale sur des sujets liés, et sur la détection de ruthénium en Europe et en France, audition à laquelle les membres de l’OPECST étaient conviés. Vous-mêmes avez été entendus, le mois dernier, par nos collègues de la même commission du développement durable, notamment sur les questions de sécurité physique des piscines d’entreposage des combustibles usés, sur la planification de l’arrêt de certains réacteurs, ou encore sur la gouvernance de la sûreté nucléaire, dans la perspective d’une mission d’information sur la sûreté nucléaire, évoquée par la présidente Mme Barbara Pompili. Les enjeux sont complexes ; nous devrons avoir un dialogue exigeant.

Émilie Cariou et moi-même avons demandé, il y a un peu plus d’un mois, au Premier ministre Édouard Philippe, un rapport d’inspection sur les conditions d’intrusion de militants de Greenpeace sur le site de Cattenom. Le sujet reste d’actualité, puisqu’une nouvelle intrusion s’est produite récemment sur le site de Cruas-Meysse, en Ardèche. Nous venons de recevoir une réponse du Premier ministre, laquelle conduira à auditionner prochainement le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), et le commandement spécialisé pour la sûreté nucléaire, sur le risque d’une attaque malveillante, qui ne relève cependant pas de la compétence de l’ASN.

Où en sont les installations nucléaires du Tricastin, qui seront redémarrées très prochainement ? La situation est-elle entièrement sous contrôle ? Quelles procédures seront mises en place pour éviter que les falsifications, dont vous avez parlé, se reproduisent ?

M. Pierre-Franck Chevet. – L’ASN n’a pas la responsabilité des questions de sécurité à proprement parler, sauf pour les sources radioactives en vertu de la loi de transition énergétique. À l’étranger, la gestion des forces d’intervention relève certes toujours du ministère de l’intérieur, mais les autorités de sûreté nucléaire sont cependant compétentes en matière de sécurité, compétence qui s’étend à la conception technique de l’installation, pour faire face aux risques d’intrusion.

Nous réalisons des revues de conformité, afin de vérifier que les installations ont été construites comme elles auraient dû l’être. C’est un prérequis systématique aux prolongations au-delà de 40 ans. Une telle revue a été réalisée pour le site du Tricastin, qui se trouve au droit d’une portion du canal de Donzère-Mondragon, plutôt sous le niveau des eaux du canal. En revérifiant l’état de la digue, nous nous sommes rendu compte qu’elle ne pourrait résister à un séisme. La perspective d’un scénario de type Fukushima a motivé la décision d’arrêter les quatre réacteurs et les installations d’Areva sur place. Nous avons constaté l’efficacité des travaux réalisés sur la digue par EDF, mais attendons l’avis de l’IRSN avant d’autoriser le redémarrage de l’activité du site. Je précise que nous avons demandé des travaux destinés à adapter la digue à un séisme dit « majoré de sécurité ». En effet, après Fukushima, nous avions déjà demandé à toutes les centrales de se doter de protections accrues contre les séismes. Des travaux complémentaires de renforcement seront sans doute nécessaires, dans les années à venir, pour que la centrale soit au niveau post-Fukushima, ce qui n’empêchera toutefois pas de la faire redémarrer, dans les prochains jours, si les avis attendus vont dans ce sens.

Contre les risques de falsifications, il faut plus de présence sur le terrain aux moments sensibles, par exemple lorsque sont consignés les résultats des mesures. Nous pouvons dépêcher, à cet effet, du personnel de l’ASN, ou des organismes que nous agréons. Sur le site du Creusot, les mesures ont été faites par un laboratoire interne, ce qui ne veut pas dire que les falsifications sont de son fait. On peut imaginer confier davantage de contrôles à des laboratoires tiers agréés.

Je précise que je ne m’exprime pas ici en tant que président du conseil d’administration de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA), fonction non exécutive. Vous avez indiqué un plan de charge important : prolongations, Cigéo, démantèlements… Dans les trois ou quatre ans à venir, vos avis seront très attendus, et des décisions importantes devront être prises. Vous semblez satisfait des moyens dont vous disposez, mais comment envisagez-vous de répondre à toutes ces nouvelles demandes ? Le plan stratégique dont parle M. Olivier Gupta est-il adapté à cette montée en charge ?

Quel suivi faites-vous des avis que vous émettez ?

L’exigence d’information du public est forte, et nous sommes à l’ère de l’open data : l’information est largement disponible. De plus, chaque mot compte, et des confusions sont parfois entretenues, entre sécurité et sûreté par exemple. Vos avis et recommandations sont très techniques, et c’est normal, mais ils sont rendus publics. Comment contribuez-vous à les rendre compréhensibles par le plus grand nombre ?

M. Pierre-Franck Chevet. – Nous avons reçu le renfort de cinquante personnes de l’administration d’État, soit 10 % de nos effectifs, ce qui n’est pas négligeable, et nous en attendons quinze autres. Nous pensons ainsi pouvoir remplir nos missions. Ce n’est pas tant une affaire de quantité. Les avis que nous rendons exigent des expertises de très haut niveau. Un bémol toutefois : l’avis public que nous rendons, chaque année, sur nos moyens et ceux de l’IRSN est calculé à politique énergétique constante. Si un EPR ou un nouveau modèle de réacteur est lancé, nous reverrons notre copie. Mais je le redis, compte tenu du contexte budgétaire, nous sommes très bien traités.

Toutes nos grandes décisions sont publiées sur Internet. La pédagogie reste une chose difficile dans ce domaine. Le problème de la cuve de l’EPR est un sujet d’une grande complexité, dont la compréhension exige des connaissances pointues. Nous avons donc engagé un cycle d’information et de formation, essentiellement à l’attention de l’association nationale des commissions locales d’information (ANCLI), commissions qui ont participé au groupe permanent d’experts sur la cuve de l’EPR. Certaines de nos initiatives reçoivent, à l’inverse, peu d’écho, de sorte que les consultations n’apportent rien. Certaines bonnes remarques, s’agissant des falsifications par exemple, sont venues du public, mais plus de 90 % des 13 000 contributions reçues à propos de la cuve de l’EPR disaient « jaime le nucléaire » ou « je naime pas le nucléaire », ce qui ne nous a pas permis d’orienter notre décision. Nous accentuerons notre effort de pédagogie sur les sujets importants, et l’allègerons sur ceux appelant moins de commentaires du public.

Mme Émilie Cariou, députée. – L’arrêt simultané de plusieurs réacteurs peut créer des difficultés d’approvisionnement en électricité. Quid des moyens d’approvisionnement alternatifs ? À propos des écarts de conformité ou des fraudes que vous avez constatés, vous avez parlé de suivi, ne peut-on intervenir en amont, notamment par l’entremise de laboratoires agréés ?

Membre de la commission des finances, j’ai déposé un amendement pour rehausser le plafond de la taxe affectée à l’IRSN. Il n’a pas été adopté. Face à l’augmentation des enjeux auxquels l’ASN est confrontée, la même question me semble pouvoir se poser. En 2014, l’ASN avait préconisé de mettre en place des contributions directement assises sur les grands exploitants, sous le contrôle du Parlement. Cette solution n’avait pas été retenue. L’architecture actuelle du financement de l’ASN vous semble-t-elle toujours adaptée ? Sinon, à combien estimez‑vous les carences financières, notamment au regard des coûts du démantèlement et du grand carénage, ainsi que des multiples mises en conformité ?

Le 10 octobre 2017, l’ASN a rendu son avis sur l’anomalie de la composition de l’acier, du fond et du couvercle de la cuve du réacteur EPR de Flamanville. Elle considère que l’anomalie n’est pas de nature à remettre en cause la mise en service de la cuve, sous réserve de la réalisation de certains contrôles spécifiques, lors de l’exploitation de l’installation. Or, dans le même temps, elle prévient que la faisabilité technique du contrôle de la cuve n’est pas acquise : c’est contradictoire et préoccupant ! La protection du public n’implique-t-elle pas d’attendre la mise au point de contrôles, avant d’autoriser la mise en service ?

Nous sommes inquiets pour la capacité financière des acteurs économiques du cycle nucléaire à faire face aux travaux d’amélioration, de sécurisation et de prolongation. Comment vos recommandations sont-elles relayées, en termes d’obligations comptables chez ces acteurs économiques ? Qui vérifie la faisabilité financière de la mise en œuvre de ces recommandations ?

Sur les déchets bitumineux, vous avez rendu votre avis, l’IRSN aussi, des experts vont confronter leurs points de vue, mais ce problème a un impact sur le programme Cigéo.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de lOffice. – En effet, comment garantir qu’il n’y aura pas de risque de combustion spontanée ? Partagez-vous notre conviction que, sur ce programme, la première urgence est de mettre en place une expertise indépendante, avec des experts étrangers ?

M. Pierre-Franck Chevet. – Sur l’arrêt simultané de plusieurs réacteurs, j’avais passé le message suivant lors du précédent débat sur la transition énergétique, que je formulerai à nouveau, si un tel débat se renouvelait, car c’est un point central :

la France a pris le parti de construire un parc de réacteurs standardisés. Ce fut un bon choix économique et, en termes de sûreté, il est assez facile dans ce cas de mettre en place une réparation en cas de besoin et de la déployer sur l’ensemble du parc. Toutefois, cela ne fonctionne que si les anomalies sont détectées à un stade suffisamment précoce. Sinon, nous pouvons en effet être amenés à demander, assez brutalement, en l’absence de signes avant-coureurs avant la détection, l’arrêt simultané de plusieurs réacteurs. Ainsi, l’hiver dernier, nous avons demandé l’arrêt de douze réacteurs, en raison de problèmes d’excès de carbone. Le délai n’était pas d’une semaine, mais de deux ou trois mois. Néanmoins, comme les températures ont été assez rigoureuses en janvier et en février, nous sommes passés très près d’un problème majeur d’équilibre du réseau. En clair, nous avons failli devoir organiser des coupures de courant tournantes, ce qui est tout de même un stade très avancé !

De même, au cours des derniers mois, des évènements classés au niveau deux ont concerné quatre réacteurs, mais le temps était plus doux. Bref, notre système électrique doit être dimensionné pour faire face à ce genre d’événement. Comment y parvenir ? Je ne suis pas en charge de la politique énergétique, mais cela peut consister à réserver des capacités d’effacement supplémentaires chez les grands consommateurs, ou à s’assurer de capacités de production supplémentaires en France ou à l’étranger. Il faut des marges.

Sur les falsifications, nous avons bien en tête l’intervention de laboratoires agréés en amont, à la réception des matériaux et matériels. On pense spontanément au cas du Creusot, et à des gros équipements, mais, à l’étranger, on a vu des cas concernant des objets beaucoup plus petits : cartes informatiques, petite robinetterie, etc.

Sur le financement, j’ai évoqué les moyens humains, qui constituent l’essentiel de nos besoins. Nous sommes à peu près satisfaits de ce que nous avons obtenu, sauf changement de la politique énergétique. En revanche, le fait que notre financement repose sur une base uniquement budgétaire est un vrai sujet. Une taxe affectée, sous le contrôle du Parlement, permettrait un meilleur ajustement, à la hausse comme à la baisse, en fonction des besoins.

La décision sur la cuve de l’EPR est un bon exemple de décision complexe. L’anomalie, sérieuse, d’excès de carbone dans la cuve, réduit la robustesse de celle-ci. Les calculs montrent qu’elle peut tout de même être utilisée, mais la marge est moins importante. Or, la marge sert à faire face, après la mise en service, à des dégradations qu’on ne connaît pas : corrosions, vibrations, etc. Il faut donc faire la mise en service, pour détecter ces éventuelles dégradations. Sur le fond de la cuve, le contrôle est possible. Pour le couvercle, nous ne savons pas l’effectuer. Il sera très long à développer, mais n’insultons pas l’avenir ! En tous cas, nous avons demandé que le couvercle soit changé d’ici à 2024, car nous ne voulons pas que le temps joue en défaveur de la sûreté.

II n’y a pas de système d’obligations comptables spécifiques. La loi prévoit que la gestion du démantèlement et des déchets fasse l’objet d’une provision, mais il n’y a pas d’obligation de provisions pour tous les investissements, souhaités ou envisagés. Au-delà des recapitalisations prévues ou en cours, il est évident que les questions de tarifs jouent un rôle crucial.

Pour Cigéo, la question est de savoir si un incendie peut se déclencher. Pour s’assurer que non, il faudrait séparer les colis par une telle distance que, sur le plan industriel, cela ne fonctionnerait pas. Au-delà de la probabilité technique, il y a le scénario d’actes de malveillance. Comme cette station doit être exploitée pendant une centaine d’années, éliminer la possibilité de tels actes est difficile. Il y a donc, d’une part, la sûreté, et de l’autre, la sécurité.

Mme Angèle Préville, sénatrice. – Le stockage des déchets bitumineux m’inquiète : leur contenu radioactif n’est pas entièrement déterminé, et l’enrobage dans le bitume à base d’hydrocarbure crée un risque de combustion.

Allez-vous, par ailleurs, porter plainte contre les falsifications ? Ceux qui ont falsifié n’ont sans doute pas mesuré l’impact que cela pouvait avoir. Le défaut d’information de la population pose problème, à tous les niveaux car il faut réussir à établir une relation de confiance avec nos concitoyens.

J’ai entendu dire que des déchets radioactifs auraient été largués en mer, peut-être près de nos côtes. On parle aussi de containers largués dans la Méditerranée. Avez-vous connaissance de cela ?

L’accident de Tchernobyl a contaminé le territoire français. Le nuage est resté pendant quelques jours au-dessus de la France, et il y a eu des pluies. La carte des contaminations est en tâches de léopard. Des mesures sont-elles effectuées ? Existe-t-il en France des endroits où cela pourrait poser problème pour la santé ?

À Tchernobyl et à Fukushima, les accidents ont abouti à la fusion du cœur. Des protections supplémentaires ont-elles été prévues ?

Vous avez évoqué le temps long. Dans des milliers d’années, quand tout aura disparu sous l’effet d’une période glaciaire qui aura tout broyé sur notre territoire, une chose montrera que nous avons été présents sur la Terre, c’est le stockage Cigéo !

M. Pierre-Franck Chevet. – Sur les déchets bitumineux, une analyse internationale est en cours. Je n’anticipe pas sur sa conclusion, mais c’est un enjeu majeur, car les incendies dans un ouvrage souterrain sont vraiment compliqués à gérer.

Nous n’avons pas la faculté juridique de porter plainte dans le cadre de notre mission, mais, comme je l’ai dit tout à l’heure,  nous avons effectué un signalement au Procureur de la République au titre de l’article 40 du code de procédure pénale, et transmis toutes nos informations à la justice, qui a, par ailleurs, été saisie par plusieurs associations. Une instruction est donc en cours.

La forge du Creusot ne fabriquait pas que pour le nucléaire, et la chaîne de sous-traitance était assez complexe. Dans ces conditions, la conscience que peuvent avoir les opérateurs de base de l’enjeu que constitue la sûreté du produit final est une vraie question. Plus la chaîne est longue, plus il faut réfléchir à la meilleure manière de faire comprendre, à chaque niveau, la nécessité des critères draconiens imposés par le nucléaire.

Je n’ai jamais entendu parler de largages en mer. Mais peut-être qu’on nous cache tout !

L’IRSN a effectué un gros travail de cartographie des impacts de l’accident de Tchernobyl, effectivement en tâches de léopard, et qui s’amenuisent avec le temps. Il y a des traces, évidemment, mais je ne connais pas d’endroits où les valeurs mesurées nécessitent de mettre en place des contre-mesures de restriction.

Je me félicite que la réflexion sur les réacteurs du futur ait été lancée dès les années 1990 en France. Cela a conduit à la mise au point de l’EPR. L’idée était de changer l’ordre de grandeur de probabilité des accidents graves, en diminuant la probabilité d’une fusion du cœur, et en faisant en sorte que, si elle se produisait, il n’y ait pas de conséquences à l’extérieur, d’où la mise en place, sous la cuve de l’EPR, d’un récupérateur de cœur fondu. Sur les gros réacteurs de ce type, sinon, quand le cœur fond, il traverse la cuve. Il fallait donc imaginer un système qui le récupère avant qu’il n’atteigne le béton, qu’il peut traverser.

Les réacteurs existants n’ont pas de récupérateur de cœur, et ne disposent pas de beaucoup de place sous la cuve. Aussi, demandons-nous à EDF d’imaginer un substitut, dont l’effet soit aussi d’empêcher le cœur fondu d’atteindre le béton. Les discussions techniques sont complexes. Une solution serait d’injecter du béton à la composition chimique particulière, entre la cuve et le socle. Encore faut-il arrêter cette composition chimique.

M. Claude de Ganay, député. – Je suis à l’origine d’une loi sanctionnant sévèrement les intrusions dans les centrales nucléaires et j’ai saisi, à plusieurs reprises, le Gouvernement, en m’étonnant qu’il n’y ait pas de suites judiciaires aux intrusions.

Il y a un mois, l’IRSN a, par ailleurs, révélé la présence de ruthénium 106 dans l’atmosphère, manifestement en provenance de Russie. Comment êtes-vous associés à son travail sur cette question ?

M. Pierre-Franck Chevet. – L’IRSN nous a associés très tôt à ses premiers calculs. Notre rôle principal était de dire s’il y avait un risque en France. Les analyses nous ont montré qu’il n’y avait pas de raison de mettre en place des contrôles, même si certaines importations ont été soumises à vérification. On aurait trouvé des traces de césium sur des champignons venant de Russie, ce qui n’est pas cohérent avec les scénarios sur lesquels nous travaillons, qui évoquent plutôt un incident significatif dans une usine de retraitement. Et on n’a pas retrouvé de ruthénium.

Mme Florence Lassarade, sénatrice. – Je souhaite vous interroger sur le circuit de distribution de l’iode : sa fabrication, sa stabilité, et la précocité de sa distribution. Les populations concernées sont définies très étroitement. Et des transports sont effectués par voie ferrée. Pouvez-vous nous rassurer sur ce sujet ?

M. Pierre-Franck Chevet. – Je ne suis pas payé pour rassurer, mais pour contrôler ! Cette année, comme la précédente, des comprimés d’iode ont été distribués de manière préventive autour des centrales nucléaires, car c’est là que l’iode peut avoir un effet bénéfique. Ces comprimés ont une date de péremption, même s’ils sont d’une grande stabilité, et ils font donc régulièrement l’objet d’une nouvelle distribution. L’idée est d’en profiter pour communiquer sur ce qu’est un accident. Le périmètre de dix kilomètres va évoluer. Nous avons des stocks régionaux, susceptibles d’être mobilisés pour couvrir des zones plus larges. Après tout, les rejets peuvent partir dans une direction, plutôt qu’une autre.

Mme Florence Lassarade, sénatrice. – Après Tchernobyl, il y a eu une explosion des cancers de la thyroïde, bien au-delà des dix ou vingt kilomètres du périmètre.

M. Pierre-Franck Chevet. – La position des autorités de sûreté européenne est qu’il faut prendre des mesures fortes dans une zone de vingt kilomètres – c’est la zone d’évacuation de Fukushima – et réfléchir à d’autres mesures, pour un périmètre de cent kilomètres. Mais en France, cela couvre presque tout le territoire.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de lOffice. – Les intrusions soulèvent la question de la sécurité, qui peut faire consensus, mais aussi celle du statut des lanceurs d’alerte, moins consensuelle. Sur ce point, l’audition du SGDSN sera intéressante. Lutter contre les actes malveillants est plus difficile que d’assurer la sûreté.

Je vous remercie pour vos réponses. Je tiens à la disposition de tous celle que vous m’avez adressée concernant le plateau de Saclay. La transparence est mère de confiance.

Enfin, que pensez-vous de la réglementation française et européenne sur les déchets radioactifs issus d’autres activités que les centrales nucléaires, comme les matériaux présentant une radioactivité naturelle renforcée désignés sous les acronymes « NORM » (Naturally Occuring Radioactive Materials) ou « TENORM » (Technologically Enhanced Naturaly Occuring Radioactive Materials) ?

M. Pierre-Franck Chevet. – Une directive européenne, dite « Basic safety standard », est en cours de transposition. La question sous-jacente est celle des seuils de libération. À partir de quel seuil considère-t-on qu’un matériau est, ou non, radioactif ? C’est un sujet complexe. En France, on n’a pas défini de seuil de libération ; je ne parle pas des matériaux naturellement radioactifs. Tout matériau en provenance d’une centrale nucléaire est considéré comme radioactif, et envoyé dans un centre de traitement adapté, en fonction de sa dangerosité. Ainsi, la traçabilité est assurée. Cette démarche est couronnée de succès depuis trente ans.

Dans les années 1990, ce principe n’existait pas. Régulièrement, des matériaux radioactifs étaient détectés par les portiques de détection dans les décharges classiques. L’incident n’était souvent pas grave, mais en l’absence de traçabilité, on n’était jamais sûr d’avoir totalement circonscrit le problème, ni d’avoir détecté tous les matériaux susceptibles d’avoir été contaminés.

Toutefois, le dispositif actuel a ses limites. Ainsi, à Grenoble, lors du démantèlement d’un réacteur, on a trouvé une dalle en béton faiblement radioactive. Cette dalle aurait dû rejoindre le centre de l’ANDRA dans le centre de la France. Mais est-il judicieux de faire traverser la France en camion à une telle dalle, pas dangereuse, mais néanmoins légèrement radioactive ? Ou bien faut-il laisser la dalle sur place, grevant un terrain proche du centre-ville d’une servitude, ou encore créer un centre de stockage à proximité ? Nous croyons qu’un débat public est justifié dans de tels cas, car les enjeux sont multiples : sécurité, santé, urbanisme, aménagement du territoire, etc.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de lOffice. – Notre Office a eu l’occasion d’auditionner le directeur général de l’IRSN sur les déchets radioactifs de très faible activité. Votre réponse me fait penser aux demandes de certaines associations ou d’élus, inquiets du devenir d’anciens sites d’exploitation d’uranium. Certains souhaitent transporter les déchets à travers toute la France. Ce sont des milliers de tonnes. Cette idée ne semble pas raisonnable

M. Roland Courteau, sénateur. – Menez-vous des campagnes d’information et de sensibilisation sur la sûreté nucléaire, la radioactivité, et le fonctionnement des centrales nucléaires ? Dans ce cas, quel public ciblez-vous ? Y associez-vous les collectivités territoriales ?

M. Pierre-Franck Chevet. – Notre mission est de protéger les personnes et l’environnement des risques liés aux activités nucléaires. Toutes nos interventions, y compris cette audition, contribuent à l’information du public. Notre site Internet comporte de nombreuses informations. Les personnes intéressées peuvent avoir accès à maintes informations en ligne. Nous avons mis en place, autour des installations nucléaires, des commissions locales d’information. C’est un dispositif qui fait référence en Europe. Toutes les personnes intéressées (élus, ONG, syndicats, etc.) peuvent participer aux réunions de ces commissions, financées par l’État et les conseils départementaux. L’État leur donne aussi des moyens pour mener des contre-expertises, si elles le souhaitent. Notre dispositif vise-t-il le grand public ? Il est en tout cas adapté à toutes les personnes intéressées et qui souhaitent s’informer. L’ASN a organisé, avec l’IRSN, une exposition sur la radioactivité, qui peut être présentée localement, à la demande des élus. L’information est accessible, mais il est vrai que le sujet est parfois complexe.

M. Roland Courteau, sénateur. – Associez-vous les établissements scolaires, et les collectivités territoriales ?

M. Pierre-Franck Chevet. – Au niveau local. Comme nous élargissons les périmètres d’intervention autour des installations de dix à vingt kilomètres, plus de monde sera concerné.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de lOffice. – Mon expérience d’élu, dans une région qui abrite quatre centres de production et le projet Cigéo, me rend dubitatif à l’égard de cette extension de périmètre. En France, il est aujourd’hui devenu à peu près impossible de créer un nouveau site de production nucléaire, tout comme il est à peu près impossible de supprimer des sites existants, qui sont en général assez bien acceptés, en dépit de certaines oppositions, par la majorité de la population environnante, car ces sites ont un intérêt économique, et constituent une vitrine technologique pour leur région. Les populations qui ne sont pas directement concernées, elles, sont plutôt hostiles, et il semble probable que les pouvoirs publics éviteront de créer de nouvelles centrales à l’avenir. À cet égard, l’élargissement du périmètre ne sera sans doute pas neutre. Les nouvelles populations visées vont se poser beaucoup de questions. Il faudra de la pédagogie.

Merci, Monsieur le président, pour vos réponses et votre disponibilité. Nous vous avons écouté avec attention, et nous relaierons vos propos et votre action dans nos commissions respectives.

 

Communication de M. Gérard Longuet, sénateur, président de l’Office, sur la saisine de la commission des affaires européennes et de la commission des affaires économiques à l’Assemblée nationale sur la question du renouvellement de l’autorisation du glyphosate par les instances européennes

Lors de notre réunion constitutive du 9 novembre dernier, nous avions évoqué la part que pourrait prendre l’Office dans le débat autour du renouvellement, pour cinq ans, de l’autorisation d’utiliser la substance glyphosate en Europe, après avoir  été saisis par Mme Sabine Thillaye, présidente de la commission des affaires européennes de l’Assemblée nationale, puis  par M. Roland Lescure, président de la commission des affaires économiques, d’une demande d’étude sur l’indépendance et l’objectivité des agences européennes chargées d’évaluer la dangerosité des substances mises sur le marché.

Avec les quatre députés et sénateurs désignés comme membres du groupe de travail, Philippe Bolo, Anne Genetet, Pierre Médevielle et Pierre Ouzoulias, nous sommes convenus que l’Office n’a pas vocation à se prononcer sur la dangerosité du glyphosate mais pourrait utilement examiner la méthodologie de l’évaluation scientifique et technique mise en œuvre par ces agences, ainsi que la compréhension qu’en a l’opinion publique. Je rappelle que l’Office n’a aucun pouvoir d’enquête ni de contrainte à l’encontre de l’Union européenne et de ses agences, mais que cela ne nous empêche pas d’avancer avec sérieux et rigueur. C’est le sens de la lettre que nous nous apprêtons à faire parvenir aujourd’hui, Cédric Villani et
moi-même, aux présidents des deux commissions qui nous ont saisis.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l’Office. – Je souscris aux propos du président Longuet et suis heureux que nous ayons pu être saisis de ce sujet avec la célérité qui s’imposait, tout en ayant la faculté de bien préciser les termes de la saisine.

 

*

 

La séance est levée à 11 h 35

Membres présents ou excusés

Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques

 

Réunion du jeudi 30 novembre 2017 à 9 heures

Députés

Présents. - M. Christophe Bouillon, Mme Émilie Cariou, M. Claude de Ganay, M. Cédric Villani

Excusés. - M. Philippe Bolo, M. Jean-François Eliaou, M. Pierre Henriet, M. Antoine Herth, M. Patrick Hetzel, M. Jean-Paul Lecoq, Mme Huguette Tiegna

Sénateurs

Présents. - M. Roland Courteau, M. Bernard Jomier, Mme Florence Lassarade, M. Gérard Longuet, M. Rachel Mazuir, M. Stéphane Piednoir, Mme Angèle Préville, Mme Catherine Procaccia, M. Bruno Sido

Excusé. - M. Michel Amiel

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