Compte rendu

Commission d’enquête
sur l’alimentation industrielle :
qualité nutritionnelle, rôle dans l’émergence de pathologies chroniques, impact social et environnemental de sa provenance

 

– Audition, ouverte à la presse, de M. Philippe Pointereau, directeur du pôle « agro-environnement » de SOLAGRO, et de M. Jean-Marc Meynard, directeur de recherche à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) et membre du Conseil scientifique d’Afterres 2050.               2

 


Jeudi
21 juin 2018

Séance de 11 heures

Compte rendu n° 18

session ordinaire de 2017-2018

Présidence
de
M. Loïc Prud’homme,
Président
 

 


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La séance est ouverte à onze heures quarante.

 

M. le président Loïc Prud’homme. Mes chers collègues, nous recevons à présent M. Philippe Pointereau, directeur du pôle « agro-environnement » de Solagro, et M. Jean‑Marc Meynard, directeur de recherche à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), mais qui interviendra ici en tant que membre du conseil scientifique d’Afterres 2050 – en outre, M. Meynard préside, depuis 2012, le comité scientifique des chambres d’agriculture.

Solagro a été créée à Toulouse en 1981, à une époque où il n’était pas courant de parler d’agro-écologie. Cette structure spécialisée dans l’ingénierie, le conseil et la formation dans les domaines agricole, de l’environnement et de l’énergie, a le statut d’entreprise associative. En effet, Solagro est née de la volonté d’agriculteurs, de chercheurs et d’autres milieux professionnels. Un axe majeur du travail des équipes de Solagro est de réfléchir à une gestion économiquement volontariste, mais aussi solidaire des ressources naturelles.

Nous avons souhaité vous recevoir car Solagro est à l’origine du scénario prospectif nommé « Afterres 2050 ». L’un des volets essentiels de ce scénario concerne la production agricole et l’évolution de nos modes de consommation alimentaire. Solagro a engagé ce travail en 2011. Une première version d’Afterres 2050 a été publiée en 2013, suivie d’une nouvelle version en 2016.

Dans ce cadre, des milliers de données ont été traitées dans une matrice de modélisation systémique. L’intérêt de ce scénario à long terme est de pouvoir faire varier des hypothèses d’évolution et de mettre à jour des enjeux sur lesquels il conviendra d’arbitrer, notamment au sujet de la question consistant à savoir quelle sera notre assiette demain et en 2050. Il semble que la part de la viande et des charcuteries est appelée à diminuer sensiblement tandis que celle des fruits et légumes augmentera, sans pour autant imposer un mode alimentaire strictement végétarien.

Au regard de l’objet de notre commission, quelle sera la place de l’alimentation industrielle et plus particulièrement celle des produits ultra-transformés, incorporant beaucoup d’additifs et d’ingrédients assez peu naturels ?

Je vais d’abord vous donner la parole pour un exposé liminaire qui nous en dira plus sur le scénario Afterres 2050. Au terme de cet exposé, notre collègue Michèle Crouzet vous posera ses questions en sa qualité de rapporteure de la commission d’enquête.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment. C’est ce que je vous invite à faire avant de vous céder la parole.

(M. Philippe Pointereau et M. Jean-Marc Meynard prêtent successivement serment.)

M. Philippe Pointereau, directeur du pôle agro-environnement de Solagro. Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, nous sommes très heureux que vous nous donniez l’opportunité de venir présenter, pour la première fois, nos travaux à l’Assemblée nationale.

L’équipe constituant Solagro, qui a maintenant plus de trente ans d’existence, s’est donné pour mission de réfléchir aux opportunités qui pourraient permettre de transformer notre système agricole et alimentaire. Le scénario Afterres 2050 est né du désir de savoir si tout ce qui était écrit dans les programmes des gouvernements successifs, mais aussi ce que nous désirions voir comme monde agricole et alimentaire pour demain, était possible. La particularité du travail effectué dans ce cadre est qu’il se fait de manière très systémique. Afterres 2050 est à la fois une approche sur l’alimentation, partant, comme le scénario négaWatt auquel il est associé, de la demande alimentaire plutôt que de l’offre alimentaire
– ce qui implique de se demander combien la France comptera d’habitants en 2050 et ce qu’ils mangeront –, une réflexion sur les pratiques agricoles, intégrant les conséquences du changement climatique, dont on peut penser qu’elles vont être très importantes dans les années à venir, et une interrogation sur les matériaux et l’énergie, tenant compte de l’objectif de disposer d’une énergie totalement décarbonée à l’horizon 2050 – ce qui implique qu’on sollicite l’agriculture encore davantage afin de produire non seulement des biens alimentaires, mais aussi des matériaux isolants, par exemple, et de l’énergie. Nous cherchons donc, dans le cadre d’une approche systémique, à répondre à la fois aux enjeux environnementaux, alimentaires et de santé publique.

L’autre particularité du scénario Afterres 2050, c’est qu’il est quantifié, à la différence d’autres travaux de prospective. L’un de ses éléments-clés est l’engagement très ambitieux qui a été pris dans le cadre de l’Accord de Paris et intégré à la stratégie nationale bas carbone, consistant à diviser par quatre nos émissions de gaz à effet de serre d’ici 2050 par rapport à 1990 – par deux dans l’agriculture –, et de parvenir à la neutralité carbone en 2050, c’est-à-dire que le reste des gaz à effet de serre émis devra être compensé par des mesures de stockage du carbone.

En parallèle, nous sommes alimentés par un travail de recherche, à savoir le programme BioNutriNet, qui constitue un volet spécifique de l’étude NutriNet-Santé menée par l’équipe du professeur Serge Hercberg, directeur de l’équipe de recherche en épidémiologie nutritionnelle (EREN) de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) – que votre commission d’enquête a d’ailleurs auditionné. Dans le cadre de ce programme financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR), 35 000 personnes ont répondu à un questionnaire sur leur consommation de produits bio, ce qui a permis de caractériser le régime des consommateurs bio. Dans le cadre de cette étude, l’équipe de Solagro a été chargée d’évaluer l’impact environnemental de ce régime, au moyen de trois indicateurs : les émissions de gaz à effet de serre, l’énergie et les surfaces nécessaires pour produire cette alimentation.

L’un des éléments clés de ces travaux et de ceux effectués par Afterres 2050, c’est qu’il est possible de faire autrement : il existe bien un scénario permettant de diviser par deux les émissions de gaz à effet de serre de l’agriculture, de nourrir les Français – dont la population devrait croître, d’après les travaux de l’Institut national de la statistique et de la recherche économique (INSEE), de 166 000 habitants par an en moyenne d’ici 2050 – et de réduire tous les impacts environnementaux, notamment sur l’eau – en termes de pollution et de ressource – et sur la biodiversité. Pour cela, nous avons à notre disposition deux leviers principaux, à savoir d’une part le changement du régime alimentaire, d’autre part le changement des pratiques agricoles : il s’agirait de se tourner vers des pratiques plus vertueuses, plus agro-écologiques.

Pour ce qui est de l’assiette des Français en 2050, nous avons procédé avec l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) à une analyse de tous les travaux effectués au cours des dernières années, dont il ressort de façon concordante que, plus la proportion de protéines végétales est importante dans un régime, meilleurs sont les résultats en termes nutritionnels et de santé – notamment sur les maladies cardio-vasculaires, certains cancers et le diabète de type 2 –, et meilleur est l’impact environnemental : l’empreinte se trouve réduite, avec une diminution de la surface utilisée, des gaz à effet de serre, et de la diffusion de pesticides.

Dans le cadre de ce régime comportant une part plus élevée de protéines végétales, la production au moyen d’une agriculture biologique présente un intérêt majeur, celui de réduire à zéro la consommation de pesticides, ce qui est un élément essentiel en matière de santé, mais aussi pour la préservation de la biodiversité – un domaine où il y a urgence à agir, comme l’ont montré de récentes études effectuées par le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et le Muséum national d’histoire naturelle, établissant une nette corrélation entre la disparition des oiseaux des plaines agricoles et la pratique de l’agriculture intensive.

Le message fort que nous tenons à faire passer, c’est qu’il est important d’associer un régime plus riche en protéines végétales et un régime bio. L’adoption d’un régime bio, sans être plus végétal, implique de disposer de surfaces agricoles beaucoup plus importantes, du fait qu’à l’heure actuelle l’agriculture biologique a des rendements inférieurs à ceux de l’agriculture conventionnelle : un blé produit en bio présente un rendement inférieur de 50 % à celui d’un blé produit en conventionnel. Cependant, l’étude BioNutri-net, portant sur des personnes réelles, montre que les consommateurs bio d’aujourd’hui préfigurent ceux de demain, dans la mesure où ils consomment moins de viande, de produits transformés et de boissons sucrées, et plus de produits végétaux : de ce point de vue, ils ont un comportement correspondant parfaitement aux recommandations du Programme national nutrition santé (PNNS). Le fait que ces consommateurs existent montre que la transition n’est pas qu’une simple hypothèse, mais qu’elle est possible et a même commencé à se mettre en œuvre.

L’assiette alimentaire se trouvant à la base de notre scénario pour 2050 est donc une assiette plus végétale, issue d’une réduction de 50 % de la consommation de viande et de produits laitiers, d’une forte augmentation de la consommation de fruits et légumes, de céréales et d’huiles végétales, et d’une certaine réduction de la consommation de vin et de produits transformés.

La demande alimentaire étant définie, il faut se demander comment l’agriculture peut y répondre. Je commencerai par dire que cela implique des mutations de grande ampleur, jusqu’à présent peu anticipées par l’État. S’il faut réduire fortement la production de viande, par exemple, cela implique une adaptation des exploitations agricoles, mais aussi de l’outil industriel – les responsables de Fleury Michon ont dû vous parler des évolutions en cours au sein de leur entreprise, visant à inclure une plus grande part de végétal dans les produits proposés – et un accompagnement de tous les acteurs concernés pour préparer la transformation à venir.

Les pratiques agricoles vont devoir être modifiées en profondeur compte tenu de l’écart actuel entre l’objectif prévu par le scénario, à savoir une production en bio atteignant 50 % en 2050, et la proportion actuelle, qui n’est que de 7 % ou 8 % des surfaces et environ 5 % de la production en bio. Certes, il reste du chemin à parcourir, mais il semble possible de parvenir à notre objectif.

Le scénario repose sur un changement des comportements alimentaires, mais aussi sur la sobriété, c’est-à-dire sur l’acceptation du fait de ne plus consommer autant qu’aujourd’hui : on sait qu’il y a actuellement une surconsommation de calories et de protéines, mais aussi beaucoup de gaspillage et de pertes, qu’il va falloir réduire. Parallèlement, il va aussi falloir que la production gagne en efficacité, notamment en termes d’utilisation du renouvelable. Pour réaliser la photosynthèse, qui constitue la base de l’agriculture, nous avons à notre disposition une ressource limitée en termes de surfaces – l’exposition au soleil –, mais renouvelable, et nous devons réfléchir aux moyens à mettre en œuvre pour tirer le meilleur parti de cette ressource nationale, tout en préservant nos ressources en eau et en biodiversité, et en réduisant les émissions de gaz à effet de serre.

Il est un point qui montre bien l’urgence qu’il y a à accélérer la transition, à savoir le fait que la population française augmente – nous sommes l’un des rares pays européens dans ce cas – alors les surfaces agricoles reculent d’environ 70 000 hectares par an et que les rendements agricoles stagnent. Face à cette équation paraissant insoluble, seules deux réponses sont possibles : il faut soit importer plus, soit adapter le régime alimentaire. Pour notre part, nous avons écarté la première solution au profit de la seconde, qui implique un changement des pratiques agricoles. Nous en profiterons pour réduire, par exemple, les importations de soja en provenance d’Amérique du Sud, et pour mettre en place des systèmes plus autonomes, permettant la production locale de protéines destinées à l’élevage ou basées sur une alimentation des ruminants recentrée sur le broutage de l’herbe – alors qu’aujourd’hui, on a tendance à gaver les animaux de céréales et de soja.

Les politiques semblent avoir du mal à comprendre que la surface de terres agricoles de la France n’est pas illimitée. En réalité, si on part du principe qu’il faut 4 000 mètres carrés pour nourrir un seul Français, du fait de l’augmentation de la population et de la réduction des terres agricoles, nous perdons chaque année de quoi nourrir 400 000 personnes – et ce déficit ne cessera de se creuser si nous ne changeons pas de régime : en dix ans, nous pourrions ainsi perdre la capacité de nourrir 4 millions de personnes…

Notre scénario prospectif montre que la transition est possible. Cela dit, sa mise en œuvre implique la mobilisation de tous les acteurs concernés ; or, en matière d’alimentation, il n’est pas question d’imposer, dans un pays ayant comme le nôtre une certaine réputation sur le plan gastronomique, une assiette qui ne conviendrait pas à tout le monde. Nous devons veiller à conserver une approche systémique, et à faire en sorte de mobiliser tous les acteurs simultanément : si l’un d’eux fait défaut, qu’il s’agisse des producteurs, des industriels ou des consommateurs, cela ne marchera pas.

En matière de santé publique, les recherches menées par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) et par le professeur Hercberg, qui a conduit de nombreux projets pour le Haut Conseil de la santé publique (HCSP), sont tournées essentiellement vers l’aspect « santé ». Quand l’ANSES affirme qu’il faut consommer des produits végétaux non contaminés par les pesticides, c’est en raison de l’impact de la consommation de pesticides sur la santé – en particulier pour les femmes enceintes –, et non en raison des conséquences négatives sur la biodiversité. Pour notre part, nous préconisons une intégration des politiques. Ainsi, il faudrait que le PNNS intègre non seulement des objectifs de santé publique, mais aussi ceux de la stratégie nationale bas carbone, incluant la réduction des gaz à effet de serre : dans ce cas, les recommandations de l’ANSES en termes de réduction de la consommation de viande pourraient aller plus loin que les recommandations actuelles.

En résumé, il faut avoir une vision systémique permettant d’intégrer tous les enjeux au sein d’une même problématique, de croiser les politiques et surtout de déverrouiller le système.

M. Jean-Marc Meynard, directeur de recherche à l’INRA et membre du conseil scientifique d’Afterres 2050. Les systèmes agricoles et alimentaires sont, de fait, fermés à certaines innovations dont le développement serait indispensable à la transition vers des modes de production et d’alimentation plus durables. Je vais commencer par vous expliquer comment fonctionne ce verrouillage socio-technique, avant de vous dire ce que l’on sait des voies de déverrouillage.

Pour illustrer mon propos, je vais prendre un exemple très simple en matière de diversification des cultures, à savoir le verrouillage existant actuellement en faveur des espèces dominantes – blé, colza, maïs –, qui empêche le développement d’autres espèces. Aujourd’hui, les rotations en grandes cultures sont de plus en plus courtes et les paysages de moins en moins diversifiés – on a souvent des plaines entièrement recouvertes de maïs – ce qui contribue à accroître l’usage des pesticides et favorise l’érosion de la biodiversité ainsi que les concurrences sur l’eau.

Alors que tous les acteurs que nous avons rencontrés dans le cadre d’une étude sur cette question s’accordent sur l’intérêt qu’il y aurait à diversifier les assolements et les rotations, cela ne se fait pas. Il y a de plus en plus de blé, de colza et de maïs, de moins en moins du reste. On exporte du blé et du colza, mais on importe en grande quantité les produits dont la culture est minoritaire en France : 90 % du sarrasin et 50 % des lentilles consommés en France sont importés ! Il en est de même du soja, du pois chiche, et de bien d’autres espèces secondaires qui, autrefois cultivées en France, ne le sont aujourd’hui pratiquement plus.

Le monde agricole s’est organisé en amont et en aval, via son dispositif de recherche et de développement, autour de ces grandes espèces, ce qui a donné naissance à ce que les économistes appellent des mécanismes d’autorenforcement, qui freinent le développement des espèces mineures. Ces dernières, qui occupent des surfaces souvent très réduites, sont peu sélectionnées, car elles représentent un petit marché pour les sélectionneurs de variétés nouvelles ; le cantonnement sur de petites surfaces entraîne aussi des coûts de logistique par unité de poids relativement élevés ; on est obligé de recourir à de plus petits silos que pour les cultures dominantes ; les références agronomiques sont rares, car peu de gens travaillent sur ces espèces occupant peu de surface ; en conséquence, la rentabilité se trouve diminuée, et les surfaces occupées restent faibles, ne permettant qu’une production à la fois très limitée et étalée sur le territoire, ce qui n’est pas pratique pour l’industrie, qui va donc préférer se fournir en important – c’est le cas pour le sarrasin, que j’ai cité précédemment. Il n’y a pas de filière organisée pour ces cultures, donc pas de débouchés, ce qui contribue à ce que les surfaces cultivées restent très réduites. Comme vous le voyez, tout est organisé pour que les choses ne puissent pas évoluer.

À l’inverse, les cultures dominantes bénéficient d’un progrès génétique très important, de nombreuses innovations en termes de protection des plantes et de technologies de transformation, de références agronomiques fournies, de filières bien installées et organisées qui confortent leur compétitivité, ce qui laisse peu de place aux cultures minoritaires pour se développer.

En d’autres termes, on est en présence d’un verrouillage quand une technologie A
– ici, la priorité donnée à la culture de quelques espèces dominantes – peut être adoptée de façon durable ou irréversible par la plupart des acteurs d’un secteur économique, même s’il apparaît une technologie B plus efficace – aujourd’hui, la diversification serait plus efficace du point de vue environnemental, outre qu’elle est nécessaire à la diversification de l’alimentation. En agriculture comme dans bien d’autres secteurs, la technologie A est favorisée par les réseaux d’acteurs, par les normes, par les savoirs, mais aussi par les stratégies mises en place, car la stratégie de chaque acteur renforce celle des autres, ce qui aboutit à un verrouillage totalement systémique. Peut-être certains acteurs sont-ils un peu plus responsables que d’autres, mais il ne faut pas chercher de bouc émissaire : globalement, tous les acteurs sont impliqués et solidairement responsables de cette situation. Cette situation a aussi comme conséquence que, dans la plupart des cas, aucun acteur ne voit qu’il serait possible de faire autrement : dans un système où rien ne change, il est impossible de voir que le changement est possible.

Il faut aussi voir le verrouillage comme le résultat de l’efficacité d’un système socio-technique face au jeu d’objectifs du passé. Les acteurs se sont très bien coordonnés et les technologies sont très performantes par rapport à ce qui était attendu dans le passé. Ainsi, le verrouillage sur les pesticides est lié au fait que, dans les années 1980, au moment où les pesticides se sont fortement développés, cette solution paraissait totalement cohérente avec les objectifs de tous les acteurs. Aujourd’hui, on a découvert un certain nombre d’inconvénients aux pesticides, mais tout le monde s’est organisé autour de leur usage, ce qui explique que le changement de pratiques attendu du plan Ecophyto s’impose si difficilement.

Historiquement, on a déjà assisté à des déverrouillages. Il est intéressant de voir comment les choses se sont faites, car cela peut nous fournir des pistes pour la mise en place de politiques publiques. Nous ne sommes plus dans la situation où un objectif très clair peut être atteint au moyen d’une mesure très claire : la situation étant systémique, il est également très complexe d’en sortir. Cela dit, les exemples constitués par les déverrouillages du passé montrent qu’ils peuvent s’obtenir en jouant sur ce que la littérature scientifique appelle des « niches d’innovations », c’est-à-dire des réseaux d’acteurs orientés vers la nouveauté qui, au moyen d’un mécanisme économique pouvant prendre des formes diverses, se mettent à l’abri du verrouillage du système dominant.

Ces acteurs minoritaires, porteurs d’enjeux différents, peuvent adopter les innovations qui n’ont pas leur place dans le système dominant, mais aussi développer et de mettre au point ces innovations en les assortissant éventuellement d’innovations complémentaires : ces niches constituent en quelque sorte un véritable incubateur d’innovation. L’agriculture biologique a joué ce rôle depuis vingt ou trente ans, en inventant de nombreuses innovations dont on a besoin aujourd’hui pour changer l’agriculture. La percolation est en train de se faire : il n’y a pas encore suffisamment d’agriculture biologique pour que celle-ci permette un déverrouillage de l’agriculture, mais on est sur la bonne voie.

La première chose à faire pour déverrouiller va donc consister dans le soutien des niches d’innovations par les pouvoirs publics, ce qui n’a rien de facile, car il faut identifier ces niches et savoir comment les soutenir. Cela peut se faire en soutenant l’innovation à l’intérieur des niches, en soutenant les débouchés – en aidant le marché à reconnaître les qualités des produits issus de ces niches, ou encore en aidant les acteurs à se coordonner.

Dans un second temps, quand certaines niches sont un peu consolidées et qu’elles donnent lieu à des innovations dont la mise en pratique a permis de démontrer leur intérêt, il faut favoriser ces niches pour qu’elles montent en puissance et qu’elles s’hybrident avec le système dominant – celui qui est verrouillé. L’expérience a montré que cette hybridation se produit sous l’effet des mécanismes économiques eux-mêmes, mais aussi des pressions pouvant être exercées par le paysage socio-technique, c’est-à-dire à la fois par les pouvoirs publics et par la vision des consommateurs et des citoyens.

Si soutenir une niche est possible, il est un peu plus compliqué de parvenir à déstabiliser le système dominant pour qu’il accueille une hybridation avec des niches. Si certains processus ne peuvent s’accomplir que sur le long terme – je pense en particulier aux changements de valeurs et de savoirs –, il y a aussi des modifications qui ne peuvent se faire que sous l’effet de la mise en œuvre de politiques publiques, notamment grâce à la mise en synergie des domaines de l’action publique, comme l’ont démontré certaines études. En matière de diversification, le fait de coordonner les politiques agricoles et environnementales – qui sont aujourd’hui très éparses – pourrait permettre d’aider à construire des filières de niche, c’est-à-dire portant sur des cultures alternatives, dans les aires d’alimentation de captage.

Les aires d’alimentation de captage permettent un soutien au changement de système de culture via des mesures agro-environnementales (MAE), qui pourraient aider à développer des filières susceptibles de servir elles-mêmes de base à un développement plus large, au-delà des aires d’alimentation de captage. Enfin, il est évident que coordonner les politiques agricoles environnementales et nutritionnelles constitue aussi un levier extraordinaire : par exemple, le développement des surfaces en légumineuses, particulièrement en légumes secs, pourrait s’appuyer sur la transition nutritionnelle. Cela suppose cependant une coordination des politiques : à défaut, le changement nutritionnel se ferait par le biais d’importations – en l’occurrence, par l’importation de légumes secs provenant du Canada.

Je conclurai en trois points. Premièrement, pour réussir la transition, il faut surmonter les verrouillages liés aux réussites du passé, ce qui suppose d’analyser préalablement ces verrouillages. Deuxièmement, le déverrouillage ne peut fonctionner qu’à condition de mobiliser de très nombreux acteurs : il ne peut s’obtenir au moyen de politiques agricoles agissant exclusivement sur les agriculteurs – en d’autres termes, ce n’est pas en essayant de modifier les pratiques des agriculteurs qu’on modifiera les pratiques des agriculteurs, qui sont fortement dépendantes de leur aval et de leur amont, c’est-à-dire des innovations produites par les acteurs d’amont, des cahiers des charges imposés par l’aval, et des critères commerciaux. Il faut donc parvenir à susciter une mobilisation des acteurs de l’agriculture, des filières et des territoires Troisièmement, enfin, le verrouillage étant systémique, le déverrouillage doit l’être également, ce qui suppose de mettre en œuvre plusieurs actions coordonnées, d’oublier les mots d’ordre simplistes du type « un objectif de politique publique, un instrument » et de reconnecter les champs d’intervention publique qui, trop souvent déconnectés, aboutissent à des divergences, par exemple entre l’évolution de l’agriculture et celle de l’alimentation.

M. le président Loïc Prud’homme. Merci pour cette présentation très riche. Pour rebondir sur votre dernière phrase, j’ai défendu un amendement au projet de loi agriculture et alimentation qui visait à renommer les chambres d’agriculture « chambres de l’agriculture et de l’alimentation ».

Les projets alimentaires territoriaux (PAT) ne peuvent-ils pas contribuer à ce déverrouillage systémique ? Comment généraliser ce qui est encore au stade de l’expérimentation pour sortir des blocages institutionnels ?

Vous avez parlé d’hybridation des systèmes. Est-ce à dire que le système conventionnel va basculer vers un système bio de grande envergure ou que les deux systèmes vont coexister ? Certains pensent que le bio restera une niche, tandis que d’autres estiment que le bio ne peut coexister avec un système qui, précisément, le verrouille.

M. Philippe Pointereau. Les transitions peuvent se faire à l’échelle des collectivités. Depuis trois ou quatre ans, nous observons une profusion de projets, que ce soit dans le cadre d’un projet alimentaire territorial, de l’appel à projets du ministère de l’agriculture, des territoires d’innovation-grande ambition (TIGA), ou de façon indépendante, sans support direct. La reconnexion entre agriculture et alimentation est un excellent levier dans les territoires.

Nous œuvrons dans quatre territoires. Nous avons achevé le PAT du Grand Clermont, associé au parc naturel régional Livradois-Forez, dans lequel les acteurs se sont très fortement mobilisés. Ces tables rondes participatives permettent d’engager des actions prioritaires et de mettre en place des projets, sans qu’il y ait véritablement de verrouillage. Ces projets partent de l’existant, et ce que l’on nous demande, c’est une vision prospective, qui donne un cap. Nous avons aussi travaillé sur le PAT de Toulouse Métropole, avec Mme Toutut-Picard, vice‑présidente de votre commission.

Nous sommes actuellement à Rennes, l’un des territoires qui a le plus travaillé sur ces questions, car il fait face à un problème de ressource en eau. Sans fleuve, sans nappe phréatique, Rennes doit alimenter 700 000 habitants grâce aux captages superficiels, dans une zone agricole qui compte de nombreux élevages bovins, porcins et ovins intensifs. Le projet est de contractualiser avec les agriculteurs installés dans ces zones de captage afin qu’ils changent leurs pratiques. Actuellement, 35 agriculteurs sont contractualisés, sur un objectif de 500. Une marque, Terre de sources, a été créée.

Les PAT sont un levier, car ils regroupent tous les acteurs dans une vision systémique, englobant aussi bien la restauration collective, l’agriculture, l’industrie que les associations travaillant avec les populations précaires, notamment dans le domaine de la santé. Il s’agit de problématiques locales – eau, emploi ou environnement –, qui mobilisent les acteurs. Et les leviers économiques sont à leur portée.

Je crois davantage à ce type d’initiatives locales qu’à la réforme de la politique agricole commune (PAC), où il n’y a rien derrière le « verdissement » que l’on nous promet et peu d’évolution en termes d’environnement. Je mise aussi davantage sur le PNNS 4. Il y a là un véritable enjeu, car l’orientation est bien différente du plan précédent. Les recommandations sont d’aller vers plus de produits végétaux, non contaminés. Le message est important. Encore faut-il que le plan soit bien mis en œuvre et que cette politique soit intégrée aux autres.

L’intérêt économique de la transition réside principalement dans les gains en termes de santé. Les économies en émission de gaz à effet de serre que permet de réaliser un tel régime ne sont pas intéressantes, avec une tonne de CO2 est à 50 euros. Mais si l’on retient que le coût pour l’assurance maladie d’une affection de longue durée est de 6 000 euros par individu et par an, et que l’on sait que 210 000 cas de diabète, 280 000 cancers, et 130 000 maladies cardiovasculaires se déclarent chaque année, dont un tiers, selon les chercheurs, est lié à une mauvaise alimentation, les économies peuvent être considérables !

Ce sont aussi les consommateurs qui font bouger les choses et représentent un levier important de la transition. Ils peuvent décider du jour au lendemain de changer leur alimentation, en réduisant la part de viande et en augmentant celles de légumineuses, en achetant plus de produits de saison, non transformés, peu raffinés.

S’il y a un tel engouement pour le bio, avec un taux de croissance entre 20 % et 30 %, c’est qu’ils ont été sensibilisés aux enjeux environnementaux et de santé. Le coût peut jouer car sans optimisation des modes d’achat, une assiette bio est plus chère. Mais il a été démontré que la différence de prix revenait au coût d’une bouteille d’eau minérale – que l’on n’aurait pas besoin d’acheter si l’eau n’était pas polluée…

Enfin, il faut ajouter à ces leviers économiques les aides publiques. Une agriculture qui supporte des coûts externes beaucoup moins importants devrait bénéficier d’un soutien bien plus fort.

M. le président Loïc Prud’homme. La part de notre budget consacrée à l’alimentation a fondu de moitié. Peut-on améliorer notre assiette sans augmenter cette part ?

M. Philippe Pointereau. Les économistes avec qui nous travaillons sont arrivés à la conclusion que l’assiette coûtait moins cher. Pour les grands consommateurs de bio, à plus de 70 %, on a calculé que le prix du repas journalier était quand même augmenté de 1 euro par jour. Mais il y a des façons d’optimiser encore le coût de l’alimentation, notamment en agissant sur les modes d’achat.

Mais l’on peut aussi estimer que l’on pourrait consacrer davantage d’argent à notre alimentation, en réduisant d’autres postes de notre budget. Cela permettrait notamment de rémunérer à juste prix les agriculteurs.

M. Jean-Marc Meynard. Renommer les chambres d’agriculture « chambres de l’agriculture et de l’alimentation » est une très belle idée. Je sais de quoi je parle, puisque je préside le conseil scientifique des chambres d’agriculture. Celles-ci s’intéressent à l’alimentation, avec des actions très pertinentes, comme « Bienvenue à la ferme ». Leur travail est intéressant, mais partiel. Il serait intéressant pour les dynamiques territoriales que l’alimentation entre dans la gouvernance des chambres.

Qu’est-ce que l’hybridation ? Il y a quelques années, le bio, c’était des agriculteurs qui ne faisaient pas de l’agriculture conventionnelle et des circuits spécifiques de distribution, avec des magasins dédiés. Cela a changé : nous nous trouvons aujourd’hui dans une forme d’hybridation, puisque l’augmentation du marché et l’anticipation d’une croissance encore à venir ont conduit les grandes et moyennes surfaces à se positionner et des industriels à développer des lignes bio. Les acteurs du régime dominant se sont mis sur la niche.

L’hybridation va se poursuivre. Les techniques mises au point par les agriculteurs bio commencent à être considérées comme intéressantes par des agriculteurs conventionnels parce qu’elles leur permettent de réduire les pesticides, comme les associations de culture. Cela pose encore problème puisque tous les acteurs du régime dominant ne se sont pas encore adaptés – les associations de culture supposent de s’organiser pour conserver des utilisations séparées ou de réfléchir à une utilisation des deux espèces ensemble. Mais la niche est en train de fusionner avec le régime dominant pour donner quelque chose qui n’est ni la niche ni le régime ancien.

D’aucuns diront que ce n’est plus du bio parce que les grandes et moyennes surfaces, après avoir investi le marché, le tireront par le bas. Mais l’on peut penser aussi que le bio a réussi à changer le régime dominant et a gagné sur les surfaces qui étaient en agriculture conventionnelle.

La littérature parle surtout de l’hybridation, car cela semble le processus le plus fréquent, mais la coexistence est un autre modèle possible. C’est le cas des indications géographiques qui coexistent avec le régime dominant. Les systèmes ne sont pas totalement indépendants puisque des échanges d’informations et d’innovations se font.

L’indication géographique « clémentine de Corse », sur laquelle j’ai travaillé ces dernières années, est une belle réussite sur le plan de la consolidation d’une culture et d’un marché. Des échanges techniques se font avec la clémentine espagnole, dont les volumes sont cent fois supérieurs. Un système « bio plus » peut coexister avec un système bio englobant des acteurs comme les grandes surfaces. L’important est que les niches soient suffisamment solides pour supporter ce processus de coexistence ou d’hybridation, mais mon point de vue d’observateur est que l’on ne fait pas assez pour soutenir leur consolidation.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Un exemple ?

M. Jean-Marc Meynard. Les pôles de compétitivité agricoles, comme le pôle Céréales Vallée en Auvergne, concernent essentiellement les grandes espèces. On pourrait imaginer que certains se développent autour de la diversification. Ces dispositifs aidés par les pouvoirs publics sont peu coûteux puisqu’il s’agit simplement de rassembler des personnes afin qu’elles puissent ensemble explorer de nouvelles solutions, de nouveaux marchés, de nouvelles alliances.

Il faut favoriser l’innovation, développer des inventions que le système dominant refuse. C’est un peu la même chose pour les alternatives aux pesticides, mais le plan Ecophyto ne l’a pas suffisamment fait.

M. le président Loïc Prud’homme. La nécessité de changer de modèle se heurte souvent à la question de la surface agricole. On dit que la surface de la France ne suffirait pas à une conversion en bio. Que pensez-vous des nouvelles façons de produire, comme l’agroforesterie ou la permaculture, expérimentée dans la ferme du Bec Hellouin, pour optimiser les surfaces dont on dispose ? Représentent-elles, dans votre scénario, des solutions pour parvenir à produire différemment tout en rendant le système plus efficace ?

M. Philippe Pointereau. Il est vrai que l’on dit souvent que le bio ne permettrait pas de nourrir la France. Mais, en réalité, un consommateur qui a intégré le bio et les protéines végétales dans son régime recquiert moins de surface agricole pour se nourrir qu’un consommateur conventionnel.

Le message important à retenir, c’est qu’il faut aller vers plus de végétal et de bio. Nous prônons la combinaison des deux, car le bio permet de résoudre le problème des pesticides et n’utilise pas d’azote chimique, très consommateur en énergie, tandis que le végétal permet d’utiliser moins de surface et de réduire les émissions de gaz à effet de serre, deux domaines dans lequel le bio est neutre.

Les surfaces consommées le sont à 80 % pour les produits animaux. Sur les 4 000 mètres carrés nécessaires pour nourrir un individu, la production de légumes ne représente que 80 mètres carrés. Par ailleurs, les légumes sont des produits à très forte valeur ajoutée : si l’on relocalise la production de légumes, on peut créer beaucoup d’emplois. Le scénario Afterres 2050 prévoit 300 000 hectares supplémentaires de légumes ; avec un emploi par hectare, on atteint le chiffre de 300 000 emplois, ce qui est énorme !

La permaculture se situe historiquement dans les zones périurbaines, où, avec des terres agricoles plus menacées et un accès au foncier très coûteux, il faut optimiser les cultures. Plusieurs voies sont possibles en maraîchage, elles doivent être explorées. Nous les avons intégrées dans le scénario. Les innovations agronomiques existent aussi dans l’élevage. Elles doivent permettre de passer d’un système laitier basé sur le maïs et le soja, qui peuvent représenter entre 40 % et la totalité de l’alimentation, avec des vaches capables de produire 10 000 litres de lait par an, à des systèmes où les vaches produisent 5 000 litres en broutant seulement de l’herbe.

Ces pratiques sont connues depuis les années 1980, développées notamment par André Pochon, et leurs usagers s’en sortent souvent mieux économiquement. J’ai rencontré un couple d’agriculteurs qui nourrit ses vaches laitières à 100 % en herbe, sans acheter de concentré, et qui gagne 6 000 euros par mois, en travaillant beaucoup moins que les autres !

Il importe de ne négliger aucune piste d’innovation, d’autant qu’en agriculture biologique ou à bas niveau d’intrants, les pratiques ne sont pas les mêmes. L’intérêt de ces innovations est fonction du cadre dans lequel on opère. Les cultures associées, graminées et légumineuses, n’ont d’intérêt que si l’on n’ajoute pas d’azote. La permaculture est intéressante si l’on veut développer l’emploi et les circuits courts : Rennes, à cet égard, a montré que l’on pouvait sécuriser les approvisionnements en légumes ou en fruits bio.

Il faut accompagner ces pratiques, les développer. Les États généraux de l’alimentation ont bien fait ressortir, même si le texte reste nuancé sur ce point, l’intérêt des productions végétales. Mais je regrette que la distinction n’ait pas été faite entre les productions végétales pour l’alimentation du bétail et les productions végétales pour l’alimentation humaine. Il faut un plan sur les fruits et les légumes, les céréales à consommation humaine, comme le sarrasin, et les légumineuses, car ces produits, dont nous aurons besoin, sont aujourd’hui largement importés. Une transition ne sert à rien si elle revient à importer ces productions.

M. Jean-Marc Meynard. Aux côtés de la permaculture et de l’agroforesterie, il existe d’autres modes de production. Des agriculteurs très inventifs explorent des choses passionnantes, dont certaines constituent des pistes sérieuses pour l’avenir.

Toutefois, la recherche n’investigue pas suffisamment ces questions, à commencer par mon institut, mais se concentre plus sur la biologie comme science fondamentale et de moins en moins sur l’agronomie. Pourtant, l’agriculture biologique, par le succès de ses produits et l’augmentation des surfaces, montre qu’elle constitue une voie crédible et fort intéressante. Si, ces dernières années, on avait investi autant d’argent dans les recherches sur l’agriculture biologique que sur l’agriculture à base de pesticides, ou sur les pesticides eux-mêmes, qu’il s’agisse des dépenses publiques ou des dépenses de l’industrie phytosanitaire, il n’y aurait pas de handicap de rendement.

Les autres systèmes, plus nouveaux dans le paysage, ne sont pas tous très performants. Mais on estime que les instituts techniques ne doivent pas consacrer les budgets de recherche-développement à ces systèmes marginaux. Ils sont eux-mêmes financés, pour tout ou partie, par le système dominant, dirigés par des agriculteurs qui représentent ce système. C’est pourquoi je pense qu’une mission explicite de la recherche publique sur ces questions serait très souhaitable.

M. Philippe Pointereau. Les charges des agriculteurs liées aux pesticides atteignent 2,5 milliards d’euros par an. Si l’on réduit de 50 % l’usage des pesticides, l’argent économisé pourrait permettre de payer un technicien pour une quinzaine d’exploitations agricoles. On substituerait ainsi les matières actives dangereuses par de la matière grise, qui pourrait conseiller sur les bonnes rotations, les bons couverts, la lutte biologique.

Les viticulteurs parviendront bientôt se passer du glyphosate grâce à des techniques d’enherbement, de pâturage. L’erreur, sur le glyphosate, a été de laisser du flou, ce qui n’a pas été incitatif. En fixant une date limite, vous obligez les gens à trouver les pratiques de substitution, mais l’absence d’échéances et la négociation à l’amiable bloquent les changements.

Solagro a anticipé et conçu une plateforme, OSAE – « Osez l’agroécologie ». Les agriculteurs qui mettent en place ces pratiques sont mis en avant, notamment au travers de vidéos. L’agriculture de demain existe déjà et nous voulons montrer que les choses sont possibles. Je pense notamment à ce producteur de riz bio en Camargue, qui fait pâturer des canards pour se débarrasser des mauvaises herbes, comme cela se fait en Asie, des canards qui seront commercialisés sous un label « canard des rizières ». Les viticulteurs replacent des animaux dans leurs vignes, comme autrefois. Ce sont des pionniers, qu’il faut sécuriser. Certains n’osent pas montrer leurs pratiques, car leurs résultats sont trop performants ! On parle beaucoup de Mouans-Sartoux pour la restauration collective bio ; il faut aller chercher les exemples et montrer que ça marche.

Les coopératives, des acteurs majeurs censés appartenir à l’économie sociale et solidaire, devraient davantage anticiper, à l’image de Qualisol, une petite coopérative qui compte 30 % de producteurs bio et qui a développé les filières de légumineuses à graines, ou des fermes dans l’Aveyron, qui se servent du photovoltaïque pour créer de la valeur ajoutée. Les grosses coopératives traînent du pied, alors qu’elles devraient intégrer ces enjeux et élaborer une stratégie.

Mme Michèle Crouzet, rapporteure. Dans le scénario Afterres 2050, on retrouve deux fois moins de viande et de produits laitiers dans l’assiette. Qu’en est-il du poisson ? Recommandez-vous d’en réduire la consommation ?

Il semble qu’il existe des points de blocage, surtout culturels, et ceux qui réussissent dans le bio ne le disent parfois pas car ils ont honte, mais vous faites état de belles expériences.

Pensez-vous que l’on incite suffisamment les jeunes agriculteurs en formation à tendre vers une agriculture bio ? Au lycée agricole La Brosse, dans ma circonscription, on enseigne encore beaucoup la rotation des trois cultures. Plutôt que de proposer plus tard une conversion, ne faut-il pas enseigner les pratiques dès la formation initiale, d’autant que le bio requiert beaucoup de technicité ?

Il faut aussi parvenir à faire comprendre aux agriculteurs qu’une moindre productivité ne signifie pas nécessairement des revenus moindres. À force d’être pressés par le gain, on oublie d’adopter des modes de production bénéfiques, et intéressants d’un point de vue économique.

M. Philippe Pointereau. Dans notre scénario, la consommation de poisson baisse. La ressource mondiale stagne depuis vingt ans, les stocks de poissons ne sont pas en bonne santé et la population croît. Nous sommes incapables d’augmenter la ressource mondiale, il va falloir la partager. Or la France importe les deux tiers de ses poissons. Je ne vois pas pourquoi elle bénéficierait plus que d’autres pays des stocks, au motif qu’elle a les bateaux et les technologies. De son côté, l’aquaculture fait de gros chiffres, mais pour l’essentiel dans la carpe en Chine, et elle est assez nocive : l’élevage des crevettes, par exemple, détruit la mangrove.

Enfin, les poissons carnivores concentrent la pollution par les métaux lourds et les pesticides, au point que l’ANSES recommande aux femmes enceintes de varier les poissons. À la limite, il ne faudrait plus manger de poissons carnivores.

La pêche représente 8 % de nos protéines, et des vitamines que l’on ne trouve pas ailleurs. Dans tous les scénarios d’optimisation nutritionnelle, la part du poisson augmente car c’est un aliment de choix. Mais nous avons fait diminuer la consommation de poisson, parce que nous estimons que les ressources halieutiques, même bien gérées, seront limitées en 2050.

M. Jean-Marc Meynard. Il est vrai que la formation des jeunes agriculteurs et des jeunes conseillers est un enjeu majeur.

Le niveau d’études monte progressivement, avec l’arrivée d’ingénieurs dans les exploitations, comme agriculteurs ou comme conseillers. L’une des initiatives les plus fortes de ces dernières années en matière d’agriculture est le plan « Enseigner à produire autrement », lancé sous la législature précédente. Ce plan a fait évoluer les programmes dans le sens de l’agroécologie et a changé les directives du ministère vis-à-vis des exploitations agricoles des lycées. Il y a dix ans, les exploitations agricoles des lycées devaient être représentatives de l’agriculture régionale pour que les élèves puissent se former. Aujourd’hui, on leur demande d’être en avance sur l’agriculture régionale, dans le sens de l’agroécologie.

Cette évolution est absolument considérable. Il faut encore adapter l’enseignement aux exploitations des lycées, il reste des choses à faire, mais cela a beaucoup changé, dans le bon sens. Les transitions sont des dynamiques de long terme et agir au niveau des jeunes et de la formation est l’élément clé d’une transition durable.

M. Philippe Pointereau. En conclusion, j’évoquerai un changement assez récent : les industriels se tournent désormais vers nous et nous sollicitent directement pour modifier leurs standards et faire évoluer leurs pratiques, en y intégrant plus d’environnement. Ce retournement de situation, que nous observons depuis trois ans, est peut-être un signal intéressant.

Je veux aussi rappeler qu’il existe un peu plus de 17 % de lycées agricoles en bio, donc bien au-dessus de la moyenne nationale des exploitations. On peut espérer que l’enseignement agricole, qui a toujours été en avance, continue de l’être.

M. le président Loïc Prud’homme. J’en sais quelque chose. Messieurs, merci pour cette touche d’optimisme qui clôt ainsi nos auditions de la matinée.

 

La séance est levée à douze heures trente.

 

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Membres présents ou excusés

Commission d’enquête sur l’alimentation industrielle : qualité nutritionnelle, rôle dans l’émergence de pathologies chroniques, impact social et environnemental de sa provenance

 

Réunion du jeudi 21 juin 2018 à 11 h 30

 

Présents. - Mme Michèle Crouzet, M. Loïc Prud'homme, Mme Nathalie Sarles

 

Excusés. - M. Julien Aubert, M. Joël Aviragnet, M. Christophe Bouillon, Mme Bérengère Poletti