Compte rendu

Commission d’enquête relative à l’état
des lieux, la déontologie, les pratiques
et les doctrines de maintien de l’ordre
 
 

 

 Audition de M. Benoît Muracciole, président de l’association Action Sécurité Éthique Républicaines  2

 


Mercredi
18 novembre 2020

Séance de 17 heures

Compte rendu n° 30

SESSION ORDINAIRE DE 2020-2021

Présidence
de Mme Valérie Bazin-Malgras, secrétaire


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La séance est ouverte à 17 heures.

Présidence de Mme Valérie Bazin-Malgras, secrétaire

La Commission d’enquête entend en audition M. Benoît Muracciole, président de l’association Action Sécurité Éthique Républicaines.

Mme Valérie Bazin-Malgras, présidente. Chers collègues, nous recevons M. Benoît Muracciole, président de l’association Action sécurité éthique républicaines (ASER). Nous avions prévu d’entendre cette association en même temps que le collectif Désarmons-les ! mais ce dernier n’a pas répondu à nos sollicitations. L’ASER est une association loi 1901 qui a pour but la promotion des droits de l’Homme dans le champ de la paix et de la sécurité.

Cette audition est diffusée en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Je vais vous donner la parole, monsieur, pour une brève intervention liminaire, qui précédera notre échange sous forme de questions et de réponses.

Auparavant, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Benoît Muracciole prête serment.)

M. Benoît Muracciole, président de l’association Action sécurité éthique républicaines. L’association ASER se consacre au respect des droits de l’Homme dans le maintien de l’ordre, le recours à la force et l’usage des armes. Elle a été créée en 2011 par d’anciens membres d’Amnesty International spécialisés dans ces questions et d’anciens officiers de police. J’ai pour ma part participé à de nombreux colloques internationaux pour faire avancer ce sujet.

L’idée sur laquelle repose cette association remonte à 1976. Il s’agissait de réunir des officiers de police et des experts des droits de l’Homme pour œuvrer en faveur de l’apaisement et de la compréhension mutuelle, afin de concilier l’exercice de la force publique, extrêmement difficile et complexe, et l’exigence de respect des droits de l’Homme. Certaines organisations non gouvernementales (ONG) oublient que les représentants des forces de l’ordre aspirent eux aussi au respect des droits de l’Homme. Nous nous sommes très vite rendu compte que le comportement de certains affectait non seulement les citoyens mais également leurs collègues qui, dans leur majorité, sont convaincus de la nécessité d’exercer leur métier en bons professionnels. Voilà la logique dans laquelle nous nous sommes engagés.

En outre, comme chercheur, j’ai participé à des missions de recherche en situation de guerre et j’ai travaillé avec des sortants de prison adultes. Nous avons donc à la fois une réflexion et une expérience pratique reconnue dans ces domaines.

Mme Valérie Bazin-Malgras, présidente. L’organisation des manifestations et le profil des personnes qui y participent ont-ils changé ces dernières années ? Quelles répercussions ces évolutions ont-elles sur le maintien de l’ordre ?

M. Benoît Muracciole. Cela a changé, en effet, puisque notre société évolue. Mais nous sommes assez surpris par l’emploi du qualificatif de « violences ». Ayant commencé jeune, dans les années 1970, je me souviens très bien du degré de violence dans les cortèges à l’époque. La manifestation des sidérurgistes de Longwy et le démantèlement de l’industrie Boussac avaient provoqué des affrontements terribles entre les ouvriers et les forces de l’ordre. De même, à la fin des années 1970, les « autonomes », que l’on pourrait comparer aux black blocs, étaient plus violents que les Gilets jaunes.

La configuration des manifestations a changé. Les Gilets jaunes n’ont pas d’encadrement. Autrefois, il y avait une négociation préalable entre les syndicats et les autorités civiles chargées de la gestion de la manifestation. Cette discussion semble avoir disparu depuis un certain temps.

De plus, seuls les gendarmes mobiles et les compagnies républicaines de sécurité (CRS), spécifiquement formés à la gestion des foules et à l’accompagnement des manifestations, intervenaient à l’époque. Désormais, nous voyons intervenir les brigades anticriminalité (BAC) et les brigades de répression des actions violentes motorisées (BRAV-M). Pour avoir tenté de dialoguer avec certains d’entre eux, je me suis très vite rendu compte qu’ils étaient dans un état de stress et de peur terrible. Or la peur brouille le jugement et détruit la capacité d’évaluation et de mise à distance nécessaire dans l’exercice du maintien de l’ordre.

Mme Valérie Bazin-Malgras, présidente. Quel est votre avis sur l’intervention de membres d’unités non spécialisées dans le maintien de l’ordre ? Il me semble que ces personnes n’ont pas reçu une formation adéquate et ne sont pas suffisamment aguerries pour gérer une manifestation. Les débordements peuvent-ils être la conséquence de ce manque de spécialisation ?

M. Benoît Muracciole. Plusieurs points nous paraissent très importants.

Premier point : le recrutement. Certains pays se donnent les moyens de tester les personnes recrutées et vérifient leur capacité à résister aux pressions et aux violences, qui sont très éprouvantes.

Deuxième point : la formation. Il faut organiser des tests simulant des violences lors de la formation initiale. Les Québécois, par exemple, font venir des comédiens qui poussent les stagiaires à se positionner et à réagir à de telles situations. La formation continue, quant à elle, diffère entre la gendarmerie, qui porte une réelle attention à ce travail, et la police nationale, dont la formation n’accorde pas une place suffisante à ce type de scénarios et ne rappelle pas avec la force nécessaire ce que représentent le maintien de l’ordre et le travail dans des conditions extrêmement difficiles.

Troisième point : la responsabilité. Comment se gère-t-elle ? Nous travaillons à créer un contrôle indépendant et externe de tous les services de sécurité intérieure – gendarmerie, police nationale, douanes, etc. Nous avons puisé quelques idées dans les expériences existant en Europe du Nord, qui sont intéressantes.

Le code européen d’éthique de la police adopté par le Conseil de l’Europe dispose dans son chapitre VI, à l’alinéa 59, que « la police doit être responsable devant l’État, les citoyens et leurs représentants. Elle doit faire l’objet d’un contrôle externe efficace. » et, à l’alinéa 60, que « le contrôle de la police par l’État doit être réparti entre les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. »

Les Nations unies ont adopté des principes de base sur le recours à la force et l’usage des armes à feu par les responsables de l’application des lois. Ils traitent à la fois de responsabilité et de contrôle indépendant, ce qui permet aux citoyens de reconnaître une légitimité à l’action de la force publique et aux représentants de la force publique afin d’établir une relation de confiance avec les personnes auxquelles ils font face.

La situation a changé : si, auparavant, seuls quelques gendarmes et CRS recherchaient l’affrontement personnel, on a le sentiment désormais que les manifestants sont l’ennemi. Lors des nombreuses manifestations de Gilets jaunes auxquelles j’ai participé comme observateur, j’ai discuté avec les gendarmes mobiles : en général, cela ne se passait pas mal et quand les manifestations étaient encadrées par les seuls gendarmes mobiles, le niveau de violences baissait très nettement. En revanche, quand nous tentions de dialoguer avec des agents de la BAC ou de la BRAV-M, nous recevions des insultes : j’avais l’impression de travailler avec des jeunes sortant de prison.

Le contrôle protège non seulement les citoyens mais également les policiers, qui sont parfois instrumentalisés par les politiciens – il faudra aborder ce sujet. Un contrôle renforce celui qui a une idée juste de l’exercice du maintien de l’ordre ; il est capable d’intervenir auprès d’un collègue pour lui demander de se calmer. Si l’on ne fait pas baisser la pression, tout le monde en pâtit.

Mme Valérie Bazin-Malgras, présidente. Le schéma national du maintien de l’ordre comprend un dispositif de liaison et d’information entre les manifestants et les forces de l’ordre. Comment pourrait-on l’améliorer ? Le dispositif actuel est-il suffisant ? Vous aviez l’air de dire que cela marche mieux avec la gendarmerie qu’avec la police. Quelles solutions pourrait-on apporter pour que cela fonctionne mieux ?

M. Benoît Muracciole. C’est une question d’ensemble : le maintien de l’ordre est au cœur de la relation police-citoyens. Dans les villages, dans les quartiers, dans les villes, il devrait y avoir des lieux de rencontre et de dialogue entre les représentants de la force publique et les citoyens. C’est vraiment une nécessité : quand les gens se connaissent, les motifs d’irruptions de violences diminuent. Les détachements envoyés dans un endroit qu’ils ne connaissent pas pourraient interroger les centrales des CRS ou des gendarmes mobiles – certains appellent cela du renseignement – et prendre contact avec les autorités civiles sur place pour s’informer.

Il est évident que le dialogue est possible au début des manifestations. La structuration du mouvement des Gilets jaunes ne permet pas, il est vrai, la constitution de délégations, mais il est très aisé de nouer des contacts quand on est sur place. Les Gilets jaunes discutent énormément entre eux. Certains sont excédés parce qu’ils subissent déjà une violence sociale terrible ; il est difficile de communiquer avec eux, mais ils sont entourés par d’autres personnes dont certaines sont prêtes à dialoguer. Quand j’étais observateur, j’ai plusieurs fois été pris dans des nasses – voilà une technique nouvelle ! J’ai essayé de discuter avec les CRS, qui ne pouvaient rien faire ; quand j’interrogeais le gradé, il refusait souvent de parler car il était lui-même sous la pression de sa hiérarchie. Dans ces conditions, la violence ne peut que monter de part et d’autre.

J’ai également pu observer que certaines personnes, même sans formation spécifique, parviennent toujours à faire baisser le niveau des violences, tandis que d’autres le font systématiquement exploser. Un travail en ce sens doit donc être réalisé au cours de la formation. L’échange est possible, tant au début des manifestations que pendant celles-ci.

Mme Valérie Bazin-Malgras, présidente. Que pensez-vous du souhait du ministre de l’Intérieur d’interdire la diffusion des vidéos de policiers ou de flouter leur visage lorsqu’ils sont en intervention, pour les protéger ?

M. Benoît Muracciole. Pour ASER, l’essentiel, ce sont les droits de l’Homme et le respect des engagements internationaux et nationaux de la France. Selon l’article XII de la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, « la garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée. » La transparence est absolument nécessaire pour garantir le respect de cette règle.

Le conseil des droits de l’Homme des Nations unies a par ailleurs indiqué que « des atteintes importantes aux droits de l’Homme et aux libertés fondamentales, notamment le droit à la vie privée, le droit à la liberté d’expression et d’opinion, et le droit à la liberté d’association et de réunion pacifique » plaçaient la France en contradiction avec ses engagements internationaux.

La réaction de certains syndicats de police traduit la montée aux extrêmes des violences, et donc de la peur. Si des parlementaires ont proposé cette disposition, sous la pression de policiers et de gendarmes, c’est parce que la peur grandit. Cela démontre que l’on n’a plus aucune confiance en sa propre action ni dans la capacité de sa hiérarchie à rattraper un agent lorsque la violence devient trop forte – il m’est arrivé de voir un capitaine ou un commandant relever un CRS parce qu’il était en état de choc. Nous assistons à une fuite en avant, à une montée aux extrêmes dans la violence. Ce texte ne fera qu’aggraver la défiance et provoquera des violences encore plus importantes à la prochaine manifestation.

Dans de très nombreuses affaires, nous n’aurions pas pu prouver l’usage disproportionné de la force sans les vidéos. De même, la vidéo peut dédouaner les représentants de la force publique qui seraient visés par des accusations. Si cette proposition de loi est adoptée, le retour en arrière sera extrêmement dommageable.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Lors de la marche pour le climat, en 2019, l’observatoire parisien des libertés publiques avait dénoncé un dispositif de maintien de l’ordre quasi militarisé et des atteintes réitérées au droit de manifester. Partagez-vous ce constat ?

Le délit de participation à un groupement en vue de la préparation de violences, introduit dans le code pénal en 2010, est très souvent utilisé lors des manifestations. Selon Amnesty International, ce délit est extrêmement flou. Est-ce aussi votre avis ?

Par ailleurs, le schéma national du maintien de l’ordre récemment publié a été attaqué par certaines associations et par les journalistes car il comporterait des dispositions contraires à la liberté de la presse et à la liberté de manifester. Avez-vous pris connaissance de ce schéma ? Partagez-vous ce point de vue ? Que faudrait-il faire pour l’améliorer ?

Enfin, des observateurs de la Ligue des droits de l’Homme présents dans une manifestation à Toulouse auraient été insultés et blessés par des policiers. Faut-il, selon vous, accorder une protection particulière aux observateurs ?

M. Benoît Muracciole. Je répondrai au préalable à la question qui m’a été posée sur l’armement intermédiaire. ASER demande depuis des années un moratoire sur l’utilisation du flash-ball, du lanceur de balles de défense LBD 40 et du Taser. Le général Alain Pidoux, à la tête de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN), a défendu devant votre commission d’enquête, l’utilisation du Taser, ou pistolet à impulsion électrique, qui permettrait de gérer les situations extrêmes, notamment lorsque des personnes sont sous l’emprise de l’alcool. Mme Brigitte Jullien, directrice de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), lui a rappelé que le Taser n’était pas admis dans le maintien de l’ordre – et il me semble absolument évident que le LBD ne doit pas l’être non plus.

Les Nations unies ont déclaré que le Taser violait la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants en raison des dommages infligés. De plus, il est inscrit dans la doctrine d’emploi du pistolet à impulsion électrique que celui-ci ne doit pas être utilisé à l’encontre des personnes sous l’emprise de l’alcool ou de drogues, ou de personnes instables sur le plan psychiatrique.

Nous avons été saisis à deux reprises par des familles, notamment par celle de Loïc Louise, un jeune Réunionnais de dix-neuf ans qui est mort à Orléans de plusieurs tirs de Taser, alors qu’il était soûl. Il était venu en métropole pour se former avant de repartir exercer son métier chez lui et c’est ainsi qu’il a trouvé la mort, dans un accident terrifiant. Quand le général Pidoux dit que le Taser est une arme intermédiaire formidable pour contenir des personnes sous l’emprise de l’alcool, voilà un contre-exemple qu’on peut lui opposer.

J’ai été témoin de la défense au procès d’Olivier Besancenot, quand il a été attaqué par Antoine Di Zazzo, représentant de Taser France. J’ai rencontré aussi les frères Smith, qui ont mis au point cette arme. L’un d’eux a abandonné la société Taser pour créer un autre système visant à contenir des individus violents, parce qu’il considère que le Taser est bien trop dangereux.

J’en viens au LBD 40. Lorsqu’il a commencé à être utilisé, j’ai pensé qu’il allait susciter, chez les jeunes, une envie de défier et de provoquer encore plus les forces de l’ordre. Dans la mesure où ils ne risquaient pas de mourir, mais seulement de prendre un bon coup, je me suis dit qu’ils allaient y voir une occasion de se mesurer au danger, à la violence. Cela ne s’est pas vérifié. Sur le plan du maintien de l’ordre, en tout cas, le LBD n’apporte rien aux gendarmes et aux CRS. De nombreuses personnes ont été blessées, ont perdu un œil ou ont été traumatisées par le LBD et les médecins qui les ont soignées ont dit qu’il s’agissait de blessures de guerre. Le maintien de l’ordre est une action collective et le LBD 40 est une arme individuelle : ils ne peuvent pas fonctionner ensemble. C’est une évidence.

Les Nations unies ont interpellé le gouvernement français au sujet des violences qui ont marqué les manifestations des Gilets jaunes. Or l’usage du LBD 40 en est l’illustration la plus terrible. J’ai rencontré des jeunes gens, mais aussi des personnes plus âgées, qui renoncent à aller manifester de peur de perdre un œil ou de subir l’un des traumatismes décrits dans les nombreux rapports sur l’usage de cette arme.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Vous ne m’avez pas dit si vous jugiez, vous aussi, que le dispositif de maintien de l’ordre déployé lors de la marche pour le climat et la justice sociale était quasi militarisé, mais je crois comprendre que c’est le cas ?

M. Benoît Muracciole. En effet. Je songe aussi à l’épisode où des jeunes militants écologistes, au cours d’une manifestation déclarée, avaient occupé un pont et s’étaient fait « gazer » par un officier de police qui passait par là. Cela renvoie à la question de l’encadrement. Nous sommes humains et il peut arriver à chacun d’entre nous de perdre la tête, mais plus on est formé à gérer ce genre de situation, moins grands sont les risques. Or les effectifs des policiers formés au maintien de l’ordre ne cessent de décroître. Et ceux qui n’en ont pas la culture sont davantage amenés à commettre des erreurs. Il est absolument nécessaire de renforcer l’encadrement et de faire en sorte qu’il soit perçu comme une manière d’éviter l’usage disproportionné de la force.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Et s’agissant du statut des observateurs ?

M. Benoît Muracciole. Les observateurs doivent absolument être protégés, mais c’est vrai aussi des citoyens et des représentants de la force publique : tout le monde doit être protégé. Lorsque j’ai été observateur dans une manifestation contre le sommet du G8 à Évian, je n’ai pas eu le sentiment de devoir être davantage protégé. Ce qui importe, c’est que, comme citoyen, je n’aie pas à subir une punition collective. Si quelqu’un, à côté de moi, lance un pavé aux forces de l’ordre, il faut que celles-ci réagissent à cet acte précis, sans s’en prendre aux personnes qui sont autour et qui viennent manifester pacifiquement – car l’immense majorité des gens manifeste pacifiquement. Le problème – et c’est une perversion de la montée aux extrêmes dans l’utilisation des moyens de violence –, c’est que, petit à petit, les gens finissent par se dire qu’il n’y a que la violence qui marche, qu’elle seule peut faire bouger les politiques et faire avancer la société. Or c’est une illusion terrible.

Les gouvernements, depuis les années 2000, ont abandonné la désescalade. L’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ), créé par Pierre Joxe, était un lieu de réflexion transpartisan extrêmement intéressant, car il réunissait des gens de tous horizons qui réfléchissaient ensemble aux meilleurs moyens de garantir la sécurité des citoyens. Le commissaire principal qui faisait partie d’ASER avait coutume de dire que lorsqu’il est entré dans la police comme inspecteur, il y avait la police-secours : la police était là pour protéger les citoyens. Cette idée de protection, nous l’avons malheureusement perdue, à la fois pour les citoyens et pour les représentants des forces de l’ordre. Or c’est un tout.

Ce qui m’a frappé en écoutant l’audition de Mme Brigitte Jullien et du général Pidoux, c’est que l’un et l’autre ont tendance à être sur la défensive dès lors qu’on émet une critique. La critique est pourtant nécessaire pour maintenir la confiance, qui est nécessaire pour bâtir la légitimité. Sans légitimité, on va vers des affrontements de plus en plus forts.

C’est pour cela qu’ASER réfléchit depuis très longtemps aux moyens de créer un contrôle indépendant et externe de la force publique, en s’inspirant de l’expérience des pays nordiques. Il nous semblerait important que le Parlement prenne part à ce projet. On pourrait par exemple imaginer que la commission des Lois de l’Assemblée nationale et celle du Sénat désignent un collège de sept personnes. Au sein de notre ONG, certains souhaiteraient que des policiers ou des gendarmes en fassent partie – c’est mon cas – et d’autres, non : nous n’avons pas encore trouvé d’accord sur cette question. En tout cas, l’idée serait de réunir des gens de tous horizons : des juristes, mais aussi des représentants d’ONG et des chercheurs, car certains d’entre eux ont développé une réelle expertise sur la question de la violence depuis une dizaine d’années.

Ce collège engagerait des enquêteurs venant de la société civile, mais peut-être aussi de la police nationale et de la gendarmerie nationale, l’idée étant à la fois de bénéficier de leur expérience et de montrer qu’il ne s’agit pas d’opposer les uns aux autres. Il faut absolument restaurer la confiance de part et d’autre. Ce collège remplacerait l’IGPN et l’IGGN. Les enquêteurs produiraient des avis, qu’ils pourraient transmettre directement à l’autorité judiciaire : c’est à partir de ces enquêtes indépendantes que les juges prendraient leurs décisions.

Il y a quelques années, j’ai rencontré Mme Marie-France Monéger-Guyomarc’h, avec le ministre de l’Intérieur de l’époque, M. Bernard Cazeneuve, pour évoquer la situation de M. Maxime Beux, qui a perdu un œil à cause d’un tir de flash-ball. Là encore, c’est une histoire terrible, puisque l’accident est survenu alors qu’il sortait d’un match de football. Ce fut une discussion très intéressante, car chacun avait vraiment envie de comprendre le point de vue de l’autre. Nous lui avons montré une vidéo, dont elle n’avait pas connaissance. La question des films est vraiment très complexe : il y a des gens de bonne foi qui veulent qu’on reconnaisse leur travail et qui veulent défendre leurs collègues qui font bien leur travail, mais on a atteint un tel niveau de violence que certains policiers ont le sentiment d’être en guerre.

Nous pensons qu’il faut remplacer l’IGPN et l’IGGN par ce collège de sept personnes et par les enquêteurs qu’il embauchera. Petit à petit, il faudrait qu’ils soient assez nombreux pour entretenir un vrai dialogue avec nos concitoyens, même avec ceux qui ne sont pas directement concernés et qui n’ont pas de plainte à déposer. On pourra, ce faisant, construire une relation plus apaisée entre les forces de l’ordre et les citoyens. Je n’emploierai pas l’expression de « police de proximité », mais c’est un peu l’idée. Il est essentiel que les représentants de la force publique s’engagent avec les citoyens.

Je vis entre la Corse et le XVIIIe arrondissement : j’ai vu un policier traverser le marché Dejean la main sur son arme. C’est dire à quel point les policiers se sentent perdus ! On n’est pas loin du point de rupture. Votre commission d’enquête est une très bonne chose ; celle qui était présidée par Noël Mamère avait déjà fait avancer la réflexion. Nous regrettons seulement – je ne sais si c’est par manque de temps – que les syndicats CGT, VIGI et Sud Intérieur n’aient pas été auditionnés, car ils ont aussi une expertise tout à fait intéressante. En tout cas, il faut absolument mettre fin à cette spirale de violence.

M. Jérôme Lambert. J’ai moins une question à vous poser qu’un petit commentaire à faire, auquel vous pourrez peut-être réagir. Nous sommes de la même génération, même si je suis un peu plus âgé que vous, et j’ai moi aussi participé aux manifestations du début des années 1970, dont certaines pouvaient atteindre un très haut degré de violence. Je me rappelle qu’une manifestation parisienne avait fait la une de Paris Match, parce qu’un gendarme mobile, pris à partie par quelques manifestants très violents, avait été très grièvement blessé.

Vous avez rapproché le mouvement dit des « autonomes » des black blocs : c’est vrai, en un sens, mais certains de ses membres ont surtout donné naissance à Action directe. Quarante-cinq ans plus tard, nous avons oublié le niveau de violence de l’époque. Il y a toujours eu, dans notre pays, des manifestations où des voitures brûlaient, où des vitrines volaient en éclat, où on comptait des blessés parmi les forces de l’ordre comme parmi les manifestants, mais je crois que quelque chose a tout de même changé. Il me semble que les manifestations qui dégénèrent dans la violence sont beaucoup plus fréquentes : autrefois, c’était une ou deux manifestations par an, dont on garde le souvenir : je pense à celle de Creys-Malville ou à la manifestation contre la guerre du Vietnam de janvier 1973.

De nos jours, il ne se passe pas un mois sans qu’une manifestation tourne au vinaigre, à la violence et à l’affrontement. Les manifestants se renouvellent, parce que ce ne sont pas forcément les mêmes personnes qui défilent à Paris, à Montpellier ou ailleurs, mais les forces de l’ordre, elles, bougent beaucoup et sont constamment en activité. On les utilise au-delà du raisonnable, à la limite de leurs capacités physiques et mentales, en les sollicitant plusieurs fois par mois. Je connais bien ces sujets, pour avoir suivi les travaux de l’INHESJ, il y a une vingtaine d’années, et je peux comprendre que certains représentants des forces de l’ordre arrivent à saturation : cela peut expliquer certains dérapages, même chez des professionnels aguerris et formés au maintien de l’ordre. Et que dire alors des policiers qui ne sont pas formés au maintien de l’ordre et qu’on appelle en renfort toutes les semaines… Cela dit, chez les manifestants non plus, il n’y a pas que des tendres.

Vous avez souligné que les policiers et les gendarmes ne reçoivent pas la même formation. J’ai effectivement le sentiment que leurs formations ne sont pas exactement équivalentes.

M. Benoît Muracciole. On n’a pas évoqué les manifestations de pêcheurs et d’agriculteurs, dont certaines sont pourtant très violentes, par exemple en Corse. Il est vrai que les manifestations violentes sont plus fréquentes qu’auparavant, mais il faut souligner que la situation sociale est bien plus dure qu’il y a quarante ans : cela peut aussi expliquer l’augmentation du niveau de violence. Je partage votre analyse au sujet de la surutilisation des gardes mobiles et des CRS : de moins en moins nombreux, ils sont donc plus utilisés et plus fatigués psychiquement. S’agissant de la formation, je n’ai pas été invité à assister à celle qui est dispensée à Saint-Astier.

Permettez-moi d’évoquer une anecdote : je me souviens d’une manifestation contre la guerre du Golfe, en 2003. Nous avions fait un sit-in devant l’Assemblée nationale et nous avons été embarqués par des CRS. Quand on manifestait il y a quarante ans, on disait : « Ne tapez pas sur la figure ! », et là, on disait : « Pas le pull ! Pas le pull ! ». Entre ces deux époques, l’attitude des CRS et des gardes mobiles a connu un changement impressionnant : en 2003, ils venaient pour nous déloger, mais pas pour nous faire mal. Il y en avait peut-être quelques-uns qui avaient des comptes à régler, comme toujours, mais c’est tout.

Depuis, a-t-on durci les formations ? Y décrit-on les manifestants comme des ennemis ? Je n’en sais rien, mais il serait intéressant qu’en tant que parlementaires, vous assistiez à ces formations, car on n’en sait pas grand-chose.

Mme George Pau-Langevin, rapporteure. Je voulais aller à Saint-Astier mais je pense que nous n’en aurons pas le temps.

Mme Valérie Bazin-Malgras, présidente. C’est vraiment d’actualité, il faudrait tout de même y aller ! Monsieur Muracciole, je vous remercie d’avoir si utilement éclairé notre commission.

La séance est levée à 17 heures 50.

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Membres présents ou excusés

 

Présents. - Mme Valérie Bazin-Malgras, Mme Aude Bono-Vandorme, M. Jérôme Lambert, Mme George Pau-Langevin