Compte rendu

Commission de la défense nationale
et des forces armées

Table ronde, ouverte à la presse, sur les « nouveaux déséquilibres stratégiques, risques de conflit majeur et place de la question nucléaire » avec M. Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique et M. Corentin Brustlein, directeur du centre des études de sécurité de lInstitut français des relations internationales.

 

 


Mardi
25 février 2020

Séance de 18 heures

Compte rendu n° 38

session ordinaire de 2019-2020

Présidence de
Mme Françoise Dumas,
présidente

 


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La séance est ouverte à dix-huit heures.

Mme la présidente Françoise Dumas. Nous recevons M. Bruno Tertrais, directeur adjoint de la fondation pour la recherche stratégique (FRS) et spécialiste reconnu des questions nucléaires ainsi que M. Corentin Brustlein, directeur du centre des études de sécurité de l’Institut français des relations internationales (IFRI). Il m’a paru particulièrement utile de faire un point sur ces questions nucléaires, quelques jours après que le président de la République a prononcé un grand discours présentant sa vision de la dissuasion, comme l’avaient fait ses prédécesseurs. Ce discours dont vous pourrez, Messieurs, nous présenter votre exégèse, s’inscrit dans un contexte où les équilibres nucléaires que nous avons connus et bâtis pendant plusieurs décennies paraissent se transformer, d’une façon qui peut nous inquiéter.

Sans empiéter sur les interventions de nos invités, je rappelle rapidement quelques traits de l’actualité récente qui, pris ensemble, peuvent former le tableau d’une préoccupante montée des périls dans les affaires nucléaires. Premièrement, nous avons l’impression de voir détricoter, maille à maille, en quelques années seulement, les grands traités historiques, ceux qui avaient fondé notre système collectif de maîtrise des armements à partir des années 1970 et 1980. Tel est le cas du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) conclu en 1988, qui avait tout simplement interdit les missiles de portée intermédiaire, comme les SS-20 et les Pershing. Ce traité avait constitué une étape majeure dans la maîtrise des armements puisque c’était le seul qui visait le démantèlement complet d’une catégorie de missiles. Les États-Unis et l’OTAN, avec de solides arguments à l’appui, ont dénoncé sa violation par la Russie. En conséquence, le traité est devenu caduc l’été dernier. Vous nous direz si vous êtes optimistes ou non quant à la possibilité de remplacer feu le traité FNI par un autre instrument qui ne concernerait par exemple que les missiles à têtes nucléaires ou que le territoire européen.

Un autre exemple concerne les incertitudes sur les suites du traité New Start qui est le dernier accord de maîtrise des armes nucléaires stratégiques. Ce traité arrive à échéance en 2021 et rien ne garantit que les États-Unis et la Russie s’accorderont pour le prolonger. Vous nous direz s’il vous paraît probable ou pas qu’un accord soit trouvé, et dans quelles conditions le cas échéant.

Quant aux armes de courte portée, leur maîtrise n’a guère marqué de progrès depuis le début des années 1990. Au contraire, l’heure est plutôt au développement de missiles nouveaux.

Cela m’amène au deuxième point, la reprise de la prolifération ou du moins les difficultés rencontrées dans la mise en œuvre des moyens multilatéraux pour enrayer la prolifération. Je pense bien entendu aux cas de la Corée du Nord et de l’Iran.

Troisièmement, on assiste à un mouvement de réinvestissement dans les armements nucléaires. Je dirais même que cela se joue au moins autant au niveau politique qu’au niveau des programmes. Au niveau politique parce que, au début de la présidence de Barack Obama, nous percevions les Américains comme prêts à envisager une nouvelle étape de désarmement. Plus rien de tel aujourd’hui, au contraire, la tendance est plutôt à de nouveaux programmes de modernisation des arsenaux nucléaires.

Quatrième point : l’innovation dans l’architecture des armes elles-mêmes peut créer des menaces nouvelles. Cela concerne par exemple les missiles « duo », c’est-à-dire développés pour emporter indifféremment une tête nucléaire ou une charge conventionnelle. Ce n’est pas en soi une nouveauté ou une rupture technologique, certes, mais le développement de ces armes duales constitue un défi pour notre système traditionnel de maîtrise des armements, dont une large part repose sur une limitation du nombre des têtes nucléaires, négociée entre Russes et Américains.

Mais la vraie rupture technologique – nous en avons beaucoup parlé – est constituée des armements hypersoniques. Les Russes ont pris une longueur d’avance en la matière, au point de faire douter de la crédibilité à terme de nos outils de défense antimissile. Chinois et Américains conduisent eux aussi des programmes ambitieux dans ce domaine et la France elle‑même a affiché des ambitions dans ce secteur de recherche. Mentionnons aussi parmi les innovations technologiques les recherches russes sur les missiles à propulsion nucléaire.

Cinquième et avant-dernier point, tous ces signes de montée des périls nucléaires semblent susciter par réaction en Occident un mouvement d’opinion en faveur d’un désarmement rapide, fut-il unilatéral. Comme souvent dans les affaires politiques, on observe qu’un mouvement dans un sens suscite un mouvement en sens contraire. C’est d’ailleurs là un mouvement assez large qui traverse différents courants de pensée, notamment depuis que la diplomatie vaticane a rallié leur cause. Je dois dire que je ne crois pas au désarmement unilatéral car, à mes yeux, la France a déjà fait beaucoup de pas en ce sens. En fait, en faire davantage serait peut-être nous mettre en danger. Pour le dire très vite, la situation actuelle me paraît faire écho à celle que François Mitterrand résumait fort bien, avec son art de la formule, par cet aphorisme resté célèbre depuis 1983 : « Je suis moi aussi contre les euromissiles. Seulement, je constate des choses tout à fait simples. Dans le débat actuel, le pacifisme, avec tout ce qu’il recouvre, est à l’ouest et les euromissiles sont à l’est. »

Pour nous, responsables politiques, il est impossible cependant d’ignorer ce mouvement d’opinion. Il pèse d’ailleurs beaucoup sur l’attitude de certains de nos alliés, à commencer par l’Allemagne. C’est d’ailleurs ce qui m’amène à mon dernier point : une possible prise de conscience européenne.

Dans son discours nucléaire, le président de la République a voulu donner à la dissuasion française une dimension européenne. Les incertitudes autour de la solidité de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), dans laquelle les Européens pouvaient s’abriter sous le parapluie nucléaire américain, constituent un élément de contexte peut-être déterminant en ce sens. Vous nous direz quels développements peut avoir, à vos yeux, cette initiative française, dès lors que la France est, depuis le « Brexit », le seul État de l’Union européenne doté de l’Arme.

M. Bruno Tertrais. Ce soir, nous abordons des sujets graves et pourtant, mon intervention se conclura par une note optimiste. Je ne fais pas partie des plus pessimistes. En tout cas, il me semble intéressant, ne serait-ce que pour le débat, de proposer des éléments un peu moins sombres que ceux qui nous sont habituellement présentés, même si je ne conteste pas leur fond. Il ne nous a pas été demandé de préparer une intervention spécifiquement sur le contenu du discours présidentiel et la dimension européenne. Cependant, c’est naturellement avec beaucoup de plaisir que je répondrai à toutes vos questions et vos demandes d’exégèse, voire de glose, Madame la présidente.

En ce qui concerne les risques de conflit majeur et leur dimension nucléaire, qui est le thème sur lequel vous avez souhaité que j’axe mon intervention, tout d’abord, je dirai que les risques de conflits majeurs se confondent largement avec les risques de conflit nucléaire. Les conflits majeurs intéressent toute la planète, par définition. On peut évidemment dire que, s’il y avait un conflit ouvert entre l’Arabie saoudite et l’Iran, cela intéresserait toute la planète. Bien sûr, mais cela reste tout de même pour moi un conflit régional. En revanche, s’il y a une crise militaire majeure entre les États-Unis et la Chine, au sujet de Taïwan ou d’une autre question régionale, cela nous intéresse beaucoup plus directement.

Ces risques sont finalement les mêmes depuis trente ans. Il n’y a pas beaucoup de nouveautés de ce point de vue. J’ai, avec d’autres, été parmi ceux qui s’inquiétaient très tôt des risques de conflits majeurs en Asie, parmi ceux qui évoquaient la possibilité d’un « 1914 en Asie ». Cela fait déjà plus de vingt-cinq ans que nous en parlons, y compris moi. Le fait qu’il n’y ait pas de conflit, majeur ou non, veut-il dire que nous nous sommes trompés ? Non, cela signifie tout simplement que, justement, la dissuasion nucléaire a contribué à limiter ces risques de conflit.

Quels sont ces risques de conflit ? Commençons par l’Europe, bien sûr. Je ne crois pas à la volonté de Vladimir Poutine d’envahir délibérément l’Europe, avec un projet d’annexion d’une partie du territoire de l’Union européenne ou de l’OTAN, mais les accidents sont toujours possibles. Je crois que nous devons rester vigilants. La posture de défense et de dissuasion de l’Alliance, celle de ses pays membres, me semble satisfaisante aujourd’hui, mais nous ne savons pas ce qu’il peut se passer en cas de trouble dans un pays balte, en cas de problème entre la Russie et la Biélorussie. Un accident militaire est toujours possible. La dissuasion ne nous prémunit à mon avis pas totalement contre un risque militaire à l’est de l’Europe même si, encore une fois, je pense que la posture dissuasive limite considérablement ce risque. Lorsque je parle de dissuasion, je ne pense pas seulement à la dissuasion nucléaire, mais également à la dissuasion conventionnelle.

C’est en Asie que le risque principal existe. Là encore, je n’aurai pas beaucoup d’imagination ce soir. Je vous redis, parce que cela me semble aussi évident en 2020 que cela l’était en 2000, que les risques essentiels sont entre l’Inde et le Pakistan, entre la Corée du Nord, la Corée du Sud et leurs voisins, entre la Chine et Taïwan, voire entre la Chine et le Japon.

Entre l’Inde et le Pakistan, sujet que je pense connaître assez bien, je note que, de crise en crise depuis trente ans, nous franchissons un palier dans l’escalade. En 2019 a eu lieu une crise assez grave, que l’on peut appeler la crise de Balakot, qui a vu pour la première fois des bombardiers indiens tirer juste au-delà de la frontière internationalement reconnue. On accuse souvent et avec bien des raisons le Pakistan d’être le trouble-fête dans la région, mais, pour une fois, je ne suis pas sûr qu’on puisse dire aujourd’hui que la faute incombe toujours au Pakistan. L’Inde de M. Modi, même si elle reste une grande démocratie, est un pays qui affirme son nationalisme de manière de plus en plus forte, y compris sur le plan militaire.

La Corée constitue un risque permanent. Ce qui me préoccupe personnellement est la possibilité que le dirigeant nord-coréen et son entourage considèrent qu’ils n’ont plus rien à espérer de l’administration Trump et se montrent un tout petit peu trop provocateurs pour l’esprit du président américain qui considère, de son côté, qu’il est passé à autre chose. Je pense que l’investissement du président américain dans la Corée du Nord est terminé. Il a sa photo « up » comme on dit aux États-Unis : dans le couloir qui mène au bureau ovale se trouve une série de photos de M. Trump et de M. Kim Jong-un. Pour lui, cela suffit, il est passé à autre chose. Je ne suis pas sûr qu’il en soit de même du côté nord-coréen.

Les risques de conflit majeur sont finalement toujours les mêmes. Ils sont effectivement limités par la dissuasion nucléaire, mais la dissuasion nucléaire n’est pas une garantie absolue d’absence de conflit militaire. Un accident est toujours possible. On reproche toujours à ceux qui, comme moi, estiment que c’est un mal nécessaire, que cela a apporté davantage d’apaisement dans le système international que d’inflammation de ce système. Il reste que ce n’est pas une garantie absolue, d’autant plus que trois choses ont changé qui, à mon avis, sont autant de facteurs de préoccupation.

La première est la centralisation du pouvoir en Chine, en Russie et ailleurs. Cette centralisation peut être considérée comme un facteur de prévisibilité. Mais si je prends l’exemple de la Chine, le fait qu’il y ait traditionnellement un mécanisme de décision collective en Chine, jusqu’au début de la décennie 2010, contribuait probablement à limiter les risques d’escalade en cas de tension, dans le détroit de Formose, en cas de crise à Taïwan bien sûr ou dans d’autres régions. Je pense que la centralisation extrême du pouvoir entre les mains de M. Xi n’est pas une bonne nouvelle pour la limitation des risques d’escalade.

Le deuxième facteur, qui est lié, est ce que j’avais déjà appelé il y a une dizaine d’années, lors d’une audition devant votre commission, « le nationalisme nucléaire », c’est-à-dire l’alliance de l’hypernationalisme et de l’arme nucléaire. Le nucléaire devient un symbole du nationalisme et un outil, une carte, permettant l’affirmation de ce nationalisme. On le voit bien sûr dans le discours de Vladimir Poutine, mais on le voit aussi dans le discours de M. Modi. C’est quelque chose de nouveau dans le discours indien. On le voit naturellement dans le discours de Kim Jong-un. Une constellation de dirigeants considèrent le nucléaire comme une carte d’affirmation nationale, alors que dans la plupart des autres puissances nucléaires, comme la France, nous n’avons pas honte de notre dissuasion, mais nous ne voyons pas le président de la République ou le Premier Ministre se réveiller tous les matins, en disant : « nous sommes fiers d’être une puissance nucléaire ».

Je crois qu’il existe vraiment deux mondes nucléaires aujourd’hui : ce monde des nationalistes nucléaires et un monde plus raisonnable, qui est celui des puissances occidentales, même si M. Trump tient sur le nucléaire un langage qui peut changer du tout au tout, du jour au lendemain, comme sur beaucoup de sujets. Nous avons enfin le monde de l’interdiction, le traité d’interdiction de l’arme nucléaire (TIAN). Je me permettrais de rappeler, Madame la présidente, que nous ne pouvons pas faire de ce TIAN une simple réaction à la montée, à la mise en avant du nucléaire, puisque le TIAN est finalement une initiative dont les prémices datent du mandat de Barack Obama. Nous ne pouvons pas en faire un simple phénomène d’action-réaction.

Le troisième facteur de risques est, à mon sens, l’imprévisibilité américaine. Soyons clairs, je pense que l’imprévisibilité des dirigeants occidentaux, parfois, peut être un atout stratégique. Donald Trump, à l’été 2017, a commencé à s’adresser aux dirigeants nord-coréens d’une manière extrêmement troublante pour les Nord-Coréens qui n’avaient pas l’habitude d’entendre un dirigeant occidental s’exprimer de cette manière. Ils ont été déstabilisés et parfois, déstabiliser ceux que nous considérons comme nos adversaires peut être positif car les pays occidentaux, les dirigeants occidentaux, y compris européens, sont toujours considérés comme trop prévisibles. Le problème est que M. Trump jouait évidemment de cette carte un petit peu trop fort et un petit peu trop haut.

Je crois qu’aujourd’hui, c’est davantage un facteur de risques que de stabilité, d’autant plus que cette logique de l’homme qui est dans le bureau ovale est aussi une logique d’affaiblissement des alliances et d’affaiblissement des capacités américaines de médiation. Il n’y a pas eu de médiation américaine lors de la crise de Balakot, en Asie du Sud, en février 2019. Il n’y a aujourd’hui ni volonté ni capacité américaine de médiation dans une crise en Asie du Sud-Est. J’ai commencé en parlant du risque de « 1914 en Asie ». Je ne revendique pas cette expression que d’autres ont utilisée. Encore une fois, cela fait près de trente ans que l’on parle de ce risque. Mais je me demande si, aujourd’hui, le risque n’est pas autant celui d’un 1950 que d’un 1914.

1950 est bien sûr la date de la guerre de Corée, dont le triste anniversaire arrive au mois de juin. 1950, c’est le moment où les Nord-Coréens se sont sentis autorisés à envahir la Corée du Sud, tout simplement parce qu’ils ont entendu le message des Américains affirmant qu’ils ne considéraient pas la péninsule coréenne comme faisant partie des intérêts centraux des États-Unis. C’était dit fortement, publiquement. Ce message a été entendu à Pyongyang, mais aussi à Moscou et à Pékin.

Je ne suis pas en train de vous dire que le risque de nouvelle guerre de Corée, au sens de 1950, est aussi élevé que cela a été le cas à l’époque. Je dis simplement que l’abstention américaine est plutôt un facteur de perturbation. Nous voyons d’ailleurs que ce nationalisme nucléaire s’exprime, presque tous les jours, par des patrouilles maritimes et aériennes, de la part de pays comme la Russie bien sûr, mais aussi de la Chine, qui violent régulièrement l’espace national aérien et maritime de leurs voisins. Ce comportement se double d’une réelle course aux armements conventionnels. Je pense notamment à la multiplication des sous-marins, à la prolifération des sous-marins dans le monde. Ce n’est pas toujours une mauvaise chose, mais il y a véritablement une « course à la sous-marinade » qui se déroule depuis une vingtaine d’années.

Je pense bien sûr à l’hypersonique. Mais pour moi, Madame la présidente, il n’est pas évident qu’il s’agisse d’une rupture stratégique. Je pense que c’est plutôt un saut qualitatif. Nous aurons peut-être l’occasion d’en rediscuter, puisque vous avez utilisé le mot « rupture » ; je me permets d’émettre un petit doute à ce sujet. Je ne sais pas ce qu’en pense Corentin Brustlein, mais je crois que c’est un vrai sujet de discussion.

Je termine sur trois points que j’espère plus rassurants, en tout cas un brin plus optimistes. Voyons les faits. Je ne peux pas, pour ma part, parler de reprise de la prolifération. La prolifération est plutôt un phénomène contenu. La Corée du Nord n’est plus un problème de prolifération depuis longtemps. Cela fait bien une quinzaine d’années que c’est un État nucléaire. C’est un problème de dissuasion, de confinement, d’interdiction, mais ce n’est plus un problème de prolifération. C’est un État nucléaire, que nous voulions ou non. S’agissant de l’Iran, vous avez raison de le rappeler, Madame la présidente, nous avons des incertitudes sur son comportement futur dans le domaine du nucléaire. Mais nous ne pouvons pas dire que l’inquiétude au sujet de la prolifération nucléaire soit aussi justifiée qu’elle l’était au milieu des années 2000, par exemple. Pour un certain nombre de raisons, les inquiétudes me semblaient alors beaucoup plus légitimes qu’elles ne le sont maintenant. Vous avez rappelé les mots de François Mitterrand dans son discours au Bundestag, dont on se souvient encore, légitimement. Je vais me permettre, non pas de paraphraser François Mitterrand, mais de dire que le nucléaire est au nord et le pacifisme est au sud. Le nucléaire se concentre dans l’hémisphère nord, mais il n’y a quasiment pas de nucléaire dans l’hémisphère sud, ni même dans le « sud global », comme on dit parfois aujourd’hui avec ce néologisme assez épouvantable. Au sud, la quasi-totalité de la planète est dénucléarisée et je ne connais pas de pays qui ait l’intention de se doter de l’arme nucléaire ou qui ait la capacité de le faire en un laps de temps relativement bref. On parle souvent du Japon. À mon avis, c’est une absurdité que de le mettre au rang des candidats à la prolifération. C’est la première bonne nouvelle.

La seconde bonne nouvelle est qu’il n’y a pas eu de rupture doctrinale. C’est quelque chose qui me frappe toujours. Avec du recul, nous aurions pu penser que nombre d’États, y compris chez ceux que l’on appelle les nouveaux détenteurs de l’arme nucléaire, considèreraient ces armes nucléaires comme des armes d’emploi ou de bataille. Ce n’est pas le cas. Aucune doctrine affichée d’un État nucléaire n’envisage l’arme nucléaire comme une arme d’emploi ou de bataille. Il y a une consolidation de ce que l’on appelle souvent la tradition de non-emploi. Encore une fois, ce n’est pas pour dire qu’il n’y a pas de risque, mais prenons du recul car cela aurait pu être bien pire. Nous le craignions notamment à la fin de la guerre froide.

Enfin, un troisième point qui est peut-être sujet de débat, je ne crois pas qu’on puisse parler aujourd’hui véritablement d’une course aux armements nucléaires. L’expression « course aux armements nucléaires » renvoie à des mécanismes d’action-réaction de la guerre froide, qui n’avaient rien à voir sur le plan quantitatif, qui n’avaient rien à voir sur le plan de la motivation politique avec ce que nous connaissons aujourd’hui. La fin de la maîtrise des armements nucléaires, si elle se confirme, serait certes regrettable, mais elle n’équivaut pas pour autant à la reprise de la course aux armements nucléaires. Le détricotage que vous souligniez justement, Madame la présidente, est une mauvaise nouvelle. Mais il ne signifie pas que nous allons retrouver des processus analogues à ceux que nous avons connus pendant la guerre froide.

Il y a des mécanismes d’action-réaction, notamment entre l’Inde et le Pakistan. Il y a le développement des triades nucléaires en Asie, mais, après tout, ces pays ne font, d’une certaine manière, que faire ce que nous avons fait nous-mêmes. J’ai coutume de dire, sans esprit de provocation, que nous retrouvons finalement le discours que ces pays tiennent s’agissant de l’émission des gaz à effet de serre et du réchauffement climatique. Lorsque la communauté internationale demande à la Chine, à l’Inde et à d’autres, de réduire leurs émissions de gaz à effet de serre, ils répondent : « Mais vous en avez bien profité pendant des dizaines et des dizaines d’années pour votre développement. N’avons-nous pas le droit, nous aussi, à notre développement ? » D’une certaine manière, c’est la même chose qui se passe dans le nucléaire. Ils se disent, pas totalement illégitimement de leur point de vue, et sur le plan intellectuel nous pouvons le comprendre, que nous avons développé des triades nucléaires, mis des sous-marins à la mer, que nous disons que c’est la meilleure garantie de la dissuasion. Ils veulent donc faire la même chose.

Bien sûr, il y a des évolutions technologiques, de nouveaux programmes. Il y a ce que l’un de nos collègues américains, Jeffrey Lewis, appelle le « zoo nucléaire » de Vladimir Poutine, avec tout un tas de créatures étranges et nouvelles qui sont certainement développées et qui pourraient être déployées. Il faut faire attention à la différence entre développement et déploiement. Ce n’est pas parce qu’on développe un prototype que cela va forcément être déployé en masse. Il y a donc certes des phénomènes préoccupants, mais à mon sens, ils sont beaucoup plus sur le terrain conventionnel, sur le terrain classique.

La violation avérée par la Russie du traité FNI est à mon avis beaucoup plus un problème pour l’équilibre classique, conventionnel de la masse eurasiatique que sur le plan nucléaire. Ils sont à double capacité parce que les Russes font ainsi, parce que les Soviétiques faisaient ainsi. C’est pratique, cela coûte moins cher. C’est une tradition, c’est comme cela que fonctionne le complexe militaro-industriel russe.

À mon avis, nous avons donc plus de raisons de nous inquiéter des courses aux armements conventionnels et de ce que font certains États dans le domaine conventionnel que de ce qu’ils font dans le domaine nucléaire.

M. Corentin Brustlein. Je me suis personnellement concentré sur le dernier élément de la problématique qui nous réunit aujourd’hui, c’est-à-dire la place de la question nucléaire, en particulier la question de la centralité de l’arme nucléaire dans les stratégies des États qui la possèdent. Le retour d’une forme de compétition géopolitique, voire son installation pour les prochaines décennies laisse peu de place au doute. Mais une redistribution de la puissance, combinée à un renouveau des tensions, peut avoir un sens et une portée différents pour les puissances nucléaires dites du statu quo, c’est-à-dire les États-Unis, dans une certaine mesure la France et le Royaume-Uni également, et pour celles désireuses de remettre ce statu quo en cause, que ce soit à l’échelle globale ou à une échelle régionale.

Les postures nucléaires sont susceptibles d’être influencées par des évolutions de nature globale, que ce soit l’évolution de la distribution de la puissance, que ce soient les ruptures technologiques qui ont été évoquées, l’évolution du débat sur le désarmement nucléaire ou le détricotage de l’architecture à la fois de non-prolifération et de maîtrise des armements, mais également, et parfois surtout, par des considérations plus locales et plus régionales, c’est‑à‑dire les rapports de force régionaux vis-à-vis du voisin, l’existence pérenne de différences frontalières.

Par conséquent, il n’y a pas d’adaptation homogène des doctrines et des stratégies comme des postures en réaction à l’état du monde. C’est un point qu’il me semble important de souligner en introduction. Les stratégies nationales adossées à l’arme nucléaire demeurent, pour ainsi dire, toutes singulières. Neuf États possèdent l’arme nucléaire aujourd’hui et chacun a une stratégie qui diffère de celle des autres. Dans les faits, le retour de la compétition stratégique a de facto donné à l’arme nucléaire une visibilité nouvelle et plus grande que ce qu’elle avait été depuis la fin de la guerre froide.

Pour autant, cette visibilité accrue ne signifie pas forcément un rôle grandissant de l’arme nucléaire chez les pays la possédant. C’est une distinction qui compte, c’est-à-dire qu’il n’y a pas nécessairement une évolution nette des doctrines qui conférerait à l’arme nucléaire un rôle grandissant, de nouvelles missions ou un périmètre plus large pour la mission dissuasive. Le tableau est donc en réalité plus nuancé que ce qu’il paraît à première vue.

Aux États-Unis, depuis les années 1960 et jusqu’à 2014 environ, nous avons vu une volonté régulièrement réaffirmée de réduire le rôle des armes nucléaires dans la politique de dissuasion. Barack Obama avait conféré une nouvelle impulsion à cette ambition à travers ce qu’on appelait alors l’agenda de Prague, mais cette tendance s’est interrompue, comme vous l’avez souligné, Madame la présidente. Elle ne s’est pas interrompue à cause de l’alternance entre Barack Obama et Donald Trump, mais dès le second mandat d’Obama avec l’invasion puis l’annexion de la Crimée, l’appropriation chinoise des récifs et îlots en mer de Chine méridionale et la construction de bases militaires sur ces îlots. Bref, elle s’est interrompue avec le retour de la logique du rapport de force, pour ne citer que ces exemples. Par conséquent, la Nuclear Posture Review qui a été rendue publique, préparée par le Pentagone en 2017-2018, a procédé à un réajustement de ton très net. Elle réaffirme, contrairement à la précédente qui datait de 2010, l’importance de l’arme nucléaire dans la stratégie américaine, ce qui était déjà un changement significatif, à la fois pour la sécurité des États-Unis et pour celle de leurs alliés, c’est-à-dire dans le cadre de la dissuasion élargie. Toutefois, les ajustements de doctrine et les ajustements dans la structure des forces qui ont été le fruit et le produit de cette révision de la posture nucléaire sont restés d’ampleur limitée.

Le cas russe est plus complexe. La doctrine officielle de la Fédération de Russie, dont la dernière version date de décembre 2014, est très basique dans la description qu’elle fait des rôles attribués à l’arme nucléaire. Sur le papier, celle-ci a vocation à prévenir les attaques nucléaires, à prévenir les attaques à l’aide d’armes de destruction massive et à prévenir une agression conventionnelle qui remettrait en cause l’existence même de la Russie. Rien de très choquant, vous en conviendrez. Le problème dans le cas russe réside moins dans la doctrine que dans sa mise en œuvre et dans la pratique, puisque nous avons vu la Russie multiplier l’envoi de signaux nucléaires à l’Occident, des signaux verbaux ou des signaux matériels, qu’il s’agisse de tirs de missiles, de patrouilles de bombardiers stratégiques non annoncées à proximité de nos espaces aériens, tout ceci dans le contexte et dans les suites des opérations en Ukraine. S’il ne semble pas y avoir d’inflexion doctrinale, nous observons donc à tout le moins une volonté de Moscou de tirer profit de ce qu’on appelle l’ombre portée de l’arsenal nucléaire russe dans des crises régionales, et donc d’un abaissement du seuil de la menace à défaut d’un abaissement du seuil d’emploi de l’arme nucléaire. S’y ajoutent des efforts de modernisation de l’arsenal nucléaire russe stratégique et tactique tout à fait considérables. Un certain nombre ont déjà été mentionnés. Ces développements sont, il faut le rappeler, de moins en moins contraints par les accords de maîtrise des armements et vont l’être de moins en moins, en tout cas à l’horizon prévisible. La Russie, cela a été souligné, contourne en effet allègrement ces accords de maîtrise des armements. Je n’ai pas dit qu’elle les viole nécessairement tous, mais elle les contourne allègrement, y compris certains aspects du New Start.

Les postures de la Chine, de l’Inde et du Pakistan n’ont pas connu d’inflexion doctrinale majeure récente. Toutefois, les structures de force évoluent, qualitativement et quantitativement. Jusqu’à récemment, la Chine a appuyé sa stratégie de dissuasion sur deux piliers principaux : d’une part, des capacités de frappe régionale pléthoriques, conventionnelles et nucléaires, et d’autre part un nombre limité de capacités de frappe nucléaire intercontinentale. En quelques années, la Chine a mis à la mer une composante océanique. Elle est en train de créer ou de recréer une composante aéroportée. Elle fait évoluer ses capacités sol-sol vers des configurations plus avancées, avec des missiles systématiquement basés sur des plateformes mobiles, des missiles qui seraient équipés à long terme, voire dès à présent, de têtes multiples, ou le développement et le déploiement de planeurs hypersoniques qui sont déjà opérationnels pour des missiles de portée courte. Elle fait tout cela sans la moindre forme de transparence, eu égard à l’arsenal chinois.

Deux derniers points me semblent importants à souligner, au regard de la place de l’arme nucléaire dans les stratégies nationales : d’abord, parce que c’est une question qui a été évoquée par le président de la République dans son discours, l’articulation avec le conventionnel et ensuite, la maîtrise des armements. Ces deux points sont liés à de multiples égards. L’articulation de la dissuasion nucléaire avec la manœuvre conventionnelle mérite toute notre attention pour plusieurs raisons. La première est que la dissuasion nucléaire n’opère pas dans un vide, mais en pleine complémentarité avec un système de forces conventionnelles qui doit être assez robuste pour pallier les limites de la dissuasion nucléaire, c’est-à-dire défendre des intérêts non vitaux ou protéger les intérêts vitaux face à des atteintes qui seraient d’ampleur limitée.

Cette articulation entre conventionnel et nucléaire évolue aujourd’hui de plusieurs manières, d’abord parce que la marge de supériorité militaire américaine décroît vis-à-vis de ses principaux rivaux. Elle s’amenuise sous les effets conjugués de dix années d’opérations continues sur des théâtres au Moyen-Orient et en Asie centrale qui ont éloigné Washington et le Pentagone de la préparation des conflits qu’on appelle de haute intensité ou de haut du spectre. Pendant ce temps, la Russie et la Chine investissaient dans des stratégies de compensation de cet avantage conventionnel américain, de compensation indirecte au travers de ce qu’on appelle les stratégies de zones grises, mais aussi de compensation directe par le biais de postures de déni d’accès et d’interdictions régionales. Cette réduction de la marge de supériorité conventionnelle américaine doit nous préoccuper, dans la mesure où c’est précisément cette marge de supériorité qui donne à Washington la confiance nécessaire pour s’engager auprès de ses alliés, que ce soit en Europe ou en Asie.

Deuxième facteur d’évolution dans cette articulation, les options non nucléaires se diversifient aujourd’hui pour conduire des attaques stratégiques, stratégiques parce qu’elles peuvent frapper directement les territoires et les sociétés adverses. Qu’il s’agisse de guerre cybernétique, d’action dans l’espace extra-atmosphérique ou de frappe conventionnelle à longue distance, hypersonique ou non hypersonique, il s’agit d’axes de développement majeurs dans la plupart des puissances nucléaires, à commencer par la Russie et la Chine. D’ailleurs, s’il y a une évolution notable à souligner dans la doctrine militaire de la Russie révélée en décembre 2014, c’est bien l’officialisation de son intérêt pour la dissuasion conventionnelle et du rôle stratégique que la Russie attribue à ses capacités conventionnelles, ce qui est une nouveauté.

Cette tendance d’attribution de missions stratégiques à des capacités non nucléaires n’est pas sans effet sur les dynamiques d’escalade qui se complexifient. Dans le contexte d’une pression normative grandissante, cherchant à influer sur les politiques déclaratoires et donc sur le rôle de l’arme nucléaire, ce qui porte une pression disproportionnée sur les démocraties par rapport aux autres régimes, il importe donc de prendre la juste mesure à la fois de la nécessité de tirer le meilleur parti des capacités conventionnelles de haut du spectre, dans une logique dissuasive, mais également des limites persistantes auxquelles ces capacités se heurtent dans un rôle dissuasif. Concrètement, il est théoriquement possible de mettre à genoux des sociétés et des pays entiers par des moyens non nucléaires, mais cela ne signifie pas que ces mêmes moyens puissent former la base d’une posture de dissuasion crédible qui inciterait à elle seule, dès le temps de paix, des adversaires potentiels à la retenue. Ainsi, si la complémentarité entre forces nucléaire et conventionnelle doit être renforcée, elle ne doit pas faire perdre de vue le caractère spécifique de ce qu’on appelle la révolution nucléaire, c’est-à-dire les effets d’inhibition stratégique produits par l’aptitude à infliger des dommages inacceptables dans des délais très courts.

Dernier point, dans un tel contexte, la maîtrise des armements doit redevenir un axe majeur d’efforts diplomatiques. L’Europe est aujourd’hui en quelque sorte l’otage de la rivalité grandissante entre, d’une part, une Chine qui reste sur une ligne d’opacité complète concernant son arsenal nucléaire, alors même qu’elle affiche par ailleurs un niveau d’ambition militaire grandissant pour avoir une armée de rang mondial à l’horizon 2050, et d’autre part les États‑Unis qui évaluent le besoin de maintenir l’architecture existante de maîtrise des armements, nucléaires ou conventionnels, à l’aune du seul critère du désavantage comparatif que cette architecture apporterait aux États-Unis dans la perspective de cette rivalité grandissante avec la Chine.

Pour la France et l’Europe, le défi est à mon sens de réinventer un récit autour de la maîtrise des armements, en démontrant que celle-ci est non seulement compatible avec une ère de compétition stratégique renouvelée, mais particulièrement nécessaire eu égard aux transformations technologiques et capacitaires en cours.

M. Christophe Lejeune, rapporteur budgétaire du programme 146 : « Équipement des forces et dissuasion ». Vous avez évoqué la Russie, ma question portera donc sur ce pays. Comment l’Europe se protège-t-elle face aux nouvelles armes nucléaires que déploient les Russes ? Je voudrais notamment revenir sur le projet russe de planeur hypersonique Avangard, présenté comme « pratiquement invincible » par Vladimir Poutine que je cite. Comment l’Europe, qui s’en remet à l’OTAN, prend-elle en compte ce nouveau missile balistique intercontinental, pour lequel la charge peut être aussi bien conventionnelle que nucléaire ? Nos capacités de riposte, au cas où la dissuasion n’aurait pas fonctionné, sont-elles suffisamment rapides pour pouvoir intercepter ce genre de missile, annoncé comme évoluant à 33 000 km/h ?

M. Jean-Charles Larsonneur. Je voudrais revenir sur le discours du président de la République. Il se trouve que j’étais à Bruxelles la semaine dernière, pour une assemblée parlementaire de l’OTAN où la posture de l’Alliance a été évoquée et donc le discours du Président. Nous nous sommes entendus dire par une responsable américaine en charge du nucléaire, que je ne citerai pas, qu’elle avait été très déçue par le discours du Président parce que la France ne rejoignait pas l’architecture nucléaire de l’OTAN et donc le groupe des plans nucléaires. Elle le disait avec une certaine candeur. J’étais un peu ébahi et j’ai constaté que de nombreux collègues de l’Alliance applaudissaient cette remarque qui me paraissait relativement candide. Je voulais vous interroger plus précisément sur la dimension européenne de nos intérêts vitaux. C’est un très vieux débat en réalité puisque, dès la discussion de la loi de programmation militaire de 1960-1965, les européanistes d’un côté considéraient que la dissuasion nationale compromettait l’intégration européenne et les atlantistes de l’autre qu’elle compromettait l’unité de l’Alliance. Raymond Aron et le général André Beaufre d’un côté disaient vouloir inscrire cette dissuasion dans le cadre de l’OTAN tandis que, de l’autre côté, des gens comme Pierre-Marie Gallois la considéraient comme intimement liée à notre indépendance. Finalement, en évoquant cette dimension européenne de la dissuasion et de nos intérêts vitaux, le président de la République peut-il remettre au goût du jour, avec succès, la doctrine de sanctuarisation élargie qu’avait évoquée le général Méry en 1976 ?

M. Charles de Verpillère. Ma question concerne un pays dont nous n’avons absolument pas parlé, qui est Israël, sous un double aspect. D’abord, Israël peut être la cible d’une attaque nucléaire ou peut penser, craindre, être la cible d’une attaque nucléaire. On se souvient qu’en 1981, à titre préventif, Israël avait bombardé le centre de recherche nucléaire irakien d’Osirak. Ces craintes sont-elles fondées et quelle peut être l’attitude d’Israël vis-à-vis de l’Iran ? Comment situez-vous la politique d’Israël dans cette discussion, dans cette remise en cause du traité avec l’Iran en matière nucléaire ?

Le second aspect est bien sûr la possibilité pour Israël d’être lui-même une puissance nucléaire. Officiellement, Israël n’a pas la bombe atomique. On sait en tout cas qu’ils ont parfaitement, sur le plan scientifique, la possibilité de la développer. Pouvez-vous nous donner des éclaircissements à ce sujet ?

M. Yannick Favennec Becot. Ma première question concerne les Britanniques qui ont affirmé à plusieurs reprises que leur départ de l’Union européenne ne remettrait pas en cause leur volonté de continuer à jouer un rôle de premier plan dans la défense de l’Europe. Toutefois, selon vous, que va devenir la mutualisation des forces océaniques nucléaires prévue en 2010 dans le traité de Lancaster House ?

Ma deuxième question concerne la ratification de l’accord-cadre entre l’Union européenne et l’Australie, qui a été votée par la commission des Affaires étrangères récemment. Celui-ci a réservé une place particulière à la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive et de leurs vecteurs, notamment par le maintien d’un système efficace de contrôle des exportations. Les règles relatives au contrôle des exportations sont en effet essentielles. Je pense notamment à celles qui concernent les biens à double usage, ces produits qui sont susceptibles d’avoir une utilisation tant civile que militaire. Ils sont sensibles, car bien que destinés à des applications civiles, ils peuvent être utilisés à des fins militaires, et notamment contribuer à la prolifération d’armes de destruction massive. J’aimerais donc avoir votre avis sur l’efficacité des règles relatives au contrôle des biens à double usage. Vous paraissent-elles suffisantes pour éviter un détournement de leur finalité par des acteurs désireux de produire des armes de destruction massive ?

M. Joaquim Pueyo. Le président de la République française a évoqué début février son souhait de développer un dialogue stratégique avec ceux de nos partenaires européens qui y sont prêts sur le rôle de la dissuasion nucléaire française dans notre sécurité collective. Pensez-vous que c’est très utile d’avoir une stratégie européenne ? Je le pense personnellement, dans la mesure où la plupart des pays européens sont dans l’OTAN, avec les États-Unis, le Canada et la Turquie.

Par ailleurs, les États-Unis semblent respecter l’accord qu’ils ont signé avec la Russie, mais en modernisant d’une manière considérable leur arsenal, et nous voyons également la Russie renforcer son arsenal. Pouvez-vous nous donner des éléments très objectifs sur les pays qui ne respectent pas vraiment les accords ? Avez-vous des éléments à nous donner ? Pensez‑vous que la stratégie française peut s’impliquer avec le temps, dans la mesure où les États-Unis sont également une grande puissance nucléaire ?

M. André Chassaigne. J’ai lu, religieusement, le discours du président de la République du 7 février à l’École de Guerre. J’ai moi aussi besoin d’exégèse.

J’ai relevé trois passages. D’abord, il dit : « La France, puissance nucléaire, reconnue par le traité de non-prolifération, membre permanent du Conseil de sécurité, prendra ses responsabilités, en particulier en matière de désarmement nucléaire, comme elle la toujours fait. Dans la recherche de la paix, la France est attachée à la logique dun désarmement qui serve la sécurité et la stabilité mondiales. » Il cite ensuite le bilan de ce désarmement, qui est très concret, qui a réduit à 300 les armes nucléaires.

Deuxième aspect, il dit : « Je ne peux donner à la France comme objectif moral le désarmement des démocraties face à des puissances, voire des dictatures, qui elles conserveraient ou développeraient leurs armes nucléaires. Un désarmement nucléaire unilatéral équivaudrait, pour un État doté comme le nôtre, à sexposer et à exposer ses partenaires à la violence et au chantage ou à sen remettre à dautres pour assurer sa sécurité. Je refuse cette perspective. » Il termine en disant : « Notre objectif doit être dœuvrer à linstauration dun ordre international différent, avec un gouvernement du monde efficace, capable détablir le droit et de le faire respecter. Cet objectif de transformation de lordre international nest pas seulement un idéal. Il dessine dès à présent un chemin politique et stratégique qui doit nous permettre de progresser concrètement. »

D’où mes deux questions en termes d’exégèse : voyez-vous dans ce discours du président de la République une évolution ? Y a-t-il une révision de la posture nucléaire française qui apparaîtrait entre les phrases, pour des gens qui ne vont pas forcément voir ce qu’il en est réellement, pour des amateurs comme je le suis ? Deuxième question : comment pourrait se concrétiser le chemin tracé par le président de la République ? Il ouvre un chemin, mais il ne donne pas véritablement de perspectives précises, concrètes sur ce que la France pourrait faire en termes de désarmement.

M. Bruno Tertrais. Je commence par le discours du président de la République. Pour moi, il y a quatre points centraux dans ce discours sur les aspects nucléaires. Je fais une brève digression : je pense pour ma part que ce discours est aussi très intéressant sur certains aspects non nucléaires, comme l’autonomie stratégique européenne dans le domaine de la 5G, qui m’a semblé un langage extrêmement fort. Mais je ne voudrais pas changer le cours de cette audition et je reviens au cœur du sujet.

Premier point, sur le plan doctrinal : il endosse la tradition et il clarifie un ou deux points. Il y a un point de clarification sur la question de « l’ultime avertissement ». Sous la présidence Hollande, sous la présidence Sarkozy, il y avait un certain flou public sur cette question de l’avertissement nucléaire. S’agissait-il encore de ce que l’on appelait au temps de la guerre froide « l’ultime avertissement » ? Avions-nous, sans le dire vraiment publiquement, modifié, changé, altéré les paramètres centraux de notre doctrine tels qu’ils ont été fixés dans les années 1980 ? La réponse est non. La réponse du président de la République, donc la réponse de la France, est non. Nous en restons à quelque chose qui est différent de la riposte graduée, qui n’est pas la réponse graduée. Pour nous, c’est un seul avertissement nucléaire possible, pas obligatoire, mais possible. Nous voyons là un président de la République qui endosse une certaine tradition française.

Deuxième point, l’opposition au TIAN et au langage utilisé par Sa Sainteté François : je crois qu’elle est intéressante parce qu’elle est le point d’aboutissement d’une réflexion qui a eu lieu au sein de l’administration française pendant au moins trois ans, si ce n’est quatre ans, sur les aspects moraux, éthiques et juridiques de la dissuasion nucléaire. On peut apprécier et approuver, ou ne pas apprécier et désapprouver, les conclusions du président de la République sur ce point. Ce dont je peux témoigner, c’est que ce n’est pas simplement quelque chose qui relèverait du réflexe français d’opposition à l’abolition de l’arme nucléaire. C’est le fruit d’une véritable réflexion, y compris sur les dimensions éthiques et juridiques. Cela me paraît assez intéressant.

Troisième point : l’Europe est vue comme un acteur stratégique autonome, pas seulement dans le domaine de la 5G, mais aussi dans le domaine de la maîtrise des armements. C’est un point important. Il peut nous renvoyer effectivement à certaines thématiques de l’époque de la guerre froide, où nous nous opposions à juste titre à ce que l’on appelait à l’époque le condominium américano-soviétique. Maintenant qu’il y a plus de traité FNI, nous ne voulons pas que l’Europe soit un objet, un théâtre de rivalités sur des questions qui la concernent directement. Autrement dit, nous souhaitons que l’Europe, sur les questions de maîtrise des armements nucléaires qui l’intéresseraient directement, soit un acteur et ait des propositions. C’est ainsi en tout cas que j’interprète le discours du président de la République.

Le quatrième point est bien sûr la perspective européenne. Il y a trois volets différents sur ce sujet. Premièrement, un cran, un palier est franchi dans la reconnaissance de la dimension européenne de nos intérêts vitaux. Nous sommes là vraiment dans l’exégèse, mais je pense connaître assez bien les différents langages qui ont été utilisés sur ce thème depuis déjà 1992. Et on a franchi un grand pas. Ce n’est pas révolutionnaire, mais c’est une évolution. Le Président dit – et c’est lui le principal responsable sur ce sujet et même le seul – que nos intérêts vitaux ont une dimension plus authentiquement européenne.

Le deuxième point bien sûr est la proposition, non pas d’un dialogue sur le nucléaire en général, mais sur la place de la dissuasion nucléaire française en Europe, pas au sein de l’Union européenne. Les Britanniques ne sont pas mentionnés. L’Union européenne n’est pas mentionnée. Ce n’est pas totalement par hasard. Je fais partie de ceux qui n’ont jamais pensé que nous pouvions avoir un dialogue digne de ce nom au sein de l’Union européenne sur les questions de nucléaire militaire et de dissuasion, pour des raisons qui tiennent à la fois au caractère un peu bureaucratique de cette institution, mais surtout aux cultures stratégiques très divergentes qui existent en Europe sur ces points. C’est pour cela que je fais le parallèle avec l’initiative européenne d’intervention. Si nous devons en parler à plusieurs, pas seulement dans des formats bilatéraux, il vaut mieux faire cela dans un format différent et ad hoc.

Enfin, la proposition de participer à des exercices : cela peut se faire très facilement. De ce que je comprends de la manière dont les exercices des forces aériennes stratégiques sont organisés, si demain deux F-16 belges veulent se joindre au raid français, fictif bien sûr, dans le cadre d’un exercice « poker », c’est tout à fait faisable. C’est assez facile et d’autant plus que ces pays le font déjà dans le cadre de l’OTAN.

Les réactions à cette triple proposition ont été plutôt favorables, sans enthousiasme délirant du côté allemand, intéressées du côté polonais. La seule réaction négative est venue de l’OTAN. J’ai été extrêmement surpris et je dois dire choqué de la réaction extrêmement négative du secrétaire général de l’OTAN qui a dit, je le cite : « mais une dissuasion européenne, il y en a déjà une, c’est dans le cadre de l’OTAN ». Très franchement, j’espère que notre excellente ambassadrice à Bruxelles aura marqué sa surprise, puisqu’on est en termes diplomatiques, devant une telle déclaration, parce que cela me paraît totalement décalé et déplacé. Quant à la responsable des plans nucléaires de l’OTAN dont a parlé M. Larsonneur, j’ai été très surpris d’entendre via ce que vous dites, Monsieur le député, qu’elle serait très déçue. Il y a quand même un effort d’interaction et de dialogue qui a été fait entre la France et les structures intégrées dans l’OTAN, dans le domaine nucléaire, depuis une quinzaine d’années, qui devrait conduire à ce que la personne que vous citez ne soit pas surprise, et encore moins déçue. Le président de la République dit : « on ne change pas, on ne rentre pas dans le groupe des plans nucléaires ». Certains pourraient dire : « Soyons pragmatiques. Si nous voulons persuader nos partenaires européens de parler de dissuasion nucléaire, il faut investir la structure de l’OTAN. » Pourquoi pas, mais en tout cas, ce n’est pas le choix qui a été fait. Je suis à la fois surpris et déçu moi-même par la déclaration que vous rapportez, Monsieur le député, et surtout par le langage public du secrétaire général qui me semble inapproprié, comme si le secrétaire général semblait d’un coup avoir peur que se développe, ce qui n’est pas l’intention française, un système parallèle de dissuasion. Non, c’est que nous sommes une puissance nucléaire ; nous avons des voisins, dont certains sont dans l’OTAN, et d’autres non.

Les Finlandais par exemple et les Suédois sont très intéressés par ce sujet. Pourquoi la France n’en parlerait-elle pas avec la Finlande, par exemple, si elle le souhaite ? Cela ne regarde pas le secrétaire général de l’OTAN qui, bien que nordique, vient d’un pays intégré à l’OTAN.

Je termine sur Israël. Je ne crois pas qu’Israël craigne une attaque nucléaire. Israël est assez confiant dans sa dissuasion, y compris dans sa dissuasion nucléaire. Israël a une doctrine, que l’on appelle parfois la doctrine Begin, mais elle a en fait été reprise par tous les premiers ministres. Israël n’acceptera pas qu’un pays ait des capacités nucléaires militaires et ne reconnaisse pas son existence. C’est la combinaison des deux qui est importante.

Vous parlez d’un pays qui intéresse effectivement beaucoup Israël, à juste titre. Personnellement, j’ai toujours pensé que la crainte d’un raid israélien sur l’Iran était surévaluée. Si les Iraniens commettaient la folie de s’approcher trop près du seuil nucléaire, je pense que d’autres pays interviendraient avant Israël. C’est ma thèse personnelle, cela vaut ce que cela vaut.

Le problème est qu’il y a un malaise évident devant la combinaison des deux. C’est pour cela que j’ai parlé de la doctrine Begin, mais c’est quelque chose qui est assez consensuel en Israël. Cela dépasse les clivages politiques. Pour faire une comparaison qui vaut ce qu’elle vaut, si la France était dotée de l’arme nucléaire comme elle l’est aujourd’hui, que la Russie était en passe de se doter de l’arme nucléaire et que les dirigeants russes, au cours des vingt dernières années, disaient régulièrement que la France ne devrait pas exister ou que l’extinction de la France est programmée dans l’histoire, serions-nous très à l’aise ? Je ne crois pas. C’est une analogie qui permet de comprendre l’état d’esprit israélien.

En tout cas, la capacité nucléaire d’Israël ne fait absolument aucun doute. Tout le monde le sait, et même les Égyptiens en 1973 le savaient. C’est aussi pour cela qu’ils ne sont pas allés trop loin.

M. Corentin Brustlein. Je complète les réponses à certaines questions qui n’ont pas été abordées, celle de M. Lejeune en particulier sur la manière dont l’Europe se protège face aux nouvelles armes. Vous avez mentionné l’exemple de l’Avangard.

Le « zoo » que mentionnait Bruno Tertrais est très hétérogène. Ces armes exotiques, ou « armes du manège » comme on dit également, sont à des stades de développement très variés et certaines n’ont certainement pas vocation à être un jour opérationnelles. Je pense que nous pouvons attendre avant de chercher les moyens de nous protéger du missile à propulsion nucléaire par exemple. Pour l’instant, comme le souligne un ami expert du nucléaire russe, ce sont plutôt les scientifiques russes qu’il convient de protéger de leur propre missile, puisque les drames se produisent de ce côté pour le moment.

Vous avez posé la question de l’Avangard spécifiquement. C’est un missile intercontinental, qui a une tête, une charge utile qui, au lieu de suivre une trajectoire balistique classique, suit une trajectoire planante à très haute vitesse. La vitesse n’est pas plus élevée dans le cadre d’une trajectoire balistique que d’une trajectoire planante. La vitesse restera la même parce qu’elle dépend fondamentalement des moteurs initiaux.

Actuellement, l’Europe n’est pas protégée face aux missiles balistiques russes. C’est un fait, nous n’avons aucune protection. Quand je parle de protection, je parle de protection active, c’est-à-dire de défense antimissile. Nous avons une protection limitée dans un cadre précis qui est celui de l’OTAN et qui ne vise pas la Russie. Elle n’est donc pas du tout optimisée contre les missiles, le type de menace et une trajectoire qui correspondraient à l’arsenal russe. Nous n’avons donc pas de protection, même face à des missiles qui ont des trajectoires balistiques « simples », et les missiles balistiques russes sont tout sauf simples. Il y aurait plus que des simples têtes à bord d’un missile à charge nucléaire.

La question que posent les planeurs hypersoniques est une question qui est en fait un sport de « super riches ». La dissuasion est déjà un sport de riches, la dissuasion océanique ou la dissuasion stratégique sont des sports de super riches. Mais quand on en est à se préoccuper de l’hyper-vélocité, notamment des planeurs hypersoniques, c’est que l’on fait partie des trois grands sur cette question, c’est-à-dire Chine, États-Unis et Russie.

Les planeurs hypersoniques intéressent la Russie pour une seule raison : avoir la certitude que cela passera les défenses antimissiles américaines. C’est uniquement pour cette raison, parce que les défenses antimissiles américaines sont optimisées pour des trajectoires balistiques. En adoptant d’autres types de trajectoire plus complexes, on pourra donc prendre ces défenses par surprise, réduire le délai d’alerte et minimiser les capacités de défense. Ces capacités de défense des forces américaines face aux missiles intercontinentaux russes, à l’heure où nous parlons et à l’horizon prévisible, sont déjà extrêmement faibles. On estime qu’elles seraient déjà bien en peine d’arrêter des missiles nord-coréens bien moins sophistiqués et bien moins nombreux.

La réponse européenne face à des missiles russes à têtes nucléaires a toujours été la dissuasion. C’est la seule réponse qui soit crédible face à un pays comme la Russie qui a un arsenal si divers. Toutefois, cela ne veut pas dire qu’il n’est pas nécessaire de chercher une autre réponse au développement capacitaire de la Russie, notamment dans la perspective des suites du traité FNI. Nous voyons que la Russie investit massivement dans des missiles qui ont une portée faite pour le théâtre européen, désormais de type sol-sol donc moins onéreux, pouvant être produits en plus grand nombre, probablement afin de pouvoir prendre pour cible des installations militaires critiques de l’Alliance dans l’hypothèse d’une crise ou d’une d’escalade. Face à ce type de menace, nous pouvons éventuellement réfléchir à un rôle limité de défense antimissile. Avons-nous les capacités de protéger les centres de commandement de l’Alliance qui permettent concrètement de gérer une crise face à la Russie et de superviser l’ensemble des opérations ? C’est une question qui peut se poser. À ce stade, l’essentiel de l’approche de l’Alliance reste de faire comprendre à la Russie que, quand elle en est à viser un effet stratégique, même à l’aide d’armes conventionnelles, face à l’OTAN, c’est-à-dire à frapper des cibles vitales critiques dans le cœur du continent européen, elle doit avoir une incertitude sur le type de réponse que cela pourrait susciter. La priorité reste à mon sens de maintenir ce doute bien présent dans l’esprit de la Russie.

Monsieur Favennec Becot, vous avez posé deux questions. Sur les biens à double usage, nous sommes loin de mon domaine de compétences, donc je me garderai de m’exprimer sur l’exhaustivité des dispositions existantes. Il y a des points de vigilance auxquels je me suis intéressé de manière temporaire, qui sont liés par exemple à de nouvelles technologies comme la fabrication additive qui peuvent poser un certain nombre de questions. La prolifération des technologies de fabrication additive est un point d’attention légitime, mais qui est, à ma connaissance, largement pris en compte par les autorités gouvernementales.

Sur la question du « Brexit », l’accord de Lancaster House ne prévoit pas de mutualisation des forces océaniques britannique et française. Il prévoit une mutualisation des coûts sur certaines installations de radiographie requises dans le cadre du programme de simulation, qui était français, mais avec une installation conjointe, qui est utilisée de manière alternée par les équipes de l’atomic weapons etablishment (AWE) et du commissariat à l’énergie atomique (CEA). Ces accords ne sont pas remis en cause par le « Brexit ». Le « Brexit » amène Londres à réaffirmer sa vocation européenne de toutes les manières possibles et imaginables.

Toutefois, le « Brexit » n’est pas sans poser un certain nombre de questions à long terme et ne va pas être sans effet sur la dissuasion nucléaire britannique. Nous pouvons imaginer plusieurs hypothèses, comme l’hypothèse d’une indépendance écossaise, que nous ne pouvons pas forcément évacuer et qui poserait la question du maintien de Faslane en Écosse. L’Écosse est très antinucléaire. Il y aurait certainement un compromis qui pourrait être trouvé, mais cela pourrait compliquer beaucoup de choses. De manière plus indirecte, il peut arriver que l’accord trouvé avec l’Union européenne tarde, qu’il soit insatisfaisant du point de vue de l’économie britannique ou que celle-ci doive affronter une récession drastique. Les Britanniques ont dans les prochaines années des échéances extrêmement importantes en termes de renouvellement de leur arsenal, que ce soit pour leurs sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) et en termes d’augmentation des crédits, pour leurs SNLE ou même pour la nouvelle tête. Dans le débat britannique, ce sont des décisions qui ne sont absolument pas garanties et qui sont politiquement très sensibles. À mon sens, le « Brexit » n’a pas de conséquence directe. De manière indirecte, il y a clairement des points de vigilance.

Monsieur Chassaigne, vous avez posé la question du chemin vers le désarmement qui serait crédible et compatible avec la vision exposée par le président de la République. Nous connaissons ce chemin, dans une large mesure. Nous avons réalisé nationalement un certain nombre de paliers que d’autres sont nombreux à ne pas avoir franchis, que ce soit l’arrêt de la production des matières fissiles, que ce soit l’arrêt des essais nucléaires et le démantèlement des installations. Ces points sont des évidences.

Je pense que, si l’on réfléchit aux prochaines étapes, on réfléchit à des niveaux d’ambition moins élevés. C’est à mon avis tout le sens de la partie du discours du président de la République portant sur la maîtrise des armements et sur la nécessité de réinventer cet outil. Nous n’allons pas régler le problème du désarmement subitement, alors que l’environnement stratégique est dans une situation pire qu’il ne l’a été depuis trente ans. Toutefois, les mesures de confiance et de sécurité telles qu’elles ont été conçues pendant la guerre froide pourraient être adaptées pour faire face de meilleure manière aux dynamiques d’escalade, y compris celles qui pourraient prendre de nouvelles formes.

Par exemple, le document de Vienne existe encore. C’est encore un document largement contourné par la Russie dans sa mise en œuvre, mais il existe et il a une certaine valeur. L’OTAN a d’ailleurs conduit un certain nombre de travaux pour convenir d’une proposition pour retravailler ces documents. Nous pouvons imaginer des avancées assez pragmatiques pour réussir à réduire ce qu’on appelle les risques stratégiques, c’est-à-dire les risques d’escalade entre puissances nucléaires, mais encore faut-il réussir à préserver ce que nous avons, c’est-à-dire le traité New Start, le traité Ciel ouvert et le document de Vienne.

M. Jacques Marilossian. En août 2019, le traité FNI expirait suite à l’incapacité, et peut-être même la non-volonté, des États-Unis et de la Russie de négocier une prolongation. Aujourd’hui, c’est l’Europe qui risque de faire les frais de cette tournure des évènements. Elle risque d’être le théâtre d’une nouvelle confrontation entre Russie et États-Unis, avec des missiles à courte ou moyenne portée, alors que ces deux pays reprennent le développement de types d’armement équivalents. Nous constatons également une réorientation géopolitique des États-Unis plutôt vers l’Asie, notamment vers la Chine. Tout récemment encore, le ministre des Affaires étrangères, M. Le Drian, regrettait à l’ONU, à Genève, la systématisation de ces rapports de force au détriment du droit international et du désarmement.

Au vu de ces multiples faits, j’aimerais vous poser deux questions : comment évaluez-vous concrètement la menace d’un retour de missiles à courte ou moyenne portée en Europe ? Deuxièmement, quels outils diplomatiques s’offrent à la France, mais aussi à l’Union européenne, afin de se prémunir contre de telles évolutions ? Quel rôle la France peut-elle jouer, un rôle accepté par ses partenaires, qui pourrait éventuellement reposer sur la force océanique stratégique (FOST) ou sur la force d’action navale nucléaire (FANu) ?

M. Jean-Michel Jacques. Je voudrais retourner dans l’hémisphère sud en vous posant une question sur le Brésil. Le Brésil et l’Argentine avaient à un moment des ambitions en termes de nucléaire militaire. Ils se sont retirés. Le Brésil aurait tout de même encore des envies, des ambitions nucléaires militaires. Pouvez-vous nous en parler ?

M. Fabien Gouttefarde. Je voudrais prolonger la question du président Chassaigne sur la concrétisation du chemin tracé par le président de la République. Vous avez parlé du détricotage de l’architecture de non-prolifération comme de l’armement conventionnel. On pense au traité FNI et on peut même penser la non-ratification du traité sur le commerce des armes (TCA) par les États-Unis. Monsieur Tertrais, si vous étiez président de la République française, en vous autorisant à vous autonomiser du discours récent à l’École militaire, quelles initiatives prendriez-vous pour lutter contre ce détricotage des traités ?

M. Claude de Ganay. La dissuasion nucléaire revient sur le devant de la scène, non seulement avec l’Iran et la Corée du Nord, mais également avec l’expiration des traités FNI et Start. Le discours du 7 février dernier du président de la République, auquel nous avons fait référence à plusieurs reprises, s’inscrit dans une continuité doctrinale, mais présente une certaine originalité, une main tendue dans la coopération opérationnelle en matière nucléaire. Ainsi, quatre-vingts représentants de l’OTAN, dont Jens Stoltenberg, visiteront la base de l’Île Longue le 12 mars prochain. Plus significatif encore, la Marine nationale a invité ses alliés européens à participer à son exercice de lutte anti-sous-marine ORCA fin 2020. Alors que cette ouverture visant à faire émerger une culture stratégique commune a été saluée par les différents demandeurs d’exercices « haut du spectre », comme l’Espagne, les Pays-Bas et la Belgique, d’autres pays, en particulier l’Allemagne, ont été étonnamment silencieux. Selon vous, la France n’a-t-elle pas intérêt en matière de coopération militaire à cultiver des relations bilatérales avec ses alliés les plus proactifs sur le modèle de l’excellente coopération franco-britannique, plutôt que d’attendre ce que j’intitulerais un hypothétique sursaut allemand ?

Mme Jacqueline Dubois. À la suite du discours du président de la République, Jean-Yves Le Drian, qui s’exprimait hier devant la conférence du désarmement de l’ONU, a souligné que la crise du désarmement constitue l’une des manifestations les plus préoccupantes de la crise du système multilatéral. Il a plaidé alors pour la définition d’un nouvel agenda pour la maîtrise des armements, avec le renouvellement du traité New Start et l’élaboration d’instruments nouveaux, suite à l’effondrement du traité FNI.

Face à la régionalisation des conflits et à la militarisation croissante des puissances régionales, dans sa dimension nucléaire, pourriez-vous nous éclairer sur des éventuelles négociations amorcées pour intégrer ces nouveaux acteurs comme la Chine, l’Inde ou le Pakistan dans des traités de dénucléarisation actuels ou à venir ?

M. Nicolas Meizonnet. C’est sur votre lecture exégétique du discours du président de la République que portent mes interrogations, même si vous y avez partiellement répondu dans vos réponses faites à M. Chassaigne. Vous avez évoqué les deux versants de la dissuasion nucléaire, une dissuasion disons plutôt agressive qui concernerait la Russie et l’Inde, que vous avez qualifiée de nationaliste, et une dissuasion plutôt d’ordre défensif qui concernerait plutôt la France si j’ai bien compris et dont il faudrait s’honorer. Mais, pour revenir sur le discours d’Emmanuel Macron, la question qui me paraît essentielle est celle de la souveraineté nationale et de l’indépendance stratégique de la France. En effet, on peut s’interroger sur les concepts introduits par Emmanuel Macron – qui a l’art d’introduire des concepts. Le concept de dialogue stratégique au sein de l’Union européenne et celui de la dissuasion élargie ne vont-ils pas à l’encontre de l’idée même de la souveraineté, en tout cas telle qu’elle pouvait être conçue par le général de Gaulle, où seul le président élu par le peuple a le pouvoir d’user de la force de frappe ?

Le deuxième point concerne le démantèlement de la filière nucléaire civile dans le cadre de la transition énergétique. Ne faut-il pas s’attendre, et peut-être s’en inquiéter, à ce que cela rejaillisse tôt ou tard sur le nucléaire militaire, garant de notre sécurité ultime ?

Mme Séverine Gipson. Le XXIe siècle voit la multiplication de micro-conflits et des guerres de faible intensité, qui sont souvent dans des cadres non étatiques. Avec la miniaturisation des armes, doit-on s’inquiéter de l’utilisation de l’arme nucléaire par ces acteurs qui sont très dispersés, bien plus que par les États que l’on dit nucléaires ?

M. Bruno Tertrais. Je vais d’abord répondre à la question de M. Jacques sur le Brésil et l’Argentine. L’Argentine n’est jamais allée très loin. En revanche, l’armée brésilienne avait des intentions très claires, à l’époque du régime de la dictature militaire.

Actuellement, le Brésil a une capacité technique dans le domaine de l’enrichissement de l’uranium, y compris avec des brevets que les Brésiliens gardent jalousement et ils ne montrent pas toutes leurs installations facilement. Il y a par ailleurs, et c’est plus nouveau, une certaine tendance sous le président actuel, un certain relâchement sur le discours politique quant à l’impossibilité pour le Brésil de se repenser de nouveau en puissance nucléaire potentielle. Je ne voudrais pas que mes paroles soient mal interprétées. Je ne prête aucunement l’intention à M. Bolsonaro de se lancer dans un programme nucléaire militaire. Simplement, même si je ne suis pas inquiet sur une prolifération brésilienne, je note que l’on a quand même une combinaison assez nouvelle avec un pays qui a déjà une capacité d’enrichissement de l’uranium, qui veut se doter d’une sous-marinade à propulsion nucléaire, ce qui en ferait alors le seul pays ayant des sous-marins à propulsion nucléaire sans être un État doté de l’arme nucléaire. C’est intéressant comme scénario ; pour l’instant, c’est une coïncidence entre les deux. Enfin, le discours politique est plus nationaliste que par le passé. Je dirais que, s’il fallait absolument dire quels sont les pays qui, dans les trente prochaines années, pourraient y penser, je mettrais effectivement le Brésil. Ai-je des inquiétudes vis-à-vis du Brésil aujourd’hui ? Non.

Monsieur Gouttefarde, vous m’avez posé une colle sur le désarmement. D’abord, même avec la meilleure volonté du monde, j’ai du mal à m’imaginer en Président de la République. Mais j’accepte le challenge. Je ne vais pas vous faire des propositions d’une originalité débordante. Ce qui me semble essentiel aujourd’hui est de renouer les fils du dialogue, non seulement entre les cinq, mais aussi avec d’autres puissances stratégiques comme l’Inde, le Pakistan et si possible avec la Corée du Nord par des canaux appropriés, pour se comprendre et essayer de réduire au minimum les risques. Je sais bien que nous n’avons pas de relations diplomatiques avec la Corée du Nord. Corentin Brustlein l’a dit, la réduction des risques nucléaires, telle que je la promeus pour ma part depuis déjà dix ou quinze ans, est quelque chose de très fécond.

En l’absence d’ouverture possible sur le désarmement, devant les difficultés et les obstacles de la maîtrise des armements, essayons au moins de réduire les risques d’escalade, les risques d’incompréhension. Je connais assez bien l’Asie du Sud et je suis très frappé par le fait qu’en Inde, au Pakistan, nous sommes toujours absolument persuadés de savoir comment l’autre réagirait en cas de crise. C’est extrêmement dangereux. Je crois que c’est là que cela pèche un peu. Pourquoi ? Parce que je vois qu’entre les États-Unis et la Chine, il y a encore beaucoup de choses qui ne se disent pas facilement. Cela fait quand même une vingtaine d’années que les Américains essaient, mais il faut beaucoup de patience.

Plus proche de nous, peut-être de manière plus intéressante pour nous, Européens, je pense que trop de canaux de discussion, y compris au niveau militaire, ont été coupés avec la Crimée. Je partage totalement la politique de fermeté que nous avons vis-à-vis de la Russie sur la Crimée, mais il est regrettable que nous ayons coupé trop de choses. Je parle simplement au niveau français. Emmanuel Macron essaie de rétablir le dialogue. Je ne sais pas s’il y aura un dialogue militaire, mais cela me semble important. C’est surtout entre l’OTAN et la Russie. Je ne suis pas dans les initiatives flamboyantes qui feraient les titres des journaux, mais c’est dans cette direction que je m’orienterais.

À propos de la visite de l’Île Longue, puisque Jean-Charles Larsonneur a rappelé les réunions de l’assemblée de l’Atlantique nord, j’ai fait ma première visite de l’Île Longue avec l’assemblée de l’Atlantique nord en 1990. J’étais « bébé » dans ce domaine à l’époque évidemment, mais c’est pour vous dire que nous la montrons depuis très longtemps à vos collègues européens et américains, canadiens et autres. Nous leur montrons depuis très longtemps nos installations nucléaires. Pourquoi ? D’abord pour leur montrer que cela marche, pour leur montrer aussi que jamais on ne s’en débarrassera. C’est comme cela que l’interprètent certains visiteurs. C’est peut-être aussi pour impressionner. C’est parce que cela se fait entre alliés. Évidemment, cela demande une certaine réciprocité. Mais la France n’a pas à rougir de la transparence qu’elle fait sur ses principales installations nucléaires.

Je m’empresse de dire, et j’ai fait un certain nombre de visites dans les installations nucléaires françaises, que je crois savoir que nous ne sommes jamais allés au-delà de certains seuils de transparence. Il y a des choses que nous gardons pour nous, au nom de l’autonomie et de l’indépendance. Il y a des limites qui sont assez bien marquées.

Sur l’Allemagne silencieuse et les Britanniques plus fiables : jamais l’Allemagne ne sera le Royaume-Uni, jamais le Royaume-Uni ne sera l’Allemagne. L’un ne remplace pas l’autre, l’un ne se substitue pas à l’autre. Nous allons fêter le dixième anniversaire des accords de Lancaster House à l’automne. Il y aura une célébration. Nous allons les revalider, nous allons peut-être même essayer d’aller plus loin. Sur le mur de l’ambassade de Grande-Bretagne, il y avait cette grande exposition « Neighbors », voisins. La géographie fait que nous serons toujours voisins. Nous serons aussi toujours des pays qui partagent la même culture stratégique. Le Royaume-Uni n’est pas une alternative à l’Allemagne et l’Allemagne n’est pas une alternative au Royaume-Uni.

En termes de partenariat, Monsieur le député, je me permets de vous reprendre sur les concepts qu’Emmanuel Macron a mentionnés dans son discours. Il n’a pas parlé de dissuasion élargie et il n’est pas question d’élargir la dissuasion. Il a parlé de dialogue, de coïncidence d’intérêts vitaux, ce qui est une reconnaissance de faits plus qu’un parapluie. Je ne pense pas que le Président de la République ait eu la moindre velléité d’évoquer un parapluie nucléaire français.

Ce n’est pas le sujet, et je vais vous poser une colle, Monsieur le député. Qui a dit : « la France doit se sentir menacée dès lors que les territoires de l’Allemagne et du Benelux seraient violés » ? C’est le général de Gaulle. Ce qui est intéressant, c’est qu’il y a un mythe de la sanctuarisation du territoire par la dissuasion. Le général de Gaulle était, vous le savez mieux que moi, extrêmement pragmatique, très attaché à l’indépendance. Il n’en était pas moins attaché à la solidarité vis-à-vis de ses voisins. On peut retrouver tout un tas de déclarations du général de Gaulle, du Premier ministre Georges Pompidou également qui dit, devant votre Assemblée, que la force de dissuasion protège bien sûr aussi les Européens.

Je crois qu’il y a un petit peu une mythologie à déconstruire. Vous avez tout à fait raison, Monsieur le député, de vous préoccuper du maintien de cet héritage que nous portons tous et je salue votre engagement en ce sens, mais je crois qu’il ne faut pas reconstruire l’histoire. Le général de Gaulle lui-même était très préoccupé du fait que la France ne soit pas isolée. Comme le dit le Livre blanc de 1972 : « La France n’est pas isolée. Elle vit dans un tissu d’intérêts qui dépasse ses frontières. »

Je n’ai pas répondu à votre question sur le nucléaire civil, d’abord parce que je n’y connais à peu près rien, et ensuite parce que je crois savoir que ces sujets sont bien pris en compte. En tout cas, la possibilité d’un impact à l’avenir d’une réduction de la voilure du nucléaire civil sur le nucléaire militaire est une question qui intéresse depuis très longtemps. Je n’ai pas beaucoup de doutes sur le fait que c’est bien pris en compte, mais j’avoue que je ne peux pas vous en dire beaucoup plus parce que ce n’est vraiment pas un terrain qui concerne les grandes sphères géopolitiques. Les réalités concrètes me passent parfois un peu au-dessus de la tête.

M. Corentin Brustlein. J’ai hélas la même réponse.

Pour répondre aux questions notamment du député Marilossian sur l’évaluation de la menace du retour des missiles à courte et moyenne portée en Europe, ils sont en fait là depuis un certain temps, que ce soit à Kaliningrad ou sur le territoire principal de la Fédération de Russie. Ces missiles étaient déjà présents, que ce soit bien clair, puisqu’ils sont en deçà de la portée de 500 kilomètres. C’est d’ailleurs pour cela que le président de la République fait parfois allusion à l’importance de prendre en compte des missiles à plus courte portée et pas simplement à portée intermédiaire. De fait, il y avait une exposition inégale des alliés à la menace posée par les missiles russes, aussi longtemps que le traité sur les forces nucléaires intermédiaires perdurait. Il ne s’agissait pas de négocier son prolongement, mais il était censé durer ad vitam aeternam et c’est vraiment d’une sortie qu’il s’est agi. Ces missiles existaient déjà, à la fois sous la forme balistique et sous la forme de missiles de croisière. Les Russes les possédaient.

Quel type de mesure diplomatique pouvons-nous envisager pour la suite ? Cela rejoint à mon sens certaines questions qui ont également été posées. La question du moratoire a été évoquée par le Président de la République. Cela pose un nombre de questions colossal. Peut-on encore parler de moratoire, alors que les missiles sont déjà en place ? C’est déjà un point de départ délicat. La Russie a envie de parler des missiles de portée moyenne et intermédiaire. Mais est-elle prête à parler également des missiles de courte portée ? C’est un point d’incertitude extrême, et je suis même extrêmement sceptique sur leurs velléités de le prendre en compte. Cela fait déjà deux points d’incertitude, mais, surtout, le grand point d’incertitude sur un moratoire concerne la vérification. Vous devez avoir la capacité de faire des vérifications, quelles que soient les dispositions de ce moratoire. Qu’il aille jusqu’à l’Oural ou au-delà, qu’il porte sur les missiles à tête conventionnelle ou nucléaire, ce sera à chaque fois associé à des exigences qui seront extrêmes en termes de vérification. Dans le cadre du FNI, on a évacué la question de la vérification des têtes, en disant : « on supprime tous les missiles, quels qu’ils soient, ce qui était déjà un défi considérable ». Il est possible, nous l’avons vu, d’introduire des missiles de manière assez discrète et de les produire de manière assez discrète. Nous aurions là un défi qui serait considérable. Les dispositifs de vérification et les technologies qui peuvent être utilisées pour vérifier l’absence de tête nucléaire sur des moyens d’emport permettent de progresser, mais cela implique des dispositifs extrêmement intrusifs. Tout cela serait extrêmement significatif comme développement, mais nous n’en sommes qu’aux balbutiements, à ma connaissance. En tout cas pour ce qui est du domaine public, nous en sommes hélas aux balbutiements dans les échanges avec la Russie sur ce point.

Il faut être conscient que, en France ou en tant qu’Européens, nous n’avons que des leviers extrêmement limités pour peser sur les choix de production et de déploiement russes. Ce ne sont pas les capacités françaises qui préoccupent la Russie. Ce ne sont pas non plus les capacités européennes. Ce sont uniquement les capacités américaines et, dans une certaine mesure, les capacités chinoises. À partir du moment où nous ne faisons pas peur à la Russie, nous avons des leviers relativement limités. Cela pose un certain nombre de questions. Comment pouvons-nous attirer leur attention ? Pouvons-nous les convaincre qu’il vaut mieux faire un compromis avec nous plutôt que d’avoir à repasser par une phase de crise des euromissiles ? Cela ouvre, à mon sens, beaucoup de questions importantes.

Madame Dubois a posé la question de l’État des négociations qui ont été amorcées pour prendre en compte la Chine, l’Inde, le Pakistan, etc. Plusieurs initiatives coexistent et elles n’ont pas toutes les mêmes finalités. Le discours américain consiste à dire que, tant qu’il n’y a pas la Chine dans la maîtrise de l’armement nucléaire, cela ne les intéresse plus. La position du Président Trump, jusqu’à présent, a été de dire qu’il veut entamer des négociations avec la Chine et qu’il conditionne le renouvellement de New Start – même si cela n’a pas été dit de manière aussi explicite – à l’acceptation et au fait que l’on puisse avancer avec la Chine. Pour l’instant, la Chine a manifesté de manière la plus claire possible qu’elle n’était pas intéressée. Les pistes de tri latéralisation sont donc extrêmement faibles. La Maison-Blanche devait arriver avec un certain nombre de propositions à l’égard de la Chine en début d’année 2020, mais je ne sais pas quel type de propositions ils peuvent présenter à la Chine, étant entendu que celle-ci a déjà dit non.

Si on élargit la focale, on peut regarder ce qui peut être fait dans d’autres cadres, par exemple dans le cadre de ce qu’on appelle le P5, c’est-à-dire le groupe des cinq membres permanents du Conseil de sécurité qui se réunit déjà en marge des conférences d’examen du traité de non-prolifération afin de réussir à convaincre qu’ils sont sérieux et de bonne foi dans leur mise en œuvre de l’article 6 du traité de non-prolifération. Ils se réunissent depuis déjà une dizaine d’années, avec des résultats mitigés, avec un degré d’attention du P5 pour l’outil que constitue le P5 qui varie en fonction de la proximité de la conférence d’examen. À ce stade, il est au plus haut. C’est un travail qui a connu des avancées limitées, mais qui ne sont pas nulles, qui sont importantes.

Des discussions sont encore en cours, en particulier dans le cadre de la réduction des risques, pour réussir à avoir un dialogue entre puissances nucléaires établies et reconnues sur les doctrines. Cela paraît être d’une banalité sans nom et c’est en fait tout sauf évident. Rien que de parvenir à trouver des traductions exactes pour les concepts que l’on veut employer est extrêmement compliqué. Pour être concret, le P5 travaille depuis dix ans sur un glossaire qui serait accessible dans toutes les langues du P5. À ma connaissance, il n’est pas terminé. C’est dire à quel point, dès lors que l’on parle de concept, il faut mesurer l’ampleur de la tâche. Le problème est que chaque ambiguïté autour d’un concept se peut se traduire par une ambiguïté en temps de crise. Le style, le sens et le poids des mots qui sont utilisés par les décideurs ne sont pas les mêmes. Cela donne lieu à des incompréhensions et donc à des potentiels d’escalade. Ce n’est pas une tâche vaine. C’est une tâche qui est à mon sens extrêmement nécessaire.

Une des autres pistes qui est à ce stade explorée est d’avoir une déclaration conjointe du P5 soulignant le rôle politique de l’arme nucléaire et non pas le rôle militaire. Il y a eu une volonté de réaffirmer la déclaration de Reagan et Gorbatchev qui consistait, à la fin de la guerre froide, à dire qu’une guerre nucléaire ne peut pas être gagnée et ne doit pas être conduite. Qu’on reprenne cette formule ou qu’on en adopte une autre, l’idée est la même, c’est-à-dire que nous sommes des acteurs responsables et que nous ne cherchons pas à glisser vers une logique d’emploi.

Les autres possibilités de discussion peuvent concerner le type de ciblage que l’on réalise. A-t-on des coordonnées préremplies, des plans de ciblage déjà rentrés dans les armes ou non ? Comment faisons-nous nos procédures d’alerte ? Tout ceci est envisageable. On peut imaginer des canaux de communication qui sont extrêmement précieux en temps de crise. Les Américains et les Soviétiques en ont un certain nombre qu’ils ont utilisés. Les exemples, les options existent, mais, pour l’instant, les progrès sont extrêmement lents.

Dernier point, Madame Gipson, sur les acteurs irréguliers et la menace nucléaire : c’est un point lié au point que faisait Bruno sur les risques de prolifération supplémentaire. Un certain nombre de programmes ont été mis en œuvre après la fin de la guerre froide ou à partir de la fin de la guerre froide, notamment tout ce qui est Cooperative Threat Reduction (CTR), qui a été conduit de façon bilatérale, financé par les États-Unis pour sécuriser les dépôts d’armes nucléaires de l’ex-Union soviétique, rassembler les armes nucléaires existantes, vérifier qu’elles étaient dans un État acceptable, les protéger des intrusions, les vérifier et limiter la fuite des cerveaux, etc. Il y a eu un certain nombre de projets qui ont déjà été très réussis. On peut penser également aux sommets sur la sécurité nucléaire, qui ont été organisés par les États-Unis sous Obama et qui ont été, à mon sens, l’un des rares succès de l’agenda Obama. Il y a eu de manière concrète des dizaines de tonnes de matière préoccupantes qui ont été rassemblées, sur lesquelles nous avons limité les risques d’acquisitions illégales. Il faut vraiment faire à mon sens une distinction entre l’obtention d’une arme nucléaire par un tel ou tel groupe qui est, à ma connaissance, à ce stade, assez irréaliste d’options plus envisageables du type menace radiologique par exemple.

Mme la présidente Françoise Dumas. Vous nous avez apporté beaucoup de réponses. Il nous faut désormais continuer à travailler sur ce cycle qui nous paraît fondamental au regard des ambitions de notre pays et de la volonté du Président de la République de garder notre particularité et notre autonomie stratégique en la matière. Merci en tout cas pour vos brillantes interventions qui inaugurent notre cycle de réflexion et seront très précieuses pour recontextualiser les prochaines auditions et nos prochains travaux.

 

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La séance est levée à dix-neuf heures quarante.

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Membres présents ou excusés

Présents. - M. Xavier Batut, M. Thibault Bazin, Mme Aude Bono-Vandorme, M. Jean-Jacques Bridey, M. Philippe Chalumeau, M. André Chassaigne, Mme Jacqueline Dubois, Mme Marianne Dubois, Mme Françoise Dumas, M. Yannick Favennec Becot, M. Jean-Marie Fiévet, M. Claude de Ganay, Mme Séverine Gipson, M. Fabien Gouttefarde, M. Jean-Michel Jacques, M. Loïc Kervran, M. Jean-Charles Larsonneur, M. Christophe Lejeune, M. Jacques Marilossian, M. Nicolas Meizonnet, M. Philippe Michel-Kleisbauer, Mme Florence Morlighem, M. Joaquim Pueyo, M. Stéphane Trompille, Mme Alexandra Valetta Ardisson, M. Charles de la Verpillière

 

Excusés. - M. Jean-Philippe Ardouin, M. Florian Bachelier, M. Stéphane Baudu, M. Olivier Becht, M. Sylvain Brial, M. Alexis Corbière, M. Olivier Faure, M. Richard Ferrand, M. Laurent Furst, M. Stanislas Guerini, M. Christian Jacob, Mme Manuéla Kéclard-Mondésir, Mme Anissa Khedher, M. Jean-Christophe Lagarde, M. Jean Lassalle, M. Gilles Le Gendre, M. Franck Marlin, M. Gwendal Rouillard, M. Joachim Son-Forget, Mme Sabine Thillaye, Mme Laurence Trastour-Isnart