Compte rendu

Commission d’enquête
sur l’impact économique, industriel et environnemental des énergies renouvelables,
sur la transparence des financements
et sur l’acceptabilité sociale
des politiques de transition énergétique

– Table ronde, ouverte à la presse, réunissant des économistes de l’énergie, avec la participation de Mme la Professeure Anna Creti (Université Paris-Dauphine), de M. Cédric Philibert, analyste expert des énergies renouvelables à l’Agence internationale de l’énergie (AIE) et de M. Nicolas Berghmans, chercheur à l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI)..              2

 

 


Jeudi
4 avril 2019

Séance de 16 heures 30

Compte rendu n° 11

session ordinaire de 2018-2019

Présidence
de M. Julien Aubert,
Président,
puis de
Mme Marie-Noëlle Battistel,
Vice-présidente.

 


  1 

La séance est ouverte à seize heures quarante.

M. le président Julien Aubert. Nous accueillons à présent trois personnalités du monde de l’université ou de la recherche, qui travaillent plus précisément sur les questions relatives aux marchés de l’énergie dans la transition énergétique.

Mme la Professeure Anna Creti enseigne l’économie à l’Université Paris-Dauphine et y participe aux travaux du Centre de géopolitique de l’énergie et des matières premières (CGEMP), dirigé par le professeur Patrice Geoffron qui a publié très récemment dans Les Échos une tribune intitulée « Rendre la taxe carbone désirable ! » Mme Creti qui est également chercheuse senior en économie à Polytechnique, est une spécialiste des marchés du CO2 et de la concurrence entre les réseaux.

M. Cédric Philibert est analyste senior au sein de la division des Énergies renouvelables de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), une organisation internationale ayant son siège à Paris. Il a notamment été, au cours de sa carrière, conseiller technique au ministère de l’Environnement, puis auprès de la présidence de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME). Il a également effectué des missions pour le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) qui s’enorgueillit depuis quelques semaines d’avoir un vice-président français !

M. Philibert a plus particulièrement travaillé sur les caractéristiques des énergies intermittentes et les particularités techniques du solaire et de l’éolien. Il anime également un blog personnel, intitulé Énergies et Changement climatique.

Enfin, M. Nicolas Berghmans est un jeune chercheur en politiques climatiques et énergétiques au sein de l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI). Il est co-auteur d’une récente note de l’IDDRI, publiée en mars 2019 et intitulée « Après le gel de la taxe carbone, quelles priorités pour la transition énergétique ? ».

M. Berghmans ne manquera pas de nous présenter les grandes orientations de ce travail dont l’une des priorités est de restituer aux consommateurs la majeure partie de ce prélèvement, une proposition qui ne semble pas éloignée de l’idée, elle aussi récemment exprimée, par le professeur Patrice Geoffron.

Madame la professeure, messieurs, nous allons vous entendre, en premier lieu, lors d’un exposé liminaire d’une vingtaine de minutes que vous voudrez bien vous partager, si possible en vous complétant mutuellement, l’idée étant que « ce qui se conçoit bien sénonce clairement » et que « les mots pour le dire arrivent aisément » ! Après vos propos liminaires, les membres de la commission creuseront les sujets qui les intéressent, ce qui vous donnera toute latitude pour préciser encore la qualité et la finesse de vos analyses.

Une des préoccupations de notre commission d’enquête est de mieux comprendre les raisons pour lesquelles la transition énergétique trouve, particulièrement en France, une traduction massive en termes de fiscalité, car la transition énergétique est davantage une transition fiscale qu’écologique. Ces propos, je le précise, n’appartiennent qu’à moi… Les niveaux d’imposition pèsent de plus en plus sur les consommateurs, au point de générer des doutes et, chez certains, un réel rejet de la transition écologique.

Le climat social actuel traduit pour partie ce désarroi de l’opinion. Vous comprendrez qu’il nous importe de connaître vos analyses et observations, notamment si vous disposez de comparaisons internationales. Pour l’heure, nous avons largement éclairé le sujet des recettes, ce que l’on prélève au nom de la transition énergétique. Vous constituez en quelque sorte l’aqueduc de ces deux pôles de réflexion que nous allons engager entre ce que nous dépensons et la façon dont nous le dépensons. Nous vous avons invités pour nous éclairer de manière large et transversale sur ces deux axes et sur la manière dont nous devrions appréhender notre sujet.

Le coût complet des énergies renouvelables, qui reste à définir plus précisément, est, bien évidemment, un des thèmes de réflexion de notre commission. Nous sommes particulièrement heureux de recevoir des chercheurs qui, par définition, sont peut-être plus éloignés de certains intérêts. Nous avons reçu des personnalités qui plaident depuis plusieurs années sur tel ou tel thème. Nous avons véritablement besoin, à un moment donné, d’un éclairage sur les degrés de maturité, le coût complet etc.

À la suite de votre intervention liminaire, les membres de la commission d’enquête vous interrogeront en commençant par les questions que ne manquera pas de vous poser Mme Meynier-Millefert, en sa qualité de rapporteure.

S’agissant d’une commission d’enquête, je vous demande, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, de prêter le serment.

Je vous demande de lever la main droite et de dire « Je le jure ».

(Mme Anna Creti, M. Cédric Philibert et M. Nicolas Berghmans prêtent successivement serment.)

Mme Anna Creti, professeure à luniversité Paris-Dauphine. Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, madame la rapporteure, je débuterai mon propos en vous présentant notre association, notre contribution sur le marché de l’énergie au titre de la transition énergétique ainsi que les propositions que nous formulons, notamment sur la préservation du pouvoir d’achat des Français.

L’analyse des marchés énergétiques, dans ses parties électricité et gaz naturel, a occupé une grande partie de mes études, de mes travaux et de ma carrière.

J’ai suivi l’évolution de ces marchés dans deux perspectives : d’une part, pour comprendre les mécanismes de concurrence. J’ai commencé à m’y intéresser après l’introduction des directives de 1996 et de 1998 ouvrant la concurrence aux secteurs de l’électricité puis du gaz. À ce titre, j’ai pu comprendre la gestion complexe de ces secteurs et la difficulté qu’il y a à les rendre incontestables.

J’ai longuement travaillé sur le mécanisme d’abus de position dominante dans différents pays, dans une perspective essentiellement européenne et de comparaison avec le marché des États-Unis. L’objet de cette phase de mes travaux a été de comprendre à quel point ces marchés sont sensibles aux stratégies des acteurs, notamment les anciens monopoles verticalement intégrés – mais pas uniquement.

L’objectif « 20/20/20 » m’a amenée à intégrer dans ma vision du marché électrique les préoccupations liées à l’environnement, ce que j’ai développé par une recherche « biface » en étudiant, d’un côté, les transformations du secteur électrique et gazier au regard de ces questions, et, de l’autre, la réglementation environnementale sous l’angle du marché des quotas. J’ai donc polarisé une grande partie de mes travaux sur l’étude des énergies renouvelables, l’intégration des énergies renouvelables dans les marchés électriques en étudiant des marchés assez différents – italien, danois et français. Malgré l’appartenance de ces pays au marché unique de l’électricité, des spécificités fortes caractérisent la volonté économique et politique d’intégrer les énergies renouvelables dans ces marchés.

Ces travaux m’ont amenée à avoir une vision de la transition énergétique qui ne peut être proposée en tant que modèle unique. À titre d’exemple, pour des raisons essentiellement d’indépendance énergétique et d’importation de gaz de pays très éloignés, la transition énergétique en Italie a commencé bien avant les préoccupations contenues dans la directive de 2008.

Au moment où les énergies renouvelables ont investi ces marchés, l’Italie était déjà prête à les recevoir. Elle avait investi depuis de nombreuses années dans l’intégration des énergies renouvelables, notamment en étudiant le potentiel renouvelable, à la fois éolien et solaire. C’est ainsi que, depuis 2014, l’Italie a atteint – il est rare de pouvoir dire que l’Italie est « un bon élève » – les objectifs qui figuraient dans la directive de 2020. Aujourd’hui, se pose la question d’aller au-delà des objectifs de 32 %, qui sont ceux actuellement prescrits par la nouvelle directive. L’Italie marque une volonté forte d’intégrer les renouvelables dans le mix énergétique d’un pays qui est essentiellement consommateur de gaz. Sa consommation est très pauvre en matières fossiles. Il consomme du charbon en faible proportion.

Par ailleurs, l’électricité en Italie présente une particularité par rapport à la France s’agissant des prix. Je consacrerai le temps qui me reste à cette question pertinente et utile à nos réflexions.

Les énergies renouvelables portent leurs effets tout au long de la filière. Des coûts sont liés à l’investissement, d’autres sont liés, de façon plus subtile, à la modification du paysage énergétique en termes d’acteurs, d’autres encore au financement de ces investissements. La France a opéré une transition fiscale. L’Italie n’a pas utilisé de la même façon l’instrument fiscal.

Un deuxième effet se répercute en amont. Quel est l’apport de ces énergies dans les marchés de l’électricité ? L’Italie a bénéficié d’un avantage sous la forme d’une baisse des prix de l’électricité. En dix ans, en moyenne, les prix de l’électricité sont passés, sur les marchés amont, de 70 et 80 euros par mégawattheure (MWh) à moins de 30 euros aujourd’hui, s’alignant ainsi quasiment sur les prix français.

S’il faut évaluer les coûts et les avantages de l’intégration des énergies renouvelables, il convient de ne pas oublier d’évaluer les bénéfices en amont sur l’ensemble de la filière, aussi bien que les coûts pour les consommateurs en aval. Cette dernière question m’a intéressée. J’ai étudié les mécanismes de diffusion des énergies renouvelables au niveau du consommateur final, en me polarisant plus spécifiquement sur les marchés français et les petits consommateurs, et donc sur les incitations auprès de ces petits consommateurs, notamment résidentiels, à s’équiper de panneaux solaires. J’ai étudié plusieurs types de littérature, non pas seulement économique mais également sociologique, qui révèlent qu’un consommateur français qui s’équipe de panneaux solaires ne le fait pas pour obtenir uniquement un gain, y compris futur, sur sa facture d’électricité actuelle, mais aussi parce qu’un fournisseur aura réussi à le convaincre qu’il s’agit d’un investissement intéressant et parce qu’il est animé d’une conscience verte.

M. Cédric Philibert, analyste expert des énergies renouvelables à lAgence internationale de lénergie (AIE). Monsieur le président, vous avez posé deux questions. Je choisis de répondre en priorité à la seconde, qui relève davantage de mon champ de compétences actuelles que sont les énergies renouvelables.

L’Agence internationale de l’énergie surveille ce marché d’assez près. Sa publication annuelle consiste en un rapport de marché rapportant ce qui s’est passé au cours de la dernière année ou des deux dernières et en une prévision pour les cinq années à venir, assortie d’une analyse de sensibilité. L’Agence a donc une bonne vision du contexte.

Nous participons aussi à des exercices plus prospectifs, qui sont des scénarios se fondant sur des hypothèses, qui ne sont donc pas des prévisions.

Parmi ces scénarios, citons les scénarios à long terme, notamment un scénario dit de développement durable par lequel nous essayons de répondre aux besoins de l’humanité en énergie, ce en termes de coûts, d’accès à l’énergie, de réduction de la pollution atmosphérique à l’intérieur des locaux ou dans les milieux urbains, et de réduire les émissions de gaz à effet de serre, grosso modo compatibles, à une limitation du réchauffement de deux degrés. Nous avons publié et publierons des scénarios plus ambitieux qui cherchent à se rapprocher d’une augmentation d’un degré et demi.

Dans tous ces scénarios, les énergies renouvelables ainsi que les économies d’énergie jouent un rôle décisif : elles représentent entre les deux tiers et les trois quarts de la production mondiale d’électricité à l’échéance 2040 ou 2050.

D’autres scénarios s’appuient sur une augmentation de la production nucléaire au plan mondial, sur une part non négligeable de thermique fossile avec la capture et le stockage de CO2, et de fuel switching, c’est-à-dire plus de gaz et moins de charbon – en proportion, beaucoup moins de charbon. Mais dans toutes les hypothèses, l’essentiel de la production électrique mondiale sera assuré par les énergies renouvelables. Parmi ces énergies renouvelables, quatre sont majeures.

La bioénergie n’est pas forcément majeure dans l’électricité, mais l’est dans le bilan énergétique global. Elle représente aujourd’hui à peu près la moitié de la production de la contribution des énergies renouvelables au bilan énergétique mondial. J’évoque la bioénergie sous toutes ses formes : liquide, solide, via l’électricité, via les transports, et surtout via la chaleur – la chaleur industrielle en particulier.

Ensuite, nous avons l’hydroélectricité, qui ne date pas d’aujourd’hui mais qui reste une énergie en croissance, notamment grâce aux grands barrages dans les pays émergents. Elle représente à peu près 20 %.

Enfin, les « deux petits nouveaux » que sont l’éolien et le solaire sont sur des pentes de croissance extrêmement fortes et représenteront à terme 20 % à 25 % de la production électrique mondiale.

Ces scénarios sont des scénarios d’optimisation économique sous contrainte. Par exemple, on pose une contrainte de CO2 et on cherche les solutions les plus économiques. De ce point de vue, à long terme, les renouvelables font partie du panier des mesures économiques indispensables pour atteindre les objectifs que l’humanité s’est fixés à Paris en 2015 dans le cadre de la COP21. Il existe des variantes mais elles sont plus ou moins mineures. Les autres scénarios, ceux du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) comme d’autres instituts, convergent en ce sens.

Comment se fait-il que les renouvelables, qui, il y a quelques années, paraissaient si coûteux, figurent à une place aussi importante dans des bilans qui sont économiquement les moins coûteux ? La raison tient à l’effondrement des coûts. Je m’en explique dans la mesure où vous avez évoqué la notion de coût complet. Nous mesurons le coût actualisé de ces énergies, ou plutôt leur coût lively, c’est-à-dire réparti sur la durée de vie, technique ou économique, des investissements. Ce coût s’est effondré ces dernières années : de 40 % pour l’éolien et de 75 % pour le solaire photovoltaïque, ce qui est considérable. En dix ans, l’effondrement est de plus de 80 %.

Bien sûr, il faut distinguer le coût comptable du coût économique. C’est ce dernier qui est déterminant. Il convient de définir combien coûtera, dans les trente ans à venir, une installation que nous mettons en service aujourd’hui, sachant qu’au départ l’investissement est important, mais les dépenses de mise en œuvre extrêmement faibles dans le cas du solaire et assez faibles dans le cas de l’éolien et de l’hydraulique. Cela s’oppose au coût comptable. Quel est aujourd’hui le coût d’un kilowattheure (KWh) solaire ou éolien dans le contexte français, compte tenu des infrastructures construites dans le passé ? Il existe une énorme différence entre ces deux coûts en raison de la très grande rapidité de la baisse des coûts des énergies renouvelables ces dernières années, notamment du solaire.

Aujourd’hui, en France, le solaire est produit par des installations qui ont été créées, conçues et financées il y a quatre ans, cinq ans, six ans, quand l’électricité coûtait quatre, cinq, six fois plus cher. Des engagements ont été pris pour rémunérer cette électricité sur la base de tarifs élevés, qui s’élevaient en France à plus de 300 euros par MWh alors que le KWh mis aux enchères aujourd’hui dans les centrales au sol trouve des offres à 55 euros, voire inférieures. On retrouve les mêmes prix un peu partout, le phénomène est mondial. Selon l’ensoleillement, les prix oscillent entre 25 euros, parfois moins, et 55 ou 60 euros maximum. Je parle des grandes centrales au sol. Le prix est plus élevé si l’énergie est produite par de petites centrales. Mais on arrive, pour les énergies massives, à des coûts extrêmement compétitifs. Le coût comptable moyen du KWh solaire avoisine aujourd’hui 200 euros. Vous pouvez trouver ces données dans un rapport de la Cour des comptes. Le coût prend en compte des KWh qui ont été rémunérés au départ à 360 euros le MWh. Il est important d’opérer cette distinction.

Quand vous nous interrogez sur le coût complet, j’imagine que vous nous interrogez sur les coûts éventuellement induits par la variabilité du solaire et de l’éolien. La question est tout à fait légitime.

Notre division compte une unité spécialisée dans l’intégration des énergies renouvelables. L’interaction entre ces énergies et le reste du système est éventuellement source de problèmes, la variabilité des énergies renouvelables n’étant pas seule en cause. Je m’explique : nous sommes confrontés à une variabilité naturelle de la demande, qui diffère le jour et la nuit, en hiver et en été.

Le système est déjà doté d’une certaine flexibilité, apportée par les centrales électriques, le thermique, l’hydroélectricité, les interconnexions, la présence de réseaux, certains systèmes de stockage, tels que les centrales de transfert d’énergie par pompage, importantes en France puisqu’elles produisent près de cinq gigawatts. Aujourd’hui, le KWh marginal éolien ou photovoltaïque ajouté dans le système n’a, en gros, aucun coût d’insertion. Il induit des coûts de connexion, qui sont supportés par les développeurs, mais n’induit aucun coût lié à la variabilité. La question est de savoir quand des investissements supplémentaires commencent à poser des problèmes particuliers d’insertion. D’après les expériences étrangères, les problèmes peuvent survenir au-delà d’un taux de pénétration de 20 % ou 30 % dans la consommation annuelle, sauf exception, sauf poches localisées, sauf implantation de l’ensemble des structures photovoltaïques dans un seul département. Globalement, il faut que les réseaux suivent, mais cela ne représente qu’une toute petite part des investissements dans les réseaux. Pour l’heure, il n’y a pas de coûts spécifiques d’insertion, et il n’y en aura pas avant d’atteindre un taux de pénétration de 20 % ou 30 %.

M. Nicolas Berghmans, chercheur à lInstitut du développement durable et des relations internationales (IDDRI). J’ai également travaillé sur les questions liées aux énergies renouvelables et je souscris largement à ce qui vient d’être dit.

Je répondrai à la question portant sur la taxe carbone, en lien avec l’article que nous avons publié à l’IDDRI. Comme la société d’une façon générale, nous avons été interpellés en tant que chercheurs sur ce qui s’est passé autour de cette question et nous nous sommes demandé pourquoi nous étions arrivés à une situation de gel.

La taxe carbone, qui est souvent présentée par les économistes comme une solution idéale, une solution à moindre coût, n’est pas facilement comprise par le citoyen. Parallèlement, il attend des actions visant à réduire les émissions de CO2 et au fait que la France respecte ses engagements climatiques.

Nous avons donc saisi l’occasion pour revisiter un peu le débat sur les avantages et les inconvénients de la taxe carbone.

La taxe carbone est un instrument utile et central de la transition, parce qu’il permet de changer les prix relatifs, d’investir dans des solutions vertueuses et de faire évoluer les comportements.

Néanmoins, la taxe carbone présente des limites, assez bien connues. L’hypothèse de la taxe carbone est appelée, en termes économiques, l’« élasticité prix », la capacité des gens à s’adapter à ce prix. Premier constat : tout le monde n’est pas égal face à cette capacité d’adaptation. La taxe carbone est régressive, elle touche une plus grande part des revenus des gens qui perçoivent le moins de revenus. Pour les 10 % de Français les plus modestes, elle représente 15 % de leurs revenus ; en comparaison, elle représente beaucoup moins pour les Français les plus aisés.

Deuxième constat : la possibilité de s’adapter dépend d’arbitrages collectifs – présence de transports en commun à proximité de son domicile, possibilité de se connecter à un réseau de chaleur.

Troisième constat : la taxe carbone n’est pas la seule taxe sur l’énergie. Il faut prendre en compte l’ensemble de la facture pour déterminer l’impact sur les ménages. Nous constatons que la France a bien rattrapé son retard en matière de taxation des carburants par rapport à d’autres pays qui ont mis en place une taxe carbone. Il ne faut donc pas s’attacher uniquement au prix de la taxe carbone, mais à l’ensemble de la taxation. Cela nous amène à dire que la taxe carbone est importante, mais que son gel, en soi, ne doit pas être dramatique pour la transition.

Il faut, au contraire, travailler à d’autres conditions nécessaires à la mise en place de la transition écologique. À cet égard, nous avons repéré quatre priorités.

Premièrement, il faut investir dans la transition écologique, qui réclame des moyens supplémentaires. Un think tank publie des panoramas sur les financements climatiques qui montrent que des investissements font défaut à la transition, notamment dans le bâtiment et les transports. Cela suppose de dégager les moyens pour y arriver. Autre exemple : le projet de loi d’orientation des mobilités (LOM). Si l’on veut pousser ou aider les gens à modifier leur façon de se déplacer, il faut investir pour encourager des moyens alternatifs comme le vélo. Cela demandera de mobiliser des moyens – également sur les budgets publics. Comme je le disais précédemment, les gens ne peuvent pas faire tous les arbitrages par eux-mêmes.

Deuxièmement, la nécessité s’impose d’éviter de placer nos concitoyens les plus modestes dans une situation contrainte en raison de la transition. Vous citiez la tribune de M. le Professeur Geoffron. Il existe un consensus assez fort à l’heure actuelle entre de nombreux acteurs et experts sur la nécessité de réfléchir à une redistribution des recettes de cette taxe vers les citoyens, en particulier les plus modestes. Peut-être cela nécessite-t-il d’organiser un débat : la mesure portera-t-elle sur les 30 % ou 50 % de personnes les plus modestes ? En tout cas, une proposition existe, et on note, en se référant aux exemples à l’étranger, que cela participe à l’acceptation de cette mesure.

Troisième point : il y a un intérêt économique à supprimer les exemptions de la taxe carbone, nombreuses dans certains secteurs. C’est le cas du secteur de l’aviation et de celui du bâtiment et des travaux publics (BTP). D’un point de vue strictement environnemental, la meilleure manière de procéder consiste à étendre ce signal à l’ensemble des secteurs. C’est aussi une question de justice sociale.

Enfin, il conviendrait d’envoyer des signaux sur la transition aux secteurs. Des exercices nationaux sur la stratégie nationale bas carbone visent à placer la France sur une trajectoire de neutralité carbone en 2050. Que cela implique-t-il à l’échelle des secteurs et des individus ? Quelques signaux ont été émis. Par exemple, il est annoncé, pour 2040, la fin des véhicules thermiques, mais à quel moment un individu devra-t-il passer au véhicule électrique ou rénover son logement ? Ce sont des éléments utiles pour organiser les filières et pour que les gens anticipent leur changement de comportement, au-delà du fait d’imposer un prix.

M. le président Julien Aubert. Je voudrais clarifier un point. Nous sommes confrontés à une petite contradiction. Nous avons reçu, ce matin même, le président de la Commission de régulation de l’énergie (CRE), qui nous a expliqué qu’investir dans les énergies vertes électriques ne contribue pas à l’objectif de réduction du CO2. Il ajoute qu’en France le nucléaire est décarboné, et qu’investir dans des éoliennes ou le photovoltaïque n’a pas d’impact sur le CO2. Par ailleurs, nous appliquons une taxe carbone qui finance le développement de ces énergies en disant aux usagers qu’elle sert à la planète. S’il s’agit d’un choix autre de diversification énergétique, pourquoi l’habiller d’une approche environnementale ? Vous avez déclaré que nos scénarios futurs prenaient en compte la bioénergie, l’hydroélectricité, l’éolien et le solaire. Tout dépend à quoi ils se substituent. Au niveau mondial, on parie sur une substitution des énergies fossiles vers des énergies renouvelables. En France, ce n’est pas le cas puisque la transition est plutôt vue sous l’angle du nucléaire vers les énergies renouvelables.

Je voudrais que vous réagissiez à cette première question : quel est l’objectif de la transition énergétique ? Pourquoi, finalement, « transitionne-t-on » ? J’avais longtemps cru que c’était pour sauver la planète. Or, je me rends compte, un peu comme Brassens, que l’on s’est trompé d’idée... Je voudrais avoir votre point de vue.

J’y joins une seconde question : pourquoi introduire la concurrence ? J’avais compris que c’était pour faire baisser les prix. Mais, en discutant avec les différents acteurs, on s’aperçoit que, globalement, les prix de l’électricité n’ont pas forcément baissé en France. D’ailleurs, personne n’est capable d’expliquer comment nous sommes passés de 65 à 35 euros le MWh au niveau européen, alors qu’en France les coûts de production n’ont pas évolué dans les mêmes proportions ? D’où vient cette augmentation des prix. Est-elle due, éventuellement, à des investissements subventionnés dans les énergies « vertes » ? Vous aurez compris que c’est un questionnement intériorisé… J’aimerais que vous puissiez réagir et éventuellement m’expliquer pourquoi on pratique la concurrence et pourquoi on fait la transition énergétique, afin que tout cela soit cohérent pour le citoyen.

Mme Anna Creti. Si nous portons un regard croisé sur l’impact de la concurrence et sur l’impact des renouvelables sur les prix de l’électricité dans une perspective historique de vingt ans en Europe, qu’observons-nous ?

L’impact des énergies renouvelables a été plus fort que celui de la concurrence. Le marché électrique est très complexe et y introduire la concurrence n’a pas été aisé. Pendant dix ans, on a tapé sur les doigts des anciens opérateurs historiques. Il s’agit d’un secteur très intensif en capital. Il s’est constitué pour être un marché où la concurrence ne peut être très forte et très dispersée comme l’avait imaginé la Commission européenne quand ont été élaborées ses directives ; elles ont en fait été plaquées sur le modèle des télécommunications. Or, on n’arrivera jamais à avoir une concurrence aussi dispersée.

L’intensité de la baisse du prix de l’électricité a donc été relative. Les anciens opérateurs dominants ont opéré un mouvement de leurs parts de marché primaire de leur pays national vers les autres pays de l’Europe, avec des investissements croisés et spécifiques sur certaines technologies jusqu’au moment de l’introduction des énergies renouvelables qui ont un peu modifié les panoramas, à la fois de la concurrence et de la formation du prix de l’électricité.

La position de ces opérateurs historiques a été bousculée par l’entrée de nouveaux opérateurs parce que les investissements dans les énergies renouvelables ont été subventionnés. Elle a également été bousculée par le mouvement des opérateurs internationaux, notamment dans la filière des énergies renouvelables. Je pense à l’éolien et au photovoltaïque. Les énergies renouvelables peuvent présenter des défauts, dont l’intermittence. Il n’en reste pas moins qu’on a constaté une baisse du prix sur tous les marchés européens de l’énergie et une petite augmentation de la volatilité, qui est inhérente au marché de l’électricité.

Si l’on étudie les prix de l’électricité à partir de 2008, 2009, 2010, on constate deux phénomènes : la baisse et l’alignement du prix de l’électricité dans des pays qui ont un mix de départ relativement différent. Cela répond en partie à votre question, qui est de savoir pourquoi nous faisons tout cela. L’objectif européen est très important, il vise à la fois la concurrence et le verdissement du secteur de l’électricité. Bien sûr, les modèles ne sont pas toujours adaptés aux deux objectifs en même temps. Mais, selon moi, la réponse est claire : si lon se reporte au montage des prix de lélectricité en amont, là où les opérateurs échangent – offre et demande –, les prix ont baissé. La composante « hors énergie » du prix pour le consommateur final, en revanche, a augmenté, en différenciant les prix pour les industriels et ceux pour les résidentiels. Les premiers sont peu touchés par la fiscalité, qu’il s’agisse de la répercussion des subventions aux énergies renouvelables ou d’autres formes de fiscalité comme la TVA. Les prix pour les industriels ont donc très fortement baissé, ce qui est une bonne chose pour la compétitivité, et les prix pour le consommateur final européen sont restés stables ; s’ils ont un peu augmenté au cours des quatre dernières années, c’est en raison de mécanismes différents de taxation.

Je terminerai en citant l’exemple du Danemark, qui est intéressant. Le Danemark a un mix énergétique composé à 95 % de renouvelables. Il a beaucoup investi dans l’éolien et utilise l’hydraulique de la Norvège et de la Suède pour pallier l’intermittence des autres énergies renouvelables. Le prix au consommateur final danois figure parmi les plus élevés en Europe parce que la fiscalité énergétique est concentrée sur le consommateur final résidentiel, les industriels ne payant quasiment aucune taxe sur l’énergie.

Si l’on se reporte aux statistiques, le prix moyen du KWh en Europe est estimé à 20 centimes d’euro. La France se situe juste en dessous et le Danemark quasiment au double.

M. le président Julien Aubert. Donc, ce n’est pas lié au choix énergétique, mais au choix fiscal ?

Mme Anna Creti. Oui.

M. le président Julien Aubert. Vous confirmez aussi qu’en mettant en place la concurrence, la Commission européenne avait l’intention de faire baisser les prix ?

Mme Anna Creti. Cela n’a jamais été formulé ainsi. L’objectif des directives sur la concurrence était de permettre aux consommateurs européens d’accéder aux mêmes conditions d’achat de l’électricité partout en Europe. Il s’agissait d’un alignement des prix plutôt que d’une volonté de faire baisser le prix de l’électricité, qui n’est écrite nulle part.

M. le président Julien Aubert. Les prix en France étaient déjà très bas.

Mme Anna Creti. Ce n’étaient pas les plus bas en Europe. Aujourd’hui, les prix les plus bas sont ceux de certains pays de l’Est qui, il est vrai, avaient des prix historiquement bas.

M. le président Julien Aubert. Lorsque les prix augmentent tendanciellement en France, on peut dire que la concurrence a rempli son objectif. Si l’idée était de les harmoniser, on constate que certains ont baissé et que ceux de la France ont augmenté.

Mme Anna Creti. Les prix s’alignent, en effet, pour le consommateur final.

M. le président Julien Aubert. Dans la pensée de la Commission, l’objectif du verdissement était-il la diminution des émissions de CO2 ou la diversification industrielle ?

Mme Anna Creti. La diminution du CO2. C’était un objectif explicite de la directive de 2008.

M. Cédric Philibert. Monsieur le président, je reviens à votre première question : qu’est-ce que la transition ? L’objectif est-il le climat ? D’un point de vue mondial et européen, il y a aucun doute, c’est bien le climat.

La France est un cas assez original dans le monde, avec peu d’exemples comparables, sauf peut-être, d’une certaine façon, la Belgique ou la Suède, qui comptent une part de nucléaire assez importante. L’Allemagne, après Tchernobyl, est revenue à sa décision antérieure d’abandonner le nucléaire. La décision n’a pas été prise sur un coup de tête après Tchernobyl : c’était un retour à une décision transpartisane antérieure. Les renouvelables, en essor en Allemagne, ont progressivement remplacé le nucléaire mais n’ont pas permis la décroissance de la consommation d’énergies fossiles, du moins jusqu’à présent. On a même enregistré une légère augmentation de 2 % pendant deux années consécutives. Ce n’est pas considérable, mais c’était une augmentation et non une réduction. Les Allemands ont donc choisi de réduire le nucléaire avant de s’occuper des émissions de CO2. En France, on a décidé de mettre en place des éoliennes et du solaire pour remplacer le nucléaire. Selon moi, il faut s’attacher à la perspective des trente années qui viennent.

On a construit un parc impressionnant en un temps extrêmement court. Personne ne pense possible de réitérer le même exploit aujourd’hui avec les renouvelables ou quelque autre source d’énergie décarbonée que ce soit. Personne n’imagine qu’on va faire du nucléaire neuf, encore moins dans des quantités comparables à celles du passé. Une des questions est donc de savoir combien de temps on peut prolonger les centrales actuelles, dont l’âge moyen avoisine aujourd’hui les trente ans. On va certainement les prolonger, sous réserve des investissements supplémentaires qu’exigera l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) pour amener les centrales actuelles au niveau de sécurité, plus élevé, qui avait été exigé au moment de la conception de l’European Pressurized Reactor (EPR), et dont je ne pense pas qu’il puisse ni doive être réduit. On parle des investissements du grand carénage à hauteur de 40 milliards d’euros. Le montant des investissements ne sera sans doute pas le même dans toutes les centrales. J’exprime là une opinion personnelle et non pas une vue officielle. Lorsque l’on se réfère à ce qui s’est passé dans le monde en matière de centrales nucléaires, on constate qu’en général, c’est, in fine, l’exploitant qui les arrête, rarement l’autorité responsable de la sûreté nucléaire. En général, celle-ci autorise la poursuite sous réserve, par exemple du remplacement des générateurs de vapeur ou autres, pour un coût de 1 ou 2 milliards d’euros. On peut donc garantir dix ans de fonctionnement, mais cela reste à la merci d’un incident qui ferait que l’autorisation serait retirée du jour au lendemain. In fine, les exploitants ne souhaitent pas prendre ce risque, trop onéreux par rapport aux bénéfices.

La situation d’autres centrales est meilleure, qui ne nécessitent que 300 millions ou 500 millions d’euros d’investissements. L’exploitant sera heureux de le faire et de prolonger ainsi leur fonctionnement. Tout cela entraînera une décroissance progressive du nucléaire, que cela participe ou non d’un objectif politique, tout simplement parce que c’est inscrit dans les faits et qu’il peut difficilement en être autrement sur un plan pratique. On en prolongera certaines, non toutes, ce qui engendrera un déficit d’énergie. La question est de savoir si ce déficit d’énergie sera complété par d’autres énergies sans carbone, ou si l’on remettra plus de carbone dans le système, par exemple avec des centrales à gaz.

M. le président Julien Aubert. Vous excluez donc le nouveau nucléaire.

M. Cédric Philibert. Non, je ne l’exclus pas. À l’heure actuelle, le nouveau nucléaire est beaucoup plus cher que les énergies renouvelables. Pour prendre l’exemple de l’EPR de Hinkley Point, sur un marché transparent sur trente-cinq ans, le coût est à plus de 100 euros. C’est cher, comparé au prix des renouvelables qui, y compris pour l’éolien offshore en Mer du Nord, dont les Anglais sont les leaders, atteint 70 euros.

D’une certaine manière, à court terme en tout cas, tant que le niveau de pénétration des énergies renouvelables n’aura pas dépassé les 50 %, ce qui supposerait éventuellement des coûts d’intégration importants, les renouvelables constituent l’offre économique qui s’imposera.

La transition est une bonne solution pour éviter de remettre du carbone dans le système dans les dix, vingt, trente ans qui viennent, à mesure que la part du nucléaire décroîtra inexorablement en France. Si nos scénarios suggèrent qu’elle va augmenter, c’est parce que d’autres pays passeront éventuellement de 1,5 % à 1, 2 ou 3 % de nucléaire dans leur mix.

M. le président Julien Aubert. Vous avez expliqué que le solaire était très cher il y a quelques années. Si j’avais déclaré il y a quelques années que le solaire ou l’éolien ne pourrait remplacer le nucléaire parce que trop onéreux, on m’aurait répondu quatre ans plus tard que les prix ont baissé… Pouvons-nous nous fonder sur les coûts des premiers EPR pour justifier le coût du nouveau nucléaire, sachant que les Chinois vont en construire et que, si l’on construisait dix en France, il est probable que le dixième n’aura pas le coût du premier, au même titre que le démantèlement ?

M. Cédric Philibert. Oui, encore que l’expérience historique du nucléaire montre plutôt une hausse régulière du coût qu’une baisse drastique.

M. le président Julien Aubert. Savez-vous combien a coûté le parc nucléaire français ?

M. Cédric Philibert. Non, mais il se mesure en milliards d’euros.

En raison de l’accroissement continu des exigences de sécurité après les catastrophes de Three Mile Island, de Tchernobyl et de Fukushima, nous avons plutôt constaté une augmentation continue des coûts. Quand on est passé d’un palier de 900 MW à un palier de 1 300 MW, sans doute a-t-on assisté à une réduction des coûts au MW. On ne peut pas exclure une réduction des coûts si nous produisons beaucoup de réacteurs du même type. Je pense que les Chinois vont construire d’autres EPR, ils vont aussi construire leur propre modèle de pressurized water reactor (PWR), qui sera plus économique mais qui ne correspond pas à nos exigences de sûreté. Il est possible que l’on assiste à des réductions de coût lié à la sûreté, mais je ne sais pas si elles seront du même ordre que celles que connaît le solaire ou l’éolien.

M. Nicolas Berghmans. C’est dans une optique de long terme qu’il faut évaluer les questions de décarbonation. Ce qui vient d’être dit me paraît partagé.

Comme l’a expliqué Mme Creti, nous sommes sur un marché électrique européen interconnecté. Les énergies renouvelables ne se substituent pas nécessairement au nucléaire, mais elles peuvent aider à substituer des synergies fossiles au-delà de nos frontières. Nous sommes, à mon sens, dans une perspective de décarbonation.

Je reviens à votre question sur la facture des ménages. Les prix de l’énergie sont élevés, mais ce n’est pas le seul facteur qui impacte la facture des ménages. Le consommateur veut bénéficier des services que rend l’énergie. Cela dépend aussi beaucoup de l’efficacité du fournisseur de services selon qu’est concernée sa maison, sa voiture, etc. Dans cette optique, on ne peut pas se limiter aux prix pour évaluer la facture des ménages, il faut aussi s’attacher à la consommation, par exemple, des bâtiments. Le sujet-clé en Europe et pour la France est la rénovation énergétique. Rénover les logements permet de vivre dans un monde où l’on peut supporter des prix de l’énergie plus élevés parce qu’on en consomme moins.

Vous avez indiqué que la taxe carbone est affectée aux énergies renouvelables (Enr). Ce n’était pas le cas jusqu’à récemment. Les EnR étaient financées par une taxe sur l’électricité, la contribution au service public de l’électricité (CSPE), née d’un jeu d’arbitrages. L’État a décidé que les recettes de la taxe carbone seraient destinées aux énergies renouvelables. Dans les faits, les contrats ont été passés avec les exploitants et une large part de la rémunération des producteurs d’énergies renouvelables, hors marché électrique – car ils se rémunèrent aussi par le marché électrique –, est issue des coûts des contrats passés. Si, demain, on décidait de ne plus financer les énergies renouvelables par la taxe carbone, il faudrait trouver une autre ressource pour les financer. Une partie est liée aux futurs développements des EnR, mais elle est relativement modeste en raison de la forte baisse des coûts des énergies renouvelables ces dernières années.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteur. Je suis ravie de vous entendre parler de la rénovation énergétique des bâtiments.

Dans le secteur du bâtiment, on parle du label « E+ C- », pour désigner des bâtiments à énergie positive et bas carbone. Un débat est ouvert pour savoir s’il faut favoriser l’objectif C- par rapport à l’objectif E+ ou s’il faut viser les deux en même temps. En d’autres termes : courir les deux lièvres risque-t-il ou non d’affaiblir l’objectif carbone ? décarbonation ? J’aimerais avoir votre avis.

Il existe en effet un paradoxe de double effet : les personnes précaires sont victimes des coûts liés au changement climatique et de ceux liés à l’inaction face au changement climatique. Ces deux aspects sont-ils évalués aujourd’hui ? Y a-t-il des études sur ce sujet ? Puisqu’il est question d’acceptabilité, que faire si le coût de l’inaction se révélait plus important que le coût de l’action ?

Plutôt que de dépenses liées à la transition énergétique, je préfère, pour ma part, parler d’investissements. Vous avez opéré une distinction entre le coût comptable et le coût économique. Cela remet en question notre lecture annuelle des dépenses relatives à la transition énergétique, domaine dans lequel le retour sur investissements se fait sur des durées plus longues. La contrainte européenne doit-elle demeurer à 3 %, dépenses d’investissement compris ? Ne devrions-nous pas libérer de cette contrainte les collectivités territoriales qui voudraient investir ? Sur ce sujet, le retour sur investissement peut être rapide et d’une durée plus facile à évaluer qu’elle ne l’a été.

M. Cédric Philibert. Vos questions contiennent en elles-mêmes beaucoup d’éléments de réponse, madame !

Vous avez raison, il faut parler de l’investissement.

La transition énergétique consiste à passer d’un système de dépenses récurrentes de combustibles à un système fait d’investissements dans les économies d’énergie et dans des technologies qui, par nature, sont assez capitalistiques, qu’il s’agisse du nucléaire ou des renouvelables. Si le coût initial est élevé ou très élevé, les dépenses récurrentes sont en revanche extrêmement faibles. C’est ce qui crée cette difficulté optique à propos des coûts de l’électricité : à un moment, le prix de marché s’effondre quand la part du renouvelable s’élève dans la production.

De plus en plus souvent, le coût marginal de production de l’énergie renouvelable est quasiment nul. En même temps, des mécanismes ont été instaurés pour financer l’investissement de départ sous la forme d’une taxe sur l’électricité. La partie relative à la taxe sur l’électricité a donc augmenté alors que la partie énergie sur le marché de l’électricité a diminué.

M. le président Julien Aubert. C’est le coût du passé.

M. Cédric Philibert. De fait, c’est largement le coût du passé, c’est-à-dire que si l’on continue d’investir fortement dans les renouvelables, même en recourant à des systèmes de taxe carbone, même en fléchant les recettes de la CSPE, l’apport sera très faible par rapport à l’investissement passé, qui a été d’une tout autre ampleur. Pour l’avenir, il faut effectivement parler d’investissements lourds, la question étant de savoir comment financer ces investissements.

J’entends bien la question portant sur les 3 %, mais elle sort quelque peu de mon champ de compétence, car il faut définir ce qu’est un investissement et ce qu’est une dépense de fonctionnement ? Le salaire d’un professeur est-il une dépense de fonctionnement ? Un équipement sportif qui ne sera utilisé qu’une seule fois pour un grand événement est-il un investissement ? On pourrait dire que c’est exactement l’inverse. Il est, par conséquent, difficile de distinguer une dépense de fonctionnement d’une dépense d’investissement.

Pour les collectivités locales, une solution a été trouvée il y a très longtemps, sous la forme du tiers financement, qui a permis d’orienter l’investissement privé pour contourner les difficultés qui existaient entre le titre 3 et le titre 4 des chapitres budgétaires relatifs au financement des investissements. Les collectivités ne pouvaient pas facilement financer des investissements, contrairement aux dépenses de fonctionnement récurrentes. On a donc inventé le tiers financement, qui a permis de rénover de nombreux bâtiments publics et de les adapter aux normes énergétiques. Cela suppose de prendre des précautions, car ces opérations engendrent parfois de petites « fuites » de financement. Il n’en reste pas moins que c’est un moyen d’orienter l’épargne privée vers des investissements utiles.

Le faible loyer de l’argent aujourd’hui, le niveau extrêmement bas des taux d’intérêt, démontrent la présence, dans le monde, d’une abondance d’épargne qui ne demande qu’à se porter sur des investissements longs mais sûrs. On le constate aujourd’hui avec le faible coût des énergies renouvelables. J’en parlais il y a peu avec un banquier qui finance ce type d’investissement en Espagne, où les énergies renouvelables sont désormais un investissement privé totalement rentable. Les gens investissent et vendent l’électricité sur le marché de l’électricité ou via des accords bilatéraux avec des acheteurs. Il n’existe aucun système public de subventions ou de financements cachés, et le solaire est à 30 ou 35 euros le MWh.

Cela s’explique, certes, par la bonne ressource espagnole, mais aussi par le très faible coût du capital exigé pour y parvenir. L’Espagne signe en effet un accord d’achat sur quinze ans, à un prix garanti pour des quantités garanties et une technologie totalement garantie. Elle sait donc exactement quel sera le retour sur investissement. Elle trouve auprès des banques des prêts aux mêmes taux que ceux qui s’appliquent à l’achat d’un logement, soit 1,5 %. Elle finance ainsi du solaire avec un coût moyen pondéré du capital de l’ordre de 3,5 % ou 4 %, taux qui couvre à la fois la rémunération de la part d’investissements propres et la rémunération du banquier. L’épargne abonde, il faut donc trouver le moyen de la diriger vers la transition énergétique. Il ne s’agit pas forcément de dépenses publiques.

Mme Anna Creti. Qui investit dans quoi ? La transition énergétique est une transition territoriale. C’est une logique nouvelle, qui ne prévalait pas dans la conception du secteur de l’électricité ou du gaz. C’est ainsi que les ressources mobilisables sont des ressources locales. C’est vrai, il existe des contraintes, mais il existe aussi des opportunités. Les plans territoriaux énergie-climat (PTEC) en sont un exemple.

Nous disposons de nouveaux instruments, de nouvelles conceptions, de nouvelles façons de revitaliser les territoires, de les rapprocher des citoyens, de proposer des modèles de vie différents. Voilà pour la potentialité. Il convient ensuite de contrôler les effets redistributifs et d’éviter que l’activisme de certains territoires ne soit qu’un exemple isolé.

Avoir accès au PTEC suppose d’être une agglomération, donc d’atteindre un certain niveau d’agrégation, mais certains effets peuvent « percoler » jusqu’au citoyen. Il n’y a pas seulement des dépenses et des investissements, il y a aussi de nouvelles opportunités, qu’il s’agisse de bâtiments ou de nouveaux modes de vie sobres en carbone.

Les investisseurs ne sont pas ceux du passé. L’investissement peut être diffus et porté par des financements verts. Cyniquement, je dirais qu’il y a de l’argent à gagner, qui viendra soutenir des investissements revêtant une dimension intéressante parce qu’ils sont adaptables, et d’une taille moindre que celle, massive, du nucléaire.

J’ajoute qu’il est très difficile de comparer les investissements dans le nucléaire et les investissements dans les renouvelables. Aujourd’hui, si vous demandez à un opérateur neutre, autre que l’opérateur dominant qui a construit son passé dans ce secteur, s’il veut investir dans le nucléaire, votre proposition ne suscitera pas un grand enthousiasme, pour toute une série de raisons que je pourrais détailler.

Les montages financiers pour les énergies renouvelables, dans une optique de marché, sont en revanche perçus avec intérêt, et attirent des investissements, petits ou grands.

M. Nicolas Berghmans. S’agissant de l’expérimentation du label « E+ C- », je n’apporterai pas un avis très expert. Je dirai cependant que cela concerne les bâtiments neufs.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Faut-il prioriser les économies d’énergie ou se focaliser sur le carbone ? Pensez-vous que l’on sera plus efficace si l’on se focalise sur le carbone, ou que la synergie ne sera que meilleure si l’on se focalise à la fois sur le carbone et l’efficacité énergétique ?

M. Nicolas Berghmans. Je pense qu’il faut traiter les deux aspects en même temps. L’efficacité énergétique relevant de l’enveloppe des bâtiments, nous saurons rapidement si nous parvenons à améliorer la performance du parc de bâtiments ou s’il est préférable de passer à une solution plus axée sur le switch technologique vers une consommation d’énergie moins réduite mais plus décarbonée. Pour autant, il me semble important de porter l’accent sur ces deux aspects qui sont complémentaires.

S’agissant de la rénovation énergétique, nombre de mécanismes innovants ont été instaurés, en faveur des bâtiments publics notamment, mais le cœur du sujet est de mobiliser des acteurs très décentralisés afin que la décision d’investir dans la rénovation énergétique soit prise par le propriétaire d’un logement, par les copropriétés, etc. À cet égard, le calcul économique n’est pas seul à entrer en jeu ; la question de l’organisation de la filière et de la visibilité des dispositifs est essentielle pour le citoyen. L’article de l’IDDRI sur la taxe carbone en fait état. Il est important de montrer qu’il existe une prise de conscience de ces enjeux. Il faut les rendre visibles, mettre en place une aide globale pour inciter les citoyens à agir, non que l’État doive payer pour tout, mais parce qu’un citoyen ne prend pas spontanément ses décisions en tenant compte du long terme au même titre que la puissance publique. C’est pourquoi celle-ci doit organiser les filières et apporter une aide qui peut prendre différentes formes : prime, prêt préférentiel – on peut discuter de la forme. Il convient également, c’est essentiel, d’associer le citoyen au résultat final. Une fois la rénovation faite, le consommateur sera face à sa facture énergétique. Cette aide doit donc être associée à une obligation de résultat, ce qui n’est pas forcément le cas dans le dispositif français actuel. Voilà pour la réflexion sur le bâtiment.

S’agissant des inégalités, de nombreux chercheurs travaillent sur le sujet. Je pourrai vous fournir les travaux de l’École d’économie de Paris et du Centre international de recherche sur l’environnement et le développement (CIRED).

Mme Laure de La Raudière. Monsieur Philibert, vous avez dit que le scénario prenait en compte quatre énergies renouvelables majeures : la bioénergie, l’hydroélectricité, l’éolien et le solaire. Vous avez précisé que 50 % de la contribution passait par la bioénergie, 20 % à 25 % par l’hydroélectricité et 20 % à 25 % pour l’éolien comme pour le solaire – soit un total, si l’on vous suit, de 125 %.

M. Cédric Philibert. La bioénergie participe à hauteur de 50 % de la contribution des renouvelables à l’approvisionnement énergétique global de l’humanité – il ne s’agit pas uniquement de l’électricité. Il ne s’agit pas de 50 % de l’énergie, mais de la contribution des renouvelables.

Si nous envisageons l’avenir de l’électricité, les trois technologies que sont l’hydroélectricité, le solaire, l’éolien contribuent à peu près à égalité, aux environs de 20 % chacun, au bilan électrique global à long terme.

Mme Laure de La Raudière. Ma deuxième question, importante pour la commission d’enquête, concerne la baisse des prix des énergies renouvelables comparée au prix du nucléaire en France. Par rapport au parc existant et installé, à quel moment les courbes se croiseront-elles ? Le prix d’un appel d’offres sur le solaire se situe aujourd’hui à 65 euros le MW. Le parc existant, lui, tourne plutôt aux alentours de 200 euros. À quel moment pouvons-nous imaginer que les courbes se croiseront et, surtout, à quel rythme faudra-t-il implémenter l’énergie renouvelable ? Il ne sert à rien d’aller trop vite si les prix continuent de baisser et que le coût du nucléaire augmente. Peut-être convient-il de prévoir cette séquence dans la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), qui intègre ces calculs économiques.

Ma troisième question concerne l’investissement en matière d’énergies renouvelables, donc d’investissement d’argent public. Si on parle d’investissement, on peut parler de rentabilité. Quelle serait la rentabilité d’un euro d’argent public investi dans les renouvelables aujourd’hui, si l’on se réfère aux coûts actuels, en comparaison d’un euro d’argent public investi dans la rénovation des bâtiments ? Quelle est la meilleure rentabilité de la dépense publique de notre pays, entre rénovation des bâtiments et énergies renouvelables ?

M. Cédric Philibert. Il faut comparer des choses comparables, c’est-à-dire des coûts économiques. Si nous devons préparer de nouvelles énergies pour remplacer les anciennes, il convient de comparer les coûts des constructions actuelles, que ce soit dans le nucléaire, dans le thermique, ou dans le solaire ou l’éolien qui sont à construire. Celles du solaire et de l’éolien sont aujourd’hui moins onéreuses que celles du nucléaire. Excusez-moi, mais il n’y a pas beaucoup de sens à comparer l’électricité et ce qui est amorti, car l’hydraulique, par exemple, est de loin l’énergie la moins chère : elle supporte très peu de coûts de fonctionnement, contrairement au nucléaire.

Mme Laure de La Raudière. Il faut prendre en compte la durée de vie et le coût du grand carénage. Je ne parle pas du nouveau nucléaire, mais du nucléaire actuel, en intégrant le coût du grand carénage.

M. Cédric Philibert. Ce coût serait probablement très différent d’une centrale à l’autre. On ne le dit pas assez, mais l’état des centrales varie grandement de l’une à l’autre. Pour l’heure, l’ASN n’a pas encore publié les critères généraux qui s’appliqueront au grand carénage, mais quand on examinera l’état de chacune des centrales en vue de prolonger leur durée d’exploitation, on s’apercevra que la rénovation de certaines d’entre elles coûtera 500 millions d’euros, contre 1,5 milliard pour d’autres. Il n’y aura donc pas un coût du nucléaire, mais des coûts différents. Il sera économique de prolonger certaines centrales et anti-économique d’en conserver d’autres. Je suis prêt à parier aujourd’hui que c’est l’exploitant qui décidera lui-même d’en arrêter certaines parce qu’il sera confronté à un coût trop élevé du grand carénage. Il faudra remplacer le parc, mais je ne peux pas vous dire à quel rythme ni même exactement comment cela se passera. C’est très au-delà de ma compétence.

Une autre question se pose par rapport aux combustibles fossiles, avec ou sans taxation. La réponse est délicate car, au fur et à mesure de la transition énergétique dans le monde, les coûts des énergies fossiles peuvent baisser. Il y a dix ans, les partisans des EnR affichaient toujours des coûts en décroissance. Ils avaient parfaitement raison, les coûts ont même décru plus vite qu’ils ne l’avaient espéré. Et ils affichaient des coûts croissants du pétrole et des fossiles en raison de la rareté. Mais la rareté est un mirage : plus on s’en rapproche, plus elle s’éloigne. Plus on produit de renouvelables, et plus cette rareté de l’énergie fossile s’éloigne, car les renouvelables abaissent le coût des fossiles. C’est involontairement se tirer une balle dans le pied ! Si l’on ne taxe pas le carbone, je ne peux pas vous dire si les courbes se croiseront, ce qui nous ramène à la question de la taxe carbone.

Mme Laure de La Raudière. Sur le plan de la rentabilité, qu’en est-il de l’argent public investi dans les renouvelables par rapport à celui investi dans la rénovation de bâtiments ?

Mme Anna Creti. L’énergie renouvelable est rentable dans une optique de marché, ce n’est pas spécifiquement un problème qui se pose à l’État. L’investisseur investira dans les renouvelables. Les critères reposeront sur la parité réseau. Les coûts de l’investissement dans les énergies renouvelables sont-ils similaires au coût de l’électricité produite par les énergies fossiles et que l’on peut acheter sur les réseaux ? Nous avons quasiment atteint cette parité réseau. Dans la mesure où nous sommes en retrait et en retard sur les objectifs de rénovation des bâtiments, il faudrait …

Mme Laure de La Raudière. Diminuer les subventions aux renouvelables ?

M. le président Julien Aubert. Ces énergies vertes électriques étant matures, la décision publique devrait être d’orienter l’argent public, non pas vers le subventionnement des énergies « vertes » électriques mais plutôt vers d’autres priorités, comme le bâtiment.

Mme Anna Creti. C’est cela.

Mme Laure de La Raudière. Finalement, c’était une bonne question !

M. le président Julien Aubert. C’était une excellente question, madame de La Raudière, comme toutes vos questions !

M. Nicolas Berghmans. Les contrats de renouvelables passés prenant fin, nous connaîtrons mécaniquement une baisse des besoins de financement public pour ces énergies, qui est inhérente à la conception des contrats.

M. le président Julien Aubert. Êtes-vous tous d’accord avec ce constat ? Pardonnez-moi d’insister, mais c’est l’une des questions que nous nous posons, d’autant que certains nous disent : « Oh ! malheureux, surtout pas ! »

Mme Anna Creti. Cela dépend de qui investira.

M. Cédric Philibert. Ce qui est nécessaire n’est pas tant l’argent public qu’un cadre politique permettant le financement des renouvelables, ce qui n’est pas la même chose. En fait, les consommateurs d’électricité ou d’énergie, en finançant l’investissement, éventuellement par le jeu de la taxe carbone, pourront disposer à terme d’une électricité dont le coût marginal sera nul. C’est une façon d’investir. On peut dire, si l’on veut, qu’il s’agit d’argent public. Mais si l’on dit cela, je fais une mise en garde : non, il ne faut pas supprimer tout argent public, car les renouvelables ne peuvent pas se financer en totalité sur le seul marché de gros de l’électricité, car lorsque l’ensemble des sources d’énergie sont mobilisées, le prix de l’électricité de gros s’effondre. Même s’il s’agit de l’énergie la moins chère, l’énergie renouvelable suppose un cadre politique et financier qui permette d’en poursuivre le développement.

Mme Anna Creti. Et il faudra toujours aider les petits consommateurs. Les subventions pour installer les panneaux solaires des petits consommateurs sont toujours nécessaires.

M. le président Julien Aubert. Vous voulez dire les toits solaires ?

Mme Marie-Noëlle Battistel. Vous avez évoqué des directives européennes, notamment celle relative aux marchés de concessions, et la déstabilisation des opérateurs historiques de chacun des pays européens. La France a été mise en demeure de mettre en concurrence l’hydroélectricité ; il y a une quinzaine de jours, sept autres pays ont été mis en demeure. Ma question est simple. Nous n’allons pas entrer dans le détail des enjeux à la fois énergétiques et de réciprocité qui font que l’on peut y être totalement opposé – et c’est mon cas. Mais pensez-vous que cette ouverture du marché bénéficierait aux consommateurs, alors que des éléments nous montrent que, de par sa flexibilité et sa capacité de stockage, le marché de l’hydroélectricité est un pilier majeur de l’équilibre du système électrique ? Si l’on déstabilise cet équilibre, connaîtrons-nous in fine une baisse de tarif ? Ce n’est pas ce que je crois, mais je voudrais avoir votre avis.

(Mme Marie-Noëlle Battistel, vice-présidente de la commission denquête, remplace M. Julien Aubert à la présidence.)

Mme Anna Creti. Si les mécanismes prescrits par la mise en demeure, qui sont une mise en concession suivant des critères environnementaux et techniques, sont respectés, il n’y a pas de raison de s’inquiéter de la déstabilisation des marchés. Le bon fonctionnement des centrales hydroélectriques ne dépend pas de tel ou tel opérateur, car le mécanisme repose sur des arbitrages de marché. Qu’il s’agisse d’un opérateur X ou Y, cela devrait suffire pour réguler l’apport, surtout dans un monde où il y a des renouvelables. L’hydroélectrique, utilisé à bon escient, est de plus en plus précieux. Par ailleurs, avec le renouvellement des concessions, une forte pression pèse sur les critères environnementaux, qui n’étaient pas à l’ordre du jour quand ces centrales ont été construites. C’est un dossier difficile. Si plusieurs pays ont tardé à mettre en œuvre la concurrence, c’est parce qu’il faut déterminer les centrales à mettre en concurrence, les logiques de bassin et les synergies à créer au sein du système.

Mme Marie-Noëlle Battistel, présidente. Vous dites que des obligations seront imposées quel que soit l’opérateur. Peut-être, si ce n’est que l’on enregistre une désoptimisation dès lors que plusieurs opérateurs sont sur une même chaîne hydraulique, ce qui entraîne probablement une augmentation des prix. Qu’en pensez-vous ?

Vous dites qu’il faudra sélectionner les ouvrages à mettre en concurrence. Telle n’est plus la demande de la Commission européenne ; elle demande la mise en concurrence des ouvrages. Dès lors qu’ils arrivent à échéance de concession, on ne choisit pas. Dans la mesure où ils ont été construits de manière très étalée dans le temps, un ouvrage au milieu d’une chaîne hydroélectrique peut être mis en concurrence telle année, et le suivant quinze années plus tard. Il peut donc arriver que, pendant plusieurs années, plusieurs opérateurs soient sur la même chaîne d’ouvrages.

La question de la réciprocité entre les pays est plus politique. Quels pays s’ouvriraient à la concurrence ? Quels pays ne s’ouvriraient pas ? Et qui pourrait investir sur les marchés des autres ?

M. Cédric Philibert. Je ne sais pas s’il faut forcément désespérer d’une coordination par les prix – à condition, bien sûr, que les marchés de l’électricité répondent à l’ensemble des attributs. L’hydroélectricité comprend l’énergie, des services annexes et la capacité de blackstart – c’est-à-dire celle de redémarrer un réseau qui s’est effondré. L’hydroélectricité est l’un des garants de la stabilité parce qu’il y a des machines tournantes, ce qui n’est pas le cas, étrangement, de l’éolien et certainement pas du photovoltaïque.

Mme lMarie-Noëlle Battistel, présidente. Être le garant de la stabilité, n’est-ce pas une mission de service public ?

M. Cédric Philibert. Oui et non car, encore une fois, on peut se fonder sur des mécanismes de marché ; en soi, ce n’est pas impossible, à condition qu’ils soient assez complets, c’est-à-dire qu’ils expriment l’ensemble des attributs de l’électricité, et pas seulement de l’énergie à l’instant T. L’enjeu est aussi de faire émerger ou non des marchés de capacité – on peut en discuter. Il y a des débats interminables sur la nécessité d’avoir des marchés « énergie seulement » ou des marchés plus complets. Je pense qu’il faut des marchés complets. En Espagne, des exploitants d’éoliennes ont répondu à des enchères pour des services de régulation tout à fait explicites, des réserves primaires et secondaires. Même les renouvelables peuvent participer à ces marchés, a fortiori le secteur de l’hydraulique qui est très bien équipé pour y participer. De toutes les énergies renouvelables, l’hydraulique est la plus flexible et celle qui offre le plus d’attributs.

Mme Marie-Noëlle Battistel, présidente. Nous n’allons pas engager un grand débat sur l’hydroélectricité, mais je rappellerai simplement qu’elle présente une particularité. Trop souvent, on la considère uniquement sous l’angle de la production, mais elle est aussi un enjeu pour l’eau et la gestion de l’eau, les « multi-usages » et la ressource. Cela en fait une production qui ne repose pas uniquement sur sa production d’énergie : c’est un bien commun de long terme. C’est une particularité qu’il convient de prendre en compte.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Je veux vous remercier, madame, messieurs, pour toutes les précisions apportées. N’hésitez pas à nous transmettre d’autres contributions ou éléments qui pourraient nous avoir échappé. À la fin de nos auditions, nos travaux porteront sur un comparatif européen. Si vous aviez des idées ou si vous jugez utile que nous rencontrions certaines personnes susceptibles d’éclairer intelligemment nos débats, nous sommes preneurs de vos suggestions en la matière.

Mme Marie-Noëlle Battistel, présidente. Merci à tous pour vos contributions.

 

La séance est levée à dix-huit heures dix.

 

 

————


Membres présents ou excusés

Commission denquête sur limpact économique, industriel et environnemental des énergies renouvelables, sur la transparence des financements et sur lacceptabilité sociale des politiques de transition énergétique

 

Réunion du jeudi 4 avril 2019 à 16 h 40

 

Présents. - M. Julien Aubert, Mme Marie-Noëlle Battistel, Mme Jennifer De Temmerman, M. Fabien Gouttefarde, Mme Laure de La Raudière, Mme Marjolaine Meynier-Millefert, M. Didier Quentin

 

Excusés. - M. Jean-Charles Larsonneur, Mme Laurence Maillart-Méhaignerie, M. Hervé Pellois, M. Vincent Thiébaut