Compte rendu
Commission d’enquête pour mesurer et prévenir les effets
de la crise du Covid-19 sur
les enfants et la jeunesse
– Audition de Mme Anne-Lucie Wack, présidente de la Conférence des grandes écoles, de M. François Bouchet, président de la commission Vie étudiante de la Conférence des grandes écoles, et de M. Laurent Champaney, président de la commission Amont de la Conférence des grandes écoles 2
– Présences en réunion..............................18
Jeudi
22 octobre 2020
Séance de 11 heures 45
Compte rendu n° 21
session ordinaire de 2020-2021
Présidence de
Mme Sandrine Mörch,
présidente
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Commission d’enquÊte pour mesurer et prÉvenir
les effets de la crise du Covid-19 sur les enfants et la jeunesse
Jeudi 22 octobre 2020
La séance est ouverte à onze heures cinquante-cinq.
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Présidence de Mme Sandrine Mörch, présidente
Mme la présidente Sandrine Mörch. Chers collègues, nous poursuivons les auditions sur les effets de la crise sanitaire sur l’enseignement supérieur en recevant les représentants de la Conférence des grandes écoles (CGE). Comme j’ai déjà eu l’occasion de l’indiquer, les jeunes, et parmi eux les étudiants, sont frappés de plein fouet par les conséquences de la crise sanitaire que nous traversons. Celle-ci a bouleversé leur cursus d’études, les conditions de passage des examens et leurs projets d’échanges internationaux. Elle assombrit leurs perceptives professionnelles, même si nous cherchons également à tirer des enseignements positifs et constructifs de cette crise, et à identifier les ressorts que nous pouvons actionner. Notre mission n’est pas d’être les fossoyeurs de la jeunesse, bien au contraire.
Après avoir entendu des représentants de la Conférence des présidents d’université (CPU), nous souhaitons recevoir l’éclairage de la Conférence des grandes écoles sur les conséquences de la crise sanitaire sur ces dernières et les établissements d’enseignement supérieur. Nous souhaitons savoir comment elles ont fait face au confinement au printemps dernier, puis à la fermeture des établissements jusqu’en septembre, de quelle manière et sur la base de quels outils la continuité des enseignements a été mise en œuvre, comment les examens d’entrée ont été organisés, et quels sont les avantages et les inconvénients des solutions qui ont été déployées. Tous ces éléments nous seront très utiles pour l’avenir, car la crise est loin d’être terminée.
Disposez-vous de premières informations sur les conséquences de la crise sur l’acquisition des connaissances par les étudiants et sur les retards enregistrés par ces derniers ? Disposez-vous d’une évaluation du nombre d’élèves que les établissements ont perdu en cours d’année en raison du confinement, ou qui ne poursuivent pas leur cursus ?
Nous souhaitons également que vous nous présentiez les conditions de la rentrée 2020, et que vous fassiez le point sur les établissements fermés à l’heure actuelle et ceux qui fonctionnent totalement ou partiellement en distanciel, sachant que vous choisissez la solution la plus adaptée à vos étudiants en fonction des cursus et des niveaux d’enseignement.
En outre, nous serions intéressés par votre éclairage sur les effets de la crise sur les départs des étudiants français à l’étranger, dans le cadre d’Erasmus ou d’autres dispositifs, et à l’inverse, sur l’accueil des étudiants étrangers dans les établissements de France.
Nous resterons attentifs à toutes vos préconisations et tous les enseignements que vous tirez de cette première vague de la crise, afin de nous tenir prêts pour la suite.
Par ailleurs, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mme Anne-Lucie Wack, M. François Bouchet et M. Laurent Champaney prêtent successivement serment.)
Mme Anne-Lucie Wack, présidente de la Conférence des grandes écoles. En préambule, nous souhaitons rappeler que la Conférence des grandes écoles rassemble 216 grandes écoles (écoles d’ingénieurs, de management, d’architecture, de sciences politiques, de santé, vétérinaires, de journalisme, de communication, etc.). Ainsi, elle accueille des établissements d’une grande diversité, qui sont sous statut public, sous une tutelle du ministère français de l’Enseignement supérieur, de la recherche et de lʼinnovation (MESRI) ou sous une double tutelle du MESRI et d’un ministère technique, ou encore sous statut privé. Les formes, les modèles économiques et les modèles de gouvernance de ces écoles sont donc très divers. En outre, ces 216 grandes écoles sont implantées à Paris, mais également sur tout le territoire français.
Cinq points, qui constituent des particularités du modèle des grandes écoles, et qui ont leur importance au regard du thème abordé par cette commission d’enquête et de la manière dont nous avons pu vivre et gérer la crise dans les établissements, sont à souligner.
Le premier est la question des effectifs. Les 216 grandes écoles de la CGE comptent 400 000 étudiants qui suivent pour la plupart d’entre eux des études de niveau Bac+5 (correspondant au grade de Master, qui constitue le cœur des cursus de grandes écoles). Les effectifs des grandes écoles sont donc bien plus modestes que ceux des universités.
Le deuxième point est l’importance des stages dans les cursus des grandes écoles, à la fois durant chaque année scolaire et pour la validation du diplôme, dans le cadre du stage de fin d’études. Ces stages ont dû être gérés en étroite relation avec nos entreprises partenaires, qui ont su adapter leurs modalités d’organisation et faire en sorte qu’ils puissent se dérouler d’une manière adaptée dans le contexte de la crise sanitaire.
Le troisième point est la forte ouverture internationale des grandes écoles, en matière de mobilité aussi bien entrante que sortante. L’enseignement supérieur (grandes écoles et universités confondues) accueille en moyenne 12 % d’étudiants internationaux, alors que ce taux atteint 20 % dans les écoles d’ingénieurs et près de 30 % dans les écoles de management. Ce point a dû être traité avant même le début de la crise sanitaire, dès que les premiers signes en ont été perçus. Il nous a fallu gérer les flux de mobilités entrantes et sortantes, sachant que des stages à l’international sont organisés dans nombre de cursus des grandes écoles. La question du recrutement des étudiants internationaux lors de la rentrée 2020 s’est également posée.
Le quatrième point concerne les concours et les différentes voies de recrutement, y compris après le baccalauréat. C’est la raison de la présence aujourd’hui de Laurent Champaney, qui est président de la commission Amont de la CGE, qui étudie plus particulièrement cette question.
Enfin, le cinquième point est la vie étudiante. Culturellement, la vie étudiante dans les grandes écoles est intense et organisée. Pendant la crise, elle a posé un certain nombre de problèmes. François Bouchet, président de la commission Vie étudiante sera en mesure d’en dire plus sur ce sujet.
Pour terminer ce propos liminaire, nous souhaitons souligner que les grandes écoles ont été très mobilisées dès les premiers signaux de la crise. La CGE s’est réunie en cellule de crise chaque semaine, en lien permanent avec la Conférence des présidents d’université (CPU) et de la Conférence des directeurs des écoles françaises d’ingénieurs (CDEFI), ainsi qu’avec les ministères et en particulier le MESRI, afin de contribuer à l’élaboration des consignes sanitaires gouvernementales et de porter la voix des grandes écoles sur les points critiques que je viens d’évoquer.
De plus, dans ce contexte inédit, notre retour d’expérience montre que les grandes écoles ont réussi à assurer la continuité de leur mission pédagogique, au prix d’une révolution digitale accélérée – le travail prévu sur plusieurs années a été réalisé en quelques semaines, la presque totalité des enseignements ayant basculé en distanciel dès le 16 mars –, et à maintenir le lien entre les établissements et les étudiants.
M. François Bouchet, directeur général de l’École polytechnique, président de la commission Vie étudiante de la Conférence des grandes écoles. La commission que je préside, qui traite des questions de vie étudiante, se focalise sur les conditions d’accueil des différentes populations d’étudiants – et notamment les étudiants étrangers, l’internationalisation étant une dimension essentielle des grandes écoles – et sur la vie associative ; nous sommes régulièrement en interaction avec les associations étudiantes autour de leurs projets et des problèmes qu’ils rencontrent, afin de faire vivre une certaine richesse et une certaine « tutoralité » plurielle au sein des établissements. Le volet sanitaire n’est pas non plus oublié, que cela soit pour la santé physique ou psychique des jeunes, en lien avec la lutte contre les addictions et les comportements à risque. Enfin, nous intervenons au regard des démarches administratives et des capacités financières des étudiants, en particulier dans le cadre des problématiques relatives au logement et à l’accès aux services à proximité des lieux de formation.
Dernièrement, le groupe de travail en charge du sport a été rattaché à la fois à la commission Vie étudiante et à la commission Formation, car le sport fait partie des facteurs d’épanouissement et de développement personnel des étudiants.
M. Laurent Champaney, vice-président « écoles » de la Conférence des grandes écoles. Je suis responsable de la commission Amont, qui traite plus particulièrement du recrutement dans nos grandes écoles, au niveau baccalauréat (via Parcoursup) pour les parcours en cinq ans, ou après une classe préparatoire. Nous travaillons en collaboration avec la CPU et la CDEFI afin d’harmoniser nos décisions.
S’agissant de Parcoursup, nous sommes en contact toutes les semaines depuis le début de la crise avec Jérôme Teillard, le chef de projet Parcoursup auprès du MESRI. Nous nous sommes inscrits dans une démarche visant à sauvegarder le calendrier initial de Parcoursup afin de rassurer les familles, sachant que les remontées des lycées étaient organisées et que les conseils de classe pouvaient se tenir en présentiel. Nous avons adapté nos recrutements en éliminant autant que faire se pouvait les épreuves en présentiel, et en faisant en sorte que les écoles limitent les entretiens à distance, sachant qu’au moment où nous travaillions sur le sujet, fin mars et début avril, nous n’avions pas de garanties sur la fiabilité des réseaux informatiques.
In fine, la plupart des grandes écoles ont privilégié un recrutement uniquement sur dossier, ce qui constituait un changement très important pour elles. Nous continuons aujourd’hui à suivre ces recrutements spécifiques à 2020 avec Jérôme Teillard.
Un travail a également été réalisé sur le format des recrutements après une classe préparatoire. Des épreuves écrites ou orales étaient indispensables, car nous ne disposons pas, dans le cadre de ces recrutements, des remontées de conseil de classe comme avec Parcoursup. L’évaluation des étudiants passe donc nécessairement par l’écrit ou l’oral. Nous avons l’habitude d’organiser deux séries d’épreuves, une série d’admissibilité (le plus souvent écrite) et une série d’admission (le plus souvent orale).
Très rapidement, les écoles de management, compte tenu des délais, ont proposé uniquement un recrutement écrit. Nous nous sommes également mis d’accord sur le fait que les rentrées ne devaient pas être reportées, et qu’il était nécessaire d’informer dès le mois d’août les jeunes sur les écoles qu’ils allaient intégrer. En effet, l’été durant lequel un jeune passe un concours est pour sa famille toujours très éprouvant. Nous ne souhaitions pas ajouter de l’incertitude à des personnes qui pouvaient déjà se trouver, en raison de la crise sanitaire, en difficulté en matière d’emploi ou de santé.
Toutes les écoles n’ont alors organisé qu’une série d’épreuves écrites pour l’admission, sauf quelques cas particuliers comme l’Ecole polytechnique et d’autres écoles relevant du ministère des Armées, qui imposent des épreuves sportives qui ne pouvaient être supprimées, et ont donc prévu des épreuves orales. Le calendrier retenu a permis de communiquer les informations d’intégration aux candidats à compter du 12 août, pour des rentrées qui se sont échelonnées entre le 31 août et la mi-septembre.
Mme la présidente Sandrine Mörch. Merci. Je donne maintenant la parole à Marie-George Buffet, qui a plusieurs questions à vous poser.
Mme Marie-George Buffet, rapporteure. Merci, madame la présidente, et merci, Madame et Messieurs, pour votre exposé. Vous avez évoqué des concertations régulières avec le MESRI pour suivre l’évolution des règles sanitaires. Avez-vous pu également dialoguer avec les associations d’étudiantes et d’étudiants, qui sont souvent fortement représentatives dans vos grandes écoles ?
Par ailleurs, avez-vous enregistré une augmentation des appels à un suivi ou à un soutien psychologique de la part des étudiants ?
Madame, j’ai cru comprendre que vous pensiez que les grandes écoles développeraient à l’avenir les cours à distance, et que la période de pandémie avait permis d’acquérir un certain nombre de savoir-faire en la matière. Le besoin des étudiants de se retrouver, et d’avoir une présence sociale à travers leur école ou une pratique sportive ou culturelle, n’est-elle pas sous-estimée ?
Avez-vous constaté si certains étudiants abandonnaient leurs cursus ? Je pense notamment aux étudiantes et étudiants des DOM-TOM. Lorsque nous avons dialogué avec les députés de ces territoires, ils nous ont indiqué que beaucoup d’étudiants avaient fait le choix de ne pas revenir en métropole pour poursuivre leurs études, et de rester dans les établissements d’enseignement des départements d’outre-mer. Avez-vous constaté un phénomène similaire dans les grandes écoles ?
Vous avez évoqué le recrutement, et votre présentation de l’adaptation des modalités de celui-ci m’a beaucoup intéressée. Toutefois, dans le cadre du recrutement sur dossier, prenez-vous en compte les questions sociales et les inégalités entre les territoires ?
Enfin, certains lycéens ont perdu plusieurs mois de classe de terminale. Avez-vous mis en place des dispositifs pour les aider à compenser cette rupture pédagogique ?
Mme Anne-Lucie Wack. S’agissant de votre question sur l’équilibre entre présentiel et distanciel, et sur l’importance du présentiel et de la vie de campus dans les modèles de nos établissements, je me suis peut-être mal exprimée. Depuis plusieurs années, les grandes écoles travaillent sur la transformation pédagogique et numérique. Nos étudiants sont de plus en plus systématiquement nés avec le numérique et demandent d’autres formes d’apprentissage. Les métiers se transforment également, et imposent de faire évoluer l’enseignement. Nous travaillons donc sur l’innovation pédagogique et numérique. Ce travail préalable nous a permis d’opérer une bascule rapide et inédite au moment du confinement, car nous disposions des outils pédagogiques et des infrastructures nécessaires.
Toutefois, en aucun cas, nous ne remettons en cause l’importance du présentiel. Notre priorité était d’organiser la rentrée 2020 en présentiel, notamment pour les primo-entrants, car nous reconnaissons son importance. Nos métiers sont des métiers de transmission, mais également, et surtout, d’interaction. La demande en matière de présentiel est forte aussi bien du côté des enseignants que de celui des étudiants et de nos partenaires sur nos campus. La vie de campus reste au cœur du modèle des grandes écoles, et nous ne le remettons pas en question.
Le retour d’expérience sur le confinement montre que le travail réalisé sur les outils numériques nous a permis d’être correctement armés pour gérer la crise sanitaire. Aujourd’hui, nous mettons en place un fonctionnement hybride, avec l’alternance de distanciel et de présentiel.
Toutefois, j’insiste sur le fait que le développement du distanciel n’a nullement affaibli le présentiel. Bien au contraire, cela lui a redonné de l’importance, aussi bien chez les étudiants qu’au sein du corps enseignant.
M. Laurent Champaney. Nous avons l’habitude de dire que les grandes écoles constituent un lieu de préparation à la vie professionnelle en entreprise. Nous concevons donc le distanciel, à la fois dans le cadre des cours et des projets, comme une préparation à une vie en entreprise qui implique une part de télétravail, ainsi que d’interactions et de management à distance. Il n’est donc pas uniquement question d’organisation pédagogique : la part de distanciel dans nos cours constitue une formation aux nouveaux modes de fonctionnement des entreprises.
Mme Anne-Lucie Wack. Par ailleurs, nous n’avons pas constaté de décrochage particulier dans nos cursus en raison de la crise du Covid-19. Etant donné les faibles effectifs que nous avons à gérer dans les grandes écoles, il est plus simple pour nous de les suivre.
M. François Bouchet. Nous pouvons en outre vous confirmer que la Conférence des grandes écoles entretient des liens avec les associations étudiantes. Elle fait régulièrement intervenir en commission Vie étudiante des associations pour qu’elles puissent présenter leurs projets, mais également pour assurer une coordination d’ensemble, en collaboration avec le Bureau national des élèves ingénieurs (BNEI) et le Bureau national des étudiants en école de management (BNEM), qui a été récemment constitué.
En mai dernier, un séminaire a été organisé en vue d’une concertation entre la CGE, la CDEFI et le BNEI sur les conséquences de la crise sanitaire sur la vie étudiante, et de manière plus générale sur le fonctionnement des établissements. La force de proposition que sont les étudiants est donc bel et bien prise en compte dans nos travaux.
En ce qui concerne le soutien apporté aux populations étudiantes, nous avons diffusé une enquête afin de réaliser un bilan des effets du confinement sur les écoles de la CGE. Il a permis d’identifier les conséquences de la crise sur nos élèves, mais également sur la continuité pédagogique.
Les dispositifs de soutien pédagogique ont été renforcés, au travers d’une vigilance accrue dans les établissements et de conventions signées avec des cabinets de psychologues. Le lien de proximité était également essentiel. Des contacts téléphoniques ont été organisés, notamment auprès des étudiants internationaux, et les relations avec les bureaux des élèves ont été maintenues. Une communication ascendante et descendante a été mise en place afin d’éviter les situations d’isolement et de fragilité psychologique que pouvait induire la situation très anxiogène du confinement.
Ce soutien est allé jusqu’à identifier les difficultés de vie de certains étudiants, en particulier de ceux qui avaient espéré disposer de ressources financières supplémentaires grâce aux gratifications des stages, stages qui n’ont pu se réaliser en raison du confinement. Ainsi, des commissions ont été mises en place pour allouer des aides financières ponctuelles aux étudiants qui en exprimaient le besoin.
J’insiste sur le rôle central des responsables de la vie étudiante et des services Vie étudiante dans les établissements ; ces services se révèlent essentiels dans des situations comme celle que nous avons connue.
Malheureusement, nombre d’activités relatives à la vie étudiante ont dû être reportées ou annulées en raison du confinement, et même après le déconfinement, ce qui a créé de la déception et de fortes attentes chez les étudiants. En effet, ceux-ci se sont projetés sur la rentrée 2020-2021, en espérant qu’elle leur permettrait de rattraper le retard pris avec le confinement, ce qui n’a pas toujours été le cas, la situation restant très contrainte.
Aujourd’hui, nous tâchons de faire au mieux entre les très fortes contraintes sanitaires et des attentes des populations étudiantes tout aussi prégnantes. Les élèves souhaitent vivre autre chose que des cours en ligne et un confinement plus ou moins strict dans des résidences.
Mme la présidente Sandrine Mörch. Pouvez-vous préciser les solutions que vous envisagez, des couvre-feux étant en vigueur et un nouveau confinement étant envisageable ?
M. François Bouchet. Pour prendre l’exemple de l’école que je dirige, à l’École polytechnique, où l’internat est obligatoire, il est difficile de garantir une vie étudiante alors même qu’un couvre-feu s’applique. Notre établissement est situé dans un quartier de la ville de Palaiseau, où il est interdit de circuler après 21 heures.
Nous devons donc inventer de nouveaux modes de fonctionnement. Les associations étudiantes envisagent d’organiser plus d’activités à distance, mais des contacts physiques sont également nécessaires. Nous mettons alors en place des protocoles sanitaires, comme la limitation du nombre d’étudiants dans les locaux, pour que les clubs étudiants puissent fonctionner.
En outre, nous avons engagé des discussions afin de reporter les temps forts de la vie étudiante. Par exemple, à l’École polytechnique, le forum des associations ne peut pas se tenir sous sa forme habituelle en présentiel. Il a alors été organisé sous une forme restreinte, mais sur site, tandis que certains aspects du forum ont été reportés à janvier 2021, en espérant que la situation sanitaire sera plus favorable à ce moment. Nous devons constamment nous adapter à celle-ci, mais nous parvenons à trouver des solutions.
Jusqu’à présent, les étudiants ont bien compris que la direction n’avait nul désir de les empêcher de vivre pleinement leurs 20 ans, mais que nous étions tous soumis aux mêmes contraintes. Nous devons faire acte de pédagogie vis-à-vis des étudiants, et leur faire comprendre qu’il ne saurait s’agir d’établir une forme de ségrégation – avec les jeunes d’un côté, et les moins jeunes, et notamment le personnel des établissements, de l’autre.
La crise est un problème de santé publique, qui nous concerne tous. Le respect des gestes barrières et des protocoles sanitaires constituent le seul moyen d’éviter des décisions beaucoup plus radicales, comme celles qui ont été prises lorsque les établissements ont dû être fermés.
Aujourd’hui, nous nous tenons sur une ligne de crête. Nous suivons quotidiennement l’état des cas positifs, des cas symptomatiques et des cas contacts au sein des établissements, et adaptons au mieux les mesures que nous mettons en œuvre, en tâchant d’éviter l’effet « yoyo », c’est-à-dire la réduction des contraintes avant leur renforcement quelque temps plus tard. Notre fenêtre de pilotage est de l’ordre d’une quinzaine de jours. Elle correspond à la période nécessaire pour vérifier l’éventuel développement du nombre de contaminations.
A l’École polytechnique, nous avons dû prendre la décision forte de donner tous les cours en distanciel et de caserner les élèves, afin d’éviter la prolifération des cas contacts. Au terme des 15 jours, nous avons pu confirmer que cette mesure avait eu l’effet escompté. Nous avons alors réduit la contrainte. Je pilote maintenant les cas au jour le jour, en espérant ne pas avoir à reprendre de décision autoritaire qui ne serait dans l’intérêt de personne.
Mme la présidente Sandrine Mörch. Qu’entendez-vous par « effet escompté » ?
M. François Bouchet. Nous comptions 90 cas positifs ou symptomatiques. Dans les résidences, la vie s’organise par promotion ou par section sportive, et est particulièrement intense. Les étudiants partagent des lieux de restauration et des lieux de vie. Lorsqu’un cas est positif, en raison de la contagiosité du virus, la section entière peut rapidement être contaminée.
Nous avons donc fermé les structures communes, ce qui a amené les élèves à vivre dans des conditions presque carcérales, ce qui ne saurait être acceptable dans la durée, mais qui était indispensable pour réduire les contaminations. Les résultats ont été probants. En très peu de temps, nous sommes revenus à un nombre de cas raisonnable.
Ces mesures ont également une valeur pédagogique pour les jeunes. Ils se rendent compte que des sacrifices leur sont demandés, mais qu’ils sont payants.
Mme la présidente Sandrine Mörch. Les élèves ne doivent pas pour autant tomber dans la dépression. En ce sens, vous avez évoqué la lutte contre les addictions et les comportements à risque. Parvenez-vous à saisir l’importance de ces phénomènes, et comment luttez-vous contre eux ?
M. François Bouchet. Les élèves ne sont pas passifs. A l’École polytechnique, ils nous indiquent comment ils vivent leur scolarité et leur vie de campus, au travers du magazine étudiant ou lors de réunions organisées avec la direction. En outre, je rencontre régulièrement les représentants du bureau des élèves, du conseil d’administration et des grandes associations. Ils nous font part de l’état du moral au sein des différentes promotions.
Forts de ces retours, nous discutons, par exemple, d’assouplissements. Nous nous concertons avec le service de psychologie, qui compte quatre psychologues qui sont à la disposition des étudiants qui expriment le besoin de les rencontrer.
L’avantage de la vie de groupe est qu’une solidarité s’installe, qui permet de détecter rapidement les étudiants en difficulté. De plus, l’école dispose de cadres de contact, qui sont proches des étudiants et identifient ceux qui ont besoin de soutien. En détectant rapidement ces élèves, nous parvenons à agir de manière efficace.
Pour le moment, nous n’avons pas constaté de hausse du nombre de consultations des psychologues. Toutefois, les étudiants souhaiteraient pouvoir les rencontrer en présentiel, les séances étant avant tout organisées à distance. J’ai donc demandé à ce que les psychologues renforcent leur présence au sein de l’établissement.
Mme la présidente Sandrine Mörch. De quelles addictions est-il question ?
M. François Bouchet. Il s’agit en premier lieu de l’addiction à l’alcool. Nous ne souhaitons pas que nos étudiants noient leur chagrin dû au confinement et aux cours à distance dans des bars d’étage au sein des résidences. Par conséquent, nous engageons la discussion avec eux et menons des actions de prévention.
Ainsi, dans le cadre du groupe de travail sur la lutte contre les comportements addictifs de la CGE, nous organisons chaque année un séminaire intitulé « C’est pas une option ». Il n’a pas pu être organisé en raison de la crise sanitaire en 2020, mais il permet aux directions d‘établissements et aux associations étudiantes de s’engager à mettre en place des actions de prévention et de sensibilisation aux risques liés à l’alcool.
Toutes les substances addictives sont bien entendu concernées, mais les addictions concernent également les jeux vidéo et tous les comportements excessifs liés au repli sur soi et à l’absence de la sociabilité attendue de jeunes vivants dans un collectif.
Chaque école adapte ses actions au regard de sa population et de la présence ou non des étudiants sur son site. Par exemple, l’École polytechnique est située à Palaiseau, et non en plein centre de Paris. En soirée, son campus est calme. Les élèves comptent alors beaucoup sur les associations étudiantes pour créer de la vie et pour enrichir leur expérience. Lorsque celles-ci sont empêchées d’agir par la crise sanitaire, les risques de conduites addictives augmentent nécessairement, et doivent être traités.
Toutefois, cela est vrai avant tout depuis la rentrée 2020-2021. En effet, lors du confinement, nous avons demandé aux étudiants de retourner dans leur famille. A la rentrée, les étudiants se sont retrouvés sur un campus qui ne fonctionnait pas de manière normale, car le Gouvernement encourageait le télétravail pour le personnel administratif, et nous organisions toujours beaucoup d’actions à distance, dont des cours. Nous devons tenir compte de cette situation qui a des conséquences sur la santé des jeunes.
Mme la présidente Sandrine Mörch. Sans nul doute, de nombreuses initiatives sont engagées par vos étudiants et vos professeurs. Mais que font-ils exactement, et vous appuyez-vous sur cette crise pour vous projeter vers l’avenir, et anticiper les mutations de la société qui se trouvent accélérées aujourd’hui ? Comment vous projetez-vous dans le futur comme le font les chefs d’entreprises, qui ont également un rôle majeur, dans le cadre de la grande solidarité nationale, vis-à-vis des jeunes, rôle qui a été mis en exergue par la crise, car ils les accompagnent de manière concrète sans que cela soit toujours mis en avant ?
M. Laurent Champaney. Avant de répondre à votre question, madame la présidente, je répondrai à celles de madame Buffet concernant le recrutement.
La première de ces questions portait sur les critères appliqués dans le cadre du recrutement via Parcoursup et la prise en compte de la situation sociale des candidats. Nos écoles ont l’habitude d’évaluer les jeunes à l’écrit ou à l’oral. A cette occasion, leurs conditions de vie personnelle et familiale sont discutées. Certes, une grande partie de l’opinion publique souhaiterait que le recrutement par Parcoursup soit totalement anonyme, mais nous avons milité, avec la CPU et la CDEFI pour que certaines informations, et en particulier le genre et le lycée d’origine des candidats, restent disponibles, car l’ensemble de nos écoles présentent de fortes ambitions en matière de diversité, et auront des difficultés à progresser en la matière si ces données sont anonymes.
De plus, beaucoup d’écoles sont impliquées dans les « cordées de la réussite ». Elles sont associées dans ce cadre à des lycées et des collèges afin de proposer à des jeunes en difficulté sociale des rôles modèles au travers de leurs étudiants. Nous avons donc besoin, dans nos recrutements, de privilégier ces établissements.
Cette année, nous avons mis en place un recrutement sans entretien oral, ce qui nous a fait perdre en informations. Pour autant, nous avons continué à nous fonder sur les dossiers de Parcoursup qui précisent toujours le genre et le lycée d’origine. Nous n’organisons pas les entretiens pour éliminer les mauvais étudiants, mais pour nous assurer que ceux que nous recrutons réussiront dans nos formations. Nous ne saurions les engager dans des formations sur cinq ans sans avoir certaines garanties. En 2020, cet oral, qui est souvent fondamental pour accompagner les jeunes les plus en difficultés, a manqué. Toutefois, nous avons choisi de conserver le calendrier de Parcoursup initialement prévu afin que les jeunes puissent toujours être accompagnés par les lycées et les services communs universitaires d’information et d’orientation (SCUIO).
La seconde question de Madame Buffet concernait l’adaptation des cursus des établissements à des jeunes qui sortent du lycée et à qui il a manqué un pan de leur formation en terminale en raison de la crise sanitaire. Dans nos écoles, cette adaptation est naturelle, car elles ont l’habitude de mélanger dans leurs effectifs des étudiants provenant de formations initiales différentes. Elles ont donc mis en place pour les étudiants de première année des mécanismes d’adaptation, qui ont été étendus pour combler les lacunes liées au confinement, par exemple pour des élèves qui n’ont pas pu suivre les cours à distance.
La question de madame la présidente portait sur les liens avec les entreprises. Nos écoles se sont fortement mobilisées avec leurs étudiants, pendant le confinement et jusqu’à l’été, sur la question sanitaire. Par exemple, les étudiants des écoles d’ingénieurs ont fabriqué des visières et des masques, et les ont distribués, ce qui leur a permis de conserver un lien social en dehors des cours. Cette mobilisation a suscité un grand engouement.
Nous avons également tâché de contribuer à la reprise économique des milieux socio-économiques pour lesquelles les écoles travaillent. Ils varient bien entendu d’un établissement à l’autre. Aux Arts et métiers, nous travaillons avant tout pour l’industrie. Dans le secteur agroalimentaire, les étudiants se sont mobilisés pour aider les entreprises à redémarrer leur activité. Dans mon école, nous avons organisé une opération destinée à aider les entreprises à faire repartir leur activité dans le cadre de la reprise économique tout en respectant des conditions sanitaires strictes. Nous leur avons également proposé d’accueillir nos étudiants afin qu’ils mettent en place la sécurisation sanitaire en milieu industriel dans le cadre de stages, et en particulier des stages ouvriers de première année, ce qui nous a permis de sauvegarder une partie des stages de nos élèves.
Aujourd’hui, nous tâchons de poursuivre ces démarches. Nous devions, avant la crise, accompagner les entreprises dans le « virage du numérique ». A celui-ci s’ajoutent maintenant le « virage écologique » et la reprise économique. Nous faisons en sorte que les projets de nos étudiants soient orientés vers ces axes. Toutes les aides qui peuvent être apportées aux entreprises dans le cadre de la relance économique sont importantes, et nous essayons de nous impliquer dans des actions, comme le volontariat territorial en entreprise porté par BPI France, qui encourage financièrement l’envoi de jeunes en alternance, en stage ou en premier emploi dans des entreprises isolées qui rencontrent des difficultés à reprendre leur activité, afin de les accompagner, notamment en matière d’écologie. Les grandes écoles relaient ces dispositifs auprès de leurs étudiants, avec un certain succès.
Mme la présidente Sandrine Mörch. Ces initiatives sont très heureuses. Pourriez-vous donner des exemples d’investissement en matière écologique de vos étudiants, étant donné qu’il s’agit d’un de leurs thèmes de prédilection, au contraire des personnes plus âgées qui n’évoquent que peu le sujet dans le contexte de la crise ?
M. Laurent Champaney. La difficulté que nous rencontrons est que certains jeunes sont militants. Ils sont passés à l’action dans leur vie personnelle, et se montrent parfois stricts sur le sujet. Étant donné que nous devons les amener vers l’emploi, nous devons leur apporter un certain réalisme, en leur expliquant qu’une entreprise ne peut abandonner les technologies qu’elle utilise du jour au lendemain, et que leur rôle en tant que futur employé ayant de fortes convictions est d’inciter au changement et d’accompagner celui-ci.
Par ailleurs, un grand nombre d’écoles ont impliqué leurs étudiants dans leur transition écologique, sur des questions comme la gestion des déchets ou la performance énergétique des bâtiments et du matériel industriel – pour une école comme l’École nationale supérieure d’arts et métiers. Dans le cadre de projets, nous les invitons à présenter des propositions en matière d’environnement, mais également de travailler sur l’accompagnement à la transition. Ils se rendent souvent compte que faire accepter par un collectif des idéaux de la vie personnelle est souvent difficile, et que des contraintes économiques s’imposent.
M. François Bouchet. Certains jeunes souhaitent également contribuer au développement durable et à la lutte contre le réchauffement climatique, et s’engagent dans des projets de start-ups qui font l’objet d’incubations dans nos espaces dédiés.
En outre, les associations étudiantes sont très dynamiques dans ce domaine. Elles proposent aux directions d’établissement des projets à déployer sur les campus, par exemple la création de jardins botaniques, l’installation de ruches, l’intégration de matériaux recyclables dans les constructions, le renforcement de la gestion des déchets, etc. Ces projets peuvent être en lien avec ceux portés par les directions en matière d’amélioration de la performance énergétique des bâtiments.
M. Laurent Champaney. Pour prendre un exemple concret, des étudiants des Arts et métiers travaillent sur la question de la mobilité douce et l’utilisation du vélo électrique, et ont imaginé un système de location de vélos partagés. Nous validons la possibilité matérielle de déployer le projet sur le campus, mais attendons des étudiants qu’ils mobilisent leurs camarades, mais également le personnel. Ils se rendent compte que s’il est facile de demander à tous de venir à l’école en vélo, de nombreuses contraintes sont à prendre en compte dans les faits – par exemple, les parents doivent pouvoir récupérer leurs enfants à l’école.
Mme la présidente Sandrine Mörch. La période de crise est-elle propice au développement de tels projets ? Provoque-t-elle un effet de stimulation ?
M. Laurent Champaney. La période est propice, car nos jeunes n’en peuvent plus d’être enfermés sur les campus et de travailler à distance. Ils veulent se rencontrer et passer à l’action. Nous avons interdit beaucoup d’activités, et notamment les événements festifs, car ils constituent des lieux à fort risque de contamination, et ils ont besoin de se revoir. Nous devons répondre à ces envies.
Mme Anne-Lucie Wack. La crise a accéléré trois tendances de fond observées depuis un certain temps dans les grandes écoles. La première est la question de l’engagement des étudiants, qui a déjà été évoquée par mes deux collègues. Depuis 2016, un sondage Ipsos-BCG-BCE est diffusé dans les grandes écoles, et met en exergue l’appétence des jeunes pour l’entrepreneuriat social et solidaire, les valeurs environnementales et la prise de conscience sociétale.
Pendant la crise sanitaire, alors que les étudiants se trouvaient parfois dans une situation difficile et étaient isolés, ils ont cherché à s’investir et à se mobiliser auprès d’entreprises et d’hôpitaux, mais également des personnes âgées. Ainsi, de nombreuses initiatives citoyennes ont prospéré pendant le confinement, mais elles répondaient à une tendance de fond préexistante.
Un bilan de l’ensemble des initiatives des étudiants a été réalisé lors d’un colloque organisé à l’École polytechnique en 2019. Il montre que ces initiatives sont très nombreuses, et qu’elles portent non seulement sur l’environnement, mais également sur la solidarité citoyenne et l’entrepreneuriat social.
La deuxième tendance de fond qui a été accélérée par la crise sanitaire, aussi bien chez les étudiants que chez les enseignants et le personnel des établissements, est la prise en compte des transitions dans le cœur de mission des écoles, dans les enseignements et la recherche, mais également l’environnement de ceux-ci – la vie étudiante, les incubateurs, etc., sachant que 50 % des écoles d’ingénieurs et 80 % des écoles de management disposent aujourd’hui d’un incubateur. Le corps enseignant avait conscience de ces évolutions, mais de plus en plus de grandes écoles revendiquent maintenant d’être actrices des transitions.
Dans les établissements, des initiatives étaient autrefois engagées, mais elles étaient le plus souvent ponctuelles et n’étaient pas réellement structurées et intégrées dans l’acquisition des compétences. Le fait que les transitions soient placées au cœur de la formation et de la recherche est à mettre en regard des transformations des métiers et des nouvelles compétences dont les entreprises ont besoin aujourd’hui pour se réinventer dans un contexte de relance. Nous constatons que les grandes écoles prennent un virage, et que leur dynamique évolue. Il s’agit là d’un des effets positifs de la crise sanitaire.
La troisième tendance de fond est que les étudiants s’impliquent non seulement dans le cadre d’initiatives de la vie étudiante, mais également dans l’évolution de leur établissement. S’ils sont déjà présents dans les instances de gouvernance (le BNEI et le BNEM ont déjà été cités), il s’agit d’un tournant plus profond, et l’année scolaire 2018-2019 a été charnière en la matière. Les étudiants écrivent maintenant des lettres ouvertes à leurs directions, s’expriment dans la presse, et remettent en question leurs établissements et leurs employeurs. Ils annoncent qu’ils ne travailleront pas pour des entreprises qui ne correspondent pas à leurs valeurs. Nous discutons régulièrement du sujet avec des entreprises qui ne parviennent plus à conserver leurs employés pour des questions de valeurs.
Ce phénomène est apparu il y a quelques années, mais prend de l’ampleur aujourd’hui. Nous nous interrogeons collectivement sur la manière dont nous devons le prendre en compte. Le rapport de forces a évolué, et les étudiants sont plus à même d’interroger leur établissement, et plus largement la société et les entreprises. En ce sens, le sondage Ipsos-BCG-BCE évoqué ci-dessus ne mesure pas simplement l’appétence des étudiants par rapport à certaines valeurs, mais également leur perception des entreprises. Ils se sont beaucoup exprimés sur le management et la responsabilité socialité.
Mme la présidente Sandrine Mörch. Au regard de l’engagement vigoureux des étudiants avant même leur entrée dans le monde adulte, avons-nous su saisir cette énergie qui était le corollaire de la crise à ses débuts, de manière à ce qu’elle irradie la société, ou bien nous sommes-nous montrés frileux et nous n’avons pas su faire confiance aux jeunes ?
Mme Anne-Lucie Wack. Depuis 2017 et le débat sur la loi relative à la citoyenneté et l’égalité et l’engagement des étudiants, dans le cadre duquel la CGE s’est montrée très active, les écoles évoluent pour laisser plus de place à l’engagement étudiant et mieux le reconnaître. Nous avons été moteurs dans le renforcement des liens entre les grandes écoles et l’Agence du service civique, ainsi que d’autres associations et fondations comme l’Institut de l’engagement. Des actions sont donc engagées, mais nous savons que nous pouvons encore nous améliorer. Nous pourrions par exemple sans doute mieux valoriser l’engagement étudiant en tant que levier de développement de l’attractivité des territoires. Le colloque évoqué ci-dessus avait été organisé dans cet esprit.
Nous tâchons d’être proactifs. Nous savons que le développement de l’engagement étudiant constitue un mouvement de fond, et nous ne sous-estimons pas l’importance du développement durable et de la responsabilité sociétale pour les grandes écoles. Ces points sont pris en compte dans la manière dont nous formons les jeunes qui seront en situation de responsabilité demain.
En effet, nous formons des jeunes au niveau Bac +5, qui auront des responsabilités à différents niveaux et dans tous types d’entreprises. 30 % des étudiants des grandes écoles rejoindront des grands groupes, 40 % des entreprises de taille intermédiaire (ETI) et 40 % de très petites entreprises (TPE) ou des petites et moyennes entreprises (PME). Ils irrigueront donc des entreprises de taille très diverse, ainsi que les administrations et les collectivités, et nous savons qu’ils auront un rôle à jouer dans les évolutions et les transformations à venir, ainsi que dans la prise en compte des problématiques sociétales.
Ce mouvement n’est donc nullement négligé, mais bien au cœur des préoccupations des grandes écoles et de la CGE, mais nous savons que nous avons encore une marge de progrès.
M. François Bouchet. J’abonderai dans le sens de madame Wack. Nos jeunes nous remettent en question, et évaluent dans quelle mesure ils peuvent peser sur certaines décisions. À l’École polytechnique, l’action publique est très importante pour les étudiants, ce qui se traduit par le fait que beaucoup d’étudiants demandent au terme de leurs études à entrer au service de l’État, notamment dans le corps des ingénieurs des ponts, des eaux et des forêts, car ils savent qu’ils pourront par ce biais peser sur la réglementation. Les étudiants ont également rédigé un manifeste « pour un réveil écologique » et établissent une liste noire des entreprises qui ne sont pas respectueuses des critères environnementaux.
Les entreprises comprennent ces réactions, et s’y adaptent. Elles prennent des engagements qui sont parfois jugés contestables. Par exemple, l’engagement de la société Total en matière d’énergies renouvelables a défrayé la chronique, notamment en raison de l’intention de celle-ci de créer un centre de recherche et de développement sur le campus de l’École polytechnique.
De tels dossiers mobilisent nos jeunes. Ils attendent des actes de la part des directions de leurs écoles. En ce sens, nous déploierons un plan de neutralité carbone, à un horizon qui reste à déterminer, mais qui prendra en compte les actions des étudiants. Nous nous devons de présenter une approche globale et la vision d’un campus qui soit performant énergétiquement et respectueux de l’environnement, quand bien même ce ne serait pas les jeunes qui nous le demanderaient : les standards internationaux des établissements internationaux imposent aujourd’hui d’engager des démarches sur ces sujets. Nous sommes donc stimulés par nos étudiants, mais nous devons également nous évaluer dans un contexte international.
M. Laurent Champaney. En outre, dans le secteur industriel, nous constatons un regain d’intérêt pour les produits fabriqués en France. Les étudiants envisagent donc de travailler pour des entreprises françaises, alors qu’il y a quelques années, ils préféraient commencer par travailler à l’étranger. En outre, ils acceptent de s’installer en dehors des grandes villes, ce qui est très nouveau.
Mme la présidente Sandrine Mörch. Avez-vous constaté une évolution du nombre d’inscriptions dans les grandes écoles ? Des défections sont-elles à noter ?
Dans certains territoires très marqués par la crise économique, certains parents pourraient ne plus être en mesure de payer les études de leurs enfants. Des petits patrons se trouvent déjà en grande précarité, ce qui a des conséquences pour leurs enfants. Êtes-vous déjà concernés par ce phénomène ?
Avant que vous ne répondiez, je donne la parole à Fabienne Colboc, qui souhaite également vous poser une question. Nous vous demanderons de présenter des préconisations écrites aux questions auxquelles vous n’aurez pas le temps de répondre.
Mme Fabienne Colboc. Merci, madame la présidente. Je souhaite revenir sur l’engagement des étudiants. Ceux-ci sont lassés de la rupture du lien social qu’a imposé le confinement et ont envie de pouvoir échanger et agir, de manière générale, mais plus particulièrement dans le cadre de la crise, car ils se sentent directement concernés par celle-ci, et en sont même d’une certaine manière les grands sacrifiés. Ils ont alors envie de lendemains plus heureux, et souhaitent être acteurs de leur mise en œuvre. La vie associative constitue alors un bon moyen d’action pour eux.
Toutefois, comment pouvons-nous aider les étudiants qui s’engagent dans des actions pour répondre à la crise, en lien avec le développement durable, mais également la lutte contre la précarité ? Les grandes écoles accueillent sans doute des étudiants en situation de précarité. Dans certains lieux, des épiceries solidaires ont été montées par des étudiants. Par quel biais les grandes écoles peuvent-elles participer à ces engagements ?
Mme Anne-Lucie Wack. Nous ne disposons pas encore de toutes les informations, notamment au regard des étudiants internationaux, pour répondre à votre question, madame la présidente, sur des éventuelles défections. Compte tenu de la crise sanitaire, un certain nombre d’écoles ont retardé la date de rentrée des étudiants étrangers, afin de leur laisser deux à quatre semaines de plus pour rejoindre la France, un certain nombre d’entre eux rencontrant des problèmes de visa ou de transport.
Cependant, à ce stade, nous n’avons pas constaté à ce stade d’effet négatif de la crise sur le recrutement dans le cadre de la rentrée de 2020. Nous étions inquiets vis-à-vis du recrutement des étudiants internationaux, mais nous ne rencontrons de réel problème qu’avec quelques pays comme l’Inde ou les états d’Amérique du Nord. Nous avons accueilli moins d’étudiants provenant de ces pays qu’à l’accoutumée. Néanmoins, ce premier constat reste à confirmer.
Les conséquences semblent nulles s’agissant des étudiants nationaux. Au contraire, les effectifs continuent à augmenter, comme cela a été le cas au cours des dernières années. Cela ne signifie pas pour autant que ces conséquences ne pourraient pas apparaître dans les années à venir. Nous continuerons à mesurer les effets de la crise, notamment sur l’insertion professionnelle. Nous diffusons une enquête sur le sujet depuis 28 ans, et celle qui sera déployée sur le sujet en juin 2021 sera particulièrement importante.
M. François Bouchet. Par ailleurs, nous pouvons tout à fait aider les associations étudiantes à s’inscrire dans la lutte contre la crise économique et sanitaire. Au début du confinement, nos étudiants se sont fortement mobilisés pour participer à la lutte contre le coronavirus. Des volontaires se sont impliqués auprès des sapeurs-pompiers ou des hôpitaux. Des jeunes sont intervenus au sein de l’Assistance publique - hôpitaux de Paris (AP-HP). Des tutorats ont été mis en place pour accompagner les enfants jugés défavorisés ou provenant de familles directement impliquées dans la lutte sanitaire.
Nos étudiants continuent depuis la rentrée à proposer des initiatives qui s’inscrivent dans la même dynamique, mais elles sont aujourd’hui centrées sur les problématiques rencontrées dans les établissements, par exemple en lien avec les étudiants internationaux ou ceux rencontrant des difficultés financières.
Toutefois, les étudiants ne sont pas seuls. Les établissements interviennent également, notamment au travers de la contribution de vie étudiante et de campus (CVEC) qui a été mobilisée pour aider financièrement les étudiants les plus en difficultés. Les crédits de la CVEC permettent également de financer certains projets étudiants. En outre, les bureaux des associations étudiantes proposent une action sociale.
Nous tâchons aujourd’hui d’éviter une fracture numérique. La multiplication des cours à distance impose de disposer un matériel informatique à la hauteur. Certains campus ne disposent pas d’infrastructures, notamment en termes de wifi, suffisamment performantes pour absorber les flux. La cause est alors commune aux directions et aux étudiants. Les établissements sont en mesure d’intervenir dans certains cas, mais les étudiants s’entraident également.
Ainsi, à l’heure actuelle, les actions sont avant tout focalisées sur le bon fonctionnement des campus et la mise en place d’une vie de promotion la plus normale possible.
Mme la présidente Sandrine Mörch. Je vous propose de conclure, mais je vous invite à nous fournir ultérieurement des exemples supplémentaires par écrit, car les informations que vous nous présentez sont à la fois riches et concrètes, et nous permettront de compléter nos préconisations. En ce sens, nous n’avons pas évoqué les expérimentations déployées dans le monde agricole, qui peuvent constituer une bonne conclusion à cette audition.
Mme Anne-Lucie Wack. Il est vrai que certaines grandes écoles, et notamment les écoles agronomiques et vétérinaires, qu’elles soient publiques ou privées, interviennent sur les métiers agricoles. Elles se trouvent au cœur des enjeux de la transformation des systèmes alimentaires et agricoles, et traitent plus largement de toutes les questions agro-environnementales.
Les étudiants se rapprochent souvent de ces sujets en raison d’un engagement personnel, mais nous constatons également, dans les Instituts nationaux des sciences appliquées (INSA) et nombre d’autres écoles publiques ou privées, le désir de développer les interfaces. Par exemple, certaines écoles centrées sur le monde du digital travaillent de plus en plus sur l’agriculture numérique. Ainsi, l’intérêt pour l’exploration des interfaces et des hybridations est particulièrement fort aujourd’hui.
En outre, dans toutes les grandes écoles, des jeunes développent des jardins ou travaillent sur les ressources agro-écologiques. Les envies d’agir autour des ressources naturelles, de l’agriculture et de l’alimentation sont prégnantes chez les étudiants, et constituent un véritable mouvement.
Je pourrais vous faire parvenir ultérieurement des informations plus détaillées sur les écoles agronomiques, que je connais bien.
Mme la présidente Sandrine Mörch. L’enquête que vous réaliserez sur les effets de la crise sur l’insertion professionnelle nous intéresse également.
Mme Anne-Lucie Wack. Cette enquête est unique dans l’enseignement supérieur, car elle est particulièrement approfondie. Par exemple, elle évalue la rapidité de l’insertion des étudiants, ou le nombre d’élèves qui ont trouvé un emploi avant la sortie de l’école. Il sera intéressant de comparer les résultats de l’enquête 2021 avec ceux des années précédentes, car nous savons d’ores et déjà que certains secteurs comme l’aéronautique, l’hôtellerie et la restauration sont durement touchés par la crise économique. La collecte des données commencera en décembre 2020, et s’arrêtera fin mars 2021.
Pour tenter d’atténuer les effets de la crise, nous mobilisons aujourd’hui les liens avec les entreprises, en organisant par exemple des forums d’emploi à distance. Étant donné que nous déployons l’enquête depuis près de 30 ans, nous disposons d’un historique des précédentes crises. Nous possédons ainsi un outil particulièrement élaboré, qui nous permet d’étudier des agrégats secteur par secteur, et d’évaluer les différences entre Paris et la province, entre les femmes et les hommes, etc. Nous serons en mesure de vous fournir des informations supplémentaires une fois l’enquête terminée.
Mme la présidente Sandrine Mörch. Nous sommes bien entendu particulièrement intéressés par ces informations. Nous vous remercions pour vos contributions, qui nous permettent d’être un peu plus optimistes, et attendons vos documents complémentaires avec impatience.
Mme Anne-Lucie Wack. Nous vous remercions, au nom de toutes les grandes écoles membres de la CGE, pour votre attention.
L’audition s’achève à treize heures quinze.
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Membres présents ou excusés
Commission d’enquête pour mesurer et prévenir les effets de la crise du Covid-19
sur les enfants et la jeunesse
Réunion du jeudi 22 octobre 2020 à 11 heures 45
Présents. – Mme Marie-George Buffet, Mme Fabienne Colboc, Mme Sandrine Mörch, Mme Souad Zitouni
Excusés. - Mme Sandra Boëlle, M. Frédéric Reiss, M. Bertrand Sorre