Compte rendu

Mission d’information sur
les freins à la transition énergétique

– Audition, en table ronde, ouverte à la presse, sur les visions et scénarios portant sur le paysage énergétique de demain pour l’avenir :

– M. Yves Marignac, porte-parole de l’association négaWatt ;
– M. Cédric Philibert, analyste à la Renewable energy division de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) ;
– M. Rémi Chabrillat, directeur des productions et énergies durables de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME), et M. Jérôme Mousset, chef du service « Forêt, alimentation et bioéconomie », et M. Bruno Gagnepain, ingénieur ;
– M. Gaëtan Lechantoux, directeur général adjoint du pôle technique de la communauté urbaine d’Arras, et M. Pierre Forgereau, directeur de territoire Artois-Cambrésis-Hainaut de Veolia (projet de technocentre régional d’Arras) ;
– M. Mathieu Saujot, coordinateur des travaux sur la fiscalité écologique du programme climat de l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI)               2


Jeudi
7 mars 2019

Séance de 11 heures

Compte rendu n° 21

session ordinaire de 2018-2019

Présidence
de
M. Julien Dive,
président
puis de
M. Bruno Duvergé,
rapporteur

 


  1 

La table ronde débute à onze heures cinq.

Mme Marie-Noëlle Battistel, présidente. Mesdames et messieurs, nous poursuivons les auditions organisées dans le cadre des travaux de la mission d’information relative aux freins à la transition énergétique, en vue d’en établir le diagnostic et de faire des propositions pour les lever.

Nous accueillons : M. Yves Marignac, porte-parole de l’association négaWatt ; M. Cédric Philibert, qui représente la division des énergies renouvelables de l’agence internationale de l’énergie (AIE) ; M. Rémi Chabrillat, directeur des productions et énergies durables de l’agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME), et M. Jérôme Mousset, chef du service « Forêt, alimentation et bioéconomie » ; M. Mathieu Saujot, coordinateur des travaux sur la fiscalité écologique du programme Climat de l’institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI) ; M. Gaëtan Lechantoux, directeur général adjoint du pôle technique de la communauté urbaine d’Arras, et M. Pierre Forgereau, directeur de territoire Artois-Cambrésis-Hainaut Veolia pour le projet de technocentre régional d’Arras. Cette communauté urbaine a signé le premier contrat de transition écologique (CTE).

Après un propos introductif pour lequel vous disposerez chacun d’un temps de parole de cinq à sept minutes, nous vous interrogerons.

M. Bruno Duvergé, rapporteur. Madame, messieurs, je rappellerai d’abord que les travaux de la mission d’information relative aux freins à la transition énergétique sont articulés autour de sept thèmes : la vision du paysage énergétique de notre pays d’ici dix, vingt ou trente ans, sujet qui va nous occuper maintenant ; le développement des filières d’énergie renouvelable ; les mobilités ; les économies d’énergie ; le rôle des territoires ; la fiscalité ; les grands groupes.

On entend dire souvent qu’on ne sait pas trop où l’on va et qu’il y a encore beaucoup de flou sur ce que sera le paysage énergétique dans dix, vingt ou trente ans, en mix de production comme en mix de consommation. Nous souhaiterions vous entendre à ce sujet.

Je vous informe que nous avons ouvert hier une plateforme de consultation citoyenne. Vos propos sont enregistrés et font l’objet d’un compte rendu, mais vous pourrez les compléter sur cette plateforme qui rencontre un franc succès, puisque nous avons déjà reçu plus de 300 contributions.

M. Yves Marignac, porte-parole de l’association négaWatt. Madame la présidente, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs, je suis ravi de représenter ici l’association négaWatt afin de restituer les enseignements de ses analyses prospectives en les illustrant par quelques exemples. J’indiquerai d’emblée à votre mission que nous considérons ce travail mené par l’association depuis plus de quinze ans comme un accélérateur de la transition énergétique.

L’analyse prospective est nécessaire pour dessiner un projet commun, une vision à long terme et concevoir les moyens de les atteindre. Nous sommes depuis longtemps convaincus de l’importance du rôle et de la société civile et des experts indépendants dans le travail collectif de conception et de construction de cette représentation à long terme. C’est ainsi que l’association négaWatt essaie depuis longtemps d’apporter sa contribution sur les usages de l’énergie, afin de favoriser tous les moyens techniques de nature à améliorer les rendements, à réduire les pertes, en vue de privilégier des ressources renouvelables, c’est-à-dire des ressources de flux par opposition aux ressources de stock que sont notamment les énergies fossiles et l’uranium. C’est que nous appelons la sobriété.

Cette analyse prospective sert aussi à identifier des objectifs à long terme. L’association a ainsi largement contribué à l’élaboration de la loi du 18 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte et à l’élaboration des différents scénarios définis en amont. Ce travail a révélé la pertinence des options défendues dès cette époque par notre scénario, ainsi que celle des scénarios de l’ADEME. Je pense notamment à la division par deux de la consommation d’énergie finale à l’horizon 2050 comme condition de la décarbonation complète du système énergétique – car nous considérons qu’agir sur l’offre est insuffisant –, et pour s’inscrire dans une perspective de neutralité carbone à plus long terme.

Si nous sommes satisfaits des objectifs à moyen et long terme définis dans la loi de 2015, nous sommes plus réservés sur les décisions politiques et les mesures qu’elle contient. L’analyse prospective permet de penser ce que négaWatt appelle l’urgence de long terme, c’est-à-dire l’inscription dès maintenant, dans les décisions politiques et les mesures à court terme, des éléments conformes à l’atteinte des objectifs à long terme.

L’analyse prospective sert à identifier des manques, des besoins, des rythmes d’action. Elle sert d’abord à identifier tous les leviers d’action possibles. Ainsi, alors que la mobilité est généralement pensée en termes d’efficacité des véhicules ou changement de type de véhicules – je pense évidemment au véhicule électrique –, l’analyse prospective montre qu’il faut aussi jouer sur la sobriété en se penchant sur l’aménagement du territoire pour maîtriser les distances à parcourir, permettre le transfert modal dans toutes les situations – milieu rural, milieu urbain et milieu périurbain – et améliorer le taux de remplissage des véhicules particuliers, notamment avec le covoiturage, comme pour les camions ou le fret.

L’analyse prospective a également pour objet d’évaluer les bons niveaux d’action. C’est le cas pour la rénovation thermique des bâtiments. Nous savons tous que la rénovation est nécessaire, mais nous constatons dans les politiques et les mesures actuelles une logique de petits pas, de rénovation par étapes qui n’est pas à la hauteur des besoins et qui risque même, à terme, de tuer le gisement des besoins de rénovation thermique complète, performante, en profondeur de l’ensemble de notre parc. L’analyse prospective sert à la fois à identifier le besoin et à penser des politiques et mesures. L’association négaWatt est porteuse de propositions visant à s’orienter progressivement vers une sorte d’obligation de rénovation, vers le développement de solutions simples de tiers financements et d’équilibre de trésorerie pour ces opérations, afin de permettre leur massification.

L’analyse prospective permet également d’identifier des ruptures. Les acteurs industriels, qui ont tendance à penser de manière incrémentale à partir de leur situation actuelle, peinent à se projeter dans le niveau de rupture nécessaire par rapport aux enjeux 2050. Nous avons beaucoup échangé sur ce point avec la DGEC dans le cadre de l’élaboration de la stratégie nationale bas-carbone.

Un autre exemple est l’identification d’enjeux pour la cohérence de l’action dans le temps. Ainsi est-il nécessaire de réfléchir à la possibilité de verdir, à moyen et à long terme, des vecteurs énergétiques comme le gaz et l’électricité, d’envisager l’équilibre entre ces vecteurs par rapport aux usages, aux ressources disponibles, aux infrastructures et aux réseaux. Par exemple, il importe de se préoccuper de la nécessaire revalorisation du réseau gaz existant dans des trajectoires à long terme. Cela nous conduit à privilégier un équilibre entre le gaz et l’électricité, tous deux devenant 100 % renouvelables à long terme, et à envisager l’utilisation du gaz pour la mobilité.

Cette vision prospective permet de penser à long terme le renforcement et le confortement de l’ambition. Nous avons été précurseurs en France dans l’affirmation que le 100 % renouvelable est possible. Nous avons été rejoints depuis par de nombreux acteurs. Cela se traduit fortement dans la vision du système électrique par la possibilité d’aller vers une électricité 100 % renouvelable, avec ce que cela implique au regard de la trajectoire définie par la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE). De notre point de vue, en maintenant plus qu’il n’est nécessaire la capacité nucléaire à long terme, cette trajectoire est beaucoup trop prudente et contre-productive.

Mesdames, Messieurs, ces quelques illustrations montrent l’utilité de l’analyse prospective pour penser l’urgence de long terme et accélérer la transition énergétique.

Mme Marie-Noëlle Battistel, présidente. Si vous partagez les objectifs de la loi relative à la transition énergétique, vous considérez que nous ne mettons pas en place de mesures politiques suffisamment fortes pour y parvenir, ce qui relève des freins à lever. Il y a des obstacles à surmonter mais aussi un dynamisme à impulser.

M. Cédric Philibert, analyste à la Renewable energy division de l’Agence internationale de l’énergie (AIE). Nous vivons un moment paradoxal, puisque nous assistons en même temps à une forte progression des énergies renouvelables dans le monde, à une baisse de leurs coûts remarquable et, après trois ans de stagnation, à une remontée continue des émissions mondiales de CO2 liées au secteur de l’énergie. Sur la base de l’Accord de Paris, nous ne sommes pas sur une trajectoire soutenable à même de limiter le changement climatique à 2 degrés, encore mois à 2,5 degrés.

À notre sens, un scénario soutenable doit prévoir la réduction de la pollution dans les villes et dans les habitats, ainsi que l’accès universel à l’électricité, les trois objectifs n’étant nullement incompatibles. Nous en séparent essentiellement une progression bien plus rapide de l’efficacité énergétique – je rejoins Yves Marignac sur ce point – et un développement bien plus soutenu des énergies renouvelables. Tels sont les deux piliers de la transition énergétique.

Nous assistons aujourd’hui à une progression forte de l’électricité d’origine renouvelable, notamment le solaire et l’éolien, dont les coûts sont devenus très compétitifs dans de nombreuses régions du monde et continuent à baisser.

Dans nos scénarios à long terme, dominent trois technologies : l’hydroélectricité, le solaire et l’éolien, suivies par le nucléaire et le gaz, tandis que la production à partir du charbon s’effondre, élément indispensable dans les scénarios compatibles avec la limitation du changement climatique à un niveau supportable.

L’électricité représente aujourd’hui 20 % de la demande finale d’énergie et 40 % de la demande primaire d’énergie, donc des émissions de CO2 liées au secteur énergétique. Au rythme actuel, l’électrification, plus la décarbonation de l’électricité si nous sommes capables de l’accélérer, réduira environ de moitié les émissions mondiales de CO2. C’est bien, mais insuffisant, puisqu’il faut aller vers la neutralité carbone, vers zéro émission net à échéance de 2050-2060.

Restent la mobilité et la chaleur dans les bâtiments et dans l’industrie. Nous pensons avoir identifié, au-delà de l’efficacité énergétique, un certain nombre de solutions dans lesquelles les énergies renouvelables peuvent jouer à nouveau un rôle prédominant, en allant les chercher là où elles sont surabondantes, donc pas chères, et en les apportant dans les zones de forte consommation, probablement sous forme de molécules plutôt que sous forme d’électrons. Avec du solaire, du vent et de l’hydroélectricité, on peut fabriquer de l’hydrogène et le transformer immédiatement dans des formes plus commodes, correspondant à ses usages finaux. Il s’agit aussi de l’ammoniac, dans ses usages industriels actuels et comme combustible dans les centrales électriques qui resteront nécessaires pour les périodes sans vent ni solaire dans nos régions. Il s’agit d’une série de combustibles allant du gaz renouvelable à des liquides renouvelables : jetfuel, essence, ou méthanol pour la chimie. Ces produits seront fabriqués sur place par un mélange de carbone extrait de l’air par la biomasse, car la réserve de biomasse est importante mais son énergie ne l’est pas. Il s’agit de profiter de tout le carbone extrait dans l’air par la biomasse pour fabriquer des carburants de synthèse avec de l’hydrogène produit avec du solaire, du vent et de l’hydroélectricité, afin d’obtenir des produits faciles à stocker, faciles à transporter d’une région à l’autre.

L’Australie, la Patagonie, le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord ont des ressources considérables comparées à leurs besoins, tandis que d’autres régions ont des besoins plus importants que leurs ressources raisonnablement exploitables. C’est le cas du Japon, de la Corée, d’une bonne partie de l’Europe. Un certain nombre de pays membres ont d’ailleurs admis qu’ils auraient besoin d’importer de l’énergie renouvelable comme ils importent aujourd’hui massivement des produits pétroliers et du gaz. Avec les renouvelables, on va vers plus d’indépendance énergétique, mais on ne va pas vers l’autarcie énergétique partout, parce que les ressources sont très inégalement distribuées sur la planète. Il faudra trouver des formules permettant d’échanger des produits faciles à stocker, faciles à transporter, faciles à mettre à bord de véhicules, pour certains ne contenant pas de carbone - ce sera notamment le cas de l’ammoniac - et pour d’autres, contenant du carbone extrait de l’atmosphère.

Mme Marie-Noëlle Battistel, présidente. Merci pour cet exposé qui décrit des perspectives intéressantes et optimistes mais délivre aussi le message qu’une accélération est nécessaire pour atteindre nos objectifs, puisqu’aujourd’hui, nous ne sommes pas dans la trajectoire fixée par l’accord de Paris. C’est aussi l’objet de la mission de donner un coup d’accélérateur.

M. Rémi Chabrillat, directeur des productions et énergies durables de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME). Merci de nous recevoir de nouveau, puisque nous avons déjà eu l’occasion de participer aux réflexions initiales et à quelques tables rondes. Aujourd’hui, nous avons choisi de moins parler des freins pour nous concentrer sur ce sur quoi nous pouvons et voulons aller. L’ADEME a déjà cherché à répondre à la question au travers de plusieurs exercices prospectifs que certains d’entre vous ont sans doute vus. Il s’agit d’études de vision que nous avons publiées en 2013, actualisées en 2017 et à la réactualisation desquelles nous nous apprêtons à travailler pour 2020, car le sujet est évolutif et itératif. Je vous ai remis une présentation succincte, je tiens à votre disposition des exemplaires de la synthèse des visions, qui sont aussi disponibles sur internet. Ce sont des travaux internes à l’ADEME, fondés sur des réflexions prospectives de nos équipes et enrichis progressivement par une série d’études structurantes dont certaines ont été citées en creux. L’une, réalisée avec GRDG, porte sur un mix électrique 100 % renouvelable, une autre sur un mix gaz très fortement renouvelable.

Je relèverai des convergences avec les scénarios un peu ambitieux et prospectifs qui ont été cités par les deux intervenants précédents, et je les en remercie, à savoir la maîtrise des consommations et le rythme de développement des solutions alternatives aux énergies fossiles que sont les renouvelables.

La première page de notre présentation montre « les résultats en un clin d’œil » de notre étude actualisée en 2017. Ce travail a été fait avec des perspectives ambitieuses, notamment sur toutes les technologies que nous avons imaginées, de notre point de vue, réalistes. En prenant en compte le rythme de l’évolution et les modalités du financement, nous aboutissons à des scénarios de nature à contribuer à une situation économique plus favorable, en termes de PIB, à l’horizon 2030-2050. Lors du premier exercice, nous avions un seul et unique attendu : la division par quatre des émissions de gaz à effet de serre. Pour le reste, nous avons cherché à voir comment agir à partir de ce que l’on connaît, à partir de ce que l’on anticipe, à partir des technologies accessibles et envisageables aujourd’hui disponibles à moyen et court terme. Nous avons cherché à éviter les effets magiques.

Dans ces conditions, la perspective d’évolution des consommations par rapport à une base 2010 et en reprenant les hypothèses de croissance et d’évolution de la population de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) est de moins 29 % en 2035 et de moins 45 % en 2050.

La part de la demande finale d’origine renouvelable, qui était de 10 % en 2010, pourrait être, suivant des hypothèses portant essentiellement sur un mix électrique, de 34 % à 41 % en 2035 et de 46 % à 69 % en 2050.

En termes d’émissions de CO2, compte tenu des hypothèses mentionnées, nous avons du mal à obtenir la division par quatre des émissions, puisque nous serions plutôt à 72 % de baisse qu’à 75 %.

Concernant les grandes hypothèses pour la demande d’énergie, nous avons retenu un effort important de la rénovation dans le bâtiment : 500 000 puis 750 000 rénovations thermiques en moyenne par an dans le résidentiel, des équipements de chauffage performants et la généralisation des équipements électroménagers les plus performants. C’est un sujet que tout le monde voit, et ces objectifs ont été repris.

Nous avons élaboré des visions en 2013, en raison de l’organisation du premier débat national sur la transition énergétique, et nous les avons réactualisées en 2017 pour alimenter la préparation de la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE). Entre-temps, nous avions contribué à l’élaboration de la loi de transition énergétique. Les grandes masses se retrouvent et sont cohérentes, notamment l’objectif de rénovation qui est aujourd’hui le plus compliqué. C’est celui sur lequel nous avons du mal à démarrer, même si un certain nombre de mesures déployées depuis quelques mois vont dans ce sens et rejoignent ce qu’a évoqué notre collègue de l’association négaWatt : tiers financement, coût zéro pour le consommateur ou l’usager. L’idée des travaux à un euro va dans ce sens.

En matière de transports, nous avons retenu une amélioration des motorisations et la pénétration progressive de nouvelles motorisations. Je laisserai mon collègue Jérôme Mousset s’exprimer sur ce sujet, puisque vous souhaitez un focus sur les déplacements, voire sur les biocarburants. Nous prenons aussi en compte la possibilité évoquée tout à l’heure d’une évolution des choix d’aménagement et d’urbanisme, visant une recentralisation sur la ville et l’inversion de la tendance à l’étalement urbain qui pose des problèmes, y compris en termes de consommation d’espaces agricoles dont nous avons besoin pour faire tout ce que nous envisageons avec la biomasse dans les domaines de l’énergie, des matériaux et de la chimie.

Dans l’industrie, nous avons maintenu des hypothèses de croissance de la production physique et des gains d’efficacité énergétique. Nous savons qu’il existe des gisements conséquents d’efficacité énergétique dans l’industrie, même si celle-ci a déjà fait des progrès de ce point de vue, sans oublier le développement de l’économie circulaire, le recyclage des matières.

Concernant l’agriculture, nous avons retenu la réduction des pertes, l’évolution des pratiques agricoles vers des modes intégrés et raisonnés.

Nous soulignons la nécessité d’un engagement rapide de la transition, en particulier dans les transports.

Dans les hypothèses, nous avons prévu que certains leviers à long terme seraient saturés. À un moment donné, nous ne pourrons pas prélever plus de biomasse.

Nous avons présenté une répartition des mix en termes de sources envisagées. À noter, la part croissante prise par l’électricité, mais dans un contexte de baisse globale des consommations, de sorte que la production resterait à peu près identique.

M. Jérôme Mousset, chef du service « Forêt, alimentation et bioéconomie » de l’ADEME. Dans nos scénarios, nous partons de l’hypothèse d’une réduction de 60 % de la consommation d’énergie dans le transport à l’horizon 2050, avec toutes les solutions disponibles : mobilité, télétravail, etc. À partir de là, nous avons fait une évaluation du mix énergétique du transport, orienté progressivement vers trois vecteurs : les biocarburants, l’électricité et le gaz.

Nous avons retenu l’hypothèse de 16 % de biocarburants dans le mix énergétique du transport, ce qui correspond à peu près au niveau de consommation actuel. Nous n’avons donc pas envisagé un scénario d’explosion de l’usage des biocarburants mais plutôt de stabilité, compte tenu de la réduction de la consommation. Nous faisons l’hypothèse d’une évolution de la première vers la deuxième génération de biocarburants à l’horizon de 2050, conformément aux directives européennes, notamment la directive « RED 2 » actuellement en discussion. Toutefois, l’émergence de la deuxième génération n’est pas pour tout de suite. Elle consiste à valoriser des ressources ligneuses en biocarburant sous toutes ses formes. Quelques projets pilotes montrent que la maturité technologique et économique n’apparaîtra pas immédiatement. Il faut poursuivre l’innovation et l’accompagnement des entreprises dans ces solutions.

Un autre point qui nous semble stratégique pour les biocarburants – mais aussi, plus largement pour les autres énergies – est la disponibilité de la ressource en biomasse. Elle est renouvelable mais limitée et doit être utilisée au mieux. Dans nos scénarios, quand on additionne tous les besoins en énergie, on aboutit au doublement de la ressource en biomasses, forestières et agricoles, d’ici à 2050.

Trois points nous paraissent importants.

Premièrement, il faut mieux connaître la ressource disponible à l’échelle des territoires. Nous travaillons avec les organismes forestiers et agricoles pour produire des références en vue d’évaluer les plans d’approvisionnement, avec des situations complètement différentes dans le monde de la forêt et dans le monde agricole.

Le deuxième point concerne l’articulation des usages. Plus les technologies avancent, plus les filières deviennent poreuses. Avec de la biomasse, on peut faire de plus en plus de choses, et toutes les filières s’appuient sur la même ressource. Nous avons donc besoin d’une vision globale sur la ressource disponible, forestière, agricole ou algues, avec l’ensemble des usages, et d’éviter les raisonnements en silo.

Le troisième point concerne la durabilité des filières, donc l’évaluation environnementale de chacune d’entre elles, car les bilans sont différents selon les ressources utilisées. Les bilans énergétiques des carburants sont fiables et bons. Les bilans de gaz à effet de serre sont différents selon les filières et font toujours l’objet de débats scientifiques, notamment eu égard au changement d’affectation des sols. Dans le cadre de la directive « RED 2 », il s’agit d’identifier les carburants à fort risque de changement d’affectation des sols, qui devraient sortir progressivement du mix énergétique.

M. Mathieu Saujot, coordinateur des travaux sur la fiscalité écologique du programme climat de l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI). Je suis heureux de vous présenter les travaux de l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI), institut de recherche basé à Sciences Po, qui entend jouer un rôle de think tank entre les responsables de la recherche et des politiques publiques. Je formulerai des éléments de vision par trois entrées concrètes, l’une technique, l’autre sociétale et la dernière relative au pilotage politique de la transition.

Du point de vue technique, nous partageons le constat sur l’insuffisance de notre capacité d’action pour répondre à l’enjeu de la rénovation de logements. Nous manquons grandement de données pour piloter cette politique. Nous voyons bien que nous n’agissons pas au rythme souhaité, mais nous avons peu de données précises sur le nombre de logements et le niveau de la qualité de rénovation à viser. Nous constatons une réelle insuffisance de l’ampleur de la rénovation. Le gain unitaire après une rénovation n’est pas cohérent avec l’objectif en termes de bâtiments basse consommation à 2050, au risque, comme le disait Yves Marignac, de tuer le gisement par une approche à petits pas. Nous soulignons l’intérêt de fusionner les aides financières en une aide globale à la hauteur de l’ambition annoncée. Il faut unifier la diversité des aides existantes afin d’apporter une aide globale porteuse de promesses de rénovations d’une ampleur suffisante. Cela existe déjà. Beaucoup d’acteurs locaux apportent des aides globales. Avec son programme « Habiter mieux », l’Agence nationale de l’habitat (ANAH) en apporte une aussi, et produit des données d’évaluation de qualité. Néanmoins, si un consensus existe pour apporter l’aide globale nécessaire, il ne faut pas sous-estimer le besoin de structuration de l’offre de rénovation de la part de ceux qui vont réaliser les travaux, la gestion de l’avant-travaux et de l’après-travaux, en réponse à cette aide. Structurer progressivement les offres de rénovation est un enjeu important pour piloter la transition.

Le deuxième point notable sur la vision de long terme est d’ordre sociétal et a trait aux modes de vie et aux comportements. Ces sujets sont souvent insuffisamment traités dans les travaux prospectifs et les grandes stratégies. On ne sait pas toujours comment les qualifier ni les chiffrer. L’association négaWatt a réussi depuis longtemps à quantifier les efforts de sobriété, mais c’est une exception. On a du mal à identifier la faisabilité des politiques. En quoi doivent consister des politiques de changements de modes de vie ou de comportements ? Au plan international, les derniers travaux du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) font naître des interrogations fortes sur les comportements et les modes de vie, notamment parce que, dans une perspective de limitation de la hausse moyenne des températures à 1,5 degré, à même d’éviter le recours à des technologies incertaines de stockage du carbone à long terme, on se demande comment agir plus fortement sur la demande et la sobriété. Il s’agit d’un véritable vrai enjeu politique.

En outre, il importe de ne pas céder à la tentation de placer ces changements à un niveau purement individuel, comme cela a été le cas pour la taxe carbone, avec les résultats qu’on connaît. Vouloir responsabiliser le changement à un niveau individuel se heurte à un certain nombre de blocages. J’indique d’ailleurs que l’IDDRI rendra public, la semaine prochaine, le fruit de ses réflexions au sujet de la taxe carbone. De tels changements sont collectifs. Les travaux de l’ADEME et de négaWatt le rappellent en évoquant la structuration de la mobilité et notre accès à l’alimentation. Un des enjeux des prochaines années est de mieux outiller les politiques publiques, ce qui renvoie à votre introduction : comment rendre désirable une vision de la transition énergétique à long terme ? Beaucoup de leviers restent aujourd’hui inutilisés, dont le marketing. Dans un rapport récent du World Business Council for Sustainable Development (WBCSD), des responsables du marketing déclaraient qu’ils avaient la responsabilité de vendre des produits dans un monde qui n’est plus le monde du « toujours plus ». Il existe des enjeux concrets et nous allons travailler dans la perspective de la future stratégie nationale bas-carbone (SNBC) avec l’ADEME et la DGEC, notamment sur un meilleur traitement de la demande.

La troisième entrée est le pilotage politique et la gouvernance de la transition. À l’IDDRI, nous nous réjouissons de la création du Haut Conseil pour le climat (HCC). En juillet, nous avions rédigé une étude sur le comité britannique, afin d’inciter à aller dans cette direction. Nous pensons que l’Assemblée nationale a un rôle à jouer pour que ce Haut Conseil agisse utilement pour la transition. Je me fais l’écho du point de vue de mes collègues en disant qu’à l’exemple de ce qui se fait en Grande-Bretagne, le Haut Conseil devrait rendre compte directement de ses travaux à l’Assemblée, lesquels devraient être utilisés pour le suivi et l’évaluation de la transition. Nous avons publié en septembre un rapport d’évaluation de l’état d’avancement de la transition, pointant qu’on se lançait dans une révision de la SNBC malgré une évaluation insuffisante de ce qui marche et de ce qui marche moins bien. Le HCC aurait donc, avec l’Assemblée, un rôle très important à jouer dans ce travail d’évaluation. En outre, à l’instar de la Grande-Bretagne, le Gouvernement devrait rendre compte devant le Parlement de l’évaluation réalisée par le Haut Comité. Cela nous paraît cohérent avec la logique des budgets carbone et de la révision de la SNBC. C’est bien dans cette logique qu’on doit construire la transition par morceau. En cohérence avec la loi de transition énergétique, il conviendrait de muscler l’usage de ce Haut Conseil.

M. Gaëtan Lechantoux, directeur général adjoint du pôle technique de la communauté urbaine d’Arras. Je présenterai notre contrat de transition écologique (CTE). La communauté urbaine d’Arras (CUA) est depuis longtemps engagée dans la transition énergétique. Dès 2016, nous avions lancé une étude importante, qui a duré plus de deux ans, afin d’établir un diagnostic et de définir des objectifs. Les conclusions en ont été livrées en novembre 2017. Le président, qui était aussi vice-président du conseil régional, et très actif dans le domaine de la transition énergétique, a interpellé M. Sébastien Lecornu, ministre auprès de la ministre de la cohésion des territoires, qui est venu annoncer, le 11 janvier 2018, que la CUA était retenue pour élaborer le contrat de transition écologique. Souhaitant un avancement rapide du dossier, il nous a donné trois mois pour élaborer ce contrat avec les services de l’État capable de produire trente ans de fruits. Le ministre souhaitait donner la main aux territoires, puisque ce sont eux qui connaissent le mieux leurs besoins et parce que c’est la bonne échelle pour agir. Il considérait que les services de l’État devaient jouer un rôle de facilitateurs auprès des collectivités et faire droit à l’expérimentation afin de contribuer à simplifier les normes.

Cette forte volonté politique locale a permis de mobiliser 400 acteurs publics ou privés, bien impliqués dans la démarche, avec des ambitions fortes pour le territoire : obtenir une production d’énergie à hauteur de 42 GWh d’ici quatre ans, produire 47 GWh d’énergie renouvelable sur le territoire sur le territoire et créer 130 emplois. La trajectoire à horizon 2050, c’est que 40 % de notre consommation d’énergie soit désormais locale.

Nous avons retenu 100 principales actions concrètes et réalistes, que nous sommes capables d’atteindre, avec le concours d’acteurs publics et privés. Elles sont articulées autour de cinq axes : les énergies renouvelables, la mobilité, les ressources du territoire, les performances énergétiques du patrimoine et les espaces naturels, car il s’agit d’un contrat de transition écologique. Les principales actions sont : la construction d’un technocentre avec un partenariat public et privé, qui représente 70 % des nouveaux apports énergétiques ; le basculement de la flotte de véhicules publics – bus, bennes à ordures ménagères – en filière gaz ; le développement du transport en commun pour tous sur le territoire, y compris en milieu rural ; le développement des modes de déplacement doux, surtout pour les trajets domicile-travail ; le traitement des points dangereux à certains carrefours ; l’accompagnement au changement en ingénierie et en aides financières nos communes membres ; la réhabilitation de nos bâtiments en label « bâtiment basse consommation » (BBC) et la construction de nouveaux bâtiments en énergie positive.

À cela s’ajoute la sensibilisation des habitants et des enfants dès l’école.

Dans le cadre d’un contrat, la communauté urbaine a désigné un référent qui suivra aussi bien les actions publiques que les actions privées afin de s’assurer du respect la trajectoire et de l’avancement de nos dossiers, avec un soutien de l’État si nécessaire. Il est prévu la réunion annuelle d’un comité de pilotage avec le préfet, le président de la communauté urbaine et le président de la région, afin de procéder éventuellement à une adaptation du contrat, dont la durée sera de quatre ans.

À titre d’exemple, pour le seul budget 2019 que nous voterons ce soir, les actions labellisées CTE représentent déjà 20 millions d’euros. La collectivité va ainsi consacrer chaque année plus de 20 millions d’euros à la transition énergétique, sachant que les bailleurs, les partenaires publics et privés compléteront par des financements importants.

Le secteur public et le secteur privé, tous les organismes de formation nous suivent, mais il faut pouvoir embarquer les habitants. Nous y travaillons avec les réseaux sociaux et nos commissions thématiques.

Concernant les freins, tout le monde repousse à demain le changement de comportement. Nous disons tous qu’il faudrait faire quelque chose, mais il faudrait passer du « nous » au « je ».

Les procédures d’instruction des services de l’État sont aussi un frein. Bien qu’on nous dise que nous avons droit à l’expérimentation et que les normes peuvent être simplifiées, dès qu’on le demande, on nous le déconseille sous couvert de fragilisation de la procédure.

De plus, nous souhaiterions un retour de la fiscalité écologique vers le local pour conforter la démarche.

Nous constatons aussi toujours des freins de la part du ministère. Malgré la volonté politique forte du ministre, l’élaboration des documents est toujours longue. La mise en œuvre du CTE en a apporté la preuve. Il a fallu un coup de force politique pour réussir à le signer dans le délai de neuf mois.

M. Pierre Forgereau, directeur de territoire Artois-Cambrésis Hainaut. La création du technocentre est une des cent actions de notre contrat de transition écologique. Il vise à produire 70 % de l’énergie renouvelable.

Le projet de technocentre comporte trois volets. Il vise, d’abord, à produire du biogaz et à le réinjecter dans le réseau grâce à une unité de production industrielle apparaissant comme une filière viable pour d’autres porteurs de projet. Il est, ensuite, une plateforme d’innovations et de recherche et développement visant à accompagner le développement de la filière de méthanisation dans la région des Hauts-de-France au travers d’une construction adaptée, en vue de « plugger » des équipements, des sondes et tous les matériels que les entreprises peuvent développer. Il est, enfin, une interface de tous les organismes régionaux de formation de différents niveaux, des métiers de terrains aux porteurs de projets.

Ce projet est porté par un partenariat public et privé, associant la communauté urbaine d’Arras, le syndicat mixte Artois valorisation (SMAV), qui gère le traitement des déchets de trois collectivités, dont la communauté urbaine d’Arras (CUA), et deux acteurs privés, Veolia et Engie, qui ont créé une société de droit privé pour monter ce projet. Nous en sommes à la phase d’étude et nous avons lancé un certain nombre de démarches administratives.

Les principaux freins sont d’ordre réglementaire. Ils concernent le statut des intrants. Le non-mélange des boues et le non-mélange de la fragmentation fermentescible des ordures ménagères sont des freins majeurs au développement du projet. On passe à côté d’incroyables pouvoirs méthanogènes de la biomasse. Les boues n’ont pas un grand pouvoir méthanogène mais, dans un mix d’intrant, elles ont un pouvoir de stabilisation de la méthanisation qui, dès lors, nous échappe. Il en est de même pour la foam issue des centres de tri présents tout à côté du technocentre.

Un autre frein est l’instabilité des normes, notamment en vue du rachat du biogaz. En effet, la nouvelle PPE pourrait instaurer des appels d’offres au-dessus de 15 GWh par an, ce qui impacterait le technocentre. Selon les estimations, le projet perdrait 500 000 euros de chiffre d’affaires par an, autrement dit, cette action ne se ferait pas.

Les délais d’instruction par les services de la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) ou de la direction départementale des territoires et de la mer (DDTM) sont aussi un frein. On met les délais les uns derrière les autres sans pouvoir les superposer. Par exemple, nous travaillons depuis neuf mois avec les services de l’État pour savoir quelle réglementation appliquer sur chacun des digesteurs.

L’acceptabilité est un autre frein, moins pour le technocentre, même si nous restons vigilants, que pour la filière de méthanisation agricole, industrielle ou pour la collectivité, qui souffre d’un gros problème médiatique. Des projets sont décriés à tort par manque de communication préventive nationale sur l’intérêt de la filière dans le cadre de la PPE. Les risques d’explosion sont fortement erronés, les risques liés aux odeurs sont pris en compte dans la construction des nouveaux projets, etc. Un déficit d’acceptabilité peut empêcher des projets de se faire.

Mme Marie-Noëlle Battistel, présidente. Vous avez tous pointé la nécessité d’accélération, puisque nous sommes bien en deçà des objectifs que nous nous sommes collectivement fixés à l’échelle mondiale, notamment dans l’Accord de Paris. La PPE, telle qu’elle a été proposée, vous semble-t-elle suffisamment ambitieuse pour atteindre ces objectifs, notamment en termes de développement des énergies renouvelables et quant aux appels à projets prévus, dont certains nous semblent en deçà des possibilités d’action ?

Vous avez évoqué la stabilité et la lisibilité des politiques de soutien, ainsi que l’acceptation sociale. Pensez-vous que les citoyens sont suffisamment associés à la définition des objectifs avant la définition et la mise en œuvre des mesures politiques ? Sans doute seraient-ils plus enclins à l’acceptation s’ils se sentaient plus concernés, d’où la création de la plateforme de consultation dont a parlé M. le rapporteur, qui connaît déjà un grand succès.

Enfin, nous avons mis en place ce matin une commission d’enquête sur le fléchage de la fiscalité. Quelle fiscalité pèse aujourd’hui sur le consommateur ? Où va-t-elle ? Finance-t-elle réellement les énergies renouvelables ou la transition énergétique ? Ce sera aussi l’occasion, en collaboration avec notre mission, de lever un certain nombre de freins et d’orienter les objectifs de manière plus efficace et plus pertinente.

M. Bruno Duvergé, rapporteur. Merci pour toutes vos présentations. Je reviendrai sur l’utilisation de la biomasse. Alors que je suis dans le sujet, je bute sur la quantification. Pour la mobilité comme pour le chauffage, on la dit limitée pour ne pas empiéter sur les surfaces agricoles alimentaires, et j’y souscris entièrement. Mais de combien dispose-t-on sans attaquer la surface alimentaire ? Répondre à la question permettrait de résoudre d’autres problèmes. Une fois cette masse connue, à quoi l’utiliser ? Dans une autre table ronde, le représentant de l’association négaWatt avait préconisé l’utilisation du biogaz pour les véhicules et des pompes à chaleur électriques pour le chauffage. C’est un scénario possible mais ce n’est pas la tendance actuelle puisqu’on réinjecte systématiquement le biogaz dans le réseau. Cela nous donne d’autres idées. Moi le premier, quand j’ai un méthaniseur dans ma campagne, je me demande pourquoi ne pas alimenter les villages en biogaz. On entre ainsi dans une concurrence d’utilisations.

Il y a aussi une concurrence entre les types d’utilisation de la biomasse. Pour la mobilité, combien réserver à l’électricité et combien réserver à la biomasse ? Doit-on utiliser la biomasse pour faire du biogaz, de l’éthanol ou du biodiesel ? J’ai tenté de clarifier ce point, hier, dans le cadre de la discussion du projet de loi d’orientation des mobilités (LOM). On m’a répondu que, n’étant pas dans une économie socialiste, on n’allait pas dire ce qu’il faut faire. Il y a néanmoins des directions à trouver. C’est pour moi un élément déterminant de la mission.

M. Cédric Philibert. Je fournirai quelques éléments de réponse aux questions de M. le rapporteur au sujet de la biomasse. Je n’ai pas de chiffres à l’échelle nationale mais, à la suite d’une étude que nous avons réalisée, il y a deux ans, en vue de déterminer comment mobiliser de façon soutenable la biomasse au plan mondial, il est apparu que le volume de biomasse utilisable pouvait être doublé. Des travaux que nous avons conduits plus récemment montrent que dans un certain nombre de pays, des quantités très importantes de déchets végétaux brûlés en plein air, en pure perte, sauf pour la pollution atmosphérique, pourraient être utilisées de façon énergétique, y compris dans un pays comme la Chine dont on pouvait penser qu’il était plus en avance sur le sujet.

Nous sommes bien entendu conscients de la nécessité d’être attentifs aux bilans et au fait qu’il faut se garder d’épandre des quantités phénoménales d’engrais pour faire pousser des végétaux, alors qu’on pourrait utiliser directement l’énergie qui a servi à faire l’engrais. On entre en conflit non seulement avec la production alimentaire mais aussi avec la biodiversité. Mais il y a tout de même du potentiel, notamment dans les déchets et, comme l’a souligné l’ADEME, grâce à la deuxième génération. Quelques usines réalisent des expérimentations. Elles rencontrent parfois des difficultés, mais progressent vers la deuxième génération.

En outre, il faut cesser de regarder la biomasse comme une source d’énergie pour la considérer plutôt comme une source de carbone contenant un peu d’énergie. Ce carbone est neutre, puisque pris dans l’atmosphère, il peut y retourner sans dommage. Quand on fabrique des biocarburants ou du biogaz, on utilise un tiers ou un quart du carbone, le reste étant renvoyé dans l’atmosphère sous forme de CO2. Si on a une autre forme d’énergie, par exemple de l’hydrogène, on peut le faire réagir avec le CO2 et produire des carburants de synthèse, en volume jusqu’à quatre fois plus important qu’avec la seule énergie de la biomasse. Regardons la biomasse d’abord comme une source de carbone et secondairement comme une source d’énergie.

M. Bruno Duvergé, rapporteur. Par exemple, peut-on produire une certaine quantité de méthane et la réinjecter de l’hydrogène pour doubler la quantité obtenue ?

M. Cédric Philibert. C’est tout à fait possible, mais ma préférence va aux carburants liquides, plus commodes d’emploi pour la mobilité. Comme l’électricité, la biomasse est versatile et peut servir à beaucoup de choses mais elle ne peut pas faire tout à la fois. Je ne suis guère tenté de mettre des quantités phénoménales de biogaz ou de gaz renouvelable dans les véhicules. Les liquides ont le mérite de la simplicité. Pour les bâtiments, on considère que la pompe à chaleur atteint sa limite dans les pays froids sujets à des pics de basse température, lesquels, de surcroît, exigent un appel d’énergie très important. Vouloir répondre à ce besoin uniquement par l’électricité, même avec des pompes à chaleur efficaces, c’est risquer de surbâtir le système électrique aux dépens des réseaux de gaz, au moins dans les centres urbains. Or le stockage du gaz est beaucoup plus commode que le stockage de l’électricité. Il faut garder un peu de chauffage au gaz en combinaison avec les pompes à chaleur pour écrêter les points de froid, et utiliser ainsi la méthanation.

M. Rémi Chabrillat. Il convient de s’interroger sur le gisement et sur l’articulation des usages plutôt que sur leur hiérarchisation, en fonction de leur rendement, de leur facilité de production, des moments, de la situation des gisements et des besoins de tel ou tel territoire, car la mobilité intégrale de la ressource n’est pas évidente. Par exemple, à tel endroit, on s’orientera plutôt vers certains usages directs du bois, notamment si l’on peut obtenir un rendement maximal pour alimenter un réseau de chaleur qui irriguera des bâtiments performants. La question de l’articulation doit être considérée d’une manière pragmatique en fonction des situations, des productions et des besoins locaux.

Les ordres de grandeur sont ceux qui ont été évoqués. Comme dans ces travaux de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) que je ne connaissais pas, on table aussi sur une augmentation de la mobilisation de biomasse en France de l’ordre du doublement. À partir d’un certain nombre d’études que nous avons réalisées, dont un important travail sur la ressource forestière entrepris il y a trois ans avec l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN) et l’Institut technologique FCBA, nous considérons que c’est un objectif atteignable, mais il exige des efforts et des évolutions, notamment des leviers capables de mobiliser la forêt.

M. Bruno Duvergé, rapporteur. Doublement par rapport à quoi ?

M. Rémi Chabrillat. Par rapport au niveau actuel de mobilisation.

Mme Marie-Noëlle Battistel, présidente. Pouvez-vous répondre à la question relative aux objectifs de la PPE ?

M. Rémi Chabrillat. Nous y avons fortement contribué et nous y retrouvons beaucoup d’éléments que nous avons apportés. Le principal sujet est l’ambition donnée à la mise en œuvre des segments pour la maîtrise des consommations plutôt que l’ambition de la PPE proprement dite, ne serait-ce que parce que c’est la PPE de la France et que nous sommes un établissement public de l’État.

La PPE avance différentes hypothèses donnant des résultats différents selon que l’on retient la fourchette haute ou la fourchette basse de la production et des consommations. Nous sommes parfaitement en phase avec les hypothèses de la fourchette basse, mais cela demande de l’ambition.

Mme Marie-Noëlle Battistel, présidente. Donc, la PPE est adaptée. Il faut maintenant les mesures politiques et de mise en œuvre nécessaires pour atteindre les objectifs.

M. Rémi Chabrillat. Les objectifs les plus ambitieux, notamment en ce qui concerne la consommation !

M. Jérôme Mousset. Concernant l’important sujet de la quantification de la biomasse, il convient de distinguer la forêt et l’agriculture. Concernant la forêt, la ressource disponible est quantifiée, et la question est de savoir quels moyens économiques mettre en œuvre pour la valoriser. Du côté de l’agriculture, la totalité de l’espace agricole étant déjà utilisée, l’évaluation est plus complexe à réaliser, en raison des effets de concurrence possibles avec d’autres usages, alimentaires ou non. La question doit être traitée en fonction des évaluations environnementales relatives aux changements d’affectation des sols. Il convient notamment d’évaluer l’impact indirect de l’expansion d’un produit quel qu’il soit sur des changements d’affectation ailleurs que dans le pays.

L’intérêt des scénarios est d’offrir une vision globale. On ne peut dissocier l’évaluation de la part de biomasse agricole disponible pour l’énergie d’un autre usage lié à l’évolution des régimes alimentaires. Selon la manière dont ils vont évoluer, il y aura plus ou moins d’espace disponible pour autre chose. Notre scénario d’un possible doublement des ressources de la biomasse pour les usages énergétiques repose sur l’hypothèse du maintien du potentiel nourricier actuel et exclut la concurrence entre les usages.

La question de plus en plus stratégique est celle de l’articulation de la biomasse avec l’ensemble des usages concurrents disponibles. Nous travaillons sur des outils destinés à cartographier ces flux en vue de faire des propositions de meilleurs usages possibles eu égard aux services environnementaux que l’on cherche à apporter. Nous avons une seule biomasse disponible pour différents usages.

M. Pierre Forgereau. Au regard du projet que nous pilotons avec la communauté urbaine d’Arras, l’ambition de la PPE nous inspire des craintes. Si elle est mise en place, ce projet de méthanisation territoriale – 85 % des gisements se trouvent dans un rayon de 50 mètres autour de l’implantation prévue - pourrait ne pas voir le jour. On ne les met pas sur la route, ils sont là. Le périmètre de recherche d’intrants est inférieur à 20 kilomètres. Or, compte tenu de la baisse du prix de rachat prévu par la PPE, ces intrants iront ailleurs. Un industriel dont les installations se trouvent à 4 kilomètres du site envoie ses déchets à 120 kilomètres, en Belgique, parce qu’il a plus intérêt à le faire qu’à les envoyer dans une usine de méthanisation toute proche. Si la PPE considère la filière de méthanisation comme aujourd’hui mature, alors qu’elle a besoin de trois à quatre ans pour devenir plus productive, plus efficace et réduire les coûts, donc baisser les tarifs de rachat, des projets globalement bons risquent d’être reportés ou arrêtés.

M. Yves Marignac. Concernant la vision globale du rôle du citoyen et la faisabilité de politiques de long terme, pour reprendre votre expression, monsieur le rapporteur, nous ne sommes pas dans une économie socialiste mais, en l’occurrence, nous sommes confrontés à une situation inédite. Dans des démocraties rythmées par des temps courts comparés à ceux des logiques planificatrices que nous avons connues par le passé, dans nos sociétés d’économie libérale dont les acteurs économiques raisonnent rarement en temps long, nous devons inscrire dès aujourd’hui toutes nos actions pour la transition énergétique dans une perspective à long terme. Je dis bien toutes nos actions, puisque les impératifs de neutralité carbone et de soutenabilité en général nous imposent de traiter non seulement de la question climatique mais aussi de la biodiversité, des usages des sols et des matériaux. Dès lors, nous avons besoin de nouvelles politiques. Ce que disait Mathieu Saujot au sujet de la sobriété, nous le traduisons par la nécessité de politiques publiques organisant de manière douce les changements de comportement. Nous avons plein d’idées en ce domaine.

Nous avons besoin de visibilité en matière de fiscalité. Rendre lisible la fiscalité, son rôle et la manière dont les taxes comme la taxe carbone pourront exercer un effet de levier pour la transition représente un enjeu fondamental.

Nous devons aussi associer les citoyens. Nous avons quelques retours d’expérience à la suite des dispositifs citoyens mis en place dans le débat national sur la transition énergétique ou, plus récemment, du débat public sur le projet de programmation pluriannuelle de l’énergie. Dès lors qu’on associe les citoyens, dès lors qu’ils intègrent que l’effort ne reposera pas sur leur seul comportement et qu’on leur propose de s’inscrire dans un effort collectif des collectivités et des acteurs économiques, ils comprennent la nécessité et l’opportunité de la transition énergétique et sont prêts à s’y engager beaucoup plus qu’on ne l’imagine.

Je n’ai pas en tête le coefficient multiplicateur d’usage de la biomasse dans le scénario de négaWatt. Il repose, en tout cas, sur la multiplication par 3,5 de l’ensemble de la production d’énergie renouvelable.

M. Bruno Duvergé, rapporteur. C’est-à-dire 45 térawatts-heures ?

M. Yves Marignac. Bien plus que ça ! Il s’agit de la multiplication par 3,5 de la production d’énergie renouvelable dans laquelle la biomasse, essentiellement la biomasse solide et le biogaz, fournit pratiquement la moitié de la production énergétique. On ne doit pas être très loin des chiffres de l’ADEME. Dès lors qu’on fixe le même cadre de réflexion pour ces visions prospectives et qu’on réfléchit aux mêmes types de contraintes, on aboutit aux mêmes conclusions.

Il est essentiel de mobiliser le potentiel de la biomasse, d’abord pour autre chose que l’énergie, ensuite pour l’énergie. La combustion représente aujourd’hui 75 % de nos besoins en énergie, et il est difficile d’envisager d’obtenir cela par l’électrification sans garder de la combustion à base de biomasse. Nous avons donc besoin de biomasse combustion, mais pour maintenir ou libérer ce potentiel, il est indispensable d’agir dans les domaines de l’utilisation des sols, de la logique de la mobilité, de l’urbanisme, de l’aménagement du territoire et sur les besoins. Je rejoins ce qui a été dit sur les changements de modes alimentaires, notamment vis-à-vis de la part carnée, ainsi que sur les modes de productions agricoles. Dans le scénario de négaWatt, toute la biomasse provient de coproduits ou sous-produits d’usages prioritaires de la biomasse pour l’alimentation et pour la production de matériaux.

En outre, il convient de bien réfléchir aux notions d’usages, d’infrastructures et de ressources. D’où l’importance pour nous de valoriser le réseau gaz est de s’orienter vers un usage gaz, y compris à terme vers le power to gas comme clé de voûte du système, et d’être toujours très vigilant sur les conditions d’usage de la biomasse au regard de la soutenabilité.

De notre point de vue, la PPE marque un glissement préoccupant des objectifs de la loi. Il est paradoxal de voir, quatre ans après l’adoption de la loi de transition énergétique, une PPE qui appelle à réviser les objectifs de la loi, alors que la logique serait d’avoir une PPE conforme à ses objectifs. La PPE s’écarte aussi de la SNBC. Nous nous retrouvons bien davantage dans la vision à long terme de la SNBC, malgré des divergences avec le scénario défendu par la DGEC. La PPE marque un glissement de l’approche formulée dans l’article 1er de la loi relative à la transition énergétique, favorable la sobriété et à l’efficacité de la part des énergies renouvelables, vers du tout-électrique décarboné. Porté par l’illusion de la facilité à court terme, celui-ci représente un vrai danger potentiel à long terme. D’une façon générale, les objectifs de la PPE en matière d’énergies renouvelables et plus spécifiquement de biomasse – je ne reviens pas sur les évolutions des mécanismes pour le biogaz – sont pour nous des signaux d’alerte inquiétants sur un glissement de la vision politique de la transition énergétique et une perte de vue de l’importance d’actions permettant d’aller au bout d’une trajectoire et d’atteindre les objectifs de long terme.

M. Mathieu Saujot. Pour évaluer le gisement de biomasse disponible pour produire de l’énergie, il convient de faire des hypothèses sur le système agricole et sur les régimes alimentaires. Des collègues ont réalisé une étude pour déterminer s’il serait possible de nourrir l’Europe en 2050 avec un scénario d’agroécologie. Ils ont fait une hypothèse sur le régime alimentaire et sur la quantité de biomasse ou de surface à préserver pour produire de l’énergie. Ils ont pu identifier l’importance de ce gisement selon les trajectoires ou les choix politiques.

M. Rémi Chabrillat. Est-ce qu’ils arrivaient à boucler ?

M. Mathieu Saujot. Ils arrivaient à boucler.

M. Bruno Duvergé, rapporteur. Merci beaucoup pour vos interventions très utiles et intéressantes, de nature à enrichir la réflexion de la mission d’information.

La table ronde s’achève à midi trente.

 

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Membres présents ou excusés

Mission d'information relative aux freins à la transition énergétique

 

Réunion du jeudi 7 mars 2019 à 11 h 00

 

Présents. - Mme Marie-Noëlle Battistel, M. Jean-Charles Colas-Roy, M. Bruno Duvergé, Mme Nathalie Sarles

 

Excusés. - M. Christophe Bouillon, M. Christophe Jerretie