Compte rendu

Commission de la défense nationale
et des forces armées

Audition, à huis clos, de Mme Alice Guitton, directrice générale des relations internationales et de la stratégie du ministère des Armées.


Mercredi
20 mai 2020

Séance de 10 heures 30

Compte rendu n° 53

session ordinaire de 2019-2020

Présidence de
Mme Françoise Dumas,
présidente

 


 

La séance est ouverte à dix heures trente

Mme la présidente Françoise Dumas. Madame la directrice générale, chère Alice Guitton, un grand merci pour votre présence. Je ne cacherai que j’attendais votre audition avec une grande impatience. Car plus que jamais nous avons besoin d’un regard aguerri sur les bouleversements et évolutions stratégiques qui sont en train de se dérouler sous nos yeux.

 

Dans votre précédente audition devant notre commission en octobre dernier vous rappeliez les trois domaines d’action de la DGRIS à savoir « le renseignement, la prospective de défense et les relations internationales ». Ces trois domaines sont aujourd’hui au cœur de nombreux débats.

Le premier concerne la gestion de la crise. Le contraste est grand entre d’un côté un risque sanitaire clairement identifié depuis de nombreuses années, le risque de pandémie, que l’on retrouve déjà bien décrit dans le Livre blanc de 2008, et de l’autre, un sentiment d’impréparation de la communauté internationale face à l’ampleur de cette crise qui a conduit au confinement simultané de plus de trois milliards de personnes. Comment expliquez-vous ce décalage ? Le risque avait-il été sous-estimé ? Et dans ce cas, pour quelles raisons ? Quelles conséquences faut-il en tirer pour le futur, notamment quant à la capacité de nos services de renseignement à intégrer une meilleure détection du risque épidémique ?

Nous serions également intéressés de savoir si vos services ont établi une typologie des réactions à cette crise, et s’il existe une clé pertinente de lecture en terme d’efficacité de ces réactions. Et avez-vous également établi une typologie des différents rôles qui ont été confiés aux Armées pour aider à combattre le virus dans les différents pays du monde ?

Le deuxième débat qui nous intéresse au plus haut point concerne les bouleversements géopolitiques, ou dit plus trivialement, votre analyse sur les perdants et les gagnants de cette crise. Il semblerait que la Chine, qui fut géographiquement à l’origine de la crise, en ait paradoxalement profité pour chercher à renforcer son influence internationale, se mettant en scène pour apparaître à tort ou à raison comme le pays qui a été à même de maîtriser relativement rapidement la crise au niveau national et comme celui en capacité aujourd’hui de venir en aide aux pays qui en auraient besoin. Ce renforcement de la présence chinoise a bénéficié d’une politique américaine qui semble avoir accusé un retard dans sa réaction à la crise et a privilégié une attitude unilatéraliste au détriment d’une coopération et d’une solidarité occidentales. Certains présentent cette crise comme la première d’un monde post-américain. Partagez-vous cette analyse ?

L’Europe pour sa part a été très critiquée pour son incapacité à coordonner une réponse européenne, chaque pays semblant se réfugier derrière ses frontières. Analysez-vous cette crise comme illustratrice des faiblesses de l’Europe et que prévoyez-vous pour son avenir, la montée d’une méfiance à l’égard de l’efficacité de cette institution ou au contraire une opportunité pour elle d’aller plus avant, notamment dans le cadre d’un plan de relance européen ?

Et nous serions bien sûr très intéressés de connaître votre regard sur l’Afrique, qui semble jusqu’ici relativement épargnée par la crise du coronavirus mais dont les faiblesses en termes de structures sanitaires suscitent de légitimes inquiétudes.

Enfin troisième et dernier débat, celui de la gouvernance mondiale. La crise du coronavirus a été également celle du multilatéralisme, qui, il est vrai, se portait déjà assez mal.

L’appel du Secrétaire général de l’ONU à une cessation des combats n’a guère été entendu. Les crises au Levant, en Syrie, en Libye, les attentats terroristes ont perduré ; les cyber-attaques ont augmenté. L’action de l’OMS a été très critiquée. De nouveaux acteurs ont montré toute leur puissance, je pense notamment aux plates-formes numériques. Quelles conséquences tirez-vous de cette crise quant à l’obsolescence des instruments actuels et la création d’un nouveau système international ?

Voilà donc rapidement évoqués les principaux sujets sur lesquels nous souhaiterions avoir votre analyse.

Mais peut-être avant toute chose pourriez-vous nous donner des nouvelles du personnel de la DGRIS et de son réseau diplomatique de défense. Ont-ils été touchés par le virus et comment ont-ils continué de travailler ?

Mme Alice Guitton, directrice générale des relations internationales et de la stratégie du ministère des armées. Je vous remercie pour votre sollicitude à l’égard des équipes de la DGRIS et de notre ministère.

La crise sanitaire inédite a influencé notre action internationale. Les contraintes liées à la fermeture des frontières nous ont conduits à adapter nos modes de travail afin d’assurer la continuité de l’activité.

La DGRIS a constitué une cellule de crise pour piloter l’élaboration et la mise en œuvre du plan de continuité d’activité. Nous nous sommes réorganisés autour des missions essentielles et avons appliqué avec la plus grande rigueur les directives sanitaires. La DGRIS s’est préparée à remplir ses missions de façon dématérialisée. À compter du 15 mars, la présence a été limitée à 25 % des effectifs. Nous avons maintenu en priorité les personnels amenés à se déplacer pour préserver nos coopérations internationales avec nos partenaires les plus proches, en particulier européens, assurer le lien avec le réseau diplomatique de défense et poursuivre nos missions d’anticipation stratégique.

Bien que la fermeture des frontières et les mesures sanitaires aient conduit à l’annulation ou au report d’événements et même d’exercices, nous avons préservé l’activité internationale grâce à une communication dématérialisée. Engagés depuis le 11 mai dans la reprise progressive d’activité, nous réorganisons les rendez-vous majeurs, tributaires de l’octroi d’autorisations.

La DGRIS a travaillé de concert avec l’état-major des armées, la direction générale de l’armement et le ministère de l’Europe et des affaires étrangères, notamment afin de consolider un calendrier des principales échéances et ambitions de défense nationale, européenne et internationale.

Elle a facilité des coopérations internationales par l’animation de groupes de réflexion et le partage d’informations et de retours d’expériences avec ses principaux partenaires ; développé des analyses sur le jour d’après et préservé le lien avec les attachés de défense, les élèves et les stagiaires étrangers en France.

À Paris, le plateau international, animé par la DGRIS à des fins de suivi de la crise, a contribué aux travaux de la cellule de crise ministérielle en dressant notamment une typologie de temporalité des réactions des différents ministères de la défense en appui des autorités civiles et en mesurant en temps réel les évolutions internationales.

À l’étranger, notre réseau de 89 missions de défense et de trois représentations militaires et de défense a soutenu le rapatriement des ressortissants français, et a aidé à décrypter les réponses de nos partenaires et à les faire entrer en résonance avec nos politiques nationales.

La crise sanitaire a donné lieu à une réaction initiale en ordre dispersé, marquée par des réflexes nationaux d’urgence, face à une crise qui a frappé l’Europe fort et vite. Les forces armées se sont organisées dans un cadre national, en raison de la propagation rapide du virus dans les pays mondialisés. Par la suite, les gestes de solidarité bilatéraux se sont multipliés. Les institutions multilatérales ont été plus longues à se mobiliser, confirmant ce que le Président de la République relevait dans son discours à l’école de guerre, le 7 février : « Alors que les défis globaux auxquels notre planète est confrontée devraient exiger un regain de coopération et de solidarité, nous faisons face à un délitement accéléré de l’ordre juridique international et des institutions qui organisent les relations pacifiques entre États ».

Plus lentes, les réactions des institutions multilatérales ont néanmoins été réelles. Je soulignerai l’impulsion française en direction de l’OMS, la mobilisation du G20 et celle du conseil de sécurité des Nations Unies pour un appel à une trêve mondiale.

L’initiative européenne d’intervention (IEI) a joué le rôle d’incubateur d’idées pour trouver les premières réponses coordonnées, comme l’effort conjoint avec les Pays-Bas et le Royaume-Uni dans les Caraïbes. La réflexion se prolonge par une recherche des voies d’amélioration du soutien mutuel et par une réflexion sur la résilience de nos forces armées.

L’Union européenne a appuyé la création d’une Task force du service européen d’action extérieure (SEAE), afin d’animer un partage d’informations entre États, optimiser les capacités militaires et assurer l’interface avec les entités de gestion de crise et l’OTAN. Elle s’est mobilisée dans la lutte contre la désinformation et pour préserver les opérations et missions en cours de la politique de sécurité et de défense commune.

L’Union européenne doit continuer à agir, non seulement pour la relance économique y compris via le fonds européen de défense (FEDef), mais aussi pour progresser vers une Europe plus solidaire, plus résiliente et plus souveraine.

Lors de la réunion des ministres de la défense du 15 avril, la contribution des capacités de l’OTAN a été activée en matière de soutien logistique, de transport aérien et de constitution de stocks. La création d’un fonds de roulement et le recours aux capacités d’analyse des centres d’excellence en vue d’une planification dans l’éventualité d’une deuxième vague ont été envisagés.

Nous avons alerté nos partenaires africains des difficultés rencontrées en Europe. Dans ce continent qui a déjà été traversé par la crise Ebola, et où l’on continue de souffrir du paludisme, les modes de vie et la pyramide des âges – 60 % de la population a moins de 25 ans – ne sont pas les mêmes qu’en Europe. Les populations à risque sont âgées et concentrées dans des zones urbaines denses : c’est moins le cas en Afrique qu’en Europe. Pour autant, il serait illusoire, voire dangereux, de penser que l’Afrique sera totalement épargnée. Nous devons rester vigilants. D’abord, parce que les systèmes de santé ne disposent pas tous des capacités pour faire face à une explosion des cas. Ensuite, parce que les conséquences indirectes de la crise, au premier rang desquelles les effets économiques, sont particulièrement à craindre. Enfin, l’ensemble de ces facteurs pourraient entraîner une dégradation sécuritaire d’ensemble, notamment la persistance de groupes terroristes, qui pourraient utiliser cette crise pour alimenter leur rhétorique anti-gouvernementale et anti-occidentale.

Le 27 mars, la Task force Takuba a été lancée ; le 28 avril, la coalition internationale pour le Sahel a été établie. Puis plusieurs réunions de la ministre des armées avec ses homologues du G5, ont été organisées. Le Président a fait des propositions ambitieuses de gel de la dette. Le ministre de l’Europe et des affaires étrangères a décidé de fournir à l’Afrique une assistance conséquente.

En regard de la « diplomatie du masque », une coordination internationale est indispensable pour rétablir la vérité face à une crise sanitaire marquée par des actions de désinformation et des luttes d’influence. Les pandémies ont toujours nourri des théories conspirationnistes mais les moyens de communication modernes accélèrent aujourd’hui fortement cette tendance. Des acteurs étatiques ont développé des stratégies agressives, cherchant à instrumentaliser la crise à des fins politiques. Des communications ont fait état d’aides potentielles aux pays touchés. Des contenus hostiles aux modèles démocratiques ont été propagés.

La Chine, épicentre géographique de la pandémie, critiquée pour son absence de transparence, a propagé ces discours. L’attitude de son ambassade à Paris sur les réseaux sociaux a entraîné une convocation de l’ambassadeur. Certains de ces contenus visaient les États-Unis, la crise sanitaire étant devenue un enjeu stratégique dans la compétition à laquelle se livrent les deux acteurs. Ce discours, relayé auprès de nos opinions par des États où la liberté d’expression est inexistante, perturbe la perception de la légitimité des réponses par les modèles démocratiques.

La Russie a déployé des personnels et des moyens sanitaires en Italie, aux États-Unis, en Serbie, en Égypte, en Iran, en Corée du Nord, en Mongolie et au Venezuela, cherchant à se poser en acteur responsable. Cette aide s’est accompagnée d’une communication assertive pour imposer l’image d’une puissance venant au secours d’États plus démunis.

Dans ce contexte de désinformation, il faudra être vigilant sur les conclusions que nous dresserons. Les bilans des décès annoncés par les gouvernements ne sont pas les indicateurs les plus pertinents de la capacité des nations à faire face à la crise. Nous devrons collectivement, au travers de l’Union européenne, répondre aux nouveaux enjeux de la sphère informationnelle.

Au-delà, la crise économique pourrait avoir des effets plus graves que la pandémie elle-même. Annoncée plus dévastatrice que celle de 2008, elle n’en diffère pas moins profondément, car elle n’est pas d’abord financière mais affecte d’emblée l’économie réelle. Les entreprises sont confrontées à un double choc d’offre et de demande, avec une forte tension sur les chaînes d’approvisionnement. Le redémarrage des secteurs encore touchés par des mesures de confinement pose la question du choix des mesures de relance.

La récession accroîtra les écarts entre les économies bien portantes et celles en difficulté, mettra à mal le modèle d’ouverture économique, renforcera les inégalités et les tensions sur la gouvernance des pays les plus fragiles. Parallèlement, l’effondrement du cours du pétrole réduit fortement les revenus des puissances exportatrices.

Une fois rebattues les cartes par la crise du Covid, un sursaut du multilatéralisme ne peut être exclu, mais il doit être provoqué. La lenteur des réponses aux demandes de financement de l’OMS et les ultimatums posés s’inscrivent dans la perspective d’une compétition sino-américaine généralisée. Il nous faudra œuvrer à préserver et à renforcer le multilatéralisme, en apprenant des crises passées et en proposant des réformes pour le rendre plus performant.

Le monde devient moins régulé, plus incertain et plus dangereux. L’opportunisme est la première caractéristique des menaces qui pèsent sur nos intérêts ou nos valeurs. En dépit des stratégies de communication, aucun pays ne saurait s’estimer gagnant. Le Président de la République a parlé de « nouvelle hiérarchie des puissances qui se dessine, au prix d’une compétition stratégique globale, désinhibée ». Certains pays entendent pousser unilatéralement leur avantage, profitant de la crise pour conforter leur stratégie de puissance. D’autres tentent de capter de nouvelles rentes, voire de remettre en cause certains équilibres stratégiques à la faveur du désordre.

Cette pandémie est-elle un « black swan », un événement totalement imprévisible ? Dans le Livre blanc de 2008 comme dans la revue stratégique de défense et de sécurité de 2017, le risque était clairement identifié. Toutefois, les difficultés rencontrées pour mettre en œuvre les mesures de protection et l’effet déstabilisant de la pandémie pourraient se traduire par des crises régionales entraînant des difficultés accrues dans certains États et des effets majeurs sur les migrations, en particulier en Afrique.

La crise agit comme un catalyseur des grandes menaces préalablement identifiées et précipite l’accumulation des tensions.

D’abord, loin de faiblir, le terrorisme de Daech au Levant, à Deir ez-Zor ou dans la Badia, est en voie de réorganisation sous une forme insurrectionnelle. Le désengagement progressif des États-Unis, les difficultés internes à l’Irak et la focalisation de tous sur la crise pandémique laissent place à une potentielle réémergence de l’organisation état islamique et à la reconstitution de sa capacité de frappe. En outre, les organisations terroristes pourraient tirer les leçons de la crise, la pandémie ayant mis en évidence la rapidité de la propagation d’un agent infectieux et la difficulté à en contenir les effets.

Ensuite, la prolifération des armes de destruction massive ne cesse de représenter une menace globale. Les proliférants travaillent d’autant mieux à bas bruit que la crise mobilise l’attention de la communauté internationale et complique les missions d’inspection de l’Agence internationale de l’énergie atomique.

Enfin, l’exacerbation de la compétition stratégique se déploie dans tous les domaines majeurs de confrontation : cyber, spatial, champ informationnel…

La compétition sino-américaine ne doit pas occulter le durcissement des autres stratégies de puissance, comme le montrent l’essai russe d’un missile potentiellement antisatellite le 15 avril, l’intensification des vols stratégiques et de la navigation près des espaces nationaux européens, l’activisme chinois et le déploiement de son groupe aéronaval en mer de Chine méridionale ou la mise en orbite le 22 avril du premier satellite militaire iranien. Gardons à l’esprit les effets d’aubaine suscités par le désordre de la crise, donc la possibilité de déstabilisations ou d’agressions opportunistes. C’est pourquoi nos armées doivent être en mesure d’intervenir, seules ou en coalition, pour défendre les intérêts stratégiques nationaux et européens.

Vous l’aurez compris, le covid-19 n’a pas rendu notre monde moins dangereux. Nous devons préserver nos budgets de défense. La prochaine crise pourrait être géopolitique. La loi de programmation militaire 2019-2025 a fixé un cap ambitieux, que nos partenaires européens doivent maintenir. Il faut anticiper les conséquences de la crise économique mondiale aux plans national et européen. La base industrielle et technologique de défense doit être consolidée en Europe dans l’intérêt de la reprise économique. Le cadre financier pluriannuel 2021-2027 doit être orienté vers la relance de l’économie européenne, en sauvegardant les ambitions initiales du FEDef à 13 milliards, au bénéfice des grands groupes comme des PME.

Les conséquences de la crise sanitaire doivent nous inciter à développer notre résilience collective, à réduire nos dépendances, à maîtriser nos chaînes de valeur, à promouvoir une souveraineté européenne et une solidarité davantage incarnée : l’article 42 -7 du traité de l’Union ou d’autres moyens devront être explorés. L’ensemble formera notre résilience stratégique. C’est à cela que la DGRIS continuera d’œuvrer.

M. Jean-Jacques Ferrara. En Libye, les affrontements entre les troupes du gouvernement d’union nationale et celles du maréchal Haftar se doublent d’un affrontement entre mercenaires turcs ou syriens pro-turcs et Russes. La reprise par les premières de la base d’al-Watiya est un tournant dans la bataille de Tripoli. Le chef d’état-major des armées s’interrogeait sur la robustesse de la coalition internationale en Irak et en Syrie en raison des atermoiements américains. Quelle est l’analyse de la DGRIS ?

M. Jean-Pierre Cubertafon. La mobilisation des forces armées pour le soutien civil, que plusieurs de nos partenaires ont pratiqué, a-t-il fait l’objet d’un partage d’expériences ?

M. Olivier Becht. Durant la pandémie, la Chine a avancé ses pions vers les îles Paracels. Quelles mesures sont envisagées pour garantir la souveraineté de leurs habitants ?

M. Jean Lassalle. Ne craignez-vous pas que l’achat par l’Allemagne de 93 appareils européens et 47 F-18 américains ne conduise à des systèmes de combat différenciés ?

M. Alexis Corbière. Le secrétaire général a déclaré que l’Alliance atlantique était disposée à apporter son soutien au gouvernement de Tripoli. Après l’offensive du 4 avril du général Haftar, le gouvernement français a désapprouvé le recours à la violence et, quelques mois plus tard, le New York Times a révélé la présence de missiles français sur le sol libyen. Sommes-nous impliqués dans la persistance du chaos ?

Mme Alice Guitton. En Libye, où les deux camps maintiennent une logique de confrontation militaire, la France n’a cessé de plaider pour une solution politique. La crise du Covid a conduit la communauté internationale à une certaine forme de retrait, au moment où le sommet de Berlin offrait la possibilité d’une reprise des négociations. La démission du représentant spécial du secrétaire général des Nations Unies a créé un vide. Faute de candidat consensuel, l’application des accords de Berlin a subi un retard.

Dès le 31 mars 2020 et en dépit de la crise, l’Union européenne a lancé l’opération EuNavfor Med Irini qui actait le renforcement du contrôle de l’embargo sur les armes à destination de Libye et visait à prévenir l’ingérence d’acteurs extérieurs, comme la Russie et la Turquie, qui porte préjudice au règlement de la crise. Le ministre de l’Europe et des affaires étrangères et la ministre des Armées sont engagés pour relancer la recherche d’une solution politique en Libye, pays dont la résilience est compromise par le blocage de la production pétrolière.

L’effacement relatif des États-Unis au Levant résulte de leur recentrage face à la Chine. Nous engageons les Américains à préserver le format de la Coalition contre Daech afin d’accompagner l’Irak sur la voie de la stabilisation grâce à un gouvernement offrant un espoir de consolidation. Toutefois, des menaces continuent de peser : présence des milices chiites, attitude américaine incertaine face à l’Iran et risque d’escalade dans le Golfe, où les Européens sont présents au travers de la mission Agenor. La robustesse de la Coalition est menacée mais un dialogue de haut niveau entre les États-Unis et l’Irak est prévu à compter de début juin. Les Américains, qui ont scellé un partenariat avec l’Irak, ne semblent pas prêts à renoncer à leur empreinte dans ce pays. Grâce à un partenariat bilatéral de défense nourri, nous sommes pour notre part résolus à poursuivre nos formations dès que les conditions le permettront. Nous soutenons la mission OTAN en Irak, actuellement en retrait compte-tenu du contexte Covid, même si nous doutons de sa capacité à aller plus loin, les forces de sécurité irakiennes ayant principalement exprimé un besoin de formation au niveau du commandement. Le maintien d’une capacité de contre-terrorisme reste un enjeu majeur, et l’effacement américain un élément d’incertitude. Nous continuons à mobiliser nos partenaires européens sur ce point.

Je souligne aussi notre attention particulière pour la situation économique au Liban.

Dès les premiers jours de la crise, mes contacts avec mes homologues des pays européens partenaires ont été réguliers et nourris. Leur mobilisation a permis des actions de coopération bilatérale et mini-multilatérale efficaces : 183 lits ont été offerts par l’Allemagne, le Luxembourg, la Suisse, l’Autriche pour des patients français. Des visioconférences ont fait converger des appréciations de situation et donné lieu à un recensement des capacités disponibles en cas de deuxième vague, à un partage d’analyses sur les pays les plus vulnérables comme sur les possibilités d’évacuations communes des ressortissants, à un travail approfondi sur les leçons à tirer de la gestion de la crise et à un échange d’informations sur les campagnes de désinformation et de déstabilisation.

Pour la France, attachée à la primauté du droit international et à la liberté de navigation, qui soutient l’autonomie de ses partenaires en Indopacifique et s’emploie à repousser les actions asymétriques, la stratégie du « fait accompli » et de déni d’accès de la Chine est un motif de préoccupation. Nous ne pouvons tolérer des manœuvres d’intimidation et des tentatives de prise de gages. Il ne saurait être question de consentir à une normalisation de la présence chinoise dans des zones contestées. Face à la création de soi-disant districts de Sisha et Nansha dans les îles Paracels et Spratleys, aux démonstrations de puissance dans le détroit de Taïwan et de présence accrue dans les eaux contestées, nous réaffirmons notre liberté de navigation et notre soutien aux formes de sécurité collective dans l’espace indopacifique, par la présence de nos frégates de surveillance, toujours dans le strict respect du droit international et dans un esprit de non‑provocation.

La crise du Covid a souligné l’importance de nos DROM-COM et la nécessité d’y assurer des moyens pour renforcer nos intérêts.

La décision de l’Allemagne d’acquérir un nombre limité d’Eurofighter et de F-18 pour les missions de dissuasion de l’OTAN ne compromet pas le projet conjoint SCAF mais illustre la responsabilité de l’Allemagne dans le partage nucléaire de l’OTAN. C’est un choix logique, dans la mesure où des armes nucléaires américaines seront emportées par ces avions.

Quant à la position du secrétaire général de l’OTAN relative à la Libye, contrairement aux dispositifs de réassurance, non escalatoires, mis en place face à la Russie après l’annexion de la Crimée, les actions entreprises par l’OTAN sur le flanc sud ont été limitées à l’appui au renforcement des capacités de formation, au développement d’une politique de partenariats ou à des opérations maritimes telles que Sea Guardian. L’Union européenne a développé des réponses (opération Irini notamment) et son Haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité est très engagé. L’OTAN mène ainsi des actions complémentaires utiles, ne sera vraisemblablement pas en première ligne, vu les actions préoccupantes menées par l’Allié turc.

M. Joaquim Pueyo. Qu’en est-il de la coopération structurée permanente, dont une réunion des ministres de la défense a montré que les deux tiers des projets étaient inaboutis, ainsi que de la mise en œuvre du fonds européen de la défense ?

M. Charles de La Verpillière. Dans les démocraties, l’opinion publique influence les décisions des pouvoirs publics, et nos adversaires peuvent être tentés de s’en servir ? Quel enseignement tirez-vous de la crise à cet égard ?

M. Fabien Gouttefarde. Quel effet la crise doit-elle avoir sur le FEDef ?

Mme Séverine Gipson. Cette crise doit-elle nous inciter à renforcer nos capacités de renseignement d’intérêt économique ou à redéfinir nos organismes d’importance vitale afin de les protéger ? Quels modes de réaction et d’adaptation ont été instaurés ?

M. Thibault Bazin. Notre autonomie stratégique passe-t-elle par une maîtrise des médicaments, notamment vis-à-vis de la Chine et des États-Unis ?

M. Jacques Marilossian. La crise a mis en relief l’agressivité de la politique extérieure de la Chine. Les recommandations stratégiques se focalisent sur des menaces nucléaires, radiologiques, biologiques, chimiques (NRBC), auxquelles la Chine n’est pas associée, tandis que la revue stratégique de 2017 recommandait un dialogue « stratégique, lucide et exigeant » avec ce pays. Ne devons-nous pas inclure l’exigence de transparence dans nos relations bilatérales avec lui ?

M. Nicolas Meizonnet. Daech profite de la crise et du retrait partiel des États-Unis pour procéder à des attaques. La France avait mis un terme à l’opération Chammal. Les troupes françaises sont-elles de retour sur le sol irakien ?

M. Philippe Folliot. Vous n’avez pas parlé de l’OTAN. Au regard de ses difficultés, des propos critiques du président américain, de la situation de la Turquie et de ses difficultés en Méditerranée orientale, quel rôle la France pourrait-elle jouer dans sa refondation ?

Mme Natalia Pouzyreff. Quelles leçons tirez-vous quant à l’amélioration de nos processus internes et des moyens d’alerte ? Faut-il de nouvelles orientations face aux menaces biologiques ? Ne faut-il pas profiter de la refonte du service européen pour l’action extérieure pour consolider notre capacité de planification ? Pourquoi ne pas relancer la perspective d’un conseil de sécurité européen qui garantirait une meilleure réactivité ?

Mme Alice Guitton. Le simple fait que l’Allemagne et la France aient été à l’origine de la première visioconférence des ministres de la défense de l’Union montre que notre rôle est moteur. La première phase visait la convergence des réponses et entendait donner une visibilité à la solidarité des Européens, sachant que l’article 222 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ne permettait pas la mise en œuvre rapide d’outils pertinents.

Les mécanismes de gestion de crise et la contribution militaire de l’état-major de l’Union, dont nous avons obtenu la direction, devraient sortir renforcés de l’expérience de la crise Covid. La préparation des présidences successives – allemande, portugaise, slovène puis française –, permettra de peser sur la définition des défis à relever et la montée en puissance des institutions. Il s’agira d’éviter les concurrences et d’améliorer les mécanismes civils de gestion de crise tout comme la capacité à mobiliser les moyens militaires en appui. Plutôt que d’amender le FEDef ou de réformer le SEAE, mieux vaut exploiter l’existant par une volonté politique plus résolue. La première ambition doit être le respect des engagements pris. Nos ambitions pour le fonds européen de défense doivent être préservées. la revue stratégique de la coopération structurée permanente permettra aux quatre pays de la lettre d’intention initiale d’impulser des idées nouvelles. La facilité européenne de paix devra être exploitée afin de compléter la fourniture d’équipements à des pays partenaires. Les missions et opérations de la PSDC doivent également se poursuivre.

La réactivité européenne doit viser le renforcement de la souveraineté des Européens, c’est-à-dire l’autonomie d’appréciation et de décision, la défense des intérêts communs face aux pressions extérieures et la capacité de peser sur le plan stratégique, comme enfin de choisir ses dépendances stratégiques, dans le souci de garantir la protection de notre territoire et des intérêts de nos concitoyens nationaux et européens.

S’agissant de la place de la société civile dans nos démocraties, du rôle des régimes autoritaires et des enjeux de la résilience face aux interférences extérieures au travers du renseignement économique, les situations des différents pays ne sont pas équivalentes. On ne peut comparer la Chine, dotée d’un vaste marché et capable d’organiser sa relance de l’intérieur, avec la Russie, dont l’économie de rente repose sur la production de pétrole et de gaz et la volonté de puissance internationale grâce essentiellement à l’affirmation d’une position militaire. Au-delà des domaines régaliens, la définition des infrastructures critiques doit être large et comprendre aussi pleinement des domaines tels que ceux de la santé, de la production agroalimentaire ou encore de l’énergie. L’attention portée à l’accès aux flux et aux ressources doit être renouvelée.

Pour la réponse à la posture agressive de la Chine, nous avons réaffirmé l’exigence d’un partenariat équilibré fondé sur la réciprocité et insisté sur notre attachement au multilatéralisme comme au respect des droits de l’Homme, tout en prenant en compte le poids économique de la Chine et les liens par ailleurs étroits noués notamment en Indopacifique. Les souverainetés nationale et européenne exigeront de renforcer notre capacité à prévenir d’éventuelles dépendances préjudiciables à nos intérêts, de nous prémunir contre des leviers défavorables et, sur le plan politique, d’être en mesure d’étayer nos principes et de défendre l’économie européenne.

Le Président a qualifié le futur vaccin de « potentiel bien public mondial ». Afin de nous préparer aux crises futures, notamment pour les risques NRBC, nous avons intérêt à fixer nos actions dans des cadres multilatéraux comme l’Union européenne et l’OTAN. Bien que la Chine reste aujourd’hui réservée à s’engager dans des mécanismes de régulation ou de maîtrise des armements de nature à parer à des menaces, nous devons l’amener à assumer davantage les responsabilités qui vont avec la puissance. Pour anticiper les crises et éviter une instrumentalisation par des acteurs malveillants, nous devons valoriser des cadres comme la convention sur l’interdiction des armes biologiques et le partenariat contre l’impunité d’utilisation d’armes chimiques.

En termes de gouvernance, le conseil de sécurité européen est au cœur d’une proposition du Président de la République. Au-delà du contexte du Covid et le Brexit, les 10 ans des accords de Lancaster House représentent des enjeux majeurs dans nos relations avec le Royaume-Uni. Nous devrons mener un dialogue étroit avec l’Allemagne en vue de relancer la cohésion européenne, mais nous aborderons aussi ces défis avec tous nos partenaires européens comme avec nos Alliés.

L’OTAN fait partie intégrante des organisations mobilisées pour répondre à la crise. Une réunion ministérielle s’est tenue. Nous mobilisons les structures pour coordonner les offres et les demandes d’assistance, faciliter la mobilité transfrontalière, mobiliser des mécanismes de transport stratégique et lutter contre la désinformation. La coordination entre l’OTAN et l’Union européenne demeure centrale.

Actée au sommet de Londres, la mise en place d’un groupe de réflexion vise à renforcer la cohésion de l’Alliance, à affermir le lien transatlantique et à éviter un découplage des moyens de sécurité par des initiatives bilatérales entre les États-Unis et certains partenaires européens. Lors de la dernière réunion des ministres, tous les alliés ont réaffirmé la nécessité de maintenir au milieu de la crise une posture de dissuasion et de défense forte.

En raison du faible niveau de classification de notre réunion, je ne puis apporter plus de précisions quant à la situation en Irak et à notre combat contre Daech, qui se réorganise de manière insurrectionnelle. Je confirme que la France est restée engagée au sein de la coalition, par des opérations aériennes qui se poursuivent depuis nos bases au Levant et au Moyen-Orient sans interruption ni perturbation, et par la formation des forces de sécurité irakiennes, que nous sommes prêts à reprendre dès que les conditions le permettront. Plusieurs réunions de la coalition viseront à maintenir une capacité contreterroriste pour autant que soient clarifiées les intentions américaines dans cette région essentielle pour la sécurité européenne.

Mme la présidente Françoise Dumas. Je vous remercie vivement pour la clarté de vos propos. La crise du Covid 19 a joué un rôle de révélateur et d’accélérateur, qui amplifie les tendances déjà observées : rivalité américano-chinoise, renforcement des menaces hybrides, mise en cause du multilatéralisme. Le monde issu de cette crise est susceptible d’être encore plus dangereux que naguère, et je vous rejoins totalement sur la nécessité pour la France et l’Europe de se doter des moyens d’y répondre efficacement.

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La séance est levée à onze heures cinquante-cinq.

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Membres présents ou excusés

Présents. - M. Jean-Philippe Ardouin, M. Xavier Batut, M. Thibault Bazin, M. Olivier Becht, Mme Aude Bono-Vandorme, M. Jean-Jacques Bridey, Mme Carole Bureau-Bonnard, M. Philippe Chalumeau, M. Alexis Corbière, M. Jean-Pierre Cubertafon, Mme Marianne Dubois, Mme Françoise Dumas, M. Jean-Jacques Ferrara, M. Philippe Folliot, M. Claude de Ganay, Mme Séverine Gipson, M. Fabien Gouttefarde, M. Jean-Michel Jacques, M. Loïc Kervran, M. Fabien Lainé, M. Jean-Charles Larsonneur, M. Jean Lassalle, M. Didier Le Gac, M. Jacques Marilossian, M. Nicolas Meizonnet, M. Philippe Michel-Kleisbauer, Mme Patricia Mirallès, M. Jean-François Parigi, Mme Natalia Pouzyreff, M. Joaquim Pueyo, M. Bernard Reynès, M. Gwendal Rouillard, Mme Laurence Trastour-Isnart, Mme Alexandra Valetta Ardisson, M. Pierre Venteau, M. Patrice Verchère, M. Charles de la Verpillière

Excusés. - M. Stéphane Baudu, M. Sylvain Brial, M. André Chassaigne, M. Olivier Faure, M. Yannick Favennec Becot, M. Richard Ferrand, Mme Albane Gaillot, M. Stanislas Guerini, M. Christian Jacob, Mme Manuéla Kéclard-Mondésir, Mme Anissa Khedher, M. Jean‑Christophe Lagarde, M. Gilles Le Gendre, Mme Sabine Thillaye