N° 1093

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 20 juin 2018

AVIS

FAIT

 

 

AU NOM DE LA COMMISSION DES FINANCES, DE L’ÉCONOMIE GÉNÉRALE ET DU CONTRÔLE BUDGÉTAIRE SUR LE PROJET DE LOI, adopté par le Sénat, autorisant la ratification de la convention multilatérale pour la mise en œuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir l’érosion de la base d’imposition
et le transfert de bénéfices (n° 901),

PAR Mme Bénédicte PEYROL

Députée

 

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Voir les numéros :

Assemblée nationale : 901

Sénat : 227, 410, 411 et T.A. 99 (2017-2018).


 

 


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  SOMMAIRE

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Pages

introduction

I. La convention multilatérale, un outil novateur dans le cadre du projet « beps »

A. le projet « beps » : une initiative internationale sans précédent contre les comportements fiscaux abusifs

1. Le contexte du lancement du projet « BEPS »

2. Les quinze actions du projet « BEPS »

3. Les traductions du projet « BEPS » dans lUnion européenne et en France

a. Les initiatives européennes correspondant à des actions « BEPS »

b. Les outils français correspondant à des actions du projet « BEPS »

4. L’appréhension des paradis fiscaux par le projet « BEPS »

5. Illustration des effets du projet « BEPS » face à des montages internationaux

B. la convention multilatÉrale, accÉlÉrateur inÉdit pour modifier les conventions fiscales

1. Le rôle central des conventions dans les relations fiscales entre États

a. Lattribution du droit dimposer et lélimination des doubles impositions

b. Les imperfections des CDI peuvent faciliter les comportements fiscaux prédateurs

c. Lappréhension essentielle des établissements stables

d. La place des CDI dans la hiérarchie des normes commande leur évolution pour lutter contre les abus

2. La Convention multilatérale, machine inédite pour accélérer lévolution des conventions

a. Linadaptation des négociations bilatérales aux modifications rapides du réseau conventionnel mondial

b. La Convention multilatérale assure la célérité des modifications conventionnelles

C. La Convention multilatÉrale, instrument de mise en œuvre large et effective des mesures du projet « BEPS »

1. Près de 80 États et territoires engagés au 22 mars 2018

2. La mise en œuvre effective de quatre actions du projet « BEPS »

II. les ModalitÉs dapplication de la convention multilatÉrale

A. Les conditions dapplication de la convention multilatÉrale aux conventions bilatÉrales

1. Les CDI doivent être notifiées à lOCDE

2. Les CDI notifiées doivent être conclues avec une juridiction partie à la Convention multilatérale

3. Les CDI doivent faire lobjet dune notification par lautre juridiction partie

4. Synthèse des conditions dapplication de la Convention multilatérale

B. les ModalitÉs dapplication de la convention multilatÉrale aux conventions couvertes

1. La distinction entre normes minimales et normes facultatives

2. Les réserves, excluant lapplication dune clause de la Convention

3. Les options, une souplesse opportune mais qui accentue lexistence de choix différents

4. Les modalités dapplication de la Convention selon les formes des clauses de compatibilité

a. Les clauses sappliquant « à la place » dune stipulation

b. Les clauses sappliquant « à » une stipulation

c. Les clauses sappliquant « en labsence » dune stipulation

d. Les clauses sappliquant « à la place ou en labsence » dune stipulation

i. Fonctionnement du type de clause

ii. Interrogations sur la clause au regard de la sécurité juridique

e. Synthèse de l’application des clauses de compatibilité

5. La Convention multilatérale est-elle « à la carte » ?

a. Les éléments militant pour une qualification dinstrument à la carte

b. Les éléments excluant la qualification dinstrument à la carte

C. Les Évolutions pouvant affecter la Convention multilatÉrale

1. Lentrée en vigueur de la Convention

2. Le retrait dune partie de la Convention

3. Les modifications de la Convention et des CDI couvertes

D. une complexitÉ certaine mais inÉvitable eu égard À la vocation universelle de la conventioN multilatÉrale

1. L’opportunité d’une application large de la Convention

2. La nécessaire participation des pays en développement

III. PrÉsentation dÉtaillÉe du contenu de la convention multilatÉrale À travers les choix de la france

A. La Convention multilatÉrale devrait couvrir en lÉtat 61 conventions conclues par la France, soit environ la moitiÉ de sonseau conventionnel

1. Les inévitables écarts entre les conventions notifiées et les conventions couvertes : 88 notifiées, 61 couvertes

2. La liste des conventions couvertes pour la France au regard de son réseau conventionnel

3. La justification du choix des conventions notifiées par la France

B. PrÉsentation dÉtaillÉe des choix effectuÉs par la France

1. Lémission de réserves intégrales sur les articles transposant laction 2 relatif aux dispositifs hybrides

a. Lexclusion de larticle 3 sur les entités transparentes

b. Lexclusion de larticle 4 sur les entités à double résidence

c. Lexclusion de larticle 5 sur certaines modalités délimination de la double imposition

2. Lapplication par la France des principaux dispositifs luttant contre lutilisation abusive des conventions fiscales

a. La transposition large de larticle 6 complétant la finalité des conventions fiscales

b. La consécration à larticle 7 dune clause anti-abus générale

c. Lapplication de larticle 8 encadrant les régimes favorables dimposition des dividendes

d. Lapplication de larticle 9 luttant contre les schémas reposant sur des biens immobiliers

e. Lexclusion de larticle 10 relatif aux établissements stables tiers

f. Lexclusion de larticle 11 sur certaines modalités de limitation du droit dimposition

3. Lambitieux choix français dappliquer largement les dispositifs luttant contre lévitement de létablissement stable

a. Lapplication de larticle 12 luttant contre les accords de commissionnaires

b. Lapplication empreinte de sécurité juridique de larticle 13 sur les exceptions à létablissement stable

c. Lapplication de larticle 14 contre les fractionnements artificiels de contrats : un choix contesté mais a priori légitime

i. Le dispositif de l’article 14 : contrer l’évitement d’établissement stable

ii. Un dispositif qui ne devrait pas modifier la situation des géants français de la construction

iii. La nécessaire évaluation de l’impact du dispositif et le suivi de son application

d. Lapplication de larticle 15 précisant la notion dentreprises étroitement liées

4. Lapplication intégrale des améliorations apportées aux procédures de règlement amiable

a. Labsence de réserve sur larticle 16 refondant la procédure de règlement amiable des différends

b. Lapplication de larticle 17 sur les ajustements corrélatifs

5. La volonté française dappliquer la partie VI optionnelle relative à larbitrage obligatoire contraignant

a. L’intérêt de l’arbitrage obligatoire contraignant

b. Les modalités d’arbitrage prévues

6. Synthèse des positions françaises sur la Convention multilatérale

C. les choix français traduisent une ambition nÉcessaire et opportune contre lÉvasion fiscale

1. Les choix ambitieux de la France sont cohérents avec sa politique nationale et internationale contre lévasion fiscale

2. Léconomie générale des choix français ne traduit ni isolement, ni naïveté et est cohérente avec notre pratique conventionnelle

3. Seuls des choix relativement larges peuvent donner une impulsion à nos partenaires et aboutir à une évolution positive

IV. Les points de vigilance : sÉcuritÉ juridique des contribuables, information du Parlement et prÉservation des intÉrÊts français

A. La question cruciale de la sÉcuritÉ juridique : lisibilitÉ et opposabilitÉ des conventions bilatÉrales modifiÉes

1. Les difficultés de lisibilité des conventions modifiées et les garanties prévues

2. La question de lopposabilité des conventions consolidées

3. Les incertitudes de la portée de certaines stipulations de la Convention multilatérale et les réponses fournies par les commentaires de lOCDE

a. Les incertitudes liées à linterprétation des stipulations de larticle 12

b. Lincertitude liée au champ dapplication de larticle 14 et les réponses apportées par lOCDE

c. Les interrogations sur larticulation de la clause anti-abus conventionnelle avec labus de droit français et la portée de cette clause

i. Larticulation de la clause anti-abus générale avec labus de droit français

ii. Les interrogations sur la portée réelle de la clause anti-abus générale

B. Lindispensable information du Parlement sur lapplication et lÉvolution de la Convention multilatÉrale

1. Les éléments accompagnant le projet de loi nont pas garanti une information exhaustive du Parlement sur certains aspects de la Convention multilatérale

a. Une convention particulière aux effets importants et évolutifs

b. Une étude dimpact ne semblant pas à la hauteur des enjeux soulevés par la Convention multilatérale

c. La nécessité dassurer à lavenir linformation complète du Parlement

2. Les modalités dinformation du Parlement : engagements du Gouvernement et propositions complémentaires de renforcement

C. La nÉcessaire prÉservation des intÉrÊts Économiques et fiscaux de la France

1. Les dangers des réponses excessives aux pratiques dommageables

2. Lindispensable évaluation préalable des impacts économiques et budgétaires des choix nationaux en matière de fiscalité internationale

3. L’impérieux suivi de l’application des CDI modifiées par les juridictions cocontractantes

4. Les interrogations sur un éventuel glissement des modalités de répartition de valeur et de ses effets sur les bases fiscales françaises

Audition de la commission

EXAMEN EN COMMISSION

annexes

annexe  1 : Liste des personnes auditionnées par la rapporteure

Annexe  2 : Base de données de lOCDE sur les modifications des conventions conclues par la France résultant de la Convention multilatérale


  1  

   introduction

 

« Il ne sagit pas dune attaque contre le seul Trésor public, mais contre la démocratie et contre le consentement à limpôt, et elle est inacceptable. » Face aux comportements prédateurs de certains contribuables, parfois encouragés par des pays peu scrupuleux y compris au sein même de l’Union européenne, ainsi qu’à leurs conséquences, il est impossible de ne pas partager le point de vue sur l’évasion fiscale ainsi exprimé par Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances, devant notre Assemblée le 6 novembre 2017.

Il est difficile de donner une définition de la justice fiscale et de ce que devrait être la juste part fiscale, ces notions variant non seulement en fonction des valeurs philosophiques et politiques auxquelles chaque individu, société, ou État est attaché, mais également de la place donnée à la liberté. En reprenant le fil de la pensée d’Amartya Sen, peut-être faudrait-il combattre les injustices intolérables avant de rechercher une pure justice. Échapper à l’impôt alors qu’on profite des infrastructures d’un État (routes, réseaux de télécommunications, etc.) et de ses services publics (tels que l’éducation nationale, la protection sociale, la défense ou le système juridique et judiciaire) est devenu insupportable.

Par ailleurs, pour faire face aux défis des inégalités, du changement climatique, et de la numérisation, les recettes des États doivent absolument être préservées.

Si la France est en pointe en matière de lutte contre l’évasion fiscale, disposant d’un arsenal juridique robuste et étant à l’origine de nombreuses initiatives, elle ne peut, malheureusement, tout faire seule. Le problème est international, la réponse doit l’être aussi. C’est dans cette perspective que l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a lancé, après avoir reçu mandat en ce sens du G20, le projet « BEPS » (pour « base erosion and profit shifting », soit « érosion des bases fiscales et transfert de bénéfices »). Ce projet réunit plus de cent pays (116 en mai 2018), associant membres de l’OCDE et pays émergents et traduisant ainsi l’ambition universelle de cette démarche ambitieuse. Rappelons à cet égard que le fonctionnement de l’OCDE repose sur le consensus et suppose donc de trouver un accord satisfaisant l’ensemble des parties (fonctionnement plus souple que celui de l’Union européenne en matière de fiscalité directe, assis sur une unanimité qui se révèle parfois source de blocage).

Le projet « BEPS » consiste en quinze actions consacrées, pour certaines, à mettre en place des outils contre les pratiques dommageables, pour d’autres à améliorer l’information des administrations et le règlement des différends fiscaux, pour la dernière, enfin, à élaborer un instrument multilatéral offrant la possibilité de modifier rapidement les conventions fiscales.

La dynamique impulsée par l’OCDE à travers le projet « BEPS » a trouvé un important écho auprès de l’Union européenne, qui s’est rapidement engagée à concrétiser certaines de ses recommandations à travers un paquet de mesures contre l’évasion fiscale présentées en janvier 2016. L’Union européenne, dans le prolongement des normes mondiales élaborées par l’OCDE, traduit ainsi sa volonté d’apporter une réponse coordonnée, opérationnelle et rapide aux comportements abusifs adoptés par certaines entreprises.

L’existence d’une action dédiée à la modification des conventions fiscales est opportune et nécessaire pour la pérennité des actions « BEPS ». Ces conventions, en effet, occupent une place stratégique dans le droit fiscal international, régissant les relations bilatérales des États et territoires et censées s’imposer aux règles nationales. Leurs stipulations parfois divergentes, leur inadéquation à certains aspects du monde économique actuel, leurs lacunes exploitées par ceux qui cherchent à éluder leurs obligations fiscales, commandent de les faire évoluer et d’en renforcer le contenu pour améliorer la lutte contre l’évitement fiscal international.

Ce louable et nécessaire objectif se heurte néanmoins à un obstacle essentiel. Pour que le réseau conventionnel connaisse une telle évolution, les pays doivent s’accorder sur chacune de leurs conventions à travers des négociations bilatérales parfois délicates politiquement : un tel chantier prendrait plusieurs décennies, le privant d’utilité concrète avant même son démarrage.

C’est pour contourner cet obstacle et garantir une évolution très rapide des conventions fiscales qu’a été élaborée dans le cadre de l’OCDE, au titre de l’action 15 du projet « BEPS », la Convention multilatérale pour la mise en œuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir l’érosion de la base bases d’imposition et le transfert de bénéfices, dont l’autorisation de ratification est demandée au Parlement.

Instrument inédit et ambitieux, cette Convention permet de modifier d’un seul coup le réseau des conventions bilatérales en vigueur. Les multiples décennies précédemment évoquées pour atteindre un tel résultat se transforment en semaines ; le renforcement de la lutte contre l’évitement fiscal prend une ampleur nouvelle et opportune et devient concret. Le terme de « big bang » parfois employé pour désigner la Convention et ses effets ne paraît ainsi pas usurpé.

Signée à Paris le 7 juin 2017 après avoir été préparée par un groupe ad hoc associant une centaine de pays, la Convention multilatérale a été signée, au 5 juin 2018, par 78 États et territoires, d’autres ayant annoncé leur intention de s’y joindre prochainement. Les États-Unis, malgré leur participation aux travaux, n’ont finalement pas signé l’instrument. Cette absence ne devrait toutefois pas compromettre le succès et la postérité de ce dernier.

 

Cette Convention ne remet pas en cause l’équilibre fondamental des relations fiscales à travers une multilatéralisation du droit fiscal international : les conventions bilatérales restent au cœur des rapports entre juridictions. La Convention, en revanche, enrichit et actualise ces conventions fiscales et assure la mise en œuvre effective de plusieurs mesures du projet « BEPS » : la lutte contre les dispositifs hybrides (action 2), celle contre les abus conventionnels (action 6), les dispositifs portant sur l’évitement artificiel de l’établissement stable (action 7) et l’amélioration des mécanismes de règlement des différends (action 14).

Plusieurs observateurs ont pu regretter l’absence, dans la Convention, des questions liées à la taxation de l’économie numérique. Il paraît important de souligner dès ici l’absence de consensus sur l’opportunité d’élaborer des règles spécifiques compte tenu de la numérisation croissante de l’ensemble de l’économie. Ce n’est donc pas tant les modalités d’imposition de certaines entreprises identifiées que la façon même d’imposer les bénéfices qui est en jeu, posant ainsi la question plus générale de la mobilité des actifs (surtout les incorporels), de la valorisation des transactions et la part croissante occupée par l’immatériel et de l’irrigation par le numérique de tous les secteurs d’activité. Le sujet n’est donc pas cantonné à un secteur, mais réside bien dans le modèle fiscal international et son adaptation aux nouvelles réalités mondiales ; il n’a pas vocation à être traité dans la Convention multilatérale, et s’il l’avait été, l’absence de consensus sur ce point aurait inévitablement condamné l’instrument. Ce dernier ne règle donc pas tous les problèmes de la fiscalité internationale, mais n’avait pas pour ambition de le faire.

Toutes les conventions fiscales ne connaîtront pas le même degré de modifications : les souverainetés fiscales devant être respectées – ne serait-ce que pour assurer à la Convention la plus grande diffusion possible à travers une large adhésion –, il appartient à chaque juridiction de faire des choix, les modifications induites par la Convention multilatérale n’étant effectives que dans l’hypothèse d’une concordance de ces choix.

Le fonctionnement de la Convention, en conséquence, est empreint d’une relative complexité : pour s’appliquer à une convention donnée, il faut que chacune des parties ait signé la Convention mais aussi choisi de l’inclure dans le champ de cette dernière en la notifiant à l’OCDE. Une fois ce principe acquis, encore faut-il que les choix de fond, portant sur le contenu de l’instrument, coïncident. Trois standards minimums sont néanmoins obligatoires et s’imposent à toutes les juridictions ; ils portent sur la lutte contre les abus conventionnels et le règlement des différends, assurant ainsi une évolution positive minimale à toutes les conventions concernées.

Au sein de l’Union européenne, différents choix ont pu être constatés, illustrant le fait que, si une réponse coordonnée est apportée à travers les récentes directives, les États conservent des positions distinctes sur certains aspects. À titre d’exemple, l’important article 12 de la Convention modernisant la définition de l’établissement stable n’a pas été retenu par tous les États membres, notamment par l’Irlande à l’égard de laquelle il se serait pourtant révélé très précieux. Il convient toutefois de préciser que les choix actuels ne préjugent pas d’évolutions futures, le champ de la Convention ayant vocation à s’élargir à mesure de son application. Rien n’est donc figé.

La Convention n’entrera pas en vigueur et ne produira pas d’effets à l’égard des conventions couvertes de façon uniforme mais de manière séquencée, en fonction du moment du dépôt, par chaque juridiction partie à une convention donnée, de son instrument de ratification.

La France a choisi de couvrir par la Convention multilatérale 88 de ses conventions bilatérales. Compte tenu de la position des juridictions avec lesquelles ces conventions ont été conclues vis-à-vis de l’instrument et en l’état des notifications faites, 61 d’entre elles seront effectivement modifiées, selon une ampleur variable, correspondant à la moitié du réseau conventionnel français.

Les choix français ont fait l’objet de critiques, certains les trouvant trop larges au regard des options retenues par d’autres pays, et susceptibles par là même de nuire aux intérêts nationaux, fiscaux comme économiques – sans pour autant étayer leurs arguments par des éléments chiffrés.

En réalité, ces choix ne traduisent pas une approche excessive de la part de notre pays, la France ayant expressément exclu à travers des réserves certaines clauses perçues comme n’apportant pas de réel progrès ou pouvant entraîner une insécurité juridique au détriment des entreprises. Ces réserves témoignent donc d’une volonté incontestable de préserver les intérêts nationaux.

Surtout, les choix de la France traduisent sa nécessaire ambition en matière de lutte contre l’évitement fiscal, lutte dans laquelle notre pays est fer de lance sur les scènes européenne et internationale. Des choix plus restreints se seraient révélés incohérents avec cette ambition ; ils auraient également conforté certains pays dans leur position attentiste, voire timorée. L’approche retenue par la France doit donc être saluée et sera à même de faire évoluer les autres pays, soit dans le cadre de la Convention multilatérale, soit à travers de futures renégociations bilatérales dont certaines produisent déjà leurs fruits, comme l’illustre la future convention franco-luxembourgeoise.

Les choix français devront cependant être évalués et faire, de la part du Gouvernement, l’objet d’une information exhaustive et régulière du Parlement. Plus généralement, ce dernier devra être tenu au courant des différentes évolutions apportées au réseau conventionnel français par la Convention multilatérale, soit par la notification d’une nouvelle convention fiscale, soit par la levée d’une réserve, soit par une modification apportée à une convention donnée en raison du changement de position de l’autre partie. Enfin, la sécurité juridique et l’intelligibilité du droit devront être assurées de la manière la plus efficace possible, non seulement pour les contribuables mais aussi pour la France, dans la mesure où ces notions sont essentielles pour l’attractivité d’un territoire, posant la question de l’opposabilité des versions consolidées des conventions modifiées.

L’OCDE comme le Gouvernement, chacun en ce qui le concerne, ont déjà pris de nombreux engagements sur ces aspects essentiels, ce dont il faut se réjouir. Des marges de manœuvres existent cependant pour améliorer l’information parlementaire et la sécurité des contribuables ; elles devront être explorées en vue de leur éventuelle concrétisation.

Ces dernières considérations ne doivent en aucun cas masquer l’apport inédit, voire inespéré, de la Convention multilatérale, encore moins faire obstacle à sa mise en œuvre. En ce qu’elle améliore significativement les relations fiscales et accroît substantiellement l’efficacité des outils contre les pratiques dommageables, cette Convention devrait recueillir une adhésion unanime dépassant les clivages politiques.

Votre Rapporteure pour avis vous invite donc à autoriser le pouvoir exécutif français à ratifier ce texte essentiel renforçant la justice fiscale.

 


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I.   La convention multilatérale, un outil novateur dans le cadre du projet « beps »

Instrument inédit dans le droit fiscal international, la Convention multilatérale, dont l’autorisation de ratification fait l’objet du présent projet de loi, permettra de modifier un très grand nombre de conventions fiscales sans passer par de fastidieuses et longues négociations bilatérales, assurant une mise en œuvre effective, accélérée et opportune de précieux outils contre les pratiques fiscales abusives. Elle concrétise ainsi une partie des travaux conduits depuis 2013 dans le cadre de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et marque une nouvelle étape dans la coopération fiscale internationale.

A.   le projet « beps » : une initiative internationale sans précédent contre les comportements fiscaux abusifs

1.   Le contexte du lancement du projet « BEPS »

Face aux stratégies de plus en plus sophistiquées et complexes mises en œuvre par des contribuables prédateurs – parfois avec la complicité plus ou moins active de certains pays –, beaucoup d’États se trouvent démunis. Les comportements dont il est question, s’ils peuvent témoigner d’une certaine habileté – cynique – des personnes qui s’y livrent, ont des conséquences négatives importantes sur nos sociétés : pertes de recettes fiscales, limitation de la capacité à financer les politiques publiques, creusement des inégalités, sapement du consentement à l’impôt pourtant au cœur des démocraties modernes.

Si l’ampleur de la perte de recettes est par définition difficile – voire impossible – à connaître, a fortiori de façon précise et dans le détail, l’OCDE chiffre le manque à gagner annuel en matière d’impôt sur les sociétés à une fourchette comprise entre 100 et 240 milliards de dollars à l’échelle du monde ([1]). Partant de cette estimation, le Conseil des prélèvements obligatoires a évalué la perte de recettes pour la France entre 2,4 et 6 milliards d’euros par an ([2]).

La lutte contre ces stratégies délétères passant avant tout par une action internationale et concertée de l’ensemble des États (ou du plus grand nombre), le G20 a donné mandat au Comité des affaires fiscales de l’OCDE pour élaborer un plan d’action répondant aux préoccupations identifiées en matière de transfert de bénéfices (essentiellement d’une juridiction à fiscalité élevée vers des juridictions à imposition faible ou nulle pour minorer la charge fiscale de façon artificielle) et d’érosion des bases fiscales, traduite par la diminution des recettes publiques.

En septembre 2013, lors du sommet du G20 à Saint-Pétersbourg, a été approuvé le « Plan d’action BEPS » (pour « base erosion and profit shifting », soit « érosion de la base fiscale et transfert de bénéfices »). Ce plan identifiait quinze actions sur lesquelles plus d’une centaine d’États et territoires ont travaillé à travers le « Cadre inclusif BEPS », démarche novatrice et opportune associant membres de l’OCDE et pays en développement.

Le 16 novembre 2015, l’« Ensemble final BEPS » a été entériné lors du sommet d’Antalya, en Turquie, à travers la publication des rapports finaux sur chacune des quinze actions.

2.   Les quinze actions du projet « BEPS »

Le projet « BEPS » s’articule autour de quinze actions dont la finalité et la portée varient.

● Des actions proposent des instruments fiscaux concrets contre l’évasion fiscale.

Certaines d’entre elles sont dirigées contre les mécanismes abusifs visant à échapper à toute imposition (double non-imposition) ou à bénéficier d’avantages indus, et incluent notamment les outils contre les dispositifs hybrides (action 2) ou l’exclusion des avantages conventionnels en cas d’abus (action 6).

D’autres actions, si elles ciblent également des schémas d’optimisation, visent plutôt à moderniser les modalités relatives, pour une juridiction fiscale donnée, au droit d’imposer et au montant susceptible d’être imposé. Peuvent à cet égard être mentionnées :

– l’action 7 sur la définition de l’établissement stable, qui reconnaît à une juridiction le droit d’imposer une activité ;

– les actions 8 à 10 sur les prix de transfert et la création de valeur, qui visent à faire coïncider l’assiette imposable d’une juridiction avec la valeur qui y est effectivement créée, luttant ainsi contre les transferts abusifs de bénéfices d’une juridiction à une autre (par exemple à travers des redevances de propriété intellectuelle excessives).

● Sont également prévues des actions à dimension plus « administrative ».

Certaines concourent directement à la lutte contre l’évasion fiscale à travers la bonne information des administrations, telles que les actions 12 (communication des montages potentiellement agressifs) et 13 (documentation en matière de prix de transfert et déclarations pays par pays).

L’action 14, quant à elle, vise à améliorer le mécanisme de règlement des différends. Est ici en cause non pas l’évasion fiscale en tant que telle, mais le souci d’éliminer les situations de double imposition supportées par les contribuables (souci qui est au fondement même des conventions bilatérales).

L’action 11 revêt une dimension particulière dans la mesure où elle ne propose pas d’outils ou d’instruments précis, mais porte sur l’évaluation et la quantification des phénomènes d’érosion des bases fiscales et de transfert des bénéfices et de leurs conséquences, notamment sur les recettes fiscales nationales.

● Quatre des quinze actions constituent des standards minimums et font l’objet d’un suivi particulier destiné à ce que toutes les juridictions s’y conforment pour garantir une égalité de traitement. Ces quatre actions sont :

– l’action n° 5 : lutter plus efficacement contre les pratiques fiscales dommageables, en prenant en compte la transparence et la substance ;

– l’action n° 6 : empêcher l’utilisation abusive des conventions fiscales lorsque les circonstances ne s’y prêtent pas ;

– l’action n° 13 : documentation des prix de transfert et déclaration pays par pays ;

– l’action n° 14 : accroître l’efficacité des mécanismes de règlement des différends.

● La quinzième et dernière action du projet « BEPS » prévoit lélaboration dun instrument multilatéral pour modifier les conventions fiscales liant entre elles les différents États et territoires. Le rapport final de l’action 15, rédigé par un groupe d’experts en droit fiscal et droit international public, a débouché sur la proposition d’une convention multilatérale, dont l’élaboration a été confiée à un groupe ad hoc constitué de quatre-vingt-dix-neuf États, quatre territoires et sept organisations internationales ou régionales ayant la qualité d’observateurs.

Le texte de la convention a été adopté le 24 novembre 2016, accompagné d’une notice explicative de 95 pages.

Sous l’intitulé de « Convention multilatérale pour la mise en œuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir lérosion de la base dimposition et le transfert de bénéfices » ([3]), l’instrument a été signé à Paris le 7 juin 2017.

Il s’agit du texte dont l’autorisation de ratification fait l’objet du présent projet de loi.

● Le tableau suivant dresse la synthèse des quinze actions du projet « BEPS ». Les actions apparaissant en gras correspondent aux quatre standards minimums. Celles soulignées sont les actions mises en œuvre par la Convention multilatérale (en dehors de l’action 15, qui consiste précisément en ladite Convention).

les quinze actions du projet « beps »

Numéro de laction

Intitulé de laction

Synthèse de laction

1

Relever les défis fiscaux posés par l’économie numérique

Laction 1 identifie les principales difficultés posées par léconomie numérique pour lapplication des règles fiscales internationales existantes et élabore des solutions détaillées pour les résoudre, en adoptant une démarche globale et en tenant compte à la fois de la fiscalité directe et indirecte.

2

Neutraliser les effets des dispositifs hybrides

Laction 2 prévoit lélaboration de dispositions conventionnelles types et de recommandations relatives à la conception de règles nationales visant à neutraliser les effets dinstruments et dentités hybrides (double nonimposition, double déduction, report à long terme).

3

Concevoir des règles efficaces concernant les sociétés étrangères contrôlées

Laction 3 émet des recommandations pour renforcer les règles fiscales des entreprises étrangères contrôlées (SEC).

4

Limiter l’érosion de la base d’imposition faisant intervenir les déductions d’intérêts et autres frais financiers

Laction 4 élabore des recommandations concernant des pratiques exemplaires pour la conception de règles visant à empêcher lérosion de la base dimposition par lutilisation de paiements dintérêts, par exemple le recours à lemprunt auprès dune partie liée ou dune tierce partie en vue de réaliser des déductions excessives dintérêts ou de financer la production dun revenu exonéré ou différé.

5

Lutter plus efficacement contre les pratiques fiscales dommageables, en prenant en compte la transparence et la substance

Laction 5 refond les travaux relatifs aux pratiques fiscales dommageables en donnant la priorité à lamélioration de la transparence, notamment par le biais de léchange spontané obligatoire de renseignements sur les décisions relatives à des régimes préférentiels, ainsi quau moyen de lexigence dune activité substantielle préalablement à linstauration de tout régime préférentiel.

6

Empêcher loctroi des avantages des conventions fiscales lorsquil est inapproprié daccorder ces avantages

Laction 6 élabore des dispositions conventionnelles types et des recommandations visant à concevoir des règles nationales qui empêchent que les avantages prévus par les conventions puissent être accordés lorsque cela nest pas justifié.

7

Empêcher les mesures visant à éviter artificiellement le statut détablissement stable

Laction 7 appelle à une révision de la définition détablissement stable, afin dempêcher le recours à certaines stratégies dévasion fiscale qui sont actuellement utilisées pour contourner la définition existante, telle lutilisation des « accords de commissionnaire ».

8, 9 et 10

Aligner les prix de transfert calculés sur la création de valeur

Les actions 8 à 10 proposent une révision des principes qui sassurent que les règles en matière de prix de transfert aboutissent à des calculs selon lesquels les bénéfices opérationnels sont attribués aux activités économiques qui les ont générés, ce qui inclut les actifs difficiles à évaluer comme les risques et le capital ainsi que les autres transactions à haut risque.

11

Mesurer et suivre les données relatives au BEPS

Laction 11 établit des méthodologies pour collecter et analyser les données sur le BEPS ainsi que dautres sur les actions pour lutter contre celui-ci. Elle développe des recommandations en ce qui concerne les indicateurs de léchelle et de limpact économique du BEPS. Elle sassure également que des outils de mise en œuvre et dévaluation de lefficacité et de limpact économique des actions pour lutter contre le BEPS soient disponibles.

12

Règles de communication obligatoire d’information

Laction 12 souligne lintérêt des outils conçus pour améliorer le flux de renseignements sur les risques fiscaux transmis aux administrations et aux responsables de la politique fiscale, et préconise délaborer des recommandations concernant la définition dun régime de communication obligatoire dinformations applicable à des transactions, dispositifs ou structures de nature agressive ou abusive, en tenant compte des coûts administratifs encourus par les autorités fiscales et les entreprises et en se référant à lexpérience du nombre croissant de pays ayant adopté de telles règles.

13

Documentation des prix de transfert et déclarations pays par pays

Laction 13 contient des normes révisées de documentation des prix de transfert ainsi quun formulaire de déclaration pays par pays du chiffre daffaires, des impôts acquittés et de certaines mesures de lactivité économique.

14

Accroître lefficacité des mécanismes de règlement des différends

Laction 14 élabore des solutions pour lever les obstacles qui empêchent les pays de régler les différends relatifs aux conventions en recourant à la procédure amiable, notamment le fait que la plupart des conventions ne prévoient pas de clause darbitrage et que le recours à la procédure amiable et à larbitrage peut être refusé dans certains cas.

15

Élaboration d’un instrument multilatéral pour modifier les conventions fiscales bilatérales

Laction 15 prévoit lanalyse des questions de droit fiscal et de droit international public que pose lélaboration dun instrument multilatéral qui permettrait aux pays qui le souhaitent de mettre en œuvre les mesures résultant des travaux sur BEPS. 
Cet instrument, signé le 7 juin 2017 à Paris, correspond à la Convention multilatérale faisant lobjet du présent projet de loi.

Source : OCDE.

● Les travaux du projet « BEPS » se poursuivent, toutes les actions n’ayant pas connu de traduction concrète ou fait l’objet d’un consensus. À titre d’exemple, s’agissant de l’action 1 sur la fiscalité de l’économie numérique, a été mis en place un groupe de travail (« task force ») qui a remis un rapport intérimaire en mars dernier ([4]).

Le rapport intermédiaire sur la fiscalité de l’économie numérique

Le groupe de travail mis en place par l’OCDE pour étudier les questions relevant de l’action 1 du projet « BEPS » consacrée à la fiscalité de l’économie numérique a remis, le 16 mars 2018, un rapport intérimaire.

Ce rapport analyse les défis posés par la numérisation croissante de l’économie et présente une analyse des modalités de création de valeur dans les modèles d’affaires numériques, qui reposent généralement sur trois caractéristiques (portée opérationnelle internationale des entreprises sans présence physique importante requise, rôle essentiel des actifs incorporels, place-clef des données des utilisateurs).

Il présente également certaines mesures susceptibles d’apporter une réponse – souvent partielle – aux défis de la fiscalité de l’économie numérique, qu’elles soient prévues dans des actions du projet « BEPS » ou qu’elles aient été adoptées unilatéralement par certains États.

Le rapport souligne, à cet égard, l’absence de consensus international s’agissant des voies et moyens pertinents pour répondre aux défis posés par la numérisation de l’économie. Schématiquement, trois groupes d’États peuvent être identifiés :

– un premier groupe considère que les décalages observés dans l’économie numérique entre lieu de création de valeur et lieu d’imposition des bénéfices ne résultent pas de pratiques d’évitement fiscal mais résultent en fait des caractéristiques propres des modèles d’affaires à forte composante numérique. Pour supprimer ou atténuer ces décalages, des mesures ciblées suffiraient, n’appelant pas à une refonte du cadre fiscal international ;

– un deuxième groupe de pays estime, lui, que la numérisation de l’économie menace le cadre fiscal international actuel en sapant ses deux principes directeurs que sont le lien (déterminant le droit d’imposer) et l’attribution des bénéfices (déterminant l’assiette imposable) ;

– enfin, un troisième groupe n’estime ni nécessaire ni souhaitable une réforme radicale du système fiscal international, considérant que les mesures « BEPS » ont déjà apporté des réponses satisfaisantes.

Autre point faisant l’objet d’un défaut de consensus, celui de la pertinence de mesures provisoires en attendant l’élaboration de règles pérennes.

Des analyses complémentaires sont prévues en vue de la remise d’un rapport final d’ici 2019 (ou au plus tard 2020).

Le Cadre inclusif lui-même évolue, ses membres étant de plus en plus nombreux. Il compte désormais 116 États et territoires, la dernière adhésion en date étant celle des Émirats arabes unis en mai 2018.

3.   Les traductions du projet « BEPS » dans l’Union européenne et en France

a.   Les initiatives européennes correspondant à des actions « BEPS »

Les travaux « BEPS » trouvent un écho en dehors de l’OCDE, notamment dans l’Union européenne. Plusieurs textes européens, certains définitivement adoptés, d’autres en discussion, transposent dans le droit de l’Union – et celui des États membres – certaines des quinze actions « BEPS » :

– la directive « ATAD » du 16 juillet 2016 ([5]) met ainsi en œuvre les actions 2 (dispositifs hybrides), 3 (sociétés étrangères contrôlées), 4 (stratégies reposant sur les charges financières) et 6 (dispositif anti-abus). Elle a été étendue aux dispositifs faisant intervenir des pays tiers à l’Union européenne par la directive « ATAD II » du 29 mai 2017 ([6]) ;

– la directive du 9 décembre 2014 instaurant un échange automatique de renseignements en matière fiscale entre administrations nationales, tout en s’inscrivant dans les travaux de l’OCDE en matière d’échanges d’informations, répond également aux préoccupations soulevées par l’action 12 sur la communication d’informations ([7]) ;

– dans le champ de l’action 12 à nouveau, l’encadrement des intermédiaires financiers et fiscaux a fait l’objet d’une proposition de directive de la Commission sur la déclaration des montages potentiellement agressifs, dont l’adoption définitive devrait intervenir dans les semaines ou les mois qui viennent ([8]) ;

– enfin, dans le champ de l’action 13, est en discussion une proposition de directive sur la communication par certaines entreprises d’informations relatives à l’impôt sur les bénéfices prévoyant notamment la publicité de la déclaration pays par pays ([9]).

Le paquet de la Commission européenne sur la fiscalité numérique

Le 21 mars 2018, notamment sous l’impulsion de la France, la Commission européenne a présenté deux propositions de directive ayant trait à la fiscalité de l’économie numérique, qui fait l’objet de l’action 1 du projet « BEPS ».

● La première de ces propositions, structurelle et pérenne, consacre, à travers la notion de présence digitale significative, l’établissement stable virtuel ([10]), donnant ainsi la possibilité à un État membre d’imposer une entreprise si elle satisfait à l’une des conditions suivantes :

– les revenus tirés de la fourniture de services numérique sont supérieurs à 7 millions d’euros dans l’État membre concerné ;

– elle y a plus de 100 000 utilisateurs ;

– elle y conclut plus de 3 000 contrats avec des entreprises.

Sont concernées les entreprises tirant des revenus de l’exploitation de données d’utilisateurs (tels que le placement d’annonces publicitaires ciblées), des services de mise en relation d’utilisateurs et des services numériques payants (comme les abonnements à un service de streaming).

● La seconde proposition porte sur une solution de court terme censée être provisoire, en attendant l’aboutissement de la première, et consiste en une taxe assise sur certains revenus tirés d’activités numériques dans lesquelles les utilisateurs jouent un rôle dans la création de valeur (revenus tirés de la vente d’espaces publicitaires en ligne, revenus générés par les services de mise en relation d’utilisateurs, revenus tirés de la vente de données d’utilisateurs).

Sont concernées les entreprises dont le chiffre d’affaires mondial excède 750 millions d’euros et qui réalisent au sein de l’Union européenne un chiffre d’affaires supérieur à 50 millions d’euros.

b.   Les outils français correspondant à des actions du projet « BEPS »

Le droit français contient déjà des outils correspondant à certaines des actions du projet « BEPS ». À titre d’exemple, peuvent être mentionnés, de façon non exhaustive ([11]) :

– l’article 57 du code général des impôts (CGI), contre les prix de transfert abusifs et qui permet de réintégrer au résultat d’une société en France les montants indûment transférés à l’étranger ;

– l’article 209 B du CGI, qui traite des sociétés étrangères contrôlées (SEC), et son pendant concernant les participations détenues par une personne physique domiciliée en France prévu à l’article 123 bis du même code ;

– les articles 212 et 212 bis du CGI, qui encadrent la déductibilité des charges financières (en tout, une demi-douzaine d’outils internes ciblent les charges financières) et, pour le premier, visent également les dispositifs hybrides ;

– l’article 238 A du CGI, qui refuse la déduction de certaines charges versées à une personne établie dans un pays à régime fiscal privilégié (défini comme un régime dans lequel le montant de l’impôt est inférieur de plus de moitié à celui qui aurait été dû en France) ;

– l’article L. 64 du livre des procédures fiscales (LPF), qui porte sur l’abus de droit, permettant d’écarter les actes fictifs ou ceux qui, motivés exclusivement par un objectif fiscal, méconnaissent l’intention des auteurs d’une norme tout en en respectant la lettre (sont prévues des majorations allant jusqu’à 80 %) ;

– l’acte anormal de gestion, d’origine prétorienne ;

– les nombreuses clauses anti-abus sanctionnant les montages réalisés à des fins fiscales, sans réalité économique ;

– la palette des 17 contre-mesures spécifiquement applicables aux transactions réalisées avec des personnes établies dans un État ou territoire non coopératif (ETNC) ([12]) ;

– les articles 223 quinquies B et 223 quinquies C du CGI, sur la déclaration pays par pays des plus grandes entreprises ;

– l’article L. 511‑45 du code monétaire et financier (CMF), sur la déclaration pays par pays publique des banques ;

– les articles L. 13 AA, L. 13 AB et L. 13 B du LPF relatifs aux déclarations de prix de transfert (dont le contenu a récemment fait l’objet d’un enrichissement substantiel pour transposer les préconisations issues de l’action 13 du projet « BEPS » ([13])) ;

– les articles L. 114 et L. 114 A du LPF sur l’échange de renseignements en matière fiscale entre administrations (consacrant une dérogation au secret professionnel pour ce motif) ;

– ou encore l’article 1649 AC du CGI sur la communication par les institutions financières d’informations sur les comptes de leurs clients, dispositif récemment enrichi par un nouvel article L. 102 AG du LPF prévoyant la communication d’une liste des clients n’ayant pas transmis à leur banque les informations utiles pour qu’elles s’acquittent de leur obligation ([14]).

Le tableau suivant dresse la synthèse des quelques dispositifs précédemment mentionnés en les mettant en regard avec les actions du projet « BEPS » (répétons qu’il ne s’agit en aucun cas d’une liste exhaustive des outils français contre l’évitement fiscal).

correspondance de certains outils français avec le projet « beps »

Dispositif

Objet

Action correspondante ou voisine du projet « BEPS »

57 du CGI

Réintégration dans l’assiette imposable en France des montants abusivement transférés

Action 8, 9 et 10 (prix de transfert)

209 B du CGI

Règles relatives aux sociétés étrangères contrôlées, permettant l’imposition en France des bénéfices d’une filiale étrangère bénéficiant d’un régime fiscal privilégié

Action 3 (sociétés étrangères contrôlées)

212 et 212 bis du CGI

Encadrement de la déductibilité des charges financières (plafonnement du taux d’intérêt, plafonnement global des charges financières nettes déductibles)

Action 4 (encadrement de la déductibilité des frais financiers)

212 (b du I) du CGI

Encadrement de la déductibilité des charges financières face à des instruments hybrides

Action 2 (dispositifs hybrides)
Action 4 (frais financiers)

238 A

Réintégration de certaines charges correspondant à des versements faits à une personne établie dans un pays à régime fiscal privilégié

Action 4 (frais financiers)
Action 5 (substance)
Actions 8, 9 et 10 (prix de transfert)

Contre-mesures visant les ETNC

Majoration des taux de retenues à la source, exclusion de régimes préférentiels, etc.

Action 5 (substance)

L. 64 du LPF

Abus de droit fiscal

Action 5 (substance)

Acte anormal de gestion

Rectification du résultat si un acte n’a pas été pris dans l’intérêt de l’exploitation de l’entreprise (sous certaines conditions)

Action 5 (substance)

Clauses anti-abus spécifiques

Exclusion du bénéfice de certains avantages en l’absence de réalité économique des opérations

Action 5 (substance)

223 quinquies B et 223 quinquies C du CGI

Déclaration pays par pays à l’administration fiscale (entreprises)

Action 13 (documentation des prix de transfert et déclaration pays par pays)

L. 51145 du CMF

Déclaration pays par pays publique (banques)

Action 13 (documentation des prix de transfert et déclaration pays par pays)

L. 13 AA, L. 13 AB et L. 13 B du LPF

Déclaration des prix de transfert à l’administration

Action 13 (documentation des prix de transfert et déclaration pays par pays)

L. 114 et L. 114 A du LPF

Échange de renseignements en matière fiscale entre administrations nationales

Action 12 (transmission d’informations)

1649 AC du CGI et L. 102 AG du LPF

Communication à l’administration de renseignements financiers par les banques

Action 12 (transmission d’informations)

NB : ces outils sont généralement assortis d’une clause de sauvegarde excluant leur application si le contribuable démontre sa bonne foi et la réalité économique de l’opération.

Source : commission des finances.

4.    L’appréhension des paradis fiscaux par le projet « BEPS »

De nombreuses recommandations du projet « BEPS » permettent de cibler spécifiquement les paradis fiscaux, notion qui ne correspond pas à une définition juridique uniforme mais qui recouvre les juridictions fiscales dans lesquelles l’imposition est faible ou nulle, particulièrement celles favorisant la mise en place de montages offshore.

Face à ces juridictions peu regardantes, de nombreux outils existent, la France étant à cet égard singulièrement bien pourvue (ainsi qu’il a été vu).

En premier lieu, le régime des sociétés étrangères contrôlées (SEC) permet de soumettre à l’IS d’un État A les bénéfices d’une société d’un État B, si elle est contrôlée par une société de l’État A, à la condition que l’État B impose peu ou pas sa société.

Instrument de choix, il permet de faire échec à des montages associant les paradis fiscaux à travers l’attribution artificielle de bénéfices à des structures offshore. De nombreux pays développés ont dans leur droit national des dispositifs SEC, tels que la France, les États-Unis, le Royaume-Uni, le Japon, l’Australie, l’Allemagne, l’Italie ou encore la Suède et la Nouvelle-Zélande. L’action 3 du projet « BEPS » vise expressément ces hypothèses en recommandant la mise en place de règles solides sur les SEC.

En deuxième lieu, existent des dispositifs particuliers ciblant des flux financiers dirigés vers des paradis fiscaux. Les exemples les plus parlants sont les mécanismes d’encadrement de la déductibilité de certaines charges, qu’il s’agisse d’intérêts d’emprunt ou plus généralement de revenus passifs et de rémunérations de prestations. L’action 4 du projet « BEPS », quoique non cantonnée aux paradis fiscaux, permet d’appréhender les déductions abusives liées à ces derniers.

Notons à cet égard que les Pays-Bas, s’ils ne disposaient pas en tant que tel d’un outil ciblant les SEC, se sont dotés au fil du temps d’instruments ciblant les charges financières déductibles lorsqu’elles allaient vers des cieux fiscaux trop cléments (cela illustre l’évolution néerlandaise en matière fiscale, les Pays-Bas ayant longtemps été un « État-tunnel » par lequel transitaient en franchise d’impôt des flux importants).

En troisième lieu, les règles relatives aux prix de transfert permettent de rattraper les bénéfices indûment logés dans des paradis fiscaux (en France, l’article 57 du CGI voit ainsi son application facilitée lorsque le transfert a lieu au profit d’une entité établie dans un paradis fiscal). Les actions 8 à 10 du projet « BEPS » s’inscrivent dans cette logique (bien qu’avec une portée plus vaste).

En quatrième lieu, les outils anti-hybrides sont, eux aussi, de nature à mettre en échec des montages associant des paradis fiscaux. C’est à ce type de pratiques que répond l’action 2 du projet « BEPS ».

En cinquième lieu, l’action 6 contre les abus conventionnels cible les pratiques de chalandage fiscal dans lesquelles, bien souvent, sont impliquées des juridictions à fiscalité plus que privilégiée.

En sixième et dernier lieu, l’action 7 relative à l’évitement artificiel de l’établissement stable, elle aussi d’une portée générale, participe à la lutte contre les paradis fiscaux en permettant d’éviter qu’un bénéfice échappe à l’impôt dans la juridiction où il a été généré à travers des artifices organisationnels consistant à tout faire réaliser par les équipes locales mais à ne conclure formellement les contrats qu’à l’étranger.

D’une manière générale, c’est l’exigence de substance et de réalité économique d’une opération, objet de l’action 5 du projet « BEPS », qui va permettre d’imposer les bénéfices logés dans les paradis fiscaux. Telle est la logique sous-jacente aux dispositifs existants, qui prévoient d’ailleurs généralement une clause de sauvegarde lorsqu’est démontrée la réalité économique et l’authenticité de l’opération.

Le projet « BEPS » offre donc aux États une large gamme de mesures et de moyens d’action pour prendre à bras-le-corps les paradis fiscaux, sans faire obstacle à des outils nationaux spécifiques tels que ceux prévus en France contre les États et territoires non coopératifs (ETNC).

5.   Illustration des effets du projet « BEPS » face à des montages internationaux

Les deux schémas suivants permettent de prendre conscience des conséquences concrètes de différentes actions du projet « BEPS » face à certains montages.

Y est présenté un montage combinant instruments hybrides, prix de transfert abusifs, localisation de bénéfices dans le chef de filiales étrangères faiblement imposées, déduction excessive des charges financières, régimes dommageables d’imposition des revenus tirés de la propriété intellectuelle, chalandage fiscal et évitement de la qualification d’établissement stable.

Le premier schéma montre la situation sans les actions « BEPS », le second illustre l’impact de ces actions et les conséquences fiscales en découlant.

 


Montage avant le projet « BEPS » de l’OCDE

Source : commission des finances.

Montage après le projet « BEPS » de l’OCDE

Source : commission des finances.


  1  

B.   la convention multilatÉrale, accÉlÉrateur inÉdit pour modifier les conventions fiscales

Les conventions multilatérales ne sont pas une nouveauté dans le droit international, notamment en matière fiscale : existe déjà à titre d’exemple l’importante convention de 1988 et amendée en 2010 concernant l’assistance administrative en matière fiscale ([15]), dans le cadre de laquelle deux accords multilatéraux complémentaires ont été adoptés, l’un sur l’échange automatique des déclarations pays par pays, l’autre sur l’échange automatique de renseignements sur les comptes financiers.

La Convention multilatérale du projet « BEPS » revêt pourtant une dimension inédite eu égard à son objet stratégique, les conventions fiscales bilatérales, et à son principe, consistant à modifier d’un coup celles-ci.

1.   Le rôle central des conventions dans les relations fiscales entre États

Le droit fiscal international positif, entendu comme les normes de droit « dur » applicables – par opposition aux recommandations et modèles, qui relèvent de la catégorie du droit souple (« soft law ») – s’articule essentiellement autour des conventions fiscales bilatérales dont la principale catégorie est constituée des conventions visant à éviter la double imposition (ci-après, les « CDI »).

Traité bilatéral conclu entre deux juridictions ([16]), une CDI, pour prémunir les contribuables de toute double imposition, organise le droit d’imposer un revenu reconnu à chaque juridiction partie (qualifiée pour l’une de juridiction source du revenu, pour l’autre de juridiction de résidence du contribuable) ([17]).

Fruit de négociations bilatérales entre les juridictions parties, le contenu d’une CDI repose souvent sur des modèles, sans que cela fasse obstacle à des différences d’une convention à l’autre afin de tenir compte des spécificités de chaque juridiction (les deux principaux étant les modèles élaborés par l’OCDE et par l’Organisation des Nations unies – ONU –, le second étant essentiellement appliqué par les pays en développement dans leurs relations avec les pays développés).

Le contenu des CDI est essentiel pour plusieurs raisons :

– la CDI va déterminer les modalités d’imposition des revenus entrant dans son champ ;

– plusieurs CDI pouvant retenir des rédactions distinctes, elles peuvent être exploitées par certains contribuables aux fins d’obtention d’avantages en principe indus : c’est le chalandage fiscal, ou « treaty shopping ». Elles peuvent également, par leur imperfection, inciter à d’autres pratiques d’évasion fiscale ;

– d’une valeur supérieure à la loi (du moins en France), les CDI neutralisent l’application des dispositions législatives internes qui seraient incompatibles avec elles.

a.   L’attribution du droit d’imposer et l’élimination des doubles impositions

Le rôle premier des CDI est de déterminer les modalités d’imposition d’une opération concernant les deux juridictions parties afin d’éviter que le contribuable concerné par cette opération ne supporte une double charge fiscale qu’entraînerait une imposition intégrale dans chacune des juridictions.

À cet effet, la convention précise les modalités de répartition du droit d’imposer : certains revenus seront exclusivement imposés dans l’une des juridictions (tel est souvent le cas des plus-values mobilières, dont l’imposition est attribuée à la juridiction de résidence du contribuable), d’autres seront imposés dans l’une des juridictions mais de façon non exclusive.

La convention détermine également les modalités d’évitement de double imposition en cas de répartition non exclusive, lorsqu’un revenu a été imposé dans l’une des juridictions (de façon régulière au regard des stipulations conventionnelles).

Généralement, et de façon schématique, l’impôt acquitté par un contribuable dans la juridiction de la source du revenu sera pris en compte pour la détermination du montant d’impôt dû dans la juridiction de résidence, le plus souvent sous la forme d’un crédit d’impôt qui s’imputera sur l’impôt dû, dans la limite de ce dernier (règle du butoir). Les revenus concernés sont essentiellement les revenus « passifs » de source étrangère (catégorie recouvrant les dividendes, intérêts et redevances) perçues par un résidant ([18]).

En l’absence de convention fiscale (ou s’agissant d’un impôt non couvert par une convention existante), le contribuable fait face à un réel risque de double imposition. Dans une telle hypothèse, la France n’octroie pas de crédit d’impôt, mais autorise la déduction de l’impôt étranger de l’assiette imposable. Cette solution est moins favorable pour le contribuable que le mécanisme du crédit d’impôt, ainsi que l’illustre l’exemple suivant.

Différence d’imposition en présence ou en l’absence d’une CDI

Un contribuable résidant en France perçoit dune entreprise établie dans une juridiction étrangère des redevances pour une valeur de 100. Le taux dimposition en France est de 25 %, limpôt acquitté à létranger sur ce revenu au titre dune retenue à la source est de 10.

Si une convention existe et régit l’impôt concerné, le contribuable déduira de l’impôt dû en France (100 × 25 % = 25) le montant payé à l’étranger (10), aboutissant à une charge fiscale en France de 15 (25 – 10).

En revanche, en l’absence de convention régissant l’impôt concerné, le contribuable ne bénéficiera d’aucun crédit d’impôt. Il pourra déduire les 10 acquittés à l’étranger des 100 perçus en France, aboutissant à un résultat imposable de 90. L’impôt français sera donc de 22,5 (90 × 25 %).

Dans cet exemple, l’impôt dû en France en l’absence de convention correspond à une fois et demie l’impôt dû en présence d’une convention.

b.   Les imperfections des CDI peuvent faciliter les comportements fiscaux prédateurs

Instrument bilatéral, une CDI ne régit que les relations des juridictions parties. Sa rédaction peut être différente d’une autre convention, soit en raison de négociations en ce sens répondant à des considérations propres aux juridictions concernées, soit également du fait d’une ancienneté la rendant relativement dépassée (expliquant les nombreuses renégociations).

Dès lors, des failles – volontaires ou non – peuvent exister dans une CDI donnée mais aussi – et surtout – lorsque plusieurs CDI sont articulées les unes avec les autres.

● Cette pratique de chalandage fiscal consiste essentiellement à intercaler dans une opération concernant deux entreprises X et Y, établies dans les juridictions A et B, une troisième entreprise ZZZ établie dans une juridiction C aux seules fins de bénéficier d’avantages que les conventions liant respectivement A et B à C prévoient mais qui ne figurent pas dans la convention liant A à B.

Tel est, par exemple, le cas si la convention liant A à B prévoit une retenue à la source (RAS) sur les dividendes versés de X à Y, tandis que les deux CDI conclues par C avec A et B ne prévoient aucune RAS. En créant une société dans l’État C simplement pour bénéficier de cette exemption de RAS (« société boîte aux lettres »), le flux n’est pas imposé, en application d’un avantage fiscal qui n’était en principe pas dû. Le schéma suivant illustre cet exemple.

Illustration d’un montage de chalandage fiscal

 

 

Source : commission des finances.

 

Un exemple de chalandage fiscal à travers l’île Maurice

L’île Maurice n’est pas prisée que des touristes : il s’agit aussi d’une destination de choix pour les personnes souhaitant investir en Inde à moindre coût fiscal, essentiellement en raison des CDI conclues par Maurice.

La CDI liant l’île à l’Inde exclut toute retenue à la source en Inde sur les revenus passifs, tels les intérêts ou redevances, versés à des étrangers.

Maurice fait par ailleurs en sorte que ses autres CDI prévoient l’imposition de ces revenus exclusivement à Maurice (c’est le cas de la convention conclue avec la France).

Un contribuable peut donc, à travers une société de forme « global business company » (GBC), reconnue comme résidente fiscale mauricienne, investir en Inde à travers Maurice et bénéficier ainsi du réseau conventionnel de cette dernière.

À titre d’exemple, une entreprise française qui investit directement en Inde supporterait sur les revenus passifs perçus une retenue à la source en Inde et une imposition en France (après imputation d’un crédit d’impôt au titre de l’impôt indien).

En revanche, si cette entreprise passe par l’île Maurice et opère à travers une GBC, elle ne paiera pas d’impôt en Inde et, selon les revenus, bénéficiera à Maurice d’une imposition à taux réduit (3 %) voire d’une exonération sur les intérêts servis à des non-résidents.

Ce type de montage explique la part démesurée – 27 % – des investissements directs étrangers en Inde qui transitent par l’île Maurice (1).

(1) Ainsi que la indiqué à notre commission des finances M. Pascal Saint-Amans, directeur du Centre de politique et dadministration fiscales de lOCDE, le 13 septembre 2017 (Assemblée nationale, commission des finances, de léconomie générale et du contrôle budgétaire, XVe législature, compte rendu n° 14, mercredi 13 septembre 2017, p. 3).

Le chalandage fiscal peut difficilement être combattu par un seul pays dans la mesure où ses effets résultent essentiellement d’une CDI conclue entre deux autres juridictions (celle avec laquelle la transaction économique réelle est réalisée et celle qui, à des fins fiscales, s’intercale dans cette transaction) ([19]).

● Les lacunes d’une convention peuvent également constituer des facteurs d’évasion fiscale à travers les dispositifs hybrides, qui désignent les asymétries dans lesquelles un instrument fait, d’une juridiction à l’autre, l’objet d’une qualification juridique et fiscale distincte.

Le plus souvent, cela concerne un instrument qui sera considéré comme un titre de dette (obligation) dans une juridiction et comme un titre de participation (action) dans une autre, conduisant à une déduction sans imposition du revenu associé à cet instrument (considéré comme un intérêt dans un cas, un dividende dans l’autre).

Illustration des dispositifs hybrides et de leurs conséquences fiscales

Une société mère X établie dans un État A finance sa filiale Y, établie dans un État B, au moyen d’un titre hybride.

Le produit que perçoit X de ce titre est considéré :

– par A, comme un dividende, produit reçu en contrepartie d’un titre de participation ;

– par B, comme un intérêt rémunérant de la dette.

Le dividende perçu par X est exonéré dans A (en application du régime mère-fille, sous réserve éventuelle d’une quote-part forfaitaire), et l’intérêt versé par Y est déductible dans B : non seulement l’opération n’est imposée nulle part, mais elle aboutit à une non-imposition avec déduction.

Si l’instrument avait fait l’objet d’une qualification identique, il y aurait eu imposition normale :

– si l’instrument est un titre de participation, le dividende est exonéré dans A mais est bien imposé dans B dans le chef de la filiale Y ;

– si l’instrument est un titre de dette, l’intérêt est déductible dans B mais est bien imposé dans A dans le chef de la société émettrice X.

c.   L’appréhension essentielle des établissements stables

Une autre illustration de l’exploitation des CDI à des fins d’évasion fiscale repose sur la qualification d’établissement stable. Rappelons que l’établissement stable se définit comme une installation fixe d’affaires par l’intermédiaire de laquelle une entreprise exerce tout ou partie de son activité. Un établissement stable peut disposer de la personnalité juridique (par exemple une filiale d’une société) mais peut également en être dépourvue. Par ailleurs, un agent dépendant d’une société établie dans une juridiction donnée et qui réalise pour elle des opérations dans une autre juridiction, s’il dispose du pouvoir d’engager cette société, sera qualifié d’établissement stable dans la seconde juridiction.

Chaque CDI définit ce qu’il faut entendre par « établissement stable » au sens de ses stipulations et dresse en général une liste des hypothèses excluant une telle qualification (par exemple, un entrepôt de stockage). Ces définitions sont plus ou moins abouties et, souvent, ne tiennent pas compte des récentes évolutions technologiques qui ont permis de dissocier activité économique et présence physique. La définition de l’OCDE repose (ou plus exactement reposait) en effet sur une économie susceptible d’être qualifiée de traditionnelle, supposant pour réaliser des opérations économiques au sein d’une juridiction d’y disposer d’une présence physique et d’un personnel revêtant chacun une certaine permanence.

Cette relative inadéquation peut ainsi être exploitée par des entreprises pouvant se dispenser d’une réelle présence physique. À titre d’exemple et de façon schématique, en l’état des CDI, une entreprise qui réside dans une juridiction A mais réalise de façon dématérialisée l’essentiel de ses opérations dans d’autres juridictions ne dispose pas dans ces dernières d’un établissement stable : elle n’y est pas imposée sur ces activités.

d.   La place des CDI dans la hiérarchie des normes commande leur évolution pour lutter contre les abus

Ces différentes illustrations de montages s’appuyant sur les CDI et leurs lacunes montrent que les pratiques abusives et les imperfections normatives sont connues. Néanmoins, leur traitement juridique est rendu difficile par la place qu’occupent les conventions dans la hiérarchie des normes.

En France, en vertu de l’article 55 de la Constitution, les conventions ont une valeur supérieure à celle des lois. Pour le dire autrement, toute norme interne, y compris législative, qui serait incompatible avec une convention ne pourrait s’appliquer à une situation entrant dans le champ celle-ci.

Si d’autres pays ne prévoient pas formellement de supériorité des traités sur les lois, les secondes ne peuvent cependant pas, en principe, méconnaître les premiers ou conduire à des résultats qui leur seraient contradictoires, en application du principe directeur du droit international conventionnel « pacta sunt servanda », selon lequel les conventions conclues doivent être respectées et exécutées de bonne foi.

Ce constat explique que de nombreuses tentatives faites pour renforcer les outils anti-abus nationaux aient été neutralisées par les conventions en vigueur et que les outils en question ne s’appliquent qu’en l’absence de convention – dans le cas de la France, cela limite considérablement leur champ d’application dans la mesure où notre pays dispose d’un réseau conventionnel particulièrement dense noué avec les principales juridictions avec lesquelles des relations économiques nourries sont entretenues ([20]).

2.   La Convention multilatérale, machine inédite pour accélérer l’évolution des conventions

a.   L’inadaptation des négociations bilatérales aux modifications rapides du réseau conventionnel mondial

Les travaux conduits dans le cadre du projet « BEPS » de l’OCDE ont abouti à plusieurs recommandations d’évolution du modèle de convention fiscale de l’OCDE pour améliorer la lutte contre l’érosion des bases fiscales et le transfert abusif de bénéfices.

Si ces travaux s’étaient cantonnés à de telles recommandations, contenues dans les rapports finaux des actions et transposées dans le modèle de convention établi par l’OCDE, leur intégration dans le droit positif et leur effectivité auraient pris un temps considérable et auraient, in fine, été compromises. Il aurait en effet fallu que chaque CDI soit modifiée une à une, à la suite d’un processus de négociation bilatérale entre les juridictions parties.

● Pour chaque CDI, l’implémentation des conclusions « BEPS » aurait pris plusieurs années – vraisemblablement entre deux et trois ans dans les hypothèses les plus optimistes.

Or, une juridiction ne peut conduire qu’un nombre très limité de négociations bilatérales de façon simultanée (de l’ordre de six à sept conventions par an d’après les éléments fournis par l’OCDE cités dans l’étude d’impact du présent projet de loi ([21])), et plus son réseau conventionnel est dense, plus de telles renégociations prennent du temps. Il s’agit au demeurant d’une hypothèse probablement haute, supposant que les autres juridictions soient également disponibles pour renégocier et qu’elles disposent d’une administration lui permettant un tel rythme ([22]).

● Pour la France, d’après les informations fournies tant par l’OCDE que par l’administration française, diplomatique comme fiscale, ce travail de renégociation globale prendrait entre vingt et trente ans.

Au demeurant, même en se fondant sur une hypothèse optimiste de vingt ans, la simple évocation d’une telle durée témoigne de l’inadéquation des renégociations bilatérales pour mettre en œuvre les mesures « BEPS » : entre la première convention renégociée et la dernière, plusieurs décennies se seraient écoulées, rendant plus que probable l’obsolescence du contenu de la première au regard de l’évolution de la situation économique et fiscale internationale. Parallèlement, les mesures « BEPS » d’il y a vingt ans se révéleraient sans doute inadaptées pour la dernière convention renégociée. S’ouvrirait donc en réalité un cycle de renégociation sans fin, perspective à l’évidence peu réjouissante.

b.   La Convention multilatérale assure la célérité des modifications conventionnelles

Pour l’ensemble des considérations précédentes, l’effectivité et la postérité utile des travaux « BEPS » supposaient une réponse inédite permettant de modifier dans le même temps l’ensemble des CDI en vigueur (ou à tout le moins le plus grand nombre d’entre elles).

C’est à cette tâche ambitieuse mais nécessaire qu’a été consacrée l’action 15 du projet « BEPS », qui a abouti à la Convention multilatérale dont l’autorisation de ratification est sollicitée par le Gouvernement dans le cadre du présent projet de loi.

Inédit et ambitieux, voilà sans doute les traits saillants de cet instrument qui peut, de façon schématique, s’analyser comme un accélérateur à la disposition des juridictions fiscales.

Le principe de base de la Convention multilatérale est de couvrir les conventions existantes conclues entre les juridictions parties, afin de les modifier en fonction des choix faits par celles-ci :

– l’instrument ne remplace pas les CDI, qui continuent à exister et à produire leurs effets ;

– il va en revanche, selon des modalités plus ou moins complexes en fonction des cas, remplacer, compléter ou modifier certaines de leurs stipulations ([23]).

Il permet donc de faire évoluer simultanément ([24]) toutes les conventions qu’une juridiction aura souhaité voir évoluer, sans pour autant porter atteinte à la souveraineté fiscale de chacun.

C.   La Convention multilatÉrale, instrument de mise en œuvre large et effective des mesures du projet « BEPS »

1.   Près de 80 États et territoires engagés au 22 mars 2018

La Convention multilatérale (connue dans le monde anglo-saxon sous l’acronyme « MLI » pour « multilateral instrument ») a été solennellement signée à Paris le 7 juin 2017 par 68 juridictions ([25]). Depuis cette date, d’autres juridictions ont signé la Convention multilatérale, portant le total de juridictions parties à 78 au 22 mars 2018.

Le tableau suivant dresse la liste des juridictions parties ainsi que la date de leur signature de la Convention et, le cas échéant, celle du dépôt de leur instrument de ratification (les douze juridictions apparaissant en italique sont celles avec lesquelles la France n’est pas liée par une CDI).

juridictions signataires et parties À la convention multilatÉrale

(situation au 5 juin 2018)

Juridiction

Date de signature

Date du dépôt de linstrument de ratification

Afrique du Sud

7 juin 2017

 

Allemagne

7 juin 2017

 

Andorre

7 juin 2017

 

Argentine

7 juin 2017

 

Arménie

7 juin 2017

 

Australie

7 juin 2017

 

Autriche

7 juin 2017

22 septembre 2017

Barbade

24 janvier 2018

 

Belgique

7 juin 2017

 

Bulgarie

7 juin 2017

 

Burkina Faso

7 juin 2017

 

Cameroun

11 juillet 2017

 

Canada

7 juin 2017

 

Chili

7 juin 2017

 

Chine

7 juin 2017

 

Chypre

7 juin 2017

 

Colombie

7 juin 2017

 

Corée du Sud

7 juin 2017

 

Costa Rica

7 juin 2017

 

Côte d’Ivoire

24 janvier 2018

 

Croatie

7 juin 2017

 

Curaçao

20 décembre 2017

 

Danemark (1)

7 juin 2017

 

Égypte

7 juin 2017

 

Espagne

7 juin 2017

 

Fidji

7 juin 2017

 

Finlande

7 juin 2017

 

France

7 juin 2017

 

Gabon

7 juin 2017

 

Géorgie

7 juin 2017

 

Grèce

7 juin 2017

 

Guernesey

7 juin 2017

 

Hong Kong

7 juin 2017

 

Hongrie

7 juin 2017

 

Île de Man

7 juin 2017

25 octobre 2017

Inde

7 juin 2017

 

Indonésie

7 juin 2017

 

Irlande

7 juin 2017

 

Islande

7 juin 2017

 

Israël

7 juin 2017

 

Italie

7 juin 2017

 

Jamaïque

24 janvier 2018

 

Japon

7 juin 2017

 

Jersey

7 juin 2017

15 décembre 2017

Koweït

7 juin 2017

 

Lettonie

7 juin 2017

 

Liechtenstein

7 juin 2017

 

Lituanie

7 juin 2017

 

Luxembourg

7 juin 2017

 

Malaisie

24 janvier 2018

 

Malte

7 juin 2017

 

Maurice

5 juillet 2017

 

Mexique

7 juin 2017

 

Monaco

7 juin 2017

 

Nigeria

17 août 2017

 

Norvège

7 juin 2017

 

Nouvelle-Zélande

7 juin 2017

 

Pakistan

7 juin 2017

 

Panama

24 janvier 2018

 

Pays-Bas

7 juin 2017

 

Pologne

7 juin 2017

23 janvier 2018

Portugal

7 juin 2017

 

République tchèque

7 juin 2017

 

Roumanie

7 juin 2017

 

Royaume-Uni

7 juin 2017

 

Russie

7 juin 2017

 

Saint-Marin

7 juin 2017

 

Sénégal

7 juin 2017

 

Serbie

7 juin 2017

5 juin 2018

Seychelles

7 juin 2017

 

Singapour

7 juin 2017

 

Slovaquie

7 juin 2017

 

Slovénie

7 juin 2017

22 mars 2018

Suède

7 juin 2017

 

Suisse

7 juin 2017

 

Tunisie

24 janvier 2018

 

Turquie

7 juin 2017

 

Uruguay

7 juin 2017

 

(1) La convention conclue le 8 février 1957 entre la France et le Danemark a été dénoncée par ce dernier le 10 juin 2008 et a cessé de produire ses effets à compter du 1er janvier 2009.

● Cette liste est par essence évolutive : d’autres juridictions devraient la rejoindre, certaines ayant expressément manifesté leur intention de signer la Convention multilatérale. À cet égard, peuvent être mentionnés les six États qui, au 22 mars 2018, ont fait état d’une telle déclaration d’intention : Algérie, Estonie, Kazakhstan, Liban, Oman et Swaziland.

Lorsque l’Estonie aura signé la Convention, l’ensemble des États membres de l’Union européenne et de l’Espace économique européen seront signataires de l’instrument, témoignant de la forte implication européenne en matière de lutte contre l’évasion fiscale.

● Votre Rapporteure pour avis souhaite apporter ici une précision sur l’absence des États‑Unis d’Amérique parmi les juridictions signataires.

Dans la mesure où ce pays est un acteur incontournable de l’économie mondiale, le fait qu’il ne soit pas partie à la Convention a pu susciter des interrogations sur la pertinence et l’effectivité de l’instrument.

En réalité, les conventions fiscales conclues par les États-Unis, qui disposent d’un réseau relativement étoffé, contiennent déjà pour la plupart des stipulations correspondant aux actions « BEPS » mises en œuvre par la Convention, notamment s’agissant de la lutte contre le chalandage fiscal ou les abus d’avantages conventionnels ([26]). Elles prévoient également une clause d’arbitrage obligatoire et contraignant (prévu par la partie VI de la Convention multilatérale), ce qu’illustre par exemple la convention franco-américaine aux paragraphes 6 et 7 de son article 26.

Par ailleurs, la réforme fiscale de décembre 2017 prévoit plusieurs outils contre l’évasion fiscale, tels que le renforcement des règles relatives aux dispositifs hybrides et de celles portant sur les SEC ou encore un dispositif plus strict encadrant la déductibilité des charges financières.

En tout état de cause, les pratiques dommageables auxquelles des entreprises américaines ont pu se livrer ou se livrent encore ne sont pas liées aux stipulations des conventions conclues entre les États‑Unis et les autres pays : elles résultent en réalité soit des pratiques nationales retenues par certaines juridictions étrangères, soit des lacunes touchant les conventions fiscales conclues entre États membres de l’Union européenne, voire d’une combinaison des deux. Dans un tel contexte, la question de la couverture ou de l’absence de couverture par la Convention multilatérale du réseau conventionnel américain semble inopérante : ce sont les évolutions des législations nationales de certains pays et les modifications apportées aux conventions liant les États membres de l’Union européenne qui permettront de lutter contre ces pratiques dommageables.

Dès lors, l’absence américaine ne devrait pas emporter de conséquences néfastes sur l’avenir et l’application de l’instrument.

La réforme fiscale américaine de décembre 2017 :
une mise en œuvre américaine du projet « BEPS »

Abondamment commentée, la récente réforme fiscale américaine du 22 décembre 2017 traduit une évolution sans précédent de la fiscalité des États‑Unis.

Au delà de son coût (estimé à environ 1 450 milliards de dollars sur dix ans, dont 1 000 milliards de dollars de coût net au titre des mesures touchant les entreprises) et de sa mesure emblématique consistant à baisser de 14 points le taux de l’impôt fédéral sur les sociétés (qui passe de 35 % à 21 %), cette réforme contient un grand nombre de dispositifs pouvant être vus comme traduisant unilatéralement le projet « BEPS », à travers un prisme centré sur les intérêts américains.

Sont ainsi prévus, entre autres mesures :

– un encadrement plus strict de la déductibilité des charges financières nettes, qui correspond aux préconisations de l’action 4 du projet « BEPS » et va plus loin que les modalités prévues dans la directive « ATAD » ;

– l’empêchement de déduire du résultat certains versements s’ils relèvent d’une transaction hybride, qui s’inscrit dans la logique de l’action 2 du projet « BEPS » ;

– un élargissement des règles sur les sociétés étrangères contrôlées, qui fait l’objet de l’action 3 du projet « BEPS » ;

– une taxation forfaitaire aux États‑Unis des revenus que des filiales étrangères retirent des actifs incorporels qu’elles détiennent, si ces revenus sont insuffisamment imposés et que leur rentabilité est jugée excessive – mesure pouvant être vue comme luttant contre le logement artificiel d’actifs incorporels dans des pays à régime fiscal privilégié, le cas échéant au détriment de la substance économique (ce dispositif est intitulé « GILTI », pour « Global Intangible Low Taxed Income », soit « revenu mondial faiblement imposé tiré de biens incorporels ») ;

– ou encore la médiatique « base erosion anti-abuse tax », la « BEAT », taxe contre l’érosion de la base fiscale américaine consistant à majorer la charge fiscale en réintégrant dans l’assiette certains versements effectués au profit d’entités étrangères (la compatibilité de cette taxe avec les règles mondiales en matière de commerce et les CDI n’est pas assurée, au contraire).

Parallèlement à ces mesures (le « bâton »), d’autres dispositions existent, cette fois pour inciter les entreprises américaines à loger sur le territoire américain le maximum d’actifs et d’activités et à encourager l’investissement aux États‑Unis (la « carotte ») : imposition à taux réduit des bénéfices logés hors des États‑Unis, s’ils sont rapatriés en 2018, exonération des dividendes, amortissement intégral immédiat, régime fiscal favorable pour les revenus tirés d’actifs incorporels logés aux États‑Unis, etc.

La réforme américaine met donc en œuvre de nombreuses actions du projet « BEPS », mais au seul profit des États‑Unis. La France et l’Union européenne se doivent de réagir, sans quoi elles risquent de voir une grande partie des actifs et investissements les quitter pour aller sous les cieux américains.

● Le cinquième instrument de ratification, d’acceptation ou d’approbation ayant été déposé le 22 mars 2018 (par la Slovénie), la Convention multilatérale entrera en vigueur à compter du 1er juillet 2018 en application de son article 34.

2.   La mise en œuvre effective de quatre actions du projet « BEPS »

Avant de se pencher dans la partie suivante sur les modalités selon lesquelles la Convention s’appliquera, et donc dans quelle mesure et sous quelles conditions elle modifiera les CDI couvertes, il apparaît nécessaire de présenter, de façon synthétique, son contenu. Au-delà de l’intérêt évident de connaître la teneur de fond de cet instrument inédit, une telle synthèse facilitera la présentation à suivre des modalités d’application de la Convention à travers des exemples concrets à l’appui des différentes hypothèses d’application ([27]).

● La Convention multilatérale compte vingt-quatre articles susceptibles d’avoir un effet sur les CDI, mettant en œuvre quatre des quinze actions du projet « BEPS » (la Convention constituant elle-même la mise en œuvre de son action 15).

Sur ces vingt-quatre articles, trois constituent des « normes minimales » ou « standards minimums » : l’article 6 (plus exactement le premier paragraphe de l’article 6, le reste étant optionnel), l’article 7 et l’article 16.

Le tableau suivant dresse la synthèse de la Convention multilatérale, présentant sa structure, l’intitulé de chaque article assorti d’un résumé de son objet, ainsi que, le cas échéant, le rattachement à l’action du projet « BEPS » à laquelle il correspond. Les normes minimales devant être acceptées par l’ensemble des juridictions apparaissent en gras (articles 6§1, 7 et 16).

SynthÈse du contenu de la convention multilatÉrale

Partie

Article

Intitulé

Objet synthétique

Action « BEPS »

I – Champ d’application et interprétation des termes

1er

Champ d’application de la convention

La convention s’applique aux conventions couvertes

Sans objet

2

Interprétation des termes

Précision du sens et de la portée à donner aux termes employés dans la Convention (notamment celui de convention couverte et du contenu de la notification devant être faite par les juridictions)

II – Dispositifs hybrides

3

Entités transparentes

Subordonne la reconnaissance de la qualité de résident à une entité fiscalement transparente à la circonstance que ses revenus soient effectivement traités comme ceux d’un résident et imposés comme tel

Action 2 – Neutraliser les effets des dispositifs hybrides

4

Entités ayant une double résidence

Modalités de détermination de la résidence, au sens d’une convention fiscale, d’une personne morale résidant dans les deux juridictions parties (traitement des conflits de résidence)

5

Application des méthodes d’élimination de la double imposition

Éviter la double non-imposition ou la non-imposition associée à une déduction

III – Utilisation abusive des conventions fiscales

6

Objet dune convention fiscale couverte

Modification du préambule des conventions couvertes pour consacrer la finalité de celles-ci : élimination de la double imposition sans non-imposition ; sur option, promotion des relations économiques et de la coopération fiscale

Action 6 – Empêcher l’utilisation abusive des conventions fiscales lorsque les circonstances ne s’y prêtent pas

7

Prévenir lutilisation abusive des conventions

Clause anti-abus écartant le bénéfice des avantages conventionnels en cas dabus (trois clauses proposées)

8

Transactions relatives aux transferts de dividendes

Bénéfice des régimes favorables d’imposition des dividendes perçus subordonné à une condition de durée minimale de détention des participations (365 jours)

9

Gains en capital tirés de l’aliénation d’actions, de droits ou de participations dans des entités tirant leur valeur de biens principalement immobiliers

Imposition des plus-values tirées de participations dans des entités à prépondérance immobilière dans la juridiction des immeubles ; appréciation de la prépondérance immobilière sur 365 jours

10

Règle anti-abus visant les établissements stables situés dans des juridictions tierces

Exclusion des avantages d’une convention conclue entre deux juridictions pour des revenus rattachables à un établissement stable situé dans une troisième juridiction et qui y sont insuffisamment imposés

11

Application des conventions fiscales pour limiter le droit d’une partie d’imposer ses propres résidents

Énumération des dix exceptions limitatives au droit pour une juridiction d’imposer ses propres résidents

IV – Mesures visant à éviter le statut d’établissement stable

12

Mesures visant à éviter artificiellement le statut d’établissement stable par des accords de commissionnaires et autres stratégies similaires

Extension de la qualification d’établissement stable aux agents dépendants jouant dans la conclusion d’un contrat un rôle principal, sans exigence d’engagement juridique de l’entreprise étrangère par ces agents

Action 7 – Empêcher les mesures visant à éviter artificiellement le statut d’établissement stable

13

Mesures visant à éviter artificiellement le statut d’établissement stable par le recours aux exceptions applicables à certaines activités spécifiques

Application de l’exception à la qualification d’établissement stable subordonnée à la démonstration de la nature spécifique des activités (option A) ou définition préalable des activités exclues (option B)

14

Fractionnement des contrats

Addition des périodes d’exercice d’activités réalisées au titre d’un chantier (activités principales et connexes) pour apprécier le seuil de durée qualifiant un établissement stable

15

Définition d’une personne étroitement liée à une entreprise

Précision sur la notion de personne étroitement liée à une entreprise pour l’application des articles 12 à 14

V – Améliorer le règlement des différends

16

Procédure amiable

Cas et conditions de mise en œuvre dune procédure amiable (délai de trois ans à compter de limposition litigieuse)

Action 14 – Accroître l’efficacité des mécanismes de règlement des différends

 

17

Ajustements corrélatifs

Mise en œuvre par une juridiction du dégrèvement applicable à une entreprise en cas de rectification par l’autre juridiction du résultat d’une entreprise liée

VI – Arbitrage

18

Choix d’appliquer la partie VI

Application de la partie VI relative à l’arbitrage (seulement entre les juridictions ayant opté en ce sens)

19

Arbitrage obligatoire et contraignant

Définition des modalités d’arbitrage en cas d’échec total ou partiel de la procédure amiable

20

Désignation des arbitres

Modalités de désignation des membres de la commission d’arbitrage (composée de trois experts) sauf accord des juridictions pour des modalités différentes

21

Confidentialité de la procédure d’arbitrage

Précision sur les règles de confidentialité applicables aux renseignements communiqués aux arbitres et à leurs collaborateurs

22

Règlement d’un cas avant la conclusion de l’arbitrage

Fin de la procédure d’arbitrage en cas d’accord amiable ou de retrait par le contribuable de la demande d’arbitrage ou de procédure amiable

23

Méthode d’arbitrage

Choix par la commission d’arbitrage de la meilleure offre parmi les offres de chaque juridiction, sauf accord de celles-ci pour une méthode différente

24

Accord sur une solution différente

Non application de la décision arbitrale en cas d’accord des juridictions pour une solution différente

25

Coûts de la procédure d’arbitrage

Modalités de partage des coûts entre les juridictions

26

Compatibilité

Application des stipulations de la partie VI à la place des stipulations existantes ; non-application aux procédures arbitrales déjà engagées en application d’une autre convention

VII – Dispositions finales

27

Signature et ratification, acceptation ou approbation

Ouverture de la signature à compter du 31 décembre 2016 et identification des juridictions éligibles

Sans objet

28

Réserves

Identification des réserves possibles et précision de leurs modalités et effets

29

Notifications

Précision des modalités de notification par les juridictions

30

Modifications ultérieures des conventions fiscales couvertes

Confirmation de la faculté pour les juridictions parties à une convention couverte de la modifier d’un commun accord à tout moment

31

Conférence des Parties

Modalités de convocation d’une Conférence des Parties pour traiter toute question liée à la Convention

32

Interprétation et mise en œuvre

Modalités d’interprétation des conventions couvertes (accord amiable entre les juridictions concernées conformément à la convention couverte) et de la Convention (par une Conférence des Parties)

33

Modifications

Modalités de modification de la Convention (par une Conférence des Parties)

34

Entrée en vigueur

Entrée en vigueur de la Convention le 1er jour du mois suivant trois mois entiers à compter du dépôt du 5e instrument de ratification

35

Prise d’effet

Modalités de prise d’effet de la Convention vis-à-vis des conventions couvertes (en fonction des dates de ratification et du type d’imposition)

36

Prise d’effet de la partie VI

 

Modalités de prise d’effet de l’arbitrage obligatoire

 

37

Retrait

Modalités selon lesquelles une juridiction peut se retirer de la Convention (ouvert à tout moment, effet seulement pour le futur)

38

Relation avec les protocoles

Possibilité d’ajouter des protocoles à la Convention et modalités pour y être partie

39

Dépositaire

Désignation du Secrétariat général de l’OCDE comme dépositaire de la Convention ; précisions sur le rôle du dépositaire ; indication des langues de la Convention faisant foi (anglais et français)

Source : commission des finances, à partir du texte de la Convention.

● D’aucuns ont pu regretter l’absence de dispositifs propres à la fiscalité du numérique, qui fait l’objet d’une action dédiée du projet « BEPS ».

En réalité, cette absence n’est ni anormale, ni préjudiciable au succès de la Convention multilatérale.

D’une part, l’absence de consensus sur les questions liées à la fiscalité du numérique rendait difficile l’inclusion d’outils spécifiques dans la Convention multilatérale :

– quels outils, faute d’un consensus sur ceux se révélant appropriés ?

– quelles perspectives d’application effective, compte tenu de la variété des positions sur ce sujet ?

D’autre part, de nombreux dispositifs prévus en l’état dans la Convention répondent à des schémas ou pratiques qui concernent non seulement l’économie physique, mais également l’économie numérique (à supposer que la distinction trouve encore une pertinence eu égard à la dématérialisation croissante de l’économie). Tel est par exemple le cas de l’article 12 qui pourrait conduire à reconnaître dans un pays donné l’existence d’établissements stables de géants du numérique étrangers.

Enfin, rappelons qu’à travers les quatre actions effectivement mises en œuvre par la Convention, cette dernière constituant par ailleurs une action en propre, c’est en tout un tiers du projet « BEPS » qui se concrétise à travers ce nouvel instrument.

En tout état de cause, la fiscalité du numérique n’est pas, en soi, le cœur du problème : ainsi qu’il vient d’être rappelé, l’ensemble de l’économie se digitalise, tous les secteurs d’activité, y compris ceux traditionnellement « physiques » ou « industriels » se dématérialisent et ont de plus en plus recours à l’immatériel, qu’il s’agisse de nouveaux modes d’organisation, de l’usage de données ou de l’utilisation d’algorithmes. Cette dématérialisation économique commande une réflexion appuyée sur la mobilité des actifs dans un contexte de concurrence fiscale, mais aussi voire surtout sur la valorisation des actifs et des activités.

L’OCDE, dans le cadre de l’action 8 du projet « BEPS », a publié de nouveaux commentaires sur la valorisation des actifs incorporels et la part de bénéfices pouvant en découler. Ces nouvelles lignes directrices mettent en avant les risques, pouvant conduire à considérablement diminuer la part de bénéfices à laquelle l’apporteur de capital ou le propriétaire des actifs pouvaient auparavant prétendre. Une analyse complexe de toute la chaîne économique est suggérée, pouvant certes conduire à une meilleure allocation des profits, mais aussi entraîner une certaine dilution de ces derniers et, in fine, diminuer l’assiette des États de sièges.

Ces réponses de l’OCDE sont bienvenues dans leur principe, mais posent la question plus générale de l’adéquation du modèle fiscal actuel avec une économie en pleine révolution, du même ordre de grandeur que la révolution industrielle des XVIIIe et XIXe siècles. Adapter un modèle essentiellement physique à la dématérialisation n’est peut-être pas la réponse appropriée : une réflexion d’ensemble sur le modèle fiscal moderne paraît requise. À défaut d’un consensus des pays sur la fiscalité du numérique, votre Rapporteure espère possible l’engagement d’une étude globale sur la possible refonte du système fiscal.

II.   les ModalitÉs d’application de la convention multilatÉrale

La Convention multilatérale est un instrument novateur, permettant une modification rapide des conventions bilatérales tout en préservant la souveraineté fiscale des juridictions parties. Ses modalités d’application sont par nature complexes, mais tout sauf inintelligibles. Il convient de distinguer le principe d’application de la Convention aux CDI des modalités concrètes de modification de celles-ci.

A.   Les conditions d’application de la convention multilatÉrale aux conventions bilatÉrales

Avant de modifier les conventions bilatérales, la Convention multilatérale doit pouvoir s’y appliquer dans son principe. Pour ce faire, plusieurs conditions cumulatives doivent être réunies.

1.   Les CDI doivent être notifiées à l’OCDE

● Chaque juridiction partie à la Convention multilatérale (à travers la signature de celle-ci et, à terme, sa ratification ou son approbation, selon les exigences de chaque droit interne) doit notifier, lors de la signature puis lors du dépôt de l’instrument de ratification ou d’approbation, la liste des CDI auxquelles elle est partie et qu’elle souhaite voir couvertes par la Convention. Toutes les CDI liant les juridictions parties ne seront donc pas nécessairement concernées, ce choix relevant de la décision souveraine de chaque partie.

La notification par une juridiction d’une CDI ne suffit toutefois pas à garantir le principe de l’application de la Convention à celle-ci. Deux autres conditions doivent en effet être satisfaites.

2.   Les CDI notifiées doivent être conclues avec une juridiction partie à la Convention multilatérale

D’une part, et bien qu’il s’agisse d’une tautologie, la Convention est un traité multilatéral, ce qui implique qu’elle ne peut produire d’effet qu’entre juridictions l’ayant signée et ratifiée (ou approuvée). En conséquence, une CDI notifiée par une juridiction ne sera pas couverte par la Convention multilatérale si elle lie cette juridiction à une autre juridiction qui n’est pas partie à l’instrument.

Tel est le cas de la convention fiscale conclue entre la France et les États‑Unis d’Amérique, notifiée par la première mais qui ne pourra être modifiée par la Convention dans la mesure où cette dernière n’a pas été signée, et a fortiori pas ratifiée, par les seconds.

3.   Les CDI doivent faire l’objet d’une notification par l’autre juridiction partie

D’autre part, à supposer que la CDI notifiée ait été conclue avec une juridiction qui elle-même a signé (puis ratifié ou approuvé) l’instrument, encore faut-il que ladite juridiction ait également notifié cette CDI. À défaut, l’instrument ne s’y appliquera pas. Cette exclusion est parfaitement logique dans la mesure où l’absence de notification réciproque équivaut à un défaut de consentement, principe fondamental en matière de droit des traités.

L’asymétrie de notification d’une CDI pour l’application de la Convention, loin d’être hypothétique, est une réalité : la Norvège, la Suède et la Suisse n’ont pas notifié les CDI les liant à la France alors que celle-ci l’a fait. Inversement, la France n’a pas notifié la CDI conclue avec le Panama alors que ce dernier l’a fait ([28]).

En tout état de cause, avec 1 245 conventions couvertes ([29]), la Convention multilatérale est d’ores et déjà un succès difficilement contestable (surtout si l’on tient compte du gain de temps considérable par rapport aux délais de renégociation d’autant de conventions). Au demeurant, la liste des conventions notifiées a vocation à s’enrichir : elle n’est pas figée et pourra être complétée.

4.   Synthèse des conditions d’application de la Convention multilatérale

Les conditions requises pour que s’applique, dans son principe, la Convention multilatérale, sont illustrées par l’exemple suivant, tenant compte des choix faits par cinq juridictions vis-à-vis de la Convention.

Illustration des conditions d’application de la Convention multilatérale

Un État A est lié par une CDI avec chacun des États B, C, D et E.

Signataire de la Convention, A notifie les CDI conclues avec B, C et D. La CDI liant A à E sera donc hors champ de l’instrument.

B et C ont également signé la Convention ; en revanche D ne l’a pas fait. La CDI liant A à D sera donc hors de son champ.

B a notifié la CDI le liant à A. Tel n’est pas le cas de C, excluant l’application de l’instrument à la CDI conclue entre A et C.

En conclusion, si cinq CDI existent et que quatre ont été notifiées par A, seule la CDI liant A à B sera effectivement susceptible d’être modifiée par la Convention multilatérale compte tenu des choix souverains faits par l’ensemble des États concernés.

Le schéma ci-après présente, de façon synthétique, les conditions requises pour que la Convention multilatérale s’applique. Il repose sur les rapports entre deux juridictions, A et B, fournissant pour chaque condition un exemple concret.

SynthÈse des conditions d’application de la Convention multilatÉrale (IM) À une CDI conclue entre deux États A et B

Source : commission des finances

B.   les ModalitÉs d’application de la convention multilatÉrale aux conventions couvertes

Les termes d’« application de principe » de la Convention multilatérale ont été employés jusque-là : les développements précédents portaient en effet sur la question de la couverture par cet instrument des CDI.

Une fois cette couverture acquise, encore faut-il savoir selon quelles modalités la Convention s’appliquera effectivement. Cette seconde question, aussi essentielle que la première, revêt une complexité au moins égale, sinon supérieure. Elle dépend en effet d’une palette étendue d’options et de réserves à la discrétion de chaque juridiction contractante, ainsi que de la confrontation, pour chaque CDI couverte, des choix ainsi opérés par les juridictions liées.

 

1.   La distinction entre normes minimales et normes facultatives

Avant d’aborder les réserves et options, il convient de distinguer la nature des stipulations de la Convention multilatérale : certaines correspondent à des normes dites « minimales », revêtant un caractère impératif, d’autres sont facultatives (et fonctionnent selon deux modalités). Seules les secondes peuvent faire l’objet de réserves.

● Les normes minimales, dont la nature résulte du projet « BEPS » (qui en identifie quatre, ainsi qu’il a été vu précédemment) sont, s’agissant de la Convention :

– les normes anti-abus, couvrant les articles 6 (plus exactement son premier paragraphe introduisant dans le préambule des CDI l’objectif de ne pas conduire à une double non-imposition à travers l’évasion fiscale) et 7 (clause anti‑abus générale) ;

– la procédure amiable de règlement des différends prévue à l’article 16 (l’article 17, qui définit les bonnes pratiques en la matière, et facultatif).

Ces trois normes minimales correspondent aux standards minimaux du projet « BEPS » prévus aux actions 6 et 14. Les deux autres standards minimaux des actions « BEPS » (actions 5 et 13) ne sont pas concernés par la Convention.

● Il n’est, en principe, pas possible pour une juridiction d’émettre une réserve sur ces articles, sauf à compromettre l’effectivité d’actions considérées comme relevant de standards minimaux.

Ce postulat, une fois posé, doit cependant être nuancé. Les juridictions peuvent en effet décider de ne pas retenir les stipulations de la Convention correspondant à des normes minimales si des CDI couvertes y satisfont d’ores et déjà.

L’option consistant à ne pas appliquer ces articles est strictement encadrée et tend à éviter qu’une juridiction se dérobe à ses obligations de façon abusive et jouisse ainsi d’un avantage concurrentiel déloyal par rapport aux juridictions vertueuses. Est notamment prévu un examen de la conformité d’une CDI couverte à une norme minimale par un processus d’examen par les pairs (« peer review ») dans le cadre de l’OCDE. Un tel processus n’est pas nouveau et est familier aux juridictions dans la mesure où il existe déjà, dans le cadre du Forum mondial sur la transparence et l’échange de renseignements à des fins fiscales ([30]).

 

2.   Les réserves, excluant l’application d’une clause de la Convention

Les juridictions peuvent décider, pour chaque norme facultative, de ne pas l’appliquer aux CDI couvertes par la Convention multilatérale.

Pour ce faire, une juridiction doit formuler une réserve, prévue à chacun des articles ne constituant pas une norme minimale et précisant, selon la formule consacrée, qu’une partie « peut se réserver le droit de ne pas appliquer lintégralité du présent article à ses conventions fiscales couvertes » (certaines réserves ne portent toutefois pas sur l’intégralité d’un article, mais sur certaines de ses stipulations seulement).

L’émission d’une réserve emporte d’importantes conséquences : elle exclut l’application des stipulations de la Convention faisant l’objet de la réserve aux CDI notifiées, empêchant ces dernières d’être modifiée.

Les réserves sont, par définition, des décisions unilatérales mais produisent des effets vis-à-vis des autres juridictions. Une clause faisant l’objet d’une réserve de la part d’une seule juridiction ne s’appliquera à aucune des CDI conclues et notifiées par ladite juridiction, nonobstant les choix des autres juridictions et leur souhait de voir cette clause effective. Il n’y a au demeurant rien d’inédit ici, le mécanisme des réserves étant classique en droit des traités.

Exemple des effets d’une asymétrie dans les réserves

L’article 12, sur les accords de commissionnaire et l’extension de la reconnaissance d’un établissement stable qu’il permet, a été retenu par la France (elle n’a pas formulé de réserve sur cet article).

Il s’appliquera donc aux CDI couvertes liant la France, sauf si l’une d’entre elle a été conclue avec une juridiction ayant émis une telle réserve.

Tel est le cas de l’Irlande ; l’article 12 ne modifiera donc pas la convention franco-irlandaise.

Il convient de préciser que les réserves qui sont connues en l’état sont provisoires et pourront évoluer. Elles figurent en effet dans les notifications provisoires transmises par les juridictions lors de la signature de la Convention, mais la liste définitive des réserves formulées par une juridiction sera celle figurant dans l’instrument de ratification ou d’approbation, lors du dépôt de ce dernier.

Par ailleurs, l’émission d’une réserve n’est nullement définitive : une juridiction pourra à tout moment, même une fois la Convention ratifiée ou approuvée, décider de la lever et d’appliquer effectivement la stipulation.

 

L’inverse, en revanche, n’est pas possible : l’absence de réserve lors de la ratification emporte application définitive des stipulations correspondantes.

Pour résumer, le champ d’application de la Convention multilatérale ne peut qu’aller croissant, sans se restreindre : les réserves – comme les options qui seront vues prochainement – sont assorties d’un « effet cliquet » qui conduit à permettre d’aller en avant mais empêche tout retour en arrière.

Les différentes justifications à la formulation d’une réserve

Plusieurs raisons sont de nature à justifier l’émission d’une réserve, ces raisons pouvant se cumuler.

En premier lieu, la CDI peut déjà contenir des stipulations qui satisfont aux objectifs poursuivis par l’article concerné (cette hypothèse peut être rapprochée des choix consistant à ne pas appliquer une norme minimale au motif que les CDI y satisfont). Tel est, par exemple et pour la France, le cas de l’article 5 sur certaines modalités d’élimination de la double imposition.

En deuxième lieu, la clause peut être perçue comme susceptible d’entraîner une certaine insécurité juridique vis-à-vis des contribuables. Tel est, encore pour la France, le cas de l’article 4, les critères proposés pour identifier la résidence fiscale étant jugés par notre pays d’un maniement incertain (cette réserve est également motivée par la satisfaction par les CDI en vigueur de l’objectif de cet article 4).

En troisième lieu, la clause peut ne pas correspondre aux intérêts économiques de la juridiction. Il s’agit selon toute vraisemblance de la motivation qui a conduit l’Irlande à émettre une réserve à l’article 12 (accords de commissionnaires et établissement stable), cet article pouvant conduire à qualifier d’établissement stable des filiales étrangères d’entreprises installées en Irlande (comme Google).

Enfin, en quatrième et dernier lieu, une réserve peut être formulée non par réticence vis‑à‑vis de la clause ciblée, mais par une volonté de préférer son application à travers des négociations bilatérales, soit pour obtenir une contrepartie particulière dans le cadre des négociations, soit pour cibler l’application de la clause à certaines CDI seulement. Tel est le cas, s’agissant de l’article 12, du Luxembourg, qui a formulé une réserve intégrale tout en incluant le dispositif de cet article dans la CDI conclue avec la France dans le cadre de la renégociation de celle-ci.

● Les réserves portant sur des clauses ou des stipulations, elles ne conduisent pas nécessairement à exclure l’intégralité d’un article : s’agissant de l’article 6, par exemple, il est possible de n’exclure que son paragraphe 3.

Elles peuvent également conduire à exclure l’application d’un article ou d’une clause vis-à-vis de certaines conventions : ainsi, l’article 10 (consacré aux règles anti-abus visant les établissements stables présents dans des juridictions tierces aux parties à une CDI) permet, à travers ses réserves offertes :

– soit de ne pas appliquer l’intégralité de l’article ;

– de ne l’appliquer qu’aux CDI couvertes contenant certaines stipulations précisément mentionnées ;

– à l’inverse, de ne l’appliquer qu’aux CDI couvertes ne contenant pas de telles stipulations.

L’article 19 offre une autre illustration de l’éventuelle portée partielle des réserves. Cet article, relatif à l’arbitrage, prévoit le lancement d’une procédure d’arbitrage dans un délai de deux ans à compter de l’engagement d’une procédure amiable si cette dernière reste infructueuse. Cependant, son paragraphe 11 permet aux juridictions d’émettre une réserve pour faire passer ce délai à trois ans, tandis que son paragraphe 12 offre la possibilité de stopper l’arbitrage si une décision de justice a été rendue dans l’une des deux parties (la France, ainsi qu’il sera vu, a formulé ces deux réserves).

Les réserves susceptibles d’être formulées sont énumérées à chacun des articles de la Convention et sont rappelées de façon opportune à son article 28, qui dresse la liste limitative des différentes réserves possibles.

Au total, vingt-et-un articles de la Convention multilatérale peuvent faire l’objet de réserves ([31]).

Une partie de la Convention multilatérale dont l’application est facultative obéit à un régime différent de celui qui vient d’être présenté : il s’agit de la partie VI relative à l’arbitrage obligatoire. Là où, pour le reste de la Convention, l’application des stipulations se fait par défaut en l’absence de réserve, la partie VI répond à une logique inverse : elle ne s’applique pas, sauf option expresse des juridictions.

● Une autre façon d’exclure l’application d’une stipulation de la Convention multilatérale consiste, pour une juridiction, à identifier au sein d’un « sous-groupe » de CDI couvertes celles contenant déjà une clause répondant aux objectifs de la Convention ([32]).

Tel est, par exemple, le cas pour l’article 6§1, normes minimales, qui peut ne pas s’appliquer à certaines des CDI couvertes notifiées par une juridiction si cette dernière juge qu’elles « contiennent déjà un préambule faisant référence à l’intention des juridictions contractantes d’éliminer la double imposition sans créer de possibilité de non-imposition ou d’imposition réduite » (article 6§4).

La possibilité ainsi offerte à l’article 6§4 a été utilisée par 11 juridictions, parmi lesquelles l’Allemagne qui, parmi les 35 CDI qu’elle a notifiées, a décidé d’exclure de l’article 6§1 celles conclues avec le Japon et les Pays‑Bas.

3.   Les options, une souplesse opportune mais qui accentue l’existence de choix différents

Si un article n’a pas fait l’objet d’une réserve, il s’applique. Encore faut-il s’assurer de son contenu, certains articles prévoyant différentes options à la discrétion des juridictions.

Les options ne s’appliquent qu’aux CDI conclues avec des juridictions qui ont fait le même choix.

L’article 13 de la Convention en offre une illustration très claire. Il prévoit, pour déterminer les exceptions à la qualification d’établissement stable, deux possibilités exclusives l’une de l’autre :

– l’option A, qui conditionne l’exception à la démonstration du caractère préparatoire ou auxiliaire des activités ;

– l’option B, qui identifie expressément des activités reconnues comme préparatoires ou auxiliaires et bénéficiant ainsi de l’exception.

Si, pour une CDI donnée, une juridiction retient l’option A et une autre l’option B, l’article 13 ne s’appliquera pas sur ce point (il pourra en revanche recevoir application sur d’autres de ses clauses, comme celle contre la fragmentation d’activités).

L’article 7, portant sur la prévention de l’utilisation abusive des conventions, prévoit lui aussi différentes options dont l’articulation revêt une certaine complexité.

Illustration des options et de leurs conséquences :
la clause anti-abus de l’article 7

L’article 7, qui porte sur la clause anti-abus générale destinée à priver du bénéfice des avantages d’une CDI les opérations jugées abusives, offre lui aussi une illustration éloquente de la variété des choix offerts aux juridictions (mais aussi de la potentielle complexité de la Convention). Cet article prévoit plusieurs modalités d’application :

– une juridiction peut opter pour retenir le critère dit des objectifs principaux (« principal purpose test », ou « PPT ») ;

– elle peut opter pour le PPT et y adjoindre une règle simplifiée dite de limitation des bénéfices (« limitation of benefits », ou « LOB ») ;

– elle peut enfin opter pour une clause détaillée de LOB, sans retenir la règle de PPT.

 

Les différences pouvant résulter de ces diverses options pourraient conduire à priver d’effet l’article 7, pourtant norme minimale. En conséquence, si une juridiction a décidé d’exclure la règle de PPT, elle doit s’efforcer vis-à-vis des juridictions qui ont retenu cette dernière de trouver, au niveau bilatéral, un accord permettant de satisfaire à la norme minimale (l’examen par les pairs assurant l’effectivité de cet accord).

De façon peut-être plus créative, l’article 7 prévoit la possibilité d’une application asymétrique de la règle simplifiée de LOB, sans qu’y fasse obstacle la différence des choix faits par les deux juridictions contractantes. Dans cette hypothèse, la règle simplifiée de LOB pourra être appliquée, soit par la seule juridiction l’ayant choisie, soit par les deux juridictions, y compris donc par celle qui ne l’a pas choisie. Naturellement, cette possibilité suppose le consentement de la juridiction n’ayant pas retenu la règle de LOB, consentement traduit par une notification en ce sens auprès de l’OCDE.

À titre d’exemple, l’Inde et l’Indonésie ont retenu la règle simplifiée de LOB en plus de celle de PPT. La France ne l’a pas fait. Le Danemark non plus, mais ce dernier a accepté une application de la règle simplifiée de LOB avec les pays ayant opté pour cette dernière. Enfin, la Grèce n’a retenu que la règle de PPT mais a accepté une application asymétrique de la règle simplifiée de LOB pour les juridictions l’ayant retenue. Les modifications induites par l’article 7 seront donc les suivantes :

- pour la CDI conclue entre la France et l’Inde, seule la règle de PPT s’appliquera ;

- pour la CDI liant l’Inde et l’Indonésie, la règle de PPT et la règle simplifiée de LOB s’appliqueront ;

- pour la CDI liant le Danemark à l’Inde, les deux règles (PPT et LOB) s’appliqueront ;

- pour la CDI liant la Grèce au Danemark, la règle de PPT sera appliquée par la Grèce et les deux règles, PPT et LOB, seront appliquées par l’Inde.

Si cette asymétrie est mue par le légitime souci d’assurer à l’article 7 une effectivité maximale, elle n’en constitue pas moins un facteur de complexité supplémentaire s’agissant de la lisibilité des CDI couvertes.

*

*     *

Le schéma suivant présente, de façon synthétique et simplifiée, les modalités d’application des stipulations de la Convention multilatérale à une CDI couverte liant deux juridictions A et B. Des exemples concrets illustrent chaque hypothèse.

ModalitÉs d’application de la Convention multilatÉrale
À une convention conclue entre A et B

Source : commission des finances.


4.   Les modalités d’application de la Convention selon les formes des clauses de compatibilité

Une fois que sont connues les CDI qui seront effectivement modifiées par chacun des articles de la Convention, il faut savoir les modalités selon lesquelles elles seront ainsi modifiées. Il ne s’agit ici non des modifications de fond, c’est‑à‑dire du contenu des articles, mais des modalités de forme, donc de la manière dont la CDI évoluera à l’aune de la Convention multilatérale.

Ces modalités se font, pour chaque stipulation de la Convention, à travers une « clause de compatibilité » qui définit les relations entre la Convention et les CDI. Quatre types de clause de compatibilité sont prévus : il s’agit des clauses « à la place », « à », « en labsence » et « à la place ou en labsence ».

a.   Les clauses s’appliquant « à la place » d’une stipulation

● En premier lieu, une stipulation de la Convention multilatérale peut s’appliquer « à la place » d’une stipulation existante d’une CDI, c’est-à-dire qu’elle remplacera celle-ci, s’y substituera. Tel est, par exemple, le cas de l’article 12 sur les accords de commissionnaires, qui vient remplacer les stipulations visées des CDI couvertes.

Cela suppose que la stipulation remplacée existe ; en son absence, aucune modification n’interviendra : ainsi, l’option C de l’article 5 sur les méthodes d’élimination de la double imposition ne peut s’appliquer que si la CDI prévoit qu’une juridiction exempte d’impôt un revenu si ce dernier est imposable dans l’autre juridiction partie.

● Les CDI couvertes ne seront modifiées que dans la mesure où elles sont notifiées par chaque juridiction contractante concernée. En conséquence, si une CDI conclue entre un État A et un État B n’est, s’agissant d’un article donné, notifiée que par l’un de ces États, la modification ne sera pas effective.

b.   Les clauses s’appliquant « à » une stipulation

● En deuxième lieu, une stipulation de la Convention peut s’appliquer « à » une stipulation d’une CDI couverte ou « modifie » une telle stipulation. Il n’y a ici aucune substitution, et ce type de modification suppose par définition l’existence préalable, dans la CDI couverte en cause, de la stipulation appelée à être modifiée.

Ce type de modifications se retrouve par exemple dans les options A et B de l’article 5 déjà mentionné, qui subordonnent leur application à l’existence d’une stipulation exemptant d’impôt les revenus visés par les options en cause.

● Là aussi, l’application de ce type de modification suppose la notification par toutes les juridictions des conventions couvertes concernées (celles qui contiennent les stipulations appelées à être complétées).

c.   Les clauses s’appliquant « en labsence » d’une stipulation

● En troisième lieu, certaines stipulations de la Convention multilatérale ne s’appliquent qu’« en labsence » de stipulation existante : dans une telle configuration, la présence dans une CDI d’une stipulation portant sur l’objet de la modification exclut cette dernière.

Tel est notamment le cas, en matière de règlement amiable des différends, de la règle selon laquelle une juridiction s’efforce, lorsque la réclamation d’un contribuable est fondée et qu’elle n’est pas en mesure d’y apporter seule une réponse satisfaisante, de résoudre la situation par accord amiable avec l’autre juridiction ([33]).

● Comme dans les précédentes hypothèses, l’effectivité de la modification est subordonnée à la notification réciproque par les juridictions liées (ici, notification des conventions ne contenant pas les stipulations visées).

d.   Les clauses s’appliquant « à la place ou en labsence » d’une stipulation

Enfin, en quatrième et dernier lieu, une stipulation de la Convention peut s’appliquer « à la place ou en labsence » de stipulation d’une CDI couverte. Nul besoin que la stipulation de la CDI existe au préalable : si tel est le cas, elle est remplacée ; dans la négative, la modification portée par la Convention multilatérale est introduite.

i.   Fonctionnement du type de clause

● Ce dernier type de modification a vocation à s’appliquer à toutes les CDI couvertes concernées par les stipulations ciblées, indépendamment de leur contenu, offrant ainsi une effectivité maximale aux stipulations concernées. Tel est par exemple le cas de l’article 14, relatif à la lutte contre le fractionnement artificiel de contrats de chantier pour éviter la qualification d’établissement stable :

– les CDI contenant déjà des règles portant sur le fractionnement de contrats voient leurs stipulations remplacées par celles de l’article 14 ;

– celles ne prévoyant rien se trouvent complétées par cet article.

Seules les CDI contenant une stipulation préexistante doivent faire l’objet d’une notification ([34]).

 

● À la différence des trois précédents, ce quatrième type de modifications peut s’appliquer même en l’absence d’une notification réciproque. Ainsi que l’indique la note explicative, « [si] toutes les juridictions contractantes notifient lexistence dune disposition [i.e. d’une stipulation] existante, celle-ci sera remplacée. […] Si les juridictions contractantes ne notifient pas lexistence dune disposition existante, la disposition de la Convention sappliquera néanmoins. » Enfin, et il s’agit là sans doute de la portée principale de ce dernier type de modifications, il est précisé que « [s’il] existe en fait une disposition existante qui na pas été notifiée par toutes les juridictions, la disposition de la Convention prévaudra sur cette disposition existante et la remplacera dans la mesure où celleci est incompatible avec la disposition de la Convention » ([35]).

ii.   Interrogations sur la clause au regard de la sécurité juridique

● Qualifié par Philippe Martin de « bombe atomique » ([36]), ce dernier type de modifications peut sembler étonnant puisqu’il fait fi des notifications réalisées par les juridictions. Reprenant à son compte cette observation, le Rapporteur général de la commission des finances du Sénat souligne les risques d’insécurité juridique et de complexité que pourraient présenter ces modifications réalisées « à la place ou en labsence », faute d’exiger une notification réciproque des stipulations couvertes ([37]).

● En réalité, ces modalités d’application paraissent normales, voire inévitables compte tenu de leur nature. Les stipulations concernées modifient en effet les CDI, que celles-ci contiennent ou non une stipulation portant sur l’objet en cause. Dès lors :

– si la stipulation existe, elle est remplacée ;

– si elle n’existe pas, la CDI est complétée.

La situation est donc différente à la fois de l’hypothèse des modifications « à la place » et « à », qui supposent nécessairement l’existence de la stipulation et commandent une notification réciproque, mais aussi de l’hypothèse des modifications « en labsence » qui ne trouveraient pas application si une stipulation existait. Dans ces deux configurations, les notifications permettent de s’assurer de la satisfaction de la condition sous-jacente, à savoir la présence ou l’absence de stipulation, et évitent tout problème d’application future.

● À toutes fins utiles, il convient de souligner que ce dernier type de modifications ne porte nullement atteinte à la souveraineté des juridictions : en l’absence de réserve émise, ces dernières ont consenti à l’application de la Convention multilatérale selon des modalités connues d’elles.

En outre, l’application de la Convention face à une asymétrie de notifications ou à l’absence de notification d’une stipulation pourtant existante est subordonnée à l’incompatibilité de la CDI avec l’instrument. Elle est donc cohérente avec le choix des juridictions et garantir l’effectivité de la Convention, sauf à offrir aux juridictions un moyen de contourner leurs engagements.

D’une manière générale, ces modifications traduisent la règle générale d’articulation de normes prévue par le droit international des traités et, singulièrement, par la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités en vertu de laquelle une norme antérieure n’est applicable qu’en tant qu’elle est compatible avec une norme postérieure de même niveau (« lex posterior derogat legi priori ») ([38]).

● Un problème pourrait néanmoins survenir vis-à-vis des clauses « à la place ou en labsence » dans l’hypothèse où une juridiction notifie une CDI au motif qu’elle contient une clause appelée à être modifiée, tandis que l’autre juridiction partie à cette CDI ne le fait pas en considérant que la CDI ne contient rien sur le sujet.

Pourrait alors se poser la question du contenu consolidé de la CDI résultant de la Convention multilatérale, la première juridiction envisageant une substitution là où la seconde retient un complément.

C’est donc plus sur la teneur finale de la CDI consolidée que sur le principe de l’application de la clause de la Convention multilatérale que les difficultés semblent pouvoir porter et que la sécurité juridique et la lisibilité optimale de chaque convention pourraient éventuellement se trouver affectées.

● Au demeurant, il s’agit d’une question plus théorique que pratique : comme l’a confirmé l’administration à votre Rapporteure, une telle situation d’asymétrie dans les notifications n’a pas encore été identifiée.

e.   Synthèse de l’application des clauses de compatibilité

Les deux schémas suivants dressent la synthèse des modalités et conditions d’application de la Convention multilatérale à une CDI liant deux États A et B en fonction de chacune des clauses de compatibilité.

Précision liminaire : les « incohérences d’appariement » correspondent aux notifications asymétriques, constatées lorsqu’une juridiction notifie une stipulation mais pas l’autre, ou lorsque les stipulations notifiées sont différentes.

ModalitÉs d’application des clauses « À la place », « À » ou « modifie »
et « en l’absence » À une CDI couverte liant A et B

Source : commission des finances, sur la base des documents produits par l’OCDE.

ModalitÉs d’application de la clause « À la place ou en l’absence »
À une CDI couverte liant A et B

Source : commission des finances, sur la base des documents produits par l’OCDE.

5.   La Convention multilatérale est-elle « à la carte » ?

En raison des choix offerts aux juridictions contractantes, la Convention multilatérale est parfois présentée comme un instrument « à la carte ». En réalité, la Convention peut être vue comme étant tout à la fois à la carte et ne l’étant pas, bien que l’OCDE exclue une telle qualification ([39]).

a.   Les éléments militant pour une qualification d’instrument à la carte

La Convention multilatérale peut être vue comme un instrument à la carte dans la mesure où :

– elle ne s’applique qu’aux conventions faisant l’objet d’une notification réciproque, c’est-à-dire aux conventions choisies par les juridictions parmi celles qu’elles ont conclues ;

– elle ne s’applique qu’en ce qui concerne ses stipulations qui n’ont pas fait l’objet de réserves de la part de la juridiction concernée (à l’exception des normes minimales, qui peuvent toutefois être écartées selon des modalités particulières présentées infra).

Il s’agit donc d’un instrument à géométrie variable d’une juridiction à l’autre, dont le contenu effectif dépendra des choix faits par chacune d’entre elles (ainsi que de ceux des autres).

b.   Les éléments excluant la qualification d’instrument à la carte

À l’inverse, la Convention n’est pas à la carte dans le sens où les choix faits par les juridictions sur l’application des dispositions facultatives (celles susceptibles de faire l’objet de réserves) s’appliquent à toutes les conventions couvertes. Chaque choix engage donc la juridiction sur l’ensemble des CDI qu’elle notifie et qui font l’objet d’une notification réciproque, sans qu’elle puisse distinguer parmi les conventions. Ainsi, l’émission d’une réserve ou au contraire son absence (et donc l’application de la stipulation correspondante) produira des effets à l’égard de toutes les CDI couvertes.

Ce dernier constat doit cependant être nuancé par la possibilité d’exclure certaines CDI couvertes identifiées en « sous-groupe » au motif qu’elles contiennent déjà des clauses répondant à l’objectif de la Convention multilatérale.

D’une manière générale, cependant, le principe directeur de la Convention est que les stipulations retenues par une juridiction ont vocation à s’appliquer à toutes les CDI couvertes, sous réserve des choix faits par les autres juridictions.

C.   Les Évolutions pouvant affecter la Convention multilatÉrale

1.   L’entrée en vigueur de la Convention

● La Convention multilatérale, dont le fonctionnement vient d’être présenté, entre en vigueur le premier jour du mois suivant la période de trois mois calendaires à compter du dépôt du cinquième instrument de ratification, en vertu de son article 34. En conséquence, cette entrée en vigueur est prévue le 1er juillet 2018 dans la mesure où le cinquième instrument a été déposé le 22 mars dernier ([40]).

Une fois cette condition satisfaite, l’entrée en vigueur de la Convention pour chacune des juridictions dont l’instrument de ratification est déposé ultérieurement intervient le premier jour du mois suivant une même période de trois mois calendaires à compter du dépôt de l’instrument de la juridiction concernée. À titre d’exemple, la Convention entrera en vigueur à l’égard de la Serbie à compter du 1er octobre 2018, l’instrument de ratification de ce pays ayant été déposé le 5 juin dernier.

● La prise d’effet de la Convention, en revanche, diffère de son entrée en vigueur. Cela est inévitable dans la mesure où elle ne peut intervenir, pour chaque convention couverte, qu’à compter de l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard des deux juridictions parties à la CDI en cause. L’article 35, portant sur cette prise d’effet, distingue selon la nature des impositions : retenues à la source sur des sommes bénéficiant à des non-résidents, d’une part, tout autre type d’imposition, d’autre part.

S’agissant des retenues à la source sur des sommes perçues ou attribuées à des non-résidents, la Convention s’applique aux impôts dont le fait générateur intervient à compter du premier jour de l’année civile qui suit sa date d’entrée en vigueur vis-à-vis de la dernière des juridictions parties à la CDI.

Illustration de la prise d’effet de la Convention multilatérale
aux retenues à la source

Soit une CDI couverte conclue entre deux États A et B.

La Convention entre en vigueur vis-à-vis de A le 1er octobre 2018 et, vis-à-vis de B, le 1er avril 2019.

Elle s’appliquera donc aux retenues à la source dont le fait générateur intervient à compter du 1er janvier 2020.

En revanche, si elle était entrée en vigueur vis-à-vis des deux États en 2018, peu importe les dates, la Convention se serait appliquée aux retenues à la source dont le fait générateur interviendrait dès le 1er janvier 2019.

S’agissant des autres impositions, la Convention s’applique aux impôts perçus au titre des périodes d’imposition intervenant après six mois à compter de la dernière des dates d’entrée en vigueur de l’instrument vis-à-vis des juridictions parties à la CDI couverte concernée.

Illustration de la prise d’effet de la Convention multilatérale
aux autres impositions

Soit une CDI couverte conclue entre deux États A et B.

La Convention entre en vigueur vis-à-vis de A le 1er octobre 2018 et, vis-à-vis de B, le 1er avril 2019.

La Convention s’appliquera donc aux impôts dont la période d’imposition commence à compter du 1er octobre 2019 (six mois après le 1er avril 2019).

La référence à la période d’imposition pourra conduire à une application temporelle distincte selon les impôts : si l’impôt sur le revenu des personnes physiques (IR), en France, a pour période d’imposition l’année civile (1), l’impôt sur les sociétés (IS) repose sur l’exercice, dont les dates peuvent ne pas coïncider avec l’année civile.

Dans cet exemple, la Convention s’appliquerait donc à l’IR 2020, c’est-à-dire à l’IR portant sur les revenus perçus en 2020, tandis qu’elle s’appliquerait, s’agissant de l’IS, aux entreprises dont l’exercice est ouvert à compter du 1er octobre 2019.

(1) En matière de bénéfices industriels et commerciaux, qui relèvent de l’IR, la période d’imposition correspond à l’exercice comptable (et ne coïncide donc pas nécessairement avec l’année civile).

Sont par ailleurs prévues des modalités particulières de prise d’effet, si des juridictions formulent des réserves en ce sens, pour tenir compte d’exigences propres à leur droit interne.

2.   Le retrait d’une partie de la Convention

Phase miroir de l’entrée en vigueur, la fin de l’application de la Convention à l’égard d’une juridiction (et donc des CDI couvertes la concernant) est régie par son article 37 relatif au retrait d’une juridiction contractante.

Un tel retrait est, logiquement, possible à tout moment : la Convention, pas plus que n’importe quel traité international, ne peut contraindre une juridiction à lui rester liée. Concrètement, un retrait prendrait effet dès réception par l’OCDE de sa notification.

Toutefois, le retrait ne produit que des effets pour l’avenir. Autrement dit, si une juridiction se retirait de la Convention, cette dernière ne cesserait de s’appliquer qu’à l’égard des conventions fiscales qui seraient conclues à compter dudit retrait. En revanche, les CDI conclues antérieurement au retrait et couvertes par la Convention continueraient de l’être. Il ne faut en aucun cas voir dans ce caractère prospectif du retrait une anomalie ou un assujettissement excessif des juridictions contractantes : il ne s’agit de rien d’autre que d’une application parfaitement normale et logique du droit international qui repose sur le principe du consentement.

 

En l’espèce, les CDI couvertes par la Convention avant le retrait l’ont été par consentement de la juridiction souhaitant se retirer. Elles continuent donc à être modifiées par elle, sauf accord bilatéral consistant à revenir aux stipulations antérieures.

Pour traduire la normalité et la logique des modalités d’effets d’un retrait, une analogie avec les conventions bilatérales classiques peut être faite. Lorsqu’un État A n’est plus satisfait de la convention qui le lie à un État B, il dispose de deux options :

– solliciter une renégociation, qui suppose d’aboutir à un accord avec B ;

– dénoncer unilatéralement la convention le liant à B. C’est ce qu’a fait le Danemark le 10 juin 2008 vis-à-vis de la CDI franco-danoise du 8 février 1957.

Dans les deux hypothèses (renégociation aboutissant à une modification ou dénonciation), la nouvelle situation, qu’il s’agisse d’une convention modifiée ou de l’absence de convention, ne produira d’effet que pour l’avenir : les situations antérieures continuent d’être régies par la convention. Pour poursuivre l’exemple franco-danois, la dénonciation eut pour conséquence de faire cesser les effets de la CDI à compter du 1er janvier 2009, sans avoir d’impact sur les situations antérieures. Il s’agit au demeurant de la manifestation d’une simple exigence de sécurité juridique pour les contribuables.

3.   Les modifications de la Convention et des CDI couvertes

● La Convention multilatérale, comme tout accord international, peut faire l’objet de modifications. Néanmoins, eu égard à la pluralité des parties, ces modifications ne peuvent qu’intervenir selon des modalités particulières.

L’article 33 de la Convention précise ces modalités, en lien avec son article 31. Une partie peut suggérer ou solliciter une modification, la soumettre à l’OCDE et demander la réunion d’une Conférence des Parties, qui sera effective si un tiers des juridictions parties l’approuve.

Dans la mesure où les juridictions disposent de la faculté de formuler des réserves, il serait logique que les modifications ne soient pas soumises à l’unanimité pour être adoptées. Une telle unanimité pourrait en effet sembler incohérente dans la mesure où, si une juridiction est contre l’évolution, elle pourra l’exclure à travers une réserve. L’OCDE devrait apporter des précisions sur cette question, les modalités de fonctionnement de la Conférence des Parties devant être établies l’année prochaine.

C’est également une Conférence des Parties qui doit intervenir pour toute question liée à l’interprétation de la Convention, conformément à ce que prévoit son article 32.

 

● Les CDI – et non plus la Convention – peuvent aussi évoluer.

D’une part, leur interprétation relève de la compétence des juridictions qui y sont parties, dans le respect de la Convention multilatérale.

D’autre part, cette dernière ne saurait avoir pour objet ni pour effet de figer le contenu des CDI couvertes, qui pourra toujours évoluer dans le cadre de négociations bilatérales. L’article 30 de la Convention consacre cette possibilité, sur laquelle insiste l’OCDE.

Ces évolutions pourront conduire à l’inclusion de stipulations de la Convention faisant l’objet d’une réserve, mais pourraient également consister en toute modification jugée opportune par les parties à la CDI.

D.   une complexitÉ certaine mais inÉvitable eu égard À la vocation universelle de la conventioN multilatÉrale

Si la Convention multilatérale est indéniablement une avancée majeure dans le domaine de la fiscalité internationale et constitue un outil précieux pour favoriser l’équité fiscale à travers la lutte des comportements d’évasion, elle n’est pas pour autant la panacée : rien ne pourrait l’être dans un monde dans lequel les acteurs étatiques ou publics poursuivent des intérêts divergents.

1.   L’opportunité d’une application large de la Convention

Pour couvrir l’ensemble des hypothèses susceptibles d’être rencontrées tout en respectant la souveraineté des juridictions contractantes, la Convention produit ses effets dans des configurations particulières et selon des modalités spécifiques marquées d’une certaine complexité, sinon d’une complexité certaine. Cette complexité, toutefois, ne doit pas retenir toute l’attention au détriment de l’intérêt indéniable de l’instrument. Elle est au demeurant inévitable pour plusieurs raisons.

● En premier lieu, la matière traitée, la fiscalité internationale, complexe par essence, est l’une des manifestations les plus éminentes de la souveraineté, chaque juridiction fiscale étant attachée à la préservation de ses intérêts.

Réunir le plus de parties prenantes suppose ainsi, sinon des compromis, au moins des options pour permettre à chacun de préserver ses intérêts jugés vitaux tout en participant activement à la lutte contre l’érosion des bases fiscales et le transfert des bénéfices.

● En second lieu, et ces considérations sont liées aux précédentes, la palette d’options offertes, la variété des choix ouverts aux juridictions traduisent en réalité non une faiblesse de l’outil, mais au contraire sa force et son ambition universelle.

La Convention, en effet, a vocation à s’appliquer aux relations fiscales entre des juridictions aux profils éminemment différents. Loin de se cantonner aux seuls membres de l’OCDE, réunissant les pays les plus développés de la planète, la Convention multilatérale – dans la logique du Cadre inclusif « BEPS » – associe un grand nombre de pays en développement ainsi que le Sénégal, qui figure sur la liste des pays les moins avancés selon l’ONU ([41]).

2.   La nécessaire participation des pays en développement

Cette ambition universelle est cohérente et opportune : les abus auxquels certains contribuables peuvent se livrer ne se limitent pas aux seuls pays développés, au contraire. Le chalandage fiscal ou le transfert de bénéfices vers des cieux fiscaux cléments font régulièrement intervenir des pays en développement, dont les choix de politique fiscale accommodante voire laxiste ne traduisent pas toujours une décision totalement indépendante et souveraine : s’ils peuvent se justifier par une volonté d’attractivité, ils sont aussi parfois le fruit de pressions exercées par certaines grandes multinationales.

Dans un rapport de 2016 consacré à l’évitement fiscal, le Conseil économique, social et environnemental (CESE), reprenant les chiffres produits par le Fonds monétaire international (FMI), soulignait que l’impact des phénomènes d’évasion fiscale sur les pays en développement était 30 % plus important que celui constaté pour les pays membres de l’OCDE. Le CESE poursuivait en indiquant que l’évasion fiscale réalisée par les multinationales exploitant les matières premières dans ces pays en développement creusait les recettes fiscales de ces derniers à hauteur de 125 milliards d’euros ([42]).

Une participation dépassant le seul cadre de l’OCDE et s’étendant au plus large éventail de pays est donc nécessaire pour garantir une équité fiscale sur l’ensemble de la planète.

Cette participation large témoigne aussi d’une nouveauté dans l’approche retenue par les pays en développement, qui pour beaucoup privilégient les modèles conventionnels de l’ONU à ceux de l’OCDE.

En adhérant à la Convention multilatérale, ils laissent entrevoir la perspective, à terme, d’une possible harmonisation des règles internationales contre l’évasion fiscale et les comportements abusifs (que ceux-ci soient le fruit des contribuables ou des juridictions elles-mêmes).

III.   PrÉsentation dÉtaillÉe du contenu de la convention multilatÉrale À travers les choix de la france

S’il s’avérait que le soutien de votre Rapporteure à la Convention multilatérale et à l’autorisation de sa ratification ne ressortait pas avec suffisamment d’évidence des développements précédents, il sera expressément exprimé ici.

Initiative ambitieuse dont la consécration ne peut que réjouir et nourrir de grands espoirs en matière d’équité fiscale internationale, cette Convention est une avancée majeure que la France, doit fermement soutenir, en premier lieu à travers son Parlement et singulièrement notre Assemblée.

C’est donc sans surprise que votre Rapporteure invite l’ensemble de ses collègues à voter le présent projet de loi d’autorisation de ratification en dépassant les clivages idéologiques et les oppositions politiques. Le sujet recouvert par la Convention (et, par ricochet, par le texte qui vous est soumis) transcende les querelles partisanes et mérite un soutien unanime.

Pour éclairer le plus possible cette adhésion unanime souhaitée, les développements qui suivent présentent, pour ce qui concernera la France, les conventions qui se trouveront modifiées par la Convention multilatérale et le contenu détaillé des stipulations de fond que celle-ci contient, en faisant état à chaque fois de la position française.

A.   La Convention multilatÉrale devrait couvrir en l’État 61 conventions conclues par la France, soit environ la moitiÉ de son rÉseau conventionnel

1.   Les inévitables écarts entre les conventions notifiées et les conventions couvertes : 88 notifiées, 61 couvertes

Disposant du second réseau conventionnel au monde après le Royaume‑Uni, la France est partie avec des juridictions étrangères à 120 conventions fiscales ([43]) visant à éliminer la double imposition. Toutes ces conventions ne seront pourtant pas concernées par la Convention multilatérale : la France, dans le document déposé lors de la signature de lIM le 7 juin 2017, a notifié 88 conventions.

Sur ces 88 conventions, 24 concernent des juridictions nayant pas (encore) signé la Convention multilatérale, portant le total des CDI potentiellement concernées par ce dernier à 64.

Parmi ces 64 conventions, 61 pourront effectivement recevoir application de la Convention multilatérale : trois conventions, celles conclues avec la Norvège, la Suède et la Suisse, souffrent actuellement d’un défaut de notification réciproque, cette asymétrie excluant toute application de la Convention à leur égard. Les motivations de cette absence de notification sont diverses ([44]) :

– s’agissant de la Norvège, des négociations bilatérales de la CDI sont en cours ;

– la Suède envisage de lancer des négociations bilatérales ;

– le choix de la Suisse procède d’un désaccord sur l’interprétation de la règle anti-abus prévue à l’article 7 et reposant sur le critère des objectifs principaux.

En conséquence, la Convention multilatérale sappliquerait, sagissant de la France, à 61 conventions, soit environ la moitié de son réseau conventionnel.

● Il convient, dans un souci d’exhaustivité, de préciser que, parmi ces 61 conventions, sept ont fait l’objet d’une notification réciproque qui est entachée, en l’état, d’une erreur matérielle faisant en principe obstacle à l’application de la Convention multilatérale ([45]). Sont concernées les CDI conclues avec l’Arménie, la Bulgarie, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, le Koweït, la Malaisie, et le Sénégal.

Ces erreurs, néanmoins, sont bénignes, consistant surtout en des dates manquantes ou erronées ([46]) et peuvent facilement faire l’objet d’une rectification, dont l’objectif est simplement de s’assurer que chaque juridiction entend bien couvrir le même document que l’autre. Des contacts ont d’ailleurs été pris avec les juridictions concernées pour corriger ces erreurs matérielles, ainsi qu’a pu le confirmer à votre Rapporteure pour avis l’administration diplomatique française.

Les sept CDI en question ont donc été incluses dans la liste des 61 CDI effectivement couvertes ([47]).

● Dernière précision, le nombre de 61 conventions couvertes diffère de celui mentionné par notre collègue sénateur Albéric de Montgolfier dans son rapport sur le présent projet de loi du 11 avril 2018, qui fait état de 50 conventions ([48]).

Ce nombre était en réalité tiré d’un article – au demeurant excellent – paru en septembre 2017 dans la Revue de droit fiscal ([49]). Il n’intégrait pas les conventions dont la notification comportait une erreur matérielle ni, par définition, les CDI conclues avec des juridictions qui n’avaient pas encore signé la Convention mais qui l’ont fait ensuite et ont notifié la CDI conclue avec la France, comme la Jamaïque ou la Tunisie dont la signature est intervenue en janvier 2018. Ces éléments expliquent la différence constatée.

2.   La liste des conventions couvertes pour la France au regard de son réseau conventionnel

La synthèse des CDI conclues par la France et leur situation vis-à-vis de la Convention multilatérale, s’agissant de l’application de principe de cette dernière, sont présentées dans le tableau suivant.

Des précisions liminaires paraissent devoir être apportées :

– les cinq conventions conclues entre l’État et certaines collectivités ultramarines n’ont pas été intégrées à cette liste – toutes n’ayant au demeurant pas pour objet l’évitement de la double imposition en matière d’impôt sur le revenu ([50]) ;

– les modalités d’évitement de la double imposition régissant les relations entre la France et Taïwan ne sont pas prévues dans une convention fiscale mais résultent d’une disposition législative ([51]) ; Taïwan n’est donc pas dans la liste du réseau conventionnel reproduite ci-après ;

– le Danemark ne figure pas dans la liste dans la mesure où, d’une part, la convention franco-danoise de 1957 a été dénoncée par le Danemark en 2008 et a cessé de produire ses effets à compter du 1er janvier 2009, d’autre part, les relations franco-danoises sont désormais régies par l’échange de notes de 1930 uniquement en ce qui concerne les bénéfices réalisés par les entreprises de navigation.

Ainsi, ne sont mentionnées dans le tableau que les juridictions étrangères avec lesquelles une convention fiscale internationale est en vigueur. Les juridictions dont les lignes apparaissent en foncé sont celles dont la CDI conclue avec la France est couverte par la Convention multilatérale.

Situation au regard de la Convention multilatÉrale des juridictions
avec lesquelles la France a conclu une convention fiscale

(situation au 5 juin 2018)

Juridiction

Notification par la France de la CDI

Signature par la juridiction de la Convention multilatérale

Notification par la juridiction de la CDI conclue avec la France

Couverture / Motif de la noncouverture

Afrique du Sud

Oui

Oui

Oui

Couverture

Albanie

Non

Non

Non

Pas de notification par la France

Algérie (***)

Non

Non

Non

Pas de notification par la France

Allemagne

Oui

Oui

Oui

Couverture

Andorre

Oui

Oui

Oui

Couverture

Arabie Saoudite

Oui

Non

Non

Pas de signature de la Convention

Argentine

Oui

Oui

Oui

Couverture

Arménie

Oui

Oui

Oui

Couverture

Australie

Oui

Oui

Oui

Couverture

Autriche

Oui

Oui

Oui

Couverture

Azerbaïdjan

Oui

Non

Non

Pas de signature de la Convention

Bahreïn

Non

Non

Non

Pas de notification par la France

Bangladesh

Oui

Non

Non

Pas de signature de la Convention

Belgique

Oui

Oui

Oui

Couverture

Bénin

Oui

Non

Non

Pas de signature de la Convention

Biélorussie (1)

Non

Non

Non

Pas de notification par la France

Bolivie

Non

Non

Non

Pas de notification par la France

Bosnie-Herzégovine (2)

Oui

Non

Non

Pas de signature de la Convention

Botswana

Non

Non

Non

Pas de notification par la France

Brésil

Oui

Non

Non

Pas de signature de la Convention

Bulgarie

Oui

Oui

Oui

Couverture

Burkina Faso

Oui

Oui

Oui

Couverture

Cameroun

Oui

Oui

Oui

Couverture

Canada

Oui

Oui

Oui

Couverture

Québec

Non

Non

Non

Pas de notification par la France

République centrafricaine

Non

Non

Non

Pas de notification par la France

Chili

Oui

Oui

Oui

Couverture

Chine

Oui

Oui

Oui

Couverture

Chypre

Oui

Oui

Oui

Couverture

Colombie

Oui

Oui

Oui

Couverture

Congo

Non

Non

Non

Pas de notification par la France

Corée du Sud

Oui

Oui

Oui

Couverture

Côte d’Ivoire

Oui

Oui

Oui

Couverture

Croatie

Oui

Oui

Oui

Couverture

Égypte

Oui

Oui

Oui

Couverture

Émirats arabes unis

Oui

Non

Non

Pas de signature de la Convention

Équateur

Non

Non

Non

Pas de notification par la France

Espagne

Oui

Oui

Oui

Couverture

Estonie (***)

Oui

Non

Non

Pas de signature de la Convention

États-Unis d’Amérique

Oui

Non

Non

Pas de signature de la Convention

Éthiopie

Non

Non

Non

Pas de notification par la France

Finlande

Oui

Oui

Oui

Couverture

Gabon

Oui

Oui

Oui

Couverture

Géorgie

Oui

Oui

Oui

Couverture

Ghana

Non

Non

Non

Pas de notification par la France

Grèce

Oui

Oui

Oui

Couverture

Guinée

Non

Non

Non

Pas de notification par la France

Hong Kong

Oui

Oui

Oui

Couverture

Hongrie

Oui

Oui

Oui

Couverture

Inde

Oui

Oui

Oui

Couverture

Indonésie

Oui

Oui

Oui

Couverture

Iran

Non

Non

Non

Pas de notification par la France

Irlande

Oui

Oui

Oui

Couverture

Islande

Oui

Oui

Oui

Couverture

Israël

Oui

Oui

Oui

Couverture

Italie

Oui

Oui

Oui

Couverture

Jamaïque

Oui

Oui

Oui

Couverture

Japon

Oui

Oui

Oui

Couverture

Jordanie

Oui

Non

Non

Pas de signature de la Convention

Kazakhstan (***)

Oui

Non

Non

Pas de signature de la Convention

Kenya

Oui

Non

Non

Pas de signature de la Convention

Kirghizistan (1)

Non

Non

Non

Pas de notification par la France

Kosovo (2)

Non

Non

Non

Pas de notification par la France

Koweït

Oui

Oui

Oui

Couverture

Lettonie

Oui

Oui

Oui

Couverture

Liban (***)

Oui

Non

Non

Pas de signature de la Convention

Libye

Non

Non

Non

Pas de notification par la France

Lituanie

Oui

Oui

Oui

Couverture

Luxembourg (3)

Oui

Oui

Oui

Couverture

Ancienne République yougoslave de Macédoine

Non

Non

Non

Pas de notification par la France

Madagascar

Non

Non

Non

Pas de notification par la France

Malaisie

Oui

Oui

Oui

Couverture

Malawi (4)

Non

Non

Non

Pas de notification par la France

Mali

Non

Non

Non

Pas de notification par la France

Malte

Oui

Oui

Oui

Couverture

Maroc

Oui

Non

Non

Pas de signature de la Convention

Maurice

Oui

Oui

Oui

Couverture

Mauritanie

Oui

Non

Non

Pas de signature de la Convention

Mexique

Oui

Oui

Oui

Couverture

Monaco

Oui

Oui

Oui

Couverture

Mongolie

Oui

Non

Non

Pas de signature de la Convention

Monténégro (2)

Non

Non

Non

Pas de notification par la France

Namibie

Non

Non

Non

Pas de notification par la France

Niger

Non

Non

Non

Pas de notification par la France

Nigeria

Oui

Oui

Oui

Couverture

Norvège

Oui

Oui

Non

Pas de notification par la Norvège

Nouvelle-Zélande

Oui

Oui

Oui

Couverture

Oman (***)

Non

Non

Non

Pas de notification par la France

Ouzbékistan

Non

Non

Non

Pas de notification par la France

Pakistan

Oui

Oui

Oui

Couverture

Panama (P)

Non

Oui

Non

Pas de notification par la France

Pays-Bas

Oui

Oui

Oui

Couverture

Philippines

Oui

Non

Non

Pas de signature de la Convention

Pologne

Oui

Oui

Oui

Couverture

Portugal

Oui

Oui

Oui

Couverture

Qatar

Oui

Non

Non

Pas de signature de la Convention

République tchèque

Oui

Oui

Oui

Couverture

Roumanie

Oui

Oui

Oui

Couverture

Royaume-Uni

Oui

Oui

Oui

Couverture

Russie

Oui

Oui

Oui

Couverture

Sénégal

Oui

Oui

Oui

Couverture

Serbie

Oui

Oui

Oui

Couverture

Singapour

Oui

Oui

Oui

Couverture

Slovaquie

Oui

Oui

Oui

Couverture

Slovénie

Oui

Oui

Oui

Couverture

Sri Lanka

Oui

Non

Non

Pas de signature de la Convention

Suède

Oui

Oui

Non

Pas de notification par la Suède

Suisse

Oui

Oui

Non

Pas de notification par la Suisse

Syrie

Non

Non

Non

Pas de notification par la France

Thaïlande

Oui

Non

Non

Pas de signature de la Convention

Togo

Non

Non

Non

Pas de notification par la France

Trinité-et-Tobago

Non

Non

Non

Pas de notification par la France

Tunisie

Oui

Oui

Oui

Couverture

Turkménistan (1)

Non

Non

Non

Pas de notification par la France

Turquie

Oui

Oui

Oui

Couverture

Ukraine

Oui

Non

Non

Pas de signature de la Convention

Venezuela

Non

Non

Non

Pas de notification par la France

Viêt Nam

Oui

Non

Non

Pas de signature de la Convention

Zambie

Oui

Non

Non

Pas de signature de la Convention

Zimbabwe

Oui

Non

Non

Pas de signature de la Convention

Source : commission des finances, à partir des données du Bulletin officiel des finances publiques et de l’OCDE.

(1) Biélorussie, Kirghizistan et Turkménistan : application de la convention entre la France et l’URSS du 4 octobre 1985.

(2) Bosnie-Herzégovine, Kosovo, Monténégro et Serbie : application de la convention entre la France et la Yougoslavie du 28 mars 1974.

(3) La convention franco-luxembourgeoise est en cours de renégociation, notamment pour y inclure certaines stipulations de la Convention multilatérale faisant l’objet de réserves de la part du Luxembourg (tel son article 12).

(4) Malawi : application de la convention conclue entre la France et le Royaume-Uni du 14 décembre 1950.

(***) : Juridictions ayant manifesté leur souhait de signer la Convention.

(P) : Panama, qui a signé la Convention après la notification faite par la France. Cette CDI devrait faire l’objet d’une notification par la France.

Cette liste n’est pas figée :

– trois des vingt-quatre juridictions dont les CDI ont été notifiées par la France mais qui n’ont pas elles-mêmes signé l’instrument ont annoncé officiellement leur intention de le faire prochainement (il s’agit de l’Estonie, du Kazakhstan et d’Oman) ;

– compte tenu de la signature de la Convention par le Panama et d’après les informations obtenues par votre Rapporteure pour avis, la France devrait notifier la convention franco-panaméenne.

En conséquence, en tenant compte de ces quatre évolutions, le nombre de CDI couvertes pourrait rapidement passer de 61 à 64.

*

*     *

La situation du réseau conventionnel français au regard de la Convention multilatérale est illustrée dans la carte suivante, qui distingue les juridictions en fonction de l’existence ou non d’une CDI avec la France et, dans l’affirmative, selon les choix français et de ces juridictions vis-à-vis de ces CDI.

 


Situation des juridictions fiscales liÉes À la France au regard de la Convention multilatÉrale

Légende : gris : pas de CDI ; jaune : CDI existante mais non notifiée par la France dans le cadre de la Convention multilatérale ; rose : CDI existante mais juridiction non signataire de la Convention multilatérale ; bleu clair : CDI existante notifiée (convention couverte) ; orange : CDI existante notifiée par la France mais pas par l’autre juridiction (Norvège, Suède, Suisse) ; violet : France.

NB : les conventions couvertes dont la notification est entachée d’une erreur matérielle ont été traitées comme les autres conventions couvertes ; les juridictions concernées apparaissent en bleu clair.

Source : commission des finances


  1  

3.   La justification du choix des conventions notifiées par la France

La liste française des CDI notifiées peut, de prime abord, surprendre à certains égards :

– toutes les conventions n’ont pas été notifiées alors que l’objectif apparent de la Convention est de s’appliquer au plus grand nombre de CDI possible ;

– sont notamment absentes des conventions conclues avec des juridictions non coopératives, telles que le Panama qui figure sur la liste des ETNC, ou Bahreïn qui était inscrit sur la liste des juridictions non coopératives du Conseil de l’Union européenne, dans sa version du 5 décembre 2017 et dans celle du 23 janvier 2018, comme Bahreïn ([52]).

Il n’y a en réalité rien d’anormal.

D’une part, la plupart des juridictions signataires de la Convention multilatérale, sinon la totalité, n’ont pas notifié l’intégralité de leurs CDI.

D’autre part, les 88 conventions bilatérales notifiées par la France correspondent à celles conclues avec les juridictions membres du groupe ad hoc mandaté pour élaborer le contenu de la Convention multilatérale ([53]). La liste française correspond donc à un critère objectif et concerne des juridictions qui, du fait de leur participation active à ce groupe, pouvaient légitimement paraître susceptibles de signer l’instrument.

Enfin, l’absence de juridictions telles que le Panama ne semble pas devoir créer de polémique inutile :

– en juin 2017, date de la notification par la France de ses conventions, le Panama n’avait pas signé l’instrument ;

–  la qualification d’ETNC, dont relève le Panama, ne dépend pas, en l’état du droit, de l’existence de pratiques fiscales dommageables : elle repose exclusivement sur l’absence ou le non-respect de conventions bilatérales conclues à des fins d’assistance administrative et d’échanges de renseignements en matière fiscale. C’est donc la transparence plus que la pratique fiscale du pays qui est visée par la notion d’ETNC  sans que cela n’exclue, le cas échéant, l’existence de pratiques fiscales dommageables, mais qui ne sont pas en l’état appréhendées par la qualification d’ETNC (à cet égard, il semble opportun de souligner que le projet de loi relatif à la lutte contre la fraude déposé au Sénat le 28 mars 2018 prévoit une évolution des critères de qualification des ETNC, en ajoutant à la transparence la prise en compte des pratiques fiscales dommageables, particulièrement l’existence d’une législation favorisant la création de structures offshore).

En tout état de cause, toutes les conventions en vigueur lors du dépôt de l’instrument français de ratification pourront faire l’objet d’une notification ultérieure – la CDI conclue avec le Panama devrait d’ailleurs être prochainement notifiée par la France.

En conséquence, ni la liste de juin 2017, ni celle qui sera notifiée lors du dépôt de l’instrument de ratification, figent le champ des CDI susceptibles d’être couvertes s’agissant de la France. La logique commande, au contraire, de notifier les conventions conclues avec l’ensemble des juridictions signataires, sous réserve que cela corresponde aux intérêts de la France.

B.   PrÉsentation dÉtaillÉe des choix effectuÉs par la France

Après avoir présenté succinctement le contenu de la Convention multilatérale, analysé sa (complexe) mécanique et indiqué quelles étaient les juridictions qui seraient concernées par cet instrument dans leurs rapports avec la France, il convient de faire état des choix retenus par notre pays, donnant également l’occasion de se pencher plus avant sur le fond de l’instrument. À cet effet, sera présenté le détail des choix français, article par article (un tableau de synthèse offrant une vision panoptique des choix français clôturant cette présentation) ([54]).

Les articles de la première partie de la Convention et ceux relatifs à ses dispositions finales (partie VII ([55])) ne sont pas inclus dans la présente étude : déjà présentés dans le cadre de l’analyse du fonctionnement de l’instrument, ils ne portent pas sur le fond de ce dernier.

Il y a lieu de souligner l’aspect relativement sommaire des précisions apportées par l’étude d’impact non seulement sur le contenu de la Convention, mais aussi sur les motivations des choix français, tout tenant en douze pages et demie, dont trois consacrées aux articles ne portant pas sur le fond de l’instrument et donc les modifications possibles, mais consacrées à son fonctionnement. Ces lacunes sont pour le moins regrettables eu égard à l’impact de la Convention multilatérale sur le réseau français et à l’importance significative d’un grand nombre de ses stipulations.

1.   L’émission de réserves intégrales sur les articles transposant l’action 2 relatif aux dispositifs hybrides

Les articles 3 à 5 de la Convention, qui en forment la partie II, transposent l’action 2 sur la neutralisation des dispositifs hybrides. Aucun d’entre eux ne s’appliquera aux CDI notifiées par la France, cette dernière ayant formulé une réserve sur chacun pour des considérations liées à la sécurité juridique ou au motif que ses CDI permettent déjà d’atteindre les objectifs de ces articles.

a.   L’exclusion de l’article 3 sur les entités transparentes

L’article 3 traite des entités transparentes, c’est-à-dire des entités dont les revenus sont directement imposés au niveau des associés, en fonction de leur part respective ([56]). Il subordonne le traitement d’un revenu perçu par ou via une entité qualifiée de transparente comme étant le revenu d’un résident d’une juridiction, à condition que cette dernière l’impose comme tel.

● L’intérêt de cet article est de n’accorder les avantages d’une convention que si les circonstances s’y prêtent, mais également d’éviter qu’un revenu ne bénéficie d’un avantage conventionnel alors qu’aucune des juridictions parties ne traite l’entité qui le perçoit comme un résident, hypothèse illustrée par l’exemple suivant.

Illustration des distorsions de qualification impliquant une entité transparente

Une société X est établie dans une juridiction A, ses associés Z1 et Z2 étant établis dans une juridiction B :

– pour A, la société X est transparente : A considère donc les associés Z1 et Z2 comme les contribuables appropriés ;

– pour B, la société X est une entité imposable distincte et est donc le contribuable approprié.

Aucune des deux juridictions ne traite donc le revenu comme étant celui de l’un de ses résidents.

L’article 3 de la Convention multilatérale vise ainsi à ne pas accorder les bénéfices procurés par la CDI liant A à B dans une telle hypothèse.

L’article 3 garantit également que le revenu visé est attribué au résident, pour l’application de la CDI couverte. Une telle assurance n’est pas neutre dans la mesure où elle sera de nature à produire des effets sur plusieurs stipulations de la CDI.

À titre d’exemple, si le revenu en cause constitue une fraction du résultat d’une entreprise dans laquelle le résident détient une participation, il sera considéré comme étant le revenu d’une entreprise exploitée par ce résident s’agissant des clauses définissant ce qu’est une entreprise d’un État contractant (article 3 du modèle de convention OCDE) et pour l’imposition des autres revenus que ceux traités par ailleurs par la CDI (selon les modalités prévues à l’article 21§2 du modèle OCDE).

● La réserve formulée par la France, qui exclut l’intégralité de l’article 3, repose sur deux considérations :

– le dispositif proposé ne représenterait pas, s’agissant des CDI concernées, un progrès ;

– le droit français, notamment s’agissant des sociétés de personnes régies par l’article 8 du CGI, connaît un régime spécifique, celui de la « translucidité » fiscale, qui ne se confond pas avec la transparence généralement admise par la plupart des autres juridictions fiscales (à la différence de la transparence, la translucidité reconnaît la qualité de sujet fiscal à la société de personnes).

La réserve française sur l’article 3 n’est pas surprenante : la France avait déjà eu l’occasion de faire état d’une appréciation différente de celle de l’OCDE lorsque sont en cause des sociétés de personnes lors de la publication du rapport de 1999 sur l’application à de telles sociétés du modèle de convention ([57]).

Le régime de translucidité des sociétés de personnes en France
et ses conséquences vis-à-vis des associés étrangers et des CDI

En application de la translucidité fiscale, une société de personnes (SDP) demeure, en droit français, une entité juridique distincte ne pouvant être ignorée aux fins d’imposition.

La SDP est donc assujettie à l’impôt au sens du droit national, même si l’impôt est acquitté par les associés (chacun payant un impôt correspondant à la quote-part des bénéfices sociaux lui revenant – les déficits éventuels de la SDP remontent également au niveau des associés, ces derniers pouvant les imputer sur leur revenu global).

Ces principes ont été rappelés par le Conseil d’État en 2011 : « les sociétés régies par larticle 8 [du CGI] ont une personnalité distincte de celle de leurs membres et exercent une activité qui leur est propre » (1).

La translucidité française peut entraîner des difficultés internationales. En principe, dès lors que l’activité de la SDP est exercée en France, les revenus qu’elle dégage sont imposables en France, sans qu’y fasse obstacle la circonstance que certains des associés puissent ne pas être résidents français. Si la SDP était non pas translucide, mais transparente, les modalités d’imposition des associés étrangers auraient été différentes et la CDI applicable autre.

L’exemple suivant, illustré par le schéma ci-après, témoigne des difficultés possibles et de l’opportunité de la position prudente de la France sur ces questions.

Trois États A, B et C considèrent une société X établie dans A comme transparente, les associés de X, Z1 et Z2, étant établis dans B. X perçoit des intérêts depuis C.

Pour l’OCDE, C – d’où proviennent les intérêts – considère les associés Z1 et Z2 comme les contribuables appropriés. L’application de la CDI liant C à B aboutit aux mêmes conclusions et permet à Z1 et Z2 de bénéficier des avantages de la CDI B-C.

La société X, en revanche, ne peut prétendre aux avantages de la convention liant A (où elle est établie) et C : elle n’est pas résidente de A dans la mesure où elle n’est pas assujettie à l’impôt.

Pour la France, la situation diffère totalement : si l’État dans lequel la société de personnes X est établie était la France (donc l’État A) :

– X pourrait bénéficier des avantages conventionnels, étant un sujet fiscal en vertu de la translucidité de droit interne ;

– la CDI pertinente ne serait pas celle conclue entre C et B (soit entre l’État de source des intérêts et celui de résidence des actionnaires) mais celle conclue entre C et A (A étant la France), X étant résident fiscal pour A.

Illustration des conséquences de la qualification d’une société de personnes
de transparente ou de translucide

 

(1) Conseil d’État, plénière fiscale, 11 juillet 2011, Société Quality Invest, n° 317024, au Recueil.

Pour éviter toute difficulté, la France a donc préféré exclure l’application de l’article 3, quitte à introduire son contenu dans certaines CDI après un examen au cas par cas et dans le cadre de négociations bilatérales. Ce choix paraît prudent et rationnel.

b.   L’exclusion de l’article 4 sur les entités à double résidence

● L’article 4 est relatif aux entités à double résidence, et prévoit les modalités selon lesquelles les conflits de résidence entre deux juridictions sont résolus. Pour ce faire, il prévoit une série de critères à prendre en compte pour déterminer le lieu de résidence d’un contribuable personne morale : lieu du siège de direction effective, lieu de sa constitution en société, ainsi que « tout autre facteur pertinent ».

● La réserve française, intégrale, est motivée par deux éléments complémentaires :

– d’une part, le critère reposant sur la localisation du siège de direction effective, déjà présent dans la version 2014 du modèle de convention de l’OCDE, figure dans la plupart des CDI conclues par la France et permet de résoudre efficacement la quasi-totalité des conflits de résidence ;

– d’autre part, les nouveaux critères sont vus non seulement comme n’étant pas un facteur de progrès certain contre les abus, mais aussi comme étant une source potentielle d’insécurité juridique. De fait, si une société a son siège dans une juridiction A mais qu’elle a été constituée en société dans une juridiction B, le nouveau critère reposant sur ce second point ne paraît pas apporter une plus‑value saillante et risque d’introduire une incertitude. Surtout, la mention de « tout autre critère pertinent » ne brille pas par sa précision et son exhaustivité, constituant là encore un facteur d’insécurité pour les contribuables.

c.   L’exclusion de l’article 5 sur certaines modalités d’élimination de la double imposition

● Enfin, l’article 5, à travers trois options A, B et C, porte sur les modalités d’élimination de la double imposition :

– l’option A exclut l’application des stipulations d’une CDI qui exemptent d’impôt dans une juridiction A le revenu perçu par un contribuable qui y réside si, parallèlement, l’autre juridiction B applique la CDI pour exempter ce même revenu ou pour limiter le taux qui lui est applicable (double non-imposition) ;

– l’option B porte sur les cas où un revenu perçu par le résident d’une juridiction A est considéré par A comme un dividende et, à ce titre, exonéré, si parallèlement, le même revenu est considéré par la juridiction B comme déductible du résultat d’un autre contribuable qui réside dans B (non-imposition avec déduction, qui traite typiquement des instruments hybrides qualifiés à la fois d’obligation et d’action) ;

– l’option C, enfin, traite des modalités de prise en compte de l’impôt payé dans une juridiction pour déterminer le montant d’impôt dû dans l’autre juridiction. Concrètement, pour un contribuable qui réside dans A et dont le revenu est imposé dans B, la juridiction A devra déduire de l’impôt qu’elle exige le montant acquitté dans B (dans la limite du montant dû dans A). Par ailleurs, si un revenu est exempté dans la juridiction A, cette dernière pourra tenir compte de ce revenu dans le calcul de l’impôt dû sur le reste des revenus du contribuable résident.

● La France a formulé une réserve excluant l’intégralité de l’article 5. La raison en est simple : les CDI qu’elle a conclues intègrent déjà des mécanismes visant à éliminer la double imposition en tenant compte de l’impôt acquitté à l’étranger.

2.   L’application par la France des principaux dispositifs luttant contre l’utilisation abusive des conventions fiscales

La partie III de la Convention, composée des articles 6 à 11, transpose l’action 6 du projet « BEPS » contre l’utilisation abusive des conventions. À l’exception des articles 10 et 11, la France a, en l’état, retenu l’application de l’ensemble de cette partie (rappelons que les articles 6§1 et 7 sont des normes minimales).

a.   La transposition large de l’article 6 complétant la finalité des conventions fiscales

● L’article 6 de la Convention multilatérale revêt deux volets :

– son premier paragraphe (article 6§1) inclut dans le préambule des CDI couvertes un texte précisant que si les CDI ont pour objet d’éliminer la double imposition, elles tendent également à ne pas entraîner de double non-imposition ou permettre une imposition réduite à travers des pratiques d’évasion ou de fraude fiscale ;

– son troisième paragraphe (article 6§3) complète le préambule des CDI par une mention relative aux préoccupations des juridictions contractantes vis‑à‑vis de la promotion des relations économiques et de l’amélioration de la coopération fiscale.

Seul l’article 6§1 est une norme minimale, le 6§3 étant facultatif (certaines juridictions pouvant néanmoins choisir de ne pas appliquer l’article 6§1 aux CDI qui contiennent déjà des stipulations similaires) ([58]).

● La France a choisi non seulement d’appliquer l’article 6§1 à l’ensemble des CDI qu’elle a notifiées, sans faire usage de la faculté d’en exclure certaines (ce dont il faut se réjouir dans un souci d’harmonisation rédactionnelle et de lisibilité des textes), mais a également opté pour l’application du troisième paragraphe aux CDI qui ne contiennent pas déjà une telle stipulation.

b.   La consécration à l’article 7 d’une clause anti-abus générale

L’article 7 de la Convention, probablement l’un des plus importants, prévoit d’introduire dans les CDI couvertes une clause anti-abus générale. Concrètement, en application de cette clause, un avantage conventionnel sera refusé en cas de situation abusive. La clause anti-abus, standard minimum, peut jouer selon différentes modalités dont l’articulation n’est pas totalement évidente.

● La première modalité, prévue aux paragraphes 1 à 5 et consacrée formellement au premier d’entre eux (article 7§1), repose sur la règle dite du critère des objectifs principaux (« principal purpose test » en anglais, ou « PPT ») ([59]).

En vertu de cette règle, un avantage conventionnel est refusé si son bénéfice était l’un des objets principaux d’une opération ou d’un montage ([60]).

La règle de PPT peut recouvrir une variété de situations (exemption d’impôt, exclusion de la qualification d’établissement stable, etc.).

Le PPT s’applique a posteriori : toute opération peut en principe bénéficier des avantages prévus par la CDI, mais si l’une des juridictions considère qu’une opération avait, parmi ses motivations principales, le bénéfice desdits avantages, ces derniers sont exclus. Est toutefois prévue une clause de sauvegarde en vertu de laquelle l’avantage ou les avantages conventionnels seront reconnus si leur octroi se révélait conforme à l’objet et à la finalité de la CDI.

L’article 7§4 prévoit les modalités selon lesquelles un contribuable peut contester la décision de la juridiction le privant de l’avantage ainsi que les relations entre les deux juridictions contractantes.

L’article 7§1 peut être comparé à la clause anti-abus générale prévue par la directive « ATAD » précédemment mentionnée du 12 juillet 2016. Il peut aussi être rapproché de l’abus de droit français, bien que ce dernier joue lorsque l’objectif fiscal n’est pas principal, mais exclusif ([61]).

● La seconde modalité repose sur les règles dites de limitation des avantages (« limitation of benefits », ou « LOB ») et prévoit une règle simplifiée et une règle détaillée, exclusives l’une de l’autre :

– la règle simplifiée de LOB est définie aux paragraphes 8 à 14 de l’article 7 et identifie les avantages susceptibles d’être accordés, avec des modalités à tiroirs ;

– la règle détaillée n’est pas définie, mais son principe est reconnu (il appartient aux juridictions parties à la CDI d’en arrêter les modalités).

La règle simplifiée de LOB est relativement complexe : elle exclut le bénéfice d’avantages autres que ceux qu’elle énumère de façon limitative (portant sur la résidence, les ajustements corrélatifs en matière d’imposition et la demande d’examen par les autorités compétentes d’impositions non conformes à la convention). Toutefois, si le contribuable est une « personne admissible », il pourra prétendre aux autres avantages prévus par la convention couverte. Là aussi, les personnes admissibles sont limitativement énumérées (bien que cette énumération soit assez longue) : peuvent être mentionnés à titre d’exemple les personnes physiques, les organismes sans but lucratif ou les sociétés dont au moins la moitié des actions est possédée par d’autres personnes éligibles.

La règle simplifiée de LOB est complémentaire de la règle de PPT prévue à l’article 7§1. Elle ne s’applique en principe qu’aux CDI couvertes conclues avec une juridiction l’ayant également choisie. Cependant, des aménagements sont prévus, permettant dans certaines hypothèses une application asymétrique de la règle simplifiée de LOB (dans le strict respect des choix souverains des juridictions, supposant ainsi un accord mutuel pour cette application asymétrique).

La règle détaillée de LOB est exclusive de celle de PPT (et, par définition, de la règle simplifiée). Dans l’hypothèse où une juridiction souhaite appliquer la règle détaillée de LOB à la place de l’article 7§1, la Convention multilatérale exige que cette juridiction et sa cocontractante parviennent à une solution mutuellement satisfaisante conforme à la norme minimale contre l’utilisation abusive des conventions. Cette exigence est logique dans la mesure où l’article 7 est un standard minimum et que les choix d’une juridiction ne sauraient lui permettre de s’en dispenser.

● La France a retenu la règle du critère des objectifs principaux (« PPT ») définie à l’article 7§1 (la lecture de ses notifications provisoires faites le 7 juin 2017 exclut en revanche l’application de l’article 7§4).

Les règles de LOB, simplifiée ou détaillée, sont apparues d’un maniement trop délicat (y compris pour les contribuables) eu égard à leur complexité, ce qu’illustre sa présentation même sommaire précédemment faite ([62]). Surtout, la règle retenue par la France n’est pas très éloignée de l’abus de droit : son application effective en sera donc facilitée, tant pour l’administration que vis-à-vis des contribuables ([63]).

Soulignons en outre que seize CDI conclues par la France contiennent déjà une clause anti-abus générale fondée sur la règle de PPT ([64]), parfois complétée par des clauses anti-abus spécifiques visant certains revenus tels que les dividendes, redevances ou intérêts.

D’après les éléments produits par le Gouvernement, trois quarts des juridictions signataires de la Convention multilatérale ont privilégié la règle du PPT, assurant au choix français une application large.

c.   L’application de l’article 8 encadrant les régimes favorables d’imposition des dividendes

● L’article 8 porte sur les règles spéciales d’imposition des dividendes et subordonne leur application, s’agissant du contribuable les percevant, à une détention des participations qui en sont le fait générateur pendant une durée minimale de 365 jours. Ainsi que l’indique l’étude d’impact du présent projet de loi, cette exigence de durée minimale de détention vise à lutter contre les comportements abusifs consistant à prendre des participations dans une société étrangère peu de temps avant la distribution de dividendes à la seule fin de bénéficier d’une exemption fiscale ou d’une imposition à taux réduit.

Cet article est complémentaire de l’article 7 : si l’objectif principal de la prise de participation est de bénéficier de l’avantage conventionnel, l’article 7 y fera obstacle. La démonstration du caractère principalement fiscal de l’opération pouvant néanmoins se révéler délicate, l’exigence d’une durée minimale de détention du capital, des titres, des actions ou des droits prévue à l’article 8 permet de couvrir des hypothèses que l’article 7 n’appréhenderait pas ou pour lesquelles son application se révélerait incertaine.

● La France n’ayant formulé aucune réserve, l’article 8 s’appliquera aux conventions couvertes.

Il convient de souligner la familiarité des contribuables français (et européens) avec un tel dispositif, le régime mère-fille prévoyant déjà une durée minimale de détention des titres ([65]).

d.   L’application de l’article 9 luttant contre les schémas reposant sur des biens immobiliers

● L’article 9 porte sur l’imposition des plus-values tirées de participations dans des entités à prépondérance immobilière dans la juridiction où se trouvent les immeubles. Il prévoit, pour que l’imposition intervienne dans cette juridiction, que la prépondérance immobilière, appréciée si la part de la valeur tirée de biens immeubles dans la valeur totale de la participation dépasse un certain seuil, est reconnue si ce seuil est atteint dans une période de 365 jours précédant l’aliénation des participations.

L’objet de cette période est d’éviter les schémas consistant à transférer des actifs dans l’entité peu avant l’aliénation des participations, pour diluer la part de la valeur tirée des immeubles dans leur valeur totale afin de passer sous le seuil de prépondérance immobilière et donc échapper à l’imposition dans la juridiction où l’immeuble se trouve.

Il vise également, en cohérence avec la pratique conventionnelle française, à assurer la neutralité du lieu d’imposition d’un immeuble, que ce dernier soit détenu directement ou par l’intermédiaire d’une structure telles les sociétés de personnes et les fiducies. À cette fin, l’article 9 étend les stipulations pertinentes des CDI, actuellement réservées aux actions, aux participations similaires à ces dernières telles que les intérêts dans une société de personne.

● En l’absence de réserve, cet article s’appliquera aux CDI couvertes notifiées par la France (environ la moitié des juridictions signataires ont fait le même choix).

Ce choix français ne devrait pas avoir d’impact sur les stipulations particulières de certaines CDI conclues par notre pays et qui prévoient des exceptions à la notion de « biens immeubles » retenue pour l’appréciation de la prépondérance immobilière : ne sont pas de tels biens, au sens des stipulations pertinentes des CDI concernées, les immeubles affectés à l’exploitation de la société, c’est-à-dire ceux aux moyens desquels l’exploitation est assurée ([66]).

L’article 9, en effet, ne porte pas sur la définition des biens immobiliers, son objet double se limitant à l’introduction d’une période de 365 jours dans laquelle la prépondérance immobilière peut être atteinte et à l’assimilation à des actions des participations comparables.

Cette analyse, corroborée par la note explicative de l’OCDE qui précise que l’article 9 n’aura pas pour effet d’écraser les exceptions aux stipulations existantes, a par ailleurs été confirmée à votre Rapporteure par l’administration fiscale ([67]).

e.   L’exclusion de l’article 10 relatif aux établissements stables tiers

● L’article 10 porte sur les établissements stables situés dans une juridiction tierce à celles parties à la CDI couverte. Il exclut des avantages de ladite CDI les revenus rattachables à un établissement stable situé dans une juridiction tierce s’ils y sont insuffisamment imposés.

Illustration du dispositif de l’article 10 de la Convention multilatérale

Une entreprise d’une juridiction A (juridiction de résidence) tire un revenu d’une juridiction B, liée à A par une convention fiscale.

La juridiction A considère ce revenu comme rattachable à un établissement stable d’une juridiction tierce C et l’exonère d’impôt.

Toutefois, les avantages conventionnels résultant de la CDI liant A à B ne seront pas appliqués si l’impôt dû dans C est inférieur à 60 % de l’impôt qui aurait été dû dans A en l’absence d’établissement stable dans C.

● La France a émis une réserve intégrale sur cet article 10, l’excluant des CDI couvertes au double motif :

– que son application aurait présenté des difficultés d’articulation avec les règles relatives aux établissements stables prévues dans les conventions fiscales ;

– que la clause anti-abus générale prévue à l’article 7 permet de lutter suffisamment efficacement contre les schémas ciblés par l’article 10.

D’après les données publiées par l’OCDE, 54 autres juridictions ont également exclu l’application de cet article 10, qui est celui ayant fait l’objet du plus grand nombre de réserves exclusives intégrales avec l’article 11.

f.   L’exclusion de l’article 11 sur certaines modalités de limitation du droit d’imposition

● L’article 11, dernier de la partie III, consacre le droit pour une juridiction d’imposer les contribuables qui y résident conformément à sa législation nationale, sous réserve de dix exceptions limitativement énumérées (telles que l’octroi d’un crédit d’impôt tenant compte de l’impôt acquitté à l’étranger ou de l’exclusion de toute discrimination fiscale).

● Considérant que les conventions fiscales conclues prévoient déjà des garanties suffisantes contre la double imposition (et équivalentes à celles prévues à l’article 10), la France a formulé une réserve excluant l’application de cet article aux CDI notifiées.

Ce choix est majoritaire parmi les juridictions signataires puisqu’en tout, 55 d’entre elles ont formulé une réserve intégrale sur cet article 11.

3.   L’ambitieux choix français d’appliquer largement les dispositifs luttant contre l’évitement de l’établissement stable

Constituée des articles 12 à 15, la partie IV de la Convention multilatérale porte sur le sujet cardinal de l’établissement stable et transpose l’action 7 du projet « BEPS » visant à lutter contre l’évitement artificiel de la qualification d’établissement stable. Avec l’article 7, il s’agit probablement des stipulations les plus importantes de l’instrument, notamment s’agissant des importantes avancées contenues à l’article 12.

Rappelons à titre liminaire que si la question de l’établissement stable est éminente et revêt une importance toute particulière en ce qu’elle détermine le droit d’imposer reconnu à une juridiction, elle ne règle pas tout : elle est nécessaire mais non suffisante, constituant en réalité la première étape d’une approche qui en compte deux. La seconde étape, liée aux prix de transfert ([68]), repose sur la détermination du montant qui pourra être imposé ([69]).

a.   L’application de l’article 12 luttant contre les accords de commissionnaires

L’article 12, précisément, tend à résoudre les difficultés liées aux schémas reposant sur des « accords de commissionnaires ».

● En l’état des conventions fiscales, une personne établie dans une juridiction A, qui est agent d’une entreprise située dans une juridiction B et qui réalise pour le compte de cette entreprise des opérations économiques sera qualifiée d’établissement stable de ladite entreprise si elle remplit deux conditions :

– cette personne a la qualité d’agent dépendant, c’est-à-dire qu’elle travaille exclusivement ou presque exclusivement pour cette entreprise ;

– elle est habilitée à conclure, pour le compte de l’entreprise, des contrats qui engagent celle-ci.

Les schémas abusifs reposant sur les accords de commissionnaires consistent à faire peser sur l’agent en question l’essentiel d’une opération, dans laquelle il jouera un rôle déterminant, sans pour autant conclure le contrat (cette conclusion formelle incombant à l’entreprise étrangère). L’engagement juridique étant requis par les CDI pour reconnaître un établissement stable, l’agent échappera à cette qualification faute de disposer du pouvoir d’engager l’entreprise.

 

Les affaires « Google » et « Valueclick » :
l’illustration concrète des schémas reposant sur des accords de commissionnaires

Des récentes décisions de justice concernant des entreprises du numérique fournissent une illustration éloquente des accords de commissionnaires et des lacunes touchant actuellement les CDI en vigueur. Ils témoignent également de la pertinence de l’article 12 de la Convention multilatérale.

● Très médiatisés, les jugements rendus le 12 juillet 2017 par le tribunal administratif de Paris dans l’affaire concernant le groupe Google sont une première consécration du formalisme juridique qui découle des CDI (1).

La société Google France, filiale de Google Inc., société américaine, fournit à Google Ireland Limited (GIL), elle aussi filiale de Google Inc., une assistance commerciale et des conseils à ses clients français (GIL commercialisant en France un service payant d’insertion d’annonces publicitaires, AdWords).

Google France joue un rôle prépondérant et central dans l’activité de GIL, démarchant les clients, leur présentant les services et, d’après l’administration fiscale française, réalisant l’essentiel des opérations à la seule exception de la validation formelle des annonces mises en ligne, qui relève de GIL.

Malgré l’importance de Google France dans le processus commercial et économique de GIL en France, la seule circonstance que la validation des annonces mises en ligne relève exclusivement de GIL suffit à priver Google France de la qualité d’établissement stable : Google France ne dispose pas du pouvoir d’engager GIL.

Or, la convention fiscale franco-irlandaise exige, pour reconnaître dans une telle configuration la qualité d’établissement stable, non seulement une dépendance de l’agent commissionnaire à l’égard de la société de l’autre pays, mais aussi la disposition de « pouvoirs qu[il] exerce habituellement lui permettant de conclure des contrats au nom de lentreprise » (point c du §9 de l’article 2 de la convention).

Dès lors, et même si GIL se bornait à une validation formelle sous la forme d’un contreseing, la qualité d’établissement stable de cette entreprise ne pouvait être reconnue à Google France au regard des stipulations de la CDI. Tel est le sens des décisions rendues par le tribunal administratif de Paris.

● Dans la même logique, la cour administrative d’appel (CAA) de Paris, le 1er mars 2018, a annulé le redressement de Valueclick, groupe américain intervenant dans le marketing digital personnalisé disposant d’une filiale en Irlande (Valueclick International Ltd.) et d’une autre en France.

La filiale française, bien que dotée d’importants moyens et dont les personnels négocient et rédigent certaines clauses des contrats, ne disposait en aucun cas du pouvoir d’engager juridiquement la société irlandaise, seule cette dernière signant lesdits contrats, « quand bien même cette signature présentait un caractère d’automatisme et s’apparentait à une simple validation » (1).

(1) Tribunal administratif de Paris, 12 juillet 2017, Société Google Ireland Limited, nos 1505113/1-1, 1505126/1-1, 1505147/1-1, 1505165/1-1 et 1505178/1-1. Limpôt sur les sociétés nétait pas le seul impôt contesté, les jugements portant aussi sur la taxe sur la valeur ajoutée, la taxe professionnelle et la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (ainsi que sur une retenue à la source).

(2) CAA Paris, 1er mars 2018, Conversant International Ltd., anciennement Valueclick International Ltd., n° 17PA01538.

● L’article 12 dépasse les apparences juridiques pour privilégier la réalité économique dans le cadre des accords de commissionnaires, en vertu de l’approche « substance over form » (la substance prime la forme). Il reconnaît ainsi la qualité d’établissement stable d’une entreprise à toute personne qui, agissant en qualité d’agent dépendant de ladite entreprise :

– soit conclu pour le compte de celle-ci des contrats ;

– soit, et là est l’avancée majeure, « joue habituellement le rôle principal menant à la conclusion de contrats », ces derniers étant alors conclus « de façon routinière » et « sans modification importante » par l’entreprise étrangère.

Si de telles stipulations s’étaient appliquées à l’affaire Google, il est probable, pour ne pas dire plus, que la qualité d’établissement stable de Google Ireland Limited aurait été reconnue à Google France, permettant à la France d’imposer les revenus de la société irlandaise provenant de clients français et dégagés grâce à l’activité de la filiale française du groupe américain.

L’article 12 de la Convention pourrait, de la même manière, de nature à faire échec au montage utilisé par Airbnb dans le cadre duquel la filiale française n’est réputée jouer qu’un rôle de promotion, les contrats étant conclus au niveau des entités étrangères (l’une en Irlande, l’autre au Royaume-Uni).

Le paragraphe 2 de l’article 12 permet également de dépasser l’apparence d’agent indépendant lorsqu’une personne, malgré une telle qualification formelle, agit exclusivement ou presque pour des entreprises auxquelles elle est étroitement liée (la notion d’entreprise liée étant définie à l’article 15 de la Convention multilatérale).

Enfin, l’article 12 prévoit aussi que les contrats visés ne sont pas seulement ceux conclus au nom de l’entreprise étrangère, mais incluent les contrats faisant naître pour cette dernière une obligation juridique à l’égard d’un client final (pour la délivrance d’un bien, d’un droit de propriété intellectuelle ou pour la prestation de services).

● En cohérence avec son volontarisme en matière de lutte contre les abus fiscaux et l’évasion fiscale, la France n’a formulé aucune réserve sur cet article 12, qui s’appliquera donc aux CDI couvertes.

Notons toutefois que l’Irlande comme le Royaume-Uni, concernés par les montages Google et Airbnb, ont formulé une réserve excluant l’intégralité de l’article 12. Si cette perspective prive d’effet, en l’état des positions nationales, l’application de cet article aux CDI franco-irlandaise et franco-britannique, des évolutions restent envisageables. Le Luxembourg fournit à cet égard un bon exemple, lui qui a également formulé une réserve sur cet article mais, dans le cadre de la renégociation de la CDI le liant à la France, a accepté d’en intégrer le dispositif.

D’autres éléments sont de nature à susciter un certain optimisme, tel l’engagement du groupe Facebook à modifier ses pratiques commerciales en dehors des États‑Unis (et donc notamment pour l’Europe). En application de cette évolution, qui devrait être effective en 2019, les recettes publicitaires obtenues avec l’appui des équipes locales ne seront plus enregistrées par le siège international, situé en Irlande, mais par chaque société nationale (comme Facebook France). Cette évolution peut être vue comme une anticipation de l’application de l’article 12 de la Convention multilatérale dans la mesure où elle attribue la conclusion juridique des contrats locaux à ses équipes locales (partant du constat que l’article 12 aurait pu conduire à contourner l’organisation actuelle et aboutir au même résultat).

La pression de l’opinion publique, celle des États membres et des institutions européennes et les changements engagés par des multinationales ayant leur siège en Irlande sont autant de facteurs qui pourraient conduire à une évolution de la position irlandaise sur ces questions d’établissement stable.

b.   L’application empreinte de sécurité juridique de l’article 13 sur les exceptions à l’établissement stable

L’article 13 de la Convention multilatérale traite également de la notion d’établissement stable, cette fois s’agissant des hypothèses dans lesquelles une telle qualification est exclue.

Une entité n’est en effet pas systématiquement reconnue comme établissement stable malgré la permanence constatée d’une présence physique et de personnels : les activités préparatoires ou auxiliaires à l’activité principale d’une entreprise étrangère ne suffisent pas à reconnaître un établissement stable et donc le droit d’imposer, de même que l’exercice de certaines activités expressément visées dans les conventions tel le fait d’entreposer des marchandises aux seules fins de leur stockage ou de leur livraison.

● L’article 13 précise les hypothèses d’exception à la qualification d’établissement stable en offrant aux juridictions le choix entre deux options (hors réserve qui exclurait l’application de l’article) :

– l’option A subordonne l’exception à la démonstration effective du caractère préparatoire ou auxiliaire des activités visées par la CDI ; il s’agit de la transposition de la version 2017 du modèle de convention OCDE ;

– l’option B, qui correspond à la version 2014 du modèle OCDE, ne prévoit une telle démonstration que pour les activités qui ne sont pas expressément mentionnées : celles qui sont visées dans la convention sont par nature exclues de la qualification d’établissement stable.

● Cet article 13 prévoit enfin à son paragraphe 4 une règle « anti-fragmentation » excluant l’application des exceptions à la qualification d’établissement stable :

– si une installation, au titre des activités qui y sont réalisées, pourrait bénéficier de cette exception, mais que l’entreprise qui l’exploite ou une entreprise étroitement liée exerce dans la même juridiction des activités d’entreprise, dans cette installation ou dans une autre, et que cette dernière est qualifiée d’établissement stable ;

– ou si, malgré le caractère préparatoire ou auxiliaire des activités prises isolément, leur cumul constitutif de l’activité d’ensemble de l’entreprise ne revêt pas un tel caractère.

● La France, qui n’a pas formulé de réserve sur cet article, a choisi l’option B. Ce choix peut sembler a priori étonnant :

– la plupart des juridictions signataires ayant choisi d’appliquer l’article 13 ont privilégié l’option A (seules six juridictions, en plus de la France, ont retenu la B) ;

– l’option A peut être vue comme plus ambitieuse contre les abus, compte tenu de l’exigence d’une démonstration de la nature préparatoire ou auxiliaire de l’activité pour bénéficier de l’exception à la qualification d’établissement stable. Dans le cadre de l’option B, en revanche, une activité listée bénéficie nécessairement de l’exception, quand bien même elle ne serait ni préparatoire, ni auxiliaire.

Néanmoins, la position française paraît opportune dans la mesure où elle est celle qui offre aux contribuables la plus grande sécurité juridique possible parmi les deux options offertes, en définissant ab initio les exceptions à la qualification d’établissement stable (là où l’option A repose sur une condition particulièrement subjective). Il s’agit au demeurant de la rédaction en vigueur dans les CDI actuelles et donc connue des entreprises.

Cette préoccupation de sécuriser les contribuables ne doit nullement être interprétée comme un recul français face aux pratiques d’évasion ou comme une forme de laxisme : l’option B n’offre pas un blanc-seing aux entreprises qui chercheraient abusivement à éluder l’impôt dû. Au demeurant, la lutte contre l’évasion fiscale ne doit pas se traduire par l’adoption de règles floues et à géométrie variable. Les opérateurs économiques, qui n’ont pas une vocation naturelle à l’abus, ont besoin de sécurité et de prévisibilité, sauf à compromettre le bon fonctionnement de l’économie. La mission d’information de votre commission des finances sur l’optimisation et l’évasion fiscales, dont les travaux sont conduits par notre collègue Jean-François Parigi et par votre Rapporteure pour avis, a pu constater ce point essentiel mais qui, malheureusement, est parfois omis.

En tout état de cause, la règle visant à lutter contre la fragmentation artificielle d’activités prévue à l’article 13§4 permettra d’éviter que l’application de l’option B ne soit mise en échec face aux abus que ladite règle entend contrer.

c.   L’application de l’article 14 contre les fractionnements artificiels de contrats : un choix contesté mais a priori légitime

● L’article 14 entend lutter contre les montages abusifs cherchant à éviter la qualification d’établissement stable en fractionnant irrégulièrement des contrats portant sur une opération pour laquelle la CDI prévoit qu’au-delà d’une certaine durée, il y a établissement stable ([70]).

i.   Le dispositif de l’article 14 : contrer l’évitement d’établissement stable

Les conventions fiscales prévoient généralement que, pour être considéré comme un établissement stable au sens de leurs stipulations, un chantier doit dépasser une certaine durée (à titre d’exemple, douze mois s’agissant des conventions conclues par la France avec l’Irlande et l’Australie, six mois dans le cadre de la convention avec le Chili ou avec le Brésil). Pour éluder une telle qualification, des entreprises peuvent artificiellement fractionner des contrats pour que l’exécution de chacun d’entre eux n’excède pas la borne temporelle prévue par la convention.

Afin de se prémunir de tels abus, l’article 14 prévoit d’additionner non seulement les durées d’exercice des activités de construction, de surveillance et de conseil réalisées par une entreprise donnée, mais aussi les périodes d’exercice des activités qui leur sont connexes et qui sont réalisées sur le même chantier par des entreprises étroitement liées à la première, sous réserve que chacune de ces activités (principales et connexes) soit exercée pendant une période supérieure à 30 jours.

L’addition de ces périodes de plus de 30 jours facilite ainsi le dépassement de la période prévue dans la convention et donc la reconnaissance d’un établissement stable.

● La France, comme environ un tiers des juridictions signataires, a choisi d’appliquer cet article et n’a donc formulé aucune réserve.

ii.   Un dispositif qui ne devrait pas modifier la situation des géants français de la construction

Ce choix a été abondamment commenté, certains y voyant une erreur stratégique au détriment des entreprises françaises et des recettes fiscales de l’État. Sans nier toute légitimité aux fondements sous-jacents de ces critiques, sur lesquels votre Rapporteure reviendra dans le cadre d’une réflexion plus globale ([71]), il convient de noter que, s’agissant de la situation particulière des chantiers, la position française ne paraît pas, a priori, mériter les objections et doutes précédemment évoqués (qui n’avaient au demeurant pas été soulevés par leurs auteurs lorsque ces derniers ont été consultés dans le cadre des travaux préparatoires de la France).

● Les CDI conclues par la France prévoient déjà dans la plupart des cas une durée au-delà de laquelle un chantier est qualifié d’établissement stable. Souvent de douze ou six mois ([72]), cette durée peut être inférieure (trois mois avec le Nigeria, par exemple). Certaines CDI ne prévoient même aucune durée (notamment celles conclues avec le Cameroun et la Côte d’Ivoire) ([73]).

Le tableau suivant fait état de ces durées s’agissant des CDI couvertes par la Convention multilatérale et liant la France à une juridiction ayant également retenu l’application de l’article 14.

durÉe au-delÀ de laquelle un chantier est qualifiÉ d’Établissement stable

Juridiction avec laquelle la CDI est conclue

Durée prévue dans la CDI

Argentine

6 mois

Arménie

12 mois

Australie

12 mois pour chantier

6 mois pour surveillance dans le cadre d’un chantier

Burkina Faso

Aucune

Cameroun

Aucune

Colombie

6 mois

Côte d’Ivoire

Aucune

Égypte

6 mois

Gabon

6 mois

Inde

6 mois

Indonésie

6 mois

Irlande

12 mois

Israël

12 mois

Koweït (1)

6 mois

Lituanie

12 mois

Nigéria

3 mois

Nouvelle-Zélande

12 mois

Pays-Bas

12 mois

Roumanie

18 mois

Russie

12 mois

Sénégal

Aucune

Serbie (2)

12 mois

Slovaquie (3)

Exclusion des chantiers de la qualification d’établissement stable

Tunisie

6 mois

3 mois dans certaines hypothèses (4)

Source : commission des finances, à partir des conventions fiscales conclues par la France.

(1) La notification française de la CDI conclue avec le Koweït ne vise, en l’état, que la convention elle-même et non les avenants ultérieurs de 1989 et 1994. L’article sur l’établissement stable (article 5 A), résulte de l’avenant de 1989. Le Koweït, quant à lui, a bien visé l’ensemble des documents dans sa notification. La couverture effective de cette CDI par la Convention multilatérale interviendra donc bien sous réserve d’une correction des notifications.

(2) Application de la convention conclue entre la France et la Yougoslavie le 28 mars 1974.

(3) Application de la convention conclue entre la France et la Tchécoslovaquie le 1er juin 1973.

(4) Durée de 3 mois pour les opérations temporaires de montage ou les activités de surveillance s’exerçant sur le chantier et faisant suite à la vente de machines ou d’équipements si les frais de montage ou de surveillance dépassent 10 % du prix des machines ou équipement.

Si la France dispose de champions nationaux dans le domaine du bâtiment et des travaux publics, les chantiers qu’ils peuvent être amenés à réaliser à l’étranger portent, eu égard à leur ampleur, souvent sur une durée supérieure à celles des CDI, a fortiori si celle-ci n’est que de trois mois, voire inexistante.

La qualification d’établissement stable paraît donc déjà être retenue en application des CDI existantes, sans qu’il soit besoin pour ce faire d’additionner les durées des différentes activités principales et connexes.

Enfin, rappelons que quatre des CDI précédemment mentionnées contiennent déjà un dispositif similaire à celui prévu à l’article 14 pour lutter contre les fractionnements abusifs de contrats ([74]). Ce dernier ne constitue donc pas une innovation totale pour le réseau conventionnel français et les entreprises françaises.

● Au demeurant, si certains pourraient craindre que l’article 14 puisse étendre excessivement la qualification d’établissement stable à des situations normales sur les plans organisationnel et commercial, telle la division d’un chantier en lots, il convient de rappeler que lobjectif de cet article est de lutter contre les fractionnements abusifs. Or, les commentaires publiés par l’OCDE à l’appui de la version 2017 de son modèle convention fiscale font expressément état de l’approche anti-abus du dispositif anti-fractionnement que reprend l’article 14 ([75]).

Il ne devrait donc pas y avoir d’application excessive de l’article 14, qui serait réservé aux schémas abusifs et donc aux fractionnements de contrats réalisés non dans le cadre normal des chantiers, mais à des fins fiscales.

iii.   La nécessaire évaluation de l’impact du dispositif et le suivi de son application

L’article 14 ne devrait donc pas, sur ce point, entraîner de bouleversement sur les équilibres conventionnels actuels au détriment de la France ou de ses entreprises.

Une confirmation explicite de cette absence d’impact ne serait pas superflue et devrait, d’une manière générale, être systématisée.

Rappelons à cet égard que la secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances, Mme Delphine Gény-Stephann, a fait part devant le Sénat de l’engagement du Gouvernement à veiller à ce que cet article ne puisse être détourné par certaines juridictions à des fins d’attrition des bases fiscales françaises à leur profit ([76]).

Les préoccupations sur l’intérêt français de retenir ou non cet article – et plus généralement la question de l’évaluation économique de l’incidence des choix français – fait l’objet de développements approfondis dans la dernière partie du présent avis (cf. infra, IV, C.)

d.   L’application de l’article 15 précisant la notion d’entreprises étroitement liées

● Dernier article de la partie IV relative à l’évitement de la qualification d’établissement stable, l’article 15 précise la notion d’entreprises étroitement liées figurant aux articles 12, 13, et 14.

Une personne est considérée comme étroitement liée à une entreprise si l’une est sous le contrôle de l’autre ou si elles se trouvent toutes les deux sous le contrôle des mêmes personnes (ce contrôle étant retenu à partir d’une détention de plus de 50 % des droits et participations effectifs dans l’autre personne).

● La France, en cohérence avec son volontarisme affiché vis-à-vis de la partie IV de la Convention, n’a formulé aucune réserve sur cet article.

4.   L’application intégrale des améliorations apportées aux procédures de règlement amiable

Les articles 16 et 17, qui constituent la partie V de la Convention multilatérale, transposent l’action 14 du projet « BEPS » sur le renforcement et l’amélioration des procédures de règlement amiable des différends.

a.   L’absence de réserve sur l’article 16 refondant la procédure de règlement amiable des différends

● L’article 16 détermine les modalités de la procédure amiable ([77]), à travers laquelle deux juridictions liées par une CDI s’efforcent de résoudre les difficultés résultant de la convention, sur demande d’un contribuable qui s’estime lésé. Rappelons que cet article est une norme minimale.

La procédure amiable est ouverte non seulement dans le cas où un contribuable d’une juridiction fait face à une double imposition, mais aussi s’il estime supporter une imposition incompatible avec les stipulations de la convention.

Concrètement, il appartient à ce contribuable, dans un délai de trois ans à compter de la notification de la mesure d’imposition contestée, de saisir les autorités compétentes de l’une des juridictions contractantes. Si elles ne sont pas en mesure de résoudre la situation elles-mêmes, ces autorités s’accordent avec celles de l’autre juridiction pour aboutir à un accord amiable. La procédure amiable est faite indépendamment des recours prévus par le droit interne de chaque juridiction (et ne suppose donc pas l’épuisement de ces derniers pour pouvoir être activée).

● Standard minimum, l’article 16 n’est pas facultatif. Toutefois, des juridictions peuvent décider de ne pas l’appliquer tel quel si certaines conventions satisfont déjà à ce standard ou si elles s’engagent à le satisfaire.

La France n’ayant formulé aucune réserve de ce type, l’article 16 s’appliquera aux CDI notifiées ([78]).

b.   L’application de l’article 17 sur les ajustements corrélatifs

● L’article 17 porte sur les « ajustements corrélatifs », consistant pour une juridiction à tenir compte des décisions rendues par l’autre juridiction contractante sur une situation d’imposition donnée afin d’éviter que les mêmes bénéfices se trouvent imposer deux fois ([79]).

L’ajustement corrélatif prévu à cet article n’est pas requis pour satisfaire la norme minimale de l’action 14 du projet « BEPS » (il s’agit d’une bonne pratique).

● La France n’a formulé aucune réserve sur cet article 17 (comme environ un tiers des juridictions signataires).

5.   La volonté française d’appliquer la partie VI optionnelle relative à l’arbitrage obligatoire contraignant

Composant la partie VI de la Convention multilatérale, les articles 18 à 26 sont consacrés à la procédure facultative d’arbitrage obligatoire. Contrairement aux autres stipulations de la Convention, qui s’appliquent par défaut sauf si une réserve est formulée, la partie VI est purement optionnelle : pour s’appliquer, elle doit avoir fait l’objet d’une option expresse en ce sens de la part des juridictions, ainsi que le prévoit l’article 18.

En application de cet article, la France a opté pour l’application de l’arbitrage obligatoire. En l’état des informations disponibles, cette partie VI, retenue par 28 juridictions, devrait enrichir plus de 150 CDI ([80]).

a.   L’intérêt de l’arbitrage obligatoire contraignant

● À la différence d’une procédure amiable qui associe les deux juridictions en vue d’un accord mutuel, l’arbitrage consiste à transférer le soin de décider du cas à une instance extérieure, la commission arbitrale. C’est le contribuable à l’origine de l’engagement de la procédure amiable qui est à l’initiative de la procédure arbitrale, celle-ci ne pouvant être engagée que s’il en fait la demande. Sauf exceptions limitativement énumérées, la décision arbitrale revêt un caractère juridiquement contraignant.

C’est là l’un des principaux atouts de l’arbitrage prévu par la Convention par rapport au règlement amiable (en plus de l’indépendance et de l’impartialité des arbitres) : le fait qu’il soit assorti d’une obligation de résultat (c’est-à-dire résoudre le différend dans un sens donné) et non, comme la procédure amiable, d’une simple obligation de moyens (consistant à tout faire pour s’accorder mais sans obligation d’aboutir).

Pour les entreprises, l’arbitrage « offre toutes les garanties nécessaires et conduit à des décisions beaucoup plus fermes équilibrées », ainsi que le soulignait en juin 2017 le directeur des affaires fiscales et douanières du groupe Michelin, M. Pascal Médard ([81]).

Cette procédure est également une assurance pour les juridictions face à des pays qui, peu friands des règlements amiables, font traîner les choses (certes, de tels pays n’auront probablement pas opté pour l’application de la partie VI, mais ici aussi l’espoir d’une extension progressive, par capillarité, à d’autres CDI, n’est pas illusoire et doit être entretenu).

Enfin, le principe même d’aboutir à une résolution d’un litige est, en soi, une source de satisfaction dans la mesure où l’incertitude est levée, quel qu’en soit le sens. Si personne n’aime perdre, les pays comme les entreprises préfèrent être fixés une bonne fois pour toute plutôt que de rester dans l’expectative, de mobiliser des moyens humains et financiers et de focaliser une partie de leur attention sur un différend.

● L’arbitrage est surtout recherché par les pays développés, de nombreux pays émergents s’y refusant au motif qu’ils y voient une perte de souveraineté fiscale (ces pays émergents sont souvent également peu allants vis-à-vis du règlement amiable entre juridictions). Cette recherche s’explique par les atouts de l’arbitrage, qui offre essentiellement la possibilité de résoudre de façon satisfaisante et rapide un litige qui, sans cela, pourrait traîner.

La frilosité, voire l’opposition, des pays émergents, outre l’argument déjà mentionné, réside dans la crainte d’une attrition de recettes à travers un arbitrage couru d’avance en leur défaveur – ce qui est tout sauf assuré compte tenu de l’indépendance et de l’impartialité des arbitres – mais aussi par leurs pratiques fiscales nationales qui, plus souvent qu’on ne l’imagine, sont en totale contradiction avec les CDI qu’ils ont conclues. C’est, là, la peur de perdre à coup sûr du fait d’une violation conventionnelle qui motive le refus de l’arbitrage ([82]).

Une telle situation n’est satisfaisante ni pour l’autre juridiction, qui se voit privée de recettes légitimes, ni pour l’entreprise, plongée dans l’incertitude, ni pour le droit international, qui est méconnu, ni – en dernière analyse – pour le pays en question, qui voit son image dégradée.

● Il est important que de nombreux pays européens et plus généralement des pays ayant une fiscalité comparable à la France aient retenu l’application de l’arbitrage obligatoire et contraignant : c’est avec ces pays que la majorité des procédures amiables concernant la France sont engagées. L’arbitrage offre l’assurance que ces procédures ne s’enliseront pas.

b.   Les modalités d’arbitrage prévues

● Le cœur de cette partie VI réside à l’article 19, précisant les modalités d’arbitrage, qui s’appliquera si, à l’issue d’un certain délai à compter du lancement de la procédure amiable entre deux juridictions, aucun accord n’est trouvé.

Le délai à l’expiration duquel l’arbitrage peut être lancé est fixé, par défaut, à deux ans ; il peut être suspendu dans certaines hypothèses ([83]).

La France, comme le lui permet l’article 19§11, a décidé d’opter pour un délai de trois ans et non de deux, pour assurer à la procédure amiable une durée suffisante pour lui permettre d’aboutir.

Elle a également choisi de retenir la possibilité de ne pas soumettre un cas à arbitrage ou de mettre un terme à la procédure arbitrale si une juridiction a rendu sur la question en cause une décision ou, pour la seconde hypothèse, si une telle décision juridictionnelle est intervenue avant la communication par la commission arbitrale de sa décision (en application de l’article 17§12).

● Les articles 20 à 25 portent sur les modalités concrètes de la procédure d’arbitrage :

– désignation des arbitres en application de l’article 20, qui prévoit que la commission arbitrale est composée de trois experts en fiscalité internationale devant présenter des garanties d’impartialité et d’indépendance (notamment vis‑à‑vis des administrations fiscales nationales). Chacune des juridictions contractantes nomme un arbitre, ces deux arbitres nommant à leur tour le président de la commission, qui ne peut être résident ou ressortissant de l’une des deux juridictions (ces modalités de nomination assurent une indépendance et une impartialité des arbitres et prémunissent la procédure autant que possible d’interférences politiques et d’ingérences des administrations fiscales nationales) ;

– confidentialité de la procédure, garantie à l’article 21, qui étend également aux arbitres et à trois de leurs collaborateurs le droit de communication des informations en application des règles pertinentes relatives à l’échange de renseignements ;

– fin anticipée de la procédure arbitrale en application de l’article 22, si un accord amiable a finalement été trouvé entre les juridictions ou si le contribuable à l’origine de l’affaire a retiré sa demande arbitrale ou de procédure amiable (il convient de noter qu’un autre motif de cessation anticipée de la procédure arbitrale est prévu à l’article 23§5, si la personne à l’origine de la procédure ou son conseil a enfreint de manière importante les règles de confidentialité) ;

– méthode d’arbitrage, l’article 23 offrant deux options (en dehors d’un accord entre juridictions pour convenir de règles différentes de celles prévues à cet article) :

La France a opté pour la méthode de la meilleure offre, mais n’a pas formulé la réserve prévue à l’article 23§3 permettant d’exclure l’application de l’arbitrage aux CDI conclues avec des juridictions ayant opté pour la méthode de l’opinion indépendante. En conséquence, la méthode de la meilleure offre s’appliquera avec les juridictions ayant fait ce choix, et celle de l’opinion indépendante sera acceptée vis-à-vis des juridictions l’ayant retenue. L’application la plus large possible de l’arbitrage est ainsi assurée ;

– l’article 24 porte sur la possibilité pour des juridictions de s’accorder sur une solution différente de celle rendue par la commission arbitrale (dans les trois mois à compter de celle-ci) ;

– l’article 25 précise les aspects financiers de l’arbitrage (répartition des coûts entre les juridictions contractantes) ;

– l’article 26 porte sur la mécanique d’application de la partie VI aux CDI couvertes (« article balai », là où dans le reste de la Convention ces éléments sont prévus à chaque article).

L’article 36, enfin, porte sur les modalités d’application de la partie VI. La France a décidé de l’exclure des cas soumis à l’autorité compétente d’une juridiction avant la prise d’effet de la Convention multilatérale à l’égard de l’ensemble des juridictions parties à la CDI couverte concernée (sauf accord amiable entre les juridictions).

● Ainsi qu’il a été vu, la France retient une application large de la partie VI, seules deux réserves sur des aspects procéduraux ayant été formulées (en application des paragraphes 11 et 12 de l’article 19).

6.   Synthèse des positions françaises sur la Convention multilatérale

Le tableau suivant dresse, pour chaque article de fond, la synthèse des choix faits par la France et les motivations de ces choix ([85]).

synthÈse des positions françaises

(sur la base des notifications réalisées au 22 mars 2018)

Article

Contenu

Position
de la France

Motivation des choix français
(d’après l’étude d’impact)

3

Subordonne la reconnaissance de la qualité de résident à une entité fiscalement transparente à la circonstance que ses revenus soient effectivement traités comme ceux d’un résident et imposés comme tels

Réserve

Cet article ne représenterait pas un progrès dans la lutte contre lévitement fiscal et pourrait entraîner des difficultés eu égard à certaines spécificités du droit français (mais son introduction au cas par cas nest pas exclue)

4

Modalités de détermination de la résidence, au sens d’une convention fiscale, d’une personne morale résidant dans les deux juridictions parties (traitement des conflits de résidence)

Réserve

Les nouveaux critères déterminant la résidence ne représentent pas un progrès et induisent une insécurité juridique pour les contribuables

5

Éviter la double non-imposition ou la non-imposition associée à une déduction

Réserve

Article déjà satisfait par les CDI conclues par la France

6

Modification du préambule des conventions couvertes pour consacrer la finalité de celles-ci : élimination de la double imposition sans non-imposition ; sur option, promotion des relations économiques et de la coopération fiscale

Standard minimum pour le §1 ;
application du §3

Le §3 apporte un complément bienvenu

7

Clause anti-abus écartant le bénéfice des avantages conventionnels en cas d’abus (trois clauses proposées)

Standard minimum ;

application du critère des objectifs principaux

Le critère des objectifs principaux est voisin de la notion française d’abus de droit et présent dans les récentes CDI

8

Bénéfice des régimes favorables d’imposition des dividendes perçus subordonné à une condition de durée minimale de détention des participations (365 jours)

Aucune réserve

Outil bienvenu pour lutter contre certains schémas abusifs

9

Imposition des plus-values tirées de participations dans des entités à prépondérance immobilière dans la juridiction des immeubles ; appréciation de la prépondérance immobilière sur 365 jours

Aucune réserve

Outil familier de la France et complété par une appréciation fondée sur une durée bienvenue pour lutter contre certains schémas abusifs

10

Exclusion des avantages d’une convention conclue entre deux juridictions pour des revenus rattachables à un établissement stable situé dans une troisième juridiction et y sont insuffisamment imposés

Réserve

Difficultés d’articulation avec les stipulations des CDI sur l’établissement stable
La clause anti-abus de l’article 7 pourra satisfaire l’objectif poursuivi par l’article 10

11

Énumération des dix exceptions limitatives au droit pour une juridiction d’imposer ses propres résidents

Réserve

Article déjà satisfait par les CDI conclues par la France, qui tiennent compte des spécificités françaises

12

Extension de la qualification d’établissement stable aux agents dépendants jouant dans la conclusion d’un contrat un rôle principal, sans exigence d’engagement juridique de l’entreprise étrangère par ces agents

Aucune réserve

Outil bienvenu pour lutter contre certains schémas abusifs

13

Application de l’exception à la qualification d’établissement stable subordonnée à la démonstration de la nature spécifique des activités (option A) ou définition préalable des activités exclues (option B)

Aucune réserve ;

application de l’option B

L’option B est celle figurant actuellement dans les CDI et garantit une sécurité juridique maximale pour les contribuables

14

Addition des périodes d’exercice d’activités réalisées au titre d’un chantier (activités principales et connexes) pour apprécier le seuil de durée qualifiant un établissement stable

Aucune réserve

Outil bienvenu pour lutter contre certains schémas abusifs

15

Précision sur la notion de personne étroitement liée à une entreprise pour l’application des articles 12 à 14

Aucune réserve

Application cohérente avec les choix sur les articles 12 à 14

16

Cas et conditions de mise en œuvre d’une procédure amiable (délai de trois ans à compter de l’imposition litigieuse)

Standard minimum

Correspond aux pratiques actuelles de la France

17

Mise en œuvre par une juridiction du dégrèvement applicable à une entreprise en cas de rectification par l’autre juridiction du résultat d’une entreprise liée

Aucune réserve

Outil bienvenu pour les contribuables et correspondant aux pratiques actuelles de la France

18

Application de la partie VI relative à l’arbitrage (seulement entre les juridictions ayant opté en ce sens)

Option pour application

Opportunité de l’arbitrage

19

Définition des modalités d’arbitrage en cas d’échec total ou partiel de la procédure amiable

Application sous réserve d’un enclenchement de l’arbitrage après 3 ans et non 2 ans

Déclencher l’arbitrage après 3 ans et non 2 assure un délai suffisant à la procédure amiable

20

Modalités de désignation des membres de la commission d’arbitrage (composée de trois experts) sauf accord des juridictions pour des modalités différentes

Aucune réserve

Application cohérente avec le choix de retenir l’arbitrage

21

Précision sur les règles de confidentialité applicables aux renseignements communiqués aux arbitres et à leurs collaborateurs

Aucune réserve

Application cohérente avec le choix de retenir l’arbitrage

22

Fin de la procédure d’arbitrage en cas d’accord amiable ou de retrait par le contribuable de la demande d’arbitrage ou de procédure amiable

Aucune réserve

Application cohérente avec le choix de retenir l’arbitrage

23

Choix par la commission d’arbitrage de la meilleure offre parmi les offres de chaque juridiction, sauf accord de celles-ci pour une méthode différente

Application ;
choix pour la méthode de la meilleure offre ; acceptation de l’application de l’opinion indépendante

Méthode de la meilleure offre jugée plus performante
Acceptation de l’application de l’opinion indépendante pour assurer l’effectivité maximale de l’arbitrage

24

Non-application de la décision arbitrale en cas d’accord des juridictions pour une solution différente

Aucune réserve

Offre une souplesse

25

Modalités de partage des coûts entre les juridictions

Aucune réserve

Application cohérente avec le choix de retenir l’arbitrage

26

Application des stipulations de la partie VI à la place des stipulations existantes ; non-application aux procédures arbitrales déjà engagées en application d’une autre convention

Aucune réserve

Remplacement par les clauses de la Convention de l’ensemble des clauses des CDI pour assurer la cohérence du réseau conventionnel

36

Modalités de prise d’effet de l’arbitrage obligatoire

Application ;
non-application de la partie VI aux cas antérieurs à l’entrée en vigueur de la Convention

Cohérence de n’appliquer l’arbitrage qu’aux cas nés postérieurement à l’entrée en vigueur de la Convention vis-à-vis des deux parties à la CDI

Source : commission des finances, à partir des éléments figurant dans l’étude d’impact du projet de loi et dans la note explicative de la Convention.

C.   les choix français traduisent une ambition nÉcessaire et opportune contre l’Évasion fiscale

Après avoir présenté en détail les choix de la France, des observations terminales paraissent devoir être faites sur l’économie générale de la position française, notamment eu égard à certaines critiques formulées contre des choix trop larges ou potentiellement nuisibles à la France et à ses entreprises.

1.   Les choix ambitieux de la France sont cohérents avec sa politique nationale et internationale contre l’évasion fiscale

Quitte à rappeler une évidence, la Convention multilatérale s’inscrit dans le cadre des travaux « BEPS » de l’OCDE et est un outil efficace contre l’évasion fiscale et les pratiques abusives que certains contribuables ou juridictions peuvent adopter.

Pour ce simple motif, une volonté d’appliquer le plus largement possible la Convention ne saurait par principe faire l’objet de contestations.

Moteur sur les sujets d’évasion fiscale sur la scène européenne et au plan international, la France ne pouvait, sauf à risquer de décrédibiliser l’ensemble de son action, se montrer pusillanime. Les choix qu’elle a effectués, qui viennent d’être présentés en détail, traduisent la volonté française de se montrer ferme et intraitable contre les comportements qui réduisent les recettes publiques, renforcent les inégalités et nuisent à tous, sauf à ceux qui s’y livrent avec cynisme.

2.   L’économie générale des choix français ne traduit ni isolement, ni naïveté et est cohérente avec notre pratique conventionnelle

● Contrairement à ce qui peut parfois être présenté, la France n’a pas retenu une vision maximaliste de l’application de la Convention. Ainsi qu’il a été vu, elle a formulé des réserves sur plusieurs articles. S’il est vrai que ses choix restent malgré tout larges, la France n’est pas isolée dans cette situation.

D’importants pays sud-américains comme l’Argentine, le Chili ou la Colombie ont fait des choix conduisant à une application relativement étendue de la Convention multilatérale aux CDI conclues avec la France.

Les choix français conduiront également à des évolutions substantielles des CDI conclues avec l’Italie et l’Espagne, parmi d’autres juridictions européennes, montrant que la France n’est pas isolée au sein de l’Union européenne.

Les clauses arbitrales s’appliqueront à des juridictions ayant parfois des réputations dégradées en matière fiscale, comme Malte, l’île Maurice ou le Luxembourg, garantissant une amélioration dans le règlement des différends pouvant naître avec ces pays. Plus généralement, l’introduction de l’arbitrage obligatoire est une avancée saluée par les entreprises en ce qu’elle améliorera significativement les règlements des différends entre juridictions du fait de l’intervention de tiers impartiaux et indépendants et d’une obligation de résultat dont la procédure amiable est dépourvue. Notons d’ailleurs qu’ont également retenu ce dispositif les principaux partenaires français tels que l’Allemagne, le Canada, l’Italie, l’Espagne, les Pays‑Bas, le Portugal, la Suède, la Suisse ou encore le Royaume-Uni (les CDI liant notre pays à l’Allemagne et au Royaume-Uni ne seront toutefois pas modifiées par la partie VI de la Convention multilatérale en raison de réserves formulées par ces pays, visant à exclure les conventions fiscales contenant déjà des stipulations relatives à l’arbitrage – ce qui est le cas des deux CDI mentionnées) ([86]).

Enfin, la CDI franco-néerlandaise sera substantiellement modifiée, les Pays-Bas ayant fait montre dans leur choix d’une ambition particulièrement prononcée. Ils ont d’ailleurs retenu une application de la Convention beaucoup plus large que la France, en formulant moins de réserves. L’ampleur des choix néerlandais, alors que ce pays souffre souvent d’une image négative sur le plan fiscal, témoigne de l’évolution que souhaitent connaître les Pays-Bas.

Ces quelques exemples montrent que la France, loin de pécher par excès de zèle, a retenu une approche qui n’est pas éloignée de celle de bon nombre d’autres pays.

● Au demeurant, ainsi qu’il a été vu, les choix français ont obéi à un certain réalisme, que traduisent les réserves formulées, et ne sont pas empreints de naïveté.

Seules les évolutions identifiées comme apportant un progrès à l’état du droit conventionnel en matière de lutte contre l’évasion fiscale (et la double imposition) ont été retenues.

N’ont en revanche pas été retenues :

– les stipulations déjà couvertes par les CDI conclues par la France, comme l’article 5 ;

– les stipulations présentant une insécurité juridique pour les contribuables, comme l’article 4 qui prévoit de nombreux nouveaux critères pour déterminer la résidence fiscale, ou l’option A prévue à l’article 13 sur les exceptions à la qualification d’établissement stable ;

– les stipulations présentant des risques d’articulation avec des conventions existantes ou des situations internes, comme l’article 3 sur les entités transparentes et l’article 10 sur les établissements stables situés dans une juridiction tierce à une CDI.

Les choix français ne traduisent donc nullement une vision dogmatique et maximaliste.

3.   Seuls des choix relativement larges peuvent donner une impulsion à nos partenaires et aboutir à une évolution positive

En tout état de cause, ne pas retenir un article au motif que les autres pays ne l’ont pas fait ne semble pas être un argument recevable. Il convient en effet de rappeler, à titre liminaire, que les choix français (comme au demeurant les choix des autres pays) sont dictés par la pratique conventionnelle nationale et la législation interne.

Ce postulat étant rappelé, votre Rapporteure souhaiterait faire les observations complémentaires suivantes.

● D’une part, si les autres pays n’ont pas choisi d’appliquer un article, le fait que la France ait décidé de le faire sera sans effet, ainsi qu’il a été vu dans le cadre de l’analyse du fonctionnement de la Convention.

● D’autre part, retenir des choix ambitieux est le seul moyen de faire avancer concrètement la lutte internationale contre l’évasion fiscale.

Si tous les pays tenaient un raisonnement selon lequel l’exclusion d’une stipulation par de nombreux pays doit conduire à ne pas retenir ladite stipulation, la Convention multilatérale resterait lettre morte. Ainsi, sans critiquer le principe des réserves – la France en a d’ailleurs formulé là où elle le jugeait utile –, avoir une approche excessivement prudente priverait d’effet les modifications permises par la Convention.

Par ailleurs, le fait que la France choisisse d’appliquer de nombreux dispositifs intéressants envoie un signal important à l’égard de nos partenaires et pourrait faire évoluer la position de ces derniers.

Il s’agit également d’un élément de cohérence politique dans le cadre de négociations bilatérales et dans l’évolution des choix de nos partenaires, notamment pour lever des réserves.

Rappelons à cet égard, à titre d’exemple, que le Luxembourg a exclu l’article 12 dans le cadre de la Convention multilatérale mais a retenu son dispositif dans la renégociation de la CDI le liant à la France. Si cette dernière avait décidé de ne pas appliquer cet article au motif que d’autres pays ne le faisaient pas, il est vraisemblable que la CDI franco-luxembourgeoise n’aurait pas évolué sur ce point dans la direction positive qu’elle a empruntée.

Dans le même esprit, comment la France pourrait-elle espérer une levée de la réserve irlandaise sur ce même article 12 si elle-même ne le retenait pas ?

● Enfin, il convient de rappeler qu’à l’exception des six juridictions qui, au 5 juin 2018, avaient déposé leur instrument de ratification, les choix notifiés par chaque juridiction revêtent un caractère provisoire, seul le dépôt de l’instrument de ratification auprès de l’OCDE étant définitif. Des évolutions sont donc envisageables. À cet égard, il n’est pas exclu que des juridictions, en voyant les choix faits par d’autres, lèvent des réserves lors du dépôt de leur instrument.

La crédibilité politique de la France et l’application la plus large possible de la Convention multilatérale militent donc pour des choix ambitieux, sans quoi sa voix sur les scènes européenne et internationale sur les sujets d’évasion fiscale verrait sa portée substantiellement réduite.

L’ensemble de ces éléments étant précisés, votre Rapporteure souhaite ajouter qu’il ne saurait en être déduit une vision idyllique et parfaite de la Convention multilatérale. Plusieurs points appellent une vigilance particulière, ce que la dernière partie du présent avis établit.

IV.   Les points de vigilance : sÉcuritÉ juridique des contribuables, information du Parlement et prÉservation des intÉrÊts français

Le caractère ambitieux et inédit de la Convention multilatérale, qu’il s’agisse de son principe, de ses modalités d’application ou de son contenu, est indéniable et devrait susciter une adhésion unanime. Il ne doit cependant pas dissimuler certaines difficultés susceptibles de se faire jour au gré de l’application de l’instrument, ni masquer des points appelant une vigilance particulière.

A.   La question cruciale de la sÉcuritÉ juridique : lisibilitÉ et opposabilitÉ des conventions bilatÉrales modifiÉes

1.   Les difficultés de lisibilité des conventions modifiées et les garanties prévues

La Convention multilatérale, cela a été indiqué, tend à modifier rapidement les conventions qu’elle couvrira. Elle est donc, en elle-même, peu utile comme instrument juridique pour les contribuables, dans la mesure où elle ne peut être lue et appliquée qu’à travers les CDI qui seront modifiées en conséquence.

Or, eu égard à la variété des configurations dépendant des décisions des juridictions, l’intelligibilité de la norme fiscale applicable aux opérations transnationales présente une acuité toute particulière.

Actuellement, les CDI sont publiées par les autorités compétentes de chacune des juridictions, et leur contenu ne fait aucun doute dans la mesure où il est le fruit d’un accord bilatéral mutuel. Avec la Convention en revanche, les choix d’un pays peuvent rester lettre morte vis-à-vis de certaines conventions mais s’appliquer à d’autres, en fonction des choix des autres pays. 

Pour assurer aux contribuables (mais aussi aux juridictions) une lisibilité optimale des CDI, plusieurs initiatives ont été prises ou seront lancées, qui témoignent de l’importance accordée par tous les acteurs à cette question cruciale :

– l’OCDE, sur son site, fournit une base de données complète dans laquelle est disponible un outil permettant de voir, pour chaque CDI, quelles seront les stipulations de la Convention multilatérale qui s’appliqueront (le contenu intégral de cette correspondance, s’agissant des 61 CDI couvertes notifiées par la France, figure en annexe au présent avis) ;

– l’OCDE prévoit également de publier un « texte synthétisé » (« synthesized text » en anglais), correspondant schématiquement au texte de la CDI indiquant les modifications apportées par la Convention multilatérale. Le format devrait probablement être voisin de celui des mises à jour du modèle de convention et des commentaires de l’OCDE (qui est proche d’un suivi des modifications) ;

– le décret français de publication de la Convention multilatérale contiendra un lien vers le site de l’OCDE ;

– sur le site Légifrance, chaque CDI couverte sera accompagnée d’une mention précisant qu’elle fait l’objet d’une modification par la Convention multilatérale, renvoyant là encore au site de l’OCDE et au Bulletin officiel des finances publiques (BOFiP) ;

– les agents de la Direction générale des finances publiques (DGFiP) bénéficient d’actions de formation afin de garantir de leur part une réponse optimale aux interrogations que pourraient avoir les contribuables ;

– enfin, l’administration fiscale actualisera sa doctrine fiscale consultable gratuitement en ligne sur le BOFiP pour présenter, pour chaque convention, les modifications introduites par la Convention multilatérale et le nouveau contenu des CDI dans une version consolidée de cette dernière, comme s’y est d’ailleurs engagée devant le Sénat la secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances, Mme Delphine Gény-Stephann ([87]). Ces instructions mises à jour, comme le reste du BOFiP, seront opposables à l’administration.

En plus de ces informations, l’administration fiscale française, à travers le système des rescrits, garantira aux opérateurs économiques la plus grande sécurité juridique possible, ainsi que l’a indiqué Mme Gény-Stephann devant le Sénat.

En vertu des articles L. 80 A et L. 80 B du livre des procédures fiscales, l’administration, sur demande d’un contribuable, peut prendre une position sur l’interprétation d’un texte, cette prise de position lui étant opposable. Si ces rescrits sont individuels, ils pourraient néanmoins faire l’objet d’une compilation, après anonymisation, en vue d’une publication globale présentant aux contribuables l’interprétation que fait l’administration des stipulations conventionnelles dans certains cas-types.

2.   La question de l’opposabilité des conventions consolidées

● Si l’administration publiera bien les versions modifiées des CDI, ces dernières ne lui seront pas opposables, ce qu’a confirmé la secrétaire d’État au Sénat. Comme l’a souligné M. Philippe Martin, conseiller d’État et membre du groupe de travail ayant participé à l’élaboration de la Convention multilatérale, l’article L. 80 A ne joue que pour l’application et l’interprétation d’un texte, non sur son contenu, sur la consistance même de la norme ([88]). Or, parallèlement aux éventuelles questions d’interprétation des stipulations de la Convention, cette dernière affectera la teneur proprement dite des CDI.

Un contribuable pourrait donc se trouver face à une situation dans laquelle la France aurait une lecture consolidée d’un article d’une CDI différente de celle de l’autre juridiction ou du contribuable, hypothèse envisageable notamment dans le cadre des clauses qui s’appliquent « à la place ou en l’absence », ce qui pourrait conduire à ce que certaines stipulations que le contribuable pensait voir appliquées soient en réalité exclues ou inexistantes pour l’administration française.

À titre d’exemple, la CDI franco-mexicaine contient à ses articles 11 et 12 sur les intérêts et redevances une clause anti‑abus reposant sur la règle de PPT. Bien que l’article 7 de la Convention multilatérale constitue une clause générale, il n’est pas exclu que l’un des deux pays parties ait une interprétation stricte de la clause de compatibilité de cet article et se borne à inclure l’article 7 aux seules clauses spécifiques des articles 11 et 12 de la CDI. Le contenu de la CDI serait différent – et manifestement contraire à la Convention – mais le fait que la France publie une CDI consolidée opposable sécuriserait les contribuables (dans l’exemple pris, en leur confirmant la lecture a priori normale de la Convention consistant à appliquer à tous les avantages la clause anti‑abus).

Si ces hypothèses paraissent théoriques, il semble nécessaire de disposer en tout état de cause d’un document consolidé publié doté d’une force juridique pour que les contribuables connaissent le droit en vigueur.

Plus généralement, la question de la détermination précise du contenu d’une CDI couverte sera susceptible de se poser dès lors que de la Convention multilatérale décrit les modifications qu’elle prévoit sans nécessairement les définir au mot près.

Si les versions consolidées des textes ne sont, en principe, pas opposables en tant que telles, seuls les textes successifs revêtant un tel caractère, les modifications apportées par la Convention multilatérale se distinguent de celles qu’un avenant à un traité ou un amendement à une loi entraînent : dans ces hypothèses, la modification est connue et certaine. S’agissant de la Convention multilatérale, cela vient d’être dit, la portée et le sens de la modification sont connus, en revanche sa lettre n’est pas assurée. La Convention couvre des CDI en indiquant comment les faire évoluer mais ne les amende pas directement comme peut le faire un amendement à un texte. Dès lors, seule la version consolidée de la CDI permettra de réellement connaître le contenu de cette dernière.

Votre Rapporteure considère donc qu’une réflexion sur l’opposabilité des CDI consolidées serait opportune, en vue d’une éventuelle modification législative dans le prochain projet de loi de finances. Malgré les précautions et garanties prévues, la lisibilité optimale des CDI n’est pas assurée. En outre, les instructions publiées dans le BOFiP et opposables pourraient se révéler contraires à la convention, conduisant paradoxalement à induire une insécurité juridique là où leur principe était de lutter contre.

Seule une réelle opposabilité offrira donc aux contribuables la sécurité juridique maximale qu’ils sont en droit d’attendre de l’État et qui constitue l’un des éléments fondamentaux dans l’attractivité d’un territoire.

● Le contenu de la CDI étant toutefois de la compétence des deux juridictions parties, pourrait être prévu un mécanisme de consultation de l’autre juridiction partie afin de s’assurer que la version consolidée de l’administration française correspond bien à ce qu’entendait appliquer l’administration étrangère. Cela paraît indispensable, le contenu d’une CDI devant être commun sauf à compromettre la sécurité juridique des opérateurs économiques.

Une telle consultation présenterait en outre le mérite de limiter considérablement les conflits d’interprétation et garantirait une application uniforme du texte en amont, sans attendre des difficultés ponctuelles résultant de l’application de la convention bilatérale modifiée.

Elle présenterait enfin un intérêt certain face aux violations des CDI auxquelles certaines juridictions se livrent aux fins d’accroître leurs recettes fiscales (notamment à travers l’application de retenues à la source contraires à la convention).

Des contacts en amont, bilatéraux, sur le contenu – et l’interprétation – de la CDI modifiée seraient ainsi pertinents.

3.   Les incertitudes de la portée de certaines stipulations de la Convention multilatérale et les réponses fournies par les commentaires de l’OCDE

Au-delà des éventuelles difficultés de lisibilité des CDI couvertes, la Convention multilatérale est susceptible d’induire des incertitudes sur certains dispositifs de fond, parmi lesquels ceux prévus aux articles 12 et 14 relatifs à l’établissement stable, ainsi que la clause anti-abus générale consacrée à l’article 7. Dans les deux premiers cas, l’incertitude repose sur l’application potentielle des stipulations conventionnelles à des situations ne constituant pas des abus. Dans le troisième, l’incertitude est liée à l’articulation de la clause avec l’abus de droit français ([89]).

Si ces incertitudes trouvent des éléments de réponses bienvenus dans les commentaires du modèle 2017 de convention de l’OCDE, toutes ne sont pas pour autant totalement dissipées (et il s’agit de droit souple, non de droit positif).

a.   Les incertitudes liées à l’interprétation des stipulations de l’article 12

L’article 12, ainsi qu’il a été vu, permet de lutter contre les accords de commissionnaires abusifs par lesquels des entreprises échappent à la qualification d’établissement stable de façon artificielle, en dépassant la forme juridique pour se concentrer sur la substance des activités conduites dans une juridiction.

Évolution opportune, cet article peut néanmoins susciter quelques interrogations.

● En premier lieu, certains termes peuvent paraître imprécis.

En n’exigeant plus la faculté d’engager juridiquement l’entreprise étrangère pour y substituer le fait de jouer habituellement un rôle principal dans le processus menant à la conclusion des contrats, l’article 12 fait disparaître un critère objectif et clair (l’engagement juridique) et introduit un critère subjectif au maniement délicat : que faut-il entendre par « rôle principal » ? Quelle est l’acception du caractère habituel du rôle principal ? À partir de quel seuil ces notions sont-elles réputées satisfaites ?

Parallèlement, qu’est-ce qu’une conclusion « routinière » d’un contrat de la part de l’entreprise étrangère, et que recouvre l’absence de modification importante ? Dans l’hypothèse où il serait considéré que le prix d’une prestation constitue un élément important et que sa modification, par ricochet, est qualifiée d’importante, comment éviter les contournements consistant pour l’entreprise étrangère à instruire ses agents dépendants pour proposer systématiquement des prix majorés ou minorés afin qu’elle puisse les corriger, échappant ainsi aux stipulations de l’article 12 ?

Les termes et notions retenues par la Convention sont donc souples, leur assurant une application effective large, mais cette souplesse peut introduire une insécurité juridique pour les contribuables.

Cependant, d’autres clauses de la Convention et les commentaires de l’article 5 de la version 2017 du modèle OCDE de convention peuvent apporter des éléments de réponse et de sécurisation juridique.

En premier lieu, le caractère habituel du rôle joué dans la conclusion des contrats renvoie à l’exigence d’une certaine permanence pour retenir la qualification d’établissement stable.

La nature principale du rôle dans la conclusion du contrat et l’absence de modification importante par l’entreprise étrangère correspond à l’exigence que le contrat résulte directement des actions du commissionnaire. L’article 12 vise ainsi à « englober les cas où la conclusion de contrats est manifestement le résultat direct de ces activités bien que les règles pertinentes du droit des contrats prévoient que la conclusion du contrat a lieu en dehors de cet État. Cette expression doit sinterpréter à la lumière de lobjet et du but du paragraphe 5, qui est dinclure les cas dans lesquels les activités quune personne exerce dans un pays visent la conclusion régulière de contrats devant être exécutés par une entreprise étrangère, cest-à-dire les cas dans lesquels cette personne agit comme le personnel de vente de lentreprise. Le rôle principal menant à la conclusion dun contrat sera dès lors généralement associé aux actions de la personne qui a convaincu la tierce partie de conclure un contrat avec lentreprise. » ([90])

En revanche, la notion de modification importante reste quelque peu floue. Certes, les commentaires de l’OCDE apportent quelques éléments de réponse en précisant que sont des modifications importantes celles qui changent « des aspects fondamentaux » des contrats. Néanmoins, cette précision ne permet guère d’apporter de réponse à la question sur les modifications portant sur le prix (hors abus manifestes) : le prix est un élément incontournable du contrat, à partir de quelle ampleur sa modification sera jugée importante ?

Il convient toutefois de préciser qu’en cas d’abus, par exemple consommé si est organisé un montage reposant sur des « modifications importantes » pour échapper aux nouvelles stipulations, la clause anti-abus générale prévue à l’article 7 trouvera application.

● En second lieu, et au-delà des termes retenus, le fondement sous-jacent de l’article 12 peut se révéler contestable au regard des modalités d’organisation de certaines entreprises qui se trouveraient dans le champ du dispositif sans constituer pour autant des comportements abusifs.

Tel est le cas d’une entreprise étrangère qui verrouille tellement bien ses processus commerciaux et décisionnels à travers des instructions et circulaires précises, qu’elle prive de toute autonomie les équipes locales qui se bornent alors à appliquer lesdites instructions et circulaires.

Dans une telle hypothèse, le contreseing formel apposé par l’entreprise étrangère pour consommer l’engagement juridique, loin de traduire un montage contestable aux fins d’éluder l’impôt, traduit en réalité un pouvoir fort sur ses équipes qui sont privées de toute marge de manœuvre opérationnelle. Toutefois, la lettre de l’article 12 tendrait à qualifier d’artificiel le schéma, alors qu’il ne l’est nullement ([91]).

Sauf, naturellement, à considérer que le verrouillage par la société étrangère des processus commerciaux et de décision fait que, même si les équipes locales font beaucoup, la conclusion du contrat ne saurait être considérée comme étant le résultat direct de l’activité de ces équipes : elle serait ainsi le résultat direct des instructions et directives de l’entreprise étrangère.

Par ailleurs, l’article 12 doit être lu à la lumière de l’objectif de lutter contre l’évitement fiscal et les abus.

Néanmoins, une confirmation expresse de cette analyse de la part de l’OCDE et de toute autorité compétente ne serait pas superflue.

b.   L’incertitude liée au champ d’application de l’article 14 et les réponses apportées par l’OCDE

Visant à lutter contre les fractionnements abusifs des contrats de chantier, l’article 14, tout comme l’article 12, est une avancée devant être soulignée. Cependant, tout comme l’article 12, il a pu faire l’objet d’interrogations légitimes s’agissant de son champ réel d’application et de sa possible force d’attraction de situations non abusives.

Cet article ayant fait l’objet de commentaires nourris dans le rapport de notre collègue sénateur Albéric de Montgolfier mais aussi dans la presse, il est apparu utile à votre Rapporteure d’y revenir.

Ne seront évoqués ici que les aspects juridiques relatifs au champ d’application de l’article 14 dans la mesure où des développements portant spécifiquement sur les considérations liées à l’impact éventuel de ce dispositif sur les recettes fiscales et les entreprises françaises ont déjà été présentés dans la partie III du présent avis à l’occasion de la présentation des choix détaillés de la France, ces considérations faisant par ailleurs l’objet d’une approche plus globale au point C de la présente partie IV.

● Dans les chantiers de construction ou de montage, il n’est pas rare, voire systématique, que les opérations soient scindées en différents lots, chacun portant sur un corps de métier particulier (par exemple gros œuvre, électricité, plomberie, etc.). Les entreprises titulaires des contrats (en principe à l’issue d’une procédure de sélection) sont souvent constituées en consortium ou bien disposent d’entreprises liées qui réaliseront certains des lots. La division opérationnelle n’est donc pas constitutive d’un fractionnement, mais d’une pratique normale des chantiers.

Le risque que pourrait présenter l’article 14 serait alors de considérer tout fractionnement comme abusif, en ne tenant pas compte de la réalité opérationnelle des chantiers et de leur division par lots ([92]).

● En réalité, et bien que ces interrogations soient parfaitement légitimes, l’article 14 ne devrait pas avoir un tel effet d’attraction excessive et n’a pas, en principe, vocation à jouer face à des opérations régulières et économiquement justifiées.

Pour s’en convaincre, il suffit de se reporter à la version 2017 des commentaires de l’article 5 du modèle de convention OCDE.

Le paragraphe 52 de ces commentaires, pour lutter contre les fractionnements abusifs – les abus constituant l’objet expressément mentionné du paragraphe –, propose l’introduction d’une stipulation correspondant à l’article 14 de la Convention multilatérale.

Le paragraphe 53 des mêmes commentaires, lui, précise les critères à prendre en compte pour déterminer si les activités dont la durée peut être additionnée sont connexes ou non au sens du dispositif. Rappelons que seules les activités connexes sont prises en compte en plus de l’activité principale, faisant de leur définition une question cruciale. Parmi ces critères se trouvent :

– l’identité des salariés pour l’exécution d’activités relevant de contrats distincts, élément qui à l’évidence fournit un indice sur un fractionnement abusif ;

– plus éloquent encore, le fait de savoir si les activités auraient « fait lobjet dun contrat unique en labsence de considérations de planification fiscale ».

Ce second critère montre bien que la pluralité de contrats ne sera pas nécessairement dans le champ de l’article 14, si cette pluralité n’a pas pour origine une planification fiscale.

c.   Les interrogations sur l’articulation de la clause anti-abus conventionnelle avec l’abus de droit français et la portée de cette clause

L’article 7 de la Convention multilatérale aura pour effet d’introduire dans les CDI couvertes conclues par la France une clause anti-abus générale privant du bénéfice d’un avantage conventionnel les opérations dont l’un des objets principaux est l’obtention de cet avantage.

i.   Larticulation de la clause anti-abus générale avec labus de droit français

Cette clause est proche de la notion française d’abus de droit, prévue à l’article L. 64 du livre des procédures fiscales et qui, dans l’une de ses deux branches ([93]), permet de lutter contre les opérations à motif exclusivement fiscal (et non principalement fiscal), lorsque l’intention des auteurs d’une norme a été méconnue, bien que la lettre de ladite norme soit respectée.

L’abus de droit est plus restrictif que la clause anti-abus conventionnelle, mais il emporte des conséquences autrement plus puissantes : en plus de pouvoir écarter les actes qui lui sont opposés et de redonner aux opérations leur qualification réelle ([94]), l’administration fiscale inflige des majorations conséquentes de 80 % (ou 40 % dans certaines hypothèses).

Or, l’abus de droit français ne joue pas qu’à l’égard des normes internes : il s’applique également vis-à-vis des CDI conclues par la France ; on parle alors d’abus de droit conventionnel, constaté lorsqu’un contribuable, tout en respectant la lettre des stipulations d’une CDI, en méconnaît l’esprit et poursuit un motif exclusivement fiscal :

– dès 2006, le Conseil d’État a refusé à un contribuable coupable de fraude à la loi le bénéfice d’un avantage conventionnel ([95]) ;

– en 2009, il a reconnu dans un avis de sa section des finances que les CDI ne font pas obstacle à la possibilité pour l’administration d’appliquer l’abus de droit national ([96]) ;

– finalement, le Conseil d’État a pleinement consacré l’application de la procédure de l’abus de droit aux CDI dans une décision Verdannet rendue en octobre 2017 ([97]).

La question que pose l’application de l’article 7 de la Convention multilatérale est celle de son articulation avec l’abus de droit conventionnel :

– l’abus de droit conventionnel ne joue-t-il qu’en l’absence d’une clause anti-abus générale dans la CDI, la présence d’une telle clause manifestant l’intention des juridictions contractantes de lutter contre les abus selon les modalités définies par les stipulations conventionnelles à l’exclusion de tout autre mécanisme, y compris ceux de droit interne ? ([98])

– ou au contraire, l’abus de droit conventionnel est-il complémentaire de la clause anti-abus générale, trouvant application en supplément de cette dernière si l’opération poursuit un but exclusivement fiscal ?

Cette question est tout sauf anodine : dans le premier cas, la présence d’une clause anti-abus prive d’effet l’abus de droit français, tandis que dans le second elle laisse ouverte son application. Il appartiendra aux autorités compétentes, en premier lieu l’administration fiscale sous le contrôle du juge de l’impôt, de clarifier cette situation.

Votre Rapporteure souhaite néanmoins apporter sa contribution à ce débat qui, s’il paraît très technique et aride, revêt une importance indéniable, en précisant que s’il n’est pas anormal qu’une clause conventionnelle évince des outils nationaux, cela ne saurait cependant jouer que si la clause et les outils ont le même objet.

Or, malgré des rédactions qui peuvent sembler voisines, l’abus de droit et la clause anti-abus générale de l’article 7§1 n’ont pas le même objet : le premier est une règle de nature répressive, la seconde une règle d’assiette. Dès lors, une application conjointe paraît possible ([99]).

Reste néanmoins la question de l’application de cette clause avec les autres clauses anti-abus existantes (notamment dans le droit européen) qui constituent elles aussi des règles d’assiette.

ii.   Les interrogations sur la portée réelle de la clause anti-abus générale

La clause anti-abus prévue dans la Convention multilatérale présente une autre source d’incertitude tenant à ce qu’il faut entendre par ce qu’est l’« un des objets principaux ».

Si l’abus de droit français est restrictif, il est aussi sécurisant en exigeant un motif exclusivement fiscal, notion claire que la jurisprudence a abondamment précisée ([100]). La Convention, elle, prévoit l’application de la clause anti-abus non seulement si l’objet fiscal revêt un caractère principal dans l’opération, mais aussi s’il s’agit d’un des principaux objets de celle-ci, parmi d’autres.

● Quand le caractère principal de l’objet fiscal est-il consommé ? Est-ce synonyme de majoritaire ? de substantiel ?

La circonstance que d’autres objets principaux puissent coexister avec l’objet fiscal accroît l’incertitude sur la portée du caractère principal de l’objet fiscal (ce d’autant que la rédaction de l’article 7 est changeante, prévoyant à son paragraphe 1er « un des objets principaux » et à son paragraphe 4 « l’objet principal ou l’un des objets principaux »).

À titre d’exemple, une opération motivée à 30 % par des considérations fiscales, à 30 % par des objectifs de rentabilité et à 30 % par un but de rayonnement international tomberait-elle sous le coup de l’article 7§1 ? (les derniers 10 % correspondant à des préoccupations diverses telles que l’écoulement de stocks ou le soutien à des pays en développement).

Dans cette hypothèse, l’objectif fiscal n’est pas majoritaire, mais il fait pourtant partie des « objets principaux (du) montage ou (de la) transaction », pour reprendre les termes de l’article 7§1.

La référence à un « objet principal » ou à « lun des objets principaux » n’est pas propre à la Convention multilatérale : certaines CDI déjà en vigueur conclues par la France contiennent des clauses similaires à celle prévue à l’article 7§1 ([101]) tandis que le droit de l’Union européenne prévoit des clauses anti‑abus voisines – bien qu’elles exigent en outre que l’opération soit dépourvue de motifs commerciaux valables.

Néanmoins, ce type de clause ne se caractérise pas par une clarté absolue et pourrait à cet égard entraîner certaines difficultés.

Les clauses anti-abus dans le droit de l’Union européenne.

Plusieurs normes européennes, transposées ou en passe d’être transposées en droit national, contiennent des clauses anti-abus fondées sur l’objectif fiscal d’une opération : la clause anti-abus du régime mère-fille (1), celle du régime « fusion » (2) ou encore la clause anti-abus générale prévue à l’article 6 de la directive « ATAD » du 12 juillet 2016 précitée.

Ces clauses ajoutent néanmoins, en plus du caractère principal de l’objectif fiscal, des conditions tenant à la méconnaissance de la finalité du texte et à l’authenticité du montage, c’est-à-dire à l’existence ou non de motifs commerciaux valables reflétant la réalité économique. De telles clauses anti-abus ne devraient donc jouer qu’à l’égard de montages dépourvus de toute réalité économique, c’est-à-dire artificiels, notion plus restrictive que la simple exigence d’un objet principalement fiscal (3).

Cette artificialité fait écho à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) qui fait preuve d’une interprétation assez stricte des dispositifs restreignant les libertés du droit de l’Union européenne (4). À cet égard, elle exige qu’un objectif fiscal, plutôt que d’être « principal », soit « essentiel » (5) ou « prépondérant » (6) pour apprécier le caractère abusif d’une opération, et la compatibilité avec le droit européen d’une clause reposant simplement sur un « objectif principalement fiscal » n’est pas assurée. Cette question nourrit de nombreux débats doctrinaux, et notons que la version initiale de la directive « ATAD » proposée par la Commission prévoyait l’emploi du terme « essentiellement ».

(1) Directive (UE) 2015/121 du Conseil du 27 janvier 2015 modifiant la directive 2011/96/UE concernant le régime fiscal commun applicable aux sociétés mères et aux filiales dÉtats membres différents, transposée au 3 de larticle 119 ter et au k du 6 de larticle 145 du CGI par larticle 29 de la loi n° 2015-1786 de finances rectificative pour 2015.

(2) Article 11 de la directive n° 90/434/CEE du Conseil du 23 juillet 1990 concernant le régime fiscal commun applicable aux fusions, scissions, scissions partielles, apports dactifs et échanges dactions intéressant des sociétés dÉtats membres différents, ainsi quau transfert du siège statutaire dune SE ou dune SCE dun État membre à un autre, modifiée par la directive n° 2009/133/CE du Conseil du 19 octobre 2009. Cette clause anti-abus a été transposée en droit français au III de larticle 2100 A du CGI par larticle 23 de la loi n° 2017-1775 du 28 décembre 2017 de finances rectificative pour 2017.

(3) Cette précision avait notamment été faite par le Gouvernement devant le Conseil constitutionnel lors de la transposition en 2015 de la clause anti-abus mère-fille (Observations du Gouvernement dans le cadre de la décision du Conseil constitutionnel n° 2015-726 DC du 29 décembre 2015, Loi de finances rectificative pour 2015).

(4) Voir notamment CJCE, 16 juillet 1998, Imperial Chemical Industries plc (ICI), C-264/96, §26, visant les « montages purement artificiels », ou encore CJCE, 12 septembre 2006, Cadbury Schweppes plc, C196/04, §55, visant les « montages purement artificiels, dépourvus de réalité économique », notion reprise au §30 de la décision Eqiom SAS rendue par la CJUE le 7 septembre 2017 (CJUE, Eqiom SAS, anciennement Holcim France SAS, et Enka SAS, C-6/16). Le §30 précise que « pour qu’une législation nationale soit considérée comme visant à éviter les fraudes et les abus, son but spécifique doit être de faire obstacle à des comportements consistant à créer des montages purement artificiels, dépourvus de réalité économique, dont le but est de bénéficier indûment d’un avantage fiscal ».

(5) CJCE, 21 février 2006, Halifax plc, C-255/02, §75 et §86, ou encore CJCE, 21 février 2008, Part Service srl, C-425/06, §45, ces deux décisions portant sur la TVA.

(6) CJUE, 10 novembre 2011, Foggia, C-126/10, §35, sagissant de la portée de la clause anti-abus de la directive « fusion »  qui retient comme rédaction un objectif principal.

● Face à ces questions et doutes, il est utile de se reporter aux commentaires de la version 2017 du modèle de convention OCDE, dont l’article 29§9 correspond à la clause prévue à l’article 7§1 de la Convention multilatérale ([102]).

Ces commentaires mettent en exergue la nécessaire approche factuelle, au cas par cas, que doit revêtir l’appréciation du caractère principal de l’objet fiscal ([103]). Cette approche, familière au juge administratif français et aux entreprises relevant de sa juridiction, évite toute définition quantitative a priori de la dimension principale de l’objet fiscal ([104]).

Les commentaires ne dissipent en revanche pas toutes les incertitudes dans la mesure où ils précisent que « lobtention dun avantage au titre dune convention fiscale ne doit pas nécessairement être le seul objet, ou lobjet essentiel, dun montage ou dune transaction » ([105]). La clause anti-abus semblerait donc pouvoir jouer même face à une opération revêtant une réalité économique tangible.

Le flou paraît s’accroître à la lecture du paragraphe suivant, qui exclut l’application de la clause si l’obtention de l’avantage conventionnel nest « pas un élément essentiel » de l’opération ([106]), précision qui paraît contredire le paragraphe précédent qui n’exigeait pas ce caractère essentiel.

● En réalité, il semble à votre Rapporteure pour avis que c’est bien ce dernier point (l’aspect essentiel de l’objet fiscal) qui doit primer. Le paragraphe 181 ajoute en effet que la clause anti-abus n’a pas vocation à s’appliquer si l’obtention de l’avantage fiscal « naurait pas justifié la conclusion dun montage ou dune transaction » et que la forme du montage ou de la transaction « na pas été dictée par des considérations liées à lobtention dun avantage » ([107]).

Dès lors, la clause prévue à l’article 7§1 de la Convention multilatérale paraît s’appliquer seulement si l’objet fiscal est déterminant. Autrement dit, même si d’autres aspects ont pu jouer dans l’élaboration du montage, si l’obtention de l’avantage a constitué l’élément-clef pour cette élaboration et que, sans cette considération fiscale, l’opération ne se serait probablement pas réalisée, la clause s’applique.

Cette analyse est confortée par les nombreux exemples fournis dans les commentaires, qui illustrent l’importance d’une approche factuelle exhaustive et l’analyse de la dimension déterminante revêtue par l’obtention de l’avantage conventionnel, à défaut de laquelle la clause anti-abus ne devrait pas jouer ([108]).

Elle correspond également à la logique d’ensemble des outils anti-abus de la Convention multilatérale, tel celui prévu à l’article 14 contre le fractionnement abusif des contrats de chantier, qui suppose pour s’appliquer de s’interroger notamment sur l’existence d’un tel fractionnement en l’absence de considérations fiscales ([109]).

● En tout état de cause, une clarification explicite de la part de l’OCDE et des autorités compétentes des juridictions fiscales concernées par l’application de cette clause apparaît opportune.

B.   L’indispensable information du Parlement sur l’application et l’Évolution de la Convention multilatÉrale

1.   Les éléments accompagnant le projet de loi n’ont pas garanti une information exhaustive du Parlement sur certains aspects de la Convention multilatérale

Par le présent projet de loi, le Gouvernement sollicite du Parlement l’autorisation de procéder à la ratification de la Convention multilatérale.

a.   Une convention particulière aux effets importants et évolutifs

Si l’exercice est connu du Parlement, plusieurs dizaines de traités internationaux faisant l’objet de cette procédure chaque année, le cas présent offre une spécificité inédite liée à la nature de la Convention : en la ratifiant, ce n’est pas tant cette Convention qui sera appliquée, que l’ensemble des CDI couvertes dans leur version résultant de ladite Convention.

Or, ainsi qu’il a été vu, la Convention multilatérale aura un champ effectif d’application variable et évolutif :

– variable s’agissant des stipulations qui affecteront chacune des CDI couvertes, les modifications pouvant être différentes d’un texte à l’autre ;

– évolutif, d’une part, au regard des changements que certaines juridictions pourraient apporter à leurs choix, comme la levée d’une réserve ou la décision de retenir une option plus ambitieuse que celle initialement notifiée ;

– évolutif, d’autre part, en ce qui concerne les CDI couvertes, soit que de nouveaux signataires apparaissent (liés par des CDI déjà notifiées par la France), soit que la France décide de notifier de nouvelles conventions parmi celles en vigueur (par exemple celle conclue avec le Panama, qui a signé la Convention en janvier dernier).

b.   Une étude d’impact ne semblant pas à la hauteur des enjeux soulevés par la Convention multilatérale

À cet égard, votre Rapporteure ne peut que regretter la relative indigence de l’étude d’impact produite à l’appui du présent projet de loi.

Tout en ayant conscience de la charge importante qui pèse sur l’ensemble des services ministériels et sans remettre en cause la qualité de leur travail, il convient de noter qu’en l’espèce, la Convention multilatérale a été signée par la France le 7 juin 2017. L’étude d’impact a été réalisée après le 20 décembre 2017 ([110]), et le Sénat a examiné ce texte en avril (quant à notre Assemblée, elle s’en saisit effectivement un an après la signature de l’instrument).

Dans un tel délai, il n’apparaît pas excessif de penser qu’était possible la production d’éléments plus détaillés sur différents aspects fondamentaux de la Convention qui auraient fourni un éclairage pertinent aux travaux du Parlement.

● Ainsi, si le nombre de CDI notifiées est précisé, il n’est fait aucune mention du nombre effectif de CDI couvertes (même en l’état des éléments connus le 17 janvier 2018, date de présentation du projet en Conseil des ministres, à savoir 57 CDI compte tenu de la signature ultérieure de quatre juridictions dont les CDI avaient été notifiées par la France – rappelons qu’au 22 mars 2018, ce nombre est de 61).

Or, si l’information portant les CDI notifiées est utile, celle sur les CDI couvertes, nombre comme liste, est essentielle et incontournable pour bien appréhender la portée effective de la Convention multilatérale sur le réseau français.

De telles informations sont disponibles et votre Rapporteure les a d’ailleurs collectées pour présenter au point A de la partie III du présent avis la liste des CDI couvertes par rapport au réseau conventionnel français. Néanmoins, la disponibilité de ces informations est de nature à rendre encore moins justifiable l’absence de données sur ce point dans l’étude d’impact.

● Par ailleurs, peu d’informations sont fournies quant aux motivations des choix français et au contenu concret des articles de la Convention, à l’exception de considérations générales sur les progrès apportés par certaines stipulations ou au contraire l’absence d’un tel progrès et les risques de sécurité juridique.

● Surtout, aucune précision n’est faite quant à l’impact concret de la Convention multilatérale sur les CDI couvertes.

Pour garantir une information exhaustive du Parlement, à qui il est tout de même demandé d’autoriser la ratification de la Convention par le pouvoir exécutif, ce dernier aurait pu faire état des évolutions que les 88 CDI notifiées – ou au moins les 61 CDI couvertes (ou les 57, à la date du passage en Conseil des ministres) – connaîtront.

Il n’aurait ainsi pas été complètement aberrant de prévoir l’équivalent de 88 (ou 61 ou 57) études d’impact ou, à tout le moins, de préciser pour chaque article de la Convention multilatérale celles des CDI couvertes qui seraient effectivement modifiées.

Palliant ces défauts, votre Rapporteure a produit, en annexe au présent avis, le détail de l’application de la Convention pour chacune des 61 CDI notifiées par la France et couvertes en l’état.

c.   La nécessité d’assurer à l’avenir l’information complète du Parlement

Pour éviter que l’autorisation accordée par le Parlement ne se transforme en blanc-seing intégral permettant au Gouvernement de faire ce qu’il entend, il semble indispensable de garantir aux deux assemblées une information exhaustive et régulière portant :

– sur le périmètre des CDI couvertes ;

– sur l’application concrète des choix français ;

– sur l’évolution des choix français.

Ainsi, chaque fois qu’une nouvelle convention sera notifiée par la France, ou chaque fois qu’une nouvelle signature aura pour effet de couvrir une CDI déjà notifiée par la France, le Gouvernement devrait en informer le Parlement et lui présenter les implications de ces évolutions.

Cette exigence, qui n’a rien d’extraordinaire et constitue en réalité la simple application de la Constitution (non seulement sous l’angle du contrôle de l’action du Gouvernement et de l’évaluation des politiques publiques, mais aussi du point de vue de la compétence du législateur en matière fiscale), doit être impérativement respectée par le Gouvernement, ainsi que l’y invite votre Rapporteure pour avis, rejointe sur ce point par nos collègues sénateurs et notamment le Rapporteur général de la commission des finances du Sénat.

2.   Les modalités d’information du Parlement : engagements du Gouvernement et propositions complémentaires de renforcement

Le Gouvernement s’est engagé devant l’autre assemblée, lors de la discussion du présent projet de loi, à une information annuelle du Parlement à travers le « jaune » budgétaire consacré au rapport annuel portant sur le réseau conventionnel de la France en matière d’échange de renseignements, annexé au projet de loi de finances initiale.

Votre Rapporteure ne peut que se réjouir de ces déclarations. Cependant, une information plus complète semble possible.

D’une part, le jaune budgétaire auquel le Gouvernement fait référence, bien que qualifié d’« existant » dans l’exposé des motifs du projet de loi ([111]), a été publié pour la dernière fois à l’occasion du projet de loi de finances pour 2014 ([112]).

D’autre part et surtout, si une information du Parlement à l’automne sera utile, une communication de renseignements à d’autres moments de l’année et selon une fréquence plus élevée serait opportune.

Ainsi, sans forcément exiger une présentation par le Gouvernement de chaque évolution en temps réel, tâche qui pourrait se révéler lourde, surtout dans l’hypothèse d’une succession rapprochée d’évolutions, il ne paraît pas excessif de solliciter du Gouvernement qu’il présente une fois par trimestre les principales évolutions ayant touché le réseau conventionnel français en lien avec la Convention multilatérale.

Cette formalité pourrait prendre se faire à travers un rapport, présenté devant les commissions compétentes de chaque assemblée (celles chargées des finances et des affaires étrangères) et susceptible, le cas échéant, de faire l’objet d’un débat en séance publique.

Par ailleurs, une information écrite des commissaires des deux commissions précitées de chacune des assemblées (ou au moins de leurs présidents et des rapporteurs généraux) constituerait un complément utile à la présentation publique, cette information écrite pouvant revêtir quant à elle une fréquence plus élevée (et se faire en temps réel, après chaque évolution).

Votre Rapporteure formule le souhait d’être entendue par le Gouvernement sur ces aspects informatifs, seul moyen de permettre au Parlement d’assurer sa fonction constitutionnelle, de garantir une publicité large aux modifications apportées par la Convention multilatérale et d’assurer à cette dernière une indispensable transparence.

C.   La nÉcessaire prÉservation des intÉrÊts Économiques et fiscaux de la France

1.   Les dangers des réponses excessives aux pratiques dommageables

La lutte contre l’évasion fiscale est nécessaire et indispensable, il y a consensus sur ce point au sein de la classe politique française et, probablement, parmi l’ensemble des États de la planète (ou à tout le moins parmi une majorité d’entre eux, qui tend d’ailleurs à croître). En ce qu’elle prive les juridictions de recettes fiscales requises pour financer les politiques publiques et les services publics, en ce qu’elle sape le consentement à l’impôt, en ce qu’elle accentue les inégalités en faisant peser sur les plus modestes une charge fiscale plus importante et en ce qu’elle compromet les capacités de développement des pays émergents ou moins avancés, l’évasion fiscale doit faire l’objet d’une réponse forte, ferme et ambitieuse.

Cette réponse ne doit cependant pas conduire à des excès consistant à suspecter toute entreprise de se livrer à des pratiques abusives, au risque de sanctionner des opérations parfaitement légitimes. Dans un monde interconnecté, marqué par un très haut degré de circulation des personnes, des biens et des capitaux, et dans lequel la dématérialisation des affaires occupe une place croissante, la réponse publique face aux pratiques dommageables doit être pragmatique et non dogmatique.

L’excès d’outils anti-abus, notamment s’il consiste en la mise en œuvre de règles générales et absolues pour traiter des situations précises et ponctuelles, risque en effet de se révéler contre-productif : les recettes fiscales supplémentaires permises par lesdits outils pourraient être inférieures aux recettes fiscales perdues du fait du départ de contribuables ou de la désincitation à venir en France (sans même parler des impacts économiques sur l’emploi et l’activité que de tels départs ou absences de venue auraient).

Votre Rapporteure pour avis, en apportant ces précisions, ne fait nullement preuve de complaisance – même la plus infime – vis-à-vis des schémas abusifs et des contribuables se livrant à l’évasion fiscale : face à de tels comportements, intolérables, la fermeté s’impose.

Ces précisions ont simplement pour objet de faire en sorte que la France, lorsqu’elle opère sur le terrain parfois miné de la fiscalité internationale, ne pèche pas par naïveté au détriment de ses intérêts nationaux et de ceux de ses ressortissants, entreprises comme particuliers.

2.   L’indispensable évaluation préalable des impacts économiques et budgétaires des choix nationaux en matière de fiscalité internationale

Ces préoccupations font écho aux inquiétudes d’attrition de la base fiscale française et de pénalisation potentielle de groupes français soulevées par le Rapporteur général du Sénat dans son rapport, notamment à l’égard des articles 12 à 15 de la Convention multilatérale sur l’établissement stable et, singulièrement, de son article 14 relatif au fractionnement des contrats de chantier.

● Relayant les inquiétudes des grands groupes nationaux et de l’Association française des entreprises privées (AFEP), notre collègue sénateur Albéric de Montgolfier a mentionné les potentielles conséquences négatives de ces dispositifs, en termes de recettes fiscales françaises mais aussi s’agissant d’une application excessive de l’article 14 à des opérations normales.

Ces préoccupations sont légitimes et font d’ailleurs écho aux précédents développements sur les risques liés aux réponses excessives. Elles ne paraissent toutefois pas, en l’espèce, fondées.

Ainsi que votre Rapporteure a eu l’occasion de l’indiquer ([113]), les choix français sur l’établissement stable sont cohérents et légitimes :

– ils correspondent à la vision politique de la France, à ses engagements et à sa volonté internationale, sans pour autant constituer des anomalies au regard des autres juridictions qui, nombreuses, ont fait des choix semblables ;

– ils sont de nature à étendre l’application des stipulations concernées à d’autres juridictions, par l’incitation à lever des réserves ou à travers les négociations des CDI, l’exemple de celle liant la France au Luxembourg étant à cet égard éloquent ;

– enfin, compte tenu des durées déjà inscrites dans les CDI (voire de leur absence) et des précisions apportées par les commentaires de l’OCDE quant à l’interprétation des notions, les dispositifs en cause n’auront pas vocation à s’appliquer à des situations normales, économiquement justifiées et, partant, non constitutives d’abus.

Rappelons d’ailleurs que le choix français sur l’article 14, s’il est contesté aujourd’hui, n’avait l’objet d’aucune observation de la part des entreprises consultées par l’administration lors de la préparation de la position provisoire française et alors qu’étaient à l’étude les différentes options envisageables ([114]).

En outre, à la connaissance de votre Rapporteure, aucun document concret et chiffré relatif aux conséquences économiques et fiscales qu’aurait pour la France l’application de l’article 14 n’a été produit par les tenants d’un rejet de cet article ([115]).

● Ces préoccupations fournissent en revanche à votre Rapporteure l’occasion d’aborder le sujet plus général de la nécessaire prise en compte des aspects économiques et budgétaires des choix de la France en matière de fiscalité internationale.

À cet égard, il semblerait, à l’aune des auditions conduites dans le cadre du présent projet de loi mais aussi de celles réalisées à l’occasion de la mission d’information sur l’optimisation et l’évasion fiscales déjà mentionnée, que les choix français n’aient pas nécessairement fait l’objet d’une évaluation systématique et complète de leur impact.

Un tel défaut est regrettable, pour ne pas dire plus, et difficilement compréhensible :

– soit l’approche française ne reposait que sur des considérations techniques et juridiques, traduisant un manque de vision d’ensemble et de prise en compte de la dimension économique ;

– soit une telle approche économique, complémentaire des autres, a bien été faite, mais dans ce cas pourquoi ne pas produire ses résultats ?

Votre Rapporteure pour avis ne peut donc qu’appeler de ses vœux la systématisation d’évaluations exhaustives des conséquences des choix faits par notre pays, non seulement sous l’angle des recettes fiscales, mais aussi sous l’aspect économique plus général et vis-à-vis des entreprises françaises et de l’activité en France des entreprises étrangères.

Si une telle évaluation peut se révéler ponctuellement délicate (notamment s’agissant des recettes fiscales, les comportements ciblés par la Convention multilatérale étant abusifs, opaques et par définition difficiles à quantifier), elle doit toutefois être effective dans la mesure du possible.

Cette évaluation préalable est d’autant plus utile que, dans le cadre de la Convention multilatérale, les stipulations qui n’ont pas fait l’objet de réserves s’appliquent définitivement une fois l’instrument de ratification déposé.

Dès lors, dans l’hypothèse où les évaluations que devrait réaliser le Gouvernement à la suite de l’examen du présent projet de loi par l’autre chambre – notamment s’agissant de l’article 14 – révéleraient des incertitudes ou fonder les doutes ou inquiétudes précédemment évoquées, la formulation d’une réserve « prudentielle » ne serait pas absurde.

Une telle réserve serait motivée par une forme de précaution et le souci pour la France de ne pas se lier les mains de façon définitive au détriment de ses intérêts fiscaux et économiques (d’autant, rappelons-le, qu’il sera toujours possible de la lever à tout moment).

Il faudrait toutefois bien veiller à ce qu’une telle approche soit cantonnée aux hypothèses dans lesquelles un risque sérieux aurait été identifié.

Le Gouvernement devrait par ailleurs expressément préciser les justifications le conduisant à formuler une nouvelle réserve, surtout à l’égard de nos partenaires étrangers, afin que la nature prudentielle et, le cas échéant, provisoire d’une telle réserve soit bien comprise et qu’il ne puisse en être déduit un quelconque recul de l’ambition française dans la lutte contre les comportements abusifs.

3.   L’impérieux suivi de l’application des CDI modifiées par les juridictions cocontractantes

Toujours animée par le souci de choix français cohérents et rationnels, votre Rapporteure pour avis appelle le Gouvernement à réaliser un suivi exhaustif de l’application des CDI modifiées par la Convention multilatérale par les autres juridictions.

Cette préoccupation, qui fait écho aux engagements de Mme Gény-Stephann déjà évoqués, est tout sauf théorique.

Il s’agit en effet d’une réalité à laquelle font malheureusement face de nombreuses entreprises françaises. Pour ne mentionner que quelques exemples communiqués à votre Rapporteure pour avis, et en se cantonnant à certains des États ayant retenu l’application de l’article 14 abondamment commenté :

– l’Argentine applique aux retenues à la source touchant les dividendes remontant aux sociétés mères françaises, non le taux réduit de la convention, mais son taux national supérieur, tout en créant des retenues à la source non prévues par la CDI et en refusant certaines déductions ;

– l’Inde a une approche agressive et difficilement lisible en matière d’établissement stable, retenant des positions différentes dans des situations identiques ou voisines, tout en appliquant par ailleurs une retenue à la source dont le taux est le double de celui prévu par le droit conventionnel applicable aux relations franco-indiennes (10 % au lieu de 20 %) ;

– le Koweït applique à certaines retenues à la source son taux interne et non le taux conventionnel, l’entreprise pouvant ensuite obtenir le remboursement de la différence (ce qui l’oblige à faire une avance de trésorerie en violation de la CDI) ;

– la Russie requalifie en dividendes les intérêts que versent les filiales russes à leur mère française afin de pouvoir appliquer la retenue à la source russe sur les dividendes là où la CDI exonère d’une telle retenue les intérêts.

Pour garantir aux entreprises françaises la réalisation d’opérations dans les meilleures conditions possibles et assurer le respect et la bonne application des CDI conclues par la France, le pouvoir exécutif doit rester attentif aux comportements de nos partenaires (et devrait d’ailleurs en informer le Parlement).

4.   Les interrogations sur un éventuel glissement des modalités de répartition de valeur et de ses effets sur les bases fiscales françaises

Les préoccupations sur l’impact économique et fiscal renvoient à celle, plus large, sur le projet « BEPS » et ses implications éventuelles sur les grands équilibres de la fiscalité internationale.

Imposer la valeur où elle est créée et éviter des transferts abusifs à des fins d’évitement de l’impôt sont des impératifs louables et nécessaires, mais les modalités de leur mise en œuvre devront être scrupuleusement observées.

La France n’a en effet pas forcément intérêt à ce que la répartition du droit d’imposer et celle de la valeur glissent vers les marchés de consommation, eu égard à l’importance des actifs incorporels que ses entreprises détiennent (tels que les marques et les brevets) et à la relative faiblesse de son marché intérieur par rapport à ceux des pays émergents, Chine, Inde et Brésil en tête.

Cette dernière observation n’est pas directement liée à la Convention multilatérale ni, singulièrement, à ses articles sur l’établissement stable : elles portent sur la répartition de la valeur et donc les prix de transfert, qui font l’objet des actions 8, 9 et 10 du projet « BEPS », sujet sur lequel la mission d’information sur l’optimisation et l’évasion fiscales précédemment mentionnée se penchera.

Elle montre toutefois que, malgré l’indéniable progrès que constitue la Convention, que votre Rapporteure pour avis appelle une nouvelle fois à autoriser à ratifier, celle-ci ne règle pas toutes les difficultés liées à l’évasion fiscale à laquelle peuvent se livrer les moins vertueux des contribuables.

Le chemin est encore long et le règlement de ces questions supposera d’autres initiatives ; que cette perspective ne décourage toutefois pas ceux qui souhaitent lutter contre l’évasion, mais qu’elle leur donne au contraire la force et la volonté nécessaires pour atteindre l’objectif final.

 


  1  

   Audition de la commission

Audition de M. Pascal Saint‑Amans, directeur du Centre de politique et d’administration fiscales de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), sur le plan d’action concernant l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices (BEPS), 13 septembre 2017 (http://www.assemblee-nationale.fr/15/cr-cfiab/16-17/c1617014.asp).

 

 

 


  1  

   EXAMEN EN COMMISSION

Au cours de sa séance du mercredi 20 juin 2018, la commission examine pour avis le projet de loi, adopté par le Sénat, autorisant la ratification de la convention multilatérale pour la mise en œuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices (n° 901) (Mme Bénédicte Peyrol, rapporteure pour avis).

Mme Bénédicte Peyrol, rapporteure pour avis. Notre commission examine ce matin pour avis le projet de loi par lequel le Gouvernement nous demande l’autorisation de ratifier la convention multilatérale pour la mise en œuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices – la commission des affaires étrangères se prononcera au fond cet après-midi. Derrière ce projet de loi très court se cache un instrument très complexe, dont je vais essayer de vous détailler le contenu – il me paraît important que vous le connaissiez tous.

Le projet BEPS (base erosion and profit shifting), lancé en 2013 à la suite d’un mandat donné par le G20 à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), vise à lutter contre les différentes formes d’évasion fiscale des entreprises qui conduisent à dissocier le lieu de réalisation des bénéfices de celui de leur imposition, et qui entraînent une perte de recettes d’impôt sur les bénéfices des sociétés à l’échelle mondiale, estimée par l’OCDE entre 100 et 240 milliards de dollars par an. À travers quinze actions qui embrassent l’ensemble des questions fiscales internationales modernes, le projet BEPS entend apporter une réponse aux pratiques fiscales dommageables et renforcer la justice fiscale mondiale. Rappelons qu’il ne concerne pas seulement les pays développés membres de l’OCDE mais associe également les pays en développement. Ainsi, l’Inde, le Brésil ou encore la Chine étaient assis à la table des négociations et font aujourd’hui partie de ce que l’on appelle le « cadre inclusif », lequel suit la mise en œuvre des actions BEPS.

La quinzième et dernière action du projet BEPS consistait précisément en l’élaboration de cette convention multilatérale, outil juridique extrêmement innovant. Rappelons que les conventions fiscales bilatérales, dont l’objectif est d’éviter la double imposition des revenus, régissent les relations fiscales entre les États. Elles peuvent néanmoins présenter des lacunes et parfois être exploitées par des contribuables pour échapper à l’impôt. Même si un consensus s’est formé dans le cadre de ces négociations BEPS pour modifier ces conventions dans le sens d’une meilleure lutte contre l’évasion fiscale, la mise en œuvre effective des mesures prendrait un temps considérable si chaque État devait renégocier ces conventions fiscales une par une. C’est pour cette raison qu’a été imaginé cet instrument juridique que je qualifiais d’innovant, car il accélère le processus de renégociation des conventions – pour la France, qui dispose de l’un des plus importants réseaux conventionnels au monde, l’intégration des mesures du projet BEPS aux conventions aurait pu prendre trente ans.

La solution à ce problème, c’est donc cette convention multilatérale qui fait l’objet du présent projet de loi. Signée à Paris le 7 juin 2017 après avoir été élaborée par un groupe de travail spécialisé réunissant une centaine de pays et organisations internationales, elle est un véritable accélérateur juridique, puisqu’elle va modifier plus de 1 200 conventions bilatérales de façon quasi instantanée. Le processus prend non plus des décennies, mais des semaines, ou quelques mois, et le réseau conventionnel mondial est enrichi de nouveaux outils opportuns.

La force de la convention multilatérale tient à son mécanisme et à son contenu. Elle réside également dans le nombre de ses participants : actuellement, pas moins de soixante‑dix‑huit États et territoires l’ont signée, parmi lesquels tous les États membres de l’Union européenne à l’exception de l’Estonie – mais nous espérons qu’elle rejoindra bientôt les signataires. La Chine, la Russie, l’Inde, le Brésil ont également rejoint l’instrument, comme plusieurs pays régulièrement qualifiés de paradis fiscaux tels l’île Maurice, le Panama, Singapour ou encore Jersey. Les États-Unis, qui ont pourtant participé aux négociations, sont un absent de marque, mais relativisons, car cette absence ne remet pas en cause l’efficacité pleine et entière de la convention multilatérale : d’une part, les conventions conclues par les États-Unis intègrent déjà souvent les outils de la convention multilatérale. D’autre part, les pratiques dommageables qui peuvent être celles des entreprises américaines tirent surtout parti du réseau conventionnel des pays membres de l’Union européenne, et pourront donc être quelque peu corrigées.

Ces éléments précisés, détaillons un peu le contenu de l’instrument.

La convention multilatérale « couvre » les conventions bilatérales que les pays notifient à l’OCDE, c’est-à-dire celles qu’ils souhaitent voir modifiées. La France a ainsi notifié quatre-vingt-huit des cent vingt conventions conclues avec des pays étrangers.

Pour qu’une convention bilatérale soit effectivement modifiée, il faut que les deux États parties aient non seulement signé la convention multilatérale, mais aussi qu’ils aient notifié chacun la convention bilatérale. À titre d’exemple, la convention franco-américaine ne sera pas modifiée puisque les États-Unis n’ont pas signé la convention multilatérale, pas plus que celle conclue entre la France et la Norvège dans la mesure où, si la France l’a notifiée, la Norvège ne l’a pas fait.

Compte tenu de ces conditions, qui ne font que traduire le principe de consentement des États, sur les quatre-vingt-huit conventions notifiées par la France, soixante-et-une, en l’état, seront effectivement couvertes par la convention multilatérale. Ce nombre devrait toutefois évoluer puisque d’autres pays la signeront bientôt et que la France va notifier de nouvelles conventions bilatérales – tel devrait être le cas de celle conclue avec le Panama, qui n’avait pas signé la convention multilatérale lorsque la France a notifié sa liste. Une fois qu’une convention bilatérale est couverte, elle va connaître différentes modifications apportées par la convention multilatérale. Il faut bien comprendre que celle-ci ne se substitue pas aux conventions bilatérales ; c’est un instrument « à côté » de chacun des conventions, et qui les modifie.

La convention multilatérale met en œuvre quatre des quinze actions du projet BEPS.

L’action 2 vise à lutter contre les dispositifs hybrides, ces instruments qui permettent d’être imposé nulle part, voire de réduire son assiette dans un pays sans être imposé dans un autre. Ainsi, ce qui est considéré comme un dividende dans un pays peut être considéré comme la contrepartie d’un prêt dans un autre : le dividende se trouve alors exonéré de tout impôt tandis que les intérêts rémunérant le prêt sont déduits, aboutissant à une déduction sans imposition. Un schéma que vous trouverez dans mon rapport illustre ce type de montage.

La convention met également en œuvre l’action 6 contre l’octroi d’avantages injustifiés, luttant contre les abus, notamment le treaty shopping, pratique qui consiste à jouer sur différentes conventions fiscales pour bénéficier indûment d’avantages.

L’action 7 vise l’évitement artificiel de l’établissement stable. J’ajoute que l’une des mesures concernant cette action, l’article 12 de la convention, permettra à l’avenir de lutter contre les montages du type de celui mis en œuvre par Google, sur lequel le tribunal administratif de Paris s’est prononcé au mois de juillet 2017.

L’action 14 est destinée à améliorer le règlement des différends par la procédure amiable et l’arbitrage.

L’absence de mesures sur l’économie numérique a pu être regrettée. Cependant, plusieurs dispositions, tel l’article 12 que je viens de citer, permettent de résoudre certains problèmes. En outre, un rapport intermédiaire de l’OCDE montre l’absence de consensus sur la question. Pour certains États, il faut traiter à part l’économie du numérique ; pour d’autres, il faut appréhender la question d’un point de vue plus global. Les négociations se poursuivent, largement entraînées par l’Union européenne, qui a repris la main avec la taxe de 3 % sur le chiffre d’affaires, les propositions de directive concernant une assiette commune pour l’impôt sur les sociétés (ACIS) et de directive concernant une assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés (ACCIS) et les notions de « présence digitale significative » et d’« établissement stable virtuel ». Comme l’économie numérique ne fait pas l’objet d’un consensus, l’inscription de la question dans la convention multilatérale aurait pu tempérer l’entrain de certains pays et les dissuader de la signer.

La question des prix de transfert et de la création de valeur est également absente de la convention car elle ne fait pas non plus l’objet d’un consensus. Si la convention multilatérale répond à certains problèmes, elle ne règle donc pas tout. La mission d’information que préside notre collègue Jean-François Parigi et dont j’ai l’honneur d’être rapporteure abordera ces questions et essaiera d’apporter des solutions.

La convention multilatérale comporte une vingtaine d’articles de fond. Les États peuvent faire le choix de les retenir ou au contraire de les exclure de leurs conventions bilatérales, en émettant une réserve.

Trois de ces articles sont néanmoins des standards minimums obligatoires, c’est‑à‑dire qu’on les retrouvera dans toutes les conventions fiscales bilatérales conclues par les États qui ont souscrit à cet instrument : les articles 6 et 7 contre les abus – des clauses anti‑abus générales très efficaces, qui permettent de refuser l’octroi d’avantages injustifiés – et l’article 16 sur l’amélioration des procédures amiables.

L’existence de ces choix conduit à des modifications à géométrie variable d’une convention bilatérale à l’autre. Chaque État choisira ce qu’il veut voir appliquer. Pour qu’un article de la convention multilatérale s’applique à une convention couverte, il faut que les deux pays qu’elle lie aient fait le même choix, c’est-à-dire qu’aucune réserve n’ait été formulée par l’un d’eux – l’OCDE ayant organisé un speed meeting entre les différents États, pour qu’ils se mettent d’accord, les choix faits sont normalement assez cohérents.

D’autres subtilités peuvent avoir un impact sur l’application d’une mesure de la convention multilatérale mais je ne développe pas ce point. Tout figurera dans le rapport, et je pourrai y revenir si certains le souhaitent.

La France a retenu une application relativement large de la convention multilatérale en n’émettant de réserves que sur cinq articles parmi les vingt-et-un susceptibles d’en recevoir. Le détail du contenu de la convention et des choix français figurera dans le rapport, mais ces choix traduisent l’ambition et la cohérence de notre pays.

Notre ambition se manifeste ainsi à travers les choix faits pour les articles 6 et 7, certes normes minimales mais qui peuvent dans certaines hypothèses faire l’objet de limitations. La France a retenu une approche opportunément large, permettant au plus grand nombre possible de conventions d’être enrichies de stipulations affirmant l’objectif de lutte contre l’évasion fiscale et la double non-imposition, renforçant par là même l’application de la clause anti-abus de l’article 7 qui joue face aux montages à l’objet principalement fiscal.

Cette ambition est également illustrée par le choix d’appliquer l’article 9, qui porte sur l’imposition des sociétés à prépondérance immobilière et qui permet de faire échec aux schémas consistant à réduire artificiellement la part immobilière de la société avant d’en vendre des parts ou à échapper aux règles applicables en intercalant dans l’opération une société de personnes.

Cette ambition, enfin, peut être trouvée dans les choix étendus de la France en matière d’établissement stable : l’ensemble du bloc correspondant à cette notion a été retenu, notamment l’article 12 sur les accords de commissionnaires déjà mentionné – les fiscalistes invétérés que vous êtes, chers collègues, connaissent tous l’arrêt Zimmer du Conseil d’État qui empêchait de faire obstacle à ces montages. Tous les pays n’ont pas fait preuve de la même volonté, mais cet article va tout de même modifier, pour la France, trente des soixante-et-une conventions notifiées couvertes, dont celles conclues avec les Pays-Bas. La convention nous liant au Luxembourg, qui vient d’être conclue, va également intégrer ce dispositif. : le Luxembourg a en effet refusé de retenir l’article 12 mais a consenti à l’intégrer à la convention franco‑luxembourgeoise dans le cadre de négociations bilatérales. Avec cet instrument, nous pourrons donc, dans le cadre des futures renégociations, nous appuyer sur des éléments qui ont fait consensus au niveau international et les inclure dans les prochaines conventions.

La France est en pointe dans le domaine de la lutte contre l’évasion fiscale. Notre droit national prévoit une palette d’outils robustes et nous jouons un rôle moteur dans de nombreuses initiatives, comme les récentes propositions européennes de taxation du numérique. Faire preuve de timidité aurait été contraire à la position européenne et internationale de la France, aurait brouillé le message qu’elle veut porter et nui à sa crédibilité. Si tout le monde se regarde en chiens de faïence et ne fait aucun choix, chacun attendant de savoir ce que feront les autres, on ne peut pas avancer. Cette ambition, susceptible de faire évoluer les États, pourra également inciter à la levée de réserves, notamment celle émise par l’Irlande sur l’article 12 relatif aux mesures visant à éviter artificiellement le statut d’établissement stable, comme le dispositif mis en place par Google.

Par ailleurs, la France n’a pas fait preuve de naïveté. Les articles retenus l’ont été parce qu’ils apportent un progrès ou qu’ils correspondent aux pratiques françaises. Les dispositifs n’apportant pas de progrès, susceptibles de porter atteinte à la sécurité juridique ou risquant d’être néfastes aux intérêts français, eux, n’ont pas été retenus. Cela explique, par exemple, la réserve sur l’article 3 relative aux entités transparentes, qui aurait posé des difficultés vis-à-vis des sociétés de personnes françaises – Gilles Carrez connaît très bien le sujet. Je rappelle que notre pays a exclu l’application de cinq articles.

Je reviens sur les inquiétudes que certains choix français ont pu soulever, notamment au Sénat et dans la presse. Pourraient-ils se révéler contraires aux intérêts de la France et de ses entreprises ? Selon moi, ces inquiétudes relèvent plus de l’intuition, dans la mesure où ceux qui les ont formulées ne les ont étayées d’aucun élément chiffré. Elles s’estompent même à l’issue d’une analyse approfondie du dispositif de la convention, des stipulations existantes dans les conventions bilatérales et des commentaires produits par l’OCDE qui accompagnent chaque article.

Elles n’en auront pas moins permis de mettre sur la table la question de l’évaluation des choix français en matière de fiscalité internationale. Le Gouvernement devrait à cet égard produire d’ici à la séance publique des éléments d’analyse à l’appui de ses choix, notamment en ce qui concerne l’article 14, portant sur les fractionnements de contrats, qui a beaucoup fait parler de lui. Je pense que c’est indispensable, et rappelle que s’il est loisible de lever à tout moment une réserve formulée, le choix d’appliquer un article est irréversible. Notre pays a jusqu’au dépôt de son instrument de ratification auprès de l’OCDE pour arrêter ses derniers arbitrages – c’est pour cela que nos débats sont importants –, et je considère que si un article était de nature à créer un risque pour la France, notre pays devrait pouvoir émettre une réserve par prudence, quitte à la lever ensuite : il ne sert à rien de se tirer une balle dans le pied.

Autre point de vigilance : la sécurité juridique. Vous comprendrez que cet instrument est très compliqué et il s’agira de l’interpréter. Le Gouvernement s’est engagé à prendre plusieurs initiatives pour garantir la lisibilité et l’intelligibilité des conventions bilatérales modifiées. C’est indispensable, mais je pense, personnellement, que nous pourrions peut-être aller plus loin. J’invite ainsi à une réflexion sur l’opportunité de rendre opposables les versions consolidées des conventions modifiées.

La question de la sécurité juridique doit aussi se traduire par une formation optimale des agents de notre administration, pour garantir à la convention une mise en œuvre dans les meilleures conditions possibles.

J’aborde enfin l’information du Parlement. Je déplore un peu le caractère insuffisant de l’étude d’impact, d’une vingtaine de pages pour un instrument extrêmement complexe, soit la même longueur que l’étude d’impact d’une convention bilatérale. Le contenu de la convention multilatérale et l’explication des choix de la France sont relativement succincts, et plusieurs éléments pourtant essentiels font défaut, notamment le nombre de conventions conclues par notre pays qui seront effectivement modifiées par l’instrument – ce nombre, je le rappelle, est en l’état de soixante-et-un. De la même manière, rien n’est dit sur les modifications effectives de chacune des conventions couvertes. Je me suis permis de faire le travail et le rapport contiendra en annexe le détail des modifications apportées à chacune des soixante-et-une conventions – cela représente un travail de titan.

Plus généralement, il me semble nécessaire que le Gouvernement nous indique régulièrement les évolutions apportées à la convention multilatérale, qu’il s’agisse de la levée éventuelle de réserves ou de la couverture de nouvelles conventions bilatérales. Une information une fois par an est utile mais insuffisante ; des communications régulières devant les commissions des finances et des affaires étrangères sont indispensables pour que nous puissions bien suivre la mise en œuvre de la convention, que nous sachions quelle est l’étendue des modifications qu’elle entraînera et comment celles-ci seront appliquées. Peut‑être avons-nous fait un pas gigantesque en adoptant cette convention et en négociant ces dispositifs anti-abus, mais c’est la mise en œuvre qui importera plus.

Nonobstant les réserves que je viens d’exprimer, cette convention multilatérale est une très bonne chose. C’est pourquoi je demande à notre commission de se prononcer en faveur de l’adoption de ce projet de loi. Elle ne règle cependant pas tout, il reste beaucoup à faire, mais je pense que nous sommes tous mobilisés.

Mme Émilie Cariou, présidente. Merci beaucoup, chère Bénédicte Peyrol, pour cet énorme travail. Bien évidemment, votre rapport nous instruira plus précisément sur une convention multilatérale qui modifiera les centaines de conventions bilatérales antérieurement conclues pour régler les questions d’impôt sur le revenu, d’impôt sur les sociétés et de répartition des résultats.

Lorsque le dossier BEPS a été ouvert, on pensait que réviser toutes ces conventions prendrait cinquante ans. La réussite de l’OCDE – M. Pascal Saint-Amans peut en être félicité –, c’est d’avoir créé un outil qui modifie toutes les conventions en même temps, tout en laissant certaines marges de manœuvre.

Ce travail s’inscrit dans un vaste chantier de lutte contre l’optimisation fiscale. C’est un texte court mais un grand pas pour la fiscalité, à tel point que l’administration américaine a anticipé un certain nombre de dispositions dans sa réforme fiscale. Elle prétend ne pas vouloir réellement s’associer au mouvement, mais, en réalité, elle le fait.

Le projet européen d’assiette consolidée pour l’impôt sur les sociétés sera aussi très important, notamment pour le numérique. Il nous manque encore une brique essentielle pour localiser un résultat et l’établissement stable. C’est sur ce sujet que nous rencontrons des difficultés depuis des années – il est compliqué de trouver un accord compte tenu des intérêts en présence, très contradictoires.

Et puis Mme Vestager, commissaire européenne à la concurrence, est en train de traiter – avec beaucoup de détermination, certes, et c’est très bien – certains sujets sous l’angle des aides d’État, voyez la question des dispositifs hybrides. Nous traitons ainsi avec des outils du droit de la concurrence des questions de fiscalité. Je pense malgré tout qu’il vaut mieux traiter les problèmes fiscaux dans des textes fiscaux, des conventions fiscales, des directives fiscales. Ce sont là les outils pertinents.

M. Joël Giraud, rapporteur général. À mon tour, je remercie notre rapporteure pour avis pour son travail, très complet en même temps que synthétique, ce qui n’est pas facile, vu le caractère proprement universel des conventions auxquelles nous touchons au travers de ce dispositif.

Je suis très heureux que l’on trouve enfin, avec cet article 12 de la convention multilatérale, une solution au problème de l’établissement stable. J’avais moi-même été amené à écrire au Gouvernement à propos de Google, d’Airbnb et de la problématique des accords de commissionnaire. Il est heureux que l’on puisse aboutir à quelque chose qui me semble juridiquement plus stable que l’instabilité de l’établissement stable auparavant...

Je vois aussi beaucoup d’avantages à ce qui est arrêté en vue de faciliter le règlement des différends entre administrations fiscales. Jusqu’à présent, cela posait un problème. De même, la clause anti-abus de l’article 7 marque vraiment une avancée importante dans la lutte contre le chalandage fiscal. Cette convention est donc d’un grand intérêt.

Je vous rejoins cependant sur un certain nombre de points que vous avez soulevés. Il faut notamment être prudent face à certains dispositifs qui peuvent présenter des risques, mais, vous l’avez bien dit, les choix français sont cohérents et ambitieux. Il s’agit simplement d’être vigilant. L’information régulière et complète du Parlement sur les évolutions futures du champ d’application de la convention me paraît à cet égard extrêmement importante. Il est d’autant plus important que nous puissions être informés que vous-même nous avez appelés à la vigilance sur un certain nombre de points.

Ma seule question porte sur cette notion intéressante du droit français qu’est l’abus de droit, dont l’application aux conventions fiscales a été pleinement consacrée par le Conseil d’État au mois d’octobre dernier. La clause anti-abus générale de la convention risque-t-elle d’empêcher la notion d’abus de droit de s’appliquer en cas d’abus conventionnel ? Ou bien les deux outils peuvent-ils coexister ?

Mme la rapporteure pour avis. Effectivement, monsieur le rapporteur général, l’abus de droit que nous connaissons en droit français, défini à l’article L. 64 du livre des procédures fiscales (LPF) s’applique bien aux abus conventionnels, cela a bien été rappelé par une jurisprudence de 2017, mais la clause de la convention viendra‑t-elle « écraser » notre dispositif anti-abus ? Il faut déjà préciser que la notion d’abus de droit français vient en répression, tandis que l’abus de droit de la convention est une règle d’assiette.

Je vous donne mon avis, mais il faudra que l’administration fiscale précise l’application et l’articulation de ces deux outils. Pour ma part, je pense qu’ils peuvent coexister. Je rappelle que l’article L. 64 du LPF vise les actes dont le but est exclusivement fiscal. Comme vous le savez, il entraîne une requalification des schémas et expose à des pénalités très élevées. La clause générale anti-abus pourrait s’appliquer, pour sa part, de manière plus générale, comme une règle d’assiette. C’est mon avis personnel, mais l’administration fiscale devra prendre position.

Nous avons d’autres clauses anti-abus, notamment celle de la directive dite « mère‑fille ». Sa formulation est proche de celle de la clause de la convention, mais les professionnels, les entreprises, l’administration s’interrogent sur l’application en cascade, ou pas, de ces différents dispositifs.

Mme Émilie Cariou, présidente. Effectivement, ces questions se posent.

M. Romain Grau. Je me joins à ce concert de louanges plus que mérité. Merci, madame la rapporteure pour avis, pour ce travail, à la fois synthétique, complet et d’une grande précision.

Comme le disait Mme la présidente à l’instant, l’intérêt de ce dispositif est qu’il permet de transformer l’ensemble des conventions bilatérales en une fois ou quasiment. L’effort est grand, mais c’est un grand pas dans la lutte contre l’optimisation agressive fiscale qui nous coûte si cher.

Ma question portera sur la sécurité juridique. Chaque norme fiscale expose à un risque d’insécurité juridique. Avec un dispositif aussi long et aussi complet, il y a forcément une série de points de frottement qui risquent de poser problème, le principal étant forcément cette clause anti-abus, à l’article 7.

Certes, l’un des outils peut être plus répressif tandis que l’autre porte plutôt sur l’assiette. Cependant, n’y a-t-il pas quand même un problème de concordance ? L’article L. 64 du LPF, qui vise les montages à but exclusivement fiscal, présente un avantage, celui de la clarté pour les professionnels, pour les entreprises, pour les juristes, mais aussi un inconvénient, celui de restreindre le champ de la lutte contre la fraude fiscale. L’article 7, visant pour sa part les montages dont le but est principalement fiscal, est plus large, c’est un avantage, mais il risque d’entraîner de l’insécurité juridique.

Ne pensez-vous pas qu’il y a là un levier pour modifier un certain nombre de d’articles de notre droit fiscal national afin de nous doter d’une plus forte capacité de répression de l’optimisation agressive ? Une telle réforme fiscale nationale écarterait le risque d’insécurité juridique auquel cette discordance entre le dispositif de la convention et nos dispositifs nationaux.

Mme Sarah El Haïry. Je salue à mon tour la qualité du travail de notre rapporteure pour avis. Elle a rendu la matière fiscale presque poétique !

Je m’arrêterai sur le caractère multilatéral de la convention. Il faut évidemment lutter contre l’évitement de l’impôt, mais il faut en même temps préserver les intérêts français. Une certaine flexibilité reste possible pour les États mais l’articulation entre les conventions reste complexe.

Comment clarifier les articles 12 à 15, relatifs à l’établissement stable ? Et comment être attentif aux évolutions futures et conserver l’agilité nécessaire ?

M. Jean-Louis Bricout. Je m’associe aux éloges de notre rapporteure pour avis. C’est effectivement un travail de titan, madame la rapporteure, je vous félicite donc.

Nous examinons aujourd’hui pour avis le projet de loi adopté par le Sénat autorisant la ratification de la convention multilatérale pour la mise en œuvre de mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir l’érosion de la base d’imposition et les transferts de bénéfices. Disons les choses plus simplement pour celles et ceux qui écouteraient nos débats : il s’agit bien, tout simplement, de renforcer la lutte contre l’évasion fiscale. À la demande du G20 au sommet de Saint-Pétersbourg, au mois de septembre 2013, l’OCDE a élaboré un projet visant à lutter contre les deux aspects essentiels des phénomènes d’évitement de l’impôt. L’OCDE estime que le montant des pertes de ces recettes imputables à l’érosion de la base d’imposition et aux transferts de bénéfices est compris entre 100 et 240 milliards de dollars par an, soit entre 4 et 10 % des recettes de l’impôt sur le bénéfice des sociétés à l’échelle mondiale.

Ce projet a donc débouché sur le « paquet BEPS » finalisé au mois d’octobre 2015 et approuvé par le G20 au sommet d’Antalya au mois de novembre suivant. Ce paquet repose sur trois piliers : l’amélioration de la cohérence des règles fiscales, le renforcement des exigences de substance des activités et la garantie d’une meilleure transparence.

L’objet de cette convention n’est pas contestable et, évidemment, nous voterons en faveur de sa ratification. Je rappelle une nouvelle fois la volonté politique dont fait preuve la France.

Quelques questions cependant, madame la rapporteure pour avis. Pourquoi le numérique est-il absent de cette convention ? Compte tenu de la réalité du monde dans lequel nous vivons, cette absence est quelque peu incongrue. Et quid de l’efficacité réelle de cette convention en l’absence de la signature des États-Unis ? Elle a le mérite d’exister mais qu’en sera-t-il donc de sa force ?

Selon quel rythme le Parlement devrait-il être informé ? Et pensez-vous avoir suffisamment de moyens humains à disposition pour mener à bien ce travail titanesque mais indispensable ?

M. Charles de Courson. Je tiens à féliciter notre rapporteure pour avis, Bénédicte Peyrol pour ce travail : non, ce n’est pas un travail de titan, c’est un travail de bénédictine...

Cette convention me trouble à plusieurs égards.

En ce qui concerne son articulation avec le droit national fiscal français, l’étude d’impact indique-t-elle l’ensemble des articles de notre droit qui seront modifiés ? En principe, cette convention doit être supérieure au droit national à partir du moment où elle est ratifiée, mais comment cela s’articule-t-il, sachant que tous les pays au monde ne l’ont pas signée ? Cela veut-il dire que certaines dispositions de droit fiscal continuent à s’appliquer tandis que d’autres sont modifiées ?

Par ailleurs, le principe de réciprocité du droit international est inscrit dans la Constitution. Comment s’articule-t-il avec ces réserves à géométrie variable selon les États ?

Si la France n’a pas émis de réserves sur tel ou tel dispositif mais qu’un autre État l’a fait, cela signifie-t-il que le dispositif n’est pas applicable en droit français ?

Troisièmement, contrairement à ce que certains prétendent, on peut ratifier avec réserves et j’ai ainsi été étonné qu’elles ne figurent pas dans le projet de ratification. Où sont‑elles ?

Enfin, on essaie de progresser en matière d’établissement stable : qu’en est-il de l’application de ce dispositif à nos chers GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) ?

M. Jean-Paul Dufrègne. L’outil présenté ici constitue une avancée mais non la panacée, et le chemin est encore long pour vaincre cette pandémie que constitue l’évasion fiscale. Au-delà de cet outil multilatéral, il faut aller plus loin et faire en sorte que tout le monde soit autour de la table. C’est pourquoi nous proposons que la France soit à l’initiative d’une « COP fiscale », sur le modèle de la Conférence des Parties (COP) environnementale, pour que tous les États, y compris les pays en développement, discutent entre eux. Où en est‑on ?

Rappelons que les pays en développement sont les grandes victimes de la fraude et de l’évasion fiscales. Selon le FMI, l’impact sur ces pays est 30 % plus élevé que sur les États membres de l’OCDE. Ces pays perdraient l’équivalent de 125 milliards de dollars de recettes fiscales chaque année, soit plus que le montant de l’aide internationale qui leur est destinée. Les pays en développement sont notamment victimes des effets des conventions fiscales bilatérales entre États, conventions optimisées par de grandes entreprises ou des particuliers qui, pratiquant le chalandage fiscal, parviennent à réduire leur contribution à l’impôt.

L’exemple le plus connu est celui de l’île Maurice, qui constitue une plateforme tout à fait intéressante pour celui qui souhaite investir en Inde tout en payant un minimum d’impôts. Par le jeu des conventions fiscales, un Français investissant en Inde en passant par Maurice ne paiera aucun impôt, alors que, s’il avait directement investi en Inde depuis la France, il aurait été soumis à l’impôt en vertu de la convention franco-indienne.

Les conséquences de ces conventions sont visibles également en France. La convention bilatérale entre la France et le Qatar, par exemple, fait de la France un paradis fiscal pour les Qataris, avec une fiscalité allégée sur les plus-values immobilières, les revenus du capital... Un véritable toilettage s’impose. Est-il envisagé ?

M. Daniel Labaronne. Ce projet BEPS s’inscrit dans le cadre d’une prise de conscience au niveau international de la nécessité de lutter contre la fraude, l’évasion ou l’optimisation fiscale. Il intervient après la mise en place de l’échange automatique d’informations financières à des fins fiscales, également sous l’égide de l’OCDE.

Qu’il y ait une telle prise de conscience, c’est vrai au niveau européen, avec les travaux sur les juridictions fiscales non coopératives et la liste des sept pays dont les pratiques fiscales pénalisent leurs voisins européens. Je rappelle que le Parlement a voté une résolution pour définir une assiette commune consolidée pour les impôts sur les sociétés.

C’est vrai, bien sûr, pour la France. Sous l’ancienne législature, il y avait déjà eu une loi relative à la fraude fiscale votée en 2013 et notre mandat s’est ouvert avec nos travaux sur le « verrou de Bercy » et va se prolonger avec le projet de loi sur la fraude.

La France a été moteur dans la négociation au sein de l’OCDE et dans l’élaboration du projet BEPS, et il me semble qu’il faut soutenir ce projet autorisant la ratification de cette convention pour au moins trois raisons.

Tout d’abord, vous l’avez rappelé, madame la rapporteure, la France a l’un des réseaux les plus étendus de conventions bilatérales et cette ratification va permettre de les modifier d’un seul coup, en les enrichissant. On gagne ici des années de négociation sans remettre en cause les intérêts fiscaux de la France, la sécurité juridique, nonobstant quelques interrogations, ni les enjeux économiques de nos entreprises.

Deuxièmement, la France a eu une approche large et ambitieuse dans l’adoption de ce projet BEPS. Cette ratification permet donc à notre pays de jouer un rôle d’exemplarité dans la lutte contre la fraude fiscale et permet ainsi d’affirmer son leadership dans ce domaine.

Troisième et dernier point, la France applique une forme de diplomatie fiscale intelligente, me semble-t-il, qui lui permet d’attirer des investissements directs étrangers sur notre territoire et de gagner pour nos entreprises des parts de marché à l’international avec des pays qui ont signé cette convention.

Pour ces trois raisons, il me semble important, tout en gardant en mémoire les points de vigilance que vous avez indiqués, de soutenir ce projet de loi de ratification, d’autant que le Gouvernement s’est engagé à tenir le Parlement informé des évolutions du cadre conventionnel.

Je voudrais vous poser une question. Les actions 8, 9 et 10 du projet BEPS recommandent, en définitive, de se livrer à une analyse de la création de valeur au sein d’un groupe d’entreprises mondialisées dans le cas d’une évaluation des prix de transaction intra‑groupe. Cette évaluation apparaît comme un garde-fou contre les stratégies de transfert des bénéfices au sein d’un même groupe vers les entités les moins lourdement imposées. Selon vous, en quoi l’approche de la création de valeur est-elle plus pertinente que d’autres méthodes habituellement utilisées pour évaluer les prix de transfert ? Pouvez-vous nous expliquer les raisons pour lesquelles il y a pour le moment une sorte de blocage ou en tout cas une absence de consensus sur cette question ?

Mme la rapporteure pour avis. Monsieur Grau, vous m’interrogez sur le risque juridique que pourrait représenter le fait que la clause anti-abus vise un « but principalement fiscal ». Le Conseil constitutionnel a censuré il n’y a pas si longtemps pour incompétence négative des tentatives de certains parlementaires visant à assouplir l’abus de droit ; on ne sait pas trop ce qu’il y a derrière ce « but principalement fiscal » mais il faut rappeler que la censure était aussi liée à la majoration de 80 % qui accompagne l’abus de droit. Les conseillers d’État Philippe Martin et Pierre Collin, que nous avons auditionnés, m’ont rassuré sur l’interprétation du « but exclusivement fiscal » de l’article L. 64 du LPF : il ne s’agit pas d’une interprétation restrictive mais la formule apporte tout de même une sécurité juridique aux entreprises. Le remplacer par un « but principalement fiscal » serait à mon avis un peu risqué. Je pense que ce dispositif anti-abus général n’écrase pas notre article L. 64 et il serait bon de garder les deux, avec l’article visant les dispositifs anti-abus de manière générale dans une répression très forte tout en conservant la règle d’assiette qu’est le dispositif. Nous conduirons, dans le cadre de la mission d’information sur l’optimisation et l’évasion fiscales, un travail d’explication de ce que devrait être selon nous l’articulation de l’ensemble de ces clauses anti-abus ; nous avons vu l’administration fiscale à cette fin et le travail est en cours.

Madame El Haïry, s’agissant de l’établissement stable, je vous renvoie à mon rapport, qui explique très précisément les choix qui ont été faits, ainsi qu’aux commentaires de l’OCDE sur lesquels se fonde l’administration fiscale quand elle a à interpréter une convention fiscale.

Monsieur Bricout, comme je l’ai indiqué, il n’y a pas de consensus aujourd’hui au sein de l’OCDE entre les États qui pensent que le sujet du numérique doit être envisagé de manière globale et ceux qui pensent qu’il doit être traité à part. Par conséquent, nous n’avons pas souhaité intégrer ces dispositions, afin que cela ne bloque pas les négociations sur le reste. Je rappelle tout de même que l’OCDE poursuit les négociations. Le G7 a rappelé la nécessité de trouver des solutions rapidement, dans l’idéal au cours de 2019, sur le sujet de la fiscalité numérique. La France est moteur au niveau de l’Union européenne avec la taxation à 3 % sur le chiffre d’affaires des services du numérique. L’idéal serait une définition commune de l’établissement stable virtuel, dans un premier temps au sein de l’Union.

Nous appelons à une information qui soit plus qu’annuelle, à savoir que la commission des finances, par le biais du président et du rapporteur général, puisse disposer d’une information régulière sur les futures conventions notifiées. Nous invitons le Gouvernement à nous transmettre ces informations, y compris sur les choix français.

Monsieur de Courson, cette convention multilatérale modifie les conventions bilatérales actuelles et vous savez comme moi qu’en vertu de l’article 55 de notre Constitution, une convention bilatérale prime sur le droit national, le cadre juridique de l’articulation entre ces normes ayant été précisé par le Conseil d’État dans ses décisions Schneider Electric de 2002 et 2013. Cela signifie que les stipulations de la convention primeront.

Nous avons reçu un engagement de l’administration fiscale de publier des versions consolidées des conventions fiscales notifiées par la France. Malgré cette consolidation, les conventions consolidées ne seront pas opposables à l’administration fiscale. Il faut donc se demander comment les rendre opposables.

Les réserves de la France, au nombre de cinq, ne sont pas dans le projet de loi mais elles figurent sur le site de l’OCDE.

M. Charles de Courson. Pourquoi ne sont-elles pas reprises dans le texte ?

Mme la rapporteure pour avis. Il faudrait reprendre chaque convention bilatérale avec cet instrument car chacune est modifiée différemment. Cela recoupe votre question sur le cas où la France fait une réserve et l’autre État non. Dans ce cas, la stipulation de la convention multilatérale ne s’applique pas, en vertu du principe de réciprocité, dès lors que les deux États ne se sont pas entendus. En revanche, ce qui s’applique à tout le monde, et nous n’aurons là pas à nous poser de question, ce sont les dispositifs anti‑abus, aux articles 6 et 7, et les règles de procédure amiable à l’article 16.

S’agissant de l’établissement stable, je reprends l’exemple de Google. La société mère est en Irlande, il y a des bureaux en France, et l’administration fiscale n’a pas réussi à qualifier d’établissement stable l’activité en France, alors même que les représentants de Google en France jouent un rôle essentiel dans la conclusion des contrats de la société mère. Avec la nouvelle définition proposée, on pourrait qualifier d’établissement stable le bureau en France. J’y mets un bémol : l’Irlande ayant émis une réserve sur l’article 12, il n’y a pas réciprocité. Mais l’Irlande pourra toujours lever la réserve, et ce point peut faire partie de notre travail diplomatique.

Monsieur Dufrègne, oui, le chemin est encore long, nous en sommes collectivement bien conscients. Le projet de loi sur la fraude, même s’il ne concerne pas l’optimisation et l’évasion fiscales, montre que nous avons envie d’avancer. Une mission a été lancée dès le début de la législature et non à la fin, ce qui prouve la volonté d’agir des députés.

Vous rappelez l’idée de COP fiscale et demandez que tout le monde soit autour de la table. Comme je l’ai rappelé, ce qui est innovant dans cet outil et dans la démarche de l’OCDE, c’est justement d’avoir mis les États émergents autour de la table depuis le début, et ils sont aujourd’hui dans le cadre inclusif.

S’agissant du Qatar, je vous invite à poser la question au Gouvernement pour l’aspect diplomatique du sujet, mais je souligne que la France a notifié la convention fiscale bilatérale avec le Qatar et donc, si le Qatar souhaite rejoindre les différentes dispositions pour lesquelles la France a opté, cela ne tient qu’à lui.

Monsieur Labaronne, merci d’avoir employé l’expression de « diplomatie fiscale intelligente ». En matière de fiscalité internationale, on oublie trop souvent que nous n’évoluons pas dans un monde bilatéral mais global. Il faut conduire une vraie réflexion sur la diplomatie fiscale de la France.

Vous m’interrogez sur les actions 8, 9 et 10 du plan BEPS qui ne sont pas intégrées à la convention fiscale et sur l’analyse de la création de valeur. En matière de prix de transfert, un des principaux éléments d’optimisation et d’évasion fiscales, il existe cinq méthodes d’analyse pour calculer un prix de pleine concurrence, mais, pour des entreprises comme les GAFA, il est compliqué de trouver des entreprises comparables, et le contrôle des prix de transfert est donc loin d’être simple. Les discussions à l’OCDE se sont orientées vers l’analyse de la création de valeur. Là où l’on pèche, c’est que nous ne sommes pas d’accord collectivement sur ce qu’est la création de valeur, pour les incorporels par exemple, et encore moins sur ce que devrait être le partage de la valeur entre les différents États. Je pense que la value chain analysis, à savoir prendre la société dans la globalité de sa chaîne de valeur et estimer transaction par transaction ce que serait un bon prix de transfert, est une avancée, mais il reste beaucoup à faire, et l’Union européenne devrait là aussi conduire de manière urgente un véritable travail pour dire ce qu’est pour elle une bonne création de valeur, puis ce que serait un bon partage de la valeur. Les avancées sont encore loin d’être suffisantes.

Mme Émilie Cariou, présidente. Je confirme que les pays émergents ont toujours été présents dans ce chantier BEPS, dont l’un des objectifs était que les bénéfices soient répartis plus justement au niveau mondial, y compris pour que les pays émergents ne soient pas seulement des proies commerciales ou des lieux où puiser des ressources énergétiques sans aucun retour de valeur. L’optimisation fiscale fait aujourd’hui deux victimes : les pays développés, qui ont des entreprises mais ne perçoivent pas de résultats, et les pays en développement. Les seuls gagnants sont les systèmes financiers et les paradis fiscaux, le plus souvent des micro-États.

M. Charles de Courson. Question subsidiaire : les articles 18 et 19 sur l’arbitrage m’ont troublé. Comment s’articule cet arbitrage avec le droit français ? La France a-t-elle émis des réserves sur cet arbitrage touchant à des matières régaliennes ?

Mme la rapporteure pour avis. Non. Il s’agit d’arbitrage entre États relevant du droit international.

M. Michel Lauzzana. Un suivi aura lieu, le Parlement sera tenu au courant du développement de cette convention multilatérale. Sait-on déjà, au sein de l’OCDE, ce que seront les points de surveillance particulière ? De quelle manière des conséquences seront‑elles tirées pour améliorer ensuite les conventions ?

Mme la rapporteure pour avis. Je veillerai à ce que le Parlement reçoive les informations. L’OCDE publie un suivi régulier sur son site internet, avec des mises à jour régulières des signatures, des notifications et des réserves des différents États.

Nous avons regardé pour toutes les conventions de la France les articles qui s’appliquaient et ceux qui ne s’appliquaient pas. L’administration s’est engagée à produire des versions consolidées : un document unique pour chaque convention bilatérale.

Le cadre inclusif BEPS, qui rassemble une centaine d’États, suit au-delà de la convention multilatérale l’ensemble des actions discutées dans le cadre des travaux BEPS, comme le dispositif des « sociétés étrangères contrôlées » sur les paradis fiscaux.

Mme Émilie Cariou, présidente. Nous arrivons à la fin d’une négociation que j’ai eu la chance de suivre quasiment dès le début, en 2012, après une période noire des négociations à l’OCDE. Je pense que la commission des finances devra à l’avenir être bien plus associée aux négociations et être informée au fil de l’eau.

La commission émet un avis favorable à l’adoption de l’article unique de la proposition de loi à l’unanimité.

 

 


  1  

   annexes

   annexe n° 1 :
Liste des personnes auditionnées par la rapporteure

Il est renvoyé à la liste des personnes auditionnées par M. Benjamin Dirx, Rapporteur du projet de loi au nom de la commission des affaires étrangères, saisie au fond, auxquelles votre Rapporteure a été associée.

 

 


   Annexe n° 2 :
Base de données de l’OCDE sur les modifications des conventions conclues par la France résultant de la Convention multilatérale

Cette annexe présente, à partir de la base de données de l’OCDE, les modifications des CDI conclues par la France résultant de la Convention multilatérale, en fonction des choix faits par la France et par les juridictions cocontractantes (http://www.oecd.org/fr/fiscalite/conventions/boite-a-outils-pour-lapplication-de-linstrument-multilateral-sur-les-mesures-beps-relatives-aux-conventions-fiscales.htm ; l’outil est en anglais).

Afrique du Sud


Allemagne


Andorre


Argentine

 


Arménie


Australie


Autriche


Belgique


Bulgarie


Burkina Faso


Cameroun


Canada


Chili


République populaire de Chine


Chypre


Colombie


Corée du Sud


Côte d’Ivoire


Croatie


Égypte


Espagne


Finlande


Gabon


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Grèce