N° 5053

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 17 février 2022

RAPPORT D’INFORMATION

DÉPOSÉ

en application de l’article 145 du Règlement

PAR LA COMMISSION DE la dÉfense nationale et des forces armÉes

en conclusion des travaux d’une mission d’information (1)

sur les enjeux de défense en Indopacifique


 

Mme Françoise dumas
Présidente,

M. Charles DE LA VERPILLIÈRE
Vice-président,

Mmes Monica michel-brassart et Laurence trastour-isnart

Rapporteures

Députés

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(1)    La composition de cette mission figure au verso de la présente page.


La mission d’information sur les enjeux de défense en Indopacifique est composée de :

– Mme Françoise Dumas, présidente,

– M. Charles de la Verpillière, vice-président,

– Mmes Monica Michel-Brassart et Laurence Trastour-Isnart, rapporteures,

– MM. Alexis Corbière, Claude de Ganay, Thomas Gassilloud, Didier Le Gac, Jacques Marilossian et Mme Isabelle Santiago, membres.

 


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SOMMAIRE

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Pages

Introduction

I. La région indopacifique : une région sous tensions croissantes et à grands enjeux pour la France

A. Une région stratégique, au cœur de l’économie mondiale, dont le monde est économiquement dépendant

1. Le moteur de la croissance mondiale

2. Le nœud du commerce international

B. Une région sous fortes tensions attisées par le nouveau paradigme de puissance chinoise et la rivalité sino-américaine

1. La montée en puissance de la Chine bouleverse les configurations stratégiques en Indopacifique et dans le monde

a. La montée en puissance économique, diplomatique et militaire de la Chine, au service d’une ambition mondiale

b. L’inquiétude suscitée par les ambitions et les actions chinoises durcit l’environnement militaire de la région

c. Le « pivot » stratégique américain vers l’Indopacifique

2. De multiples tensions, impliquant des acteurs étatiques et non étatiques, déstabilisent la région indopacifique

a. Les tensions d’origine étatique

b. Les tensions d’origine non-étatique

C. Une région à grands enjeux pour la France

1. La France : une nation indopacifique à part entière, qui poursuit une stratégie ambitieuse dans la région

a. Une souveraineté acquise par une présence ancienne et permanente dans la région

b. Une stratégie ambitieuse pour l’Indopacifique

2. La mise en œuvre de la stratégie de défense française s’appuie sur quatre instruments principaux

a. La promotion du multilatéralisme

b. Une coopération renforcée avec quatre pays

c. De nombreuses missions militaires ont réaffirmé la présence et démontré les capacités militaires de la France dans la région

d. La recherche d’une plus grande implication européenne

II. L’alliance AUKUS : un bouleversement majeur pour la région et pour la stratégie indopacifique française

A. L’annulation du contrat par l’Australie, conséquence d’un revirement stratégique majeur

1. La volte-face d’un partenaire stratégique de la France

a. L’Australie, partenaire stratégique de la France en Indopacifique

b. Un contrat qui, jusqu’à sa rupture, se déroulait conformément aux attentes australiennes

c. La « sidération » des autorités françaises

2. L’alliance AUKUS : un projet ambitieux mais vague et incertain

a. Un projet ambitieux et stratégique

b. Une mise en œuvre encore très incertaine, avec de lourdes conséquences pour la souveraineté australienne

B. Des conséquences importantes pour la région, pour la France et pour le monde

1. Une bipolarisation croissante de la région, prémices d’une possible nouvelle guerre froide à l’issue incertaine

a. Une nouvelle alliance militaire patronnée par les États-Unis et tournée contre la Chine, aux nombreuses limites

b. Une complexification de l’architecture régionale de sécurité

c. Escalade ou faux statu quo : deux risques majeurs pour la stabilité de la région indopacifique

2. La marginalisation de l’Europe continentale dans la région

C. Un défi lancé à la stratégie française dans la région et, au-delà, à ses relations avec ses alliés

1. Une rupture de confiance majeure avec trois alliés très proches, aux conséquences toutefois très différentes

2. La perte d’un pilier important de la stratégie indopacifique, laquelle reste cependant pertinente

3. Des conséquences limitées pour Naval Group

III. Les propositions de la mission d’information pour défendre les intérêts de la France dans le nouvel environnement de sécurité régional

1. Proposition n° 1 : Refuser la logique conflictuelle de l’alliance AUKUS et promouvoir un modèle alternatif face à la Chine, sans s’opposer aux États-Unis

2. Proposition n° 2 : Surveiller la redéfinition du concept stratégique de l’OTAN et le contenu de la « Boussole stratégique »

a. Le nouveau concept stratégique de l’OTAN

b. La Boussole stratégique

3. Proposition n° 3 : Renforcer nos capacités militaires dans la région

4. Proposition n° 4 : Consolider les partenariats avec les autres pays de la région indopacifique

a. En Asie-Pacifique

b. Dans l’Océan indien

5. Proposition n° 5 : Mobiliser l’Union européenne et ses États-membres pour qu’ils s’impliquent plus fortement dans la région et dans l’Europe de la défense

Examen en commission

Annexe : auditions et déplacements de la mission d’information

1. Auditions

2. Déplacement à La Réunion


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   Introduction

 

Mesdames, Messieurs,

L’Indopacifique est, au sens géographique du terme, la vaste région qui, des côtes est-africaines, va jusqu’aux îles polynésiennes et au Japon, en passant par l’Inde, l’Australie, l’Indonésie et la Chine. C’est également un concept stratégique qui a émergé depuis une quinzaine d’années, en référence à l’imbrication toujours plus grande des enjeux de la région de l’Océan indien avec ceux de la région Asie-Pacifique, et de ceux-ci dans les enjeux mondiaux.

Cette imbrication, si elle suit la tendance générale qu’est la mondialisation, est également la conséquence de la compétition stratégique que se livrent les États-Unis et la Chine. Les États-Unis sont une nation indopacifique à part entière, bordant le Pacifique où leur souveraineté s’étend à de nombreuses îles (Guam, Mariannes du Nord, Samoa, pour les plus importantes). Ils s’appuient également depuis longtemps, dans cette région, sur un réseau serré d’alliances et de bases militaires leur donnant le premier rôle dans l’architecture régionale de sécurité. Face à eux, puissance établie, la Chine, puissance émergente, a entrepris depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012 de contester la suprématie américaine sur tous les plans : idéologique, économique, technologique, diplomatique et militaire. S’appuyant sur ses immenses ressources humaines, économiques et financières, elle a lancé le projet des « Nouvelles routes de la soie » qui vise ouvertement à faire de l’Indopacifique une région sous influence chinoise, non sans mobiliser son armée à l’appui de ses nombreuses revendications territoriales en mer de Chine méridionale.

Cette rivalité sino-américaine pour la suprématie en Indopacifique et, au-delà, dans le monde est l’une des tensions qui déstabilisent cette région. Il y en a d’autres, qu’elles soient d’origine étatique (menace nucléaire de la Corée du Nord) ou non-étatique (piraterie, terrorisme, trafics…). Le changement climatique constitue à lui seul une menace systémique par ses conséquences sur une zone très peuplée en frange littorale, deltas et territoires insulaires : catastrophes naturelles, raréfaction des ressources halieutiques, flux migratoires.

Or, ce qui se passe dans la région indopacifique est susceptible d’avoir des conséquences mondiales compte tenu du caractère central de cette région. Rassemblant la majorité de la population mondiale et 60 % des richesses, moteur de l’innovation et de la croissance, elle est au cœur de l’économie-monde et au croisement des flux commerciaux. Le monde et l’Union européenne en sont dépendants.

La France, également, est dépendante de cette région et directement intéressée à ces tensions, non seulement par les flux commerciaux qui les lient mais aussi et surtout parce que, comme les États-Unis, elle est une nation indopacifique à part entière. Notre pays est en effet présent dans la région par ses territoires ultramarins : la Réunion, Mayotte la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française et Wallis-et-Futuna, Îles Éparses et les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF). Aujourd’hui, 1,65 million de nos compatriotes vivent sur ces territoires, auxquels il faut ajouter les quelque 200 000 Français vivant dans les autres pays de la région, soit plus 1,8 million de personnes. À ces territoires, sont rattachés d’immenses espaces maritimes : 9 millions de kilomètres carrés, qui abritent d’importantes ressources, notamment halieutiques.

La présence française en Indopacifique, si elle donne à notre pays des avantages considérables, l’expose également à de nombreux défis : catastrophes naturelles, pêche illégale, trafic de drogue, auxquels font face, en plus des services civils de l’État, 7 000 militaires stationnés dans la région. Ces défis propres à la France s’ajoutent, naturellement, aux tensions susmentionnées qui concernent l’ensemble des pays de la région.

Afin d’y répondre, la France a adopté en 2018 une stratégie pour l’Indopacifique, que le ministère des Armées a décliné l’année suivante en Stratégie de défense. L’objet de cette dernière est d’analyser l’environnement stratégique et les grands enjeux pour notre pays dans la région, de lui fixer des objectifs et d’identifier les instruments les plus efficaces pour les atteindre.

Or, cette Stratégie de défense est confrontée, depuis le 15 septembre 2021, au défi que constitue la nouvelle alliance AUKUS entre les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie, qui a renversé l’un des piliers de la stratégie française dans la région – l’Australie – et entraîné l’annulation du contrat qui liait Naval Group à ce pays pour la construction de douze sous-marins d’attaque.

Les conséquences de cette alliance sur l’environnement stratégique et la stratégie française sont analysées en profondeur dans le rapport, qui porte aussi son attention à d’autres enjeux moins médiatiques mais non moins importants pour notre pays, en particulier dans l’Océan indien. Cette analyse sert de base à cinq propositions visant à renforcer l’efficacité de la stratégie de défense française dans la région.

 


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I.   La région indopacifique : une région sous tensions croissantes et à grands enjeux pour la France

A.   Une région stratégique, au cœur de l’économie mondiale, dont le monde est économiquement dépendant

1.   Le moteur de la croissance mondiale

La région indopacifique telle que définie dans l’introduction est à la fois la zone la plus riche du monde – en termes de PIB – et celle où la croissance est la plus forte. Elle représente 60 % du PIB mondial et rassemble les économies les plus grandes, innovantes et/ou dynamiques du monde : la Chine, les États-Unis, le Japon mais également, dans une moindre mesure, l’Indonésie et le Vietnam. Malgré la crise causée par la pandémie de coronavirus, la Chine a maintenu une croissance positive en 2020 et, en 2021, c’est l’ensemble de la zone indopacifique qui connaîtra, d’après les dernières prévisions de la Banque Mondiale, une forte croissance, la plus forte au monde. Elle devrait s’établir à 7,7 % pour la zone Asie de l’Est et Pacifique et à 6,8 % pour la zone Asie de l’Ouest. Quant aux États-Unis, leur croissance devrait atteindre 6 % d’après la FED. La Chine et les États-Unis sont parmi les pays de la zone, les moteurs de la croissance économique mondiale.

Cette richesse et cette croissance s’appuient sur plusieurs facteurs structurels dont le premier est la démographie. Selon les dernières données disponibles, sur les quinze pays les plus peuplés du monde, huit appartiennent à la zone indopacifique, qui représente collectivement 55 % de la population mondiale. La zone regroupe notamment les géants démographiques que sont la Chine, l’Inde, l’Indonésie et les États-Unis.

Cette zone bénéficie également de dépenses en matière de recherche et de développement les plus élevées au monde. En pourcentage du PIB, c’est la Corée du Sud et le Japon qui dominent le classement et, en valeur absolue, les États-Unis, la Chine et le Japon. L’effort de recherche de ces pays apparaît également dans le nombre élevé de chercheurs et de brevets. D’après les derniers chiffres de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, l’Asie représentait, en 2020, 65 % des brevets déposés dans le monde et, pour la première fois, la Chine a dépassé les États-Unis en nombre de brevets déposés.

Il n’est donc pas surprenant que ce soit dans la zone indopacifique qu’ont eu lieu les principales innovations qui ont changé le monde ces dernières années (batteries pour voiture électrique, puces électroniques, 5G, spatial…). Ces innovations ont été réalisées par des entreprises devenues des géants incontournables, notamment dans les domaines du numérique et des nouvelles technologies.

Moteur de la croissance mondiale, la zone indopacifique alimente la croissance des autres zones et, notamment, de l’Union européenne, dont elle représente une part toujours plus importante des exportations, des importations et des investissements.

2.   Le nœud du commerce international

Moteur de la croissance mondiale, en pointe sur l’innovation et la création de richesse, la zone indopacifique est très logiquement au centre des routes du commerce international. Cinq des dix plus grands pays commerçants mondiaux appartiennent à cette zone, dont le premier – la Chine – et le deuxième – les États-Unis – et le quatrième – le Japon, pour les biens. La part de l’Asie dans les exportations mondiales – excepté celle des États-Unis, a augmenté de 6 points, passant de 28 % en 2008 à 34 % 2018.

« Usine du monde », la Chine envoie des marchandises dans le monde entier, vers les États-Unis et vers l’Europe dont elle est le premier fournisseur, tandis que Taïwan est le premier fabricant mondial de semi-conducteurs, lesquels sont un composant essentiel à un nombre toujours croissant d’industries, notamment l’automobile. À l’inverse, l’Europe expédie vers l’Asie ses automobiles et ses produits de luxe, entre autres. Enfin, le pétrole extrait au Moyen-Orient est exporté vers l’Asie à travers le détroit de Malacca et vers l’Europe via le canal de Suez.

L’essentiel du commerce de marchandises, à la fois intra-zone mais également à destination et en provenance des autres parties du monde, notamment l’Europe et le Moyen-Orient, se fait donc par la voie maritime. Le symbole est le porte-conteneurs qui, pour les plus grands, peut emporter jusqu’à 24 000 conteneurs. Aujourd’hui, 16 des 20 premiers ports mondiaux se trouvent en Asie.

Par conséquent, pour conclure sur cette brève présentation de l’importance cruciale de la région indopacifique pour le monde, bien que notre pays et l’Union européenne en soient très éloignés géographiquement, ils en sont très dépendants, à la fois pour leurs approvisionnements et pour leurs exportations, comme l’a mis en évidence la pandémie de Covid-19.

B.   Une région sous fortes tensions attisées par le nouveau paradigme de puissance chinoise et la rivalité sino-américaine

1.   La montée en puissance de la Chine bouleverse les configurations stratégiques en Indopacifique et dans le monde

a.   La montée en puissance économique, diplomatique et militaire de la Chine, au service d’une ambition mondiale

Jusqu’aux années 2000, l’affirmation de la puissance chinoise s’est faite de manière pacifique. Concentré sur sa croissance économique, ce pays s’est efforcé de montrer un visage rassurant et d’entretenir des relations de bon voisinage avec ses voisins et les pays occidentaux, afin de s’assurer de l’ouverture de leurs marchés – effective depuis l’adhésion de la Chine à l’OMC en 2001 – et l’afflux de leurs investissements. L’objectif de la Chine était alors de se développer le plus rapidement possible et de rattraper l’Occident en se dotant d’une industrie puissante à même de subvenir à l’ensemble de ses besoins. Pékin développait les notions de multipolarité et de multipolarisation, abaissant l’importance du rôle des domaines militaires et de l’armement tout en intensifiant la concurrence dans les domaines économique, scientifique, technologique et idéologique avec l’objectif ultime de démanteler le monde unipolaire dominé par les États-Unis à la faveur d’un monde multipolaire au sein duquel la Chine, aurait une place de choix.

L’arrivée de Xi Jinping à la tête de la Chine en 2012 et sa volonté de lui redonner « la place qui lui est due » ont radicalement changé les choses. Alors que la Chine est devenue la deuxième puissance économique du monde derrière les États-Unis, le nouveau leader chinois a entrepris de transformer cet avantage économique en influence diplomatique et en puissance militaire. La concrétisation du « rêve chinois » en dépend, qui verrait la Chine devenir devant les États-Unis la première puissance mondiale en 2049, date du centenaire de la naissance de la République populaire.

S’appuyant sur sa puissance économique et des moyens financiers considérables, la Chine a entrepris un renforcement et une modernisation à marche forcée de ses capacités militaires. Elle dépense aujourd’hui plus pour sa défense que tous ses voisins réunis (hors les États-Unis). Avec toutes les réserves qui s’imposent, son budget a été multiplié par sept en 20 ans, passant de 40 milliards de dollars en 1999 à 265 milliards de dollars en 2019.

Cette hausse des dépenses a nourri l’accroissement considérable des capacités militaires de la Chine qui connaît une accumulation sans précédents d’armements et de moyens offensifs. L’Armée populaire de libéralisation (APL) chinoise vise la parité avec les forces américaines en 2035 et une supériorité par rapport à ces dernières vers 2050. L’effort de modernisation de l’APL a été lancé dès 1979 – dans le cadre de la période des réformes de Deng Xiaoping, il s’est accéléré au début des années 2000 avant d’être à nouveau renforcé à partir de 2012. Xi Jinping a alors développé une stratégie de « défense active » visant au contrôle du domaine maritime revendiqué par Pékin et à la sauvegarde de l’intégrité territoriale de la Chine (questions du Xinjiang et du Tibet). Aujourd’hui, l’APL est la deuxième plus grande armée au monde et son implication dans la sécurité mondiale – et non plus seulement régionale – s’est accrue depuis 2017 (ouverture d’une base militaire à Djibouti, participation aux opérations antipiraterie dans le golfe d’Aden et aux opérations onusiennes de maintien de la paix).

Afin de devenir la puissance militaire hégémonique dans le Pacifique occidental, la Chine donne priorité au développement de sa marine. Entre 2014 et 2018, la marine chinoise a ajouté l’équivalent des tonnages des marines italienne et française réunies, au point qu’en nombre de plateformes, elle dépasse désormais l’US Navy. Sa flotte de garde-côtes, composé de 230 navires, est également la plus importante du monde tandis que ses capacités amphibie et sous-marines sont en constante augmentation. De plus, Pékin a opéré une profonde réorganisation de ses forces armées, les rendant plus flexibles, plus fiables et mieux intégrées à la suite d’une vaste campagne contre la corruption et de la centralisation de l’édifice militaire sous le contrôle direct de la Commission militaire centrale du Parti Communiste Chinois.

Enfin, malgré un retard technologique encore important, en particulier vis-à-vis des États-Unis, la Chine investit massivement dans les technologies de pointe ou de rupture. C’est ainsi que la presse s’est fait l’écho de la réussite, par Pékin, du test d’un missile hypersonique capable d’annuler les systèmes de défense antimissile américains. De même a-t-elle entrepris une vaste modernisation de ses capacités nucléaires, par l’augmentation du nombre de tête ainsi que l’allongement de la portée de ses vecteurs et la refonte de ses composantes navale et aérienne. De plus, le développement des espaces extra-atmosphérique et cybernétique a été ajouté à la doctrine militaire chinoise. Ainsi, depuis 2020, la Chine est dotée d’un système de navigation satellitaire complet, elle est alors devenue indépendante du système satellitaire américain « GPS ».

Ce renforcement des capacités militaires chinoises s’intègre dans un vaste projet stratégique connu sous le nom des « nouvelles routes de la soie ». Ce projet vise à relier économiquement la Chine à l’Europe en passant par les espaces d’Asie centrale via un vaste réseau de corridors routiers et ferroviaires. Dans son versant maritime, ce réseau de routes commerciales inclut les espaces africains riverains de l’océan Indien. Il obéit également à un besoin de diversification et de sécurisation des approvisionnements énergétiques et de nouveaux débouchés pour ses entreprises de BTP. Depuis, ce projet est devenu central dans la politique économique chinoise, notamment en vertu de son caractère pharaonique puisqu’il concerne plus de 68 pays regroupant 4,4 milliards d’habitants et représentant près de 40 % du PIB de la planète. En pratique, ces « routes » se manifestent sous diverses formes. Parmi les principales on dénombre : les rachats d’infrastructures essentielles (ports, aéroports…), les prêts souverains à des gouvernements en vue du financement de ces routes, autoroutes et voies ferrées ; les achats de terres agricoles et de concessions minières mais également, les envois de masques, vaccins et matériels médicaux contre le Covid-19.

Si les objectifs économiques sont clairement affichés, ils vont aussi de pair avec un objectif diplomatique qui est le renforcement de l’influence chinoise dans les pays concernés. En effet, l’ampleur des investissements et des prêts chinois est tel qu’il les contraint à s’aligner sur les positions de la Chine, notamment vis-à-vis de Taïwan (voir infra). C’est ainsi que depuis 2013, le nombre de pays reconnaissant l’indépendance de l’île (quinze aujourd’hui) s’est réduit peu à peu, à mesure qu’augmentaient les investissements chinois. Le lien entre les deux, malgré les dénégations chinoises, ne fait guère de doute.

Ces « routes de la soie », qui ne font que reprendre les mêmes moyens, au service des mêmes objectifs, que ceux mis en œuvre dans la région pacifique, ont pour conséquence de progressivement détacher ces pays, longtemps associés au monde occidental, pour les intégrer à une dynamique au service des intérêts géostratégiques mondiaux de la Chine. Il n’est donc plus tant question de rattraper l’Occident que de se substituer à lui, la rhétorique nationaliste et antioccidentale ayant largement supplanté celle de l’amitié et du bon voisinage.

Cette politique d’influence dans la région indopacifique contribue directement au renforcement des capacités militaires chinoises en allongeant considérablement leur capacité de projection. En effet, la Chine peut désormais compter sur un réseau de bases militaires et d’appuis portuaires qui lui permettent une continuité d’action au-delà de sa périphérie, vers l’Afrique ou vers l’Asie centrale, voire l’Europe.

Il en résulte ce que la stratégie de défense française dans l’Indopacifique, qui sera présentée infra, appelle « une contraction de l’espace stratégique » avec pour conséquence des « interactions militaires renouvelées, voire inédites ». C’est ainsi que les forces françaises sont aujourd’hui au contact des forces chinoises via leur co-localisation à Djibouti. Ces forces chinoises qui ont désormais la capacité de se déployer en Méditerranée ou de mener des exercices en commun avec la marine russe dans la mer Baltique. En d’autres termes, il n’est plus possible aujourd’hui de segmenter géographiquement la région indopacifique ni de l’isoler des autres régions du monde. Une crise dans une partie de celle-ci est susceptible d’entraîner des répercussions immédiates dans une autre zone et peut affecter le monde entier.

b.   L’inquiétude suscitée par les ambitions et les actions chinoises durcit l’environnement militaire de la région

Le renforcement si visible de la puissance de la Chine a, très naturellement, suscité l’inquiétude des pays de la région indopacifique, d’autant que cette puissance a pu se traduire par une agressivité nouvelle, incluant l’emploi de moyens militaires (voir infra). Cette inquiétude s’est notamment traduite par une augmentation des dépenses militaires dans la région, au point qu’elle rassemble désormais six des dix plus importants budgets de défense de la planète : États-Unis (778 milliards de dollars), Chine, Inde (72,9 milliards de dollars), Japon et Corée en sud.

Premier budget de défense au monde et de très loin, les États-Unis sont engagés depuis une dizaine d’années dans une compétition avec la Chine qui les concurrence sur tous les plans : militaire, économique, technologique et diplomatique. Comme vos rapporteures l’analyseront plus en détail infra, la Chine est désormais la priorité stratégique des États-Unis qui lui subordonnent toutes leurs décisions (voir infra). La hausse du budget militaire américain sous Donald Trump, poursuivie par Joe Biden, comme les décisions prises en matière économique (mise au ban de Huawei), militaire (manœuvres et exercices répétés en Mer de Chine) ou diplomatique (soutien réaffirmé à Taïwan) le montrent.

Comme le souligne la stratégie précitée, même si une disparité très forte persiste entre les États-Unis et la Chine, d’une part, et les autres puissances de la région, d’autre part, en termes de capacités navales, ces dernières sont pleinement engagées dans une augmentation substantielle de leurs budgets de Défense et, en conséquence, de leurs capacités d’action en haute mer, dans ces espaces communs objets de la rivalité sino-américaine. Plusieurs tendances peuvent être distinguées :

– le renforcement qualitatif et quantitatif des forces sous-marines. La Corée du Sud, notamment, a lancé le projet de construction d’un sous-marin de 3 000 tonnes de nouvelle génération ;

– le développement de capacités de frappe antinavires et contre la terre (missiles de croisière). Taïwan a ainsi acquis auprès des États-Unis des missiles de défense côtière AGM-84 Harpoon et le système de roquettes Himars M142 ;

– la mise en œuvre de meilleurs systèmes de surveillance C4ISR contre les forces navales ennemies. C’est le cas, à nouveau, de Taïwan qui a acquis les drones américains MQ-9B Sea Guardian ;

– la recherche de forces aériennes capables d’opérer contre des cibles plus distantes. La Corée du Sud a ainsi lancé le développement du chasseur KF-21 et l’Inde a acquis 36 Rafales en 2016.

Toutefois, malgré le renforcement continu des capacités militaires des principales puissances de la région, force est de constater que les tensions, pour le moment, n’ont jamais dégénéré en conflit de haute intensité, ni même de basse intensité. C’est une extension du domaine de la confrontation qui est observée. Ce n’est plus seulement en mer, sur terre et dans les airs et ni par les seuls moyens militaires qu’elle se déroule.

En effet, jusqu’à présent, lesdites puissantes n’ont pas fait un usage direct et létal de la force. La Chine, en particulier, s’est contentée de mouvements de troupes, d’exercices militaires, de violations des zones aériennes et des ZEE maritimes, de tirs balistiques et d’une politique du fait accompli sur les îlots de la mer de Chine, en violation du droit international, tout en instrumentalisant les flottes de pêcheurs chinois avec l’aide de ses garde-côtes.

Les autres États ont fait de même, répondant aux pressions chinoises par la multiplication des démonstrations de force, dans le respect toutefois du droit international, exception faite de la Corée du Nord qui est à l’origine de nombreux incidents avec la Corée du Sud et de tirs de missiles dans sa périphérie.

Limitées en intensité, ces tensions ont également atteint d’autres espaces, devenus à leur tour des lieux de confrontation, qui apparaissent comme autant de vulnérabilités qu’il est possible d’exploiter dans un conflit ouvert. Ainsi en est-il de l’espace numérique, largement utilisé par la Corée du Nord ou la Chine pour des attaques hybrides menées notamment contre des câbles sous-marins, par lesquels transitent 95 % du trafic internet mondial, dont la moitié se trouve dans l’Indopacifique. Autre champ privilégié : l’espace extra-atmosphérique, devenu un espace à très haute valeur stratégique en raison de la surveillance qu’il permet des activités terrestres et navales.

Enfin, ce durcissement de l’environnement militaire est allé de pair avec un affaiblissement du multilatéralisme et du droit international.

c.   Le « pivot » stratégique américain vers l’Indopacifique

Depuis 1945, la politique étrangère et de sécurité américaine a connu une évolution considérable qui l’a conduit à un renversement complet de ses priorités. Pendant toute la guerre froide et même si celle-ci a débordé du territoire européen, c’est bien l’Europe qui était au cœur de la rivalité avec l’URSS et le champ de bataille potentiel d’une escalade qui aurait pu dégénérer en une guerre ouverte. À la fin des années 1980, 315 000 militaires américains étaient stationnés de manière permanente en Europe, avec l’ensemble des équipements et des armements nécessaires à un conflit mondial, y compris des armes nucléaires.

La chute de l’URSS et la disparition de la menace du Pacte de Varsovie ont amené les États-Unis à diminuer leur présence en Europe. D’autant plus que les enjeux du Moyen-Orient – en particulier à partir de la première guerre du Golfe en 1991 – mobilisaient une part croissante de leurs ressources militaires et diplomatiques. Ceux-ci se sont par la suite largement confondus avec la « guerre contre le terrorisme » lancée en 2001, cadre de l’invasion de l’Afghanistan (2001) et de la deuxième guerre du Golfe (2003). Par l’importance et la durée de l’engagement militaire qu’elles impliquaient, ces deux guerres ont mobilisé les forces américaines mais aussi toute l’attention de l’opinion publique et des dirigeants américains. Dans les années 2000, la Chine était concentrée sur son développement économique et prenait grand soin à se présenter sous un visage rassurant à travers la stratégie de « développement pacifique ». Les seules tensions avec l’Occident portaient alors sur les échanges commerciaux et les droits de l’homme. Néanmoins, quelques tensions sino-américaines sont apparues dès l’administration Bush qui signa en faveur du déploiement de forces militaires en Asie et qui opéra un véritable renforcement des alliances militaires et des accords bilatéraux de libre-échange, notamment le TPP (Trans Pacific Partnership).

C’est au cours de la décennie 2010, après l’élection de Barak Obama à la présidence des États-Unis, que la Chine a pris une importance nouvelle dans la politique étrangère américaine dont elle est devenue progressivement, avec la région indopacifique, le « pivot ». C’est en effet à cette époque que les États-Unis ont pris véritablement conscience du défi que représente la Chine pour leur leadership. Le lancement des « Nouvelles routes de la Soie » en 2013 a démontré de manière éclatante les ambitions mondiales de la Chine et, surtout, que celle-ci pouvait séduire à l’échelle internationale en proposant un modèle qui diffère du modèle américain, notamment sur les questions de démocratie et de Droits de l’Homme. Lorsque la Chine a adhéré à l’OMC en 2001, son PIB était équivalent à 10 % du PIB des États-Unis ; aujourd’hui ce chiffre s’élève à 70 %. Le PIB soviétique n’a jamais représenté plus de 40 % du PIB des États-Unis… Bien plus que l’URSS à l’époque, la Chine défie les États-Unis dans tous les domaines : économique, technologique, militaire, diplomatique et idéologique.

Il était donc urgent de réagir et tant les discours que les actes des administrations américaines successives ont montré la nouvelle centralité de la région indopacifique au détriment des autres. Le retrait des troupes américaines de Syrie, décidé par Donald Trump en 2019, et d’Afghanistan, en août 2021, qui a sonné la fin des aventures américaines au « grand Moyen-Orient », apparaît comme une conséquence logique de ce changement stratégique.

Le mouvement de fonds que représente le « pivot » des intérêts américains vers l’Indopacifique dépasse les clivages partisans. Entamé par Barack Obama en novembre 2011, il a été poursuivi par Donald Trump qui a considérablement durci le discours face à la Chine et multiplié les initiatives afin de la freiner dans son développement : droits de douane majorés, blocage des investissements, bannissement de Huawei du pays et de ceux des plus proches alliés américains. La Stratégie Nationale de Défense publiée en 2018 par l’administration Trump, ferme ainsi l’ère post-guerre froide, met fin à la seule priorité accordée à la lutte contre le terrorisme, et marque l’entrée dans une nouvelle ère de compétition stratégique entre les États-Unis et les puissances dites « révisionnistes », la Chine et la Russie. Dans cette stratégie, la hiérarchie est claire, la Chine est érigée comme rivale de Washington pour le leadership de l’ordre international.

Les Américains répondent à la modernisation militaire chinoise par un renforcement de leurs moyens conventionnels de dissuasion. En juillet 2020 Mike Pompeo réutilise la formule de Reagan « trust but verify » qu’il revisite en proposant d’adopter un modus operandi face à la Chine, fondé sur la défiance de principe et la vérification de tous ses actes : « distrust and verify ». Les démocraties occidentales sont appelées à s’unir contre la Chine tout comme le peuple chinois est appelé par Washington à « faire évoluer le régime chinois ».

Sur ce point et d’une manière générale, Joe Biden s’inscrit dans les pas de son prédécesseur. Quelques semaines après son entrée en fonction, il a réactivé le Quad (avec l’Inde, le Japon et l’Australie), profitant de la dégradation des relations de ses membres avec la Chine. Quant au Secrétaire d’État, Anthony Blinken, et au secrétaire à la défense, Lloyd Austin, ils ont déclaré, en mars 2021, juste avant leur déplacement en Asie : « la région indopacifique devient progressivement le centre de la géopolitique mondiale. Elle abrite des milliards d’habitants de la planète, plusieurs puissances établies et émergentes, ainsi que cinq des alliés des États-Unis. Il est tout à fait dans notre intérêt que la région soit libre et ouverte et notre puissance combinée [avec celle de nos alliés] nous rend plus forts lorsque nous devons repousser l’agression et les menaces de la Chine ». Le président démocrate a confirmé les inflexions prises par la présidence Trump en termes de politique étrangère américaine. La concurrence sino-américaine implique en effet une priorisation de la stratégie américaine en Indopacifique. Dans cette vision, non seulement les alliés doivent être alignés mais il est attendu d’eux la preuve de leur utilité dans la mise en œuvre du front uni contre Pékin. C’est ainsi que l’organisation du Quad a été jugée par l’administration Biden plus urgente et plus importante que la revitalisation des relations transatlantiques.

2.   De multiples tensions, impliquant des acteurs étatiques et non étatiques, déstabilisent la région indopacifique

a.   Les tensions d’origine étatique

Le retour de Taïwan à la Chine, qui considère ce pays comme partie intégrante de son territoire, est sa principale priorité politique et militaire dans la région. Elle n’en fait pas mystère, elle qui depuis 1949 n’a jamais accepté la perte de contrôle de l’île. En janvier 2019, le président Xi Jinping a ainsi affirmé que « la Chine doit être et sera réunifiée [et que] la division politique à travers le détroit ne peut être transmise de génération en génération ». Après le retour de Hong Kong et de Macao dans le giron chinois, Taïwan est la dernière pièce manquante à la réunification du territoire chinois sous le contrôle du parti communiste.

L’option militaire pour atteindre cet objectif est parfaitement assumée par la Chine. L’article 8 de la loi anti-sécession de mars 2005 dispose ainsi que la Chine peut utiliser des « moyens non-pacifiques » si « les forces sécessionnistes provoquent la sécession de Taïwan de la Chine », si « des incidents majeurs entraînant la sécession de Taïwan » se produisent ou si « les possibilités de réunification pacifique » sont épuisées. L’ouvrage de référence de l’académie des sciences militaires intitulé La science de la stratégie militaire (2013) présente quant à lui le scénario de conflit auquel l’Armée populaire de libération (APL) soit se préparer en priorité : « une guerre à la périphérie de la Chine, à grande échelle et de haute intensité, sur le champ de bataille maritime et dans un contexte de dissuasion nucléaire ». En d’autres termes, un conflit contre Taïwan avec le risque d’une intervention des Américains, garants de l’indépendance taïwanaise, comme l’a rappelé Joe Biden le 22 octobre 2021 lors d’un entretien avec la chaîne CNN.

L’accroissement des capacités militaires chinoises, notamment maritimes, rappelé supra, montre que cette option militaire est crédible ou, à tout le moins, que la Chine veut qu’elle le soit. Les tentatives d’intimidations et les opérations militaires à proximité de l’île se sont multipliées ces dernières années. En 2020, les forces aériennes chinoises ont pénétré à 380 reprises dans la zone aérienne de défense de Taïwan et le nombre s’est encore accru en 2021, culminant en octobre 2021 avec l’incursion de plus de 150 avions de l’APL. Plus nombreuses, ces incursions sont aussi de plus grande ampleur. En réaction à ces menaces, les États-Unis et leurs alliés dans la région (le Royaume-Uni, la Corée du Sud et le Japon) multiplient les exercices militaires et les démonstrations de force. Comme au mois de septembre 2021, lorsque les porte-avions Carl Vinson et Queen Elisabeth, leur escorte et leurs avions se sont entraînés dans le détroit séparant Taïwan de la Chine.

Toutefois, l’option militaire n’est pas la seule à disposition de la Chine. Suivant la pensée de Sun Tzu, pour lequel « l’art de la guerre, c’est de soumettre l’ennemi sans combat », le moyen le plus efficace de parvenir à la réunification pourrait être non pas une attaque directe de Taïwan mais, toute une série d’actions (exercices militaires, menaces hybrides, pressions politiques et diplomatiques, mise au pas de Hong Kong), menées afin d’affaiblir la détermination du peuple et de l’armée taïwanaise à se défendre et celle des États-Unis à intervenir. L’île serait ainsi forcée à négocier les conditions de son rattachement sans qu’aucune intervention militaire ne soit nécessaire. Les incursions aériennes précitées, par leur nombre et leur ampleur, testent les défenses aériennes de Taïwan, exercent une pression psychologique sur la population, accélèrent le vieillissement des chasseurs de ce pays, et, enfin, jaugent des réactions de ses alliés, à commencer par celles des États-Unis.

Pour le ministre de la Défense taïwanais, M. Chiu Kuo-cheng, les relations sino-taïwanaises n’ont jamais été aussi tendues depuis quarante ans, ni les incidents et autres menaces aussi fréquents et graves. Or, le risque que porte la dégradation de cette relation n’est pas tant une guerre entre Taïwan et la Chine qu’entre celle-ci et les États-Unis, une guerre aux conséquences immenses pour le monde.

Toute la région indopacifique est marquée par des revendications territoriales, occupations et autres incursions illégales, lesquelles impliquent pour l’essentiel la Chine mais également d’autres pays.

La Chine pour commencer, qui a fait du contrôle de la mer de Chine méridionale une priorité de sa politique étrangère. Cette mer est en effet stratégique à deux titres : d’une part, elle contrôle l’accès au détroit de Malacca, au détroit de la Sonde et au détroit de Lombok, par lesquels transite une part considérable du trafic maritime mondial. D’autre part, elle permet aux sous-marins nucléaires de la base d’Hainan de se diluer dans l’océan, loin des ennemis que sont le Japon, les Philippines, la Corée du Sud et Taïwan.

La Chine revendique la souveraineté sur cette mer à travers ses prétentions sur de nombreux îlots, récifs, îles et archipels qui la composent, tel que le montre la carte ci-dessous :

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C’est sur la base de cette revendication que la Chine a créé, à partir de 2014, des îles artificielles et des terre-pleins sur plusieurs îles de l’archipel des Paracels et des îles Spratleys, permettant la création d’une ZEE et l’installation de bases militaires, mais au prix de dommages irréversibles à l’environnement. Par cette politique du fait accompli, la Chine viole ouvertement la Convention des Nations unies sur le droit de la mer et s’oppose aux revendications de ces voisins. En effet, les îles Paracels sont également réclamées par le Vietnam et Taïwan, le récif de Scarborough, est réclamé par les Philippines, tandis que les îles Spratleys le sont par les Philippines, Brunei, la Malaisie, Taïwan et le Vietnam.

La Chine, Taïwan et le Japon se disputent également depuis 1970 l’archipel Senkaku (ou Diaoyutai). Mais les tensions ont pris une nouvelle ampleur à partir de 2010, avec l’envoi récurrent de garde-côtes et d’avions militaires chinois dans ses environs, provoquant régulièrement des incidents avec des bateaux de pêche ou des chasseurs japonais. En février dernier, le Japon a autorisé ses garde-côtes à ouvrir le feu sur tout navire étranger qui accosterait illégalement sur les îles Senkaku.

Ces revendications servent de base aux incursions des garde-côtes chinois, lesquels bénéficient de moyens considérables. À l’appui ou non de « bateaux de pêche » chinois, ceux-ci sont régulièrement envoyés vers les îles, îlots et récifs contestés, voire dans les ZEE des pays voisins, au risque de déclencher des incidents. Toutefois, malgré l’adoption en janvier 2021 d’une loi autorisant les garde-côtes à faire usage de la force sans sommation, ces provocations restent en deçà du seuil de conflictualité, tout en poussant toujours plus loin à la fois les prétentions de la Chine et la patience de ses adversaires.

Un autre conflit territorial oppose depuis des décennies la Chine et l’un de ses voisins, l’Inde, dans la région de l’Himalaya. Les deux pays se disputent le contrôle de la région de l’Aksai Chin, au Nord-Ouest de l’Inde, pour laquelle ils se sont affrontés en 1962. Le conflit, a tourné à l’avantage de la Chine et s’est terminé par la mise en place d’une « ligne de contrôle effectif ».

Alors que le dernier affrontement frontalier meurtrier remontait à 1975, la tension est brusquement remontée en juin 2020 lorsque militaires indiens et chinois se sont affrontés, au prix de plusieurs dizaines de morts. De nouveaux accrochages ont eu lieu depuis et 100 000 soldats sont actuellement déployés de part et d’autre des 872 kilomètres de la « ligne ».

Enfin, de moindre portée géostratégique, il faut rappeler la revendication récurrente de l’île Maurice sur l’île britannique de Diego Garcia, laquelle héberge la principale base américaine dans l’océan Indien. Malgré l’avis de la Cour internationale de Justice du 25 février 2021, il n’est question ni pour les Britanniques, ni pour les Américains de quitter une île dont la position géographique, à mi-chemin entre l’Asie et le Moyen-Orient, est stratégique.

Outre ces tensions liées à une revendication territoriale, la région indopacifique est également exposée aux plus graves menaces nucléaires. En effet, l’Inde et le Pakistan se disputent depuis 1947 le territoire du Cachemire, un autre des multiples conflits territoriaux de la région alors que celui-ci présente la particularité d’impliquer deux États ayant reconnu disposer de l’arme nucléaire. En outre, ce conflit, longtemps bilatéral, s’inscrit désormais dans le « grand jeu » américano-chinois puisque l’Inde, ennemi de la Chine, est un proche allié des États-Unis, lesquels se sont éloignés de leur allié pakistanais qui, par défaut, s’est rapproché de la Chine. La marine chinoise a ainsi participé, en février 2021, à l’exercice multinational AMAN-2021 organisé par le Pakistan, lequel a par ailleurs multiplié les acquisitions d’armement chinois : frégate F-22P, sous-marins de type 039B, frégates multi-rôles de type 054A/P.

La Corée du nord, puissance nucléaire de la région est également la source de tensions. Après son retrait du traité de non-prolifération en 2003, la Corée du nord a procédé à un ensemble d’essais nucléaires de plus en plus intenses (six à ce jour), des essais destinés à la mise au point d’armes atomiques. S’il est difficile d’estimer l’arsenal nord-coréen, celui-ci pourrait atteindre 60 têtes nucléaires. Parallèlement à la production de ces têtes nucléaires, la Corée du Nord s’est employée à développer les vecteurs nécessaires pour leur permettre d’atteindre leurs cibles. Ce développement a impliqué de nombreux tests en conditions réelles qui, pour nombre d’entre eux, ont aussi été utilisés comme des moyens de pression vis-à-vis des ennemis du pays, à commencer par la Corée du Sud et le Japon. En effet, des missiles ont été tirés vers les eaux territoriales de ces pays, tandis que certains ont volé au-dessus de leur territoire, suscitant de fortes réactions internationales.

Pays dirigé par la dynastie communiste des Kim depuis 1945, la Corée du nord apparaît comme une « boîte noire » pour les pays Occidentaux et ceux de la région, qui craignent les décisions irrationnelles de son leader. Kim-Jong-Un. Le seul pays à avoir un accès privilégié à ce dernier et à pouvoir l’influencer est son plus proche allié et voisin, la Chine, dont la Corée du Nord dépend totalement pour ses approvisionnements.

b.   Les tensions d’origine non-étatique

La région indopacifique, qui abrite les plus grands pays musulmans du monde (Indonésie, Inde, Pakistan et Bangladesh) n’est malheureusement pas épargnée par le terrorisme islamiste. Des cellules terroristes ont en effet commis des attentats dans de nombreux pays de la zone, les pays à majorité musulmane précités mais pas seulement : l’Australie, la Chine, l’Inde, la Thaïlande ou encore la Nouvelle-Zélande. D’autres pays sont quant à eux en proie à des mouvements islamistes solidement implantés sur leur territoire, dont ils menacent la stabilité : la Somalie et le Mozambique en particulier. La province mozambicaine du Cabo Delgado est en effet la proie, depuis 2017, d’attaques de groupes terroristes affiliés à Daech, qui ont fait 3 700 morts et 820 000 déplacés, tout en compromettant d’importants projets gaziers dans la région, essentiels au développement du pays.

La piraterie, c’est-à-dire le banditisme par voie maritime visant à voler les cargaisons transportées par les navires, voire les navires eux-mêmes, est un phénomène en pleine expansion dans l’océan Indien à partir des années 2000, même si le phénomène est aujourd’hui en recul. Les foyers de pirateries sont en effet nombreux et un État failli comme la Somalie a pu devenir, pendant des années, un véritable sanctuaire pour les pirates. C’est à partir des côtes somaliennes qu’ont été lancées des attaques contre les porte-containers, les méthaniers et les pétroliers faisant la liaison entre l’Asie et l’Europe via le golfe d’Aden, perturbant les approvisionnements et renchérissant le coût du fret maritime.

La piraterie est également endémique en Asie du Sud-Est, en particulier dans la zone du détroit de Malacca, route maritime la plus fréquentée au monde, qui relie le détroit de Singapour à la mer d’Andaman. Le nombre d’actes de piraterie y est croissant depuis 2015, une croissance interrompue par la pandémie de Covid-19 et l’effondrement du commerce maritime qu’elle a entraîné.

Des actes de piraterie plus isolés ont également lieu dans d’autres zones de la région indopacifique, aux Philippines, en Indonésie et aux Seychelles, où les pirates ont même réussi, en 2009, à capturer un navire de croisière.

La piraterie et le terrorisme constituent des terreaux fertiles pour le développement d’autres activités criminelles, lesquelles les alimentent en retour. Les trafics de toutes natures sont mis en œuvre par les réseaux internationaux et irriguent le monde entier. C’est ainsi que la région indopacifique abrite nombre d’entre eux :

trafic de stupéfiants, principalement de l’héroïne produite dans le triangle d’or, à destination des clients situés en Océanie, aux États-Unis et en Afrique. La Polynésie se situe quant à elle sur la principale route transpacifique des trafiquants de cocaïne, entre la Colombie et l’Australie ;

trafic d’espèces protégées. Malgré son immense biodiversité, la région indopacifique n’est pas tant l’origine que la destination du trafic d’espèces protégées. C’est le cas notamment de la Chine dont la pharmacopée traditionnelle repose sur nombre d’entre elles : os de tigre, corne de rhinocéros, bile d’ours, écailles de pangolin, hippocampes… Bien que ce pays soit signataire de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (1973), le trafic d’espèces protégées, particulièrement lucratif et moins dangereux que d’autres, prospère ;

trafic de matières premières. Les forêts d’Asie du Sud-Est regorgent d’essences de bois (ébène, bois de rose, teck…) qui alimentent des pratiques de coupes illégales à destination de la Chine et de l’Europe. Le rubis fait également l’objet d’un vaste trafic depuis les mines birmanes.

Enfin, comme toutes les régions du monde, l’Indopacifique subit les effets du changement climatique, Par sa géographie, cette zone très peuplée en frange littorale, composées de deltas et de territoires insulaires, est particulièrement sensible au dérèglement climatique. La hausse du niveau des océans, la dégradation des ressources halieutiques et de la biodiversité, l’accroissement de l’activité cyclonique, la désertification des terres faute de pluie suffisante (sud de Madagascar) se traduiront à terme ou moyen terme par une intensification des phénomènes susceptibles de déclencher des crises environnementales majeures avec des conséquences humaines significatives (sanitaires, alimentaires, migratoires…). À titre d’exemple, la seule fonte des glaciers himalayens affectera directement les activités humaines de la région. L’accès à l’eau potable, l’agriculture, la production d’hydroélectricité, les infrastructures, ou même le tourisme et d’autres secteurs d’activité que l’on retrouve sur les zones peuplées seront en effet directement touchés.

Les conséquences du dérèglement climatique aggraveront à n’en pas douter les nombreuses tensions géostratégiques qui sont déjà à l’œuvre dans cette région.

C.   Une région à grands enjeux pour la France

1.   La France : une nation indopacifique à part entière, qui poursuit une stratégie ambitieuse dans la région

a.   Une souveraineté acquise par une présence ancienne et permanente dans la région

La France est présente dans l’océan Indien depuis le 17e siècle. Il y a en effet près de 400 ans que notre pays possède la Réunion. Depuis, ce patrimoine hérité de l’Ancien régime s’est enrichi d’autres territoires acquis sous la troisième République : Mayotte (à travers la colonisation des Comores), la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française et Wallis-et-Futuna, les Îles Éparses, les TAAF. Aujourd’hui, 1,65 million de nos compatriotes vivent sur ces territoires, auxquels il faut ajouter les quelques 200 000 Français vivant dans les autres pays de la région, soit plus d’1,8 million de personnes.

À ces territoires, sont rattachés d’immenses espaces maritimes : 9 millions de kilomètres carrés, soit plus de 90 % de la zone économique exclusive française dans le monde. Cette ZEE abrite d’importantes ressources, notamment halieutiques ; en plus de disposer d’un fort potentiel de ressources minières qui restent à découvrir dans les grands fonds marins.

La possession d’une ZEE si vaste constitue également un atout stratégique pour notre pays. Mise à profit afin de perfectionner notre capacité de dissuasion par la réalisation d’essais nucléaires loin de toute zone habitée, elle permet aussi à la France d’être le seul pays de l’Union européenne présent dans une zone au cœur de l’économie-monde, d’être proche des grandes voies maritimes et de disposer de bases militaires lui permettant, le cas échéant, d’intervenir rapidement en cas de crises, civiles ou militaires. Ces dernières permettent également à la France de faire respecter le droit international et l’accès aux espaces communs qu’il régit.

Les territoires français de l’Océan Indien et du Pacifique sont également en proie à des difficultés, qu’ils partagent avec les autres territoires ultramarins. À savoir : le chômage, la pauvreté, le manque de perspectives pour la jeunesse, une forte insécurité et une immigration illégale massive. Les mouvements indépendantistes se développent également au cœur de ces territoires, comme en Nouvelle-Calédonie, où s’est déroulé en décembre 2021, un troisième référendum sur la question de l’indépendance. Malgré le vote en faveur du maintien au sein de la République française, les aspirations indépendantistes d’une partie de la population ne semblent pas vouées à disparaître.

Ces territoires sont l’objet de plusieurs menaces :

le risque de catastrophe naturelle (cyclone et tsunamis en particulier), qui constitue une menace forte, particulièrement en Polynésie et à la Réunion, encore frappée, en février 2022, par le cyclone Batsirai. Comme partout dans le monde, le dérèglement climatique aggrave ces phénomènes année après année, tout en constituant une menace existentielle pour nombre d’îles situées quelques mètres seulement au-dessus du niveau de la mer ;

– la pression exercée par la pêche illégale sur les ressources halieutiques et la biodiversité. En effet, de nombreux bateaux de pêche étrangers, notamment chinois, viennent piller les ressources de la ZEE, en particulier en Polynésie, bien que celles-ci aient été exclusivement réservées aux Polynésiens sur décision du gouvernement local ;

la Polynésie est également sur la route transpacifique du trafic de cocaïne, les trafiquants utilisant à la fois la voie aérienne et la voie maritime pour expédier leur marchandise depuis la Colombie à destination de l’Asie. À titre d’exemple, 436 kg de cocaïne ont été saisis en 2019 sur un voilier à destination de l’Océanie. Le trafic de drogue est également important dans l’Océan Indien. Ainsi, le 3 novembre 2021, près de 2 tonnes de drogue (héroïne, méthamphétamine et cannabis) ont été saisies par la frégate Floréal, basée à la Réunion ;

– enfin, l’immigration illégale concerne particulièrement Mayotte, exposée à des flux migratoires massifs par la mer en provenance des Comores voisines, au point que près de la moitié de la population estimée de l’île soit en situation irrégulière ;

Pour faire face à ces menaces, en plus des services civils de l’État (police, douane, sécurité civile…), 7 000 militaires français servent de manière permanente dans la région indopacifique, un nombre qui peut s’élever à 10 000 lors d’opérations telles que le déploiement du groupe aéronaval. Ces forces, qui peuvent s’appuyer sur plus de vingt bâtiments de marine et une quarantaine d’aéronefs militaires, sont organisées autour de cinq commandements. Ces derniers sont divisés en zones distinctes, à savoir : la zone COMFOR EAU, la zone COMFOR Djibouti et la zone COMSUP FASZOI pour l’espace de la Réunion. Pour l’espace associé à l’océan Indien : la zone COMSUP POLYNESIE et enfin pour l’espace Pacifique, la zone COMSUP FANC située en Nouvelle-Calédonie.

Les forces françaises stationnées en Indopacifique se répartissent comme suit sur la carte :

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Ces forces de souveraineté ont, très concrètement, trois missions :

la protection de notre souveraineté dans la région, laquelle exige une vigilance de tous les instants et une combinaison innovante des moyens de surveillance satellitaire, navale et aérienne, afin de lutter contre diverses menaces, notamment contre le pillage des ressources de notre ZEE et le trafic de drogue ;

l’intervention au secours des populations en cas de crise, en particulier face aux catastrophes naturelles. Ce type d’intervention n’est pas réservé aux seuls territoires français mais bénéficie également aux pays insulaires de la région, qui sont nombreux, vulnérables et dépourvus de moyens propres. C’est ainsi que les militaires français stationnés en Nouvelle-Calédonie sont venus en aide au Vanuatu, ravagé par le cyclone Harold en 2020 ;

– l’affirmation de la présence française dans la région indopacifique. Au-delà de la protection permanente de notre souveraineté et de l’aide apportée en cas de crise aux populations qui en ont besoin, nos forces ont également pour mission, par leurs patrouilles et leurs missions régulières, de maintenir la capacité de la France à opérer en toute autonomie dans les espaces communs et de garantir leur libre accès, conformément au droit international.

b.   Une stratégie ambitieuse pour l’Indopacifique

La stratégie française pour l’Indopacifique a été publiée en 2018 à la suite d’une visite du président de la République française en Australie. Faisant le constat que cette région, dans laquelle la France est territorialement présente via ses territoires d’outre-mer, est également un espace de polarisation des tensions et des grands enjeux mondiaux, elle définit une stratégie orientée autour de quatre piliers regroupant des objectifs précis :

– un pilier « économie, connectivité, recherche et innovation » ;

– un pilier « multilatéralisme et règle de droit » ;

– un pilier « lutte contre le changement climatique, biodiversité, gestion durable des océans »

– un pilier « sécurité et défense ».

C’est ce dernier pilier qui intéresse particulièrement vos rapporteures. Il est structuré autour de cinq objectifs :

– assurer et défendre l’intégrité de la souveraineté de la France, la protection de ses ressortissants, de ses territoires et de sa ZEE ;

– contribuer à la sécurité des espaces régionaux par la promotion de coopérations militaires et de sécurité ;

– préserver, avec les partenaires, l’accès aux espaces communs dans un contexte de compétition stratégique et de durcissement des environnements militaires ;

– participer au maintien de la stabilité stratégique et des équilibres militaires par une action internationale fondée sur le multilatéralisme ;

– anticiper les risques sécuritaires induits par le changement climatique.

Ces objectifs ont fait l’objet d’une déclinaison politique et opérationnelle par le ministère des Armées qui, en 2019, a publié la « stratégie de défense française en Indopacifique ». Comme celle-ci l’affirme, en poursuivant les objectifs précités, « notre pays entend agir dans cet espace pour continuer d’y promouvoir ses valeurs et défendre :

ses intérêts fondamentaux, afin d’assurer l’intégrité de son territoire ultra-marin, de ses approches maritimes et aériennes, le libre exercice de sa souveraineté et la protection de sa population ;

ses intérêts stratégiques, pour garantir la liberté des échanges et l’accès aux espaces communs, indispensables à la sécurité et à la prospérité du pays, tout en soutenant la stabilité et le développement des régions de son voisinage ;

ses intérêts de puissance, qui découlent de ses responsabilités de membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies et d’État doté de l’arme nucléaire, notamment en termes de lutte contre la prolifération, de respect des traités et de préservation de la stabilité stratégique ».

2.   La mise en œuvre de la stratégie de défense française s’appuie sur quatre instruments principaux

Depuis 2018 et jusqu’au 15 septembre 2021, date à laquelle l’alliance AUKUS a été rendue publique, entraînant un bouleversement géopolitique, la France a mis en œuvre diverses politiques afin d’atteindre ses objectifs stratégiques dans la région.

a.   La promotion du multilatéralisme

Le multilatéralisme est un objectif en soi de la France et un moyen d’atteindre ses autres objectifs stratégiques. Un multilatéralisme fort, fait de consultations étroites et fréquentes entre les pays, de normes et de règles de comportements communes respectées, est, d’une manière générale, pour notre pays, le meilleur moyen de préserver la stabilité de la région en prévenant les conflits et les risques d’escalade. C’est le cas en particulier dans cette région où rivalisent la Chine et les États-Unis, ainsi que les principales puissances nucléaires de la planète.

Cette promotion du multilatéralisme passe par deux moyens qui se complètent et se renforcent.

Le premier est l’investissement et l’action, menés par la France, au sein des différentes enceintes de coopération et de dialogue dans la région pertinentes en matière de sécurité et de défense. Depuis 2012, elle est représentée au niveau ministériel à la réunion annuelle du Shangri-La Dialogue qui se tient chaque année à Singapour depuis 2002. La France occupe cette année le rôle de la présidence de la Commission de l’océan Indien et de l’Indian Ocean Naval Symposium. Elle vient également d’adhérer à l’Indian Ocean Rim Association. Dans le Pacifique Sud, elle est membre du South Pacific Defense Ministers’ Meeting (SPDMM) et la ministre des Armées, Mme Florence Parly, a participé le 9 décembre 2020 à la réunion élargie des ministres de la Défense de l’ASEAN (ADMM-Plus) organisée par le Vietnam.

Le deuxième moyen est le dialogue que la France maintient et qu’elle s’efforce de renforcer avec l’ensemble des pays de la région, à la seule exception de la Corée du Nord. La France a, dans la région, des alliés, avec lesquels elle a conclu des partenariats stratégiques (voir infra), mais elle reste ouverte et coopère avec les autres pays qui, sans être forcément des alliés, ne sont pas pour autant des adversaires. Il s’agit notamment des pays de l’ASEAN (Singapour, l’Indonésie, le Vietnam, la Malaisie et les Philippines notamment) mais également de la Chine. Cette position ouverte, non-conflictuelle, distingue la France des États-Unis qui, au contraire, ont désigné la Chine comme un adversaire et constituent contre elle un réseau d’alliances dont le dernier exemple est l’AUKUS (voir infra).

Même si notre pays est tout à fait conscient de la montée en puissance de la Chine, de ses visées hégémoniques et de son agressivité croissante, il préfère œuvrer à la construction, avec l’ensemble des acteurs et pays de la région, d’un modèle alternatif au modèle chinois, respectant pleinement la souveraineté de ses partenaires et le droit international, en particulier la liberté de circulation en mer, tout en assumant pleinement le jeu des rapports de force, y compris militaires.

b.   Une coopération renforcée avec quatre pays

Si la France dialogue et coopère avec l’ensemble des acteurs de la région, elle privilégie quatre pays avec lesquels, selon ladite Stratégie, « elle partage les mêmes valeurs et les mêmes préoccupations à l’égard des défis émergents » : les États-Unis, l’Inde, l’Australie et le Japon.

Si « les États-Unis sont un allié historique de notre pays et un partenaire fondamental de l’espace indopacifique, en raison de la convergence de nos intérêts de défense et de sécurité et du haut niveau d’interopérabilité entre nos forces », la France s’appuie dans la région sur trois partenariats stratégiques, avec l’Inde, le Japon et l’Australie (pour ce dernier, sous les réserves présentées infra) :

le partenariat stratégique avec l’Inde a été établi en 1998. Reposant sur plusieurs piliers, parmi lesquels la défense, le nucléaire civil et le spatial, il s’est plus récemment accompagné d’un accroissement rapide de la coopération en matière de sûreté maritime, tandis que la relation de défense s’enrichissait d’une dimension industrielle avec l’acquisition de 36 Rafale en 2016 ;

le partenariat stratégique avec le Japon, établi en 1995, a été rehaussé en 2013 au rang de partenariat d’exception, actant le renforcement continu de la coopération bilatérale, notamment par des exercices militaires conjoints et un dialogue maritime global ;

le partenariat stratégique avec l’Australie avait, lui aussi, une dimension industrielle majeure, en vertu notamment du choix de Naval Group en 2016 pour la fourniture de 12 sous-marins d’attaque. Très axé sur les enjeux de sécurité et de défense, il s’est également matérialisé sous la forme de nombreux exercices militaires conjoints, renforçant l’interopérabilité entre les deux armées.

c.   De nombreuses missions militaires ont réaffirmé la présence et démontré les capacités militaires de la France dans la région

Les auditions et les déplacements de vos rapporteures leur ont permis de mesurer l’ampleur de l’implication de la France dans la région, à commencer par celle de la Marine. Les menaces et les risques sur nos intérêts, y compris économiques, sont avant tout sur la mer (et au-dessous), même si la dimension interarmées est bien présente. Elles tiennent également à souligner l’importance de la coopération de la France avec ses alliés, illustrée par de très nombreuses opérations en commun.

Parmi les missions menées dans la région ces dernières années, le déploiement en mer de Chine du Sud du sous-marin nucléaire d’attaque (SNA) Émeraude est particulièrement notable – tout comme le déploiement du bâtiment de soutien Seine et de la frégate Vendémiaire – dans le cadre, selon les mots de la Ministre des Armées, d’une « patrouille hors norme », « preuve éclatante de la capacité de notre Marine nationale à se déployer loin et longtemps en lien avec nos partenaires stratégiques australiens, américains ou japonais ». En effet, cette mission « Marianne » est remarquable à plus d’un titre. Première mission d’un SNA dans cette zone depuis les années quatre-vingt, le déploiement a été particulièrement exigeant en termes de durée – sept mois – et d’élongation, avec ce qu’elles impliquent en matière de soutien logistique, de communication et de coordination opérationnelle. Une telle mission a par ailleurs nécessité une coordination parfaite avec nos alliés dans la région, notamment les États-Unis, leur démontrant de ce fait les capacités de déploiement françaises.

L’exercice naval « La Pérouse » a quant à lui rassemblé en avril 2021, après une première édition en 2019, dans le golfe de Bengale, le porte-hélicoptères amphibie Tonnerre et la frégate Surcouf ainsi que six autres bâtiments des marines américaine, australienne, indienne et japonaise. Tous ces bâtiments se sont entraînés à naviguer en formation et à mener des opérations de défense anti-aérienne et antinavire ainsi que des tirs d’artillerie. Afin d’améliorer leur capacité à opérer ensemble, ils ont été répartis en trois groupes dont la composition évoluait chaque jour.

Enfin, en mai 2021, l’exercice Arc21 s’est illustré en raison de sa localisation géographique (au Japon) et de sa dimension amphibie. Organisé par les forces japonaises sur l’île de Kyushu, il a impliqué les bâtiments de la mission « Jeanne d’Arc » et le Groupement tactique embarqué de l’armée de Terre qui se sont entraînés durant cinq jours aux côtés d’unités japonaises, américaines et australiennes dans les domaines des opérations maritimes et terrestres.

Si la France a pu réaliser des exercices avec d’autres pays comme les Seychelles (« Cateau noir » en 2018) ou Maurice (« Phénix » en 2021). Elle peut compter sur la coopération, notamment pour les escales, de pays aussi divers que la Malaisie, Singapour, l’Indonésie ou Djibouti, ses principaux partenaires dans la région sont les États-Unis, le Japon, l’Inde et l’Australie.

Enfin, la France participe à des missions dans un cadre multilatéral, notamment la mission « Aeto » au large de la Corée du Nord, qui vise à faire respecter les résolutions 2375 et 2397 du Conseil de sécurité des Nations-Unies en matière de lutte contre la prolifération nucléaire. Ces dernières imposent en effet des restrictions d’importation et d’exportation à la Corée du Nord, qui cherche à les contourner, notamment en effectuant des transbordements illégaux en mer de matières premières. Les bâtiments et aéronefs français – dernièrement la frégate de surveillance Prairial basée à Tahiti – dissuadent par leur présence de telles violations et recueillent le cas échéant des éléments de preuve.

L’ensemble de ces missions de présence ne peuvent naturellement pas être assumées par les seuls moyens basés dans le Pacifique, aux FAPF à Tahiti ou aux FANC à Nouméa. C’est pourquoi, ils sont régulièrement renforcés par des unités en provenance de métropole. C’est le cas du groupe « Jeanne d’Arc » comme du sous-marin nucléaire d’attaque Émeraude, ou encore du groupe aéronaval du Charles De Gaulle, qui après avoir opéré en Asie-Pacifique en 2019, était, il y a quelques mois, en mission dans l’océan Indien dans le cadre de l’opération Clemenceau 21. De même, les frégates de surveillance viennent de Nouvelle Calédonie ou de Polynésie pour sillonner le Pacifique ou la mer de Chine. En conséquence, le nombre de jours en mer qu’impliquent ces différentes missions et les contraintes logistiques, notamment en termes d’escale et de relève d’équipage, sont importantes.

La France est également très présente dans le ciel de la région indopacifique, seule ou en coopération avec ses alliés, bien que l’armée de l’Air ne dispose en permanence que de six avions de transport et de trois hélicoptères. De nombreux exercices sont organisés et constituent, selon les termes de l’un des interlocuteurs auditionnés par la mission, « une sorte de diplomatie aérienne : être présent, faire de l’influence, partager, prévenir ». Ils permettent de renforcer l’entraînement des soldats, d’améliorer la connaissance du pays et de développer l’interopérabilité. À titre d’exemple, tous les deux ans, l’exercice Pitch Black réunit la France, l’Australie, le Royaume-Uni et la Nouvelle Zélande, de même pour l’exercice franco-indien « Garuda ».

Deux opérations aériennes nationales récentes méritent, pour des raisons différentes, d’être présentées plus en détail :

– du 20 janvier au 5 février 2021, l’armée de l’Air et de l’Espace a conduit un exercice de projection à longue distance baptisé « Skyros ». Cet exercice a impliqué sept aéronefs : quatre Rafale de Saint-Dizier et Mont-de-Marsan, deux A400M et un A330 Phénix soit environ 150 aviateurs au total. Sa particularité est d’avoir pris la forme d’une « tournée » de 14 000 kilomètres ayant conduit hommes et matériels à Djibouti, en Inde, aux EAU, en Égypte et en Grèce avant leur retour en France. Dans tous ces pays, les Rafales français se sont exercés avec d’autres Rafales et des Mirages 2000, mais aussi des F16 et des Sukhoï Su-30 (en Inde).

– du 20 juin au 9 juillet 2021, l’armée de l’Air et de l’Espace (AAE) a conduit, depuis la métropole et vers le Pacifique sud, la mission « Heifara Wakea » en projetant un dispositif aérien composé de trois Rafales, deux A330 Phénix et deux A400M Atlas ainsi qu’environ 170 aviateurs. Les 20 et 21 juin 2021 ces avions ont réalisé une projection de puissance vers la Polynésie française en moins de 40 heures et avec treize ravitaillements au total. Par cette mission, la France a montré qu’en dépit des 17 000 kilomètres qui les séparent, elle était en mesure de protéger la Polynésie, qu’elle était un acteur fiable et une puissance d’équilibre. Par la suite, le dispositif a amorcé une seconde phase de coopération bilatérale avec l’armée américaine. Les aéronefs français se sont ainsi rendus à Hawaï pour participer à des missions de préparation opérationnelle.

d.   La recherche d’une plus grande implication européenne

La stratégie de la France dans l’Indopacifique (2018) et sa déclinaison en stratégie de défense (2019) ont précédé la publication de la stratégie européenne le 16 septembre 2021. Celle-ci fait le même constat, pour les mêmes raisons, d’une région stratégique, au cœur de la production mondiale de richesses et au carrefour des principales voies du commerce international, l’un des principaux partenaires économiques de l’Union européenne. Elle pointe également les dynamiques géopolitiques à l’œuvre dans la région, soumise à de fortes tensions autour de territoires et de zones maritimes contestés et théâtre d’une course aux armements entre les principales puissances concernées.

La stratégie définit sept priorités pour l’action de l’Union européenne dans la région indopacifique :

– une prospérité durable et inclusive ;

– la transition écologique ;

– la gouvernance maritime ;

– la gouvernance numérique ;

– la connectivité ;

– la santé humaine ;

– la sécurité et la défense.

Ces priorités de l’action européenne dans la région indopacifique recoupent largement celles de la stratégie française, en particulier en ce qui concerne l’économie, la connectivité et la protection de l’environnement, des océans et de la biodiversité, incluant la lutte contre le changement climatique. L’implication plus forte de l’Union européenne dans la région était d’ailleurs explicitement un objectif de la France qui a milité au Conseil, avec l’Allemagne et les Pays-Bas (qui, ont eux-mêmes publié leur stratégie nationale pour la région indopacifique), dès 2020 en vue de l’adoption de cette stratégie européenne.

Les stratégies française et européenne diffèrent toutefois en ce qui concerne le sujet qui intéresse particulièrement le présent rapport, la sécurité et la défense. En effet, si l’objectif de l’Union européenne dans la région est de « promouvoir une sécurité régionale basée sur une architecture ouverte et fondée sur des règles, incluant des voies maritimes sécurisées », les moyens mis au service de cet objectif apparaissent singulièrement limités.

En effet, la stratégie européenne met en avant l’opération Atalante de lutte contre la piraterie au large de la Somalie qui, ces dernières années, a conduit plusieurs exercices navals en commun avec des pays de la région indopacifique (Japon, Inde et Pakistan notamment) ainsi que ses programmes de renforcement des capacités en matière de sécurité maritime dans le Pacifique Sud (MASE et CRIMARIO). Pour le reste, elle se contente d’appeler à un plus grand rôle de l’Union européenne dans l’architecture de sécurité régionale, notamment l’ADMM+ et incite les États membres à renforcer leur présence navale en Indopacifique.

En réalité, ces moyens limités ne font que refléter les compétences elles-mêmes relativement limitées de l’Union européenne en matière de sécurité et de défense, en particulier à l’extérieur.

Il faut néanmoins saluer cette stratégie européenne car une plus forte implication de l’Union européenne dans la région est également recherchée par la stratégie de défense française. « La France soutient l’engagement croissant de l’Europe dans de nombreux domaines de la sûreté et de la sécurité maritime le renforcement des capacités des États, la formation, le financement des structures de l’information maritime et l’intervention opérationnelle dans l’Indopacifique. Ces projets sont complémentaires à l’effort fourni à titre national par la France ».


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II.   L’alliance AUKUS : un bouleversement majeur pour la région et pour la stratégie indopacifique française

A.   L’annulation du contrat par l’Australie, conséquence d’un revirement stratégique majeur

1.   La volte-face d’un partenaire stratégique de la France

a.   L’Australie, partenaire stratégique de la France en Indopacifique

Au tournant des années 2010, la France et l’Australie, conscientes des valeurs communes qui sont les leurs et de la convergence croissante de leurs intérêts dans la région indopacifique, ont entrepris d’élever le niveau de leurs relations bilatérales et de les intégrer dans un « partenariat stratégique » finalement signé le 19 janvier 2012. Celui-ci instaurait une coopération étroite entre les deux pays dans tous les domaines, notamment en matière de sécurité et de défense.

Si ce partenariat, à l’origine, ne se distinguait pas des différents partenariats stratégiques que la France avait pu signer avec d’autres pays de la région, il a pris une nouvelle dimension avec le choix en 2016, par le gouvernement australien, de l’entreprise française Naval group pour la construction de douze sous-marins à propulsion conventionnelle de classe Attack, le système de combat étant quant à lui fourni par l’entreprise américaine Lockheed Martin.

À la suite de ce choix, un accord intergouvernemental a été signé le 20 décembre 2016 par M. Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la Défense, et le premier ministre australien, M. Malcolm Turnbull, visant à faciliter l’exécution du contrat précité, notamment par l’assistance de la DGA, l’échange d’informations entre les deux pays ou la détermination des règles en matière de propriété intellectuelle. Cet accord était d’une durée de 30 ans, renouvelable. Enfin, après de longues négociations a été signé le 11 février 2019 le contrat-cadre fixant les règles de fonctionnement du programme, pour une durée allant au-delà de 2050. Ce contrat-cadre avait vocation à être complété, au fur et à mesure du déroulement du programme, par une succession de contrats opérationnels, le premier étant un contrat de conception intitulé CoreWork Scope 1  (CWS1), ayant une durée de deux ans.

Il est important de souligner que ce contrat n’a pas forcément été présenté de manière exacte par les médias qui ont surtout retenu le montant brut de celui-ci : 34,5 milliards d’euros. En réalité, Naval Group s’était engagé, dans son offre, à ce que les sous-marins soient construits en Australie et que la plus grande part de ce montant soit en réalité dépensée dans ce pays, si bien que seuls 8 milliards d’euros revenaient à Naval Group à proprement parler. Surtout, le contrat ne se limitait donc pas à la conception et à la fourniture de sous-marins français. Il visait à créer, en Australie, la capacité souveraine de concevoir en partie, de construire, de faire fonctionner et d’entretenir la future flotte sous-marine. Plusieurs centaines d’ingénieurs et de personnels australiens devaient ainsi être formés dans le cadre d’un vaste transfert de compétences, incluant l’appui à la construction d’une nouvelle base industrielle en Australie, dont un chantier naval à Adélaïde, sous la responsabilité d’une entreprise publique : Australian Naval Infrastructures. Après une phase d’études et de conception, la construction devait commencer en 2023, pour une première mise à l’eau au début des années 2030.

Le contrat était ainsi la clé de voûte d’un « partenariat stratégique renforcé » signé en 2017, devenu AFiniti – pour Australie-France Initiative – en mai 2018, à l’occasion de la visite du président de la République en Australie. Ce dernier et le Premier ministre australien ont, dans une déclaration commune, réaffirmé leur « engagement mutuel à approfondir la coopération bilatérale en matière de défense », à la fois sur le plan industriel mais également opérationnel, en particulier dans le domaine maritime.

En d’autres termes, pour des raisons à la fois politiques, industrielles et opérationnelles, l’Australie était, pour la France, un pilier de sa stratégie dans la région indopacifique.

b.   Un contrat qui, jusqu’à sa rupture, se déroulait conformément aux attentes australiennes

Les différentes auditions menées dans le cadre de la commission de la Défense nationale et des forces armées à l’autonome 2021 et, notamment, celle du président de Naval group, ont permis de retracer précisément le déroulement du programme jusqu’au « coup de tonnerre » du 15 septembre 2021.

Après la signature du premier contrat de conception précité, le programme a connu, comme l’ensemble des programmes d’armement de grande ampleur, un certain nombre de vicissitudes aggravées par la pandémie de Covid-19 qui a interdit pendant des mois toute rencontre physique entre les différentes équipes concernées. Pourtant, malgré ce contexte difficile, grâce à un investissement constant de Naval Group et de ses partenaires australiens, l’ensemble des objectifs ont pu être tenus : contractualisation de 60 % de contenu local, entrée en revue fonctionnelle et clôture de celle-ci à la date prévue, confirmation des engagements sur le calendrier et sur les coûts, ce qui a fait dire à la cour d’audit australienne en mars 2021 que le programme australien-français était « on budget and on time ».

En février 2021, la visite en Australie du nouveau président de Naval Group, M. Éric Pommelet, bien perçue par les autorités australiennes, a permis d’insuffler une dynamique collaborative nouvelle qui s’est traduite par la mise en place de groupes de travail conjoints sur les principaux sujets du programme, notamment le calendrier d’ensemble, le coût complet, l’analyse des risques et les systèmes d’information. Ce travail s’est conclu en août 2021 par la remise d’une nouvelle offre en vue de conclure le deuxième contrat de conception, le CoreWork Scope 2 (CWS2), destiné à prendre le relais du précédent et censé prendre effet à la mi-septembre 2021.

Le bon déroulement de ce premier contrat, malgré le contexte sanitaire et les tensions inévitable dans un programme d’une telle envergure, a conduit le gouvernement australien, à plusieurs reprises, à faire part de sa satisfaction à Naval Group, notamment le 16 juin 2021, lorsque le Premier ministre australien, a déclaré officiellement à la presse que le programme était remis sur les rails. Dans une lettre datée du 15 septembre 2021, reçue quelques heures avant l’annonce d’AUKUS et la rupture du contrat, le gouvernement australien écrivait que l’évaluation des performances du sous-marin était « conforme » aux besoins exprimés par l’Australie, validant la revue stratégique et ouvrant la voie à la signature du deuxième contrat de conception précité.

Par conséquent, la rupture du contrat est arrivée comme un coup de tonnerre dans un ciel dégagé, prenant de court les équipes de Naval group mais également leurs partenaires australiens. Rien dans les échanges les mois précédents n’avait laissé présager un tel dénouement. Lors de son audition, M. Éric Pommelet a ainsi affirmé qu’il était « absolument certain que nos interlocuteurs ont découvert le choix du sous-marin nucléaire en même temps que nous. Nous avons reçu nombre de messages attestant de leur désarroi et de leur sympathie ». Lors de son audition, la ministre des Armées a souligné que « le partenariat AUKUS a été négocié dans le plus grand secret et seules quelques personnes semblent avoir été au courant. Il m’a d’ailleurs été rapporté que le choc a été tellement fort pour les équipes du ministère australien chargées du programme FST qu’une cellule d’assistance psychologique a été mise en place pour accompagner les personnels désemparés par l’annonce de la fin du programme. Vous aurez remarqué qu’il n’y a eu absolument aucune fuite, ce qui, en soi, est assez exceptionnel. C’est bien la preuve qu’il s’agissait d’un secret d’État ».

Certes, les Australiens avaient partagé l’évolution de leur analyse du contexte stratégique asiatique, motivée par l’accroissement des tensions avec la Chine. Ils avaient aussi indiqué qu’ils s’interrogeaient sur les besoins opérationnels de leur armée, mais sans jamais remettre en cause le programme, ni soulever la question du mode de propulsion.

Par conséquent, c’est bien un changement radical dans l’analyse de la menace, des moyens d’y répondre et des alliances nécessaires qui a justifié la dénonciation du contrat de Naval group et, au-delà, la remise en cause du partenariat stratégique avec la France. Le gouvernement australien a d’ailleurs résilié le contrat pour convenance personnelle et non en raison d’un quelconque manque de l’entreprise à l’une de ses obligations.

c.   La « sidération » des autorités françaises

La rupture du contrat et le renversement d’alliance au profit d’AUKUS ont, dans le même temps, suscité un effet de « sidération » sur les autorités françaises, selon le terme employé à plusieurs reprises par les personnalités auditionnées. Pour vos rapporteures, deux facteurs expliquent cette « sidération » et le fait que, jusqu’au 15 septembre, personne parmi les autorités françaises n’avait envisagé un tel revirement de la part de l’Australie.

Le premier facteur est le mensonge continu, tant des Américains que des Australiens, sur leurs intentions réelles et le secret particulièrement bien gardé des négociations sur l’alliance AUKUS. Lors de son audition, le ministre des Affaires étrangères, M. Jean-Yves Le Drian, n’a rien caché de la duplicité de ces deux pays vis-à-vis du nôtre, ni de sa colère, employant des mots très forts. Ainsi, le 30 août 2021, « une réunion ministérielle franco-australienne s’est tenue en format 2+2. Ce format faisait suite au renforcement de nos relations avec l’Australie. À l’issue de cette réunion des ministres des affaires étrangères et de la défense, nous avons publié une déclaration conjointe indiquant que « les deux parties se sont engagées à approfondir la coopération dans le domaine des industries de défense et à améliorer leurs capacités de pointe dans la région. Les ministres ont souligné l’importance du programme des futurs sous-marins ». Cette déclaration date du 30 août, deux semaines avant l’annonce faite le 15 septembre. Voilà pourquoi je parle de trahison ». Au-delà cette seule déclaration, « à aucun moment avant le 15 septembre les Australiens n’ont exprimé le souhait d’abandonner le programme des sous-marins de classe Attack, ni de mettre un terme à notre partenariat au profit du pacte tripartite qui a finalement été annoncé. À aucun moment, les Australiens n’ont exprimé le besoin de recourir à la technologie de la propulsion nucléaire, alors que nous les avions spécifiquement interrogés sur leur possible réflexion concernant le recours à cette option. À aucun moment, ils n’ont fait état de discussions engagées avec d’autres partenaires que la France ».

Non seulement les Australiens ont menti avant le 15 septembre mais même après, ils ont cherché à démontrer l’inverse en assurant que les autorités françaises, au plus haut niveau, savaient. C’est ainsi qu’a fuité dans la presse un SMS envoyé par le président de la République au Premier ministre australien à la fin de l’été, ainsi rédigé : « dois-je m’attendre à de bonnes ou de mauvaises nouvelles pour notre ambition conjointe sur les sous-marins » ? Loin de démontrer, comme le voulaient ceux qui étaient à l’origine de cette fuite, qu’Emmanuel Macron était au courant de la rupture du contrat de Naval group, ce SMS prouve au contraire qu’il ignorait ce qu’avait à lui annoncer le Premier ministre australien quelques jours plus tard.

La même duplicité, ou « double jeu », pour reprendre les termes de la ministre des Armées, se retrouve chez les deux autres membres de l’alliance AUKUS, les États-Unis et le Royaume-Uni. Comme l’a également expliqué le ministre, « j’ai reçu Antony Blinken au Quai d’Orsay le 25 juin dernier. Je lui ai rappelé les principes de notre position – la nécessité de défendre un espace indopacifique libre et ouvert – et j’ai cité l’exemple de la coopération engagée dans le domaine des sous-marins avec l’Australie et les États-Unis. Ni à cette occasion, ni dans nos échanges ultérieurs avec l’administration Biden, il n’a été fait mention d’un projet différent de celui dans lequel nous étions engagés avec les États-Unis pour la fourniture du système de combat, et il n’a absolument pas été question de discussions entre Américains et Australiens dans ce domaine. J’ai de nouveau rencontré Antony Blinken à Washington au mois de juillet : à aucun moment, il n’a été fait état de ce sujet, si ce n’est que j’ai souligné que la logique partenariale de notre stratégie indopacifique – y compris avec les États-Unis – me semblait une évolution positive pour la sécurité de l’ensemble de la zone. La ministre des Armées s’est également rendue à Washington en juillet. Un peu avant que je ne rencontre mon collègue Blinken, elle a échangé avec son homologue. Ils ont souligné la nécessité d’un partenariat renforcé pour travailler en équipe et être plus fort ». Pas plus que les États-Unis, « à aucun moment le Royaume-Uni [n’a] pris l’initiative d’informer la France de contacts pris avec l’Australie en lien avec un projet alternatif ».

Deuxième facteur qui explique la « sidération » des autorités françaises, leur conviction que l’option du nucléaire pour les sous-marins d’attaque australiens était irréaliste, avec des arguments plus que solides.

Le gouvernement australien a toujours été opposé à la propulsion nucléaire. Le « Livre blanc » de 2009 l’excluait ainsi expressément, exclusion rappelée en novembre 2019 par la ministre de la défense, Mme Linda Reynolds. En effet, la réticence historique de ce pays vis-à-vis du nucléaire l’a privé de toute filière industrielle dans ce domaine et, de ce fait, des compétences et des infrastructures nécessaires pour la construction et la maintenance de sous-marins nucléaires. Dans ces conditions, le choix de ces derniers aurait pour conséquence un coût très supérieur à celui des sous-marins produits par Naval group mais également des délais bien plus longs, sans parler d’un abandon de souveraineté vis-à-vis du pays qui lui fournirait la technologie qui semblait à l’opposé de l’ambition poursuivie par l’Australie qui avait motivé le choix de la France. Enfin, jamais aucun pays dans le monde n’avait transféré cette technologie et personne, à Paris, n’imaginait que les États-Unis pourraient le faire, d’autant qu’une entreprise américaine – Lockheed Martin – fournissait les systèmes de combat des sous-marins Barracuda.

La question se pose néanmoins et a été posée aux deux ministres lors de leur audition : pouvait-on anticiper une telle « trahison » ? Y avait-il des signaux faibles qui auraient été ignorés ? La ministre des Armées a été très claire : « il y a eu, bien sûr, des signaux faibles, ici ou là, mais il y a surtout eu des signaux forts, voire très forts, que l’Australie ne voulait pas de propulsion nucléaire. Il faut sans cesse le répéter, même si cela a été dit, dit et redit de façon explicite et officielle : il est très compliqué de faire dire quelque chose à une personne ou à un État, alors même qu’il vous dit le contraire ». Pour le ministre des Affaires étrangères, « il n’y a eu de la part de la France, depuis 2016, ni naïveté ni légèreté dans l’accompagnement politique de ce projet majeur, et ce à tous les niveaux, qu’il s’agisse du Président de la République, de la ministre des Armées, de moi-même ou de l’administration française ». Un revirement stratégique de l’ampleur de celui opéré par l’Australie le 15 septembre 2021 était quasi-impossible à anticiper, comme était difficilement imaginable la duplicité de ce pays et de ses alliés d’AUKUS.

2.   L’alliance AUKUS : un projet ambitieux mais vague et incertain

a.   Un projet ambitieux et stratégique

Si l’annulation du contrat de Naval group a mobilisé l’attention médiatique, celle-ci n’est, en elle-même, que la conséquence de la décision stratégique de l’Australie de former une nouvelle alliance avec les États-Unis et le Royaume-Uni : AUKUS, projet qui va bien au-delà de la seule composante sous-marine, est motivé, même si c’est implicite, par l’augmentation de la menace chinoise.

Cette composante est la plus connue. En rejoignant AUKUS, l’Australie abandonne la propulsion classique pour des sous-marins d’attaque à propulsion nucléaire. Sur le papier, ces derniers semblent l’emporter. Comme l’a souligné le think tank américain Center for Strategic and Budgetary Assessments un sous-marin conventionnel (à propulsion diesel-électrique) basé à Perth ne pourrait opérer que 11 jours en mer de Chine du Sud, contre plus de deux mois pour un sous-marin à propulsion nucléaire. Au nord de Taiwan et en mer de Chine orientale, la différence capacitaire entre ces deux types de sous-marins est encore plus marquée : un déploiement de sous-marin conventionnel à partir de Perth serait hors de portée, alors qu’un SNA pourrait y opérer plus de 70 jours.

Certes, ces chiffres, datés de 2013, ne reflètent pas les performances d’endurance et de rayon d’action exactes du programme Barracuda conventionnel de Naval Group, dont certaines des spécifications techniques étaient d’ailleurs toujours en cours de négociation au moment de l’annulation du contrat avec l’Australie. Le programme était conçu pour répondre à l’ambition de la marine australienne de disposer du système à propulsion diesel électrique dont les performances s’approcheraient le plus possible de celles d’un SNA. Il aurait représenté un saut capacitaire impressionnant pour la propulsion diesel-électrique mais cela n’en aurait, malgré tout, pas fait un SNA.

Cette endurance et ce long rayon d’action, alliés à une discrétion améliorée, leur permettront, le cas échéant, de frapper plus en profondeur les infrastructures militaires chinoises. La marine australienne vient à ce propos d’annoncer l’acquisition de missiles Tomahawk pour sa flotte de surface, et le choix du Tomahawk apparaît logique pour ses futurs SNA, sur le modèle de la classe Los Angeles de l’US Navy, qui dispose de douze tubes de lancement verticaux.

Enfin, les SNA constituent la défense classique contre les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE). Dans une configuration de guerre froide sino-américaine qui persisterait, il n’est pas absurde d’imaginer les SNA australiens suivre les SNLE chinois, après leur sortie de la base de Yulin à Hainan ou lorsqu’ils plongent dans les eaux profondes de l’océan Pacifique après avoir franchi l’un des détroits de la première chaîne d’îles pour entrer en patrouille de dissuasion. En temps de guerre, une capacité australienne de neutralisation des SNLE chinois affecterait les calculs de la Chine en matière de risques et d’options d’escalade.

Le choix du SNA par l’Australie apparaît donc, a priori, comme une réponse adaptée au durcissement de l’environnement stratégique de la zone indopacifique, lequel exigerait à la fois des moyens d’action plus puissants que des sous-marins conventionnels et une garantie de sécurité plus forte apportée par une alliance étroite avec la première armée du monde. Or, les États-Unis ont un intérêt évident à voir l’Australie se doter de SNA, lesquels pèseraient en leur faveur sur l’équilibre des forces avec la Chine, en temps de paix comme en temps de guerre. Eux seuls lui permettront d’opérer plus longtemps à l’intérieur de la première chaîne d’îles, qui va de l’archipel japonais à Bornéo en passant par Taïwan. De plus, face à la menace des missiles balistiques chinois, les États-Unis doivent penser la disposition géographique de leurs forces dans un périmètre plus large, donnant une importance accrue aux bases australiennes.

AUKUS ne se limite toutefois pas au transfert à l’Australie de la technologie des SNA. Son véritable enjeu pourrait même être ailleurs, même s’il est encore flou. L’accord porte en effet également sur une coopération renforcée dans les technologies de pointe autres que la propulsion nucléaire (cyber-capacités, intelligence artificielle, informatique quantique, etc.), appuyée sur des investissements de recherche et des chaînes de valeurs partagés, laquelle pourrait aisément, par la suite, être ouverte à d’autres États de la région.

b.   Une mise en œuvre encore très incertaine, avec de lourdes conséquences pour la souveraineté australienne

Comme l’a déclaré le 29 septembre 2021 l’ancien premier ministre australien Malcolm Turnbull, « dans le tourbillon des éclats médiatiques, l’impression a été créée que le gouvernement australien avait remplacé un sous-marin conventionnel français par un sous-marin à propulsion nucléaire américain ou britannique. Ce n’est pas le cas. L’Australie n’a maintenant plus aucun programme de sous-marins. Rien n’a été arrêté. Il n’y a ni design, ni prix, ni contrat ». La seule certitude, c’est que nous n’aurons pas de nouveaux sous-marins avant vingt ans et que leur coût sera plus élevé que ceux de conception française. Six mois après cette déclaration, les choses sont toujours aussi incertaines et n’ont guère avancé, à l’exception de la signature, le 22 novembre, d’un accord tripartite autorisant l’échange d’informations sur la propulsion nucléaire navale.

Toutefois, même si son contenu est à ce jour incertain, les conséquences d’AUKUS sont d’ores et déjà très lourdes pour la souveraineté australienne. En effet, ainsi qu’il a été dit supra, l’Australie ne dispose pas des compétences nécessaires à la construction de sous-marins nucléaires qui lui seront fournis, a priori, « clé en main », soit par les États-Unis (classe Virginia), soit par le Royaume-Uni (classe Astute). En d’autres termes, alors que le programme porté par la France était ce qu’on appelle un « programme de souveraineté », visant à doter l’Australie de la capacité de construire, d’opérer et de maintenir en condition opérationnelle ses sous-marins ; AUKUS place l’Australie dans la dépendance de ses alliés qui, seuls, maîtriseront la technologie de la propulsion nucléaire.

De plus, alors que les sous-marins de Naval groupe aurait été mis à l’eau en 2032, le délai sera très probablement considérablement allongé, quel que soit le choix du fournisseur que feront les Australiens. Les deux chantiers navals américains construisant les Virginia tournent déjà à pleine capacité et, s’agissant des Britanniques, ces sous-marins - qui entreraient dans le programme SSNR (Submersible Ship Nuclear Replacement) - ne seraient livrables à l’Australie qu’en 2040. À ce délai de production est susceptible de s’ajouter le délai de recrutement et de formation du personnel hautement qualifié nécessaire à la maintenance et à la sécurité de ces bâtiments et pour la constitution des équipages, plus nombreux sur un SNA que sur un sous-marin conventionnel. L’Australie ayant déjà eu du mal à recruter les 900 sous-mariniers pour ses sous-marins Collins, recruter et former les 1600 supplémentaires pour les futurs SNA sera un véritable défi. À partir de quand la marine australienne sera-t-elle capable de déployer un SNA en mer de Chine du Sud, comme la France l’avait fait en février ? Impossible de le savoir aujourd’hui.

Cette incertitude et le saut dans l’inconnu que représente, pour l’Australie, le choix de recourir à une technologie qu’elle ne maîtrise pas et ne maîtrisera pas à l’avenir, ont laissé dubitatifs nombre des interlocuteurs auditionnés par la mission d’information. Si c’est bien l’urgence de la menace chinoise qui a justifié ce choix et l’abandon de souveraineté qu’il implique, n’est-il pas contradictoire avec le délai considérable nécessaire à la livraison des SNA ?

Par ce choix de la propulsion nucléaire, l’Australie est confrontée à l’urgence d’assurer jusqu’à ladite livraison le maintien en condition opérationnelle de ses sous-marins Collins, afin de les prolonger au-delà de 2026, jusqu’en 2038, voire au-delà. Or, non seulement le coût d’un tel maintien est évalué à 4 milliards d’euros mais ces sous-marins, même modernisés, seraient complètement dépassés par rapport aux sous-marins chinois. La seule solution pour éviter ce déclassement de la Marine australienne serait d’acheter d’occasion ou de louer des sous-marins nucléaires, en particulier aux États-Unis, qui en possèdent 55, avec la difficulté de leur fonctionnement, lequel devrait être dans un premier temps assurée par les Américains eux-mêmes, le temps de former les sous-mariniers australiens.

Au-delà de la seule composante sous-marine d’AUKUS, c’est l’ensemble de son contenu qui est encore incertain. Aujourd’hui, ce n’est qu’un « projet de projet » et dix-huit mois de consultation sont prévus pour aboutir à un cahier des charges précisant les spécificités techniques du programme SNA, accompagné d’une feuille de route industrielle. Il ne fait pas de doute que ces négociations seront aussi secrètes que celles qui ont abouti à l’accord politique du 15 septembre 2021. La seule certitude à ce jour, c’est qu’AUKUS est le nom d’un alignement nouveau et total de l’Australie sur la position des États-Unis, en rupture avec la volonté de souveraineté à l’origine du choix de la France fait par l’ancien Premier ministre Malcolm Turnbull.

B.   Des conséquences importantes pour la région, pour la France et pour le monde

1.   Une bipolarisation croissante de la région, prémices d’une possible nouvelle guerre froide à l’issue incertaine

a.   Une nouvelle alliance militaire patronnée par les États-Unis et tournée contre la Chine, aux nombreuses limites

AUKUS et les autres décisions qui l’ont précédé, à commencer par la relance du QUAD, illustrent très clairement que l’heure est désormais, en Indopacifique, à un durcissement de l’environnement stratégique, à l’agressivité chinoise répondant à une militarisation croissante de la politique américaine dans la région. AUKUS est une alliance militaire entre trois pays déjà proches alliés, qui complète le système d’alliances bilatérales construit depuis des décennies par les États-Unis – lequel repose sur des accords de défense avec, en particulier, la Corée du Sud, le Japon et les Philippines

Il convient de souligner que ni le communiqué commun du 15 septembre 2021, ni les déclarations des chefs d’État et de gouvernement qui ont suivi n’ont mentionné la Chine. Le doute n’est cependant pas de mise. C’est bien la Chine qui est directement visée par AUKUS, Chine dont les ambitions mondiales, l’accroissement rapide des capacités militaires, notamment maritimes, et les initiatives en Mer de Chine et ailleurs suscitent une inquiétude croissante des pays de la région, et, en conséquence, un besoin accru de protection, notamment de l’Australie dont les relations avec la Chine se sont considérablement dégradées ces dernières années.

L’alliance AUKUS renforce la stratégie américaine contre la Chine en termes de dissuasion et d’endiguement :

en ce qui concerne la dissuasion : les États-Unis sont engagés dans un rapport de force avec la Chine qui leur impose d’utiliser de manière optimale leurs capacités et de mieux intégrer leurs alliés. Leur posture vise à prévenir des actions unilatérales de la part de la Chine, en vue de maintenir une dissuasion crédible contre toute tentative de ce pays de s’en prendre aux intérêts américains et à ses alliés dans la région. Outre le renforcement des capacités militaires américaines et de celles de leurs alliés et de leur interopérabilité ; la crédibilité de cette dissuasion suppose aussi une capacité à opérer en mer de Chine, ce que seuls des sous-marins nucléaires sont en mesure de faire de manière prolongée. Enfin, l’innovation de défense, l’intégration des possibilités offertes par l’intelligence artificielle et la robotisation, qui sont au cœur d’AUKUS, devraient démultiplier les effets de la dissuasion américaine ;

en ce qui concerne l’endiguement : le réseau d’alliances des États-Unis encercle véritablement la Chine qui, il faut le reconnaître, est bien seule. Elle n’a pas de véritables alliés dans la région, si ce n’est la Corée du Nord. Elle est très proche du Pakistan, mais ce pays est aussi très lié aux États-Unis, et de l’Iran, qui lui vend du pétrole. En vérité, la Chine suscite peu d’amitiés dans la région. Dans sa confrontation avec l’Amérique, la Chine est seule, même s’il est vrai qu’elle est plus peuplée que l’ensemble de ses adversaires.

Enfin, la logique conflictuelle que sous-tend l’alliance AUKUS oblige les États de la région à se positionner en faveur ou en opposition face à la Chine. Une bipolarisation se met ainsi progressivement en place incarnée, d’un côté, par la Chine (et la Corée du Nord et le Pakistan) et de l’autre, par les États-Unis et leurs alliés. Ces derniers n’ont pas le choix et doivent être alignés sur les positions américaines. De ce point de vue, la déclaration du ministre australien de la défense, M. Peter Dutton, le 12 novembre dernier, est éloquente : si les États-Unis décidaient de défendre militairement Taïwan à la suite d’une invasion chinoise, « il serait inconcevable que l’Australie ne [les] soutienne pas », rompant ainsi à son tour avec l’ambiguïté stratégique qui prévalait jusqu’alors.

Toutefois, les interlocuteurs auditionnés par la mission d’information n’ont pas caché les limites auxquelles, selon eux, se heurtaient AUKUS :

L’alliance AUKUS ne renforce pas véritablement, par elle-même, les capacités américaines dans la région compte tenu des capacités limitées de ses alliés. Le Royaume-Uni n’a pas de territoire dans le Pacifique (sauf le micro-territoire de Pitcairn) ni de forces prépositionnées ou rapidement déployables, et est soumis aux tensions économiques et politiques du Brexit, mal compensées par le concept de Global Britain. Certes, l’Australie apporte de nouveaux points d’appui à la marine américaine mais ses propres capacités militaires sont, pour des années encore (voir supra), très limitées. Surtout, AUKUS donne à la Chine un moyen supplémentaire d’atteindre les États-Unis à travers l’Australie, notamment par des actions hostiles mais limitées dans leur ampleur, n’imposant pas de riposte armée mais mettant néanmoins sous pression la crédibilité des États-Unis vis-à-vis de leurs alliés ;

la dissuasion et l’endiguement sont des concepts forgés durant la guerre froide qui ne peuvent suffire à analyser la situation actuelle. La Chine n’est pas l’URSS, qu’elle dépasse sur tous les plans, et dont l’Histoire et la culture stratégique sont totalement différentes. La dissuasion a-t-elle encore un sens dès lors que la Chine agit sous le seuil de riposte ? L’endiguement est-il vraiment possible dans de nouveaux espaces de conflictualité comme l’Espace ou Internet ?

la bipolarisation accentuée par l’alliance AUKUS et la volonté des États-Unis d’obliger l’ensemble des États à clarifier leur position vis-à-vis de la Chine peut se retourner contre eux. Le risque est en effet réel que la Russie, relativement discrète dans la région car largement occupée ailleurs, finisse par faire alliance – au moins de manière informelle – avec la Chine. Ce qui se joue aujourd’hui en Europe peut donc avoir des conséquences en Asie. Si la Russie devait faire son deuil d’une relation meilleure avec les pays européens et se confronter durement avec les États-Unis sur l’Ukraine, elle aurait alors tout intérêt à se rapprocher de la Chine. L’inverse est aussi possible : monnayer une certaine neutralité en Asie en échange d’avantages dans son voisinage proche et, notamment, en Europe.

b.   Une complexification de l’architecture régionale de sécurité

L’alliance AUKUS a été créée dans une région indopacifique marquée par une série d’alliances conclues de longue date, lesquelles constituent une architecture de sécurité qu’elle est susceptible de complexifier et de fragiliser, au détriment de l’ensemble de ses membres.

Cette architecture régionale de sécurité est constituée, d’une part, par des accords de défense bilatéraux, principalement avec les États-Unis et, d’autre part, par des associations ou des dialogues plurilatéraux, impliquant ou non les États-Unis (ASEAN, ADMM+, QUAD…) dont l’objet va au-delà des questions de défense et de sécurité. La question se pose alors sur les conséquences de l’alliance AUKUS sur ces associations et dialogues préexistants mais également sur les relations entre les États-Unis et les membres de celles-ci, certains d’entre eux étant parmi ses plus proches alliés.

En premier lieu, il est évident que la multiplication de formats ne peut que brouiller le message et la clarté des engagements et des attentes, notamment concernant les rôles respectifs de l’AUKUS et du QUAD. Il semble toutefois qu’apparaisse d’ores et déjà une certaine division des tâches et des préoccupations entre « sécurité dure » (AUKUS) et « sécurité molle » (QUAD), axée sur les vaccins, la sécurité maritime et la connectivité, perceptible dans le communiqué publié à l’issue du sommet des chefs de gouvernement du QUAD, qui s’est tenu à New York au lendemain de l’annonce d’AUKUS. Celle-ci est également susceptible de diminuer l’intérêt de certains pays asiatiques, comme l’Indonésie, pour le QUAD en ce que cette division des tâches débouche sur une hiérarchisation entre alliés et partenaires des États-Unis, avec un accès (ou non) à des coopérations s’appuyant sur des transferts de technologies sensibles. Or, à première vue, les pays de l’ASEAN ne font pas partie du cercle des acteurs stratégiques privilégiés, à l’exception peut-être de Singapour dans le domaine de la cybersécurité.

En deuxième lieu, l’alliance AUKUS rebat les cartes des relations entre les États-Unis et ses principaux alliés dans la région : le Japon, la Corée du Sud et la Nouvelle-Zélande.

Le Japon a, officiellement, accueilli très favorablement l’annonce de l’alliance AUKUS. Lors de sa rencontre, le 5 octobre 2021, avec le premier ministre australien, le Premier ministre Kishida a exprimé sa satisfaction de voir les États-Unis affirmer, avec cet accord, leur volonté d’être fortement présents en Asie. Il est vrai que ce pays est, depuis 1945, le plus proche allié non-occidental des États-Unis, qui entretiennent 50 000 soldats sur son sol, et a toujours cherché à être considéré par ces derniers, et plus globalement par le monde anglo-saxon, comme un partenaire privilégié.

Toutefois, au-delà de la satisfaction officielle, l’annonce d’AUKUS et le durcissement de l’environnement stratégique qu’elle implique sont susceptibles de mettre le Japon dans une position relativement inconfortable. Cette nouvelle alliance pose à nouveau la question du rôle opérationnel du Japon dans les dispositifs de sécurité en Asie. En cas de conflit, notamment dans le détroit de Taïwan, la participation du Japon, au moins en soutien logistique, fait l’objet d’un débat non tranché. Au mois de mars 2021, à la suite de sa rencontre avec son homologue américain, le ministre de la Défense Nobuo Kishi avait déclaré que les deux parties étaient d’accord pour « coopérer étroitement » en cas de crise dans le détroit de Taïwan, sans toutefois que des décisions opérationnelles aient été annoncées. Il n’en reste pas moins que même si le Japon ne participait pas, en tant que tel, aux opérations militaires, les soldats américains et les bases américaines localisés sur le territoire japonais, eux, seront mobilisés, faisant du Japon une cible potentielle des représailles chinoises. En d’autres termes, si certains au Japon souhaitent un rôle plus important pour le Japon aux côtés de l’AUKUS, d’autres s’inquiètent d’être entraînés par un format mal maîtrisé dans une spirale conflictuelle avec la Chine, qui demeure le premier partenaire commercial de l’archipel, à supposer que les contraintes constitutionnelles le permettent et que l’opinion publique l’accepte.

Comme le Japon, la Corée du Sud fait preuve d’une attitude ambivalente face à l’AUKUS. Comme ce dernier, elle a des liens stratégiques très étroits avec les États-Unis, accueillant sur son sol une importante base américaine et 30 000 soldats prépositionnés, mais également des liens économiques et commerciaux importants avec la Chine, auxquels elle ne veut pas renoncer, sans parler de la menace nord-coréenne largement dépendante des décisions chinoises. Dans ces conditions, les autorités sud-coréennes sont restées relativement neutres sur l’AUKUS, refusant d’endosser la vision confrontationnelle des États-Unis et, malgré la demande pressante de ces derniers, n’ont toujours pas rejoint le QUAD.

Enfin, l’AUKUS ignore la Nouvelle-Zélande, pourtant un proche allié intégré dans le groupe des Five Eyes (avec le Canada, l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis, centré sur le partage de renseignements). En raison du contenu très nucléaire de l’alliance, il est peu probable que ce pays – opposé par principe à cette énergie – la rejoigne, ni qu’il accueille en ses ports les futurs sous-marins nucléaires australiens.

c.   Escalade ou faux statu quo : deux risques majeurs pour la stabilité de la région indopacifique

Nombre des personnalités auditionnées par la mission d’information ont fait part de leurs craintes sur une escalade possible des tensions dans la région indopacifique, aggravée par un nouveau facteur : le nucléaire. Comme l’a rappelé la ministre des Armées, « l’AUKUS brise un tabou, qui plus est, s’agissant de réacteurs nucléaires utilisant de l’uranium hautement enrichi, ce qui n’est pas le cas des sous-marins à propulsion nucléaire français, qui utilisent un uranium faiblement enrichi. […] Il est légitime de dire qu’il y a un risque de prolifération nucléaire, ce qui donnera lieu à de très nombreux débats et études. C’est un précédent qui peut avoir des implications lourdes ».

En effet, jusqu’à présent, aucun État nucléaire n’avait vendu la technologie de la propulsion nucléaire à un État non-nucléaire. La France ne l’a jamais fait malgré des sollicitations en ce sens, notamment du Brésil, alors même qu’il est toujours plus simple d’exporter directement le modèle dont on dispose pour ses forces nationales. Dans ces conditions, il est possible que d’autres États de la région, à commencer par l’Inde – qui dispose de la bombe atomique, la Corée du Sud et le Japon – qui tous les deux ont une industrie nucléaire civile – se laisser tenter par la « montée en gamme » que représentent des SNA pour leur marine, a fortiori contre un ennemi – la Chine – qui en dispose aussi. Dans le cas de la Corée du sud, c’est plus qu’une tentation puisque le pays l’a déjà très sérieusement envisagé dans le passé et que le sujet pourrait être l’un des enjeux de l’élection présidentielle du 22 mars prochain.

Comment les États-Unis réagiraient-ils, si ces deux derniers pays, qui sont de très proches alliés, lui demandaient de leur transférer cette technologie ? Sans doute seraient-ils très gênés après avoir accepté un tel transfert à un pays qui ne dispose pas d’industrie nucléaire, qui n’accueillent pas de troupes américaines sur son sol et qui n’est pas en première ligne face à la menace chinoise. À défaut de soutien américain, il ne peut être totalement exclu que ces deux pays ainsi que l’Inde se tournent vers la France. Quelle serait alors la réponse de notre pays, en particulier face à l’Inde, devenu notre principal partenaire et client en matière de sécurité et de défense dans la région ? Nul ne le sait.

Cet effort d’armement des États-Unis et de leurs alliés dans la région, le renforcement des capacités militaires chinoises, conjugué à de nouvelles alliances comme réponse au renforcement rapide des capacités militaires chinoises, conjugué à de nouvelles alliances comme AUKUS et au déploiement d’un nombre toujours plus important de soldats américains à proximité de la Chine pourraient entraîner les Américains dans ce que l’historien Graham Allison a appelé le « piège de Thucydide ». Celui-ci fait référence à la guerre du Péloponnèse qu’entreprit Sparte, puissance établie, contre Athènes, puissance ascendante, pour être finalement vaincue. Le piège serait donc, pour les États-Unis, de se laisser entraîner dans une guerre contre la Chine pour éliminer un adversaire menaçant leur suprématie mondiale. Néanmoins, la position officielle du gouvernement chinois consiste à « éviter la guerre » en raison du ralentissement du développement économique et de la montée en puissance du pays que provoquerait un conflit armé. Ainsi, Xi Jinping a développé le concept de « Nouvelles relations entre grandes puissances » et a lancé les Nouvelles routes de la Soie afin d’éviter le piège de Thucydide théorisé par Allison. Pékin mise ainsi sur le respect des intérêts fondamentaux de l’autre partie et sur l’évolution de l’ordre mondial instauré par les Américains afin de prendre en compte les « intérêts de tous » – en y intégrant mieux la Chine.

D’où viendrait l’étincelle qui embraserait la région et conduirait à une guerre sino-américaine ? De toute évidence, Taïwan est la ligne de faille la plus périlleuse dans le bras de fer stratégique au long cours dans lequel sont engagées les deux premières puissances mondiales. Enjeu majeur pour un régime communiste chinois plus nationaliste que jamais, Taïwan est aussi un enjeu de sécurité essentiel pour les États-Unis dans la région. Si aucun traité de défense ne lie formellement les deux pays, une dérobade en cas d’attaque chinoise de l’île mettrait à bas la crédibilité américaine aux yeux des autres pays asiatiques, précipitant la région dans l’orbite chinoise, selon un effet domino, avec de lourdes conséquences pour les intérêts économiques occidentaux. Une non-action américaine signerait également le triomphe d’un modèle autoritaire et de la force militaire, signant une défaite cinglante du modèle libéral occidental. Une riposte américaine entraînerait quant à elle le monde dans un conflit mondial dévastateur aux conséquences incalculables.

Toutefois, d’autres interlocuteurs ont attiré l’attention de la mission d’information sur une autre évolution possible de l’environnement sécuritaire de la région : un statu quo qui ne sera pas moins déstabilisant qu’une escalade, mais à terme seulement. En effet, le conflit sino-américain pourrait prendre la forme d’une nouvelle « guerre froide » mais différente de la précédente, en l’absence de front terrestre mais également de l’importance des espaces maritimes et des domaines spatial et cyber.

Surtout, elle pourrait rester « froide » très longtemps en dépit des poussées périodiques de tensions. En effet, la logique conflictuelle portée par AUKUS a un présupposé : que la Chine attaque, à Taïwan ou ailleurs. Faute de casus belli, tout l’arsenal des États-Unis et de leurs alliés est condamné à ne servir à rien. Or, comme l’ont indiqué vos rapporteures, la Chine, conformément à sa culture stratégique et aux préceptes de Sun Tzu préfère faire perdre l’autre que le vaincre militairement. Elle pourrait ainsi préférer laisser les Américains s’enfoncer dans leur posture guerrière aussi longtemps que le Congrès, les médias et l’opinion publique ne poseront la question du coût de cette mobilisation pour une guerre qui ne vient jamais. Le renforcement des capacités militaires chinoises, ironiquement financé par les excédents tirés des échanges commerciaux avec l’Occident, n’aurait pas tant pour objectif de préparer un conflit que de démoraliser et d’épuiser les États-Unis, comme ceux-ci l’ont fait avec succès contre l’URSS à l’époque, dans une recherche sans fin de la supériorité militaire.

Dans ce scénario, la Chine n’attaquerait jamais Taïwan ni ailleurs. D’ailleurs, à supposer qu’elle le veuille et malgré ses menaces, manœuvres et autres incursions aériennes, il est plus que douteux qu’elle ait les moyens militaires d’envahir Taïwan et de tenir le choc d’un conflit avec les États-Unis. Si l’armée chinoise semble impressionnante, elle est encore loin d’avoir les capacités nécessaires pour faire tomber une île transformée en forteresse surarmée, soutenue de surcroît par la première puissance militaire mondiale, sans parler du fait que ses soldats et son armée en général souffrent d’un manque quasi-total d’expérience opérationnelle en conditions réelles, alors que les militaires américains sont endurcis par vingt ans de guerre contre le terrorisme.

Face à cette stratégie chinoise de refus de la guerre, les États-Unis ne sont pas dans une logique d’attaque mais une logique défensive de dissuasion et d’endiguement. Il va de soi qu’ils ne prendront pas l’initiative d’un conflit qui déstabiliserait le monde.

Le statu quo ne serait toutefois qu’apparent. La Chine, comme elle le fait depuis des décennies, continuerait d’avancer ses points minutieusement, lentement, avec des mini-actions se déroulant sous le radar et hors de portée de l’obligation de riposte des États-Unis. Elle grignotera du terrain, miles par miles, avec ses « bateaux de pêche », ses routes maritimes, sans qu’aucun sous-marin ni porte-avions nucléaires ne puisse s’y opposer. La stratégie chinoise s’apparente ainsi au jeu de go, refermant sur les États-Unis le « piège de Sun Tsu ».

2.   La marginalisation de l’Europe continentale dans la région

Le corollaire de la réorientation des priorités stratégique américaines vers l’Indopacifique est la fin de la centralité de la relation transatlantique dans la politique étrangère américaine. L’ex-« pierre angulaire » de la stratégie internationale américaine, expression classique dans les documents stratégiques américains des dernières décennies, est reléguée au second rang, et s’occupera, via l’OTAN, de l’adversaire également de second rang après la Chine : la Russie. L’Europe est ainsi déclassée dans la vision stratégique américaine et l’arrivée de Joe Biden n’y a rien changé. Celui-ci apparaît au contraire, après l’épisode de l’évacuation de Kaboul et celui de l’AUKUS, comme un condensé de l’action de ses deux prédécesseurs. Il combine, de manière brutale, le pivotement vers l’Asie de Barack Obama, et « l’Amérique d’abord » de Donald Trump.

Il est vrai que l’Union européenne  l’Europe continentale moins le Royaume-Uni, a pu être perçue par les États-Unis comme ambigüe dans sa relation avec la Chine. La stratégie indopacifique du 16 septembre 2021, qui fait suite à la signature d’un accord sino-européen sur les investissements, plaide en faveur d’une « troisième voie », en contradiction avec la logique confrontationnelle américaine. Le Brexit pèse, en outre, sur la relation à l’Europe des États-Unis, lesquels ont tendance à privilégier l’anglosphère, comme le démontre l’alliance AUKUS puisque la présence du Royaume-Uni en Indopacifique est, militairement, moins significative que celle de la France. Enfin, l’Union européenne, dénuée de capacités militaires propres, ne peut être un partenaire valable dans la stratégie américaine d’endiguement de la Chine.

Les pays de « l’anglosphère » partagent une histoire commune, une langue commune, mais aussi une culture politique comparable. Cette anglosphère est composée principalement par les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Australie, le Canada et la Nouvelle-Zélande, des pays qui partagent un héritage protestant, des valeurs libérales, ainsi qu’un attachement au libre-échange et à la démocratie. À partir de ces valeurs communes, ces pays ont opéré un rapprochement stratégique en nouant des alliances, desquelles sont exclus les pays européens et la France. C’est notamment le cas de l’alliance des Five Eyes, une alliance de mise en commun des informations de renseignements, formée au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Parmi les alliances militaires de l’anglosphère en Indopacifique en compte également le pacte ANZUS, une alliance militaire tripartite signée en 1951 par l’Australie, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis – cette alliance est néanmoins relativement éclipsée depuis les années 1980 en raison du refus néo-zélandais d’héberger des sous-marins à propulsion nucléaire dans leurs ports. Une autre alliance notable de l’anglosphère, et la dernière en date étant l’alliance AUKUS, accord secret décidé entre les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie.

Toutefois, si l’Europe est bel et bien déclassée, vos rapporteures ne pensent pas qu’il y a une véritable volonté des États-Unis de marginaliser la France dans la région indopacifique. Si notre pays, à l’avenir, veut participer aux actions américaines, il sera le bienvenu. Toutefois, les États-Unis ne nous attendront pas et ne tiendront pas compte de nos intérêts dans la construction de leur stratégie vis-à-vis de la Chine. C’est en cela que la France apparaît comme un allié de second rang aux yeux des États-Unis. Certes utile dans la lutte contre le terrorisme, la France, par son discours inchangé sur l’autonomie stratégique européenne, son dialogue avec la Russie et sa volonté de ménager la Chine confirmait son statut de partenaire en décalage avec les nouvelles urgences stratégiques.

Marginalisées, l’Europe et la France seront néanmoins, probablement, sommées de choisir leur camp en cas de guerre avec la Chine. Les États-Unis pourraient être tentés d’imposer à leurs alliés européens de s’aligner sur leur position, par des pressions politiques, un embargo ou des sanctions sur les banques européennes qui financeraient les entreprises chinoises. De même, la réaffirmation par Joe Biden de son engagement dans l’Alliance atlantique pourrait également conduire les Européens à se rapprocher de la ligne américaine vis-à-vis de la Chine, afin de préserver leur relation de sécurité face aux montées des crises dans le voisinage et aux menaces portées par la Russie.

C.   Un défi lancé à la stratégie française dans la région et, au-delà, à ses relations avec ses alliés

1.   Une rupture de confiance majeure avec trois alliés très proches, aux conséquences toutefois très différentes

L’alliance AUKUS a non seulement torpillé la vente de sous-marins de technologie française à l’Australie, avec l’écho médiatique que l’on sait – mais aussi et surtout, depuis son annonce mi-septembre, provoqué une colère froide des autorités françaises envers trois alliés pourtant très proches, tous accusés de « duplicité », si ce n’est de « trahison ».

Avec les États-Unis, les liens ont toutefois été rapidement renoués. Dès le 22 septembre, un entretien téléphonique a été calé entre les présidents Emmanuel Macron et Joe Biden, qui a abouti à un communiqué commun dont les principaux points sont les suivants :

– le lancement d’un processus de consultations approfondies, visant à mettre en place les conditions garantissant la confiance et à proposer des mesures concrètes pour atteindre des objectifs communs ;

– la réaffirmation, par les États-Unis, de l’importance stratégique que revêt l’engagement de la France et de l’Union européenne dans la région Indopacifique ;

– la reconnaissance, par les États-Unis, de l’importance d’une défense européenne plus forte et plus capable, laquelle contribue positivement à la sécurité globale et transatlantique et est complémentaire à l’OTAN ;

– l’engagement des États-Unis à renforcer leur appui aux opérations antiterroristes conduites par les États européens dans la région du Sahel, dans le cadre de leur lutte commune contre le terrorisme.

Ce communiqué a été suivi d’une rencontre physique entre les deux présidents, le 30 octobre 2021 à Rome. Sans s’excuser, Joe Biden a reconnu, dans un bref échange public avant leur tête-à-tête, une manière de faire « maladroite » et « un manque d’élégance » envers Paris de la part de ses partenaires. Quant à Emmanuel Macron, il a appelé à se « tourner vers l’avenir » en parlant de « l’amorce d’un processus de confiance ».

Malgré l’affront, la France a obtenu des compensations, lesquelles ont principalement pris la forme d’un soutien accru aux opérations militaires françaises dans le Sahel.

À l’inverse, la colère reste vive vis-à-vis de l’Australie et la France a entrepris de réduire la portée d’une coopération militaire jusqu’alors très intense. Ainsi en est-il des échanges d’officiers ou des exercices en commun, notamment des forces sous-marines françaises. Certes, la France continuera à coopérer avec l’Australie dans le cadre d’exercices multilatéraux et à utiliser certains points d’escale pour ravitailler la base antarctique de Dumont d’Urville mais on est loin du partenariat stratégique qui prévalait jusqu’alors. Pour autant, comme l’a rappelé l’Amiral Vandier, Chef d’État-major de la Marine, il ne faut pas se tromper d’ennemi et l’Australie restera un allié de la France dans la région. Il faudra toutefois beaucoup de temps pour que la confiance revienne. Il est probable qu’elle ne revienne qu’après le départ des personnalités australiennes impliquées dans cet épisode, lequel pourrait d’ailleurs intervenir rapidement, dès les élections générales prévues au plus tard le 30 juin 2022.

Enfin, la participation du Royaume-Uni à AUKUS ajoute aux nombreux contentieux qui, depuis plusieurs mois, enveniment la relation franco-britannique et, plus généralement celle du Royaume-Uni avec l’Union européenne : conflit sur les licences de pêche, gestion erratique des questions migratoires, protocole nord-irlandais… La France, dans sa réaction à AUKUS, a gardé une certaine retenue vis-à-vis du Royaume-Uni.

2.   La perte d’un pilier important de la stratégie indopacifique, laquelle reste cependant pertinente

L’alliance AUKUS a, incontestablement, heurté de plein fouet la Stratégie française dans l’Indopacifique, au point qu’il est légitime de s’interroger sur la pertinence de celle-ci après le 15 septembre 2021. En effet, elle donne, en matière de sécurité et de défense, un rôle central au « partenariat stratégique » avec l’Australie. Celui-ci « s’appuie sur une coopération très dense, consolidée par le choix en 2016 de Naval Group pour la construction des futurs sous-marins océaniques australiens. Les forces armées des deux pays participent à de nombreux exercices conjoints pour développer leur interopérabilité et un dialogue bilatéral de sécurité nationale a été mis en place en 2019 ». De plus, ce partenariat s’était récemment étendu à l’océan indien, « où la France et l’Australie coopèrent étroitement au sein de forums régionaux comme l’IORA ou l’Indian Ocean Naval Symposium (IONS) ». La France avait même lancé des coopérations à trois avec son autre allié majeur dans la région, l’Inde, notamment dans le domaine de la sécurité maritime.

Logiquement, cette coopération en matière de sécurité et de défense, dont l’ « approfondissement » était un objectif affiché de la Stratégie de défense française en Indopacifique, est largement remise en cause par AUKUS. La confiance étant rompue, la France ne peut plus, pour une durée indéterminée, s’appuyer sur l’Australie, amputant donc sa stratégie d’un élément structurant. Plus largement, le durcissement de l’environnement sécuritaire qu’illustre AUKUS, rajoutant une logique de bloc à la nucléarisation de la région, ne peut que mettre à mal une Stratégie basée sur la coopération, le dialogue et le multilatéralisme, sans parler de son objectif de « consolider le régime de non-prolifération ».

Pour autant, malgré ce défi lancé par AUKUS, vos rapporteures considèrent que la Stratégie française demeure pertinente, à la fois dans ses objectifs et ses missions. Comme l’a rappelé la Ministre des Armées, la France reste « une nation indopacifique […] pleinement investie dans les enjeux que constituent la menace chinoise, mais aussi le changement climatique ou les risques environnementaux ». Les objectifs poursuivis par la Stratégie restent valables, de même que les moyens utilisés et le sont peut-être encore plus maintenant. La coopération, le dialogue et le multilatéralisme doivent d’autant plus être promus qu’ils apparaissent délaissés par les deux grandes puissances régionales, avec le risque d’une escalade au détriment de l’ensemble des pays de l’Indopacifique. Ce sera l’objet de la proposition n° 1 qui sera détaillée infra.

3.   Des conséquences limitées pour Naval Group

La fin du contrat de Naval Group, outre l’onde de choc politique, a évidemment des conséquences humaines, industrielles et financières que les auditions de son président-directeur général, M. Éric Pommelet, et des syndicats de l’entreprise ont permis de mesurer.

Les conséquences humaines sont relativement limitées. En effet, comme l’a expliqué le PDG de Naval Group, si près de 1 000 personnes travaillaient sur le programme, 650 à Cherbourg et 250 en Australie, « on se trouvait au début du processus et dans un programme comme celui-là, la phase d’ingénierie, de conception est extrêmement longue. On avait terminé la première étape, on allait commencer la deuxième. On en était encore au basic design, on allait passer au detailed design. L’ingénierie finale du sous-marin devait se terminer en 2027-2028. Les effectifs concernés par le programme australien étaient surtout composés d’ingénieurs, qui pourront être réaffectés à d’autres projets », sous réserve toutefois, pour nombre d’entre eux, d’accepter une mobilité géographique dans les autres sites du groupe. L’impact sur les fournisseurs – plus d’une centaine – est « dur à estimer puisqu’on n’en était qu’aux phases d’études ». La perte de revenu est, quant à elle, estimée à 500 millions d’euros par an, sur une longue période, soit environ 10 % du chiffre d’affaires du groupe, ce qui « aura nécessairement un impact sur la capacité [de Naval Group] à financer ses investissements ».

Ces conséquences humaines, industrielles et financières obligent le groupe à trouver de nouvelles perspectives de croissance, tant en France qu’à l’international. Comme l’a souligné M. Éric Pommelet, « le volume des commandes sera essentiel pour permettre le repositionnement des personnels. Il importe donc qu’un certain nombre de commandes qui étaient à venir ou simplement envisagées, notamment par la France, soient passées plus vite que prévu pour mieux adapter l’offre – en particulier les postes à Cherbourg – à la demande. Le programme des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) de troisième génération a commencé cette année. Il est dans la même phase d’ingénierie que le programme australien. Les salariés travaillent au même endroit, à Cherbourg ; les mêmes compétences sont utilisées. Il serait souhaitable que l’on puisse accomplir en 2022 les tâches d’ingénierie qui étaient prévues plus tard, en 2024, 2025, voire 2026. Cela présenterait le double avantage d’utiliser une compétence immédiatement disponible et de haut niveau et d’accélérer le programme des SNLE ». Quant aux perspectives internationales, elles semblent positives, notamment avec la signature du contrat de vente à la Grèce de frégates multimissions, pour un montant de 3 milliards d’euros.

Reste à gérer les conséquences juridiques et financières directement liées à la rupture du contrat avec l’Australie. Comme l’a rappelé la ministre des Armées, « l’Australie a dénoncé son contrat avec Naval Group non pour faute de l’industriel, mais pour convenance. L’accord passé entre Naval Group et le gouvernement australien contient des clauses qui seront invoquées pour protéger au mieux les intérêts de Naval Group, ainsi que de ses fournisseurs, qui sont aussi les intérêts de la France. Nous allons soutenir Naval Group, ses fournisseurs, de même que les fournisseurs français de Lockheed Martin, pour qu’ils soient, a minima, remboursés des frais qu’ils ont engagés ». Quant aux transferts de technologie, qui constituaient un élément fondamental du programme, Naval group a entrepris de recenser ce qui relève du foreground – ce qui est donc acheté par le client – et du background – ce qui lui appartient et que le client n’a pas le droit d’utiliser librement.


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III.   Les propositions de la mission d’information pour défendre les intérêts de la France dans le nouvel environnement de sécurité régional

1.   Proposition n° 1 : Refuser la logique conflictuelle de l’alliance AUKUS et promouvoir un modèle alternatif face à la Chine, sans s’opposer aux États-Unis

La région indopacifique est, depuis plusieurs années, l’objet de tensions qui illustrent et alimentent la rivalité entre la Chine et les États-Unis pour la suprématie mondiale, les deux pays renforçant de manière constante leurs capacités militaires et cherchant à développer leurs alliances.

Sur ce dernier point, les États-Unis ont un avantage incontestable sur la Chine. Leurs alliés sont très nombreux dans la région (Japon, Corée du Sud, Philippines, Inde, Australie, Nouvelle-Zélande, Taïwan, France et Royaume-Uni). Tous nourrissent la crainte chinoise d’un encerclement au plus près de ses côtes, elle qui ne peut guère compter que sur la Corée du Nord et, dans une certaine mesure, le Pakistan et la Russie. Pour les autres pays, s’ils ne se rallient pas aux États-Unis par crainte de la Chine, ils ne s’opposent pas non plus très fermement à leurs initiatives.

Dans cette bipolarisation qui se met progressivement en place dans la région indopacifique, l’alliance AUKUS constitue une étape majeure en ce qu’elle associe le Royaume-Uni (puissance nucléaire et membre permanent du Conseil de sécurité, ancienne puissance coloniale majeure de la région aux liens toujours étroits avec de nombreux pays dans le cadre du Commonwealth) et intègre dans l’équation un nouveau paramètre : la propulsion nucléaire. De manière parfaitement claire et cohérente avec la doctrine du « pivot » précédemment exposée, les États-Unis considèrent que la Chine est leur principale menace dans le monde et priorisent dans son traitement une approche sécuritaire qui, par elle-même, renforce la logique conflictuelle et aggrave les tensions.

Dans ces conditions, trois questions se posent, auxquelles vos rapporteures ont cherché, dans le présent rapport, à apporter une réponse : la France a-t-elle encore sa place en Indopacifique après la volte-face de l’Australie et le lancement d’AUKUS ? Que peut-elle apporter aux pays de la région ? Quelle doit être sa position vis-à-vis des États-Unis et d’AUKUS ?

S’agissant de la première question, il est pour vos rapporteures évident que la France a toute sa place dans la région indopacifique. Comme l’a indiqué le Président de la République le 28 septembre dernier, les facteurs qui justifient la priorité donnée à l’Indopacifique – présence, intérêts, évolutions stratégiques – restent inchangés. La ministre des Armées a également été très claire lors de son audition : « ne vous y trompez pas, l’annulation de ce contrat n’invalide pas notre stratégie. Certains laissent entendre que la France se serait égarée en Indopacifique, qu’elle y aurait des ambitions déplacées. Je ne partage pas du tout cette vision minimaliste du rôle de notre pays, car la France a des intérêts à défendre et un rôle à jouer dans cette zone ».

Ce rôle de notre pays en Indopacifique, c’est la deuxième question sur laquelle ont travaillé vos rapporteures et la réponse est celle d’une politique d’équilibre, multilatérale, et multidimensionnelle. La France doit en effet refuser la logique conflictuelle incarnée par AUKUS, qui réduit la réponse au défi posé par la Chine à la seule dimension militaire. Bien au contraire, la France doit poursuivre sa stratégie actuelle, cohérente par ailleurs avec la stratégie européenne, qui vise à dépasser la rivalité sino-américaine en traitant de l’ensemble des sujets – économie, environnement, climat, connectivité, santé… Cette stratégie répond aux attentes de nombreux pays qui, même alliés des États-Unis, demeurent inquiets face au risque d’escalade que peut entraîner AUKUS. Notre pays est d’autant plus crédible dans ce rôle qu’il saura se singulariser vis-à-vis des États-Unis.

Toutefois, si elle ne se limite pas à la défense et à la sécurité, la stratégie française les intègre bel et bien mais sous un angle différent de la stratégie américaine qu’elle peut ainsi compléter utilement. La France a, en effet, une présence miliaire permanente dans la région mais celle-ci ne doit pas être lue, comme celle des États-Unis, malgré les apparences, comme l’instrument d’un rapport de force. Au contraire, elle participe d’une désescalade en fondant le déploiement de ses forces sur le nécessaire respect du droit, de la souveraineté et des libertés, en particulier la liberté de circulation maritime. La France doit d’autant plus porter ces principes que les États-Unis, partisans affirmés du droit, n’ont jamais ratifié les instruments internationaux (convention sur le droit de la mer, statut de Rome…) contenant les principes qu’ils disent défendre.

Pour résumer, en reprenant les mots de la ministre des Armées : « ce que nous proposons aux acteurs de la région, c’est une stratégie claire visant à défendre notre vision de cet espace comme un espace de droit, à ne faire preuve d’aucune naïveté sur les intentions chinoises, mais aussi à refuser d’être l’otage de la rivalité entre la Chine et les États-Unis ».

La question se pose dès lors de la position de la France vis-à-vis des États-Unis dans la région indopacifique. Certes, la France veut un équilibre entre la Chine et les États-Unis et refuse de s’aligner sur la stratégie américaine mais équilibre ne veut pas dire équidistance et l’Amérique reste un allié majeur, en Indopacifique comme ailleurs dans le monde, dont les intérêts recoupent largement les nôtres, malgré les différences d’approche. Force est de reconnaître que la France ne peut, à elle seule, représenter une alternative crédible aux États-Unis face à la menace chinoise ; si elle doit refuser l’alignement, sa stratégie ne peut en revanche s’opposer à celle des États-Unis avec laquelle elle doit rechercher une compatibilité.

De ce point de vue, la présence régulière de la Marine française en mer de Chine du Sud peut être vue comme une contribution à un effort allié plus général visant à rendre plus difficile l’unilatéralisme chinois (et résumé par un amiral français comme une politique de « contre-intimidation »). Le déploiement en 2021 du SNA Emeraude et les exercices amphibies conduits avec les États-Unis, le Japon et l’Australie au mois de mai sont des actions concrètes tout à fait compatibles avec les priorités et l’approche des États-Unis.

Notre pays est toutefois sur une ligne de crête, entre participation à la stratégie américaine et refus de l’alignement pur et simple. Le lancement d’AUKUS a en effet montré que les États-Unis raisonnent en termes de bloc et exigent de leurs alliés, comme l’Australie, après le Japon, la Corée du sud ou les Philippines, qu’ils adoptent les mêmes positions et les mêmes discours face à la Chine. Dans ces conditions, la France devra démontrer aux États-Unis que sa stratégie indopacifique, par les différences qu’elle comporte avec la leur, ne leur crée pas de vulnérabilités mais, au contraire, renforce leur position en poursuivant le même but : remettre la Chine dans le chemin du droit. Le risque, si la France ne réussit pas sa démonstration, est d’apparaître comme un allié peu fiable et de « perdre » les États-Unis, non seulement en Indopacifique mais également dans les autres domaines de préoccupation propres à notre pays, à commencer par le Sahel.

2.   Proposition n° 2 : Surveiller la redéfinition du concept stratégique de l’OTAN et le contenu de la « Boussole stratégique »

a.   Le nouveau concept stratégique de l’OTAN

Le concept stratégique est un document fondamental pour l’OTAN. Réactualisé tous les dix ans environ, il repose sur une évaluation collective de l’environnement de sécurité mondial et une analyse des menaces auxquelles sont confrontés ses membres, permettant à l’Alliance d’adapter ses réponses afin de garantir la sécurité de ses derniers. Le prochain concept stratégique est en cours de discussion et devrait être adopté au sommet de l’OTAN à Madrid, prévu les 29 et 30 juin 2022.

À quelques mois de l’échéance, les discussions sont donc intenses et tournent notamment autour de la Chine. A priori, celle-ci devrait être en dehors du radar de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, avant tout focalisée sur la Russie et la lutte contre le terrorisme. Elle n’est d’ailleurs même pas mentionnée dans le concept stratégique adopté en 2010. Toutefois, lors du sommet de l’OTAN qui s’est tenu à Bruxelles le 14 juin 2021, une phrase a retenu l’attention dans le communiqué final : « les ambitions déclarées de la Chine […] présentent des défis systémiques pour l’ordre international ». Les prises de parole des chefs d’État à l’issue du sommet ont par ailleurs mis en lumière des divergences entre alliés sur la portée réelle de ce virage potentiel de l’OTAN vers la Chine. Si le président Biden a souligné que le comportement de cette dernière posait des défis pour la sécurité collective de l’alliance, le président Macron a quant à lui mis en garde contre une dispersion de l’OTAN au-delà de sa vocation initiale qu’est la sécurité collective de l’Europe.

Vos rapporteures considèrent que la mobilisation de l’OTAN contre la menace chinoise via la redéfinition de son concept stratégique n’est ni nécessaire, ni urgente et, surtout, qu’elle fait peser un risque pour la sécurité de l’Europe.

En effet, si la Chine représente effectivement un véritable défi pour l’OTAN et ses membres individuellement, elle ne constitue pas pour autant une menace militaire directe, contrairement à la Russie qui masse des centaines de milliers de soldats aux frontières européennes. En outre, Si la Chine est bien un rival systémique, elle est aussi un concurrent et un partenaire absolument essentiel pour régler les autres grands défis globaux, à commencer par le changement climatique. Le communiqué précité comporte, d’ailleurs, un appel à un « dialogue constructif avec la Chine lorsque cela est possible ». Cet ordre des priorités est par ailleurs notable dans le communiqué de Bruxelles qui mentionne la Russie 63 fois, le terrorisme 23 fois et la Chine seulement 10 fois.

En outre, le défi que pose la Chine est un défi de long terme. Elle n’est pas une menace immédiate nécessitant des décisions urgentes, au risque de se tromper. Pour mieux comprendre ce défi, l’OTAN aurait tout intérêt à déterminer soigneusement comment et où ce pays affecte les intérêts fondamentaux de ses membres avant d’élaborer sa stratégie. De même s’agissant du dialogue précité : avant de nouer un dialogue avec la Chine, les alliés devront avoir au préalable une position consolidée, faute de quoi ils risquent d’apparaître divisés.

Enfin, le cœur de métier de l’OTAN est la défense collective de l’espace euro-atlantique, garantie par l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord. Comme l’a dit le président Macron, il n’est pas évident que l’OTAN ait un rôle à jouer dans la région ou alors, « nous avons un problème avec notre géographie ». Les derniers soubresauts intervenus dans la région indopacifique, en particulier le lancement d’AUKUS, ne remettent pas en cause cette raison d’être de l’OTAN, même si le concept stratégique doit être adapté en conséquence. La France et les pays européens devront donc être très vigilants à ce que l’OTAN ne soit pas dénaturée et réorientée contre la Chine, les prenant en otage avec le risque de les entraîner dans la nouvelle « guerre froide » qui se met en place en Indopacifique. À l’heure du « pivotement » des États-Unis vers l’Asie il apparaît à l’inverse encore plus important de concentrer l’OTAN sur l’Europe.

Pour satisfaire à la demande américaine, un compromis est toutefois possible entre Européens et Américains. Il pourrait se matérialiser par un partage accru de renseignement entre les alliés, un renforcement de l’expertise interne de l’OTAN et un suivi plus étroit des activités militaires chinoises (exercices notamment). L’Alliance pourrait également servir de plateforme permettant aux alliés d’échanger sur les actions de la Chine et leurs réactions éventuelles. Cela s’inscrirait dans le cadre d’un effort plus large visant à rétablir l’OTAN comme un forum politique transatlantique essentiel. De même, les alliés pourraient accroître leurs interactions avec les quatre partenaires de l’OTAN dans la région Asie-Pacifique, à savoir le Japon, la Corée du Sud, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Des discussions plus régulières dans le cadre du format dit « OTAN+4 » favoriseraient une connaissance commune des capacités et activités de la Chine. Enfin, l’OTAN pourrait offrir son soutien et intensifier sa coopération avec l’Union européenne en matière d’évaluation des investissements chinois dans les infrastructures critiques, de sécurisation des réseaux de télécommunications 5G et de lutte contre les campagnes de désinformation chinoises.

b.   La Boussole stratégique

La Boussole stratégique est le nom donné à la future stratégie européenne en matière de PSDC. Reposant sur une analyse commune des menaces, c’est un document majeur en ce qu’elle doit fournir un cadre et un cap à l’Union européenne pour agir plus efficacement dans la défense de ses intérêts sur la scène internationale. Lancés sous présidence allemande, les travaux doivent se conclure pendant la PFUE et le texte final adopté lors du Conseil européen des 24 et 25 mars prochains.

Si le texte est en cours d’élaboration, une première version de la « Boussole stratégique » a fuité, dont vos rapporteures ont pris connaissance.

En premier lieu, il faut se réjouir que la « Boussole stratégique » s’inscrive dans la lignée des stratégies françaises et européennes. En effet, « la Chine est un partenaire, un concurrent économique et un rival systémique. Avec la Chine en tant que partenaire, nous pouvons nous saisir des défis globaux comme le changement climatique ». Toutefois, le texte n’ignore pas les défis qu’elle pose : « Le développement de la Chine et son intégration dans la région et, au-delà, dans le monde, marquera le reste du siècle. Nous devons nous assurer que cela se fera d’une manière qui contribue à une plus grande sécurité globale ». À cette fin, l’Union européenne affirme son intention de « poursuivre le dialogue avec la Chine s’agissant du respect du droit de la mer et d’un ordre international fondé sur le droit » mais également « les exercices navals conjoints avec ses partenaires dans la région […] afin de soutenir les structures et initiatives régionales en matière de paix et de sécurité ».

Force est toutefois de constater qu’ainsi rédigée, la « Boussole stratégique » fait preuve d’une grande prudence. Très ambitieuse sur de nombreux points, en particulier le développement capacitaire (avec l’enjeu majeur de la capacité de déploiement rapide) elle ne cite pas Taïwan ni aucune des violations du droit maritimes et des revendications de la Chine en Indopacifique. La Chine est un partenaire commercial d’une telle importance pour l’Union européenne, à commencer par l’Allemagne, et un investisseur de premier plan, notamment pour la Grèce et le Portugal, que celle-ci ne peut probablement faire plus. Vos rapporteures souhaitent qu’elle ne fasse pas moins et n’abaisse pas encore son niveau d’ambition dans la région.

3.   Proposition n° 3 : Renforcer nos capacités militaires dans la région

Malgré l’éloignement géographique, la France entretient dans la région indopacifique des moyens miliaires conséquents tout en projetant, à l’occasion d’exercices nationaux ou plurilatéraux, ses forces aériennes et maritimes, en prenant appui sur nos territoires ultramarins. Cette présence militaire régulière illustre et défend la souveraineté française, tout en assurant le respect d’intérêts tels que la liberté de circulation maritime. La France, puissance d’équilibre, doit pouvoir démontrer ses capacités sans rentrer dans la confrontation.

Il n’en reste pas moins que ces moyens militaires, cohérents avec la situation géopolitique des années 2000, apparaissent désormais sous-dimensionnés compte tenu du durcissement de l’environnement sécuritaire dans la région. Ils souffrent concrètement de plusieurs faiblesses :

le nombre des personnels des Armées dans la région indopacifique a sensiblement diminué ces dernières années, particulièrement le personnel de l’armée de l’Air, avec une baisse de 30 % (de 1 250 à 900) ;

les matériels ont vieilli : le TRANSALL date des années 1960 et le CASA fête ses 40 ans, les patrouilleurs P400, conçus dans les années 80, sont en fin de vie. En air comme en mer, ils n’apparaissent plus adaptés à la menace compte tenu du développement de la marine chinoise et de ses forces supplétives (garde-côtes militarisés). Comme l’a déclaré l’Amiral Vandier dans un entretien à la revue Défense nationale (n° 209, décembre 2021), « la Marine fait avec ce qu’elle a. Ce dont on dispose, ce sont des frégates de surveillance construites dans les années 90, qui n’ont pas de système de combat, ni d’autodéfense, ni de sonar, mettent en œuvre un hélicoptère Alouette III et une artillerie de 100 mm pour la police des pêches, c’est dire qu’elles ne sont en fait peu adaptées pour une démonstration militaire ». Le faible niveau militaire de ces moyens conduit par ailleurs, à terme, à une incapacité à participer à niveau aux exercices (exemple de participation d’un BSAM à l’exercice RIMPAC 2020, alors que toutes les grandes puissances envoyaient des frégates de premier rang) ;

– le format de la Marine en métropole et la croissance des missions dans les théâtres plus proches (pression sous-marine russe en Atlantique Nord, Méditerranée, Golfe de Guinée et Golfe Persique) ne permettent pas d’envisager des déploiements plus significatifs et plus fréquents que ce qui est fait actuellement.

Bien sûr, ces faits sont connus et la modernisation de nos moyens militaires a déjà été engagée, notamment à la suite de la dernière LPM. Ainsi, en 2025, les Falcon 200 stationnés à la Réunion et dédiés à la surveillance maritime vont tous être remplacés par des Falcon 2000 beaucoup plus performants (programme AVSIMAR). Les nouveaux patrouilleurs d’outre-mer (POM) devraient arriver en 2023 en Nouvelle-Calédonie et les deux années suivantes à la Réunion et en Polynésie. Le renouvellement des Frégates de Surveillance devrait quant à lui intervenir à l’horizon post-2030. Il n’en reste pas moins que ce décalage du rythme de la montée en puissance de nos moyens militaires avec ceux de la Chine crée une fragilité exploitable par cette dernière pour mener une politique du fait accompli, notamment en matière de pêche, tout en exposant nos marins à un potentiel incident armé.

Il faut donc faire plus. Comme l’a expliqué l’Amiral Vandier dans l’entretien précité : « si on veut lutter face à une grosse menace il faut plus de moyens ». Parmi les pistes qui ont été évoquées lors des auditions, vos rapporteures ont fait leurs les suivantes :

reconsidérer la cible des patrouilleurs présents en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie (actuellement 2 unités par plots qui pourraient être augmentées de 1 à 2 patrouilleurs supplémentaires) ;

accélérer le renouvellement de la composante « surveillance Maritime » en la combinant avec un programme de surveillance spatiale plus ambitieux, en s’appuyant sur les capacités satellites civiles et de l’IA pour en extraire des données valorisées ;

anticiper et renforcer le renouvellement de la composante « frégate de Surveillance » (passer de 1 à 2 unités par plot) par le lancement d’un programme de corvettes (en cohérence avec le programme de corvette européenne), navires de classe moyenne mais dotés d’une valeur militaire plus solide afin d’afficher une présence militaire prépositionnée de plus forte crédibilité opérationnelle ;

étudier l’acquisition de moyens amphibies prépositionnés, capacité perdue avec le retrait du service des BATRAL (bâtiment de transport léger), mais pourtant utiles pour disposer sur zone d’une capacité minimale de projection de force en cas de mission humanitaire (Timor, Vanuatu…), de maintien de l’ordre (Ouvéa, nord de la Nouvelle-Calédonie…) voire de démonstration de puissance interarmées, face à un risque d’occupation étrangère illégale d’un îlot isolé ;

renforcer la résilience d’une de nos bases navales du Pacifique dans le domaine du maintien en condition opérationnelle, tout en la sécurisant face aux effets prévisibles des dérèglements climatiques ;

conduire des activités à forte visibilité stratégique : exercice de tirs MdCN ou ASMP-A, exercices de minage, CHOF (pour câbles sous-marins), raid lointain à partir de la Nouvelle-Calédonie…

S’agissant plus spécifiquement de l’Océan indien, notre pays qui, avec les États-Unis, est la seule nation occidentale présente dans la région, fait face à des enjeux importants. Lutte contre le trafic de drogue, surveillance et prévention du terrorisme venu du Mozambique, pillage des ressources halieutiques, les missions incombant aux FAZSOI sont multiples et exigent des moyens importants. Or, notre déplacement à la Réunion nous a révélé qu’ils étaient bien trop limités compte tenu de l’immensité de la zone à couvrir et de l’éloignement de la métropole, qui allonge considérablement le délai pour les renforcer en cas, par exemple, d’attaque terroriste sur les îles Glorieuses. Il faut donc se féliciter de l’acquisition des Falcon 2000 et de l’arrivée d’ici à trois ans des POM mais un effort supplémentaire devra être fait, notamment pour les moyens aériens et satellitaires essentiels compte tenu de la surface considérable à couvrir, qui limite l’efficacité des navires, en particulier pour la surveillance. La coopération avec les autres pays de la Réunion, notamment Maurice, bien que déjà substantielle, doit quant à elle être amplifiée. Le nouvel accord entre la France et Maurice relatif à la coopération en matière de défense et au statut des forces devrait y contribuer.

Ce renforcement de nos moyens s’inscrit dans le cadre de la LPM 2019-2025, qui doit se poursuivre conformément à ce qui a été voté, mais également de la prochaine LPM qui, par sa plus ou moins grande ambition, délimitera nos marges de manœuvre pour toute la première moitié de ce siècle. À court terme, il présente aussi l’avantage, déjà souligné, d’amortir le choc de l’annulation du contrat des sous-marins australien en augmentant la charge de travail de Naval group dont les compétences sont redevenues disponibles.

4.   Proposition n° 4 : Consolider les partenariats avec les autres pays de la région indopacifique

Face à AUKUS, la France doit pouvoir s’appuyer sur un réseau d’alliances avec des pays refusant sa logique conflictuelle partageant les mêmes préoccupations en matière de sécurité et de liberté maritime et, plus largement, qui soutiennent l’idée d’un ordre régional fondé sur le droit, le dialogue et la coopération contribuant à la réduction des tensions. Si ces pays sont des alliés des États-Unis, leurs intérêts ne sont pas forcément toujours alignés avec ceux des Américains et eux aussi cherchent à diversifier leurs alliances.

a.   En Asie-Pacifique

Consolider les alliances face à cette « anglosphère » passe d’abord par le renforcement de la coopération militaire. De ce point de vue, après la défection de l’Australie, un partenaire a récemment pris une nouvelle importance : l’Indonésie. Liée depuis 2011 à la France par un partenariat stratégique, celui-ci a été renforcé en novembre dernier par la signature d’un accord de coopération en matière de sécurité et de défense, incluant notamment le principe de réunion conjointe entre les ministres des Affaires étrangères et de la Défense des deux pays (format 2+2) et, surtout, par la décision prise le 10 février 2022 d’acquérir 42 Rafale, pour un montant de 8,1 milliards d’euros (et, son intention d’acquérir deux sous-marins Scorpène).

Ce succès, qui intervient quelques mois seulement après le lancement de l’alliance AUKUS et la volte-face stratégique de l’Australie, donne corps à ce qu’on pourrait appeler une « francosphère ». En capitalisant sur les performances de ses entreprises de défense et de leurs équipements militaires de pointe mais également sur les craintes que l’alliance AUKUS suscite, notamment dans les pays historiquement non-alignés, la France apparaît en mesure de rassembler autour d’elle d’autres alliés, qu’elle pourrait également chercher à associer aux exercices auxquels elle participe dans la région indopacifique. De même pourrait-elle travailler à augmenter le nombre de « facilités » permettant l’accès des navires français aux infrastructures des pays de la région.

Au-delà des pays en tant que tels, la France ne peut ignorer les différentes organisations et forums internationaux actifs dans la région en matière de sécurité. Elle doit les investir afin de promouvoir ses objectifs stratégiques et politiques comme le refus de la bipolarisation ou la défense du multilatéralisme. L’action de la France peut également servir à diffuser sa vision des enjeux et des sujets où elle dispose d’avantage comparatif et de savoir-faire opérationnel et technologique, notamment en matière de sécurité maritime, de contre-terrorisme, ou de sécurité environnementale. La France a d’ores et déjà réussi à en investir un certain nombre dont le Forum des îles du Pacifique (2016), le forum des garde-côtes HACGAM (2019), ou l’IORA (Association du bassin de l’Océan indien) en 2020. Elle a toutefois échoué, pour le moment, à rejoindre la principale plateforme de coopération régionale en matière de défense, l’ADMM+, qui doit dès lors être son prochain objectif.

b.   Dans l’Océan indien

Dans l’océan indien, le partenaire stratégique de la France reste, naturellement, l’Inde, avec laquelle la coopération industrielle – symbolisée par l’acquisition de 36 Rafale en 2016 – complète une coopération opérationnelle nourrie de nombreux exercices en commun, dont « La Pérouse ». L’attention de plus en plus grande que porte l’Inde à la Chine, dont elle surveille les activités dans le détroit de Malacca depuis ses bases des îles Andaman-et-Nicobar, recoupe les préoccupations françaises et ouvre de nouvelles voies de coopération allant au-delà de l’océan indien.

Un autre partenaire devrait, pour vos rapporteures, recevoir une attention renouvelée de la part de notre pays : Djibouti. Ce pays occupe en effet une position stratégique. Le détroit de Bab-El-Mandeb, qui relie le Golfe d’Aden au sud avec la mer Rouge au nord, voit passer près de cinq millions de barils de pétrole par jour et 15 % des marchandises échangées dans le monde via les voies maritimes. Ce pays accueille aujourd’hui le plus important contingent français déployé de manière permanente à l’étranger, environ 1 500 hommes et constitue un point d’appui essentiel pour la Marine française et les navires européens, notamment ceux engagés dans l’opération Atalante.

La France n’est pas le seul pays à avoir perçu et capitalisé sur la position stratégique de Djibouti. Les Américains y entretiennent 4 000 soldats et, surtout, la Chine a entrepris la construction d’une immense base militaire, incluant un quai pouvant accueillir des navires militaires, tout en intégrant Djibouti aux Nouvelles routes de la soie. Le pays serait ainsi endetté à hauteur de 1,2 milliard de dollars auprès de Pékin, lui donnant une influence majeure sur son gouvernement, qui pourrait être tenté, un jour peut-être, de remettre en cause l’accord de défense lui le lie à la France.

Face à cette menace, l’Union européenne et la France, qui figurent parmi les premiers bailleurs mondiaux de l’aide publique au développement, devraient mobiliser leurs différents instruments financiers (Instrument européen pour le voisinage, le développement et la coopération internationale, BEI, AFD…) pour contrer cette influence. Sur le plan militaire, de nouveaux moyens, en particulier de surveillance, pourraient utilement être déployés dans le pays afin de suivre les activités chinoises.

Enfin, vos rapporteures suggèrent d’approfondir la relation qu’entretient la France avec le Kenya en matière de coopération militaire et de soutien aux infrastructures.

Concernant nos coopérations en matière de Défense, le Kenya est d’abord confronté à la menace terroriste qui a frappé à de multiples reprises le pays. 14 civils ont ainsi été assassinés le 15 janvier 2019 dans un complexe hôtelier à Nairobi, dans un attentat revendiqué par le groupe terroriste Al-Shabaab. Conformément à la volonté française de rééquilibrer son influence vis-à-vis des pays « anglophones », la France doit alors s’investir à l’échelon national comme européen, pour un partenariat pour la paix et la sécurité au Kenya.

Cet effort est possible notamment via la coopération entre l’Union européenne et l’Union africaine (UA - dont le Kenya est membre), grâce à l’édification d’une force régionale crédible sur le modèle de la force G5 Sahel. La France a par exemple soutenu l’initiative de l’UA au Conseil National de Sécurité de l’ONU pour assurer un financement autonome et prévisible des opérations militaires africaines. Au-delà, la France doit poursuivre son accompagnement par des actions de formation pour renforcer les capacités subrégionales militaires.

Concernant le soutien aux infrastructures, il est à noter que la Chine, en application de son projet global des Routes de la Soie projette au Kenya sa puissance économique et y sécurise ses importations comme ses exportations. Pékin, se focalise notamment sur l’établissement de bases et sur la signature d’arrangements portuaires – par exemple, les ports de Mombasa et de Lamu font partie des infrastructures du pays financées par la Chine. Cette évolution expose le pays au « piège de la dette ».

Face à ce développement, nous estimons que la France doit continuer à soutenir des projets d’infrastructures kenyanes. Suite à la visite du Président de la République du Kenya, Uhuru Kenyatta, à Paris, le 2 octobre 2020, ont été signés plusieurs accords de financements comme le projet d’extension de la ligne 4 du métro de Nairobi vers l’aéroport international Jomo Kenyatta dont la phase 1 sera financée par un prêt du trésor de 128 millions d’euros et impliquera l’expertise de plusieurs entreprises françaises, dont Thalès.

En l’espace d’un mois, le Kenya aura ainsi bénéficié de trois prêts au trésor pour un montant total de 223 millions d’euros. Il s’agira désormais de poursuivre l’implication de la France, via son Service économique régional à l’Ambassade de Nairobi pour accompagner les entreprises françaises dans la phase de réalisation de ces contrats (négociation, closing financiers, réalisation des travaux).

5.   Proposition n° 5 : Mobiliser l’Union européenne et ses États-membres pour qu’ils s’impliquent plus fortement dans la région et dans l’Europe de la défense

L’Union européenne ne peut se désintéresser de ce qui se passe en Indopacifique compte tenu de l’ampleur des liens économiques qui l’unissent aux principales puissances de cette région et, en conséquence, du caractère stratégique de la liberté de circulation maritime aujourd’hui menacée. C’est également en Asie que les grands problèmes globaux, à commencer par le changement climatique, trouveront ou non une solution. Enfin, en Indopacifique comme ailleurs, l’Union européenne doit défendre ses valeurs et ses intérêts par l’ensemble des moyens à sa disposition.

Or, ceux-ci sont, malheureusement limités. Ne disposant pas de moyens militaires, elle doit compter sur ceux des États-membres qui, à l’exception de la France, ne s’impliquent pas réellement dans la région. Certes, l’opération Atalante contre la piraterie et les trafics dans la Corne de l’Afrique se poursuit depuis 2008 et une mission de formation a été lancée au Mozambique. C’est peu et espérer plus sur le plan militaire est difficile. C’est pourquoi il apparaît important de poursuivre ces deux opérations en leur donnant les moyens nécessaires :

– Atalante, qui a largement atteint son objectif en matière de lutte contre la piraterie, est désormais remise en cause par le gouvernement somalien pour cette raison. Il a fait part de son souhait de la voir réorientée vers la lutte contre la pêche illégale, qui constitue pour lui un vrai sujet de préoccupation. Vos rapporteures estiment nécessaire que l’Union européenne réponde aux besoins de la Somalie et reconfigure, le cas échéant, le format de l’opération, l’intégrant par exemple dans une « présence maritime coordonnée » ;

– la mission EUTM Mozambique a été lancée il y a quelques mois. Elle vise à former l’armée mozambicaine à la lutte antiterroriste avant son déploiement dans le nord du pays, face aux groupes djihadistes. Cette formation se double du financement par l’Union européenne d’équipements militaires à hauteur de 80 millions d’euros. Or, cette mission n’a pas encore atteint ses objectifs en termes de recrutement, les États-membres étant réticents à fournir les personnels nécessaires. Vos rapporteures appellent donc la France à renforcer sa contribution à cette mission, notre pays ayant un intérêt particulier à voir éradiqués les terroristes compte tenu de la proximité de Mayotte et des îles Glorieuses.

Toutefois, l’Union européenne peut se mobiliser sur d’autres questions de sécurité plus que de défense stricto sensu : la sécurité non-traditionnelle (l’impact du changement climatique, la lutte contre la piraterie), l’économie ou encore les technologies. À titre d’exemple, l’Agence européenne pour la sécurité maritime pourrait demander à participer au forum HACGAM, actif en matière de lutte contre les trafics et de protection de l’environnement, et proposer de former des garde-côtes pour éviter que les pays riverains soient obligés de choisir entre les formations dispensées par les États-Unis ou par la Chine.

Au-delà de l’Union européenne, la France pourrait travailler à mobiliser ses partenaires européens. Ceux-ci manifestent depuis quelques années un intérêt croissant pour la région, avec pour preuve la multiplication des stratégies indopacifiques nationales, allemande et néerlandaise notamment, qui gagneraient toutefois à être harmonisées dans leur dimension géographique. Sur le plan militaire, si la France est généralement seule à participer aux exercices plurilatéraux, une frégate allemande, le Bayern, a récemment été déployée dans la région. D’autres déploiements pourraient suivre, notamment une présence militaire coordonnée dans l’ouest de l’Océan indien, prenant la suite de l’opération Agénor.

Ce qui se passe en Indopacifique pourrait également avoir des répercussions sur la défense européenne. Après l’évacuation chaotique et unilatérale de Kaboul, l’annonce d’AUKUS et la dénonciation brutale du contrat de Naval Group ont de nouveau montré le primat des intérêts nationaux américains et le peu de cas que les États-Unis faisaient de leurs alliés. Or, la priorité, pour ces derniers est la Chine. L’Europe centrale et orientale devient un théâtre secondaire, exposant les pays concernés et toute l’Union européenne à l’agressivité de la Russie, qui s’est beaucoup rapprochée de la Chine. L’Union européenne doit prendre en charge sa sécurité, à la fois sur le continent européen mais aussi ailleurs, partout où ses intérêts sont en jeu. Pour reprendre la formule de la ministre des Armées, « soit l’Europe fait face, soit elle s’efface ».

 


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Examen en commission

La commission procède à l’examen du rapport de la mission d’information sur les enjeux de défense en Indopacifique au cours de sa réunion du mercredi 16 février 2022.

 

Mme la vice-présidente Patricia Mirallès. Le 10 mars 2021, notre commission a lancé une mission d’information sur les enjeux de défense en Indopacifique, dont nos collègues Monica Michel-Brassart et Laurence Trastour-Isnart ont été nommées rapporteures.

La région indopacifique, qui recouvre deux océans (l’océan indien et l’océan pacifique) et trois continents (l’Asie, l’Afrique et l’Océanie) est en effet une région stratégique qui justifie toute notre attention. Stratégique parce que la plus riche, la plus peuplée et la plus dynamique du monde, au centre des flux du commerce international, région dont nous sommes, France et Union européenne, dépendants. C’est également une zone de fortes tensions, attisées par la rivalité sino-américaine et, s’agissant de la Corée du Nord, aggravées par la menace nucléaire. Un conflit dans la région nous affecterait, comme l’ensemble de la planète.

La France peut d’autant moins ignorer cette région qu’elle est une nation indopacifique à part entière, à travers ses territoires d’outre-mer où vivent 1,6 million de nos compatriotes et auxquels est rattachée une zone économique exclusive de 9 millions de kilomètres carrés. Nos intérêts stratégiques, économiques mais aussi environnementaux dans la région sont donc majeurs et justifient l’adoption en 2018 d’une stratégie pour l’Indopacifique, complétée l’année suivante par une stratégie de défense.

Cette stratégie de défense, nous le savons, a été percutée, le 15 septembre dernier, par un événement majeur qui a donné une importance accrue à cette mission d’information : le lancement de l’alliance AUKUS entre les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie. Cette nouvelle alliance a eu pour conséquence, outre la défection de notre allié australien, la dénonciation du contrat le liant à Naval group pour la construction de 12 sous-marins de classe Attack.

Au-delà de ces conséquences pour notre pays, l’alliance AUKUS a également des répercussions majeures sur l’environnement stratégique de la région indopacifique, sur lesquelles les rapporteurs vont nous éclairer.

Mais l’Indopacifique, c’est également l’Océan indien. La France a ici d’autres intérêts et fait face à un certain nombre de menaces, en particulier le terrorisme, la piraterie et le trafic de drogue. Ce rapport est ainsi l’occasion de faire la lumière sur des enjeux de défense moins connus que ceux de la région Asie-Pacifique.

 

L’ensemble des analyses que contient ce rapport sert enfin de base à une série de propositions visant à mieux assurer la défense des intérêts de la France dans la région indopacifique.

Mmes les rapporteures, vous avez toute notre attention.

Mme Monica Michel-Brassart, rapporteure. Cette mission d’information a été un exercice passionnant, même s’il fut bousculé par AUKUS et par la crise sanitaire, qui nous a empêchées de faire tous les déplacements que nous aurions souhaités. Notre présentation, à deux voix comme à l’habitude, commencera par un panorama des tensions à l’œuvre dans la région indopacifique, se poursuivra par l’analyse des conséquences de l’alliance AUKUS sur l’environnement stratégique régional et, enfin, se conclura par nos propositions pour mieux y défendre les intérêts de la France.

Mme Laurence Trastour-Isnart, rapporteure. Comme vous l’avez rappelé, Madame la présidente, la région indopacifique, qui recouvre deux océans et trois continents, est aujourd’hui une région stratégique, au centre de l’économie mondiale et des flux commerciaux. Le monde, en particulier l’Union européenne, en est dépendant.

Avec 60 % du PIB mondial, cette zone est la plus riche, elle rassemble les plus grandes économies de la planète. La croissance y est la plus forte et l’innovation y est la plus dynamique. Par sa puissance économique et industrielle, elle est au centre du commerce international. Elle abrite 16 des 20 plus grands ports mondiaux, par lesquels transitent des marchandises à destination et en provenance du monde entier.

Au centre de l’économie-mondiale, la région indopacifique est également au centre des tensions internationales en raison, principalement, des nouvelles ambitions géostratégiques de la Chine et de son antagonisme croissant avec les États-Unis.

Mme Monica Michel-Brassart, rapporteure. Jusqu’aux années 2000, l’affirmation de la puissance chinoise s’est faite de manière pacifique. Concentrée sur sa croissance économique, elle s’est efforcée de montrer un visage rassurant et d’entretenir de bonnes relations avec ses voisins et les pays occidentaux, dont elle avait besoin pour son développement.

L’arrivée de Xi Jinping à la tête de la Chine en 2012 et sa volonté de lui redonner « la place qui lui est due » ont radicalement changé les choses. Dirigeant la deuxième puissance économique du monde derrière les États-Unis, le nouveau leader chinois a entrepris de transformer cet avantage économique en puissance militaire et en influence diplomatique.

 

Ses dépenses militaires ont été multipliées par sept en 20 ans, passant de 40 milliards de dollars en 1999 à 265 milliards de dollars en 2019. De plus, la Chine s’est lancée, avec les « Nouvelles Routes de la Soie », dans un vaste projet économico-géostratégique visant à intégrer toujours plus de pays et à renforcer sa zone d’influence.

Ce renforcement de la puissance de la Chine a, très naturellement, suscité l’inquiétude des pays de la région indopacifique mais, surtout, celle des États-Unis.

En effet, la Chine les concurrence désormais sur tous les plans : idéologique, militaire, économique, technologique et diplomatique, aspirant ouvertement à une suprématie mondiale qu’elle s’est donné pour objectif d’atteindre en 2049, année du centenaire de la création de la République populaire.

Face à cette menace, les États-Unis ont entrepris un « pivotement » de leurs intérêts stratégiques de l’Europe et du Moyen-Orient vers l’Indopacifique, faisant de la Chine la priorité de leur politique étrangère. Entamée par Barak Obama, poursuivie par Donald Trump et reprise par Joe Biden, elle constitue désormais une constante de la politique étrangère américaine qui transcende les clivages partisans.

Mme Laurence Trastour-Isnart, rapporteure. Dans ce contexte, la région indopacifique subit de multiples tensions d’origine étatique et non-étatique :

S’agissant des tensions d’origine étatique, la plus importante est la revendication chinoise sur Taïwan, soumise à une pression militaire et diplomatique constante. Fortement armée et bénéficiant de la garantie américaine, récemment rappelée par Joe Biden, les tensions autour de Taïwan sont susceptibles de déclencher un conflit de grande ampleur.

Mais les revendications chinoises vont au-delà de Taïwan. En effet, Pékin multiplie ses prétentions territoriales sur des îles et îlots de mer de Chine méridionale. La politique chinoise se matérialise ainsi par une occupation de certaines îles et la multiplication d’incidents et de violations des zones économiques exclusives de ses voisins, s’appuyant notamment sur des flottes de pêcheurs.

Autre tension majeure d’origine étatique, la Corée du Nord, qui multiplie les essais de missiles et développe ses capacités nucléaires, suscitant l’inquiétude de ses voisins sud-coréens et japonais.

S’agissant des tensions d’origine non étatique : le terrorisme islamique, actif dans des pays comme l’Indonésie, le Mozambique ou la Somalie. La piraterie, notamment dans le détroit de Malacca et les différents trafics (drogues, armes, espèces protégées, bois…).

De plus, le changement climatique risque d’aggraver ces tensions, en fragilisant certains pays, notamment les îles de l’océan Indien, et en exacerbant la diminution croissante des ressources halieutiques mettant en danger la sécurité alimentaire de certains pays.

 

Mme Monica Michel-Brassart. Région à fortes tensions, l’Indopacifique est également une région à forts enjeux pour notre pays qui, faut-il le rappeler, est une nation indopacifique à part entière. La France est en effet territorialement présente en Indopacifique par ses territoires d’outre-mer : la Nouvelle-Calédonie, Mayotte, la Réunion, la Polynésie, Wallis-et-Futuna, les îles Éparses et les Terres Australes et Antarctiques Françaises (TAAF). Aujourd’hui, 1,65 million de nos compatriotes vivent sur ces territoires, auxquels il faut ajouter les 200 000 Français qui vivent dans les autres pays de la région.

À ces territoires sont rattachés d’immenses espaces maritimes : 9 millions de kilomètres carrés, soit plus de 90 % de la zone économique exclusive française dans le monde. Cette ZEE abrite d’importantes ressources, notamment halieutiques mais également un fort potentiel de ressources minières à découvrir dans les grands fonds marins.

Nation indopacifique, la France poursuit une stratégie ambitieuse dans la région. Celle-ci a été présentée par le Président de la République, Emmanuel Macron en 2018 et repose sur quatre piliers regroupant des objectifs précis :

– un pilier « économie, connectivité, recherche et innovation » ;

– un pilier « multilatéralisme et règle de droit » ;

– un pilier « lutte contre le changement climatique, biodiversité, gestion durable des océans » ;

– un pilier « sécurité et défense ».

Ce dernier pilier a été décliné par le ministère des Armées dans une Stratégie de défense en Indopacifique, publiée en 2019, qui fixe trois objectifs à l’action de la France dans la région :

– la défense de ses intérêts fondamentaux, afin d’assurer l’intégrité de son territoire ultramarin, le libre exercice de sa souveraineté et la protection de sa population ;

– la défense de ses intérêts stratégiques, pour garantir la liberté des échanges et l’accès aux espaces communs, tout en soutenant la stabilité et le développement des régions de son voisinage ;

– la défense de ses intérêts de puissance, qui découlent de ses responsabilités de membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies et d’État doté de l’arme nucléaire, notamment en termes de lutte contre la prolifération.

Pour atteindre ses objectifs, la France mobilise trois instruments :

 

– le premier, ce sont les 7 000 militaires français stationnés de manière permanente dans la région indopacifique, régulièrement renforcés par des déploiements aériens ou navals ;

– le deuxième, c’est la promotion du multilatéralisme, qui se matérialise à travers l’investissement et l’action de la France au sein des différentes enceintes de coopération et de dialogue dans la région et qui sont pertinentes en matière de sécurité et de défense (notamment le : Shangri-La Dialogue, la Commission de l’océan Indien, la Indian Ocean Rim Association, ou encore le South Pacific Defence Ministers’ Meeting…). La promotion du multilatéralisme se concrétise également par le dialogue que maintient la France et qu’elle s’efforce de renforcer avec l’ensemble des pays de la région ;

– le troisième instrument de la France consiste en la conclusion de partenariats stratégiques avec les pays qui partagent avec elle les mêmes valeurs et les mêmes intérêts : à savoir l’Inde, l’Australie et le Japon.

Mme Laurence Trastour-Isnart, rapporteure. C’est dans ce contexte qu’est intervenu un événement majeur à la fois pour la région indopacifique et pour notre pays, mais également pour nos travaux, qui s’en sont trouvés bouleversés. Le 15 septembre 2021, les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie ont annoncé leur nouvel engagement dans une alliance militaire connue sous le nom d’AUKUS. Cette annonce a entraîné la remise en cause du partenariat stratégique entre la France et l’Australie et la dénonciation du contrat de l’entreprise Naval Group pour la construction de douze sous-marins australiens.

Vous le savez, en 2016, le gouvernement australien a choisi Naval Group pour la fourniture de douze sous-marins à propulsion conventionnelle de classe Attack. Le contrat, signé en 2019, correspondait à un partenariat permettant à l’Australie de concevoir, de construire, de faire fonctionner et d’entretenir une future flotte sous-marine. Après une phase d’études et de conception, la construction devait commencer en 2023, pour une première mise à l’eau en 2032. Ce programme était ainsi la clé de voûte d’un « partenariat stratégique renforcé » entre les deux pays.

D’après l’ensemble des personnalités auditionnées au cours de nos travaux, rien ne laissait présager la rupture du contrat. Même si le programme a connu un démarrage lent, aggravé par la pandémie, ce dernier se déroulait normalement.

Mme Monica Michel-Brassart, rapporteure. C’est bien un changement radical dans l’analyse stratégique australienne de la menace, des moyens d’y répondre et des alliances nécessaires qui a justifié la dénonciation du contrat de Naval Group et, au-delà, la remise en cause du partenariat stratégique avec la France.

 

Le gouvernement australien a d’ailleurs résilié le contrat pour convenance personnelle et non en raison d’un manque de l’entreprise à l’une de ses obligations.

Sidération de l’entreprise, sidération aussi des autorités françaises qui, pas plus que Naval Group, n’avaient envisagé un tel revirement de la part de l’Australie. Ont-elles fait preuve de naïveté ? Encore une fois, personne ne savait parce que, pendant des mois, les Australiens ont menti sur leurs intentions réelles et, avec les Américains et les Britanniques, ont particulièrement bien gardé le secret des négociations sur l’alliance AUKUS. En outre, l’option nucléaire avait été explicitement exclue par l’Australie, conformément à la réticence historique de ce pays vis-à-vis de l’énergie nucléaire et en cohérence avec l’absence totale d’infrastructures et de compétences dans ce domaine.

Toutefois, si l’annulation du contrat de Naval Group a mobilisé l’attention médiatique et politique, celle-ci n’est, en elle-même, que la conséquence de la décision stratégique de l’Australie de former une nouvelle alliance avec les États-Unis et le Royaume-Uni, décision motivée par le durcissement de la menace chinoise en Indopacifique. Celle-ci exige, du point de vue australien, une alliance renforcée avec la première puissance mondiale et un recours à des capacités supérieures à celles proposées par la France.

En outre, AUKUS va plus loin que la seule propulsion nucléaire. L’accord porte en effet également sur une coopération renforcée dans les technologies de pointe autres que la propulsion nucléaire (cyber-capacités, intelligence artificielle, informatique quantique, etc.), appuyée sur des investissements de recherche et des chaînes de valeurs partagés, laquelle pourrait aisément, par la suite, être ouverte à d’autres états de la région.

En vérité, tout cela est encore très flou et AUKUS a été qualifié de « projet de projet ». Son annonce, le 15 septembre 2021, ouvre une période de 18 mois pendant laquelle les trois pays vont négocier pour lui donner un contenu, des négociations qui sont naturellement secrètes.

Même si son contenu est à ce jour incertain, les conséquences d’AUKUS sont d’ores et déjà très lourdes pour la souveraineté australienne. En effet, alors que le programme porté par la France était ce qu’on appelle un « programme de souveraineté », visant à doter l’Australie de la capacité de construire, d’opérer et de maintenir en condition opérationnelle ses sous-marins, l’alliance AUKUS place l’Australie dans la dépendance de ses alliés qui, seuls, maîtriseront la technologie de la propulsion nucléaire.

De plus, alors que les sous-marins de Naval Group auraient été mis à l’eau en 2032, le délai sera considérablement allongé pour les sous-marins nucléaires, probablement au-delà de 2040.

Mme Laurence Trastour-Isnart, rapporteure. Finalement, la seule certitude à ce jour, c’est que l’alliance AUKUS est le nom d’un alignement que l’on pourrait qualifier de nouveau et total de l’Australie sur la position des États-Unis, en rupture avec la volonté de souveraineté à l’origine du choix de la France en 2016. Pour autant, cette alliance n’est pas nouvelle car depuis 1951, l’ANZUS lie l’Australie, les États-Unis et la Nouvelle-Zélande.

Importantes pour l’Australie, les conséquences d’AUKUS le sont plus encore pour la région et pour le monde. Celles-ci font l’objet d’une analyse approfondie dans notre rapport.

La première conséquence de l’alliance AUKUS, est une bipolarisation croissante de la région, doublée d’une militarisation des rapports entre les États-Unis et la Chine.

L’alliance AUKUS illustre que l’heure est désormais, en Indopacifique, à un durcissement de l’environnement stratégique. Face à l’agressivité chinoise la réponse est celle d’une militarisation croissante de la politique américaine dans la région.

Mme Monica Michel-Brassart, rapporteure. Les États-Unis s’engagent en effet, avec l’alliance AUKUS, plus fortement encore dans un rapport de force avec la Chine qui leur impose d’utiliser de manière optimale leurs ressources et de mieux intégrer leurs alliés afin de maintenir une dissuasion crédible contre toute tentative de ce pays de s’en prendre aux intérêts américains et à ses alliés dans la région. C’est comme cela qu’il faut comprendre AUKUS : la propulsion nucléaire mais aussi l’innovation de défense et l’intégration des possibilités offertes par l’intelligence artificielle et la robotisation, qui devraient démultiplier les effets de la dissuasion américaine.

La logique conflictuelle illustrée par AUKUS oblige en outre les États de la région à se positionner en tant que pour ou contre la Chine. Une bipolarisation se met ainsi progressivement en place avec, d’un côté, la Chine, la Corée du Nord et dans une certaine mesure, la Russie et le Pakistan et de l’autre, les États-Unis et leurs alliés. Ces derniers n’ont pas le choix et doivent être alignés sur les positions américaines.

De ce point de vue, la déclaration du ministre australien de la défense, M. Peter Dutton, le 12 novembre dernier, est éloquente : si les États-Unis décidaient de défendre militairement Taïwan à la suite d’une invasion chinoise, je cite, « il serait inconcevable que l’Australie ne [les] soutienne pas », rompant ainsi à son tour avec l’ambiguïté stratégique qui prévalait jusqu’alors.

Mme Laurence Trastour-Isnart, rapporteure. Deuxième conséquence, il en découle une complexification de l’architecture régionale de sécurité.

L’alliance AUKUS a été créée dans une région marquée par une série d’alliances conclues de longue date, lesquelles constituent une architecture de sécurité qu’elle est susceptible de complexifier. Cette architecture régionale de sécurité est constituée, d’une part, par des accords de défense bilatéraux, principalement avec les États-Unis et, d’autre part, par des associations ou des dialogues plurilatéraux, impliquant ou non les États-Unis (ASEAN, ADMM+, QUAD…) dont l’objet va au-delà des questions de défense et de sécurité.

Or, la multiplication de formats ne peut que brouiller le message et la clarté des engagements et des attentes, notamment concernant les rôles respectifs de l’AUKUS et du QUAD. Il semble toutefois qu’apparaisse une certaine division des tâches et des préoccupations entre AUKUS qui est plus une stratégie militaire et le QUAD, axé sur les vaccins, la sécurité maritime et la connectivité.

AUKUS est aussi susceptible d’avoir d’importantes conséquences sur l’ASEAN, en contrariant ses ambitions en matière de sécurité, alors qu’elle a commencé à s’en préoccuper dans le cadre de l’ADMM +.

De plus, AUKUS rebat les cartes des relations entre les États-Unis et ses principaux alliés dans la région : le Japon, la Corée du Sud et la Nouvelle-Zélande.

Si le Japon a, officiellement, accueilli très favorablement l’annonce d’AUKUS, le durcissement qu’elle implique est susceptible de le mettre dans une position inconfortable. En effet, en cas de conflit entre la Chine et les États-Unis, la participation opérationnelle du Japon fait l’objet d’un débat non tranché. Toutefois, même s’il ne participait pas, en tant que tel, aux opérations militaires, les 50 000 soldats américains et les bases américaines localisés sur le territoire japonais, eux, seront mobilisés, faisant du Japon une cible potentielle des représailles chinoises.

Mme Monica Michel-Brassart, rapporteure. En d’autres termes, si certains au Japon souhaitent un rôle plus important pour le Japon aux côtés de l’AUKUS, d’autres s’inquiètent d’être entraînés par un format mal maîtrisé dans une spirale conflictuelle avec la Chine, qui demeure le premier partenaire commercial de l’archipel.

Comme le Japon, la Corée du Sud fait preuve d’une attitude ambivalente face à l’AUKUS. Comme ce dernier, elle a des liens stratégiques très étroits avec les États-Unis mais également des liens économiques importants avec la Chine, sans parler de la menace nord-coréenne largement dépendante des décisions chinoises. Dans ces conditions, les autorités sud-coréennes, où les Américains disposent également d’une importante base militaire et de 30 000 soldats prépositionnés, sont restées relativement neutres sur l’AUKUS, refusant d’endosser la vision conflictuelle des États-Unis. Malgré la demande pressante de ces derniers, la Corée du Sud n’a toujours pas rejoint le QUAD.

Enfin, AUKUS ignore la Nouvelle-Zélande, pourtant un proche allié intégré dans le groupe des Five Eyes et dans l’ANZUS mais farouchement opposée à toute prolifération nucléaire.

La situation peut-elle dégénérer en conflit ouvert ? Nombre des personnalités auditionnées nous ont fait part de leurs craintes sur une escalade possible des tensions dans la région indopacifique, aggravée par un nouveau facteur : le nucléaire.

 

En effet, jusqu’à présent, aucun État nucléaire n’avait vendu la technologie de la propulsion nucléaire à un État non-nucléaire. Un tabou est donc brisé par AUKUS et il est possible que d’autres États de la région, à commencer par l’Inde – qui dispose de la bombe atomique, la Corée du Sud et le Japon – qui tous les deux ont une industrie nucléaire civile – se laissent tenter par la « montée en gamme » que représente la propulsion nucléaire pour leurs sous-marins, a fortiori contre un ennemi – la Chine – qui en dispose.

Mme Laurence Trastour-Isnart, rapporteure. D’où viendrait l’étincelle qui embraserait la région ? De toute évidence, Taïwan est le sujet le plus épineux dans le bras de fer stratégique dans lequel sont engagés la Chine et les États-Unis.

À court terme, la Chine ne semble pas prête à déclencher une opération contre Taïwan, de nature à créer une guerre contre les Américains. Cela ne présage pas de ce qui pourrait se passer d’ici 8 à 10 ans. Pour le moment la Chine développe une politique des zones grises, c’est-à-dire, elle pousse à son avantage sans outrepasser le seuil du conflit afin d’intimider les Taïwanais. À long terme l’enjeu est la capacité des États-Unis à maintenir un rapport de force dans la zone qui lui soit favorable afin de dissuader la Chine de lancer une opération contre Taïwan. En cas de crise militaire, une riposte américaine entraînerait quant à elle le monde dans un conflit dévastateur.

Toutefois, une autre évolution de l’environnement sécuritaire de la région est possible : un statu quo, en d’autres termes, une nouvelle « guerre froide ». La Chine incite les Américains à s’enfoncer dans une posture guerrière, peut-être pour une guerre qui ne viendra jamais. Le renforcement des capacités militaires chinoises, financé par les excédents tirés des échanges commerciaux avec l’Occident, n’aurait pas tant pour objectif de préparer un conflit que de démoraliser et d’épuiser les États-Unis.

La Chine, ainsi, n’attaquerait jamais Taïwan ni ailleurs. D’ailleurs, à supposer qu’elle le veuille et malgré ses menaces et manœuvres d’intimidations et autres incursions aériennes, on peut douter qu’elle ait les capacités d’envahir Taïwan et de tenir le choc d’un conflit avec les États-Unis. Si l’armée chinoise est impressionnante, elle est encore loin d’avoir les capacités opérationnelles nécessaires pour faire tomber une île transformée en forteresse et soutenue par la première puissance militaire mondiale. L’armée chinoise souffre d’un manque opérationnel réel, alors que les militaires américains sont endurcis par vingt ans de guerre contre le terrorisme.

Face à cette stratégie chinoise d’intimidation, les États-Unis ne sont pas dans une logique d’attaque mais dans une logique défensive de dissuasion et d’endiguement. Ils ne prendront probablement jamais l’initiative d’un conflit qui déstabiliserait le monde.

 

Par ailleurs, la Chine, comme elle le fait depuis des décennies, continuerait d’avancer ses pions minutieusement, avec des actions qui n’outrepasseraient pas le seuil de conflictualité, demeurant ainsi hors de portée de riposte des États-Unis. Elle grignotera du terrain et sécurisera miles par miles, avec ses bateaux de pêche, ses routes maritimes, ses Routes de la Soie, sans qu’aucun sous-marin ni porte-avions nucléaires ne puisse s’y opposer.

Mme Monica Michel-Brassart, rapporteure. Enfin, la troisième conséquence d’AUKUS, c’est la marginalisation de l’Europe continentale dans la région.

Le corollaire de la réorientation des priorités stratégiques américaines vers l’Indopacifique est la fin de la centralité de la relation transatlantique dans la politique étrangère américaine. L’Europe n’occupe plus la même place dans la vision stratégique américaine et l’arrivée de Joe Biden n’y a rien changé.

De plus, dans cette nouvelle stratégie américaine, l’Union européenne peut être perçue par les États-Unis comme ambigüe dans sa relation avec la Chine. La stratégie européenne pour l’Indopacifique, qui fait suite à la signature d’un accord sino-européen sur les investissements, se fait ainsi le porte-étendard d’une « troisième voie », en contradiction avec la logique conflictuelle américaine. Le Brexit pèse, en outre, sur la relation à l’Europe des États-Unis, lesquels ont tendance à privilégier l’anglosphère.

Toutefois, en dépit de la vision stratégique américaine de l’Europe, nous ne pensons pas qu’il y ait une véritable volonté des États-Unis de marginaliser la France dans la région indopacifique. Si notre pays, à l’avenir, veut participer aux actions américaines, il sera le bienvenu. Toutefois, ils ne nous attendront pas et ne tiendront pas compte de nos intérêts dans la construction de leur stratégie vis-à-vis de la Chine. C’est en cela que la France apparaît comme un allié de second rang pour les États-Unis. Certes utile dans la lutte contre le terrorisme, la France, par son discours inchangé sur l’autonomie stratégique européenne, son dialogue avec la Russie et sa volonté de ménager la Chine confirmait son statut de partenaire en décalage avec les nouvelles urgences stratégiques américaines.

L’Europe et la France seront néanmoins, probablement, sommées de choisir leur camp en cas de guerre avec la Chine. Les États-Unis pourraient être tentés d’imposer à leurs alliés européens de s’aligner sur leur position, par des pressions politiques, un embargo ou des sanctions sur les banques européennes qui financeraient les entreprises chinoises ou les entreprises européennes investissant ou commerçant en Chine.

Enfin, notre rapport examine les conséquences d’AUKUS pour la stratégie française en Indopacifique.

 

AUKUS a non seulement torpillé la vente de sous-marins de technologie française à l’Australie mais aussi et surtout provoqué une colère froide des autorités françaises envers trois alliés pourtant très proches, accusés de « duplicité ».

Dès le 22 septembre 2021, toutefois, les liens ont été renoués avec les États-Unis et, dans un communiqué commun avec le président Macron à la suite d’un échange téléphonique, le président Biden s’est notamment engagé à renforcer l’appui des États-Unis aux opérations antiterroristes conduites par les États européens dans la région du Sahel.

À l’inverse, la colère reste vive vis-à-vis de l’Australie et la France a entrepris de réduire la portée d’une coopération militaire jusqu’alors très intense. Pour autant, comme l’a rappelé l’Amiral Vandier, il ne faut pas se tromper d’ennemi et l’Australie restera un allié de la France dans la région. Il faudra toutefois beaucoup de temps pour que la confiance revienne et ce temps n’est pas encore venu. Il est probable qu’il ne vienne qu’après le départ des personnalités australiennes impliquées dans cet épisode, lequel pourrait d’ailleurs intervenir rapidement, dès les élections générales prévues au plus tard le 30 juin 2022.

Enfin, la participation du Royaume-Uni à AUKUS ajoute aux nombreux contentieux qui, depuis plusieurs mois, enveniment la relation franco-britannique et, plus généralement celles du Royaume-Uni avec l’Union européenne : conflit sur les licences de pêche, gestion erratique des questions migratoires, protocole nord-irlandais… Vis-à-vis du Royaume-Uni, la France a toutefois gardé une certaine retenue.

La stratégie française en Indopacifique reste pertinente, et oserais-je le dire, plus que jamais. En effet, face à la logique conflictuelle incarnée par AUKUS, notre première proposition est la poursuite, par la France, de sa stratégie actuelle qui vise à dépasser la rivalité sino-américaine en traitant de l’ensemble des sujets – économie, environnement, climat, connectivité, santé… avec l’ensemble des États.

Avant d’en venir aux propositions, quelques mots sur les conséquences de l’annulation du contrat des sous-marins pour Naval Group. Au-delà du choc légitime que constitue cette annulation, les conséquences financières sont relativement limitées. Surtout, l’entreprise a très vite rebondi avec le succès obtenu en Grèce, qui a décidé d’acquérir trois frégates pour un montant de 3 milliards d’euros.

Mme Laurence Trastour-Isnart, rapporteure. La stratégie française reste, à nos yeux, effectivement pertinente, raison pour laquelle l’une de nos propositions est, de la poursuivre et de la renforcer.

En effet, notre première proposition est la poursuite, par la France de sa stratégie actuelle qui vise à dépasser la rivalité sino-américaine en traitant de l’ensemble des sujets : économie, environnement, climat, connectivité, santé etc. avec l’ensemble des États de la zone. La France tente de maintenir un équilibre entre la Chine et les États-Unis. Néanmoins, équilibre ne veut pas dire équidistance et l’Amérique reste un allié majeur, en Indopacifique comme ailleurs dans le monde. En effet, les intérêts américains et français se recoupent largement, malgré les différences d’approche. La stratégie française ne s’oppose pas à celle des États-Unis.

La France doit démontrer que sa stratégie indopacifique, par les différences qu’elle comporte, ne crée pas de vulnérabilités mais, au contraire, renforce leur position en poursuivant le même but : contenir les ambitions chinoises. L’enjeu pour la France est d’apparaître comme une alliée fiable, un partenaire pour les États-Unis mais aussi travailler avec l’Australie pour renforcer et rétablir notre coopération.

Mme Monica Michel-Brassart, rapporteure. Notre deuxième proposition porte sur le concept stratégique de l’OTAN, dont notre pays doit très attentivement surveiller la révision. Un nouveau concept stratégique doit en effet être adopté au sommet de Madrid les 22 et 23 juin prochain. Les discussions sont aujourd’hui intenses et se déroulent sous fortes pressions américaines, les États-Unis souhaitant mobiliser l’alliance contre la menace chinoise.

Or, une telle réorientation de l’OTAN, cohérente avec le pivotement de la stratégie américaine vers l’Indopacifique ne nous apparaît ni nécessaire, ni urgente et, surtout, elle fait peser un risque pour la sécurité de l’Europe.

En effet, si la Chine représente effectivement un véritable défi pour l’OTAN et ses membres individuellement, elle ne constitue pas pour autant une menace militaire directe et immédiate, contrairement à la Russie, appelant une réponse urgente. Surtout, le cœur de métier de l’OTAN est la défense collective de l’espace euro-atlantique. Comme l’a dit le président Macron, il n’est pas évident que l’OTAN ait un rôle à jouer dans la région ou alors, je cite, « nous avons un problème avec notre géographie ». La France devra donc être très vigilante à ce que l’OTAN ne soit pas dénaturée et réorientée contre la Chine, les prenant en otage avec le risque de les entraîner dans la nouvelle « guerre froide » qui se met en place en Indopacifique. À l’heure du « pivotement » des États-Unis vers l’Asie il apparaît à l’inverse encore plus important de concentrer l’OTAN sur l’Europe.

Pour satisfaire à la demande américaine, un compromis est toutefois possible entre Européens et Américains. Il passe par un partage accru de renseignement entre les alliés et un suivi plus étroit des activités militaires chinoises. De même, les alliés pourraient accroître leurs interactions avec les quatre partenaires de l’OTAN dans la région, le Japon, la Corée du Sud, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Enfin, l’OTAN pourrait offrir son soutien à l’Union européenne en matière d’évaluation des investissements chinois dans les infrastructures critiques ou de sécurisation des réseaux de télécommunications.

Autre texte à surveiller : la Boussole stratégique. En cours d’élaboration pour une adoption lors du sommet européen des 24 et 25 mars prochains, elle reposera sur une analyse commune des menaces et devra fournir un cadre et un cap à l’Union européenne pour agir plus efficacement dans la défense de ses intérêts sur la scène internationale. Toutefois, à la lecture du projet qui a fuité, si celui-ci est très ambitieux dans de nombreux domaines, il est très prudent sur l’Indopacifique et en particulier vis-à-vis de la Chine qui est un partenaire commercial d’une telle importance pour l’Union européenne, à commencer par l’Allemagne, et un investisseur de premier plan, notamment pour la Grèce et le Portugal, que celle-ci ne peut probablement faire plus. Peut-être ne peut-elle pas faire plus, mais nous souhaitons dans tous les cas qu’elle ne fasse pas moins que ce que le texte propose aujourd’hui : « poursuivre le dialogue avec la Chine s’agissant du respect du droit de la mer et d’un ordre international fondé sur le droit […] et les exercices navals conjoints avec ses partenaires dans la région […] afin de soutenir les structures et initiatives régionales en matière de paix et de sécurité ».

Mme Laurence Trastour-Isnart, rapporteure. La troisième proposition porte sur le renforcement des capacités militaires françaises dans la région. Malgré l’éloignement géographique, la France dispose dans la région indopacifique de moyens miliaires stratégiques. De plus, elle projette à l’occasion d’exercices nationaux ou plurilatéraux, ses forces aériennes et maritimes, en prenant appui sur ses territoires ultramarins. Cette présence militaire régulière illustre et défend la souveraineté française, tout en assurant le respect de principes tels que la liberté de circulation maritime ou la protection de l’environnement.

Il n’en reste pas moins que ces moyens militaires, cohérents avec la situation géopolitique des années 2000, ont vieilli et apparaissent désormais sous-dimensionnés compte tenu du durcissement de l’environnement sécuritaire dans la région.

Certes, la modernisation de nos moyens militaires a déjà été engagée, notamment à la suite de la dernière LPM. Ainsi, en 2025, les Falcon 200 stationnés à la Réunion et dédiés à la surveillance maritime vont tous être remplacés par des Falcon 2000 beaucoup plus performants. Les patrouilleurs d’outre-mer (POM) devraient quant à eux être déployés à partir de 2023.

Mais il faut faire plus. Parmi les pistes évoquées lors des auditions, ont retenu notre attention :

– l’augmentation du nombre de patrouilleurs présents en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie ;

– l’acquisition de moyens amphibie prépositionnés, capacité perdue avec le retrait du service des BATRAL, mais pourtant très utiles pour disposer sur zone d’une capacité minimale de projection de force de maintien de l’ordre, voire même de démonstration de puissance face à un risque d’occupation illégale d’un îlot isolé ;

– le renforcement de nos bases navales du Pacifique dans le domaine du MCO naval, de la préparation opérationnelle des équipages et de l’entretien des équipements et matériels.

 

S’agissant de l’océan Indien, notre pays qui, avec les États-Unis, est la seule nation occidentale présente, fait face à des enjeux importants : trafic de drogue, terrorisme venu du Mozambique, pillage des ressources halieutiques. Les missions incombant aux FAZSOI sont multiples et exigent des moyens importants. Notre déplacement à la Réunion nous a révélé que les moyens étaient bien trop limités compte tenu de l’immensité de la zone à couvrir et de l’éloignement de la métropole. Cet éloignement rallonge considérablement le délai d’arrivée des renforts en cas d’opérations de grande ampleur, telle une évacuation de nos ressortissants ou en cas de réponse à une attaque terroriste. Il faut donc se féliciter de l’acquisition des Falcon 2000 mais un effort supplémentaire devra être fait, notamment en termes de moyens de surveillance et d’intervention. La coopération avec les autres pays de la région, bien que déjà substantielle, doit quant à elle être amplifiée.

Mme Monica Michel-Brassart, rapporteure. La quatrième proposition appelle la France à consolider ses partenariats avec les autres pays de la région indopacifique.

Face à AUKUS, la France doit pouvoir s’appuyer sur un réseau d’alliance avec des pays refusant sa logique conflictuelle, partageant les mêmes préoccupations en matière de sécurité et de liberté maritime et, plus largement, soutenant l’idée d’un ordre régional fondé sur le droit, le dialogue et la coopération.

Consolider les alliances face à cette « anglosphère » passe d’abord par le renforcement de la coopération militaire. De ce point de vue, après la défection de l’Australie, un partenaire a récemment pris une nouvelle importance : l’Indonésie. Liée depuis 2011 à la France par un partenariat stratégique, celui-ci a été renforcé en novembre dernier par la signature d’un accord de coopération en matière de sécurité et de défense et, surtout, par la décision prise le 10 février 2022 d’acquérir 42 Rafale, pour un montant de 8,1 milliards d’euros (et son intention d’acquérir deux sous-marins Scorpène).

Ce succès, qui intervient quelques mois seulement après le lancement de l’alliance AUKUS et la volte-face stratégique de l’Australie, donne corps à ce qu’on pourrait appeler une « francosphère ». En capitalisant sur les performances de ses entreprises de défense et de leurs équipements militaires de pointe mais également sur les craintes que l’alliance AUKUS suscite, notamment dans ce pays historiquement non-aligné, voire sur la francophilie, la France apparaît en mesure de rassembler autour d’elle d’autres alliés, qu’elle pourrait également chercher à associer aux exercices auxquels elle participe dans la région indopacifique.

La France doit également se mobiliser dans l’Océan Indien, notamment en approfondissant son partenariat avec Djibouti. Ce pays, dont la position stratégique est bien connue, accueille aujourd’hui le plus important contingent français déployé de manière permanente à l’étranger, environ 1 500 hommes. Toutefois, face à la Chine, qui construit une immense base dans le pays, et aux États-Unis, qui y entretiennent 4 000 hommes, notre pays doit faire plus, pas forcément sur le plan militaire mais sur le plan économique. La Chine a en effet accordé 1,2 milliard de dollars de prêts à Djibouti ces dernières années, lui donnant une influence majeure dans le pays. L’Union européenne et la France figurent parmi les premiers bailleurs mondiaux de l’aide publique au développement. Avec leurs différents instruments (Instrument européen pour le voisinage, le développement et la coopération internationale, BEI, AFD…), contrer cette influence devrait être une priorité de leur action dans la région. De nouveaux moyens militaires, en particulier de surveillance, pourraient également être déployés dans le pays afin de suivre les activités chinoises.

Au-delà des pays en tant que tels, la France ne peut ignorer les différentes organisations et forums actifs dans la région en matière de sécurité. Elle doit les investir afin de promouvoir ses objectifs stratégiques mais également pour diffuser sa vision des enjeux et des sujets où elle dispose d’avantages comparatifs et de savoir-faire opérationnel et technologique, comme en matière de sécurité maritime, de contre-terrorisme, ou de sécurité environnementale.

La France a d’ores et déjà réussi à en investir un certain nombre mais a échoué, pour le moment, à rejoindre la principale plateforme de coopération régionale en matière de défense, l’ADMM+, qui doit dès lors être son prochain objectif.

Mme Laurence Trastour-Isnart, rapporteure. Enfin, dernière proposition : mobiliser l’Union européenne et ses États membres pour qu’ils s’impliquent plus fortement dans la région.

L’Union européenne ne peut se désintéresser de ce qui se passe en Indopacifique compte tenu de l’ampleur des liens économiques qui l’unissent aux principales puissances de cette région. C’est également là que les grands problèmes globaux, à commencer par le changement climatique, trouveront ou pas une solution. En Indopacifique comme ailleurs, l’Union européenne doit défendre ses valeurs et ses intérêts par l’ensemble des moyens à sa disposition.

L’Union européenne doit mobiliser les moyens de ses États-membres qui, ne s’impliquent pas suffisamment dans la région, à l’exception de la France. Certes, l’opération Atalante contre la piraterie et les trafics dans la Corne de l’Afrique se poursuit depuis 2008 ainsi qu’une mission de formation militaire qui a été lancée au Mozambique en 2021. Il nous apparaît important de poursuivre ces deux opérations en leur donnant les moyens nécessaires :

– Atalante, qui a largement atteint son objectif en matière de lutte contre la piraterie, est désormais remise en cause par le gouvernement somalien, qui a fait part de son souhait de la voir réorientée vers la lutte contre la pêche illégale. Nous estimons nécessaire que l’Union européenne réponde aux besoins de la Somalie et reconfigure, le cas échéant, le format de l’opération. Une opération essentielle afin de préserver les ressources halieutiques de la zone ;

 

– la mission EUTM Mozambique a été lancée il y a quelques mois. Elle vise à former l’armée mozambicaine à la lutte antiterroriste avant son déploiement dans le nord du pays, face aux groupes djihadistes. Cette formation se double du financement par l’Union européenne d’équipements militaires à hauteur de 80 millions d’euros. Cette mission n’a pas encore atteint ses objectifs en termes de recrutement. Nous appelons donc la France à inciter les États-membres à renforcer leur contribution à cette mission, notre pays ayant un intérêt particulier à voir éradiqués les terroristes compte tenu de la proximité de Mayotte.

L’Union européenne peut se mobiliser en priorité sur les questions de sécurité plus que de défense, à savoir : l’impact du changement climatique, la lutte contre la piraterie, la protection des câbles sous-marins, la préservation des zones naturelles protégées et la liberté de navigation.

Il est nécessaire de pousser les partenaires européens qui le peuvent, à savoir, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne et les Pays-Bas à plus s’impliquer dans cette zone.

Mme Monica Michel-Brassart, rapporteure. À titre d’exemple, l’Agence Européenne pour la Sécurité Maritime pourrait demander à participer au forum HACGAM, actif en matière de lutte contre les trafics et de protection de l’environnement, et proposer de former des garde-côtes pour éviter que les pays riverains ne soient obligés de choisir des formations dispensées par d’autres puissances.

Au-delà de l’Union européenne, la France pourrait travailler à mobiliser ses partenaires européens. Ceux-ci manifestent depuis quelques années un intérêt croissant pour la région, avec pour preuve la multiplication des stratégies indopacifiques nationales, allemande et néerlandaise notamment.

Sur le plan militaire, si la France est généralement seule à participer aux exercices plurilatéraux, une frégate allemande, le Bayern, a récemment été déployée dans la région. D’autres déploiements pourraient suivre, notamment une présence maritime coordonnée dans l’ouest de l’océan Indien, prenant la suite de l’opération Agénor.

Enfin, la réorientation des intérêts stratégiques américains doit conduire l’Europe et les pays Européens à accroître leur investissement dans l’Europe de la défense. Sur ce point, il est essentiel que la Boussole stratégique soit à la hauteur des défis auxquels elle devra faire face, en Europe, en Indopacifique et ailleurs.

M. Jacques Marilossian. L’Indopacifique, nous le savons, est devenue une région essentielle pour notre souveraineté, sous la menace constante de puissances régionales agressives. Face à celles-ci, la position de la France a été affaiblie par la défection de l’Australie mais sa stratégie de nouer des partenariats stratégiques reste pertinente, comme le montre le succès rencontré avec l’Indonésie ou la désignation de notre pays à la tête de la Commission de l’Océan indien.

 

Un constat s’impose cependant. Face à cette menace de puissances régionales hostiles et au renforcement considérable de leurs moyens militaires, notamment navals, l’augmentation du format de nos forces dans la zone indopacifique est absolument nécessaire.

Après avoir travaillé pendant plusieurs années sur le secteur Marine au sein de notre commission, je suis plus que jamais persuadé qu’un format à deux, voire trois porte-avions, outil de puissance et d’influence, sera nécessaire à long terme pour protéger nos intérêts, qu’il s’agisse de notre immense zone économique exclusive ou de la liberté de navigation en Mer de Chine méridionale.

J’en viens maintenant à une note publiée récemment par l’Institut Thomas More, l’Indopacifique à l’épreuve des « Nouvelles routes de la soie » (novembre 2021), qui a suscité mon intérêt. Rappelant que la liberté de navigation est fondamentale pour la planète et, par conséquent, pour l’Union européenne, la note préconise de faire de la région indopacifique le laboratoire d’une nouvelle Politique étrangère et de sécurité commune, mise en œuvre dans la région par un noyau dur d’États-membres tels que la France, l’Allemagne et les Pays-Bas. La note fait plusieurs recommandations comme la création d’une communauté de valeurs en soutien à Taïwan, la mutualisation et le prépositionnement de nos forces navales dans la région et, bien sûr, des missions d’opérations conjointes en faveur de la liberté de navigation.

Pensez-vous qu’une telle stratégie soit possible, indépendamment de l’OTAN et des États-Unis et qu’elle puisse être exprimée dans la Boussole stratégique ? Si oui, à quelles conditions ?

Mme Marianne Dubois. Vous l’avez rappelé : l’Indopacifique, c’est deux océans, trois continents, une des régions les plus peuplées du monde, l’une des plus dynamiques, mais également une zone de fortes tensions où vivent plus d’1,8 million de nos compatriotes. En cas de conflit ou de menaces pour les intérêts de la France, pouvez-vous présenter les moyens dont notre pays dispose pour l’évacuation de nos ressortissants ?

M. Jean-Charles Larsonneur. Notre stratégie indopacifique est un paradoxe. D’un côté, la France a, dans cette région, des intérêts considérables, que vous avez parfaitement décrits, mais de l’autre, nos moyens militaires sont limités, notamment nos moyens maritimes et aériens. Vous l’avez souligné également.

Je voudrais pour ma part insister sur deux aspects. Le premier, c’est le renseignement. Il me semble nécessaire de travailler plus étroitement avec nos partenaires via des systèmes d’informations partagés ou des constellations de mini-satellites en orbite basse et, peut-être, de renforcer notre réseau d’attachés de défense dans la région. Qu’en pensez-vous ?

 

Le deuxième aspect tire les conséquences des limites de nos moyens militaires dans la région. Peut-être faudrait-il envisager d’autres types de moyens pour contrecarrer les ambitions chinoises. La ministre des Armées, en présentant lundi la stratégie de la France en matière de fonds marins, a évoqué un certain nombre de capacités, pas forcément coûteuses d’ailleurs, qui pourraient être utiles en Indopacifique : drones, robotisation, cryptologie… De tels moyens ont-ils été évoqués lors des auditions que vous avez menées ?

M. André Chassaigne. Vous l’avez évoqué, les États-Unis sont de plus en plus présents dans la zone indopacifique, devenus pour eux la première priorité, notamment par leurs missions maritimes destinées à contrecarrer les ambitions chinoises en affirmant le principe de la liberté de navigation. Toutefois, si l’intention est louable, ces missions se traduisent concrètement par des incursions américaines non autorisées dans les zones économiques exclusives de certains pays alliés, comme l’Inde, ce qui contribue à tendre leurs relations bilatérales. Ces pratiques américaines sont-elles susceptibles, selon vous, de nuire à la crédibilité des États-Unis dans la région ?

Ma deuxième question porte sur nos moyens militaires dans la région et les coopérations que nous avons avec nos alliés, régionaux mais aussi européens. S’agissant plus particulièrement de l’Allemagne, sa position me semble évoluer. Ainsi, l’ancien ministre des Affaires étrangères allemand, M. Heiko Maas, a déclaré : « c’est en Indo-Pacifique que se décide la structure de l’ordre international du futur », conduisant à l’adoption, en 2020, d’une stratégie pour l’Indopacifique et, en 2021, par l’envoi d’une frégate, la Bayern. L’Allemagne a également fait part de son intention de participer, en août prochain, à l’exercice Pitch Black, le Chef d’État-major de la marine allemande laissant entendre que son pays allait s’impliquer plus encore dans la région au cours des années à venir. Quelle est votre analyse de ce renforcement de la présence allemande ? A-t-elle une vraie stratégie dans la région, que l’on pourrait associer à la stratégie française, ou cet engagement n’est-il, finalement, qu’un moyen de complaire aux États-Unis ?

Ma troisième question porte sur le changement climatique, auquel la région indopacifique est particulièrement exposée. Ne serait-il pas logique que nos moyens militaires soient également mobilisés contre ses conséquences : tsunamis, cyclones…, voire les anticipent ? Dès lors, ne faudrait-il pas étendre nos coopérations en matière de sécurité civile ? Face à l’ampleur de l’éruption du volcan Hunga Tonga le 15 janvier 2022, la France, l’Australie et la Nouvelle-Zélande ont par exemple immédiatement activé le mécanisme « Franz », qui leur permet de coordonner leurs actions d’urgence en cas de catastrophe naturelle dans le Pacifique Sud. Avez-vous des informations sur l’état de nos coopérations avec d’autres pays de la région au-delà cette coopération tripartite ?

(Mme Françoise Dumas prend la présidence)

 

Mme Carole Bureau-Bonnard. À l’instar de mon collègue Jacques Marilossian, ma question porte sur la coopération au sein de l’Union européenne. Vous l’avez souligné, nos moyens dans la région sont limités et gagneraient à être renforcés et mutualisés avec ceux de nos partenaires européens. À votre connaissance, la « Boussole stratégique » contient-elle des propositions à ce sujet ?

Mme Nathalie Serre. Vous l’avez dit, la Chine se prépare à un conflit de haute intensité, même si, selon vous, elle n’en a pas encore les moyens. En attendant, ne vous semble-t-il pas possible qu’elle utilise des moyens hybrides à l’appui de ses ambitions, notamment territoriales, en « grignotant » les uns après les autres les îlots qu’elle convoite ?

M. Jean-Philippe Ardouin. L’ambition de la France est d’être une puissance stabilisatrice, qui porte les valeurs de liberté et de respect du droit dans l’Indopacifique. Cette ambition lui impose également de renforcer les moyens civils et militaires de ses partenaires dans la région, afin qu’ils soient en mesure, par cette autonomie stratégique, de faire face à la Chine. Quels partenariats la France veut-elle privilégier dans cette région et quelles relations doit-elle entretenir avec la Chine ?

Mme Monica Michel-Brassart, rapporteure. La note de l’Institut Thomas More, Jacques Marilossian l’a bien montré en la présentant, est très ambitieuse. Son ambition est telle qu’elle va, à mon sens, au-delà de ce que l’Union européenne est aujourd’hui en mesure d’accomplir dans la région.

L’action internationale de l’Union européenne repose sur le consensus et, en Indopacifique, nos enjeux économiques sont à ce point considérables qu’ils influencent nécessairement notre approche des grandes questions régionales, notamment celle des rapports avec la Chine. Nous l’avons souligné dans notre rapport, la Chine investit massivement dans certains États-membres, comme le Portugal ou la Grèce, et est le premier partenaire commercial de l’Allemagne. Il est irréaliste, dans ces conditions, de penser que l’Union européenne pourrait adopter une position « robuste » de soutien à Taïwan contre la Chine.

En revanche, d’autres recommandations me semblent plus réalistes, telles que les exercices en commun, pour autant que la France arrive à mobiliser ses partenaires européens dans la région car pour le moment, à l’exception de la frégate Bayern, nous sommes un peu seuls…

Mme Laurence Trastour-Isnart, rapporteure. Pour répondre à la question de Marianne Dubois, nous avons assisté, lors de notre déplacement à La Réunion, à un exercice d’évacuation de ressortissants. Ce que nous avons constaté, c’est la nécessité, compte tenu de nos moyens limités sur place, de faire venir des renforts de métropole, ce qui rallonge considérablement le délai d’intervention alors qu’une telle opération d’évacuation exige, au contraire, une mobilisation rapide. C’est pourquoi l’une de nos propositions est, justement, de renforcer nos moyens prépositionnés dans la région, qui ont d’ailleurs commencé à l’être grâce à la LPM.

 

Mme Monica Michel-Brassart, rapporteure. Pour répondre à la question de Jean-Charles Larsonneur, il est évident que le renseignement est l’une des armes essentielles pour défendre nos intérêts dans la région. Notre pays dispose de 18 missions de défense dans la région et d’une quinzaine d’officiers de liaison assurant un maillage géographique permettant, à mon sens, d’assurer un niveau de coopération et d’informations suffisant.

Sur le développement de nos moyens satellitaires, il me semble évident que la France y gagnerait, tant sont grandes les étendues à surveiller. Je n’ai malheureusement pas plus d’information à vous communiquer sur le sujet, pas plus que sur les pistes évoquées par la Ministre des Armées.

Mme Laurence Trastour-Isnart, rapporteure. André Chassaigne a posé de nombreuses questions auxquelles je vais m’efforcer de répondre. S’agissant de la crédibilité américaine, qui pourrait être remise en cause par des incursions non-autorisées dans les ZEE de ses alliés, même s’il s’agit d’incidents regrettables, je doute qu’ils remettent en cause, par eux-mêmes, la crédibilité américaine dans la région. Le vrai test de celle-ci sera, à mon sens, la réaction des États-Unis en cas d’incident grave impliquant Taïwan.

Vous avez mentionné les nouvelles ambitions de l’Allemagne dans la région indopacifique. Que notre ami et partenaire allemand souhaite s’y investir plus est, de mon point de vue, très positif car jusqu’à présent, la France était le seul État-membre effectivement présent dans la région. Au-delà de l’Allemagne, il serait souhaitable que d’autres États-membres s’impliquent dans la zone.

S’agissant enfin du rôle de nos forces armées en matière environnementale, je vous rejoins totalement. C’est tout à fait leur rôle que d’anticiper les conséquences du changement climatique et, le cas échéant, d’y faire face. Renforcer les moyens de nos forces armées est donc, sur ce plan également, essentiel, de même qu’essayer d’impliquer nos partenaires européens dans la zone.

Mme Monica Michel-Brassart, rapporteure. Pour répondre à Carole Bureau-Bonnard, comme nous l’avons indiqué dans notre rapport, la « Boussole stratégique » est très prudente s’agissant de l’Indopacifique, compte tenu de l’importance des liens commerciaux entre l’Union européenne et la Chine. Ce que nous, souhaitons c’est que l’Union européenne ne fasse pas moins que ce qu’elle fait aujourd’hui, c’est-à-dire poursuivre le dialogue avec la Chine s’agissant du respect du droit de la mer et d’un ordre international fondé sur le droit et les exercices navals conjoints avec les pays voisins, et ce afin de soutenir les initiatives régionales en matière de paix et sécurité.

S’agissant des partenariats de la France, pour répondre à Jean-Philippe Ardouin, la France a récemment renforcé son partenariat avec l’Indonésie qui, avec l’Inde, est en voie de devenir l’un de nos alliés majeurs dans la région, partenariat renforcé par l’acquisition de 42 Rafale. La ratification de notre accord de coopération avec l’île Maurice est également imminente, qui permettra de rehausser le niveau de notre coopération bilatérale et d’aider au renforcement des capacités de notre partenaire mauricien.

Mme Laurence Trastour-Isnart, rapporteure. Pour répondre à Nathalie Serre, il est tout à fait vrai que la Chine a une stratégie de « grignotage » des îlots en Mer de Chine méridionale, afin d’accroître sa ZEE et de sécuriser ses voies maritimes, utilisant à cette fin des flottes de pêcheurs soutenues par les puissants moyens de ses garde-côtes.

La Chine met également en œuvre une autre stratégie hybride, basée sur l’influence économique et financière. Par les prêts qu’elle accorde, elle place les pays concernés dans sa dépendance, surtout si ceux-ci ne sont, au final, pas en mesure de les rembourser.

Mme Françoise Dumas, présidente. Je voudrais à mon tour vous remercier pour votre travail qui nous éclaire sur les enjeux de cette région fondamentale pour notre pays.

Les deux rapports examinés ce matin ont, finalement, une certaine continuité puisqu’un conflit impliquant Taïwan serait, forcément, un conflit de très haute intensité. La crédibilité de la France, en Indopacifique comme en cas de conflit de haute intensité, est essentielle et ce que vous proposez, après nos collègues Jean-Louis Thiériot et Patricia Mirallès, y contribuera.

La commission de la défense nationale et des forces armées autorise à l’unanimité le dépôt du rapport d’information sur les enjeux de défense en Indopacifique en vue de sa publication.

 

 

 


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   Annexe :
auditions et déplacements de la mission d’information

(Par ordre chronologique)

 

1.   Auditions

  Institut français des relations internationales (IFRI) ‒ Mme Sophie Boisseau du Rocher, auteure de la note sur les nouvelles routes de la soie, chercheure associée, Centre Asie ;

  Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) ‒ M. Pascal Boniface, directeur ;

 Institut français des relations internationales (IFRI) ‒ Mme Isabelle Saint-Mézard, chercheure associée, Centre Asie ;

  Son Excellence Dato’ Dr Azfar Mohamad Mustafar, ambassadeur de Malaisie en France ;

  Un représentant de la direction du renseignement militaire (DRM) ;

  Fondation pour la recherche stratégique (FRS) ‒ M. Xavier Pasco, directeur, et M. Antoine Bondaz, chargé de recherche ;

  M. Charles Giusti, préfet des Terres australes et antarctiques françaises (Taaf) ;

  Centre d’analyse, de prévention et de stratégie (CAPS) ‒ M. Frédéric Grare, ancien chargé de mission océan Indien du Quai d’Orsay, senior policy fellow au bureau de Paris de l’European Council on foreign relations (ECFR) ;

  État-major de la marine (EMM)M. l’amiral Pierre Vandier, chef d’état-major ;

  Son Excellence Monsieur François Chihchung Wu, représentant de Taïwan en France ;

  Naval Group ‒ M. François Devoto, conseiller diplomatique et M. Nicolas de La Villemarqué, directeur de zone Asie ;

  M. le contre-amiral Xavier Petit, chef planification du CPCO ;

  Direction générale de l’armement (DGA)  M. l’ingénieur général de l’armement Thierry Carlier, directeur du développement international ;

  Ministère de l’Europe et des affaires étrangères (MEAE)  M.  Bertrand Lortholary, directeur Asie et Océanie ;

  Ministère de la Mer  M. Thomas Pailloux, conseiller en charge de l’action de l’État en mer et des affaires régaliennes ;

  Son Excellence Monsieur Olivier Chambard, ambassadeur de France en Indonésie et au Timor oriental ;

  État-major de la marine (EMM)  M. le vice-amiral Nicolas Vaujour, autorité de coordination « relations internationales » et M. le capitaine de vaisseau Pierre de Briançon, chef du bureau « stratégie et politique » au cabinet du chef d’état-major ;

  M. le capitaine de vaisseau Thomas Winkler, attaché naval près l’ambassade des États-Unis d’Amérique à Paris, M. Brendan Rivage-Seul, premier secrétaire aux affaires politiques, et Mme Anamika Chakravorty, chef du bureau des affaires politico-militaires ;

  Son Excellence Monsieur Jawed Ashraf, ambassadeur de l’Inde en France ;

  M. le commissaire en chef de 1re classe (CRC1) Christophe Bergey, chef du bureau Asie Pacifique de RIM ;

  M. Florian Escudié, conseiller diplomatique au cabinet de la ministre des Armées ;

  Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS)  Mme Alice Guitton, directrice générale ;

  M. Ralph Agrippine, chargé d’affaires ambassade de la République des Seychelles ;

  Son Excellence Madame Gillian Bird, ambassadrice d’Australie en France ;

  Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) – M. Benoît de Tréglodé, directeur du domaine Afrique-Asie-Moyen-Orient ;

  Commandement de la défense aérienne et des opérations aériennes (CDAOA)  M. le général de division aérienne Louis Pena, chef d’état-major ;

  Son Excellence Monsieur Dae-Jong Yoo, ambassadeur de la République de Corée en France ;

  Son Excellence Monsieur Dinh Toan Thang, ambassadeur du Vietnam en France ;

  Son Excellence Monsieur Junichi Ihara, ambassadeur du Japon en France ;

  Amiral Hervé Bléjean, directeur général de l’État-major de l’Union européenne ;

  M. Jean-Pierre Cabestan, professeur de sciences politiques à l’Université baptiste de Hong Kong ;

  Son Excellence Monsieur Mohamad Oemar, ambassadeur d’Indonésie en France.

2.   Déplacement à La Réunion

  Général de brigade Yves Métayer, commandant supérieur des forces armées dans la zone sud de l’océan Indien (FAZSOI) ;

  M. Jacques Billant, préfet de La Réunion ;

  Colonel Hughes Latournerie, commandant du détachement de la Légion étrangère à Mayotte (DLEM) ;

  Capitaine de Corvette Clément Arboy, commandant du BSAOM Champlain.