N° 1835
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
SEIZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 7 novembre 2023.
PROPOSITION DE LOI
portant dépénalisation de l’accès à la nature,
(Renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)
présentée par
Mme Lisa BELLUCO, M. Jérémie IORDANOFF, les membres du groupe Écologiste - NUPES [(1)],
députées et députés.
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EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
« Démontez‑moi cette vieille échelle boiteuse des crimes et des peines, et refaites‑la. Refaites votre pénalité, refaites vos codes, refaites vos prisons, refaites vos juges. »
Victor Hugo, Claude Gueux, 1834.
La « nature » – ou ce que nous avons pris l’habitude de nommer ainsi – est un élément indispensable à la qualité de vie de nos concitoyens. Ses effets bénéfiques sur la santé physique et mentale ne sont plus à démontrer. C’est également à son contact que les citoyens peuvent véritablement lui prêter attention, développer leur sensibilité et, à terme, en devenir les défenseurs. Les activités de pleine nature sont, en ce sens, une expérience tout aussi indispensable qu’émancipatrice – pour l’individu comme pour la société – et dont personne ne devrait pouvoir être privé.
C’est ce qu’ont compris les pays scandinaves (Islande, Norvège, Suède, Finlande, Estonie, dans une moindre mesure Danemark) qui consacrent le droit de tout un chacun d’accéder à la nature quel que soit le statut juridique des biens sur lesquels il s’exerce, à condition que cet usage n’occasionne ni désagréments pour le propriétaire ni dégradation des espaces naturels.
La France, elle, n’épouse pas ce modèle. Notre système juridique est tout entier mis au service de la protection absolue et exclusive du propriétaire. La liberté d’aller et venir, qui découle pourtant des articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, s’arrête donc, dans notre législation, aux limites des propriétés privées. C’est d’autant plus fâcheux que, pour prendre le seul exemple de nos forêts, 75 % d’entre elles sont aujourd’hui privées.
Pour autant, jusqu’à très récemment, les promeneurs n’étaient pas considérés comme des délinquants.
Seuls les violations de domicile et les actes de dégradation des lieux étaient pénalement répréhensibles. Les valeurs protégées par notre législation pénale – vie privée d’une part, respect des biens d’autrui d’autre part – étaient en phase avec la tradition libérale.
La loi du 2 février 2023 visant à limiter l’engrillagement des espaces naturels et à protéger la propriété privée est venue rompre ce semblant d’équilibre puisque désormais, le simple fait de s’aventurer ou de traverser une propriété rurale ou forestière, sans même l’endommager, peut constituer une contravention de 4è classe, sanctionnée par une amende forfaitaire de 135 euros, qui peut même atteindre 750 euros (Code pénal, article 226‑4‑3).
Est emblématique de cette dérive le conflit en cours sur le massif de la Chartreuse. Fin août 2023, un propriétaire s’est prévalu de la toute nouvelle législation pour installer des panneaux « Propriété privée – Défense d’entrée » et dissuader tout usager de la nature de s’aventurer plus loin. Interdiction leur est faite d’accéder à 750 hectares d’espaces naturels, au sein de la Réserve naturelle des Hauts de Chartreuse, entre la Dent de Crolles et le mont Granier. Et, puisque nous ne sommes pas à un paradoxe près, cet espace est désormais réservé à l’usage exclusif de quelques chasseurs fortunés. Ce conflit d’usages est devenu le cas d’école d’une situation qui connaîtra un développement sur tout le territoire.
Alors que depuis des siècles une tolérance était de mise, on comprend mal l’impérieuse nécessité de venir, en 2023, sanctionner des usagers de la nature, à l’heure où il faudrait changer de fond en comble notre rapport à elle. N’est‑ce pas procéder à contretemps, dans un contexte où il conviendrait plutôt de garantir un accès à la nature pour apprendre à la connaître et la protéger ?
À vrai dire, on peine à trouver derrière cette nouvelle incrimination une justification pertinente. De quoi protège‑t‑on la société en pénalisant les promeneurs égarés, insouciants ou flâneurs qui, au cours de leurs activités de pleine nature, se seraient aventurés dans de vastes espaces naturels privés ? Où est donc l’atteinte à la vie privée, valeur cardinale qu’il faut évidemment sauvegarder ? Où sont donc les atteintes aux biens, à la conservation desquels la société peut avoir un légitime intérêt ? Elles sont tout simplement introuvables. Se promener dans une propriété forestière ou rurale sans la dégrader est parfaitement inoffensif.
Or, ce qui n’offense pas la société ne devrait jamais être constitué en infraction. La législation pénale n’a pas vocation à réparer les désagréments individuels. La violation d’un droit individuel n’entraîne en général qu’une sanction civile, sous forme de dommages et intérêts, mais elle n’est pas nécessairement un fait criminel. Il n’apparaît pas opportun d’emprunter la voie du droit pénal pour surveiller les limites des propriétés rurales et forestières. Laissons donc à la justice civile, comme c’était le cas jusqu’à présent, le soin de réparer d’éventuels préjudices.
Du discernement : c’est ce à quoi, en définitive, nous invitons tous nos collègues parlementaires car nous pensons que le législateur s’est égaré. C’est pourquoi nous proposons de dépénaliser l’accès à la nature, en supprimant l’infraction qu’il a introduite à l’article 226‑4‑3 du code pénal.
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proposition de loi
Article unique
L’article 226-4-3 du code pénal est abrogé.
[(1)](1) Ce groupe est composé de : Mme Christine ARRIGHI, Mme Delphine BATHO, M. Julien BAYOU, Mme Lisa BELLUCO, M. Karim BEN CHEIKH, Mme Cyrielle CHATELAIN, M. Charles FOURNIER, Mme Marie-Charlotte GARIN, M. Jérémie IORDANOFF, M. Hubert JULIEN-LAFERRIÈRE, Mme Julie LAERNOES, M. Benjamin LUCAS, Mme Francesca PASQUINI, M. Sébastien PEYTAVIE, Mme Marie POCHON, M. Jean-Claude RAUX, Mme Sandra REGOL, Mme Sandrine ROUSSEAU, Mme Eva SAS, Mme Sabrina SEBAIHI, M. Aurélien TACHÉ, Mme Sophie TAILLÉ-POLIAN, M. Nicolas THIERRY.