Compte rendu

Commission
des affaires européenne
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I. Échange de vue avec Mme Gwendoline Delbos-Corfield, rapporteure au Parlement européen sur l’activation de l’article 7 contre la Hongrie, et M. Philippe Dam, directeur du plaidoyer pour l’Europe et l’Asie centrale de l’association Human Rights Watch.              3


mercredi
29 avril 2020

16 h 30

Compte rendu n° 128

Présidence de Mme Sabine Thillaye
Présidente


 

 

COMMISSION DES AFFAIRES EUROPÉENNES

Mercredi 29 avril 2020

Présidence de Mme Sabine Thillaye, Présidente de la Commission

 

La séance est ouverte à 16 heures 35.

 

I.                  Échange de vue avec Mme Gwendoline Delbos-Corfield, rapporteure au Parlement européen sur l’activation de l’article 7 contre la Hongrie, et M. Philippe Dam, directeur du plaidoyer pour l’Europe et l’Asie centrale de l’association Human Rights Watch.

 

Mme Sabine Thillaye, Présidente. Nous avons le plaisir d’accueillir aujourd’hui Mme Gwendoline Delbos-Corfield, députée européenne, rapporteure au Parlement européen sur l’activation de l’article 7 contre la Hongrie, et M. Philippe Dam, directeur du plaidoyer pour l’Europe et l’Asie centrale de l’association Human Rights Watch, que je remercie pour leur disponibilité.

Le sujet de l’État de droit irrigue les travaux de la commission des Affaires européennes depuis le début législature, notamment avec l’examen, en octobre 2018, du rapport de nos collègues Coralie Dubost et Vincent Bru. Ces travaux ont pris une nouvelle ampleur avec la crise du coronavirus dans la mesure où quatorze États membres ont adopté des mesures d’exception. Dans la majorité des cas, celles-ci respectent le cadre constitutionnel national et sont limitées dans le temps, tout en étant soumises au contrôle des Parlements nationaux.

Toutefois, deux cas apparaissent problématiques. En Hongrie, une loi d’exception a été adoptée le 30 mars dernier permettant au gouvernement de légiférer par décret sans limitation de durée et criminalisant la diffusion de nouvelles jugées fausses par celui-ci. Par ailleurs, le gouvernement a la possibilité de puiser dans les ressources des partis politiques et des municipalités, deux contre-pouvoirs, afin de financer la relance économique.

Le deuxième cas problématique est celui de la Pologne. Le gouvernement a adopté des mesures d’urgence mais hors de tout cadre exceptionnel. Cela lui permet de refuser de reporter l’élection présidentielle et d’organiser le vote par correspondance. Or, non seulement un tiers seulement des électeurs envisagent de voter mais, en cette période de confinement, seul le président sortant est en mesure de faire campagne, ce qui pose des questions quant à la sincérité du scrutin.

Les institutions européennes ont réagi mais cette réaction n’a pas vraiment eu d’impact concret. Par ailleurs, l’article 7 du traité sur l’Union européenne a été déclenché en décembre 2017 contre la Pologne et en septembre 2018 contre la Hongrie sans que la procédure n’ait abouti.

Nous serons heureux d’entendre votre analyse sur ces deux cas mais également sur l’ensemble des mesures d’urgence adoptées dans l’Union européenne.

Mme Gwendoline Delbos-Corfield, rapporteure au Parlement européen sur l’activation de l’article 7 contre la Hongrie. Je vous remercie pour votre invitation qui permet d’évoquer un sujet qui a mon sens n’est pas assez évoqué dans nos pays, alors qu’il nous concerne tous.

Une petite précision au préalable : selon notre comptage, ce sont seize États membres qui ont adopté des mesures d’urgence. Toutefois, quel que soit le nombre, c’est toujours la même problématique car le confinement et ce qu’il implique en matière, par exemple, de restriction aux libertés de circulation et de réunion, sans parler du futur traçage numérique des malades, est par principe antinomique avec les libertés fondamentales. Il exerce en outre de fortes contraintes sur les délais, ceux de la justice mais également les débats parlementaires. Toutefois, à l’exception de la Hongrie, le contrôle constitutionnel sur ces mesures a été maintenu, de même que le contrôle parlementaire.

La Hongrie, justement, est le seul État membre à avoir adopté une loi d’urgence sans limite de temps et sans obligation pour le gouvernement de rendre compte au Parlement. Cette situation est dans la droite ligne d’une détérioration de l’État de droit qui dure depuis une décennie. À ce propos, je rappelle que le Parlement européen, dès 2012, a alerté par ses résolutions sur la situation en Hongrie. En 2018, un cap a été franchi avec l’activation de l’article 7 du traité sur l’Union européenne. Le Parlement européen a soutenu celle-ci, ce qui n’était pas évident car, vous le savez, le parti au pouvoir à Budapest est membre du PPE.

Un nouveau rapport a été examiné à l’automne dernier sur la situation en Hongrie, nourri par de nombreux rapports d’ONG alertant sur la dégradation de la situation des droits fondamentaux dans ce pays. Par exemple, la fédération européenne des journalistes a montré que, bien qu’aucun journaliste ne soit emprisonné, la censure de la presse en Hongrie est équivalente à celle qui prévaut en Turquie ou en Russie. Elle s’appuie sur une concentration extrême des médias, pour la plupart possédés par des personnes proches du pouvoir, qui prennent leurs consignes auprès d’un organisme étatique. Les médias indépendants sont rares et sans moyens. Depuis l’adoption de la loi d’urgence, qui punit jusqu’à cinq ans d’emprisonnement la diffusion de nouvelles jugées fausses, l’autocensure est encore plus forte, au point que d’après un sondage, 50 % des Hongrois estiment ne plus vivre en démocratie.

S’agissant de la justice, une nouvelle réforme a été adoptée à l’automne, qui s’ajoute à beaucoup d’autres, l’instabilité constante nuisant évidemment à l’office des juges. Nombre d’entre eux, y compris ceux chargés du contrôle de constitutionnalité, ont été mis à la retraite de manière anticipée et remplacés par des juges choisis par le pouvoir.

L’indépendance de la recherche est également mise à mal. Une université a été déplacée en Autriche et les études sur la question du genre ne sont plus acceptées. Des attaques ont également été menées contre la culture, le programme des théâtres, par exemple, étant décidé par le gouvernement. Enfin, une loi ne permet plus aux associations de recevoir des financements étrangers, ce qui entrave leur activité.

La loi d’urgence est intervenue dans ce contexte déjà très dégradé. Il faut ajouter que les dernières élections municipales ont permis à l’opposition de remporter plusieurs grandes villes mais leurs moyens sont progressivement rognés par le pouvoir.

Quel est le raisonnement derrière cette loi d’urgence ? On peut en effet s’interroger puisque depuis sa réforme constitutionnelle, Viktor Orban dispose d’une majorité écrasante au Parlement qui ne lui a jamais rien refusé. Pourquoi dans ce cas ne pas revenir régulièrement devant lui et faire valider sa législation ? Peut-être y a-t-il la volonté d’instaurer un pouvoir solitaire, ou bien une certaine méfiance vis-à-vis de ses propres parlementaires.

J’attire aussi votre attention sur le traitement qui est fait aux parlementaires d’opposition. Récemment, un article a été publié sur l’une d’elles, dans un journal pro-gouvernemental. Il était écrit que cette personne avait été fabriquée dans un laboratoire étranger et qu’elle s’était introduite au Parlement à la manière d’un cafard pour empoisonner la vie politique. Ce genre d’attaque est de plus en plus fréquent, qui prend aussi la forme d’affiches accusant l’opposition de traîtrise ou de tweets odieux, ce qui nous rappelle à tous de sombres souvenirs.

Dans ce contexte, que faire ? Le travail de prise de conscience est essentiel. Il est temps également d’isoler la Hongrie, mais aussi la Pologne, au sein du Conseil. La France fait partie des États membres les plus actifs mais beaucoup d’autres restent passifs. Enfin, il faut réfléchir à des sanctions plus efficaces, comme la suspension du versement des fonds structurels en cas de violation de l’État de droit.

M. Philippe Dam, directeur du plaidoyer pour l’Europe et l’Asie centrale de l’association Human Rights Watch. Merci pour cette invitation et pour l’intérêt que démontrent les membres de cette commission, déjà témoigné par le soutien apporté au rapport de Mme Dubost et de M. Bru, il y a moins de deux ans.

Pour revenir brièvement sur le cadre général, plus d’une centaine d’États dans le monde a adopté des mesures d’urgence en raison de la crise. Trois États de l’Union européenne ont notifié leur dérogation à la Convention européenne des droits de l’Homme. Face à des graves menaces contre la santé publique, certaines restrictions peuvent être apportées aux droits humains si elles sont justifiées, légales, strictement nécessaires et ni arbitraires, ni discriminatoires dans leur application. Surtout, elles doivent être limitées dans le temps et sur une période aussi courte que possible.

Certaines libertés fondamentales vont être et sont mises en danger, notamment par le recours à des technologies de surveillance numérique, les restrictions à la liberté de mouvement, ou les abus commis dans la mise en œuvre de mesures de confinement. Tous les États européens devront répondre des mesures prises durant cette période.

Je pense qu’il est important de prêter attention aux gouvernements qui ont délibérément utilisé le contexte de l’épidémie de coronavirus pour menacer les libertés publiques et l’État de droit. D’ailleurs, dans ces États, la pandémie n’a pas été un déclencheur mais une excuse pour renforcer des pratiques qui étaient déjà profondément ancrées dans la pratique de ces gouvernements depuis plusieurs années.

Nous avons identifié trois grandes tendances, principalement en Hongrie et en Pologne. La première est la tendance aux attaques contre le fonctionnement des institutions démocratiques. En Hongrie, le gouvernement s’est attaqué au pouvoir judiciaire, à la société civile et aux médias. La loi d’urgence adoptée le 30 mars 2020 va clairement à l’encontre des critères de nécessité et de proportionnalité mentionnés plus tôt.

Par exemple, un décret du 6 avril dernier a suspendu la moitié des financements publics à tous les partis politiques. C’est une somme infime du budget total allouée à la lutte contre le coronavirus, mais cela représente un coût immense pour les formations politiques qui va clairement nuire au pluralisme dans le pays. Ce même décret a transféré certains financements attribués aux collectivités locales, dont beaucoup d’exécutifs ont été récemment perdus par le Fidesz, au profit du gouvernement central. Encore une fois, il s’agit de limiter l’influence de l’opposition. D’autres décrets renforcent le contrôle de l’État sur certains secteurs économiques, parfois sans lien avec la lutte contre le coronavirus, ou assouplissent des règles de gestion des fonds européens.

En Pologne, comme vous l’avez souligné, il y a des difficultés légitimes à organiser le scrutin présidentiel prévu le 10 mai prochain. Il est regrettable que le gouvernement se borne à proposer des alternatives difficilement acceptables : organiser le scrutin présidentiel par voie postale, selon des modalités établies à la hâte, alors que tous les candidats de l’opposition ont dû suspendre leurs campagnes fin mars en raison des limitations des rassemblements publics, ou prolonger de deux ans le mandat du président sortant.

Ces deux propositions vont clairement à l’encontre des standards en vigueur en Europe, qui recommandent que les modalités électorales ne soient pas modifiées dans l’année précédant les scrutins. Elles remettent en cause une campagne électorale qui serait libre et équitable pour le principal poste de l’État.

Je souhaite rappeler que le système judiciaire de Pologne fait face à une crise fondamentale de son système judiciaire depuis 2016, avec un affaiblissement du Tribunal constitutionnel, des attaques contre la Cour suprême, contre les cours communes, et depuis plusieurs mois, des procédures disciplinaires que nous considérons arbitraires contre plusieurs juges, y compris dans les cas où ils mettent simplement en œuvre le droit européen en vigueur.

La deuxième grande tendance est celle des attaques contre la liberté d’expression. La loi d’urgence hongroise, mentionnée précédemment, risque d’être utilisée très rapidement pour sanctionner les médias, la société civile ou simplement les personnes critiquant le gouvernement. Ces restrictions vont avoir un effet dissuasif immédiat et durable, bien au-delà de l’État d’urgence lié au COVID‑19. Le recul continu de la Hongrie dans le classement de l’organisation Reporters Sans Frontières depuis plusieurs années est emblématique du recul de la liberté d’expression dans ce pays.

Ailleurs en Europe, d’autres lois ont été épinglées en ce qu’elles limitent la liberté d’expression sous prétexte de lutter contre la désinformation. Je souhaite citer le représentant de l'OSCE pour la liberté des médias, Harlem Désir, qui a critiqué une proposition faite en Bulgarie ; le président y a heureusement mis son veto. Des préoccupations ont également été exprimées en Roumanie face à une disposition qui permet de suspendre l'accès à certains sites web ou la licence des médias traditionnels, encore une fois pour lutter contre la désinformation.

La troisième tendance est le ciblage de groupes spécifiques de la population sans lien avec l’urgence sanitaire. Alors que tout gouvernement devrait faire tout ce qu’il peut pour lutter contre l’épidémie et protéger l’accès au droit à la santé de sa population, il est regrettable que certains pays européens aient fait complètement l’inverse.

En Pologne, pendant plusieurs semaines, vous avez sans doute suivi le débat parlementaire autour de deux projets de loi. L’un aurait radicalement restreint l'accès à un avortement sûr et légal, et l’autre aurait criminalisé les activités légitimes de professionnels et d’organisations sur les questions de santé sexuelle et reproductive, en particulier envers les jeunes. Ces deux propositions ont heureusement été renvoyées en débat en commission parlementaire, mais le fait de les mettre sur la table a contribué à stigmatiser de manière non-nécessaire des groupes déjà rendus vulnérables dans le cadre de cette crise.

De manière similaire, en Hongrie, le gouvernement Orban a utilisé l'épidémie pour alimenter la rhétorique xénophobe et anti-migrants et a même préparé une loi pour interdire aux personnes transgenres de changer légalement leur sexe, ce qui questionne très largement à la fois le sens des priorités du gouvernement, mais aussi leur attachement aux valeurs européennes de tolérance.

Que faire ? Face à ces dérives, on a entendu certains commissaires européens dire combien ils sont préoccupés, notamment par la loi hongroise. Malheureusement, nous les avons aussi vus ne pas être vraiment prêts à agir. Pourtant, l’attentisme face aux tendances observées en Hongrie et en Pologne ne fait que renforcer la régression autoritaire de ces États et, potentiellement, renforcer les velléités d’autres gouvernements. Les déclarations de la présidente de la Commission européenne, ainsi qu’une déclaration signée par plus d’une douzaine d’États européens, dont la France, ne mentionnent pas directement la Hongrie, et sont ainsi symboliques de la faiblesse de l’action européenne aujourd’hui.

 D’abord, il est fondamental de renforcer la procédure de l’article 7 du TUE à l’égard de la Hongrie et de la Pologne. Cette procédure n’est pas faible en elle-même, elle l’est parce que de nombreux États européens sont réticents à mettre leur poids derrière ce mécanisme. La France devrait faire beaucoup plus d’efforts pour soutenir la reconnaissance d’un risque clair de violation grave des valeurs de l’Union européenne en Hongrie et en Pologne. Une majorité qualifiée, à cet effet, n’est pas inatteignable. La Commission européenne elle-même doit renforcer son soutien à cette procédure, notamment pour la Hongrie : elle est restée bien trop en retrait.

Deuxièmement, nous avons évoqué la conditionnalité de l’accès à certains fonds européens au respect des droits humains. Les rapports de l’Office européen de lutte antifraude ont régulièrement épinglé la Hongrie pour sa mauvaise gestion des fonds européens. Ce sont des situations en partie liées à la faiblesse du système judiciaire et des mécanismes de contrôle internes, ainsi que de la capacité des médias et de la société civile à vérifier l’action de l’État. Il est important de montrer aux États qu’il existe des sanctions.

Enfin, la France doit redéfinir son engagement avec les gouvernements comme ceux de la Hongrie et la Pologne. Des réunions de haut niveau avec Viktor Orban ne font que renforcer son poids politique. La France devrait désormais s’efforcer de trouver des moyens d’isoler politiquement MM. Orban et Kaczyński. Si des rencontres sont nécessaires, la situation de l’État de droit doit systématiquement faire partie de l’agenda, dans la discussion privée comme dans les présentations publiques.

 Nous encourageons tous les parlementaires européens à défendre ces valeurs démocratiques. Madame la députée européenne a parlé de prise conscience, de solidarité avec les citoyens polonais et hongrois. Dans ce cadre, l’action conjointe de parlementaires français avec ceux d’autres pays serait indispensable.

Pour conclure, certains leaders européens ont profité de ce que l’attention de tous était focalisée sur la crise sanitaire en cours pour s’en prendre aux libertés fondamentales. C’est aussi un contexte propice pour que certains d’entre nous soient tentés de relativiser la gravité de la situation. Pourtant, la situation est grave, en Hongrie comme en Pologne. L’heure ne doit plus être à l’attentisme. Il faut agir rapidement afin de limiter l’emprise de la gangrène autoritaire sur l’Europe.

Le Gouvernement français a un rôle à jouer. Rappelons que dans les mois qui viennent, la présidence de l’Union sera aux mains de l’Allemagne, un partenaire proche. C’est sans doute un moment propice. Et vous, parlementaires nationaux, avez aussi un rôle crucial à jouer pour pousser à une réaction forte de votre gouvernement et pour demander des comptes. L’épidémie de coronavirus ne doit être une excuse pour ne pas agir.

Mme Sabine Thillaye, Présidente. Merci beaucoup à vous deux pour vos présentations liminaires. C’est un tableau assez sombre que vous peignez. On a souvent l’impression que l’Union européenne est impuissante avec ses outils. Nous, parlementaires de cette commission, sommes conscients de la problématique. Cette crise ne doit pas servir à ceux qui ont déjà tendance à aller contre les valeurs de l’Union européenne. Je vais d’abord donner la parole à nos deux co‑rapporteurs, Coralie Dubost et Vincent Bru.

Mme Coralie Dubost. Je suis ravie de vous revoir mais navrée de l’évolution des choses depuis l’époque où nous avons conduit des auditions et fait des propositions qui vont exactement dans le même sens que ce que vous proposez aujourd’hui : établir la conditionnalité, renforcer l’action des États.

Dans notre rapport, nous avions proposé de permettre aux organisations de la société civile ou aux juges qui ne peuvent plus s’exprimer dans leur pays de se réunir autour d’une « table ronde des parties prenantes », afin de communiquer avec les institutions et les État. Le Parlement européen s’en est-il saisi ? Je vous rejoins complètement sur l’idée qu’on ne parle pas assez de ce qui se passe en Hongrie, en Pologne et en Roumanie dans les médias nationaux.

Je remercie les présidentes de la commission des affaires européennes et de la commission des lois qui nous avaient permis de présenter une proposition de résolution, votée à la quasi-unanimité. Seuls certains s’étaient illustrés dans l’abstention ou le rejet, mais cela avait été largement transpartisan. Il y avait une volonté de la représentation nationale de s’engager sur ce sujet, et je crois que nous sommes nombreux à vouloir continuer à aider et soutenir tant les institutionnels, les magistrats, les journalistes, que la société civile qui perd des repères. Comment notre action, en dehors de la sensibilisation de nos gouvernements, que nous pratiquons déjà, peut-elle réellement être efficace selon vous ?

M. Vincent Bru. Selon moi, le COVID‑19 n'est que le révélateur de la grave maladie qui touche la Hongrie, comme la Pologne, pour laquelle la mise en œuvre de l'article 7 a véritablement été décidée le 20 décembre 2017. Pour la Hongrie, il n'y a eu qu'un vote au Parlement européen, demandant que cet article soit enclenché, mais la Commission européenne tarde à se prononcer sur la situation inquiétante des lois hongroises. C'est le problème de l'article 7, même s'il faut signaler le rôle positif de la Cour de justice de l'Union européenne.

La question est la suivante : prise dans le climat de la préparation des élections européennes puis des discussions du cadre financier pluriannuel, la Commission européenne ne remettrait-elle pas à plus tard des décisions concernant la Hongrie, décisions qui seraient pourtant urgentes ?

Ma seconde question porte sur la mise en place éventuelle d'un mécanisme pour la démocratie et les droits fondamentaux, proposition à laquelle sont favorables des pays comme la Belgique, l'Allemagne, et qui permettrait de faire un rapport annuel sur l'État de droit pour tous les pays de l'Union, sans discrimination, et de façon à mettre en lumière les progrès qui restent à accomplir.

M. Pierre-Henri Dumont. Je trouve qu'il serait intéressant d'entendre aussi le point de vue de l'Ambassadeur de Hongrie en France, pour éviter d'avoir des auditions uniquement à charge. Cela permettrait d'entendre un autre point de vue, qui ne serait peut-être pas celui de la majorité des membres de cette commission, mais permettrait une expression publique plus équilibrée. Personne ne conteste les questions que soulève l'État de droit en Hongrie et en Pologne, mais le moment me paraît mal choisi, alors que la démocratie hongroise vient de prouver qu'elle fonctionnait, avec des élections municipales qui ont vu la défaite du parti Fidesz à Budapest.

D'autre part, les décisions et lois d’urgence prises en Hongrie ne sont pas très différentes de celles qui existent dans d'autres pays à des degrés divers. On ne peut pas dire que ce pays a violemment attaqué l'État de droit dans la lutte contre le COVID‑19. Par exemple, sur la durée des pouvoirs exceptionnels accordés au gouvernement, on sait bien que l'Assemblée de Hongrie peut reprendre ces pouvoirs qu'elle a accordés. Le Parlement français a, lui aussi, accordé des pouvoirs étendus au gouvernement. Il faut nous garder de toute exagération et de toute tentation idéologique dans le jugement que nous portons sur l'État de droit des autres pays, et cela d'autant plus qu’on connaît les conditions de nomination au poste de procureur de la République de Paris, qui a vu le candidat du Président être imposé aux dépens de ceux de la garde des Sceaux. C'est pourquoi l'audition de personnes ayant un avis différent sur la Hongrie permettrait d'éviter de tomber dans le piège d'une exposition partisane.

M. Joachim Pueyo. Ce n'est pas la première fois que des observateurs signalent les menaces contre l'État de droit en Hongrie. Ces menaces s'amplifient avec l'état d'urgence. Un article récent d’une professeure de théologie à Budapest, qui avait déjà écrit en 2014 un article très long sur ces menaces, revient sur la situation actuelle, et on voit bien que les menaces s'amplifient. On retrouve le même cas en Pologne, où déjà, lors d'une mission parlementaire il y a quelques années, les avocats ou parlementaires rencontrés s'alarmaient du recul de l'État de droit.

Aujourd'hui, il est commode de profiter des mesures d'état d'urgence pour stigmatiser des populations, faire taire les oppositions ou s'assurer la mainmise sur le pouvoir. On pourrait aussi parler de l'attribution des fonds au regard du respect des critères objectifs et vérifiables d'appartenance à l'Union européenne. Ma question porte donc sur l'utilité que nous pouvons avoir sur cette question. Faut-il présenter une nouvelle proposition de résolution ? Travailler à un nouveau rapport ? Et au niveau du Parlement européen, voit-on se dégager un consensus parmi les élus de ces pays en vue d'une action possible ?


M. André Chassaigne. Je voudrais essayer de comprendre pourquoi les institutions européennes ne font pas preuve de davantage de volontarisme politique. Le déclenchement de la procédure de l'article 7 ne semble pas s’être traduit par une amélioration de la situation en Pologne et en Hongrie. Au contraire, elle s’est détériorée.

J'ai également du mal à comprendre les tergiversations du Conseil européen. Quand il y a des condamnations, le nom des États membres concernés n'est même pas cité. Je comprends bien que cela tient aux négociations qui sont en cours sur d'autres sujets, et que l'on se tait pour obtenir des avancées sur d'autres politiques, comme la politique agricole commune.

Ensuite, que doit faire concrètement le Parlement européen pour que des sanctions soient prises contre ces deux pays ? Si aucune sanction n’était prise, ce serait la boîte de Pandore : les libertés pourraient progressivement être remises en cause dans tous les pays.

Enfin, mon collègue du groupe Les Républicains, M. Pierre-Henri Dumont, n'a pas critiqué très sévèrement le gouvernement hongrois. Comment expliquer les tergiversations du groupe PPE ? Quelle est la position des députés français au Parlement européen ?

Mme Frédérique Dumas. L'Europe est impuissante sur ce sujet. Il faut être réaliste : je ne vois pas comment les choses pourraient avancer. Je tiens à revenir sur les propos de M. Dumont : auriez-vous accepté, en France, que le gouvernement nous propose un état d'urgence sanitaire illimité et des sanctions disproportionnées en cas de diffusion de fausses informations ? Rappelez-vous nos longs débats sur la définition même de la notion de « fausse information » ! Les mesures qui viennent d'être prises par la Hongrie sont tout bonnement inacceptables. La France n'aurait jamais pu prendre de telles mesures, même si je conviens qu'il faut rester vigilant.

Si l'Europe est incapable d'apporter une solution, cela nuira gravement à son image. Les rapports et les résolutions constituent le minimum que l'on puisse faire. De très nombreuses négociations sont en cours au niveau européen : nous ne pourrons pas avancer, car nous avons besoin de ces pays sur d'autres sujets. Il faut donc réfléchir à une autre solution : les parlementaires et les citoyens peuvent faire pression sur les dirigeants. Seule une pression extérieure pourra faire avancer les choses. La plupart des Européens sont sidérés par ces atteintes aux libertés. Que se passerait-il, en France, si on changeait les règles de l'élection présidentielle au dernier moment, au mépris du droit européen ?

Si nous ne pouvons rien faire pour le passé, nous pouvons au moins subordonner, à l’avenir, les plans de relance et les transferts destinés à ces pays au respect des libertés fondamentales. À défaut, les citoyens européens n’accepteront plus l'Europe.

Mme Danièle Obono. Les faits évoqués par les personnes auditionnées sont très inquiétants. D'abord, il faut faire le constat de l'échec de la procédure de l'article 7 au niveau européen. La situation s'est aggravée, notamment en raison de l’instrumentalisation de la crise sanitaire par certains pays. Les institutions européennes et les gouvernements nationaux sont impuissants. Certains pays continuent même de mettre en avant la qualité de leur coopération avec des pays enfreignant les libertés fondamentales. En outre, les critiques de certains gouvernements ne sont pas crédibles, quand les droits humains sont violés dans leur propre pays, même si les atteintes ne sont pas aussi graves qu’en Hongrie. Nous devons être le plus exemplaire possible pour que notre parole politique soit crédible. À défaut, la Hongrie aura beau jeu de rappeler, par exemple, que la France a renouvelé à plusieurs reprises un État d'urgence dont certains aspects n’étaient pas conformes au droit européen. On pourrait également évoquer la politique française à l’égard des migrants.

Ensuite, je pense que la longueur de la procédure s'explique aussi par le fait que la politique migratoire menée par M. Orban correspond aux intérêts de certains, car elle s’inscrit dans la stratégie de construction d’une Europe forteresse. Plus largement, comme la politique économique néolibérale appliquée par la Hongrie est conforme aux politiques prônées par l'Union européenne, les leviers d'action sur le pouvoir hongrois sont réduits. J’ajoute que scinder les droits fondamentaux en droits économiques et sociaux, d’une part, et droits politiques, d’autre part, pose problème, car les politiques néolibérales d'austérité se font au détriment de la population. Les politiques économiques imposées par l'Union sont régressives pour les populations, et nourrissent le ressentiment de ces dernières à l'égard de l'Europe.

Enfin, comment faire pour que les sanctions financières et les conditionnalités des fonds européens ne se fassent pas au détriment des populations, et ne soient pas utilisées par le pouvoir pour renforcer le nationalisme autoritaire ? Par ailleurs, comment concilier ingérence de la Commission européenne et respect de la souveraineté des États ?

M. Jean-Louis Bourlanges. Il est pénible pour un responsable politique d’être confronté à une situation qui ne comporte pas de solution opérationnelle concevable à court terme. Je partage le pessimisme de Frédérique Dumas ; nous sommes vraiment désarmés.

Premièrement, l’article 7 est extrêmement difficile à appliquer. Il suffit que deux États membres soient d’accord pour se protéger mutuellement. Or ils sont plus nombreux à être décidés à ce que l’on n’inquiète pas des États qui enfreindraient la règle.

Deuxièmement, dans l’Union européenne, tout fonctionne, plus qu’on ne le dit, à l’unanimité. Un État membre est en mesure de bloquer tout le système. J’ai ainsi été toujours un peu inquiet de l’irréalisme de la proposition visant à introduire une conditionnalité liée au respect de l’État de droit dans le cadre financier pluriannuel (CFP). Le cadre financier pluriannuel étant adopté à l’unanimité, les États ont besoin les uns des autres. La Pologne, la Hongrie ou d’autres États ont une entière capacité de blocage. Or nous ne voulons pas que le système soit bloqué, nous avons par conséquent tendance à nous engager dans des processus de négociation.

C’est très grave, parce que quand on regarde l’histoire de l’Union européenne, on s’aperçoit que la fondation de la première communauté européenne, la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), dont sont issues toutes les autres, reposait sur deux principes : le rassemblement d’États démocratiques et libéraux, d’une part, et l’acceptation de mécanismes de décision communs d’autre part. Aussitôt s’en sont trouvés exclus au titre du premier point les États du bloc oriental contrôlé par Staline, l’Espagne de Franco, le Portugal de Salazar, la Grèce des colonels, la Yougoslavie, etc. et, au titre du second point, le Royaume-Uni qui n’acceptait pas des règles supranationales.

Depuis, ces principes ont toujours été maintenus. Les critères de Copenhague sur l’élargissement mettent ainsi au cœur du processus d’adhésion l’acceptation des règles démocratiques, du respect du droit et des droits fondamentaux matérialisés par la Charte.


La contradiction entre notre impuissance à faire respecter ces exigences et le caractère fondateur du respect du droit met profondément mal à l’aise. Je n’ai pas de solution. Je crois que les États membres ne vont pas faire grand-chose. Peut-être devons-nous, comme l’a suggéré Frédérique Dumas, travailler à court terme à approfondir nos relations inter‑partisanes au Parlement européen ou dans les parlements nationaux pour faire évoluer les choses. On a bien vu que le Parti populaire européen (PPE) ne s’était pas associé à l’attitude de M. Orban bien qu’il en soit membre ; le gouvernement polonais est quant à lui extérieur au PPE.

Il faut construire patiemment un consensus précis, visant à définir ce que nous acceptons et ce que nous n’acceptons pas, en étant conscients que, lorsque nous proposons des sanctions, ceux qui défendent les libertés dans ces pays, notamment en Pologne, disent que nous les transformons en victimes et que cette victimisation renforce le pouvoir. Nous ne pouvons pas avancer rapidement en ce domaine, mais nous pouvons peut-être essayer de bâtir un vrai consensus sur des valeurs fondatrices de l’Union européenne et dont le mépris est corrupteur de la nature même du projet.

Mme Coralie Dubost. La mise en cause par M. Dumont du travail de notre commission me met mal à l’aise. Notre travail n’était pas à charge : nous avons reçu l’ambassadeur de Hongrie deux fois, nous avons rencontré en Hongrie le ministre de la justice de M. Orban et le Fidesz et avons rendu compte de l’ensemble de ces auditions. Le contradictoire a été respecté.

Lorsque Mme Obono évoque des organisations internationales qui mettraient en cause la France, elle introduit de la confusion. Nous parlons ici d’atteintes à l’État de droit, ce n’est pas du tout la même situation. Je vous renvoie au site internet de la Commission de Venise : le dernier avis à l’endroit de la France date de 2016, alors qu’il y en a des pages entières sur la Hongrie.

Ce qui se passe en Hongrie est extrêmement grave : on parle d’une hypothèse où les critères pour adhérer à l’Union européenne ne seraient plus respectés. Cela apporte de la confusion de mettre en cause des États qui se mobilisent pour que l’État de droit soit respecté en Europe.

M. Pierre-Henri Dumont. Mon intervention a suscité des réactions, je m’en félicite, cela montre qu’il y a du débat dans cette commission !

Mme Frédérique Dumas. Aurions-nous accepté la même chose en France ?

M. Pierre-Henri Dumont. En France, nous avons tout de même accepté un report des élections municipales entre les deux tours. Jean-Louis Bourlanges a eu raison de souligner notre impuissance. Pour ce qui est de la position du PPE vis-à-vis du Fidesz, et plus particulièrement des Républicains au sein du PPE, il peut y avoir deux façons de voir les choses. Je pense qu’il est plus facile de « contrôler » M. Orban au sein d’une famille politique qui fait les majorités au Parlement européen que s’il faisait partie d’un groupe minoritaire. Ce n’est pas une position facile, mais je l’assume.

Sur la question migratoire, la Hongrie est un pays qui défend les frontières extérieures de l’espace Schengen, ce que tous les pays devraient faire. Je vais peut-être choquer certains en disant cela, mais si on veut assurer la liberté de circulation au sein de l’espace Schengen, on doit s’assurer que ses frontières extérieures soient hermétiques. En Hongrie, les migrants arrivent dans des centres où leur demande d’asile est analysée. Si l’asile ne leur est pas accordé, ils sont renvoyés dans leur pays. Au moins, l’étanchéité des frontières est assurée. Si tous les pays s’assuraient que leurs frontières étaient étanches, peut-être par d’autres moyens, nous ne rencontrerions pas des problèmes qui conduisent au rétablissement des frontières internes et menacent l’intégrité de l’espace Schengen. Je n’utiliserais pas les mêmes méthodes, mais entre un laxisme absolu et une dureté absolue, je préfère la dureté absolue pour préserver l’espace Schengen.

Mme Gwendoline Delbos-Corfield, rapporteure au Parlement européen sur l’activation de l’article 7 contre la Hongrie. Je vais commencer par un constat : aucun dispositif juridique n’est totalement efficace sans volonté politique. Le cas de la Hongrie l’a démontré : il ne s’est rien passé après que le Parlement européen ait déclenché la procédure de l’article 7. Les choses n’ont évolué que par la volonté de la présidence finlandaise de l’Union.

Il y a une différence de traitement très nette entre la Hongrie et la Pologne pour plusieurs raisons. Premièrement, c’est le Parlement européen qui a activé l’article 7 à l’égard de la Hongrie, et la Commission européenne à l’égard de la Pologne, dans cet ordre chronologique. Or dans la jeune démocratie qu’est l’Europe, mais aussi pour beaucoup d’États membres, dont la France, le Parlement n’est pas aussi important que l’exécutif.

Deuxièmement, le gouvernement hongrois dispose de juristes d’une très grande qualité, ce qui n’est malheureusement pas le cas de la Pologne. La Hongrie fait en outre moins de provocations que la Pologne. Certaines dispositions prises par la Pologne sont tellement provocantes qu’il est beaucoup plus facile d’agir pour la Commission.

Troisièmement, le Fidesz fait partie du PPE, à la différence de Droit et justice (PiS) en Pologne. Je pense que le Fidesz contrôle beaucoup plus le PPE que le PPE ne contrôle le Fidesz. Ce n’est pas seulement un problème au Parlement européen, mais également dans les rapports entre les gouvernements. C’est également un problème pour la Commission et pour certains hauts fonctionnaires. Les experts de la Commission et du Parlement européen nous invitent toujours à être extrêmement timides par rapport à la Hongrie ; ils sont beaucoup plus inventifs à l’égard de la Pologne. Je pense qu’il y a une volonté de préserver un parti membre du PPE, ce qui est un réel problème. Treize délégations du PPE ont demandé l’exclusion du Fidesz, d’autres sont contre comme les Républicains. Pour beaucoup de nos collègues (finlandais, danois, suédois, irlandais, portugais, etc.) il devient extrêmement compliqué de compter le Fidesz dans les rangs du PPE.

La fragilité de l’article 7 est réelle, mais il reste important que cette procédure existe. Il ne faut pas tomber dans le relativisme qui consiste à dire que nous avons tous des problèmes d’État de droit.

J’aime donner l’exemple que même les pays nordiques ont, eux aussi, des problèmes avec leurs minorités autochtones. L’indépendance du procureur, en Allemagne comme en France, fait débat et certains États membres refusent d’appliquer le mandat d’arrêt européen pour cette raison. Toutefois, si l’on commence à dire que même les pays les plus exemplaires ne le sont finalement pas tant que cela, je pense que l’on rentre dans un jeu dangereux. Certes, nous avons des différences de cultures et de traditions juridiques mais certaines choses les dépassent. Or, très clairement, en Pologne et en Hongrie, une borne a été franchie qui a justifié le déclenchement de l’article 7.

En Hongrie, la question n’est pas le contenu de la loi d’urgence mais le fait que celle-ci n’a pas de fin. En d’autres termes, le gouvernement fait sciemment fi du Parlement et ne se sent aucunement tenu de lui rendre des comptes. En cela, la loi d’urgence hongroise est très différente de ses équivalentes dans les autres États membres qui, toutes, permettent un contrôle du citoyen et du Parlement.

Les trois institutions européennes réfléchissent actuellement à évaluer le respect de l’État de droit au sein de l’Union européenne. Le commissaire à la Justice, M. Didier Reynders, va présenter très prochainement ses propositions, lesquelles devraient consister en un rapport annuel analysant dans l’ensemble des États membres l’indépendance de la justice et des médias ainsi que le niveau de corruption. Le Conseil, notamment sous sa présidence allemande, soutiendrait au contraire un rapport plus approfondi, traitant de plus de questions, mais ciblé sur quelques États membres. Quant au Parlement européen, la réflexion est toujours en cours. Je note pour ma part qu’il est étonnant d’avoir attendu 2020 pour mettre en œuvre un tel mécanisme, le cas échéant assorti de vraies sanctions, notamment la suspension du versement des fonds structurels, alors qu’il existe depuis très longtemps en matière budgétaire.

L’Union européenne est-elle impuissante ? La réponse est nuancée. Je rappelle que l’Union est une démocratie très jeune et que des instruments comme l’article 7 ou l’article 50 ont été intégrés dans le traité de Lisbonne sans que jamais personne n’imagine qu’ils puissent être un jour activés. La rédaction de ces deux articles est donc très lapidaire et leur mise en œuvre n’a pas de « mode d’emploi ». On peut y voir une impuissance mais également une certaine puissance car les réflexions sont très intenses sur la manière de les utiliser, ce qui est la preuve d’une démocratie en marche. Par ailleurs, le traité de Lisbonne a d’autres défauts qui affaiblissent la démocratie européenne : le Parlement européen, malgré le renforcement de ses pouvoirs, n’en a que très peu et l’unanimité prévaut encore au Conseil dans de nombreuses matières.

Sur les questions budgétaires, le CFP se vote à l’unanimité mais dans le domaine budgétaire, de très nombreuses dispositions se votent à la majorité qualifiée. Il est donc possible d’avancer.

La Hongrie et la Pologne, malgré leurs réticences, vont finir par accepter une allusion à la conditionnalité du versement des fonds européens au respect de l’État de droit. À vrai dire, la situation actuelle n’arrange personne. Certes, certains États membres comme l’Allemagne ont des liens économiques, historiques et diplomatiques avec eux et cherchent à les préserver ; l’Autriche quant à elle n’a pas signé la lettre des États membres appelant au respect de l’État de droit, qui ne citait pas la Hongrie (qui l’a d’ailleurs très cyniquement signée) car les infirmières viennent de ce pays. De même y a-t-il une certaine solidarité des pays de l’Est entre eux. Toutefois, cela ne veut pas dire que les gouvernements comme les populations partagent le point de vue hongrois. La Hongrie ne prend pas sa part au fardeau migratoire et, avec la Pologne, s’opposent aux autres États membres sur les questions climatiques. Il faut donc un travail de prise de conscience et de pression, qui implique du courage politique.

M. Philippe Dam. Il me semble important de souligner qu’en matière d’article 7, ce sont les États membres qui aujourd’hui sont à la manœuvre. Ils ont un rôle bien plus important que la Commission, sans parler de celui du Parlement européen. Donc si la procédure n’avance pas, ou avance bien plus lentement que la dégradation de la situation en Hongrie et en Pologne, c’est de la responsabilité des États membres plus que des institutions européennes. Certes, ceux qui disent que la décision sur les sanctions ne pourra jamais être adoptée faute d’unanimité ont raison mais il n’empêche. Une majorité des quatre cinquièmes reste possible pour qu’une nouvelle étape soit franchie dans la procédure.

S’agissant du mécanisme d’évaluation de la situation des droits fondamentaux dans les États membres, nous connaissons la proposition de la nouvelle Commission européenne, qui a notamment prévu une cartographie des mesures d’urgence mises en œuvre par les États membres. Toute mesure qui permet de renforcer le consensus sur ce qui est acceptable en la matière va dans le bon sens mais ne saurait se substituer à des outils focalisés sur certains États membres qui ont franchi la ligne rouge. L’Union européenne est un club qui s’est engagé à défendre la démocratie et le pluralisme. Des outils doivent donc être créés qui permettent de faire pression sur ceux qui ne respectent pas les « règles du club », parmi lesquels la Hongrie et la Pologne.

Pierre-Henri Dumont a raison lorsqu’il affirme que la démocratie est le respect de la volonté du peuple mais la démocratie est aussi le respect des contre-pouvoirs. Alors certes, l’opposition a remporté plusieurs grandes villes aux dernières élections municipales en Hongrie mais il a été rappelé comment le gouvernement, dans la loi d’urgence, a rogné leurs moyens. Il faut que tous, au niveau européen comme national, prennent conscience du double langage de la Hongrie : très mesuré à Bruxelles mais très agressif sur le terrain. Vous avez aussi fait, M. Dumont, le rapprochement entre la critique de la politique migratoire et celle du respect de l’État de droit. En réalité, c’est Viktor Orban lui‑même qui a utilisé la politique migratoire pour justifier de très nombreuses mesures liberticides, dont celles criminalisant l’activité des ONG pour les empêcher de dénoncer une politique cruelle, annihilant l’asile, généralisant la détention des migrants et allant jusqu’à leur refuser la nourriture. Cette politique doit être évaluée en tant que telle par tous les partis politiques et les principes démocratiques du PPE doivent conduire à la critiquer.

Si cette commission décide d’inviter l’ambassadeur hongrois à témoigner, je pense qu’il serait intéressant d’avoir aussi des experts indépendants d’organisations internationales : potentiellement, la commissaire du Conseil de l’Europe sur les droits de l’Homme, le représentant spécial sur la liberté des médias de l'OSCE, ou certains rapporteurs des nations unies. Encore une fois, je pense qu’il est important d’avoir des voix indépendantes pour contrecarrer ce qui est quasiment devenu une propagande officielle.

N’oublions pas que nous parlons d’un pays qui a été classé 83e dans le classement de RSF, après le Kirghizistan, la Gambie, la Sierra Léone. C’est le dernier européen sur cette liste. La raison pour laquelle la situation est si dramatique est que, lorsqu’on regarde les principaux médias, publics ou privés, on entend une rhétorique qui dénonce les migrants, M. Soros, les « traîtres à la nation », comme étant responsables des critiques européennes envers la Hongrie. C’est la réalité du paysage médiatique actuellement.

En réponse à la question de Mme Obono, il faut effectivement que la conditionnalité des fonds européens se fasse de manière très prudente, afin que les citoyens ne soient pas impactés négativement par la redirection ou la suspension des financements. Des études d’impact sont nécessaires pour établir quels financements peuvent être coupés sans affecter les droits économiques et sociaux des résidents de ces pays. Certaines pistes doivent être approfondies, comme la diversification des cas de gestion partagée entre la Commission européenne et les États concernés.


Cette préoccupation ne doit pas être une raison de ne pas renforcer la pression sur les gouvernements qui font un mauvais usage des fonds. Parfois, en les détournant, ils compromettent eux-mêmes les droits économiques et sociaux. On peut citer la fin du financement, par les autorités publiques polonaises, d’ONG promouvant les droits des femmes, alors même que les fonds étaient en partie européens.

Pour conclure, je crois que ce débat représente le questionnement qu’on doit avoir sur l’avenir de l’Union. Voulons-nous d’une Union européenne où la rhétorique politique est très agressive, ou bien voulons-nous d’un espace où le débat politique est ouvert, où la diffamation des médias, des associations, des critiques ne rythment pas la vie politique ? Il faut une réponse rapide et forte des leaders européens comme nationaux.

Mme  Sabine Thillaye, Présidente. Je remercie nos intervenants. Je crois que nous pouvons nous accorder sur le fait que l’Union européenne doit rester fondée sur les droits fondamentaux, la démocratie et l’État de droit. Sans cette colonne vertébrale, je ne sais pas où nous trouverons le ciment pour progresser dans cette crise.

Nous aurons cette situation à l’œil, et je proposerai au bureau de poursuivre nos travaux autour de la situation tout le temps qu’elle se prolongera. Pour faire écho aux propos de M. Bourlanges et de M. Dam, il faut effectivement une pression des parlementaires nationaux, d’une manière transpartisane. Lors d’une COSAC à Helsinki, nos collègues néerlandais ont proposé un groupe de travail autour de l’État de droit. J’ai participé à une première réunion ; une visioconférence aura sans doute lieu afin d’établir comment intervenir, en tant que parlementaires nationaux et européens, sur ces sujets.

Mme Danièle Obono. Ayant été interpellée, je souhaiterais préciser, sans relancer le débat, que je n’ai jamais parlé d’égalité entre les situations. J’ai simplement pointé le fait que le positionnement collectif est affaibli par le fait que nous ne sommes pas exemplaires. Je pense que, lorsque la France est désignée par des institutions nationales ou internationales pour ses manquements, cela affaiblit effectivement sa position.

Je pense que quand l’Union européenne passe un accord de coopération avec le Kazakhstan, alors que c’est un pays loin d’être exemplaire, parce qu’il y a des intérêts économiques, il y a un problème. Je crois avoir indiqué que cela a un effet sur la justice internationale, y compris sur les populations, parce que c’est ensuite instrumentalisé par les sanctions à géométrie variable.

Je tenais à faire cette mise au point puisque vous savez, chers collègues, que j’ai soutenu les propositions faites pour que l’État de droit soit le mieux respecté dans toute l’Union européenne, y compris en France.

Mme Sabine Thillaye, Présidente. Merci pour ces précisions, merci encore aux intervenants et bonne soirée à tous.

 

La séance est levée à 18 heures 15.

 


Membres présents ou excusés

 

Présents. - M. Jean-Louis Bourlanges, M Vincent Bru, M. André Chassaigne, Mme Coralie Dubost, Mme Frédérique Dumas, M. Pierre-Henri Dumont, M.  Jérôme Lambert, Mme Constance Le Grip, Mme Nicole Le Peih, M. Thierry Michels, Mme Danièle Obono, M. Jean-Pierre Pont, M. Joaquim Pueyo, Mme Sabine Thillaye

Excusées. - Mme  Typhanie Degois, Mme Françoise Dumas

Assistait également à la réunion. - M. Thierry Mariani, membre du Parlement européen