Compte rendu

Commission d’enquête
sur l’impact économique, industriel et environnemental des énergies renouvelables,
sur la transparence des financements
et sur l’acceptabilité sociale
des politiques de transition énergétique

– Audition, ouverte à la presse, de M. Umberto Berkani, rapporteur général adjoint de l’Autorité de la concurrence. 2

 

 


Jeudi
4 avril 2019

Séance de 10 heures 30

Compte rendu n° 9

session ordinaire de 2018-2019

Présidence
de M. Julien Aubert,
Président

 


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La séance est ouverte à dix heures cinquante-cinq.

M. le président Julien Aubert. Nous recevons à présent M. Umberto Berkani, en sa qualité de rapporteur général adjoint de l’Autorité de la concurrence. Son audition intervient immédiatement à la suite de l’audition des responsables de la Commission de régulation de l’énergie (CRE).

M. Berkani a notamment travaillé à la préparation de deux avis de l’Autorité de la concurrence qui ont retenu l’attention de notre commission : le premier, en date du 21 janvier 2019, sur un projet de décret réformant le dispositif de l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH), et le second, très récent, car en date du 25 mars 2019, relatif à la fixation des tarifs réglementés de vente (TRV) d’électricité.

Par leurs objets, ces deux avis paraissent liés. Ils révèlent de profondes divergences de méthode et d’analyse sur les situations de marché entre la CRE et l’Autorité de la concurrence. Dans son communiqué de presse officiel du 25 mars, l’Autorité de la concurrence « déconseille d’augmenter les tarifs réglementés de vente sans clarifier au préalable les objectifs qu’ils doivent poursuivre ». En cela, l’Autorité de la concurrence se déclare opposée à l’entrée en vigueur prochaine de l’augmentation calculée par la CRE. Le même communiqué de presse précise la philosophie de l’Autorité de la concurrence en affirmant qu’« augmenter les TRV et les utiliser pour pallier les limites de l’ARENH » fait « supporter la charge financière aux consommateurs plutôt qu’aux fournisseurs et semblerait donc contraire à la volonté du Parlement ». Selon l’Autorité de la concurrence, il est nécessaire, avant de procéder à l’augmentation que prône la CRE, d’engager une réflexion approfondie sur l’évolution du marché de l’électricité et d’en tirer des conséquences.

Nous souhaiterions savoir si vous considérez, par exemple, que les énergies renouvelables (EnR) ont un rôle important dans l’évolution à la hausse des tarifs réglementés, que ce soit directement, par la production et son impact sur les marchés de gros, ou indirectement, par exemple par l’effet que cela peut avoir sur le tarif d’utilisation des réseaux publics d’électricité (TURPE), ou même, de manière plus générale, à travers des dispositifs comme les certificats d’économie d’énergie (CEE).

Vous voudrez bien, monsieur Berkani, nous faire part de ce qui, selon les analyses de l’Autorité de la concurrence, devrait aller dans le sens d’une meilleure adaptation du cadre juridique de la régulation aux évolutions du modèle économique du marché de l’électricité, lequel est pris entre l’évolution du mode de production et celle de la structuration du marché, avec des fournisseurs alternatifs qui se nourrissent de l’électricité nucléaire et qui proposent des offres dites « de marché ». Ces fournisseurs ont acquis 25 % des parts de marché auprès des particuliers et presque 40 % pour les sites non résidentiels à finalité professionnelle ou industrielle.

L’ARENH a été conçu, dès l’origine, comme un dispositif transitoire d’accompagnement du marché. Son terme est prévu en 2025. Ne conviendrait-il pas de ramener cette échéance à une date moins lointaine ?

Nous aimerions également que vous nous aidiez à résoudre ce mystère : comment se fait-il que la concurrence, qui est censée faire baisser les prix, provoque plutôt, si on en juge par les résultats, une augmentation ? Par ailleurs, et alors qu’on n’est pas censé subventionner des entreprises dans un marché concurrentiel, comment se fait-il que certains modes de production le soient lourdement ? Cela ne fausse-t-il pas le jeu de la concurrence ?

Plus généralement, nous sommes avides de connaître la nature des rapports que l’Autorité de la concurrence entretient avec la direction générale de l’énergie et du climat (DGEC), lorsque vous êtes amenés à travailler sur des questions relatives à un marché comme celui de l’électricité. En ce qui concerne l’ARENH et l’évolution des tarifs réglementés, la position de la DGEC est-elle proche de celle de la CRE, pour ne pas dire identique, ou est-elle antagoniste ? Avez-vous perçu un intérêt de la part de la DGEC pour les observations exprimées dans vos avis ?

Monsieur Berkani, nous allons, dans un premier temps, vous entendre pour un exposé liminaire de quinze minutes au maximum. Mme le rapporteur et moi-même vous poserons ensuite des questions. Puis, les autres membres de la commission d’enquête pourront poser les leurs.

Avant cela, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter serment.

(M. Umberto Berkani prête serment.)

Monsieur Berkani, nous vous écoutons.

M. Umberto Berkani, rapporteur général adjoint de l’Autorité de la concurrence. Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, je ne suis pas sûr de réussir à répondre, dans mon propos liminaire, à toutes les questions qui ont d’ores et déjà soulevées, mais j’imagine que vous poserez de nouveau celles que j’aurai oubliées.

Je voudrais commencer par vous rappeler que l’Autorité de la concurrence est à la fois généraliste, en termes de secteurs couverts, et spécialisée, dans la mesure où elle se concentre sur les questions liées à la concurrence. Nous ne suivons pas au jour le jour l’intégralité des enjeux de l’électricité, mais c’est un sujet qui, dans les dernières années, nous a occupés un certain nombre de fois. En matière d’électricité, nous sommes compétents pour ce qui est de contrôler les pratiques anticoncurrentielles et les concentrations, comme pour tout autre marché ; s’agissant de notre activité consultative, nous intervenons de plusieurs manières, dans le cadre de saisines soit obligatoires soit facultatives émanant du Gouvernement ou bien, par exemple, de la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale, comme cela a été le cas au moment de la discussion de la loi du 7 décembre 2010 portant nouvelle organisation du marché de l’électricité (NOME) ; enfin, nous avons une compétence un peu particulière, qui a été précisément fixée dans la loi NOME : l’Autorité de la concurrence est en charge de rendre un rapport tous les cinq ans sur le déroulement et le fonctionnement de l’ARENH, ainsi que son évolution. Le premier rapport que nous avons rendu en la matière
– et qui est aussi le dernier à ce jour – date de décembre 2015.

Je vais commencer, puisque vous m’y avez invité, par évoquer les deux avis que vous avez cités. Je reviendrai toutefois, à un moment ou un autre, sur la philosophie plus générale du système de régulation.

Comme vous l’avez souligné, ces deux avis ont des points communs. Je ne pense pas qu’il faille se focaliser sur les divergences avec la CRE : il vaut mieux s’intéresser à ce qui ressort de ces avis. En l’occurrence, ce que nous apprennent nos réflexions et les discussions qui ont eu lieu au cours de l’élaboration de ces avis, c’est que le dépassement du plafond de l’ARENH témoigne du fait que le système actuel de régulation a montré ses limites.

Je reviendrai brièvement sur les caractéristiques du marché et du système français. En effet, dans notre pays, la situation est particulière, ce qui nous amène à composer pour mettre en place le système de régulation de l’électricité – du reste, on ne retrouve pas les mêmes problèmes pour le gaz. La place du nucléaire pose des questions et nécessite un fonctionnement un peu particulier. La commission Champsaur avait posé les bases de la loi NOME, et elle disait très clairement dans son rapport que, de son point de vue, le nucléaire n’était pas ce qu’on appelle une « facilité essentielle ». Dans les discussions qui se sont ensuivies – cela apparaît très clairement, par exemple, dans la décision rendue par la Commission européenne en 2012, qui examinait une grande partie du dispositif français en matière d’électricité pour déterminer s’il existait des aides d’État –, on a bien vu qu’il y avait une difficulté, ce que l’on appelle une « défaillance de marché » – le terme n’étant, d’ailleurs, pas forcément péjoratif. Le nucléaire crée des avantages non réplicables ayant des conséquences sur le fonctionnement du marché, conséquences que le droit de la concurrence, c’est-à-dire le contrôle ex post des pratiques anti-concurrentielles, ne peut ou n’entend pas résoudre.

Le droit de la concurrence, c’est-à-dire le contrôle ex post des pratiques concurrentielles, ne peut pas traiter lui-même ces conséquences. C’est dans ce type de cas que l’on a besoin d’un système de régulation.

On y a réfléchi : le système qui a été mis en place avec la loi NOME est l’ARENH, qui s’ajoute à d’autres systèmes de régulation, comme celui des tarifs réglementés de vente (TRV). Ce dispositif a un certain nombre de caractéristiques, notamment le fait qu’il est temporaire et limité en volume. Deux ou trois objectifs, selon les distinctions que l’on établit, ont été fixés. Le premier d’entre eux consiste à permettre la concurrence en aval, c’est-à-dire sur le marché de détail, dans le but – et c’est le deuxième objectif – de faire bénéficier le consommateur de la compétitivité du parc nucléaire. Le troisième objectif était de donner le temps aux fournisseurs alternatifs, aux futurs concurrents sur le marché, de mettre en place des capacités de production et de remonter la chaîne de valeur pour être capables de faire concurrence à l’opérateur historique, à la fois sur le plan de la production et sur celui du marché de détail. L’idée sous-jacente, que l’on retrouve dans une partie des débats parlementaires, était de se dire que lorsque l’on aurait atteint ce plafond, on se trouverait dans une situation où les fournisseurs alternatifs auraient vraisemblablement développé des capacités et seraient en mesure de concurrencer et de se développer d’une manière autonome.

Dès les premiers rapports et comptes rendus sur le fonctionnement de la loi NOME, notamment dès 2014 et 2015 en ce qui concerne l’Autorité de la concurrence, on a vu que le troisième objectif n’était pas atteint et que le fonctionnement de la loi n’avait pas permis une remontée de la chaîne de valeur et la mise en place de nouvelles capacités de production.

M. le président Julien Aubert. Vous parlez des énergies renouvelables (EnR), n’est-ce pas ? L’idée était d’avoir des fournisseurs qui remontent la chaîne, en produisant.

M. Umberto Berkani. Oui, je parle des EnR, mais il me semble que l’idée, dans les premières discussions, était également de savoir s’il pouvait y avoir un investissement dans des centrales nucléaires – non pour en construire de nouvelles, mais sous la forme d’un droit de tirage particulier dans des centrales nucléaires. A priori, tout semblait possible, mais on s’est vite rendu compte que ce n’était pas le cas.

En ce qui concerne l’Autorité de la concurrence, la question de savoir ce que l’on devait faire s’est posée dès 2015. Fallait-il considérer que l’ARENH était un dispositif transitoire, que l’on irait jusqu’au bout de ce dispositif mais que l’on s’arrêterait là ? Dans ce cas, il fallait commencer à anticiper une sortie progressive du dispositif. Ou bien, si l’on se rendait compte que le dispositif n’avait pas fonctionné ou, en tout cas, qu’il n’avait pas atteint tous les objectifs voulus, il fallait penser déjà au coup d’après. Dès cette époque, il nous semblait important de se positionner sur la poursuite ou non de l’ARENH.

En 2019, nous faisons face à une situation inédite dans laquelle le plafond de l’ARENH est dépassé à un moment où – cela n’a pas toujours été le cas, comme en 2016 – le prix sur les marchés de gros est supérieur à celui de l’ARENH. On voit bien qu’il y a une difficulté : ce système ne parvient pas à atteindre en même temps les différents objectifs qui lui ont été fixés. C’est une transposition du triangle d’incompatibilité : on ne peut pas avoir en même temps, dans le système actuel, un plafond qui reste fixé à ce niveau, des tarifs réglementés qui n’augmentent pas et protègent le consommateur, et des alternatifs qui peuvent entrer sur le marché et proposer des offres concurrentielles par rapport à EDF.

Le point commun entre les deux avis que nous avons rendus est que nous sommes dans une situation dans laquelle on sent bien la tension entre les objectifs de la loi. On voit qu’il y a une difficulté et que la seule façon de la surmonter, en réalité, est de passer par la loi. Les principales composantes des objectifs ou des façons d’arriver à les réaliser sont, en effet, fixées par la loi.

C’est une des difficultés avec le décret qui fait l’objet de notre premier avis. D’abord, l’esprit qui anime ce décret est présenté, en partie, comme résultant du jeu du droit de la concurrence. Sur ce point, nous essayons d’expliquer la différence entre, d’une part, les objectifs du droit de la concurrence et ce qu’il permet de faire et, d’autre part, d’autres objectifs, notamment de régulation, qui ont été fixés par la loi en France. S’il faut les changer, c’est aussi dans ce cadre. On sent qu’il y a dans le décret un changement de nature du dispositif de régulation, qui est peut-être le bon ou non – c’est peut-être une partie de ce qui pourrait être fait –, mais on voit mal comment ce changement de nature pourrait être réalisé par décret, sans débat public, sans que le Gouvernement et le Parlement se positionnent sur les objectifs que le dispositif de régulation doit atteindre. Autre problème que l’on sent poindre, on risque d’avoir avec cette logique, comme vous l’avez rappelé, une confusion entre les objectifs que les différents outils de régulation doivent atteindre, à savoir l’ARENH et les tarifs réglementés de vente.

Quelles sont nos conclusions dans le cadre du second avis ? Elles sont assez similaires aux précédentes. Pour être honnête, et compte tenu du serment que j’ai prêté, je dois rappeler que si l’Autorité de la concurrence ne s’est pas prononcée sur les tarifs réglementés de l’électricité, elle l’a fait à propos de ceux du gaz, avant le début de la procédure qui a conduit à ce que l’on en recommande la suppression prochaine. L’Autorité de la concurrence n’est pas fondamentalement, ou à l’origine, la plus favorable à ce type de tarifs car ils distordent la concurrence. C’est une exception au droit de la concurrence, et ces tarifs doivent être bien encadrés. Nous nous sommes prononcés, je le répète, sur les tarifs du gaz, mais pas sur ceux de l’électricité.

Le débat a, de toute façon, été tranché et ce n’est pas à l’Autorité de la concurrence de décider si ces tarifs doivent être maintenus ou non. Ce n’est pas son rôle. La France a défendu leur maintien et elle l’a obtenu, notamment devant le Conseil d’État. Mais il y a une difficulté : si on l’a fait, c’était pour faire bénéficier le consommateur d’une stabilité des prix et, d’une manière générale, de la compétitivité du parc nucléaire français. Or on arrive à une situation dans laquelle la mise en œuvre des différents instruments de régulation aboutirait à ce que les tarifs réglementés ne remplissent pas leur objectif. Il nous a semblé qu’il fallait discuter de cette difficulté, de manière à ce que le Gouvernement puisse se prononcer sur la question de savoir si une telle situation est effectivement une conséquence nécessaire et que, dans ce cas, on dise clairement que les tarifs réglementés, à l’heure actuelle, ne peuvent plus atteindre leur objectif, mais aussi que le Parlement puisse éventuellement se prononcer sur cette question.

Voilà ce qui nous paraît les questions essentielles dans ces deux avis. Il y a, et vous l’avez peut-être vu, des éléments juridiques, mais on peut en discuter, à la rigueur. Au-delà, et quelles que soient les réponses juridiques, il y a des éléments d’arbitrage d’un type plus politique sur ce que l’on veut faire de nos différents outils. Si ceux qui existent à l’heure actuelle conduisent, comme nous le craignons, à une situation dans laquelle les injonctions sont contradictoires, il faut remettre à plat la question en se demandant ce que l’on veut faire. Ce n’est pas l’Autorité de la concurrence qui peut réaliser ce travail, mais plutôt le Gouvernement et le Parlement. J’imagine que c’est en partie la raison pour laquelle vous m’avez demandé de venir devant vous.

M. le président Julien Aubert. Nous allons essayer de défricher un peu le terrain. Vous avez répondu très prudemment, et je vais maintenant vous poser des questions très précises.

L’Association nationale de défense des consommateurs et usagers dit que « pour maintenir la concurrence, on augmente les prix. Cela va à l’encontre de ce que l’on a présenté comme les bénéfices de la concurrence quand on a ouvert le marché. [...]. En fait, il s’agit d’augmenter le prix de l’électricité de telle sorte que le plus mauvais des fournisseurs privés puisse encore exister face à EDF. Ce n’est pas cela, la concurrence ». Êtes-vous d’accord avec cette affirmation ?

M. Umberto Berkani. Je n’ai pas les chiffres exacts, mais il me semble que les prix en France restent encore relativement attractifs et compétitifs par rapport au reste de l’Europe. Ensuite, il faut bien distinguer deux points dans notre analyse. Il y a une partie des augmentations de prix, notamment celles dont on discute actuellement, qui sont liées à une augmentation des coûts. S’ils augmentent, il n’existe pas d’autre solution que d’augmenter les tarifs. Il y a effectivement une partie de l’augmentation qui, de notre point de vue, revient à faire payer les consommateurs pour les limites du système de régulation et donc, d’une certaine manière, à faire supporter par eux, plutôt que par les fournisseurs, les limites de l’ARENH. Si c’est ce que veut dire la deuxième partie de la citation, je suis d’accord.

M. le président Julien Aubert. Pensez-vous que la CRE abuse de son pouvoir en faisant fi des lois existantes pour imposer par voie réglementaire ce qui relève du pouvoir législatif ? C’est ce qu’indique un article de Mediapart qui analyse la dispute entre vos deux institutions et tire notamment de votre avis, très long et argumenté, sur les changements de méthode et d’analyse du marché de la part de la CRE, la citation suivante : « Ces dispositions conduiraient à privilégier un mode de fixation des tarifs réglementés de vente […] qui pourrait porter atteinte à l’objectif de modération et de stabilité des prix de l’électricité que la loi assigne à ces tarifs ».

M. Umberto Berkani. Je ne le pense pas du tout. La CRE est totalement dans son rôle, qui est de proposer un tarif. Comme je l’ai dit, le système de régulation poursuit différents objectifs. Cela arrive, et ce n’est pas toujours facile. De notre point de vue, ces objectifs sont en partie contradictoires. Cela ne posait pas de problème, et c’était finalement assez neutre, tant que le plafond de l’ARENH n’était pas dépassé, mais il faut traiter les contradictions puisque c’est maintenant le cas.

Sans entrer dans les détails techniques, sauf si vous le souhaitez, je voudrais souligner que l’article R. 337-19 du code de l’énergie contient, en lui-même, les tensions entre les différents objectifs et les différentes conceptions de notre système de régulation. La CRE doit composer avec ces tensions et ces contradictions. Elle a proposé une méthode permettant d’appliquer sa compréhension de cet article, compte tenu de l’intégralité des textes qui encadrent son travail sur les tarifs. La CRE l’a fait d’une manière extrêmement transparente, non seulement dans sa délibération mais aussi à l’occasion d’une séance qui a eu lieu au sein de l’Autorité de la concurrence dans un contexte où la CRE savait, puisqu’il y avait déjà eu un autre avis, que nous n’étions pas tout à fait sur la même ligne sur certains sujets.

La CRE doit proposer un tarif. Celui-ci, de notre point de vue, intègre une partie des contradictions du système de régulation. Notre propos n’était pas de discuter les intentions de la CRE, mais de souligner le fait que les textes sont à tout le moins ambigus et en partie contradictoires en ce qui concerne les objectifs. Il y a donc des questions qui se posent sur le plan juridique, et il n’existe pas, selon nous, une seule interprétation possible. Compte tenu des conséquences auxquelles cela conduit, il faut être sûr que l’on retient la bonne interprétation et que celle-ci est consolidée juridiquement.

Le débat va, je le répète, au-delà de la question juridique. La CRE propose un tarif compte tenu de la conception qu’elle a, et en mettant tout sur la table. Nous qui avons forcément une vision un peu différente et qui avions indiqué, dans un précédent avis, qu’il fallait faire un pont entre les TRV et l’ARENH, en regardant bien les conséquences, nous disons au Gouvernement qu’il y a derrière cette proposition tarifaire un choix qu’il faut clarifier et assumer. Ce choix est d’autant plus important que c’est la première fois qu’on se trouve dans cette situation, mais sans doute pas la dernière. La méthodologie qui va être retenue continuera à s’appliquer dans le futur. Ce n’est pas la deuxième fois qu’il faut se poser la question, mais maintenant. Et cette question est à la fois juridique et politique. Chacun doit y répondre.

M. le président Julien Aubert. D’abord, un élément de diagnostic par rapport à ce que vous avez dit. On ne fait pas la concurrence pour la concurrence, mais pour atteindre un objectif, dont je rappelle qu’il s’agissait d’avoir des prix plus bas pour le consommateur et des acteurs capables de concurrencer le nucléaire, ou en tout cas l’acteur nucléaire, avec des modes de production alternatifs. À la fin, on a une hausse des tarifs, et le premier objectif n’est donc pas tenu. Vous nous avez également dit que le deuxième objectif n’était pas atteint.

Si je reprends votre triangle d’incompatibilité, vous nous dites en fait que l’on ne peut pas avoir des tarifs réglementés, l’ARENH et la concurrence. Il m’a semblé comprendre, d’après ce que vous disiez, que les tarifs réglementés sont peut-être le fautif, ou plutôt que s’il fallait choisir et bouger sur un point, ce serait plutôt là, selon vous. J’ai l’impression que pour la CRE ce serait plutôt du côté de l’ARENH. J’ai envie de vous poser une question un peu provocatrice : vu les résultats de la concurrence, n’est-ce pas le troisième objectif qu’il faut faire sauter ?

M. Umberto Berkani. Jolie question… (Sourires). Nous n’avons pas de préférence en la matière. Je vous ai dit, pour que mes propos soient clairs et transparents, que nous avons indiqué en 2013 nos doutes, s’agissant du marché du gaz, sur les TRV et leurs conséquences pour le fonctionnement de la concurrence. Depuis, la question des TRV avait été réglée, du moins jusqu’à ce jour : le choix avait été fait, et validé juridiquement, de les maintenir dans un certain objectif et selon certaines modalités.

Il y a effectivement une première question qui se pose : quid de l’ARENH ? Dans son avis 19-A-01, de janvier 2019, l’Autorité de la concurrence a dit que la solution technique la plus simple, en première analyse, serait de modifier le plafond de l’ARENH, même si cela présente quelques difficultés. La première est qu’il faut passer par la loi, ce qui ne se fait pas comme ça, même si j’ai bien vu qu’un amendement visant à remonter le plafond de l’ARENH a été déposé dans le cadre de la discussion sur le projet de loi relatif à la croissance et à la transformation des entreprises (PACTE). Au-delà des aspects techniques, il existe une question un peu plus globale. Lors de l’adoption de la loi NOME, on s’était demandé, notamment dans des échanges de lettres et dans les débats qui ont eu lieu, s’il faudrait augmenter le plafond à un moment. On pensait à l’époque que ce serait très lointain et même que cela n’arriverait pas, parce que tout irait bien quand on arriverait au plafond, mais la question peut se poser. Seulement, le plafond actuel repose sur un équilibre qui a été décidé lors de l’adoption de la loi NOME et, si l’on change le plafond, il est possible que cela change l’équilibre – si on modifie un tout petit peu le plafond, peut-être pas, mais si on le change beaucoup ou si l’on déplafonne complètement, on change vraiment le système.

Une première solution consisterait à modifier l’ARENH, effectivement. Le problème qui se pose, en ce moment, est que si on ne le fait pas, cela revient de fait à faire bouger les TRV et à changer leurs objectifs. Nous n’avons pas d’opinion à avoir sur ce point. Nous soulignons quel est l’objectif actuel des TRV et que si l’on augmente ces tarifs, il faut le dire et être clair sur le fait que, parmi tout ce que l’on pouvait changer, on a décidé de faire bouger les TRV. Le problème est qu’en agissant ainsi, on remet en cause leur objectif initial.

M. le président Julien Aubert. Faire bouger signifie augmenter ?

M. Umberto Berkani. Bien sûr.

Il reste votre troisième point : faut-il abandonner la concurrence ? Vous imaginez bien quelle va être ma réponse. (Sourires). Néanmoins, il y a effectivement une question à se poser, qui est sous-jacente et même presque explicite dans notre rapport de 2015 sur l’ARENH et dans nos avis actuels : quelle concurrence veut-on, et sur quel bout du marché ?

Je vais m’expliquer. Comme je l’ai dit tout à l’heure, il y avait dans la loi NOME, ou en tout cas dans l’ARENH, trois objectifs – ils concernaient le consommateur, le marché de gros et le marché de détail, pour faire simple. Quand un système atteint ses limites, on doit se demander si l’on peut réaliser tous les objectifs fixés et, si on ne le peut pas, s’il faut les hiérarchiser.

Dans notre avis de janvier 2019, on voit bien que le principal « focus » pour tout le monde reste le marché de détail, quitte à ce que la concurrence soit plus régulée ou régulée différemment sur le marché de gros. C’est alors que se pose la question de savoir quel est le type de marché et le type de concurrence que l’on veut avoir : a-t-on besoin de réguler et éventuellement de limiter la concurrence sur un bout pour en avoir un peu plus ailleurs ?

Derrière, il y a la question de savoir ce que l’on fait du nucléaire. Dans le rapport de 2015 sur l’ARENH, nous avons indiqué que pour favoriser le développement et le dynamisme du marché de détail il faudrait peut-être trouver un moyen de rendre plus neutre, ou plus isolée, la question du nucléaire.

M. le président Julien Aubert. Pouvez-vous préciser ?

M. Umberto Berkani. Je peux préciser différentes hypothèses, mais elles ont toutes des conséquences et elles doivent toutes être expertisées.

M. le président Julien Aubert. Nous essayons d’analyser les causes. Ce sont des mesures techniques, mais il faut nous expliquer – en tout cas, il faut m’expliquer : je parle en mon nom propre – ce que cela implique quand on choisit une option. Quand vous parlez de faire bouger l’ARENH, je comprends que l’on donnera accès à des fournisseurs alternatifs à une part plus importante de l’électricité nucléaire, en espérant qu’ils puissent remonter l’amont pour devenir de véritables producteurs – tout en sachant que cela n’a donc pas fonctionné. Quelque part, cela revient à considérer de plus en plus l’énergie nucléaire, alors qu’on veut en sortir, ce qui est peut-être un sujet, comme un bien d’intérêt général servant de moteur de la concurrence pour d’autres énergies. J’aimerais que vous précisiez les conséquences de ce que vous proposez – ou évoquez.

M. Umberto Berkani. Merci pour cette dernière précision. (Sourires).

La question est effectivement de savoir pourquoi on mettrait à disposition plus ou moins de nucléaire.

En ce qui concerne le point de chute, il y a une réponse technique, mais aussi juridique et politique, que je n’ai pas et qui change un peu la donne. Pour l’instant, on a vu qu’il n’a pas été possible pour les alternatifs de remonter la chaîne de valeur, notamment pour de l’énergie de base pouvant concurrencer le nucléaire. Il existe une question – et je n’ai pas la réponse, je le répète – qui est de savoir si, dans un futur plus ou moins proche, la part du nucléaire va baisser soit parce qu’on l’aura décidé juridiquement, c’est-à-dire politiquement – indépendamment du coût respectif du nucléaire et des autres énergies, on déciderait une baisse pour des raisons un peu exogènes et, dans ce cas-là, vous voyez bien qu’il serait plus facile pour les concurrents de se positionner sur l’amont – soit parce que les énergies renouvelables vont voir leur coût baisser et que, éventuellement, le nucléaire va voir ses coûts augmenter – mais cela peut être uniquement parce que le renouvelable verrait ses coûts baisser – et leur compétitivité relative évoluerait alors.

Si c’est atteignable à court ou moyen terme et si c’est en accord avec le mix énergétique projeté pour dans quelques années, on peut se dire que le système peut continuer à fonctionner d’une manière transitoire et qu’il faut juste le recalibrer, soit dans le temps soit dans les montants, ou plutôt les volumes, pour aboutir à cet objectif. Si c’est possible, on est bien dans un système transitoire, quitte à ce que la transition dure plus longtemps. Si ce n’est pas possible, ou si la perspective est tellement lointaine que l’on rencontrera des difficultés, alors il faut se poser la question de savoir si l’on doit pérenniser l’ARENH, ou son équivalent.

Il y a ensuite de nouvelles questions à se poser : vous voyez bien que si l’on pérennise l’ARENH, il reste à savoir à qui et à quoi on donne accès. Il existe différents modèles.

Le premier, et c’est sur ce plan que l’Autorité de la concurrence s’est un peu alertée en janvier 2019, consiste à considérer que, quelle que soit la façon juridique de procéder, on a du nucléaire et ensuite des fournisseurs qui se servent, y compris EDF, dans les mêmes conditions. On peut assez bien imaginer ce modèle – il y aura vraisemblablement des conséquences financières pour la gestion de la transition, mais on peut l’imaginer. Ce modèle peut être construit d’une manière clairement patrimoniale, mais aussi financière, etc.

Dans le décret que nous avons analysé en janvier dernier, on voyait un peu ce schéma se profiler. Sur plusieurs points du décret, on observait plus de symétrie par rapport à EDF. C’est un choix possible. Néanmoins, de notre point de vue, il ne se fait pas par décret. Il y aurait en tout cas cette solution, qui consiste finalement à isoler un peu le nucléaire en amont, puis à assurer une égalité entre les différents producteurs. C’est généralement l’image que l’on a en tête pour une facilité essentielle ou une boucle locale : on isole ce qui est au-dessus.

M. le président Julien Aubert. Que veut dire « isoler le nucléaire » ? C’est comme la louve romaine qui donne la tétée ?

M. Umberto Berkani. Isoler revient à considérer qu’il y a bien un marché en amont. Je ne suis pas sûr de bien saisir votre comparaison (Sourires), mais je vais quand même répondre à la question.

M. le président Julien Aubert. C’est le symbole de la louve qui donne la tétée aux petits louveteaux.

M. Umberto Berkani. EDF serait alors un louveteau à côté des concurrents alternatifs. Vous voyez bien que ce serait un changement assez radical du point de vue patrimonial. Sur le plan théorique, c’est néanmoins un des systèmes que l’on peut envisager.

L’autre système serait de considérer le nucléaire comme une sorte de bien public. Tout consommateur aurait sa part de nucléaire dans sa facture. On répartirait son coût entre tout le monde et la concurrence se ferait sur le reste. Je m’explique : au lieu d’avoir des fournisseurs qui récupèrent une part du nucléaire et la revendent ensuite, il y aurait un service public du nucléaire, ou un service public de la base, car une partie de l’hydroélectricité pourrait éventuellement en faire partie. Une partie du tarif de la facture serait fixée là-dessus, sans que cela puisse représenter, compte tenu de notre parc de production, l’intégralité. Sur l’autre partie, 25 % ou 30 % du total, on choisirait un fournisseur – les gens se fourniraient auprès du meilleur fournisseur sur cette partie.

On peut sans doute imaginer d’autres systèmes théoriques, mais l’idée est de dire, en gros, que si l’on doit pérenniser le fonctionnement de la concurrence, il faut bien admettre que le nucléaire change la donne sur le marché français et trouver une façon de le rendre neutre pour la concurrence sur le marché de détail.

M. le président Julien Aubert. Merci pour ces précisions. Je pense que mes collègues ont ainsi pu comprendre toutes les ramifications.

On arrive au dernier point de ma réflexion. Il y a deux choses que je n’arrive pas vraiment à concilier. D’un côté, on nous dit que les énergies renouvelables, ou en tout cas certaines d’entre elles, deviennent matures, que c’est une question d’années. Le président de la CRE nous a dit que tout le monde serait à un étiage compris entre 60 et 80 euros le mégawattheure. On serait plutôt tenté d’en tirer comme conséquence qu’il faut laisser l’éolien, le photovoltaïque et le nucléaire se concurrencer, en matière de prix. La logique serait de se dire, alors, qu’il faut enlever les petites roulettes – on a un tricycle aujourd’hui – pour que tout le monde soit sur un vélo. En même temps, on nous dit qu’il faut quand même y aller lentement, car c’est mature mais pas tout à fait, et on nous présente la douloureuse, qui est déjà assez élevée. D’un autre côté, vous faites le pari que le nucléaire pourrait rester compétitif, dans la deuxième option, et qu’il faudrait donc le sortir de l’équation pour ne pas distordre la concurrence. Dans ce cas, le nucléaire aurait quand même une fonction très bizarroïde. On se demande pourquoi on agirait de la sorte si l’on considère que l’on va bien vers une maturation de la concurrence. À la limite, je n’ai pas de religion sur ce sujet, mais nous avons, en tant que représentants de la Nation, une responsabilité en ce qui concerne le coût. Il y a un climat social particulier, sur le plan de l’acceptabilité. Or toutes les options ne sont pas égales si, dans un cas, la facture d’électricité augmente de 30 % et, dans l’autre, de 5 % ou 10 %. Il faut prendre en compte cet aspect.

J’aimerais comprendre si le fait d’avoir misé sur les énergies électriques vertes, dont on sait qu’on a les a subventionnées en faisant parfois des erreurs, et avec une stratégie descendante, a provoqué une augmentation naturelle du coût de l’électricité produite, ce qui expliquerait tous les problèmes… Si l’on continue, on va mécaniquement avoir une hausse du prix de l’électricité qui posera des problèmes structurels et systémiques de plus en plus importants : on n’arrivera pas à concilier un prix de l’électricité bas, notamment pour les ménages les plus précaires, le déploiement de l’énergie verte, qui coûterait très cher, et le risque pesant sur le moteur de l’ensemble – celui de voir la fameuse louve, que j’évoquais, devenir un peu rachitique parce que, entre la concurrence qu’elle subit et le fait que l’on partage, elle finit, à un moment, par ne plus arriver à alimenter tout le système. Avez-vous des éléments de réponse qui permettraient de m’éclairer ? Nous passerons ensuite aux questions du rapporteur.

M. Umberto Berkani. Si j’avais osé, j’aurais moi aussi utilisé la métaphore des roulettes et du vélo dans mon propos liminaire ! Beaucoup de vos questions méritent des réponses techniques et prospectives dont je ne dispose pas. Effectivement, même si les coûts s’harmonisent, on peut se demander s’il ne faut pas conserver les petites roulettes un peu plus longtemps, au motif que tout fonctionnera bien quand on les enlèvera... Je ne suis pas capable de vous le dire. Pourtant, c’est l’une des questions fondamentales à laquelle il faut répondre avant de se projeter dans un système de marché.

Il faut distinguer la réalité industrielle – le coût auquel on va arriver – et la réalité politique. Si, pour des raisons autres que celles du fonctionnement du marché et de la concurrence, on décide de réduire la part du nucléaire, il y aura plus de place pour d’autres producteurs et d’autres productions à moyen terme. Dans ce cadre, il n’y a pas de raison que les fournisseurs alternatifs ne récupèrent pas leur part de cette production.

Cela aura-t-il une conséquence sur les coûts ? C’est une autre question, à laquelle je ne sais pas répondre. Mais, en tout état de cause, il faut trancher le problème, tant d’un point de vue industriel – de réalité des coûts – que d’un point de vue politique – que veut-on faire avec notre mix énergétique ? Tant que nous n’aurons pas les idées claires, on ne pourra pas dire si l’ARENH ou tout autre système de régulation doit être pérennisé ou si, comme on l’avait imaginé au départ, ce système doit rester transitoire…

C’est une question difficile, mais essentielle. On peut aussi parier que cela n’interviendra pas à court terme et qu’il peut donc être utile de repenser un système de type ARENH sur le long terme. Mais cela dépasse mes compétences.

Quant au coût des EnR dans l’absolu, et à leur responsabilité dans l’augmentation de la facture, nous nous y sommes relativement peu intéressés dans nos derniers travaux comme de manière plus générale. Certes, nous avons traité quelques cas contentieux, mais ils n’avaient pas de liens directs avec les énergies renouvelables.

M. le président Julien Aubert. Vous voulez dire en 2019 ?

M. Umberto Berkani. Je fais référence à la proposition d’augmentation.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Je vais vérifier si j’ai bien compris les termes du débat concernant les 100 TWh. Il s’agit de trancher une question quasi philosophique : les concurrents ont-ils besoin de plus de soutien ou de plus de temps pour arriver à maturité, au motif que l’on aurait sous-estimé le temps nécessaire dans la première configuration ? La mise en concurrence visait à aboutir à un prix plus bas et à une capacité à compenser à terme, dans une optique de transition. L’a-t-on bien évalué au démarrage ?

En effet, le dispositif est assez récent puisqu’il date de 2010. À cette époque, on pensait que le plafond de 100 TWh était très élevé et qu’il y aurait peu d’acteurs sur le marché. Or beaucoup d’acteurs se sont déployés, sur des volumes plus importants que les estimations initiales, avec des niveaux de maturité différents et une plus grande fragilité que les acteurs historiques initiaux : si six acteurs – et non deux cents – s’étaient réparti les 100 TWh, ils auraient été suffisamment robustes. Nous avons probablement sous-estimé ce foisonnement d’acteurs, leur créativité et leur innovation.

Doit-on veiller à ne pas « rendre la louve rachitique », rester à 100 TWh et demander aux fournisseurs alternatifs de monter en compétence dans ce système contraint ? Dans ce contexte, par le biais de la concurrence, seuls les meilleurs survivront.

Ou doit-on au contraire faire évoluer le système du fait de ces différences de maturité, afin de ne pas tuer l’émergence d’une concurrence plus importante, plus intéressante et plus solide à terme ?

M. Umberto Berkani. Je ne suis pas capable de vous le dire. J’ai l’impression que vous estimez que le nombre de concurrents a limité leur faculté à remonter la chaîne de valeur. Je ne suis pas sûr que ce soit lié.

Certains concurrents ont une politique active de montée en capacité. Mais quelles capacités de base leur permettent de concurrencer le niveau de compétitivité du nucléaire ? Là est le problème : il n’y en a pas beaucoup. Le nucléaire en fait partie, mais pour différentes raisons, il n’a pas été possible de monter en valeur sur le nucléaire. L’hydraulique en fait aussi partiellement partie – mais seuls 20 TWh d’hydraulique peuvent être considérés comme de la base sans débat, puisqu’il faut faire la différence entre le fil de l’eau et la pointe.

C’est donc moins une question liée au nombre d’acteurs – vous interrogerez les acteurs, peut-être auront-ils une vision plus précise que la mienne – mais une question de compétitivité et de prix de revient des différentes énergies. Si, pour des raisons presque exogènes au système de régulation, à moyen terme, dans une perspective raisonnable, les niveaux de coût se rapprochaient, cela changerait-il la donne ? Dans ce scénario, on considérera qu’au moment où le petit garçon est monté sur son vélo avec ses roulettes, la route était en pente – il n’arrivait donc pas à pédaler. Maintenant qu’il a atteint le plat, il va pouvoir avancer ! Quand il avancera, on pourra enlever ses roulettes et il ira tout droit. Je ne peux vous le dire. Cela peut marcher, auquel cas la première phase ne sera pas représentative de la suite.

En 2015, nous étions arrivés à la conclusion qu’entre 2010 et 2015 il ne s’était pas passé grand-chose du point de vue de la remontée de chaîne de valeur sur les capacités de production de base. Nous ne voyions pas exactement ce qui pourrait changer. En 2016, les prix de gros sont passés sous l’ARENH et cela n’a pas posé de difficultés.

Désormais, parce qu’ils ont été dynamiques et qu’une partie des tarifs a été supprimée, les fournisseurs alternatifs ont besoin de toute l’ARENH disponible, ce qui engendre la difficulté actuelle. Est-ce à l’ARENH de permettre aux fournisseurs alternatifs de contester les tarifs – de marché ou réglementés – d’EDF ? Doit-on rester sur le plafond initial de 100 TWh car c’est la règle du jeu et le dépasser aurait des conséquences ? Ou doit-on le remonter pour permettre à la concurrence de se développer, tout en évitant une hausse des tarifs réglementés ?

C’est la question fondamentale. Il existe au moins deux instruments de régulation sur le marché, chacun doté d’une mission propre : veut-on que chacun continue à jouer son rôle ? Si oui, il faut procéder à un ajustement ; si non, les tarifs réglementés risquent d’augmenter. S’il s’agit de signifier que les tarifs réglementés n’ont plus d’intérêt, autant l’assumer ! Dans le cas contraire, il faut procéder à un ajustement de l’ARENH. Dans les deux cas, il faut se positionner sur la hiérarchie des objectifs et les moyens pour les atteindre.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Vous estimez qu’entre 2010 et 2015 les choses n’ont pas tellement changé. Mais dans la mesure où les temps de sortie des projets EnR sont longs – souvent de trois ou quatre ans –, le statu quo durant cette période n’est pas étonnant. N’est-il pas un peu tôt pour faire un bilan ? Dans quelle mesure est-on capable d’évaluer la fiabilité des projections ? Ces questions recoupent la deuxième partie des travaux de notre commission d’enquête.

En résumé, rester sur ce modèle, est-ce de l’entêtement ou du bon sens – si l’on considère qu’il faut lui laisser le temps de maturer ?

M. Umberto Berkani. Le système de régulation était prévu pour une durée relativement courte. Certes, le bilan de 2015 a été réalisé rapidement – cinq ans après le démarrage du dispositif – mais cette période représente un tiers de la durée et ce n’est ni en juin 2025, ni en décembre 2024 qu’il va falloir se poser la question de la poursuite – ou non – du dispositif...

C’est pourquoi en 2015, nous avons fait le constat qu’il ne s’était pas passé grand-chose. Par ailleurs, les experts estimaient alors qu’il ne se passerait peut-être pas grand-chose, non parce que les fournisseurs alternatifs n’avaient pas essayé de développer leurs capacités de production, mais parce qu’on ne savait pas s’ils seraient en mesure de devenir compétitifs en développant ces capacités de production.

M. le président Julien Aubert. Certes, il y a un problème lié à la taille. Mais quand vous savez qu’avec l’ARENH vous pouvez obtenir un bon prix, cela vous pousse-t-il à vous structurer ? En réalité, la concurrence n’est-elle pas virtuelle ? En tout cas, elle est très particulière : il est rare d’aller acheter les tomates du voisin en lui disant : « Tu es obligé de me les vendre moins cher. Je les vendrai ensuite avec une marge, en faisant une meilleure communication que toi. ». Dans ce cas, en effet, pourquoi produire des tomates si on peut en acheter à bon prix et que votre concurrent est obligé de vous les vendre ? Le fonctionnement du système n’est-il pas partiellement vicié, ce qui expliquerait l’absence de fournisseurs associés dans une logique de production – de la production à la consommation – dans le secteur des énergies alternatives ?

M. Umberto Berkani. Pour filer la métaphore, votre question équivaut à se demander si on doit mettre des roulettes au vélo de son petit garçon ou si cela va l’empêcher de se lancer…

Devant l’Autorité de la concurrence, les acteurs prétendent que leur marché est particulier dans quasiment tous les dossiers ! En l’occurrence – et j’ai analysé différents marchés –, on peut dire que le marché français de l’électricité est particulier. D’une certaine façon, si l’électricité était la propriété d’un monopole, ce serait plus simple : on aurait une facilité essentielle et on procéderait comme pour la boucle locale.

M. le président Julien Aubert. Le monde change…

M. Umberto Berkani. Qu’il n’y ait pas de malentendu : on pourrait aussi dire « une entente, c’est plus simple, tout le monde est d’accord ! ». Là n’est pas la question. Moins de concurrence, serait-ce une bonne ou une mauvaise chose à court, moyen et long termes ? Quel modèle de concurrence souhaite-t-on ? Il y en a plus d’un possible.

Soyons clairs, la France a une particularité : sa production électrique, même si, sur le détail et la fourniture, il n’y a aucune raison qu’il n’y ait pas de concurrence. Dans ce cadre, comment régule-t-on mieux ? Le système avait été imaginé pour permettre à moyen terme une concurrence sur les marchés de gros et de détail, dans l’esprit des directives. Dans l’avis de 2019, nous soulignons la complexité à anticiper. Ce n’est pas une réussite… Pour autant, certains opérateurs se sont structurés, comme Direct Énergie, racheté par Total, qui est désormais un opérateur disposant d’une force de frappe sur différents segments du marché de l’énergie.

Doit-on se rapprocher d’un système avec plusieurs opérateurs intégrés sur des segments différents ? Comment faire pour que tout fonctionne le mieux possible ? En France, la concurrence sur le marché de détail est prépondérante pour le dynamisme et le bon fonctionnement du marché. Comment régule-t-on son environnement pour que cela fonctionne le mieux possible ?

En l’état actuel de la loi NOME, nous avons fait un choix de régulation, avec des postulats, des objectifs et des moyens. Pour l’instant, les objectifs ne sont pas vraiment atteints, ce qui nous oblige à reposer l’équation : que veut-on faire et comment le fait-on ?

Le problème n’est pas simple, du fait de questions techniques sous-jacentes – pour lesquelles nous n’avons pas forcément les réponses –, de problématiques exogènes au fonctionnement concurrentiel du marché – que veut-on faire de notre mix énergétique ? – et des questions financières – quels investissements réaliser de suite et plus tard ? Enfin, il faut savoir ce que l’on fait de nos choix politiques historiques. Bien entendu, l’Autorité de la concurrence ne saurait traiter tous ces sujets. En outre, s’ils doivent être traités de façon concomitante et si l’on souhaite mettre en place un bon système, cela va prendre du temps et 2025 est proche !

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Suite à la proposition de la CRE d’augmenter le tarif réglementé de 5,9 %, vous indiquez qu’une partie de la hausse dépend du plafond de l’ARENH, ce qui conduit à une sur-rémunération d’EDF. Vous partez donc du principe qu’on engraisse la louve avec ce système. Mais ne s’agit-il pas plutôt de la laisser tranquille ?

M. Umberto Berkani. Dans un système classique de régulation des prix réglementés, on ajoute simplement ce qu’on appelle une « marge raisonnable » aux coûts de l’opérateur. Mais, dans le cas présent, une partie assez importante de l’augmentation n’a rien à voir avec l’augmentation des coûts de l’opérateur : si le coût est de 10 et que j’ajoute 0,3 de marge, mais que je facture 11 pour des raisons exogènes, la différence de 0,7 est bien une sur-marge.

Vous avez raison, nous estimons que cette augmentation conduit entre autres à rémunérer davantage EDF. Notre analyse ne juge absolument pas de l’opportunité de cette décision. Bien entendu, les pouvoirs publics peuvent utiliser les tarifs réglementés – ce sont des tarifs réglementés – pour mettre en œuvre des impératifs politiques. On considérera alors que le consommateur – dont j’espère qu’il sera quand même un peu protégé – peut payer un peu plus. Mais il faut le dire ! Or ce n’est pas le cas…

M. le président Julien Aubert. Parlez-vous des tarifs réglementés ou de l’ARENH ? Affirmez-vous que l’augmentation des tarifs réglementés conduit à une sur-rémunération d’EDF ?

M. Umberto Berkani. On sait que 60 % de l’augmentation prévue résulte de l’augmentation des coûts d’EDF – incluant sa « marge raisonnable ». Cela signifie que 40 % n’est pas liée à l’augmentation des coûts d’EDF, mais à ceux de l’ARENH et aux conséquences du dépassement de l’ARENH pour les alternatifs.

M. le président Julien Aubert. Le dispositif de dépassement de l’ARENH induit selon vous une sur-rémunération pour EDF, c’est bien cela ?

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Si je comprends bien, ce sont les 33 TWh qui n’ont pu être livrés à ses concurrents qui induisent la sur-rémunération d’EDF.

M. Umberto Berkani. C’est la transposition de ce décalage dans les tarifs réglementés qui a abouti à une sur-rémunération d’EDF. Dans la proposition de tarifs, une partie de l’augmentation est justifiée de la manière suivante : compte tenu du fait que les fournisseurs alternatifs ne vont pas avoir toute l’ARENH qu’ils ont demandé, ils vont devoir acheter de l’énergie sur les marchés de gros dans des conditions dégradées – au dernier moment. Ils vont donc la payer plus cher. Afin que les tarifs réglementés ne soient pas contestables par ces alternatifs, il faut les augmenter.

Cette partie de l’augmentation des tarifs réglementés n’est plus le reflet de l’augmentation des coûts d’EDF, mais des contraintes de coût subies par les concurrents. On les fait subir par transposition aux tarifs réglementés de vente (TRV), et donc aux clients, d’EDF.

La CRE l’indique de façon très transparente dans sa délibération – même si c’est plus complexe d’un point de vue juridique et financier –, en complément des habituels coûts, les tarifs comportent une brique additionnelle : le surcoût lié à la transposition de la situation des concurrents. C’est ce que nous considérons comme un effet d’aubaine pour EDF, qui peut avoir des conséquences positives si on prend le système dans sa globalité. Mais si tel est l’objectif, il suffit de le dire, afin d’en discuter en toute transparence.

M. le président Julien Aubert. Si les fournisseurs alternatifs avaient remonté la chaîne de valeur et disposaient de leur propre mode de production, l’effet aurait-il été le même ?

M. Umberto Berkani. Non, effectivement, si leurs capacités de production étaient compétitives.

M. le président Julien Aubert. Le système tourne en rond.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Ils sont donc tous interdépendants. Dans votre avis, vous écrivez qu’avec ce système, la marge réelle passerait de 3,80 à 7,10 euros par MWh pour les tarifs bleus vendus aux ménages, soit une hausse de 87 %, et de 3,20 à 6,50 euros par MWh pour les tarifs bleus des petits producteurs, soit une hausse de 103 %. Comment passe-t-on de 5,9 % à 103 % d’augmentation pour les professionnels et 87 % pour les particuliers ?

M. Umberto Berkani. Quand votre marge passe de 3,2 % à 6,5 %, elle augmente de 3,3 points, soit 100 %.

Mme Laure de La Raudière. Dans l’absolu, c’est plus grave ! C’est incroyable : je connais peu d’entreprises où l’on constate de telles hausses !

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Il faut savoir à quoi sert cette marge : est-ce une auto-rémunération ? Le cadeau qu’EDF se fait à lui-même ? Quelle logique sous-tend cette hausse ?

Pourriez-vous également nous expliquer la différence entre les ménages et les petits professionnels ? L’augmentation est globale : pourquoi constate-t-on des différences de pourcentages ?

M. Umberto Berkani. La hausse n’est pas globale. La CRE valide différentes hausses de tarifs, en fonction des types de consommateurs et de différents facteurs. Nous avons choisi deux lignes dans l’avis, afin que notre propos soit le plus compréhensible possible. Il existe dix sous-catégories de tarifs réglementés – cinq pour les clients résidentiels, appelés RES1, 2, 3, 4 et 11, et cinq pour les petits professionnels, appelés PRO1, 2, 3, 4 et 11. Vous retrouvez toutes les données dans la délibération de la CRE.

Mme Marie-Noëlle Battistel. Je vais revenir sur l’ARENH, même si nous avons déjà beaucoup débattu du sujet. Si l’on mise sur la baisse du nucléaire telle que prévue et sur l’augmentation des EnR, on peut considérer que l’ARENH, qui était un dispositif transitoire, doit le rester, mais qu’en l’état actuel il pose des difficultés, voire qu’il est obsolète. Le relèvement du plafond des 100 TWh n’est pas la seule problématique. Derrière ce dispositif, il y a des défauts et des effets d’aubaine. Vous avez parlé des effets d’aubaine : certes, ils existent pour EDF, mais aussi pour les fournisseurs alternatifs qui actionnent l’ARENH lorsque le tarif est haut et la « délaisse » quand il est très bas – ce qui peut se comprendre. Durant cette période transitoire, considérez-vous que l’ARENH pourrait avoir un plafond et un plancher ?

Ma deuxième question sera plus provocatrice : finalement, ne demande-t-on pas à l’opérateur historique – et donc un peu à l’État qui détient encore 85 % de son capital – de subventionner des concurrents qui captent des actifs existants sans pour autant investir ? Or ce manque d’investissement amont dans les énergies alternatives a pour conséquence l’absence d’une véritable concurrence et l’échec de la troisième partie du triptyque. Cette situation peut-elle durer ? Si l’on peut considérer qu’elle était nécessaire au début de la mise en concurrence, est-ce encore le cas ? Par le biais des tarifs, ne fait-on finalement pas porter aux consommateurs le subventionnement des concurrents ?

M. Umberto Berkani. La majorité de vos questions concernent l’architecture du marché. Je tiens à être clair : l’Autorité de la concurrence n’est pas paysagiste, c’est un simple jardinier qui évite que les mauvaises herbes poussent. Lorsqu’un projet de loi est présenté, on nous demande souvent notre avis. Nous le donnons bien volontiers, mais n’avons pas ex ante d’opinion sur l’architecture du marché.

Je le répète : nous souhaitions simplement être certains que le débat sous-jacent avait été bien perçu par le Gouvernement et la représentation nationale. Grâce à la discussion au sein de cette commission, j’en suis maintenant convaincu. C’est une bonne chose.

Ensuite, il y aura des choix à faire. Nous sommes prêts à y être associés, mais je ne peux dès à présent répondre à vos questions.

Concernant les effets d’aubaine et l’arbitrage, il faut comprendre qu’après sa mise en place, les fournisseurs alternatifs ont utilisé le système de manière rationnelle et optimale. Si vous lisez nos différents avis, vous aurez constaté que l’une de nos difficultés a été de tenter de corriger les effets d’aubaine liés à toutes les situations non anticipées – soit parce que, techniquement, on ne savait pas que c’était possible, soit après que les prix du marché de gros sont passés en dessous de l’ARENH. Ces effets d’aubaine n’étaient pas voulus par les pouvoirs publics, ni à l’origine par les alternatifs, mais ils en ont profité autant qu’ils le pouvaient – c’est le jeu.

Vous avez raison, si on réforme, prolonge ou pérennise l’ARENH, cela va forcément changer sa nature, donc ses mécanismes et donc les « trous dans la raquette » que sont les effets d’aubaine. Il n’existe pas vraiment d’autres solutions, sauf à tout arrêter, comme vous le suggérez. Mais cela me semble délicat, car cela sous-entend que les fournisseurs alternatifs sont responsables de ne pas avoir remonté la chaîne de valeur, ce qui n’est pas le cas.

Mme Marie-Noëlle Battistel. C’est un constat, et vous le faites aussi.

M. Umberto Berkani. Effectivement, ils ne l’ont pas remontée. Mais nous n’estimons pas qu’ils en sont responsables. D’autres difficultés sont en cause : pour remonter la chaîne de valeur, il faut savoir dans quel type de capacités de production investir. Vous connaissez comme moi les difficultés liées aux discussions en cours dans le secteur de l’hydroélectricité. En outre, y a-t-il des possibilités dans le nucléaire ?

Pour répondre à ces questions, nous devons être clairs sur les perspectives à moyen terme – quitte à ce que ce soit un peu plus tard que 2025 – et nous devons trancher : dans quelles capacités de production les fournisseurs alternatifs pourraient-ils investir de manière compétitive, soit parce la part du nucléaire a diminué, soit parce que les coûts sont plus proches. Dans ce cas, prolonger l’ARENH ou son équivalent pourrait être intéressant.

Si ce n’est pas possible, la décision doit être plus radicale et l’architecture du marché intégralement repensée. Mais c’est là un choix politique global…

Mme Marie-Noëlle Battistel. Afin qu'il n’y ait pas d'ambiguïté, je vais reformuler mon constat, qui semblait aussi être le vôtre : ce modèle triptyque avait justement été initié pour permettre aux fournisseurs alternatifs de remonter la chaîne de valeur. Or ils n’y sont pas parvenus. N’est-ce pas que le modèle ne convient pas et ne permet pas cette remontée de la chaîne de valeur ? En conséquence, ne faut-il pas en changer totalement ?

Bien sûr, je n’attends pas de réponse de votre part sur le modèle alternatif. Il ne s’agit pas de porter un jugement de valeur concernant les fournisseurs alternatifs, mais simplement de constater que le modèle choisi n’a pas atteint ses objectifs.

Vous avez évoqué l’hydroélectricité. On avait envisagé une ARENH hydroélectrique – c’est-à-dire la possibilité de donner un volume productible aux fournisseurs alternatifs. Pour le moment, cela n’a pas été mis en œuvre. Au regard de l'échec de l’ARENH, peut-être ne faut-il pas aller dans ce sens, mais plutôt refondre intégralement le modèle, sur la base de la sécurisation, afin que ce bien public serve en premier lieu aux consommateurs, le complément d’énergies renouvelables – hors marché de base – pouvant, lui, être totalement ouvert afin que les fournisseurs alternatifs puissent investir sur les capacités.

M. Umberto Berkani. Je vous rejoins totalement sur la première remarque. C’est le sens du travail de l'Autorité de la concurrence depuis 2014-2015. La seule nuance – nous l’avons évoqué en début d'audition – c’est l’éventuelle perspective d’une réelle concurrence sur la production à moyen terme par les autres modes de production, dont les coûts se rapprocheraient. Nous ne l’avions pas en tête à l’époque ; il convient donc d’expertiser ce point.

Si ce n'est pas le cas, notre intuition était la bonne dès 2015 : doit-on aller au bout de l’ARENH, ou penser un nouveau système global, avec un objectif en moins ? Il s’agirait toujours de faire bénéficier le consommateur de la compétitivité du parc nucléaire et, plus largement, des capacités de production française, tout en développant une concurrence maximale sur le marché de détail, quelle que soit son architecture – qui dépendra en partie de celle qu'on donnera au marché de gros. Ces deux objectifs – sur les trois que comporte la loi NOME – sont absolument indispensables. Je suis convaincu qu’il faut mettre en place un système qui permettra de tirer tous les bienfaits de la concurrence sur le marché de détail.

Mme Laure de La Raudière. Le schéma que vous avez évoqué se rapproche-t-il d’une forme de service universel d’accès à l’électricité de base produite par les centrales nucléaires, qui serait différent de l’ARENH et obéirait à une réglementation beaucoup plus simple ? On a l’impression que le système actuel, très complexe, prive les opérateurs alternatifs d’une vision suffisante pour investir ; sans prédictibilité, ils ont davantage intérêt à utiliser les marges de manœuvre de fonctionnement qui existent.

M. Umberto Berkani. Je n’ai évoqué que deux pistes et je suis persuadé qu’il en existe d’autres. Ces systèmes tendent à isoler la production nucléaire du fonctionnement du marché, afin d’éviter qu’elle ne soit touchée par d’éventuelles défaillances.

Dans le premier schéma, l’ensemble des fournisseurs, y compris EDF, accèdent à l’énergie nucléaire et le répliquent dans leur offre aux clients : c’est une forme d’ARENH, mais totalement déplafonnée. Il est inutile de revenir sur les problèmes que cela pose, notamment au regard de la situation d’EDF et du statut actuel des centrales nucléaires.

Le second schéma consiste à isoler, de manière verticale, la production nucléaire, jusqu’à la facture du client. Cette part peut être de 70 %. L’autre part est fournie par un opérateur, qui peut être EDF, avec d’autres types de rémunération.

M. le président Julien Aubert. Cela ressemble au modèle de la sécurité sociale, avec une base et une complémentaire ; le client choisit sa mutuelle.

M. Umberto Berkani. En quelque sorte.

Mme Laure de La Raudière. Le problème, c’est que la part de l’énergie de base peut changer. Le premier système est sans doute plus simple à faire évoluer dans le temps.

M. Umberto Berkani. On peut aussi se dire qu’au fur et à mesure que la part du nucléaire baissera, la part complémentaire augmentera et le marché empiètera davantage sur le fonctionnement. Encore une fois, je mesure mal les difficultés et les conséquences de la mise en place d’un tel système ; je ne doute pas que d’autres auditions permettront de mieux vous renseigner sur la faisabilité de cette proposition.

M. Vincent Thiébaut. Ce que vous contestez, ce n’est pas tant l’augmentation des tarifs préconisée par la CRE mais la méthode de calcul retenue par la commission. L’augmentation de 5,9 % est due, pour 1,3 %, au dispositif qui assure l'approvisionnement en cas de surproduction, pour 2,4 % au marché et, pour 2,2 % au rationnement de l’ARENH. C’est bien la justification du rationnement de l’ARENH que vous critiquez.

Par ailleurs, quels sont les critères que l’Autorité de la concurrence retient lorsqu’elle évalue la concurrence ? Prenez-vous en compte les critères liés aux problématiques environnementales ?

M. Umberto Berkani. C’est en effet sur la justification et l’évaluation de la part liée au rationnement de l’ARENH que nous avons émis des doutes, car cela risque de changer le message et les objectifs assignés aux différents outils. Si l’on doit prendre en compte le rationnement, il faut le dire et l’assumer. Mais pourquoi aller dans ce sens, alors que nous nous sommes battus pour maintenir en France les tarifs réglementés de vente de l’électricité, les TRV ?

Votre deuxième question est plus large et j’y répondrai en distinguant deux situations. Dans le cadre d’une procédure contentieuse, lorsqu’il appartient à l’Autorité de la concurrence d'évaluer l'existence d'une pratique anticoncurrentielle – entente ou abus de position dominante –, un motif environnemental peut justifier cette pratique s’il est démontré qu’il existe bien un intérêt pour le consommateur, que ce qui a été fait était proportionné à l'intérêt du consommateur, que la concurrence a néanmoins pu jouer, et qu’il n’existait pas de solution moins restrictive de la concurrence. La démonstration est difficile à mener, mais il est arrivé que ce motif soit retenu.

En rendant des avis, l’Autorité de la concurrence joue aussi un rôle de conseil auprès des pouvoirs publics, et au premier chef, du Gouvernement. Si elle juge qu’un texte est de nature à restreindre la concurrence, elle proposera des aménagements pour que l’objectif d’intérêt général, qui peut être de nature environnementale, puisse être atteint sans que la concurrence soit faussée – il ne s’agit pas de réguler l’intégralité du marché pour que les choses aillent mieux. Elle pourra aussi juger que l’intérêt général ne justifie pas une mesure restrictive de concurrence. Ainsi, sur la réforme ferroviaire, la question était de savoir si le projet industriel, d’intérêt général, justifiait de modifier un système jugé plus concurrentiel.

M. Anthony Cellier. Vous êtes saisis de l’augmentation des tarifs de l’électricité, très présente dans l’actualité puisque même Mediapart s’y intéresse. Je trouve d’ailleurs savoureux que le président trouve son inspiration dans ce média !

M. le président Julien Aubert. Je vous remercie de souligner mon ouverture d’esprit.

M. Anthony Cellier. Ne faudrait-il pas introduire plus de concurrence au sein même de l’ARENH ? Fixer le tarif à 42 euros avait pour objet de faire bénéficier les EnR d’un tarif compétitif, celui de l’électronucléaire. Le président de la CRE nous a expliqué que les prix de production du MWh selon le mode de production, nucléaire ou EnR, se rapprochaient et allaient peut-être bientôt se croiser. L’effet d’aubaine que représente pour les EnR le prix compétitif de l’électronucléaire va se réduire. Faut-il prévoir de moduler l’ARENH dans le temps en fonction des projections faites sur le coût du MWh nucléaire ?

M. Umberto Berkani. L’Autorité de la concurrence n’est pas en charge du calcul du montant de l’ARENH, mais je crois que c’est une tâche difficile. Moduler le prix ajoutera encore à la complexité.

L’ARENH a été mis en place parce que nous partons du principe que les concurrents doivent avoir accès à une partie de l’énergie produite au tarif du nucléaire pour être compétitifs sur le marché. Dans ce cas, nous répliquons le coût de revient de cette énergie pour EDF. Si l’ARENH n’est plus nécessaire à la compétitivité des concurrents, elle n’a plus lieu d’être.

La modulation que vous proposez consiste, j’imagine, à moduler le prix en fonction de l’utilité réelle pour les fournisseurs alternatifs ?

M. Anthony Cellier. L’échelle de temps n’est pas tout à fait la même. Le président de la CRE déclarait que le prix des MWh produits par les EnR diminuait considérablement, et allait rejoindre le prix du nucléaire.

Plus le prix de production des EnR va descendre, plus l’effet d’aubaine inhérent à l’utilisation des MWh issus de la production nucléaire va augmenter, au bénéfice des producteurs d’EnR.

M. Umberto Berkani. Il est très difficile de faire des perspectives. Si la convergence des coûts se vérifie dans les faits, et qu’elle se réalise avant 2025, cela prouvera que le système était bon, et que mis à part quelques ajustements parce que le plafond de 100 TWh n’était pas suffisant et qu’il doit être relevé le temps de passer l’obstacle, il n’y a pas de difficulté.

Dans cette hypothèse, si la modulation que vous imaginez devait se faire au détriment des alternatifs, c'est-à-dire que le prix qui leur serait offert serait de moins en moins attractif à mesure que leur rentabilité ou leur compétitivité augmente, c’est moins le prix qu’il faudrait moduler que le volume.

C’est la solution que nous envisagions, car l’Autorité de la concurrence considérait que ce système était transitoire et temporaire. Si ce n’est pas le cas, alors il est préférable de le dire rapidement, et il faut remettre les choses à plat. Mais si nous considérons bien que ce système est temporaire, il faudra gérer la transition car on ne passe pas de 100 TWh à zéro du jour au lendemain.

Après plusieurs années, la situation n’est plus du tout la même. Tous semblent dire que l’ARENH va se pérenniser, certaines déclarations politiques vont dans le sens d’une continuation de l'ARENH tant que les centrales nucléaires existent. Dans cette hypothèse, toutes les possibilités doivent être envisagées, y compris la hausse du plafond de l’ARENH.

En fonction des hypothèses que l’on formule sur l’évolution de la compétitivité relative des différentes énergies, la donne est complètement changée. Et la CRE est bien mieux placée pour avoir une opinion précise sur la question, je suis bien incapable de le dire, et ce point doit effectivement être tranché de manière claire avant de changer le système.

Mme Marjolaine Meynier-Millefert, rapporteure. Parmi les opérateurs alternatifs, quelle est la part des pure players négociants, qui ne font que de l’achat-revente sans produire, et des producteurs-distributeurs qui développent une amélioration de la production ? Quels sont les pourcentages respectifs ?

Par ailleurs, est-ce que l’augmentation de TRV de 5,9 % correspond à un rattrapage des gels de tarifs passés ?

M. Umberto Berkani. Je n’ai pas les chiffres ni les ordres de grandeur pour répondre à votre première question, mais ces informations doivent figurer dans les observatoires des marchés de la CRE qui retracent quels opérateurs produisent pour quels négociants.

Pour répondre à votre deuxième question, un rattrapage est prévu dans la délibération de la CRE, mais les 5,9 % n’entrent pas en compte. Le rattrapage compense le fait que le tarif, au moins virtuellement, devrait s’appliquer depuis le 1er janvier. Ce n’est pas un rattrapage des tarifs décidés lors des années précédentes, mais du délai de mise en œuvre de la proposition tarifaire. D’ailleurs, nous y faisions référence dans notre avis car il faut vérifier dans quelle proportion se fait le rattrapage, et sur quelle base.

M. le président Julien Aubert. Vous convenez que les factures d’électricité pour les consommateurs ont augmenté depuis l’ouverture à la concurrence du marché de l’électricité. D’après vous, où est allé cet argent ? Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. Des montants très importants ont été prélevés sur les consommateurs par les factures. Ces montants ont-ils compensé des coûts, ou ont-ils été captés par un acteur qui aurait profité de la mauvaise organisation du système de la concurrence ?

M. Umberto Berkani. Vous mentionnez les tarifs réglementés, ou tous les prix ?

M. le président Julien Aubert. Le montant de la facture a bondi de 30 à 40 % en dix ans. Donc un client qui payait 100 avant l’ouverture à la concurrence paie maintenant 130. Où est allée la différence, qui représente des dizaines de milliards d’euros ?

M. Umberto Berkani. Chaque fois que nous comparons une situation avant et après, il convient de faire le raisonnement contrefactuel permettant d’évaluer quelle serait la situation sans ouverture à la concurrence.

Ceci étant dit, une part des sommes que vous mentionnez est allée à EDF, une autre est allée à l’État, et une autre aux opérateurs alternatifs. Une grande partie des tarifs de l’électricité est constituée d’éléments régulés, tels que le TURPE. Sur la partie résiduelle, l’essentiel de l’augmentation de la facture lié au jeu de la concurrence est allé vers EDF et l’État pour l’électricité vendue au tarif réglementé ou aux offres de marché d’EDF, et aux fournisseurs alternatifs et à l’État s’agissant des offres de marché des alternatifs.

Si votre question porte sur la part qui a été affectée aux dividendes, et celle affectée aux investissements, je ne peux pas y répondre.

M. le président Julien Aubert. Je vous remercie de ces précisions, monsieur Berkani.

 

La séance est levée à midi quarante.

 

 

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Membres présents ou excusés

Commission d'enquête sur l'impact économique, industriel et environnemental des énergies renouvelables, sur la transparence des financements et sur l'acceptabilité sociale des politiques de transition énergétique

 

Réunion du jeudi 4 avril 2019 à 10 h 55

 

Présents. - M. Julien Aubert, Mme Sophie Auconie, Mme Marie-Noëlle Battistel, M. Xavier Batut, M. Anthony Cellier, M. Vincent Descoeur, Mme Laure de La Raudière, M. Emmanuel Maquet, Mme Marjolaine Meynier-Millefert, M. Hervé Pellois, M. Didier Quentin, M. Vincent Thiébaut

 

Excusés. - M. Jean-Charles Larsonneur, Mme Laurence Maillart-Méhaignerie