Compte rendu

Commission d’enquête
sur la sûreté et la sécurité
des installations nucléaires

– Audition de M. Marc Mortureux, ex-directeur général de la prévention des risques au Ministère de la transition écologique et solidaire              2


Jeudi
15 mars 2018

Séance de 14 heures 30

Compte rendu n° 15

session ordinaire de 2017-2018

Présidence de
M. Xavier Batut,

Membre, suppléant le Président


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La commission d’enquête sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires a procédé à l’audition de M. Marc Mortureux, ex-directeur général de la prévention des risques au Ministère de la transition écologique et solidaire. M. Mortureux est accompagné de M.Philippe Merle, chef du service des risques technologiques de la DGPR et de M. Benoît Bettinelli, chef de la mission sûreté nucléaire et radioprotection.

M. Xavier Batut, président. Mes chers collègues, nous accueillons à présent M. Marc Mortureux, ex-directeur général de la prévention des risques (DGPR) au ministère de la transition écologique et solidaire.

Monsieur Mortureux, vous avez été directeur général de la prévention des risques du 23 décembre 2015 au 1er mars 2018. Vous êtes un bon connaisseur du sujet et c’est la raison pour laquelle nous avons décidé de vous interroger, bien que vous ayez quitté l’administration depuis quelques jours. Du reste, j’ai cru comprendre que vous n’avez pas encore été remplacé.

En guise de propos introductif, pourriez-vous nous préciser comment s’articulent les prérogatives du DGPR par rapport à celle de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et des autres acteurs publics français compétents en matière de risque nucléaire ?

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de déposer sous serment. Elles doivent jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, avant de vous céder la parole, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Marc Mortureux, M. Philippe Merle et M. Benoît Bettinelli prêtent serment.)

M. Marc Mortureux, ancien directeur général de la prévention des risques au ministère de la transition écologique et solidaire. J’ai en effet quitté la direction générale de la prévention des risques (DGPR) le 1er mars dernier, pour m’orienter vers la filière automobile, domaine riche en enjeux environnementaux. Je n’ai pas encore été remplacé et c’est, pour l’heure, mon ex-adjoint Hervé Vanlaere, qui assure l’intérim.

Je suis accompagné aujourd’hui de Philippe Merle, chef du service des risques technologiques, et donc de la sûreté nucléaire, et de Benoît Bettinelli, chef de la mission sûreté nucléaire et radioprotection ; l’un et l’autre complèteront utilement mes propos, grâce à leur expérience et à leurs compétences dans le domaine nucléaire.

En ce qui concerne le rôle de la DGPR dans le dispositif chargé de veiller à la sûreté nucléaire, il a été redéfini par la loi de 2006 qui a créé l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). Aux termes de la loi, le Gouvernement est évidemment compétent pour la réglementation générale, la DGPR étant en charge de préparer les textes réglementaires applicables aux installations nucléaires de base. Il est par ailleurs compétent pour autoriser par décret la création ou le démantèlement des installations nucléaires de base. Enfin, le ministre homologue certaines décisions de l’ASN, à savoir des décisions techniques qui précisent la réglementation ou des autorisations de rejets.

L’ASN, quant à elle, assure la police des installations, ce qui inclut les inspections, les décisions individuelles, qui peuvent être des décisions relatives aux installations ou des sanctions. Elle prend également un certain nombre de décisions à caractère plus général, comme les décisions techniques précisant la réglementation que j’ai mentionnées plus haut.

L’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) apporte enfin son expertise technique à l’ASN ou directement au ministre et à la DGPR.

L’articulation entre les différentes instances est donc relativement claire, sachant que la DGPR assure par ailleurs le secrétariat technique du Haut Comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire (HCTISN), espace de concertation avec l’ensemble des parties prenantes au plan national.

La DGPR, enfin, est une petite équipe de huit personnes au total, essentiellement vouée, comme je l’ai dit, à travailler sur la réglementation et les homologations, travail qu’elle effectue dans un échange constant avec l’ASN et l’IRSN.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. La DGPR homologue les décisions de l’ASN, mais peut-il lui arriver d’avoir à décider, sans l’aval de l’ASN, de l’arrêt d’un réacteur, si elle considère qu’un risque grave existe pour l’environnement ou la santé publique ?

M. Marc Mortureux. L’article L. 593-22 du code de l’environnement prévoit qu’« en cas de risques graves et imminents, l’Autorité de sûreté nucléaire suspend, si nécessaire, à titre provisoire et conservatoire, le fonctionnement de l’installation. Elle en informe sans délai le ministre chargé de la sûreté nucléaire. » Dans la pratique, c’est donc l’ASN qui, dans le cadre de ses pouvoirs de contrôle et de police, prend ce type de décision. Néanmoins, l’article L. 593-21 du même code dispose que « s’il apparaît qu’une installation nucléaire de base présente des risques graves pour les intérêts mentionnés à l’article L. 593-1, le ministre chargé de la sûreté nucléaire peut, par arrêté, prononcer la suspension de son fonctionnement pendant le délai nécessaire à la mise en œuvre des mesures propres à faire disparaître ces risques graves. Sauf cas d’urgence, l’exploitant est mis à même de présenter ses observations sur la suspension envisagée et l’avis préalable de l’Autorité de sûreté nucléaire est recueilli. » Le législateur a donc prévu que le ministre puisse, en cas d’urgence, prendre une telle décision sans recueillir au préalable l’avis de l’Autorité de sûreté nucléaire. À ma connaissance, cependant, cette possibilité n’a jamais été utilisée.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. En théorie, donc, le ministre pourrait prendre sa décision contre l’avis de l’ASN ?

M. Marc Mortureux. Absolument. S’il juge que la situation présente des risques graves, c’est l’une de ses prérogatives, sachant que tout a été construit pour qu’en pratique ce soit plutôt l’Autorité de sûreté nucléaire qui prenne ce type de décision, car elle est de loin la mieux placée pour évaluer les risques.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Avez-vous pu constater ou, à tout le moins, peut-on craindre que l’ASN puisse être influencée par la situation économique des exploitants, au point de renoncer à des préconisations jugées trop coûteuses ?

M. Marc Mortureux. Je n’ai absolument pas ce sentiment. L’ASN est une autorité indépendante dont la mission est de veiller à la sûreté nucléaire et en aucun cas il est inscrit dans ses statuts qu’elle doive renoncer à des dispositions qu’elle jugerait nécessaire au titre de la sûreté du fait d’éventuelles contraintes économiques.

Cela ne signifie évidemment pas qu’elle ne doive pas, comme tout acteur assumant des pouvoirs de police, respecter le principe de proportionnalité, c’est-à-dire proportionner les mesures qu’elle impose à l’exploitant en fonction de la situation qui la caractérise en termes de risques. Mais le dispositif a été conçu pour nous prémunir contre la confusion des rôles et les risques d’interaction entre les intérêts économiques et la sûreté nucléaire.

Si je compare aux autres domaines où j’ai pu exercer mon expertise, il me semble que nous avons réussi dans le domaine du nucléaire à créer une instance dotée de moyens importants et d’une vraie maîtrise technique, soutenue de surcroît par l’IRSN qui jouit, comme l’ASN, d’une véritable reconnaissance internationale.

L’ASN n’a aucun état d’âme à prendre des mesures parfois difficiles. J’en veux pour preuve la décision qu’elle a prise d’arrêter plusieurs réacteurs au début de l’hiver 2016, alors que se posait la question de l’approvisionnement du pays en électricité. Je peux témoigner que le risque de pénurie n’a en aucun cas pu remettre en cause sa décision.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Selon vous, l’ASN dispose de beaucoup de moyens pour travailler. Mais nous avons pu constater, au fil de nos auditions, que ses préconisations n’étaient pas toujours suivies d’effet. Cela ne signifie-t-il pas que ses moyens, en matière de contrôle notamment, ne sont pas optimaux ?

M. Marc Mortureux. Le Gouvernement a donné ces dix dernières années à l’ASN des moyens croissants, et ce dans le contexte budgétaire contraint que vous connaissez. On peut considérer que l’ASN comme l’IRSN ont bénéficié d’un traitement privilégié, ce qui s’explique par les enjeux cruciaux auxquels ils sont confrontés, qu’il s’agisse du réacteur européen pressurisé – European Pressurized Reactor (EPR) –, des visites décennales dans la perspective des quarante années de service ou du démantèlement.

Savoir si, malgré cette volonté du Gouvernement d’accroître très sensiblement les capacités de l’ASN et l’IRSN, ils disposent de tous les moyens qu’ils jugent nécessaires, c’est à eux de le dire. Reste qu’objectivement le Gouvernement a pris des mesures exceptionnelles pour leur permettre d’effectuer leurs tâches, conscient qu’il est indispensable d’avoir une autorité de sûreté nucléaire forte et très présente sur le terrain, a fortiori lorsque l’on constate, comme cela a pu être le cas, des anomalies sur une série d’installations existantes.

La logique du Gouvernement est de faire confiance à l’indépendance, à la compétence et au courage de l’ASN et de lui donner des moyens significatifs pour lui permettre de garantir la sûreté nucléaire.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous sommes en effet à un moment où convergent de nombreuses problématiques, au premier rang desquelles l’application et le contrôle des mesures post-Fukushima, mais également la prolongation des installations au-delà des quarante ans, à quoi s’ajoutent des risques accrus en termes de sécurité. À la différence d’autres autorités internationales, l’ASN n’est pas en charge de la sécurité. Or elle demande à obtenir des compétences en la matière, pour tout ce qui regarde la sécurité passive, c’est-à-dire la conception et le fonctionnement des installations. Quelle est votre opinion sur ce sujet ?

M. Marc Mortureux. La DGPR n’ayant pas compétence en matière de sécurité pour ce qui regarde les risques liés à la malveillance, lesquels sont du ressort du Secrétaire général haut fonctionnaire de défense et de sécurité, je vous répondrai à titre personnel. J’estime en effet qu’il ne serait pas incohérent que l’ASN ait en charge certains aspects techniques de la sécurité des installations ayant partie liée avec certains éléments relevant de la sûreté. Mais je ne me prononce pas ici au nom du ministère.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Le décret du 1er juillet 2015 relatif aux produits et équipements à risques a abrogé le décret du 2 avril 1926 portant règlement sur les appareils à vapeur. Or les personnes que nous avons auditionnées ce matin nous ont fait remarquer la concomitance opportune entre cette abrogation et la décision par l’ASN de formuler, sur la base du décret de 1926, des prescriptions défavorables aux exploitants. Cela vous dit-il quelque chose ou préférez-vous que nous vous posions la question par écrit ?

M. Philippe Merle, chef du service des risques technologiques de la DGPR. Je ne vois pas de quelles prescriptions défavorables aux exploitants vous parlez. Je sais seulement que le décret de juillet 2015 et ses arrêtés d’application ont pu susciter un début de polémique dans la mesure où ils permettaient à l’autorité de police, c’est-à-dire à l’ASN, de considérer que les exigences de la loi sur les équipements sous pression ne pouvant être atteints par la voie normale, ils devaient l’être par un chemin de traverse, une décision particulière étant prise pour entériner le fait que les objectifs étaient atteints par d’autres moyens que les moyens normaux prévus par le décret.

Lorsque ces interrogations ont surgi, nous avons examiné l’historique d’élaboration du décret, dont nous avons pu constater qu’il avait été préparé antérieurement au signalement fait par l’ASN sur la cuve de Flamanville – si c’est, comme je l’imagine, le sens de votre question. En d’autres termes, le décret était dans les tuyaux avant que le problème de ségrégation carbone dans la cuve de Flamanville soit remonté jusqu’à nous.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. C’est donc un hasard de calendrier ?

M. Philippe Merle. Absolument. Le décret n’a en aucun cas été pris pour la cuve de Flamanville, mais, au moment où est paru l’arrêté donnant compétence à l’autorité de police pour procéder éventuellement aux « dérogations » permettant de démontrer que les objectifs sont atteints par d’autres moyens que le certificat de conformité normal, l’ASN a précisé, de manière parfaitement transparente, que cet arrêté était susceptible de concerner la cuve de Flamanville.

Pour être très précis, le décret de 2015 stipule que la conformité d’un équipement sous pression doit être établie par les dispositifs prévus par la directive européenne sur le sujet. Il étend par ailleurs cette règle aux équipements sous pression nucléaires qui, eux, ne sont pas couverts par la directive, afin de donner de la visibilité à l’industrie nucléaire ; il établit donc que, lorsqu’un équipement est correct mais qu’on ne peut pas le prouver par la méthode normale, il est possible de l’établir par d’autres voies et moyens.

C’est ce qu’a fait en l’espèce l’ASN pour la cuve de Flamanville, puisque le diagnostic ne pouvait être obtenu par la voie normale. Malgré ces conditions dérogatoires, le programme d’essais extrêmement fourni qui a été communiqué à l’ASN a été d’une ampleur équivalente aux programmes d’essais qui servent, au niveau mondial, à valider la voie normale, selon les règles de codification en vigueur. L’ASN aura à se prononcer formellement en tant qu’autorité de police sur l’utilisation de cette voie spécifique prévue par l’arrêté et le décret, lequel, je le répète, était déjà dans les tuyaux.

M. Marc Mortureux. Je précise que ni Philippe ni moi n’étions en poste à l’époque de la sortie du décret, mais je me souviens en effet des questions qu’il a suscitées et je confirme ce que Philippe vous a dit sur le calendrier.

M. Raphaël Schellenberger. La manière dont a agi l’ASN me surprend un peu. En effet, alors que le décret de juillet 2015 prévoit que de nouvelles règles doivent entrer en vigueur en juillet 2016, l’ASN s’est fondée, pour prendre sa décision à la veille de cette entrée en vigueur, sur le décret de 1926, dont elle savait pourtant qu’il allait être abrogé. Était-ce par peur de ne pouvoir s’adapter à une évolution juridique qui pouvait s’avérer complexe ? Et cela ne doit-il pas nous conduire à nous interroger, sinon sur les compétences techniques de l’ASN, à tout le moins sur ses compétences juridiques ?

M. Philippe Merle. Je ne vois pas à quelle décision vous faites référence. Par ailleurs, il est très courant que les décrets n’entrent en vigueur qu’un an après leur publication.

Raphaël Schellenberger. Nous avons auditionné ce matin des journalistes qui nous ont expliqué qu’il était surprenant que l’ASN ait pris, le 18 juillet 2016, une décision dont le support juridique devenait caduc le 19 juillet 2016.

M. Philippe Merle. Pour vous répondre de façon pertinente, il faudrait que je sache de quelle décision il s’agit.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous allons récupérer les minutes de l’audition de la matinée, et nous vous en aviserons, afin que vous puissiez nous faire une réponse qui nous éclaire.

M. Benoît Bettinelli, chef de la mission sûreté nucléaire et radioprotection. Ce que je peux vous dire sur la question de la ségrégation carbone dans la cuve de Flamanville, c’est que la ministre de l’époque avait demandé au Haut Comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire (HCTISN) un rapport destiné à clarifier les différents épisodes de cette affaire assez complexe. Il serait important que vous vous y référiez.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Considérez-vous que le niveau de sûreté de nos installations nucléaires soit satisfaisant malgré leur vieillissement et malgré les incidents qui sont intervenus ces derniers mois ? Doit-on passer à une étape supérieure, notamment au regard des nouveaux enjeux auxquels nous avons à faire face ?

M. Marc Mortureux. En matière de sûreté nucléaire, je le redis, notre dispositif repose sur l’ASN, qui travaille en toute indépendance et en qui nous avons toute confiance. C’est à elle de se prononcer sur cette question.

Pour ce qui concerne les anomalies auxquelles vous faites allusion, l’ASN est fort heureusement là pour les analyser et exiger, le cas échéant, davantage d’informations. Par ailleurs, le fait que l’information sur ces anomalies remonte est paradoxalement une bonne chose, car cela témoigne de l’extrême transparence de notre système, ce qui est aussi un gage de sûreté, quand bien même certaines de ces anomalies ne sont mises au jour que tardivement.

Quoi qu’il en soit, il ne faudrait surtout pas que le nombre de ces anomalies soit mis en exergue d’une façon qui pourrait conduire les opérateurs à vouloir les dissimuler. Encore une fois, l’ASN a montré qu’elle n’hésitait pas à prendre des mesures fortes lorsqu’elle le jugeait nécessaire, et j’ai démontré qu’il était raisonnable de lui faire toute confiance en la matière. Sa vigilance est à la hauteur des nouvelles problématiques – celle du vieillissement des installations notamment.

J’ajoute qu’en matière de sûreté le rôle de l’exploitant est également fondamental, car il dispose d’une connaissance des procédures internes à l’installation irremplaçable. J’ignore si ce sont les réponses que vous attendiez.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. En tout cas, elles ne me surprennent pas…

On sait qu’en matière de sûreté la responsabilité incombe à l’exploitant. Néanmoins, il est arrivé à de nombreuses reprises que de graves malfaçons soient dues non pas à l’exploitant lui-même mais à des sous-traitants, certains de ces sous-traitants ayant même volontairement dissimulé ces malfaçons. EDF, par exemple, n’a pas pu nous confirmer qu’elle s’était retournée contre son fournisseur du Creusot.

Tout ceci m’amène à penser qu’il y a une forme de dilution de la responsabilité qui peut être dangereuse puisqu’on a découvert des malfaçons qui avaient été dissimulées pendant plusieurs années, avec les conséquences que l’on sait… et celles que l’on ignore peut-être encore.

Quel est votre point de vue sur cette question ? Y a-t-il selon vous des choses qui pourraient être améliorées ?

M. Marc Mortureux. La question de la sous-traitance est toujours une question extrêmement sensible, et il est essentiel de bien maîtriser sa chaîne de sous-traitants, a fortiori lorsqu’ils interviennent dans des activités sensibles. Un décret a d’ailleurs été pris dans cette optique, qui redéfinit le nombre de niveaux de sous-traitance autorisés pour les installations nucléaires, toute la difficulté étant de trouver le juste équilibre entre la possibilité pour l’opérateur de faire appel à des entreprises très spécialisées dont le savoir-faire est indispensable et le risque d’entrer dans une logique de sous-traitance en chaîne, où il devient très difficile de maîtriser l’ensemble des étapes.

M. Philippe Merle. En ce qui concerne les anomalies du Creusot, il faut savoir qu’à l’époque des faits, l’exploitant nucléaire avait le devoir de surveiller le fabricant de la chaudière nucléaire, dénommé le constructeur, lequel avait la responsabilité de surveiller ses propres sous-traitants : EDF devait donc surveiller Areva, qui surveillait ses sous-traitants. Force est de constater que ce dispositif n’a pas empêché les dissimulations à l’usine du Creusot, sachant que, plus la chaîne de sous-traitance est longue, plus il est compliqué d’avoir des dispositifs qui permettent de détecter les dérives de ce genre. D’autant qu’il n’existait pas de moyen légal de restreindre la liberté contractuelle jusqu’à l’entrée en vigueur, le 12 février 2016, de l’article L. 593-6-1 du code de l’environnement, qui précise qu’« en raison de l’importance particulière de certaines activités pour la protection des intérêts mentionnés à l’article L. 593-1, un décret en Conseil d’État peut encadrer ou limiter le recours à des prestataires ou à la sous-traitance pour leur réalisation. L’exploitant assure une surveillance des activités importantes pour la protection des intérêts mentionnés au même article L. 593-1 lorsqu’elles sont réalisées par des intervenants extérieurs. Il veille à ce que ces intervenants extérieurs, disposent des capacités techniques appropriées pour la réalisation desdites activités. Il ne peut déléguer cette surveillance à un prestataire ».

Depuis 2016, la loi a donc redéfini le régime de responsabilité et de surveillance des installations nucléaires, et c’est désormais à l’exploitant d’assurer la surveillance à tous les niveaux de sous-traitance, lesquels peuvent être limités en nombre. Selon le décret d’application en vigueur aujourd’hui, la sous-traitance est limitée à deux niveaux, sauf dérogations acceptées au préalable par l’ASN. Les exploitants ont cherché à revenir sur cette limitation, à l’assouplir, s’interrogeant sur le fait de savoir si leurs filiales étaient ou non considérées comme des entreprises sous-traitantes. Il se trouve que le décret est en cours de révision, mais que la position de l’administration est qu’a priori le régime restera le même : deux niveaux autorisés, sauf dérogation validée par l’ASN.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Dans la mesure où ce décret est assez récent, avez-vous pu dresser un état de son application ? Tout le monde est-il « dans les clous » ? Par ailleurs, il me semble que sa rédaction est à certains égards ambiguë : la limitation des niveaux de sous-traitance vaut-elle en effet pour chaque entreprise ou est-ce une limitation globale ? Les filiales doivent-elles être considérées comme des sous-traitants ?

M. Philippe Merle. La règle est que l’on compte chaque contrat, qu’il soit passé entre la maison-mère et sa filiale ou non. C’est à l’ASN de veiller à l’application de ce décret, puisqu’il fait partie de ses missions de police de s’assurer que les règles du jeu sont respectées.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. À votre connaissance, l’ASN a-t-elle été saisie de demandes de dérogation ?

M. Benoît Bettinelli. L’ASN m’a explicitement dit, il y a quinze jours, ne pas avoir été saisie de demande de dérogation.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Avez-vous envisagé des scénarii de catastrophe dans les installations nucléaires de base (INB) ? Quelles conclusions en avez-vous tiré en termes de nombre de victimes, de zones à évacuer, de conséquences financières et environnementales ?

M. Marc Mortureux. Les plans en cas de crise, d’accident, ne relèvent pas directement du champ de compétence de la DGPR, mais plutôt du ministère de l’intérieur, du ministère de la défense, ainsi que des hauts fonctionnaires du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). C’est le cas des plans particuliers d’intervention (PPI), dont Mme Ségolène Royal avait annoncé l’extension du périmètre de dix à vingt kilomètres.

Un texte est en voie d’achèvement et qui tire en particulier les enseignements de la catastrophe de Fukushima. Il convient en effet de bien prendre en compte le risque nucléaire, certes, en particulier en matière de radioactivité, mais également les autres types de risques, une évacuation n’étant jamais une opération neutre ; autrement dit, il convient de prévoir l’ensemble des procédures les plus protectrices qui soient en cas d’accident majeur nécessitant des évacuations massives et notamment de personnes très fragiles. Il y a en effet une balance à établir entre le risque lié à l’accident et le risque intrinsèque lié à des évacuations dans des conditions particulièrement difficiles. Des dispositions complémentaires sont prévues dans le futur décret que je viens d’évoquer.

M. Philippe Merle. Le Conseil d’État est en train d’achever l’examen de ce décret. Il transpose une directive européenne qui prévoit des « niveaux de référence » pour la gestion des accidents et précise que c’est bien au préfet qu’il revient de prendre la décision d’évacuation. Le préfet doit tenir compte de trois éléments : d’abord les appuis, informations et avis qui lui sont fournis par l’ASN, ou l’ASN défense s’il est question d’une installation de défense, par l’exploitant et par l’agence régionale de santé (ARS) ; ensuite, le niveau de référence qui découle de la directive européenne et destiné à éviter qu’un préfet reste indéfiniment à ne rien faire ; enfin, le préjudice associé à l’application des mesures envisagées au regard du bénéfice attendu. Le préfet a donc bien la responsabilité de mesurer le rapport entre les avantages et les inconvénients. Ainsi doit-il se demander s’il faut évacuer la maison de retraite ou pas, au cas où cette dernière se trouverait à 8,9 kilomètres de l’accident. Voilà pour le décret en Conseil d’État.

Une décision de l’ASN va pour sa part faire l’objet d’un décret simple et qui concerne les fameux rayons qui sont des valeurs repères de cinq kilomètres, dix kilomètres, etc.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Quand le décret en Conseil d’État devrait-il entrer en vigueur ?

M. Philippe Merle. Sa date d’application prévue est le 1er juillet prochain.

M. Bruno Bettinelli. Il s’est agi de tenir compte du retour d’expérience de la catastrophe de Fukushima. On s’est en effet rendu compte qu’on avait évacué des personnes âgées, dans la zone incriminée ; or une cinquantaine d’entre elles sont décédées, victimes d’hypothermie, de déshydratation, et du fait de leur état de fragilité initial. Le décret permettra donc d’établir une balance avantages-inconvénients…

M. Philippe Merle. Dans la limite du niveau de référence.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Voilà qui fait froid dans le dos.

M. Marc Mortureux. Tout est fait pour que cela n’arrive pas, mais comme on ne peut totalement exclure ce genre de scénario, il faut l’étudier même si, en effet, envisager des catastrophes de cette importance fait froid dans le dos. L’IRSN a réalisé des études assez détaillées sur l’impact humain et économique d’une catastrophe nucléaire d’ampleur. Il est évident qu’une telle situation sera compliquée à gérer, d’où la nécessité d’y travailler à froid, de bien y réfléchir en tâchant de tenir compte le mieux possible des retours d’expérience dont on peut disposer. Il est certain, pour le coup, que la France n’a – heureusement – pas une grande expérience en la matière alors que les États-Unis, par exemple, en ont davantage en matière d’évacuations massives.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Dans les limites de ce que vous savez, considérez-vous qu’on pourrait améliorer les exercices afin que la sécurité civile, d’une manière générale, soit mieux à même de faire face à de telles situations ? Y a-t-il, en particulier, beaucoup d’exercices auxquels la population est associée ?

M. Marc Mortureux. C’est une vraie question. Je n’en ai pas spécialement l’expérience pour le nucléaire, mais j’ai pu constater, pour les inondations et les risques naturels, à quel point il est très important de réaliser des exercices. Il est vrai également que leur organisation est très lourde, complexe. Reste que, quand il est possible d’organiser des entraînements impliquant la population, on en tire de nombreux enseignements.

M. Xavier Batut, président. Combien d’exercices sont organisés chaque année ?

M. Marc Mortureux. À peu près un tous les deux mois.

M. Bruno Bettinelli. L’ASN en réalise à son niveau avec l’IRSN et, de temps en temps, nous y sommes nous-mêmes associés.

M. Xavier Batut, président. Ce qui revient donc à un exercice tous les trente-six mois par site nucléaire.

M. Marc Mortureux. Les représentants de l’ASN pourraient de toute façon vous donner des informations assez précises, puisqu’ils y sont systématiquement associés. Il me semble que la plupart sont des exercices de simulation impliquant les acteurs chargés d’une responsabilité mais, dans la très grande majorité des cas, pas la population.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Un autre domaine concerne la sûreté : le transport de déchets de combustible. Y a-t-il, en la matière, une harmonisation des règles au niveau européen ? Nous avons en effet des retours d’expérience, en Allemagne en particulier, dont il ressort que les pratiques ne seraient pas du tout les mêmes selon les pays.

Le site de La Hague retraite le plutonium, puis il est transporté dans le Sud de la France, à une distance de quelque mille kilomètres, où il est utilisé pour fabriquer du combustible MOx. Nous n’allons pas refaire l’histoire mais, du point de la sûreté comme de la sécurité – les deux sont liées –, est-il bien prudent de continuer à réaliser ce transport ? Ne devrait-on pas réfléchir à un rapprochement des deux sites, même si j’imagine que cela aurait un coût ?

M. Philippe Merle. Nous nous trouvons, encore une fois, à la limite des compétences de la DGPR, qui est chargée de représenter la France dans les accords européens et internationaux relatifs au transport des matières dangereuses. Le principe général de ces accords consiste à assurer la libre circulation de ces matières dans les mêmes conditions dans les différents États parties prenantes. C’est, grosso modo, l’emballage qui doit assurer la sécurité des colis – sécurité au sens habituel du terme et non au sens de lutte contre la malveillance. Ainsi, s’il arrive malheur au camion, il faut faire en sorte que le colis ne soit pas endommagé. L’ensemble de ces règles techniques sont des règles générales harmonisées.

La classe 7 de ces matières dangereuses concerne celles qui sont radioactives ; or, contrairement aux autres classes, ce n’est pas la DGPR qui en assure la police, mais l’ASN. Et, si les principes généraux sont bien les mêmes, il existe des procédures de type « agrément des colis », par lesquelles on vérifie que ces derniers sont bien soumis à des tests montrant que, dans des conditions exceptionnelles, ils sont suffisamment résistants – et c’est l’ASN qui est compétente pour valider ces colis en s’appuyant sur l’expertise de l’IRSN. Ensuite, pour ce qui est de la malveillance, les colis font l’objet de dispositifs de type escorte, sous l’autorité des services chargés de la sécurité – et dont la DGPR n’a pas à connaître.

M. Bruno Bettinelli. Il faut en effet interroger, sur ce point, les hauts fonctionnaires de la défense…

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Il ne vous aura pas échappé que les débats se poursuivent sur l’entreposage à court terme et le stockage à long terme des déchets radioactifs. La question se pose aujourd’hui d’un entreposage en subsurface. Selon les représentants de l’ASN ce n’est pas la meilleure solution. Croyez-vous qu’il existe une solution alternative, je pense à la sûreté, au stockage tel qu’il est pratiqué au centre de Bure ?

M. Philippe Merle. Dès qu’il est question d’entreposage on peut envisager de nombreuses solutions, mais quand il s’agit de stocker, je partage le point de vue de l’ASN, à titre personnel. Je distingue bien ici la sûreté de l’entreposage et la mise en place d’un stockage sûr et définitif, deux sujets différents.

M. Marc Mortureux. Les subtilités de la gestion d’une installation comme celle de Bure relève davantage de la direction générale de l’énergie et du climat (DGEC) que de la DGPR.

M. Bruno Bettinelli. Une directive de la Commission européenne sur les déchets reconnaît que le stockage géologique à long terme est la seule solution de référence.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Il faudrait peut-être aussi rédiger des décrets afin d’expliquer comment on indiquera à nos descendants, dans dix mille ans, comment reconnaître ce qu’ils ont sous les pieds.

M. Philippe Merle. À l’échelle humaine, il y a ce qu’il faut dans le code : nous savons créer des servitudes. Cela dit, cet outil vaut pour une période d’une centaine d’années et il faudrait en concevoir un nouveau pour une échelle très supérieure. Je sais que l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) se penche très sérieusement sur la question, en y associant des épistémologues et autres personnalités qui ne travaillent pas dans des domaines techniques, dans des domaines d’ingénierie, mais qui réfléchissent de façon plus large au sujet. C’est une question de société qui n’est pas de même nature qu’un débat technique : comment garder la mémoire dans le très long terme, y compris si nous avons fait tout ce qu’il fallait pour que le stockage soit sûr – or, plus nous faisons ce qu’il faut, moins on s’aperçoit que les déchets sont là…

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Je vous ai demandé, au début de l’audition, si l’ASN pouvait renoncer à des préconisations jugées trop coûteuses. Vous évoquez souvent l’idée d’une balance coût-risque. Or le risque nucléaire est très élevé – nous venons d’évoquer les conséquences d’une catastrophe. Peut-on dès lors raisonnablement parler de balance entre le coût et le risque quand ce dernier est, j’y insiste, si élevé ? Même si j’ai bien conscience des limites de ce que je suis en train de dire, ne doit-on pas tendre vers une sécurité absolue au point que la question du coût n’entre même plus en ligne de compte ?

M. Marc Mortureux. Je ne sais pas si nous avons vraiment parlé de balance bénéfices-risques ; en tout cas, pour ma part, je n’emploierais pas ces termes au sujet du nucléaire. L’enjeu économique ne doit en aucun cas entrer en ligne de compte dans les décisions en matière de sûreté, car il s’agit d’un domaine qui sort complètement des normes, même si l’on doit, bien sûr, envisager les dispositions qu’il faudrait prendre pour faire face le moins mal possible à un accident majeur. J’évoquais simplement l’idée de proportionnalité des mesures à prendre par rapport aux multiples situations qui résulteraient d’un tel accident. Mais, encore une fois, je n’utiliserais pas l’expression « balance bénéfices-risques », plus adaptée au domaine du médicament par exemple. D’ailleurs, à propos du nucléaire, il ne me semble pas que ces termes soient employés dans la législation ni dans la réglementation et le dispositif mis en place me paraît bien cohérent avec le principe selon lequel on ne prend pas en compte le coût dans les décisions destinées à assurer la sûreté des installations.

Ensuite, la réalité veut que tout ait un coût, certes, mais tout a été conçu pour que l’ASN ait pour seul objectif, vis-à-vis de la nation, vis-à-vis du politique, d’assurer la sûreté des installations sans avoir à garantir un équilibre de nature économique. Encore récemment, l’ASN, à propos de la digue du site du Tricastin, n’a pas hésité à prendre une décision de suspension jusqu’à ce que l’exploitant ait réalisé les travaux exigés depuis un certain temps. Il est important de préserver la logique d’une autorité pleinement indépendante et qui n’ait pas, je le répète, à se préoccuper d’enjeux économiques.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. C’est vrai mais, très souvent, les préconisations de l’ASN sont accompagnées de la mention : « dans des conditions économiquement acceptables ».

M. Marc Mortureux. En même temps, l’ASN ne renonce pas à imposer certaines mesures parce qu’elle les estimerait trop coûteuses. Jusqu’à présent, l’opérateur s’est exécuté lorsque l’ASN a considéré qu’il était nécessaire de réaliser des travaux de mise en conformité. Le sujet est intrinsèquement complexe car affirmer l’inexistence d’un coût ne correspond pas non plus à la réalité – les opérateurs sont des entreprises –  mais il est clair qu’on a créé un dispositif aux termes duquel l’ASN est amenée à prendre ses décisions sans se préoccuper de leur coût. Ensuite, la phrase que vous mentionnez…

M. Philippe Merle. Elle ne nous dit rien… Figure-t-elle vraiment dans une décision de l’ASN ?

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Oui.

M. Bruno Bettinelli. Notre principe de base est que l’argent n’entre pas en ligne de compte quand la sûreté est en jeu, et quand elle l’est, l’ASN demande l’arrêt des réacteurs, comme elle l’a d’ailleurs montré lorsqu’elle a exigé l’arrêt de douze réacteurs du fait de suspicions liées à l’anomalie de la concentration en carbone de l’acier des fonds primaires des générateurs de vapeur. L’ASN n’a pas hésité à prendre cette décision, alors que nous n’étions pas certains d’avoir les capacités suffisantes pour faire face à l’hiver.

M. Marc Mortureux. Et du côté du Gouvernement, on s’est demandé comment on allait gérer une éventuelle pénurie sans se poser la question de savoir s’il fallait remettre en cause la décision de l’ASN. La logique suivie veut clairement que ce soit l’ASN qui prenne ses décisions en fonction des missions qui lui ont été assignées.

Je ne sais pas dans quel type de décision se trouve la formule que vous avez citée…

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Dans plusieurs.

M. Marc Mortureux. De quel type de prescription s’agit-il ? En effet, je n’ai pas beaucoup entendu l’ASN se préoccuper des conséquences économiques stricto sensu. Ensuite, encore une fois, il y a la réalité, mais, franchement, j’ai le sentiment que le dispositif français est très solide sur cette question, même si les opérateurs ne sont en rien exonérés de la nécessité de prendre en compte les réalités économiques et financières. Et la loi dispose qu’un opérateur, pour obtenir une autorisation d’exploitation, doit être financièrement assez solide pour être à même de faire face à ses responsabilités.

L’ASN doit appliquer le principe de proportionnalité, mais il ne lui revient pas du tout de prendre en compte les conséquences économiques de ses décisions dès lors qu’elle considère que la sûreté est en jeu. Et, honnêtement, je n’ai à aucun moment eu le sentiment – même si mon expérience n’aura pas été très longue – que la question ait jamais fait débat.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Avez-vous connaissance d’une évaluation globale du coût de la sûreté nucléaire en France, qu’il s’agisse de l’entretien, de la maintenance, du grand carénage, des transports, de l’entreposage des déchets, de leur stockage… ?

M. Bruno Bettinelli. L’Assemblée, ou le Sénat, a publié des rapports sur le coût de la sûreté nucléaire. Il me semble que le sénateur Berson, en particulier, avait…

Mme Barbara Pompili, rapporteure. L’Assemblée a créé une commission d’enquête, il y a quelques années, sur les coûts du nucléaire en général. Il faudrait vérifier si le point a été fait sur la sûreté, mais il me semble que non.

M. Bruno Bettinelli. Un rapport du Gouvernement sur la sûreté nucléaire a été rendu public, je crois, en 2016.

M. Marc Mortureux. La réponse à votre question dépend également du fait de savoir quels éléments font partie de la sûreté nucléaire.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. On me signale une décision de l’ASN, datée du 17 novembre 2015, relative au rapport de sûreté des installations nucléaires de base, qui contiendrait les mots : « dans des conditions économiquement acceptables ».

Les représentants de l’ASN nous ont de toute façon confirmé qu’un certain nombre de décisions comprenaient cette mention.

M. Marc Mortureux. Je vous ai demandé tout à l’heure de quel type de décision il s’agissait pour savoir ce que l’ASN entendait par là.

M. Philippe Merle. L’ASN a la police des rejets chimiques des installations nucléaires ; or ces rejets relèvent de la directive IED – acronyme d’Industrial Emissions Directive – dans laquelle on trouve cette phrase… Dans ce genre de cas, il est donc logique de la retrouver dans les décisions de l’ASN.

M. Bruno Bettinelli. Et il ne s’agit pas ici de sûreté nucléaire à proprement parler. Il peut également s’agir de décisions sur les installations classées pour la protection de l’environnement concernant, par exemple, une tour aéroréfrigérante. Je ne pense pas qu’on appliquerait le respect de « conditions économiquement acceptables » pour une question de pure sûreté nucléaire.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous vérifierons.

M. Philippe Merle. Nous avons des amis réactifs à l’ASN et grâce auxquels j’ai compris sur quoi portait la question de M. Schellenberger... (Sourires.) En effet, le décret de 1926 a été abrogé le 19 juillet 2016 mais, dès lors qu’un équipement a été construit selon une règle du jeu donnée, on ne peut pas affirmer, comme par un coup de baguette magique, qu’il l’a été suivant une règle du jeu postérieure. Aussi, très logiquement, le décret du 1er juillet 2015 prévoit-il que les équipements construits suivant les règles antérieures doivent continuer de les respecter ; y compris, puisque, renseignements pris, c’est ce dont il est question, le fameux générateur de vapeur du site de Fessenheim II. Ce dernier relevait des dispositions du décret de 1926 jusqu’au 19 juillet 2016 – et continue depuis lors, d’une certaine manière, d’en relever, en vertu de l’article R. 557-12-9 du code de l’environnement.

M. Raphaël Schellenberger. S’agit-il d’une recodification ?

M. Philippe Merle. Non. Cela signifie que si l’on veut construire un nouveau générateur de vapeur, les règles seraient plus contraignantes ; mais on n’exigera pas que ceux qui sont déjà construits se conforment aux nouvelles règles.

M. Marc Mortureux. La question de M. Schellenberger pouvait aussi signifier : comment se fait-il que l’abrogation du décret de 1926 ait été effective le lendemain même de la décision de l’ASN ? Or l’abrogation du décret de 1926 n’a eu aucun impact sur la décision prise la veille par l’ASN.

M. Raphaël Schellenberger. Nous devons quand même creuser cette affaire qui a été lancée ce matin : cet enchaînement de dates pourrait être gravissime s’il n’était pas fortuit.

M. Philippe Merle. Ce que je comprends de cette affaire, c’est que la décision de suspension du certificat d’épreuve du générateur de vapeur aurait pu être prise après l’abrogation du décret de 1926. L’ASN a pris sa décision dans le cadre de son pouvoir de police tel que redéfini par le décret du 1er juillet 2015 et, toujours dans le cadre de son pouvoir de police, l’ASN s’apprête à laisser redémarrer ce générateur de vapeur après que toutes les vérifications nécessaires ont été faites. Et, je le répète, l’abrogation du décret de 1926 le lendemain de sa décision n’a pas eu d’impact puisque les règles de référence auxquelles doivent se conformer les équipements construits sous l’empire du décret de 1926 continuent à être celles du décret de 1926.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous avons, concernant Fessenheim 2, affaire à des sous-traitants responsables de grossières malfaçons, de dissimulations, et EDF a demandé à ces sous-traitants de démontrer que la pièce était apte au service, si je puis dire. Et c’est sur ces éléments, au sujet desquels on peut s’interroger, que se fonde la décision de l’ASN ! Peut-on vraiment avoir confiance dans les assurances fournies par des sous-traitants qui viennent de se rendre responsables, je le répète, de malfaçons et de dissimulations ?

M. Marc Mortureux. J’entends tout à fait ce que vous dites, même si ce serait plutôt aux représentants de l’ASN de vous répondre précisément. Je ne sais pas quels sont les éléments que l’ASN a demandé à vérifier par elle-même, ou pas, par quels moyens elle entend s’assurer que les éléments sur lesquels elle va fonder sa décision sont dignes de confiance au regard d’un historique qu’elle connaît parfaitement.

M. Raphaël Schellenberger. Tout est aussi un peu lié à la situation de monopole ou d’oligopole des prestataires – car des prestataires capables de faire des soudures d’une précision telle que le nécessitent les centrales nucléaires, cela ne court pas les rues. L’autorité et l’indépendance de l’ASN sont nécessaires parce que nous sommes dans une situation de monopole ou d’oligopole. De ce point de vue, les moyens juridiques dont l’Autorité dispose vous paraissent-ils bien calibrés ?

M. Philippe Merle. Pour ce qui est des moyens juridiques, puisque cela semble être votre question…

M. Raphaël Schellenberger. Ou techniques…

M. Philippe Merle. Les moyens techniques sont abondants, nous l’avons déjà souligné : on compte 500 personnes pour 130 installations nucléaires de base, rapport à comparer avec les 1 300 inspecteurs des installations classées pour 40 000 installations autorisées ou enregistrées. Quant à l’IRSN, ce sont 1 700 personnes.

Pour ce qui est des moyens juridiques, une amélioration est en cours à la suite d’une évolution législative de l’an dernier : l’ASN est en train de se doter d’une commission des sanctions qui va lui permettre d’avoir des stratégies de « riposte graduée »…

M. Raphaël Schellenberger. C’est la guerre froide !

M. Philippe Merle. …alors qu’aujourd’hui elle doit suivre une logique du « tout ou rien » : elle peut suspendre le fonctionnement d’une installation et elle dispose de l’arme médiatique grâce à son site internet sur lequel elle est contrainte de dire ce qu’elle pense – obligation d’ailleurs structurante. Le fait de mettre en place une commission des sanctions va permettre à l’ASN de prendre des sanctions intermédiaires comme des astreintes, des amendes, dans des conditions aujourd’hui permises pour les services de l’État dans le domaine des installations classées et parce qu’il s’agit de l’État. Une autorité indépendante doit pour sa part passer par toute cette mécanique de création d’une commission des sanctions. La loi a été votée, le décret d’application devrait être examiné par le Conseil d’État en milieu d’année.

M. Bruno Bettinelli. Il faut savoir que la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte comprend un chapitre consacré à la sûreté nucléaire, qu’une ordonnance a été prise en 2016, que deux décrets ont été publiés et qu’un autre va bientôt l’être, autant de textes qui tendent à renforcer la sûreté nucléaire. On note un progrès du corpus réglementaire en la matière depuis 2016.

Mme Barbara Pompili, rapporteure. Nous apprenons avec satisfaction que nous allons en finir avec la sortie des décrets d’application de la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte. (Sourires.)

On me signale qu’on a enfin trouvé un arrêté daté du 7 février 2012 qui porte notamment sur la définition de la démonstration de la sûreté nucléaire – à savoir « l’ensemble des éléments contenus ou utilisés dans le rapport préliminaire de sûreté et les rapports de sûreté mentionnés aux articles 8, 20, 37 et 43 du décret du 2 novembre 2007 susvisé et participant à la démonstration mentionnée au deuxième alinéa de l’article L. 593-7 du code de l’environnement, qui justifient que les risques d’accident, radiologiques ou non, et l’ampleur de leurs conséquences sont, compte tenu de l’état des connaissances, des pratiques et de la vulnérabilité de l’environnement de l’installation, aussi faibles que possible dans des conditions économiques acceptables ».

M. Philippe Merle. Dont acte. Quant à l’article L. 593-7 du code de l’environnement, il dispose que la création d’une installation nucléaire de base est soumise à une autorisation qui ne peut être délivrée que si l’exploitant « démontre que les dispositions techniques ou d’organisation prises ou envisagées […] sont de nature à prévenir ou à limiter de manière suffisante les risques ou inconvénients que l’installation présente pour les intérêts mentionnés à l’article L. 593-1 ».

M. Xavier Batut, président. Nous vous remercions, messieurs, pour le temps que vous nous avez accordé et pour vos réponses.

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Membres présents ou excusés

 

Commission d’enquête sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires

 

Réunion du jeudi 15 mars 2018 à 14 h 30 :

 

Présents. M. Xavier Batut, M. Philippe Bolo, Mme Barbara Pompili, M. Raphaël Schellenberger.

 

Excusés. – Mme Émilie Cariou, M. Paul Christophe, M. Adrien Morenas, Mme Isabelle Rauch.