Compte rendu

Commission spéciale
chargée d’examiner
le projet de loi
confortant le respect
des principes de la République

– Audition de M. Gilles Clavreul, ancien délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH)              2

– Présences en réunion.................................22


Mercredi
6 janvier 2021

Séance de 11 heures 30

Compte rendu n° 14

session ordinaire de 2020-2021

Présidence de
M. François de Rugy, président


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COMMISSION SPÉCIALE CHARGÉE D’EXAMINER
LE PROJET DE LOI CONFORTANT
LE RESPECT DES PRINCIPES DE LA RÉPUBLIQUE

Mercredi 6 janvier 2021

La séance est ouverte onze heures quarante.

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La commission spéciale procède à l’audition de M. Gilles Clavreul, ancien délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH).

M. le président François de Rugy. Nous accueillons M. Gilles Clavreul, ancien délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti‑LGBT (DILCRAH). Il est par ailleurs auteur d’un rapport intitulé « Laïcité, valeur de la République et exigences minimales de la vie en société – Des principes à l’action », rapport qui a été remis au Gouvernement en février 2018. C’est à ces différents titres que nous auditionnons M. Gilles Clavreul, auquel je cède la parole pour un propos introductif de dix minutes, qui sera suivi par les questions des groupes.

M. Gilles Clavreul, ancien délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH). Merci de me donner l’occasion de vous livrer quelques réflexions sur ce projet de loi. En laïc observant, je me garderai toutefois de voir dans le choix de la date de l’Épiphanie un quelconque signe de manifestation d’une bonne nouvelle ! Néanmoins, c’est dans cet esprit que j’accueille ce projet de loi et l’initiative politique qui l’a porté.

Cette initiative est la bienvenue parce que le temps presse au regard du sujet principal, même s’il n’apparaît plus en tant que tel dans le texte lui-même, sinon dans son exposé des motifs, car c’est bien la menace de l’islamisme qui est l’origine et l’objet principal de cette loi, même si, comme toute loi de la République, elle se doit d’étendre ses visées au-delà.

Dans le temps qui m’est accordé, je ne pourrai procéder à de larges développements alors qu’il s’agit de sujets sensibles auxquels il faudrait accorder le temps de la nuance et des explications approfondies. Je ne doute pas que la séquence des questions me permettra de revenir sur tel ou tel point.

Le temps presse. Si je me réfère à mon expérience administrative de la décennie qui vient de s’écouler, autant les pouvoirs publics, les services de l’État, les collectivités locales, la société civile dans son ensemble ont beaucoup progressé en matière de prévention et de lutte contre le terrorisme, la partie haute du spectre, autant une menace plus diffuse pèse sur le milieu et le bas du spectre. Nous avons beaucoup tardé et longtemps sous-estimé la menace.

Le temps presse encore parce que, pour ces raisons, les politiques publiques souffrent d’un excessif cloisonnement qui touche ou tangente l’application au quotidien des politiques de citoyenneté. Il est question, parmi d’autres sujets, de laïcité, de prévention de la radicalisation, de lutte contre les discriminations, de lutte pour l’égalité entre les hommes et les femmes, de protection de l’enfance. Dans l’ensemble de ces champs, nous disposons d’outils d’action publique très nombreux, voire trop nombreux, selon moi.

Depuis 2012, du moins depuis 2015, le mal a empiré. C’est un constat que nous pouvons tirer du terrain. Le sondage réalisé par la fondation Jean Jaurès auprès des enseignants et paru ce matin en porte témoignage. L’idée de venger le prophète a gagné en légitimité et l’idée que la France est coupable a progressé.

Un dernier élément motive l’urgence à agir. Il est un peu décalé mais il convient d’avoir présent à l’esprit que la France n’est pas comprise à l’international. Tous les développements que nous avons connus depuis la rentrée – la tenue du procès Charlie, l’assassinat de Samuel Paty, le discours du Président de la République du 2 octobre 2020, l’annonce de ce projet de loi – ont montré que le concept de laïcité et le combat dans lequel la France est engagée devaient être explicités, un combat qui concerne toutes les démocraties occidentales à des titres divers parce qu’elles sont toutes visées. Aussi, il importe d’avoir collectivement présent à l’esprit que nous devons faire un effort pour mieux nous faire comprendre car nous ne sommes pas les seuls à vivre le problème que nous affrontons ni les seuls à chercher à faire appliquer dans nos démocraties occidentales les règles que nous voulons poser.

S’agissant du projet de loi qui donnera lieu à des débats, à des controverses et à des oppositions, deux ou trois objections méritent d’être prises en compte, même si, à titre personnel, je l’accueille plutôt positivement.

En premier lieu, il convient de répondre à l’idée qu’il ne viserait que les musulmans. L’écueil est sérieux. Cette loi ne doit pas viser les musulmans, mais les protéger. Il ne faut se lasser de répéter que lutter contre l’islamisme n’est pas lutter contre les musulmans, mais les protéger. Avant même les discriminations dont ils souffrent, avant même d’être enfermés, assimilés, amalgamés à l’islamisme ou de tomber dedans, l’islamisme est la première menace qui les enferme, les relègue et les discrimine.

Toutefois, si l’islamisme est la forme de séparatisme ou de réfraction par rapport aux valeurs de la société qui nous préoccupe actuellement le plus, elle n’est pas la seule. Rien ne dit non plus qu’elle en sera la principale cause à l’avenir. Je pense, en effet, que d’autres formes de revendications identitaires se manifestent déjà, qu’il s’agisse de courants religieux, de revendications au nom de valeurs tout à fait respectables – telle que la défense de la cause animale – ou encore d’inquiétudes qui traversent notre société, telles que la peur du réchauffement climatique, de la fin du monde, que sais-je encore. Un conspirationnisme multiforme est à l’œuvre, qui soulève des passions et peut engendrer, tôt ou tard, si ce ne sont des comportements violents, du moins des comportements de mise en retrait de la société, susceptibles d’engendrer de multiples conséquences, notamment pour les personnes vulnérables et les jeunes.

Il importe donc de garder à l’esprit que chaque article de cette loi devra avoir un effet utile sur toutes les formes de contestation des modes de vie dans la société républicaine.

La deuxième critique forte adressée à ce projet loi, qu’il faut entendre et à laquelle il faut apporter des réponses sincères, tient au fait qu’elle revêtirait un caractère répressif et qu’un volet préventif, social, antidiscriminatoire, qui aurait dû en former le complément naturel, ferait défaut.

Oui, il y a lieu de regretter le fort désinvestissement politique face à la constitution de ghettos urbains, à la relégation sociale, à la marginalisation de certains territoires, mais la marginalisation sociale n’est tout au plus qu’un facteur favorisant le séparatisme islamiste et, s’il en est l’une des causes, il n’en est pas la principale et encore moins l’unique.

Oui, nous attendons une grande loi d’intégration sociale qui n’a pas vu le jour jusqu’à maintenant. J’espère une loi contre la ségrégation sociale sous toutes ses formes, et pas uniquement contre la ségrégation des quartiers populaires relevant de la politique de la ville. Je ferai un caveat sur ce point. Je ne crois pas qu’il y ait lieu d’opposer lutte contre le séparatisme et lutte contre les inégalités. On ne peut sortir de la relégation sociale tant que des mouvements séparatistes œuvrent dans les quartiers populaires, travaillent les consciences et déforment les esprits. Il s’agit, selon moi, d’un facteur de relégation et de ghettoïsation en soi. C’est aussi l’une des raisons – je ne dis pas que ce soit la principale – qui pousse un certain nombre de familles, dès qu’elles le peuvent, à quitter ces quartiers pour échapper à ce type d’emprise parce que ce n’est pas l’environnement dans lequel elles veulent voir grandir leurs enfants. Bien sûr, d’autres éléments entrent en ligne de compte, tels que l’insécurité au sens large ou la présence de trafics. Mais encore une fois, lutter contre ces trafics, lutter contre l’insécurité revient à lutter pour et non à lutter contre ces populations. Il faut lutter contre la ségrégation territoriale en soi et pour soi. Si, pour bénéfice collatéral, nous devions assister à une régression de l’islamisme, tant mieux, mais il faut d’abord agir pour l’ensemble de la population et non pas parce que nous devons traiter une large partie du problème qui, fort heureusement, ne concerne pas la majorité de la population.

Enfin, je voudrais faire un sort à l’idée que non seulement le droit existant suffit mais que si l’on appliquait pleinement les lois existantes, nous aurions déjà accompli la moitié ou les trois quarts du chemin.

S’agissant des lois existantes, dont je pourrais citer de multiples exemples, je le confirme, l’arsenal législatif est insuffisamment utilisé. Je ne pense pas uniquement à la loi de 1905 mais également aux lois en matière d’accueil collectif des mineurs ou encore de contrôle financier des associations. Par exemple, des seuils d’appel à la générosité publique rendent obligatoire la publication des comptes et possibles un certain nombre d’investigations des services de l’État. À ma connaissance, ces outils sont très peu utilisés. J’ai en tête des exemples précis d’associations.

Un certain nombre d’articles du projet de loi révèlent et pointent le fait que des parties de la législation sont devenues obsolètes, inefficaces ou encore que des mécanismes de sanction ne sont pas prévus. C’est le cas de l’article 26 sur l’interdiction des manifestations politiques dans les lieux de culte. Tout cela suppose une sérieuse remise à niveau législative.

Je ne suis pas à même de faire des suggestions à la représentation nationale mais j’émettrai peut-être trois regrets qui pourraient vous donner des angles d’attaques et de déboucher sur la prise de mesures très concrètes.

D’abord, des mesures concernant les établissements privés hors contrat ne devraient pas se limiter pas aux établissements confessionnels musulmans, qui ne forment même pas la majorité des cas. Nous sommes dans un régime déclaratif. Or je pense que nous devrions entrer dans un régime d’autorisation préalable.

Ensuite, les associations qui font appel à la générosité publique ou qui reçoivent des subventions publiques devraient être auditées par la Cour des comptes et les inspections générales au premier euro et non à partir de certains seuils, 23 000 euros pour passer des conventions ou 253 000 euros pour les comptes certifiés.

Je partage, pour l’essentiel, les remarques et réserves du Conseil d’État, excepté sur un point. En effet, la modification du régime de dissolution des associations qui figurait dans le texte initial a été retirée à la suite de l’avis du Conseil d’État. Il était initialement prévu de l’étendre au manquement aux atteintes à la dignité de la personne, ce qui était une bonne idée. La réserve du Conseil d’État est un peu surprenante puisqu’il considère le champ trop large, trop subjectif, conduisant à des contentieux d’interprétation. Or, si je me souviens de mes cours de droit administratif, qui commencent à dater un peu, c’est le Conseil d’État lui‑même qui a introduit cette notion d’atteinte à la dignité de la personne dans la jurisprudence par le célèbre arrêt Commune de MorsangsurOrge de 1995. Il serait, selon moi, légitime de le réintroduire.

Il y a tout ce qui figure dans la loi, tout ce dont nous pourrions débattre, tout ce que nous pourrions éventuellement ajouter. Il est au moins tout aussi important, sinon davantage, de s’assurer de ce qui ne figure pas dans la loi ou de ce qui, à partir de cette loi, sera effectivement exécuté par les administrations, les partenaires des administrations, les collectivités locales et l’ensemble des acteurs de la société civile qui concourent, par leur action, aux politiques de citoyenneté.

Dans mon rapport de 2018, que vous avez bien voulu citer, monsieur le président, j’observais qu’autant nous tenions des débats passionnants sur les principes de la laïcité, autant l’application concrète péchait singulièrement, au-delà des apparences et des remontées d’informations selon lesquelles il n’y avait pas de problème ou qu’ils étaient gérés quand il s’en posait. Or, on s’aperçoit de plus en plus qu’il existe des difficultés et qu’elles ne sont pas toujours gérées. Le sondage que j’évoquais précédemment en rend compte. On constate, en effet, des béances en matière de formation des personnels de l’Éducation nationale, qui concernent également tous les fonctionnaires des trois fonctions publiques et, au-delà, les acteurs du champ associatif. Je dirais même que parmi les intervenants du champ de la formation des acteurs, certains développent des théories, des idéologies, des principes qui sont exactement le contraire de ce que nous voudrions appliquer. Selon moi, l’effort essentiel doit porter non seulement sur les principes qui seront dégagés par la loi, mais aussi sur la volonté, qui doit être ferme et cohérente, de les mettre en œuvre, de les exécuter, de les ancrer dans la réalité de la façon la plus fine et la plus suivie possible. À ce titre, la représentation nationale peut jouer un rôle supérieur à celui qui a été le sien jusqu’à présent, en matière d’observation, de contrôle et d’évaluation des politiques publiques dans le champ de la situation de la citoyenneté.

M. Florent Boudié, rapporteur général. Je vous remercie de votre intervention, dont je partage les orientations, notamment l’idée d’isoler l’islamisme de tout ce qui relève de l’islam en général. L’islamisme est une idéologie, une synthèse théologico-politique à visée totalitaire et qui, en tant que telle, n’est pas à traiter comme une religion mais comme une idéologie et ses dérives.

Ce texte comprend des contraintes supplémentaires, que vous avez qualifiées de volet répressif, un terme que je ne reprends pas. Des contraintes supplémentaires sont imposées à la fois aux associations cultuelles et aux associations mixtes notamment.

Si la loi de 1905, en tout cas en son article 1er, est un texte de liberté, la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes, « sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public ». Le texte même de 1905 comporte, à peu près pour moitié, notamment dans son titre V relatif à la police des cultes, des dispositions que l’on pourrait qualifier, pour reprendre votre expression, de répressives. Et, en effet, il est normal que la République pose le cadre de l’organisation des cultes, ce qu’elle a fait dès 1905. Sur ce point, je partage vos propos.

Je vous interrogerai sur trois points.

Vous avez évoqué le sondage de l’IFOP, ce que j’ai fait moi-même au cours de l’audition du président de l’Observatoire de la laïcité. Je ne reviens sur ce qu’il prétend révéler. Je comprends d’ailleurs les réserves exprimées par Alexis Corbière. Il y a débat, en effet. Selon vous, révèle-t-il la nécessité de renforcer la formation des enseignants ? Je le pense fortement à titre personnel. Ouvre-t-il la question, qui ne concerne pas uniquement les enseignants, mais aussi les élèves, de l’enseignement des faits religieux, qui peut être utile à notre pays ? C’est un vieux débat.

La question relative aux collaborateurs occasionnels du service public a été posée à plusieurs reprises ; elle suscite des variations d’opinion – c’est normal, nous sommes à l’Assemblée nationale – entre celles et ceux qui considèrent que ce serait une forme de laïcisation, donc de neutralisation de l’espace public, qui n’est pas, en effet, l’esprit de la loi de 1905 et de la laïcité dite à la française – la neutralité s’applique à l’espace étatique, à l’État en tant que tel – et ceux qui considèrent que ce ne serait que le prolongement de l’exécution des missions de service public. Il y a là un très beau débat que nous tiendrons au sein de notre commission et probablement en séance publique. Quelle est votre appréciation ?

Je terminerai par un point plus technique portant sur l’actualisation de la loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et milices privées. Les critères permettant la dissolution d’une organisation sont définis à l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, reprenant l’article 1er de la loi du 10 janvier 1936. Le projet de loi comprend des propositions d’actualisation et de modernisation de la loi de 1936 qui, du reste, a été modifiée à plusieurs reprises depuis. Quelle est votre appréciation ? Les outils, notamment de dissolution administrative des associations, vous paraissent-ils complets ou serait-il nécessaire d’apporter des modifications aux propositions du Gouvernement ?

Mme Laetitia Avia, rapporteure thématique. Je voudrais vous interroger en votre qualité d’ancien délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT. Vous avez abordé le sujet de la haine en ligne et évoqué la nécessité de fixer des obligations de modération plus fortes aux plateformes. Ce sujet soulève la question de la protection de nos principes républicains et de nos concitoyens dans l’espace public. Quel constat dressez-vous de l’évolution et de la prolifération de ces contenus haineux au regard de cette confusion entre le droit à la critique, le droit au blasphème et l’interdiction d’injures et de provocation à la haine sur fondements religieux ?

Par ailleurs, quel constat tirez-vous de cet endoctrinement numérique auquel sont de plus en plus sensibles les plus vulnérables d’entre nous, dont les plus jeunes, qui représentent une cible de radicalisation ?

Quel regard portez-vous sur les articles 18 à 20 du projet de loi ? D’une manière générale, comment endiguer ce phénomène ?

Mme Fabienne Colboc. Notre République est forte de ses principes intangibles : la liberté, l’égalité et la fraternité, l’éducation et la laïcité. Incontestablement, ces principes républicains sont menacés, sur le fondement de projets politico-religieux, dans le champ du service public, de l’instruction, du secteur associatif. La menace pénètre également certains espaces numériques et touche à l’égalité hommes-femmes.

Ce texte vise à renforcer les moyens de l’État pour lutter contre ces dérives ; il réaffirme les principes essentiels de la République, acquis d’une longue histoire, qui ont su, au fil du temps, rassembler autour d’une volonté de vivre dans une république de liberté, d’égalité, de fraternité et ouverte sur le monde extérieur. Vous avez déclaré : « Si la laïcité dans les textes est largement observée, la laïcité dans les têtes et plus largement l’adhésion aux principes républicains reculent par endroits. »

Dans votre intervention, vous avez indiqué que des outils existent mais qu’ils sont dispersés. Avec ce projet de loi, les associations qui demanderont une subvention publique devront désormais s’engager à respecter les principes de la République par un contrat d’engagement républicain. J’aimerais avoir votre avis sur cette nouvelle obligation qui sera imposée aux associations ; peut-elle remettre un peu de cohérence parmi ces outils actuellement dispersés ?

Vous avez souligné que la laïcité à la française n’était pas comprise par d’autres pays mais est-elle bien comprise chez nous, notamment par notre jeunesse ? Identifiez-vous des moyens complémentaires à ce qui est fait aujourd’hui pour s’assurer que notre jeunesse comprenne et s’approprie les principes fondateurs de notre République ?

Mme Annie Genevard. Le président de l’association Le Printemps républicain a évoqué à plusieurs reprises la solitude des élus face aux demandes religieuses. Ce projet de loi, répond-il, selon vous, à cette situation et les mesures proposées mettent-elles les élus à l’abri des pressions et des menaces ?

Par ailleurs, en votre qualité d’ancien délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, vous avez produit un rapport et présenté une quinzaine de propositions. Pouvez-vous nous dresser le bilan de leur application ? Certaines de ces propositions figurent-elles dans ce projet de loi ?

L’islamisme va souvent de pair avec la montée en puissance de l’antisémitisme ; il en est d’ailleurs l’une de ses composantes. Il ne cesse de progresser et s’exprime même à visage découvert. Selon vous, qu’est-ce qui pourrait enrayer un tel phénomène ?

Enfin, vous avez indiqué dans votre propos introductif que ce projet de loi n’était pas orienté contre les musulmans, mais pour les musulmans afin de les protéger de l’islamisme. Avez-vous le sentiment que ceux-ci sont prêts à prendre eux-mêmes les mesures qui s’imposeraient pour enrayer, combattre et éradiquer l’islamisme qui s’épanouit dans leur communauté ?

Mme Isabelle Florennes. Merci de votre propos introductif dont le groupe du Mouvement Démocrate (MoDem) et Démocrates apparentés partage plusieurs points, notamment le réalisme et l’urgence à agir, même s’il faudra du temps, vous le dites. Mais précisément, il ne convient pas d’attendre avant de prendre certaines des mesures que prévoit ce projet de loi.

Merci d’avoir exprimé des regrets quant aux manques. À cet égard, notre groupe en avait repéré un certain nombre ; votre propos nous conforte quant à la nécessité de procéder à des ajouts.

Enfin, vous avez évoqué la grande loi sur l’intégration. Nous-mêmes plaidons depuis longtemps en faveur d’un plan visant au renforcement de la mixité, un sujet qui doit, certes, nous occuper par ailleurs. Cela dit, afin précisément de montrer qu’il ne s’agit pas d’un texte répressif – nous en sommes d’accord –, ne faudrait-il pas introduire dans ce projet de loi une ou des mesures d’incitation aux pratiques vertueuses, notamment menées par un certain nombre de collectivités ? Tout comme moi, vous avez entendu l’appel des deux cents maires. Ce sont des acteurs véritables, qui œuvrent au quotidien dans leur territoire et les quartiers. Ne pensez‑vous pas que ce texte souffre d’un manque à cet égard ?

Mme Cécile Untermaier. Le groupe Socialistes souscrit entièrement à la nécessité d’isoler l’islamisme et de protéger les musulmans. Le texte proposé par le Gouvernement prend en compte cet objectif en traitant l’ensemble des religions et en évitant un amalgame qui pourrait être dangereux.

Pensez-vous que ce texte soit efficace au regard de l’objectif poursuivi de lutte contre l’islamisme radical, une idéologie funeste ? Je rappelle le contexte que constitue la tragédie de l’assassinat de Samuel Paty.

Pensez-vous que l’arsenal législatif et pénal soit suffisant pour protéger les enseignants soumis à des menaces ? Nombre d’entre eux disent s’autocensurer, pas uniquement à l’école primaire. Des universitaires, en effet, nous ont fait savoir qu’évoquer les libertés publiques suscite des frémissements dans les salles, qui les obligent parfois à contenir leurs propos car, ensuite, ils se retrouvent seuls. Au-delà de l’arsenal législatif et pénal qui, à mon avis, existe déjà, avez-vous une idée de ce qui pourrait être entrepris afin de rompre cette solitude ?

Enfin, je n’ai pas bien compris le lien que vous établissiez entre le véganisme, le réchauffement climatique ou le bien-être animal et la question qui nous préoccupe aujourd’hui ?

M. Christophe Euzet. Merci de ce propos introductif assez édifiant. Le groupe Agir ensemble partage votre préoccupation selon laquelle il faut agir vite et bien, dans la mesure du possible.

Je poserai des questions assez précises sur le volet répressif et d’autres d’ordre plus général sur le volet préventif.

Sur le volet répressif, les délégataires de service public sont désormais invités à respecter le principe de neutralité. Pensez-vous qu’il aurait été opportun de soumettre l’ensemble des bénéficiaires de la commande publique, c’est-à-dire les entreprises, à un contrat d’engagement républicain ? Par ailleurs, concernant les sanctions qui s’appliqueraient aux associations qui ne respecteraient pas leur engagement relatif à ce contrat républicain, pensez‑vous que la simple restitution des fonds soit suffisante ?

S’agissant du passage chez le notaire, dans le cas où un héritier potentiel pourrait être lésé par des libéralités qui auraient été concédées par le défunt, pensez-vous que la simple information individuelle de la personne soit suffisante ou qu’il serait nécessaire, au contraire, d’accompagner cette information de la mise à disposition d’un numéro vert par exemple, afin que la personne puisse donner suite à l’information dont elle est bénéficiaire ?

Dans le même ordre d’idées, selon vous, une telle procédure pourrait-elle être usitée en cas de suspicion relative au mariage forcé dans le cadre d’un entretien de quelques minutes dans l’intimité avec l’officier d’état civil ? Pourrait-on envisager un fil conducteur ?

Concernant les sanctions relatives aux médecins qui délivreraient des certificats de virginité, la sanction prévue est-elle suffisante ou le projet doit-il retenir la radiation de l’ordre des médecins ?

Sur le volet préventif, excepté la question de la mixité sociale qui peut être réservée à la politique plus générale du logement, pensez-vous qu’un objectif de mixité scolaire aurait pu trouver sa place dans le texte que nous étudions ?

Avez-vous la conviction que la question de la formation scolaire des étrangers arrivants ou de la formation des responsables associatifs aux principes républicains aurait pu trouver sa place dans ce texte et sous quelle forme ?

M. Olivier Falorni. Monsieur Clavreul, je veux vous dire d’abord le plaisir que j’ai eu à vous écouter et à vous entendre mettre en avant l’urgence à agir. Oui, il y a urgence à agir et vous faites partie de ceux qui ne le disent pas depuis quelques semaines mais depuis de nombreuses années.

Je suis historien. Notre commission travaille, certes, à l’élaboration d’une loi, mais je n’oublie jamais de me demander pourquoi et comment nous en sommes arrivés là. J’ai travaillé sur la Résistance. Même si tous les points de vue sont à prendre en compte, je prête plus d’attention aux propos des résistants du 18 juin 1940 qu’à ceux du 8 mai 1945. Votre rapport, comme celui d’ailleurs de l’inspecteur général Obin sur l’Éducation nationale, a été mis de côté il y a quelques années. Vous avez eu le courage d’exposer vos positions, quitte à prendre le risque d’être qualifié d’islamophobe, pour utiliser la sémantique des islamistes. C’est un symbole assez amusant, si j’ose dire, que vous soyez auditionné après le représentant de l’Observatoire « de la cécité » qui, dans son rapport, écrivait que la France n’avait pas de problème avec le concept de laïcité et que le débat sur la laïcité devait être apaisé. Dès lors que l’on fait suivre d’un adjectif le terme de laïcité, on peut toujours craindre le pire, en tout cas au niveau de l’analyse ! Si l’honneur de l’Assemblée est d’entendre tous les points de vue, le vôtre mérite de l’être davantage encore.

Je partage votre analyse sur la nécessité de distinguer la religion monothéiste qu’est l’islam de l’idéologie totalitaire qu’est l’islamisme. Je sais que vous avez beaucoup travaillé sur le sujet de la laïcité et sur ce texte. N’avoir disposé que d’un quart d’heure pour le présenter a dû être pour vous une frustration. Je vous poserai une question précise et une autre plus générale, vous donnant ainsi l’occasion d’approfondir votre propos.

Le principe de la libre administration des collectivités locales mérite d’être respecté. Comment protéger nos élus contre des menaces de groupes de pression islamistes présents dans leur commune et, inversement, parce que c’est une réalité que vous avez pointée, comment protéger la société du clientélisme de certains élus locaux vis-à-vis de ces mêmes groupes ?

Question plus générale, vous avez évoqué, à juste raison, les établissements hors contrat. Oui, il faut un régime d’autorisation préalable, oui, il faut auditer les associations dès le premier euro, oui, il faut...

M. le président François de Rugy. Oui, il faut conclure, mon cher collègue !

M. Olivier Falorni. Je conclus donc ! Quels sont, selon vous, les manques de ce projet de loi ?

M. Alexis Corbière. Avec tout le respect que j’ai pour Olivier Falorni, je lui dirai qu’il émet des critiques vives à l’encontre d’invités qui étaient présents ce matin et que, dans le cadre de nos débats, il faut s’adresser précisément aux personnes quand elles sont là. Procéder de la sorte ne me semble pas de bonne méthode, quel que soit ce que l’on pense au fond. La clarté doit être faite pour vérifier s’il existe des désaccords et sur quels sujets. Franchement, dans ce débat confus, je n’approuve pas cette façon de procéder. Arrêtons et débattons du fond !

Monsieur Clavreul, selon vous, qu’est-ce que ce texte apporte de nouveau ? Je connais vos positions, nous nous sommes pris de bec mille fois. Je suis d’accord avec vous, des dispositifs législatifs existent, il faut les appliquer. Ensuite, je vous ai trouvé un peu plus vague sur les éléments nouveaux, et puis je crois que vous vous êtes trompé : vous avez évoqué l’article 26 relatif aux manifestations politiques dans les lieux de culte alors que vous vouliez sans doute faire référence à l’article 31. Pourriez-vous reprendre, je vous prie, car je ne saisis pas très bien ?

Par ailleurs, à la place qui est la vôtre, quels sont, selon vous, les éléments objectifs pour mesurer, par exemple, ces thèmes largement évoqués par certains ministres : mariage forcé, certificat de virginité, etc., auxquels nous sommes tous opposés ? Quels sont donc les éléments permettant de juger de la progression ou de la régression des phénomènes ? Ce n’est pas être « collabo » que de vouloir des éclaircissements. Moi aussi, je vis en Seine-Saint-Denis, j’ai les yeux ouverts. Il y a des choses que je vois, des choses que je ne vois pas. J’entends aussi qu’il y aurait urgence à agir, mais il ne faut pas le faire de façon imprécise et ne pas oublier non plus que la commission Stasi, en 2003, avait déjà étudié le sujet de façon approfondie, nous informant, entre autres, que le communautarisme était plus subi que voulu. Elle avait notamment avancé plusieurs propositions portant sur la fermeté dont il fallait faire preuve sur les questions de laïcité, articulée à des politiques d’organisation urbaine et des politiques de réaffirmation de service public, qui n’ont pas vu le jour. Telle est la difficulté à laquelle nous sommes confrontés.

Vous aurez compris le sens de mon propos, je souhaiterais que vous entriez un peu plus dans le détail des outils nouveaux du texte que nous étudions, susceptibles d’apporter des réponses.

Je profite de l’occasion pour évoquer l’article 28, relatif à la possibilité pour les associations cultuelles de ne plus seulement avoir pour objet des activités cultuelles mais de gérer des biens de rapport, ce qui me semble être une incompréhension de la loi 1 905.

Enfin, je reviens au sondage évoqué. Chers collègues, en tant que professeur d’histoire, j’ai souvent été contesté sur la Révolution française, dont je suis un passionné, par des élèves qui considéraient que les responsables de la révolution étaient des illuminati et des francs-maçons. Cela m’a valu des discussions extrêmement tendues avec certains d’entre eux. Lorsque je leur montrai la Déclaration des droits de l’Homme et le triangle contenant l’œil en son centre, on me renvoyait que c’était la preuve que les francs-maçons étaient à l’origine de la révolution. Cette confrontation et la nécessité de trouver les mots pour convaincre font partie du travail de l’enseignant.

Ne pas travailler sur la base d’outils rigoureux est bien le sujet. Les contestations au sein de l’école sont la caisse de résonance des questions qui font débat à la télévision ou sur les réseaux sociaux. Ce n’est pas nécessairement la preuve d’un islamisme – qui existe, je ne le conteste pas – à proportion de ce que d’aucuns considèrent. Que je sache, un professeur sur deux ne se retrouve pas face à un islamiste ou un potentiel terroriste ! L’affirmer reviendrait à ne pas bien comprendre ce qui se passe dans la société, même s’il faut agir.

Mme Marie-George Buffet. Vous avez indiqué que cette loi ne viserait que les musulmans. Le paragraphe 5 de l’exposé des motifs du projet de loi exprime les choses de façon très claire : « Un entrisme communautariste, insidieux mais puissant, gangrène lentement les fondements de notre société dans certains territoires. Cet entrisme est pour l’essentiel d’inspiration islamiste. » Tel est le sens de la loi, c’est écrit. Cela dit, vous avez raison d’appeler notre attention sur d’autres dangers, y compris l’aspect religieux.

Les lieux de culte les plus nombreux dans mon département de la Seine-Saint-Denis sont les lieux de culte évangéliste. Il convient d’avoir ces données à l’esprit et ne pas réduire une religion à un territoire, une religion à une classe sociale, etc. Ayons une vision plus fine.

Vous estimez que le droit existant est insuffisant, considérant même que si on appliquait mieux la loi existante, on ne résoudrait pas pour autant les problèmes ; il faut donc progresser grâce à cette loi sur différents sujets. Je souhaiterais que vous soyez plus précis et que vous nous expliquiez pourquoi la loi s’applique si difficilement. On nous opposera un problème de moyens financiers, de moyens humains dans les administrations et dans les associations. N’existe-t-il pas un problème d’appropriation de la loi, y compris dans la fonction publique ? Vous l’avez souligné, les outils sont dispersés et des cloisonnements existent. Un problème d’appropriation de la loi elle-même par tous nos services publics, nos services d’État, n’empêche-t-il pas son application efficace ?

M. le président François de Rugy. Je me permets d’ajouter une question à cette première salve.

Dans le rapport de 2018 que vous avez remis au Gouvernement, il me semble que vous évoquiez l’idée d’un contrat entre les associations et les collectivités publiques qui les subventionnent. L’idée est reprise sous une autre forme dans le projet de loi. Vous semble‑t‑elle correspondre à celle que vous aviez développée ? La rédaction actuelle vous paraît-elle pertinente et potentiellement efficace ?

M. Gilles Clavreul. Je suis rassuré au moins sur deux points – si j’avais besoin de l’être : d’une part, la discussion parlementaire s’annonce riche et les initiatives nombreuses. D’autre part, j’ignore si l’état d’esprit rappelle celui qui a présidé aux débats de la loi de 1905, en tout cas, c’est un modèle remarquable de discussion parlementaire. L’état d’esprit qui traverse les groupes est très encourageant s’agissant d’un sujet qui réclame de la mesure ; il marque l’envie d’approfondir le sujet. Bien sûr, les différences et les oppositions, non pas au sens d’opposition parlementaire, s’accuseront, des points de vue divergeront, c’est tout à fait normal, mais l’état d’esprit est constructif. Puissiez-vous l’insuffler lorsque la discussion sera portée dans l’hémicycle !

Je commencerai par répondre aux questions du rapporteur général, et ainsi à l’objection d’Alexis Corbière sur le fond. Le sondage de la fondation Jean Jaurès mérite d’être analysé en détail. Iannis Roder, qui a en partie dirigé les travaux de la fondation Jean Jaurès, le disait encore ce matin à la radio : ce sondage témoigne peut-être d’une prise de conscience des enseignants et d’un besoin de parler de sujets jusqu’ici délicats à aborder. Indépendamment des chiffres objectifs, il convient de prendre en compte le fait que les enseignants s’approprient cette question, expriment des inquiétudes et demandent à leur hiérarchie de ne pas les abandonner. De manière plus générale, espérant ainsi répondre à plusieurs des questions que vous avez posées – la loi est-elle suffisante ? Comment être assuré que la loi sera suivie d’effet ? – je considère que la loi, de toute façon, ne sera jamais suffisante en elle-même.

Lorsque j’ai enquêté sur la laïcité, un directeur d’agence régionale de santé m’a demandé, moi qui venais de Paris, de lui dire quelle était la « ligne du parti » – l’expression parlera à Mme Buffet... Excellente question ! Sur le terrain, on a, en effet, des difficultés à savoir en quoi elle consiste. Quand j’emploie le mot parti, je fais référence à une image ! Les préfets ont tendance à se référer à Trotski. Moi aussi, je m’intéresse aux rapports de force !

M. le président François de Rugy. N’ouvrons pas un débat connexe !

M. Gilles Clavreul. Le sujet est bien celui-là, qui rejoint celui de la formation des acteurs de terrain, de l’État ou du monde associatif. Certains textes moins connus doivent être explicités et, à ce titre, il convient de former, mais il faut aussi que les personnels de terrain se sentent soutenus, entendus, épaulés et que la ligne fixée par les pouvoirs publics soit claire.

L’effort essentiel qui doit transparaître à travers ce texte tient à la clarification de la parole publique sur la lutte contre des manifestations ou des contestations plus ou moins graves de la laïcité. Il est dans l’ordre des choses que les jeunes contestent ; en revanche, il est à déplorer que la suspicion devienne une passion mauvaise et commune à tous les étages de la société. On entend des professeurs agrégés de médecine tenir des propos surréalistes sur les traitements, les vaccins, que sais-je encore ! Le conspirationnisme ignore de plus en plus le niveau de diplômes et les niveaux sociaux ; c’est une tendance de fond de notre société.

Raison de plus pour que les responsables publics de l’État, les élus et, par capillarité, tous ceux qui concourent à ces politiques de citoyenneté soient les plus explicites possible. « Clair » ne signifie pas répressif, soupçonneux ou inquisitorial ; la clarté exige de poser un certain nombre de principes, qui doivent être repris pour tracer une ligne très nette entre islam et islamisme, pour répondre à des interrogations légitimes, voire, dans l’exercice de l’esprit critique, permettre d’analyser un sujet qui obéit à une idéologie. Voilà pourquoi j’insiste énormément sur la mise en œuvre de ce texte. La loi ne pourra jamais tout prévoir dans le détail fin. Peut-être faudra-t-il formuler plus clairement, plus explicitement les principes fondamentaux dans l’exposé des motifs, voire dans l’article 1er, afin que cette loi trouve un socle solide.

S’agissant des collaborateurs occasionnels du service public, des mesures supplémentaires sont-elles nécessaires et convient-il de leur imposer la neutralité demandée aux agents de l’État ? Peut-être certains d’entre vous trouveront-ils ma réponse paradoxale. À titre personnel, je trouverais préférable que ce soit le cas et que toutes celles et ceux qui s’associent à un service public ne manifestent aucun signe, ni politique ni religieux. Néanmoins, je ne pense pas qu’il soit politiquement opportun d’ouvrir le front sur ce sujet, qui ne me paraît pas – et de loin – le plus important, le plus sensible ou le plus difficile. Parmi les manifestations délétères, je retiens en priorité celles qui mettent en jeu l’épanouissement des enfants. Pour objectiver les situations problématiques qui ne l’ont pas été suffisamment jusqu’à présent – je reprends à cet égard une partie de l’argumentaire de monsieur Corbière – je préconise, comme je l’avais fait dans mon rapport de 2018, l’organisation d’un audit.

Je m’attache au retrait de certains enseignements. Je m’attache ensuite à la contestation, dont tous les enseignants font l’expérience, et qui n’est pas simple à objectiver : des élèves se bouchent les oreilles au moment où ils évoquent les théories de la création du monde, ferment les yeux ou écrivent en haut de leur feuille « Je ne partage pas cet avis » quand ils doivent remplir un questionnaire sur la laïcité. Tels sont les incidents qui m’ont été rapportés et qui sont remontés par les dispositifs « laïcité » de l’Éducation nationale. L’objectivation est une action publique qui devrait être dupliquée dans d’autres services de l’État afin de disposer de la documentation la plus large possible.

Dans les Yvelines, à Ecquevilly, la chorale en primaire a été supprimée parce qu’un tiers des élèves a décidé qu’il était interdit de chanter pour des raisons religieuses, suivi par un autre tiers qui a voulu imiter ses petits copains. Ces faits sont graves et ne se règlent pas nécessairement par la loi. Là encore, au-delà de la connaissance de la loi, c’est aussi et avant tout une question de rapport de force. Ceux qui sont confrontés à de telles situations ont raison : ils doivent être soutenus, défendus, aidés, outillés intellectuellement, juridiquement au plan relationnel et des ressources humaines. C’est ainsi que des équipes doivent se déplacer pour objectiver la situation et trouver des solutions. Cela a été fait dans l’Éducation nationale ; parfois, cela ne suffit pas.

De plus, il faut étendre cette objectivation à d’autres services publics. Même s’il est normal de concentrer l’attention sur l’Éducation nationale, il n’est pas le service public le plus dépourvu – loin de là. Cela tient à la qualité des enseignants, à leur formation intellectuelle générale, à la solidité de l’institution scolaire, malgré les difficultés auxquelles elle est confrontée et malgré le manque de moyens. Si de telles difficultés existent dans les établissements scolaires, que dire des centres sociaux, des centres de loisirs et des structures sportives ? Pour mille et une raisons, voilà des secteurs où l’on est très loin du compte et dont les situations ont été mal ou très insuffisamment objectivées.

Sur l’actualisation de la loi du 10 janvier 1936 ou de l’article L. 212-1 du code de sécurité intérieure, un huitièmement relatif aux atteintes à la dignité de la personne pourrait être ajouté. Se pose, là encore, une question d’exécution. De mémoire, au cours des vingt dernières années, une vingtaine d’associations ont été dissoutes, majoritairement d’extrême droite ou de l’ultra-droite. Cela montre que l’exécutif opère avec un certain discernement ; cette façon d’agir devrait répondre en partie à la crainte que l’État dissoudrait à tour de bras, ce qui ne serait pas souhaitable. Nous verrons comment les contentieux évolueront. Je ne serais pas défavorable à utiliser la loi existante, complétée dans le sens que je viens d’indiquer.

Madame Avia, je profite de l’occasion pour vous saluer et rendre hommage à l’action que vous avez entreprise avec beaucoup de courage ; vous ne lâchez pas, malgré une forme de consensus un peu étonnante opposée à l’initiative prise contre la haine en ligne considérée comme liberticide, ce que, personnellement, je ne crois absolument pas.

Le nombre de personnes qui souffrent de diffamation et de la destruction de leur réputation en ligne progresse. Ces actes ne sont pas uniquement le fait de personnes isolées, mais de groupes constitués qui attaquent, animés d’intentions précises et selon un calendrier tout aussi précis.

Nous observons que les opérateurs ont peu de prise sur la régulation de ces phénomènes, non pas du point de vue des lois de la République, mais de leurs propres lois et règlements intérieurs qu’ils ont tendance à appliquer de manière très sélective et selon des procédures qui nous échappent. Aussi, je ne peux qu’approuver que la lutte contre la haine en ligne soit remise sur le métier.

Il est assez invraisemblable que des dispositifs de contrôle aussi perfectionnés et parfois extrêmement tatillons s’appliquent aux médias traditionnels, la régulation de l’audiovisuel revêtant un aspect bureaucratique assez fascinant, alors que, dès qu’il s’agit de l’internet, en vertu de principes nouveaux, nous avons l’impression d’être confrontés aux ordini nuovi de Machiavel. On serait dans une ère nouvelle où subitement les dispositifs de contrôle existants ne s’appliqueraient plus pour faire place au règne de la liberté totale ! Or, il ne faut pas oublier les victimes, que l’on ne prend pas suffisamment en compte, et les processus d’endoctrinement, qui passent par l’utilisation des réseaux sociaux, des messageries, voire de l’internet classique, qui est un formidable repère et un véhicule de diffusion des idéologies de haine. En particulier s’agissant de l’islamisme, on trouve absolument toutes les ressources possibles. C’est d’ailleurs un avantage quand on cherche à combattre l’islamisme : le seul mérite que nous puissions reconnaître aux islamistes, c’est ce qu’ils disent tout ce qu’ils veulent faire, tout, y compris les attentats. Souvenez-vous des communiqués d’Al-Qaïda au début du mois de septembre, ils ont dit ce qu’ils allaient faire et ils l’ont fait. Nous avons donc tout intérêt à les écouter et à prendre ce qu’ils disent au pied de la lettre.

Madame Colboc, j’ai, en effet déclaré que la laïcité dans les têtes reculait et que l’on assistait à la dispersion des outils d’intervention publique. Je vous en donne un exemple. Lorsque j’étais DILCRAH, j’ai mis dix-huit mois avant de récupérer le thème de la lutte contre les discriminations. Face à moi, des associations, au demeurant pas toujours très bien intentionnées, me reprochaient de ne pas m’intéresser à la lutte contre les discriminations. Je leur disais y être attaché mais qu’en raison de l’historique, la compétence liée à la lutte contre les discriminations était « logée » à l’Agence nationale de la cohésion des territoires. C’est d’ailleurs toujours le cas. Quel sens cela peut-il bien revêtir ? Pourquoi n’est-elle pas donnée à la DILCRAH ? Je l’ignore. Il s’agit là d’un exemple parmi d’autres, même si je le considère comme important.

D’une manière générale, nos politiques de citoyenneté ne sont pas coordonnées entre elles, je dirais même qu’elles sont le reflet et la survivance contemporaine d’une très ancienne division des politiques publiques entre prévention et répression, que l’on oppose, que l’on sépare, que l’on divise. C’est un ancien sous-préfet en charge de la politique de la ville dans le département des Hauts-de-Seine qui vous le dit : une idée très prégnante habitait les acteurs publics ou les associations selon laquelle il y avait le sous-préfet « ville » gentil, qui accordait des subventions et qui était copain avec les associations, et le sous-préfet méchant qui faisait régner l’ordre public. Or cela ne se passe pas ainsi. L’action publique est une et mise en cohérence avec ce que fait l’autre.

Les notions de citoyenneté et de lutte contre le séparatisme, quel que soit le nom que l’on donne à ces sujets, ne doivent pas être confondues. La laïcité et la lutte contre la radicalisation sont deux notions différentes, mais concevoir ces politiques et les conduire de manière distincte, séparée, voire opposée, n’est plus possible et suppose une clarification. Encore une fois, les fonctionnaires de terrain ne comprennent pas cette organisation dissociée ni la dispersion des messages des interlocuteurs publics. Si la laïcité n’est pas comprise, peut‑être est-ce en grande partie pour cette raison, les messages ne sont pas clairs, et pas toujours pour des questions d’intelligibilité de la loi.

Madame Genevard, je sais bien que je porte de multiples casquettes, mais il en est une que je ne porte pas, celle de président du Printemps républicain, à qui je vous invite à adresser vos questions : je ne saurais répondre à sa place.

Des conclusions du rapport sur la laïcité que j’ai rendu ont été reprises par un certain nombre d’entre vous. Les problèmes se sont plutôt amplifiés depuis. Comment en mesurer l’évolution ? On ne le fait jamais assez bien. Après les attentats de janvier 2015, nous disposions de peu de données objectives, de rares rapports alors que nous bénéficions désormais des enquêtes très approfondies de Gilles Kepel, pionnier en la matière, et de ses successeurs, Bernard Rougier, Hugo Micheron. L’enquête d’Olivier Galland et d’Anne Muxel sur la tentation radicale est un travail très sérieux, mené en profondeur. Je citerai encore un travail méconnu mais remarquable, Les adolescents et la loi : Premiers résultats, Bouches-du-Rhône, une enquête menée par Sebastian Roché, directeur de recherche, qui analyse les rapports des collégiens aux valeurs de la société, en établissant des catégorisations par pratique et observance religieuses. Je cite Sébastian Roché qui n’est pas particulièrement connu pour être un boutefeu de la lutte contre l’islamisme, ni un soutien inconditionnel des pouvoirs publics, loin de là. Il objective une tendance au raidissement identitaire qui est particulièrement marquée chez les jeunes, notamment chez les jeunes hommes. Je termine en relevant l’enquête remarquable de l’Institut Montaigne qui est souvent citée. Nous disposons donc d’outils d’objectivation mais vous aurez remarqué qu’ils sont tous extérieurs aux services de l’État. Que ceux-ci se dotent de leurs propres outils d’objectivation serait une bonne chose.

Mme Florennes, j’ai des regrets, oui, tout le temps. Sur le projet de loi, on peut essayer d’aller plus loin, mais je ne doute pas que la discussion parlementaire enrichira le texte.

Il a été largement question des mesures à prendre du point de vue de l’intégration ou de logement. Je partage mille fois ces propositions. J’ignore dans quelle mesure on peut adjoindre des pièces nombreuses à un texte qui compte déjà cinquante‑et‑un articles et qui doit garder une certaine cohérence. Je suis un peu embarrassé parce que, sur le fond, je serais très désireux d’aller plus loin, sur la question de l’intégration républicaine en particulier. Mais cela reviendrait à ouvrir un autre débat. Dans certains pays, je pense à l’Europe du Nord donc à une tradition et à un état d’esprit qui sont ceux de la social-démocratie scandinave, à laquelle on s’est souvent référé par le passé – et à raison –, les aides mais aussi les exigences en matière de respect et de compréhension des valeurs du pays sont devenues une préoccupation majeure des politiques d’intégration. Nous serions bien inspirés d’y puiser.

Madame Untermaier, le texte sera efficace dans la mesure où il sera suivi d’effet et exécuté fidèlement par les administrations. Pour avoir apporté ma contribution à une dizaine de projets de loi au cours de mes diverses fonctions antérieures, je considère que le texte proposé est soigné du point de vue de la légistique et relativement concret, pour la plupart de ses articles, en tout cas ceux qui me paraissent les plus importants.

Je n’ai pas parlé des végans ou du réchauffement climatique en tant que tels. Certaines manifestations de protestations radicales sont liées à des causes très particulières. Elles s’accompagnent d’actes violents et d’une légitimation idéologique de la violence. On ne s’oblige plus à discuter, ni à négocier, on se place dans une logique de rupture par rapport à une société, à des pratiques, aux pouvoirs publics et aux institutions, considérés comme foncièrement illégitimes. Cette forme de polarisation et de manichéisme du débat public qui s’accompagne de telles pratiques me paraît devoir éveiller l’attention. Je ne dis pas que ces mouvements auront les mêmes conséquences ou le même impact que l’islamisme mais je pense qu’ils méritent d’être surveillés ; en tout cas, ils font déjà des victimes. Par exemple, des commerçants sont pris pour cible, sont attaqués, y compris physiquement ou en cherchant à détruire la réputation.

Monsieur Euzet, faut-il soumettre l’ensemble des bénéficiaires de la commande publique au contrat d’engagement républicain ? Pourquoi pas, la proposition mérite d’être analysée.

S’agissant de l’héritage, du mariage forcé ou de l’interdiction des certificats de virginité, je ne suis pas certain que l’on puisse aller plus loin que le recueil du consentement éclairé et de prendre à part individuellement la future mariée. Personnellement, je ne vois pas comment, mais sans doute n’y ai-je pas suffisamment réfléchi.

La question de la mixité scolaire trouvera de préférence sa place dans une loi sur l’éducation, tout en reconnaissant qu’il est difficile de repousser des questions aussi légitimes et aussi importantes, mais l’on ne peut traiter de tout.

Vous avez également parlé de la formation des étrangers et des associatifs. Sur ce point, je suis absolument d’accord avec vous. Des exemples récents qui ont défrayé l’actualité ont donné la mesure des insuffisances et donc des besoins.

Monsieur Falorni, vous m’avez interrogé sur la façon de mieux protéger les élus, toutes les personnes dépositaires ou en charge de l’intérêt public. Là encore, même si ma réponse reste insuffisante, je rappelle que des dispositifs précis figurent dans la loi, certains existent déjà ou ont été renforcés, qui font appel à la solidité et à la cohérence des pouvoirs publics en général, lorsqu’il y a menace, interpellation ou tout simplement signalement.

J’ai été frappé de constater que, parfois, celui qui signale le problème dans un service public devient lui-même le problème. On lui demande s’il n’en fait pas un peu trop, on lui fait remarquer que c’est toujours lui qui signale. J’évoquerai une anecdote significative d’une amie enseignante qui, à l’occasion de la prise d’une photo de l’équipe éducative, avait remarqué que l’un des surveillants de l’établissement faisait une quenelle. Elle en a parlé à ses collègues et au principal. On lui a répondu que ce n’était pas une quenelle, qu’il se grattait le coude, et d’ajouter que c’était toujours elle qui portait ce genre de remarques, alors qu’il était manifeste qu’il faisait une quenelle et que cet acte concordait avec certains des propos qu’il tenait. Pour finir, on a effacé sa silhouette de la photo. Aucune autre photo n’a pas été prise, le surveillant a tout simplement disparu de l’image. En effaçant le surveillant, on a effacé le problème lui-même pour ne pas avoir à le traiter. Cette forme d’évitement rend l’objectivation des faits peu aisée. Il faut y travailler afin que les personnels se sentent soutenus car la raison principale, sinon unique, de l’absence de signalement, est de faire craindre aux personnes qui dénoncent les faits d’être les victimes collatérales, voire les seules victimes. Certes, il est peu engageant de signaler un fait, si l’on présume qu’il ne se passera rien, peut-être à tort d’ailleurs. Un effort est donc à produire en ce domaine.

Monsieur Corbière, je visais bien l’article 26 mais de la loi de 1905, relatif aux réunions politiques dans lieux de culte.

Des dispositions existent dans la loi, mais aucune sanction n’est prise, voire, pire, les pouvoirs ne se saisissent jamais des signalements. D’éminents spécialistes expliquent que tout est déjà prévu dans l’article 31 de la loi de 1905 quand les prédicateurs forcent à pratiquer de certaine façon, si ce n’est que cet article n’est jamais utilisé. Dès lors, il convient de s’interroger : les services de l’État ne connaissent-ils pas la loi ? C’est possible. Mais on ne peut supposer que ce soit le cas de tous les services. Soit encore la loi est devenue obsolète ou la sanction insuffisante. Toutes ces hypothèses sont possibles, mais méritent des investigations.

Pendant la campagne des municipales, à Marseille, des discours politiques ont été tenus dans des lieux de culte catholique. Personne n’a réagi. C’est anormal et aurait dû être sanctionné. Ce sont des cas sur lesquels il y a matière à agir.

Madame la ministre Buffet, pour vous avoir croisée au tout début de ma carrière, lorsque je servais dans le département du Gard, je me souviens de quelques conversations que nous avons eues sur l’éducation populaire et sur les débuts des phénomènes de prosélytisme. L’occasion m’est offerte de vous remercier de votre action, du courage et de l’humilité dont vous avez fait preuve en reconnaissant votre évolution sur ce sujet, comme nous avons pu le voir dans l’excellent documentaire diffusé récemment sur La Chaîne parlementaire. C’est la raison pour laquelle votre invitation à porter le regard sur d’autres phénomènes que l’islamisme mérite d’être entendue. Voilà une opinion que je partage entièrement.

Monsieur le président, le contrat est un bon dispositif. Certes, il n’est pas parfait. D’ailleurs, comme le Conseil d’État l’a fait remarquer, il ne s’agit pas vraiment d’un contrat. Néanmoins, il s’agit d’un engagement. Une fois encore, l’essentiel tient à la qualité d’exécution et de suivi, à la nécessité d’agir si les termes du contrat ne sont pas respectés. C’est tout bête mais c’est aussi simple que cela.

Je terminerai, non pas par une critique, mais par une réserve sur le terme de séparatisme. Je redoute au moins autant l’entrisme islamiste que le séparatisme islamiste. Veillons à ce que les groupes qui font semblant de jouer le jeu pour servir d’autres intérêts ne soient pas favorisés par de nouveaux dispositifs dont ils sauraient se jouer habilement.

M. Ludovic Mendes. Merci de vos explications. Nous avons déjà débattu de ces sujets à plusieurs reprises, je devine presque par avance vos propos, en tout cas, ils sous-tendent des débats très riches.

Je souhaite vous interpeller sur la protection des mineurs face aux dérives fondamentalistes et sectaires. Depuis la loi du 5 mars 2007, l’action publique privilégie des actions de prévention ainsi que des procédures de repérage et de signalement des mineurs en danger, le terme de danger étant préféré à celui de maltraitance, même si on peut reconnaître qu’il s’agit une forme de maltraitance morale. Pensez-vous notre arsenal juridique suffisant ou devrions-nous le renforcer dans le domaine de la protection des mineurs ? La vulnérabilité des enfants doit, selon moi, être une priorité face à la dérive qui place la République à un rang inférieur à des textes qui, à l’origine et en d’autres temps, étaient des règles de fonctionnement et que certains veulent imposer comme loi supérieure pour tout homme. En un mot, devrions‑nous lancer de nouvelles procédures pour la protection des mineurs ou le cadre juridique est-il suffisant ?

M. François Cormier-Bouligeon. Merci pour la grande clarté de vos propos. Vous avez contribué à théoriser et à forger le concept de tenaille identitaire, c’est-à-dire, d’un côté, une extrême droite populiste qui a opéré une mue en trompe-l’œil depuis quelques années en faisant croire qu’elle défendrait la laïcité, ce beau principe républicain, qui devient, dans la réalité, chez elle, un outil xénophobe et de rejet d’une religion en particulier et de promotion d’une autre. Il ne s’agit pas ici de laïcité, il convient de sans cesse le rappeler. De l’autre côté de la tenaille identitaire, on trouve ceux qui exacerbent la question de l’identité religieuse, la mélangeant constamment à l’origine, la culture, la couleur de peau et l’ethnie en relégitimant, parfois implicitement ou involontairement, voire parfois très explicitement, la notion de race. Ils assignent les personnes à des identités restrictives, les enferment dans des cases toutes faites – vous l’avez d’ailleurs rappelé.

En 2018, vous préconisiez dans votre rapport sur la laïcité de conditionner le soutien de l’État, notamment le soutien financier, à l’engagement de respecter et de promouvoir les valeurs de la République. On retrouve, dans ce projet de loi, le contrat d’engagement républicain. Pensez-vous que les dispositions de ce texte dans leur ensemble, et plus spécifiquement le contrat d’engagement républicain pour les associations, sont susceptibles d’écarter les mâchoires de cette tenaille identitaire qui pollue la vie politique française, pensez‑vous qu’elles seront efficaces pour lutter contre leur volonté de détruire le modèle universaliste français et surtout pensez-vous que l’État s’en donne encore les moyens ?

M. Frédéric Petit. Monsieur Clavreul, merci de votre analyse qui remonte à vingt ans ; la mienne remonte à quarante ans. Nous assistons à la disparition des tiers de confiance dans les quartiers. Comment percevez-vous ce phénomène ? On parle de ghettoïsation, vous parlez d’agir, vous parlez d’acteurs. Il y a quarante ans, ces quartiers connaissaient non seulement un brassage dans l’habitat, mais aussi dans les associations. Les tiers de confiance ont disparu. Où en sommes-nous sur ce point ? Pouvons-nous réagir grâce à ce texte ?

M. Sacha Houlié, rapporteur thématique. On ne prête qu’aux riches et on vous a prêté de multiples propos sur la laïcité. J’ai été agréablement surpris car je vous ai entendu tenir un propos très mesuré, distinct de ce que j’avais pour habitude de lire parfois sur les réseaux sociaux. J’ai donc apprécié votre propos et votre présentation.

Je souhaiterais un complément relatif à la police des cultes, notamment sur l’article 35, qui prévoit une traçabilité des fonds finançant les associations, une traçabilité à ce jour limitée aux seules associations cultuelles relevant de la loi de 1905. À la lecture de l’avis du Conseil d’État ou des différents commentaires, je ne parviens pas à déterminer si cette obligation s’étend à la part cultuelle des associations mixtes relevant de la loi 1 907. Considérez-vous qu’il faille étendre cette obligation au terme d’une modification législative de ce texte ?

Mme Géraldine Bannier. J’interviens à la suite des propos tenus par mon collègue Corbière, qui est enseignant comme moi.

Monsieur Clavreul, je vous remercie d’avoir placé votre discours sur le plan de l’efficacité de l’application des textes et de la sanction. Merci pour l’exemple de la quenelle qui montre bien que l’on peut insister autant que l’on veut sur la formation du côté des enseignants, sans obtenir de réponse concrète et un suivi des élèves en déviance. Je l’ai observé sur le terrain, nous restons sans solution. Merci donc d’avoir rapporté cet exemple très parlant.

Ne faudrait-il pas imposer la neutralité des encadrants de mineurs aux associations ?

M. Charles de Courson. Monsieur Clavreul, vos trois suggestions ne posent-elles pas, chacune, de nombreux problèmes ? En effet, substituer un régime d’autorisation est-il compatible avec le principe constitutionnel de la liberté d’enseignement ?

Votre deuxième suggestion vise à supprimer tout seuil quant au contrôle des comptes des associations. En tant qu’ancien de la préfectorale, pensez-vous que ce soit réaliste quand on sait les moyens dont disposent dans les préfectures les bureaux des associations ?

Enfin, vous proposez de réintégrer la notion de respect de la dignité humaine à la liste des critères permettant la dissolution des associations. Le respect de la dignité humaine n’est-il pas tout simplement intégré dans le concept de fraternité ?

Mme Annie Genevard. Les questions que j’ai posées sur la protection des élus ne s’adressaient pas M. El Khatmi, que je n’ai fait que citer.

Sauf erreur de ma part, vous n’avez pas répondu ni donné votre sentiment à deux de mes questions : d’une part, sur la montée de l’antisémitisme, qui est l’une des composantes de l’islamisme radical ; d’autre part, sur la façon dont les musulmans prennent en charge eux‑mêmes la question de l’islamisme.

Je veux maintenant reprendre l’un de vos propos. Vous avez dit en substance que l’entrisme islamiste pourrait être favorisé par cette loi. Ai-je bien compris ? Si tel est le cas, dans quelle mesure ce projet de loi pourrait-il favoriser ou ne pas empêcher l’entrisme islamique ?

M. Gilles Clavreul. Monsieur Mendes, il est difficile de vous répondre si le cadre est suffisant. De nombreuses dispositions existent déjà. Aux termes de l’article 223-15‑2 du code pénal : « Est puni de trois ans d’emprisonnement et de 375 000 euros d’amende l’abus frauduleux de l’état d’ignorance ou de la situation de faiblesse soit d’un mineur, soit d’une personne [vulnérable]. »

Je vous livrerai un second exemple, qui porte sur l’accueil collectif de mineurs. Un article du code de l’action sociale et des familles prévoit que pour les centres de loisirs, il existe des possibilités de contrôle et que le préfet peut mettre à l’écart un responsable qui ne remplirait pas ses obligations. Ces différents textes sont-ils utilisés autant qu’ils le devraient ? Cela mérite d’être étudié. Avant même de faire assaut d’imagination législative sur ces sujets, peut-être faudrait-il regarder si les textes sont appliqués et si l’on dispose des moyens pour ce faire.

Depuis la réforme administrative territoriale de l’État de 2007, j’observe que l’on a tendance à désosser les administrations de terrain, celles qui contrôlent, mais aussi celles qui vivent au quotidien auprès des structures associatives, au profit des structures régionales de contrôle, de supervision, de reporting, que sais-je encore. Établir des tableaux Excel est une très bonne chose mais, à un moment donné, le rôle de l’administration ne consiste pas à descendre du vélo pour se regarder pédaler, c’est aussi agir concrètement. Il est certainement possible de réinsuffler des moyens mais au niveau du terrain et pas ailleurs.

Monsieur Cormier-Bouligeon, je souhaite que le contrat d’engagement républicain permette d’écarter les mâchoires de la tenaille identitaire ; à travers cette image, j’essaye de faire valoir un jeu de correspondances et de solidarité, non pas idéologiques, bien sûr, mais à chaque fois que les islamistes progressent, l’extrême droite progresse, et réciproquement. Cela doit pouvoir aider à former un assez large consensus républicain. Si les moyens de l’État peuvent servir et les moyens offerts par la loi y contribuer, tant mieux.

Monsieur Petit, vous avez évoqué la disparition de ce que vous appelez les tiers de confiance. J’ai eu un doute quant à l’expression utilisée. L’État n’est pas directement responsable de tout. Certaines grandes institutions régulatrices de la vie sociale sont moins présentes que par le passé, en particulier les partis politiques ou des associations d’inspiration cultuelle qui, pour certaines, jouaient un rôle très actif de sociabilisation. Les dispositifs publics ne les ont pas remplacés, nous avons plutôt assisté à un phénomène contraire. C’est aussi dans cet espace en friche que progressent les islamistes. Il faut choisir ce que l’on veut et insuffler des moyens. Si l’on s’attache à l’évolution sur le long terme – sans pour autant pointer un index accusateur sur qui que ce soit –, on observe que les crédits de fonctionnement de la politique de la ville qui servent à faire vivre les associations – je ne parle pas des plans de rénovation urbaine qui ont toute leur utilité par ailleurs –, n’ont guère progressé au cours de ces vingt dernières années, voire ils ont baissé. En outre, il convient de les diviser par le nombre d’habitants. Quand j’étais sous-préfet du département des Hauts-de-Seine, je disposais de 20 euros par habitant, ce qui ne représente pas des sommes considérables. Sans doute des revalorisations ou des remaniements sont-ils à opérer.

Monsieur Houlié, je suis très heureux d’avoir pu dissiper certaines de vos craintes. Vous serez donc d’accord avec moi pour reconnaître que l’on passe trop de temps sur les réseaux sociaux et que, pour le moins, ils n’informent pas toujours très correctement sur les positions réelles des uns et des autres.

Faut-il étendre le contrôle des associations ? Cette question rejoint une préoccupation plus générale. Je constate qu’il y a beaucoup de débats, au demeurant légitimes, sur les immeubles de rapport et sur le basculement du cadre juridique de la loi de 1901 à celui de 1905. Il s’agit, certes, de questions importantes, mais s’agissant de l’islamisme, je rappelle que l’essentiel des faits préoccupants interviennent en dehors des cultes et des mosquées. Lorsque je les croise, je fais observer aux fonctionnaires des renseignements territoriaux que les choses ne se passent pas lors du prêche du vendredi ; il convient de surveiller tout ce qui est autour. De manière plus large, le prosélytisme inquiétant et les formes d’endoctrinement ne passent pas, pour l’essentiel, par les associations cultuelles. Faisons ce qui est nécessaire, contrôlons les associations cultuelles, mais, selon moi, l’effort doit porter essentiellement sur le tissu associatif non officiellement cultuel parce que l’endoctrinement passe par d’autres vecteurs : le sport, l’éducation, l’alphabétisation, l’humanitaire.

J’ai été estomaqué d’apprendre le montant des réserves bancaires de l’association BarakaCity qui a été dissoute. Connaissez-vous beaucoup d’associations humanitaires qui détiennent, selon leur président, une trésorerie de 500 000 euros en avoirs bancaires ? On ne peut que s’interroger sur les contrôles des services de la direction des finances publiques pendant des années, et il ne s’agit pas d’un cas isolé, même si c’est le plus spectaculaire.

Monsieur de Courson, je partage vos réserves. L’autorisation préalable est-elle compatible avec la liberté d’enseignement ? Manifestement, elle l’est dans d’autres pays, au cadre constitutionnel différent du nôtre ; ces pays n’en sont pas moins des démocraties très respectueuses de la liberté de conscience et de culte. Je perçois bien la réserve mais elle n’est pas irrémissible.

Le contrôle au premier euro est-il réaliste ? Les bureaux des associations des préfectures, c’est vrai, disposent de peu d’effectifs, mais ils ont moins encore d’outils pour comprendre ce qu’ils doivent contrôler. La loi de 1901 est très libérale dans son esprit ; au surplus, le peu d’obligations imposées ne sont même pas remplies par les associations. S’agissant en particulier des fonds publics qu’elles reçoivent, le bureau des associations ne constate qu’une seule ligne dans une annexe du registre des délibérations municipales. C’est ainsi que l’on peut lire « Club de pétanque de Bormes-les-Mimosas : 34 000 euros ». Très bien, mais qu’y a-t-il derrière ? Si donc le bureau des associations disposait de plus d’éléments d’information, il pourrait agir plus largement.

Se pose également la question de l’organisation des services de l’État car l’information sur les associations est très dispersée entre bureau des associations, cabinet du préfet, direction départementale de la cohésion sociale, renseignement territorial et bien d’autres. Certes, il s’agit d’un problème interne à l’exécutif qui ne concerne pas directement la représentation nationale, mais une bonne organisation repose sur la volonté de chercher sur le terrain ce que l’on a à rechercher. Or je constate que cette volonté a été absente.

La dignité de la personne est-elle intégrée dans le concept de fraternité ? Tel est le raisonnement qui a été tenu, si je ne m’abuse, par le Conseil d’État. Oui, mais si cela va sans dire, peut-être cela irait-il encore mieux en le disant. Pour dissoudre une association en Conseil des ministres, une référence textuelle précise s’impose. Si dans les motivations d’un décret de dissolution, l’on se contentait de se référer au principe de fraternité, le même Conseil d’État considérerait que c’est insuffisant. C’est la raison pour laquelle je ne partage pas entièrement le raisonnement qui est suivi en vue d’exclure l’ajout de ce critère.

Madame Genevard, je vous prie de m’excuser, effectivement, je n’ai pas répondu à deux de vos questions. Si je savais comment faire pour lutter contre l’antisémitisme et nous en débarrasser, je serais très heureux, mais je crois que nous allons continuer à vivre avec ce problème, d’autant que l’antisémitisme est principiel dans l’islamisme ; plus largement, il est principiel dans les idéologies de l’extrême droite, qui fait toujours plus d’efforts pour le masquer, mais il est aussi principiel dans ce qu’on appelle la mouvance décoloniale, un certain nombre de courants de nouvelles théories qui se font passer pour antiracistes alors qu’ils sont en confrontation directe avec les idées universalistes. Nous ne sommes donc pas près d’être débarrassés de ce fléau ! En effet, il faut savoir débusquer l’antisémitisme là où il est et ne pas lui laisser la moindre possibilité de légitimation, fût-ce pour des considérations géopolitiques que tout le monde a à l’esprit.

S’agissant de la prise en charge par les musulmans, cette question récurrente est très difficile à aborder. Nous l’avons bien vu lors des attentats de janvier 2015. Au nom de quoi interpellerait-on les musulmans pour leur demander de faire le ménage chez eux ? Se pose un principe de fond d’une mise en responsabilité collective. Ainsi que je l’ai indiqué fin novembre 2015, lorsque le président du Conseil français du culte musulman avait réuni tous les représentants de l’Islam de France contre le terrorisme, on ne peut pas dire non plus que cela n’a rien à voir avec l’islam. Se pose une question de rapport de force. Pour les non-musulmans, il est nécessaire, mais aussi très difficile d’aborder cette question sur un mode qui serait immédiatement perçu comme injonctif. Une relation de confiance et d’amitié doit s’établir pour affirmer « Nous sommes là ».

À l’occasion de l’une de mes multiples visites sur le terrain, ce jour-là, à la grande mosquée de Carpentras où il y avait un monde fou, l’accueil fut extraordinaire, les musulmans allant à la synagogue, les juifs allant à la grande mosquée. L’imam m’avait pris à part et m’avait dit : « Aidez-nous, nous avons besoin que vous nous aidiez à lutter contre les intégristes. » Je l’entends encore et cette petite voix – il ne l’a pas dit en public –, il faut savoir l’écouter, la légitimer et la soutenir.

M. le président François de Rugy. Merci beaucoup de vos réponses très précises et très claires.

 

 

La séance est levée à treize heures vingt.

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Membres présents ou excusés

Commission spéciale chargée d’examiner le projet de loi confortant le respect des principes de la République

Réunion du mercredi 6 janvier 2021 à 11 heures 30

Présents.  Mme Caroline Abadie, Mme Stéphanie Atger, Mme Laetitia Avia, Mme Géraldine Bannier, M. Belkhir Belhaddad, M. Florent Boudié, M. Xavier Breton, M. Jean-Jacques Bridey, Mme Marie-George Buffet, M. Francis Chouat, Mme Fabienne Colboc, M. Alexis Corbière, M. François Cormier-Bouligeon, M. Charles de Courson, Mme Coralie Dubost, M. Jean-François Eliaou, M. Christophe Euzet, M. Olivier Falorni, Mme Isabelle Florennes, Mme Annie Genevard, Mme Perrine Goulet, Mme Florence Granjus, Mme Marie Guévenoux, M. Pierre Henriet, M. Sacha Houlié, Mme Anne-Christine Lang, M. Guillaume Larrivé, M. Jean-Paul Mattei, M. Ludovic Mendes, M. Jean-Baptiste Moreau, Mme Valérie Oppelt, M. Frédéric Petit, M. Éric Poulliat, M. Robin Reda, Mme Laurianne Rossi, M. François de Rugy, Mme Cécile Untermaier, M. Boris Vallaud, M. Guillaume Vuilletet